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18.08.2025 à 16:46

Rayons X et ondes radio dévoilent un objet astronomique qui n’avait jamais encore été observé

Ziteng Wang, Associate Lecturer, Curtin Institute of Radio Astronomy (CIRA), Curtin University

Cet objet, ASKAP J1832, ne ressemble à rien de connu dans la Voie lactée.
Texte intégral (2247 mots)
La région du ciel où ASKAP J1832 a été détecté. Z. Wang/ICRAR, Fourni par l'auteur

Dans le cosmos, certains objets émettent des pulsations plutôt qu’une lumière continue. Cette année, les astronomes ont découvert ASKAP J1832, un objet dans la Voie lactée qui émet à la fois des rayons X et des ondes radio, et qui ne ressemble à rien de connu.


Dans une étude publiée dans Nature au mois de mai, nous rapportons la découverte d’un nouveau phénomène transitoire à longue période – et, pour la première fois, qui émet également régulièrement des sursauts de rayons X.

Les transitoires à longue période sont une classe d’objets cosmiques récemment identifiés qui émettent d’intenses flashs d’ondes radio toutes les quelques minutes, voire à plusieurs heures d’intervalle, ce qui est beaucoup plus long que les émissions pulsées très rapides que nous détectons généralement chez les pulsars, qui sont issus de l’explosion d’une étoile massive en fin de vie.

La nature de ces objets transitoires à longue période et la manière dont ils génèrent leurs signaux inhabituels restent un mystère.

Notre découverte ouvre une nouvelle fenêtre sur l’étude de ces sources énigmatiques. Mais elle renforce également le mystère : l’objet que nous avons trouvé ne ressemble à aucun type d’étoile ou de système connu dans notre galaxie ni au-delà.

Une image du ciel montrant la région autour d’ASKAP J1832-0911. Le cercle jaune marque la position de la source nouvellement découverte. Cette image combine les rayons X détectés par Chandra, observatoire X de la Nasa, ainsi que les données radio du radiotélescope sud-africain MeerKAT et les données infrarouges du télescope spatial Spitzer de la Nasa. Fourni par l’auteur

À l’affût des scintillements radio dans le ciel

Le ciel nocturne recèle de nombreux éléments invisibles à l’œil nu, mais détectables à d’autres longueurs d’onde, comme les ondes radio.

Notre équipe de recherche scrute régulièrement le ciel radio à l’aide du SKA Pathfinder australien (ASKAP), exploité par le CSIRO dans la région de Wajarri Yamaji, dans l’ouest de l’Australie. Notre objectif est de trouver des objets cosmiques qui apparaissent et disparaissent – que l’on appelle « transients » en anglais, « objets transitoires », en français.

Les objets transitoires sont souvent liés à certains des événements les plus puissants et les plus spectaculaires de l’Univers, tels que la mort explosive d’étoiles.

Fin 2023, nous avons repéré une source extrêmement brillante, baptisée ASKAP J1832-0911 (d’après sa position dans le ciel), dans le plan de notre galaxie. Cet objet est situé à environ 15 000 années-lumière… c’est loin, mais toujours dans la Voie lactée.

Vue aérienne de grandes antennes radio blanches sous un ciel bleu clair parsemé de nuages et d’une terre rouge en contrebas
Des antennes du réseau ASKAP, situées à Inyarrimanha Ilgari Bundara, l’observatoire radioastronomique de Murchison, dans l’ouest de l’Australie. CSIRO

Un événement spectaculaire

Après la découverte initiale, nous avons commencé des observations de suivi à l’aide de télescopes situés dans le monde entier dans l’espoir de capter d’autres impulsions. Grâce à une surveillance continue, nous avons constaté que les impulsions radio provenant d’ASKAP J1832 arrivaient régulièrement, toutes les quarante-quatre minutes. Cela a confirmé qu’il s’agissait d’un nouveau membre du groupe peu fourni des transitoires à longue période.

Nous avons également fouillé les anciennes données provenant de la même partie du ciel, mais nous n’avons trouvé aucune trace de l’objet avant sa découverte en 2023. Ceci suggère qu’un événement spectaculaire s’est produit peu avant notre première détection, un événement suffisamment puissant pour « allumer » soudainement notre objet transitoire atypique.

Puis, en février 2024, ASKAP J1832 est devenu extrêmement actif. Après une période calme en janvier, la source s’est considérablement intensifiée : moins de 30 objets dans le ciel ont jamais atteint une telle luminosité dans le domaine radio… À titre de comparaison, la plupart des étoiles que nous détectons en radio sont environ 10000 fois moins lumineuses qu’ASKAP J1832 lors de cette flambée.

Un coup de chance

Les rayons X sont une forme de lumière que nous ne pouvons pas voir avec nos yeux. Ils proviennent généralement d’environnements extrêmement chauds et énergétiques. Bien qu’une dizaine d’objets similaires émettant des ondes radio (celles que nous avons détectées initialement) aient été découverts à ce jour, personne n’avait jamais observé d’émission X de leur part.

En mars, nous avons tenté d’observer ASKAP J1832 en rayons X. Cependant, en raison de problèmes techniques avec le télescope, l’observation n’a pas pu avoir lieu.

Puis, coup de chance ! En juin, j’ai contacté mon ami Tong Bao, chercheur postdoctoral à l’Institut national italien d’astrophysique, pour vérifier si des observations précédentes aux rayons X avaient capté la source. À notre grande surprise, nous avons trouvé deux observations antérieures provenant de l’observatoire à rayons X Chandra de la Nasa, bien que les données soient encore dans une période de diffusion limitée (et donc non encore rendues publiques en dehors d’un cercle restreint de chercheurs et chercheuses).

Nous avons contacté Kaya Mori, chercheur à l’université Columbia et responsable de ces observations. Il a généreusement partagé les données avec nous. À notre grande surprise, nous avons découvert des signaux X clairs provenant d’ASKAP J1832. Plus remarquable encore : les rayons X suivaient le même cycle de 44 minutes que les impulsions radio.

Ce fut un véritable coup de chance. Chandra était pointé vers une cible complètement différente, mais par pure coïncidence, il a capté ASKAP J1832 pendant sa phase inhabituellement brillante et active.

Un tel alignement fortuit est extrêmement rare, c’est comme trouver une aiguille dans une botte de foin cosmique.

Illustration d’un télescope tubulaire dans l’espace avec de grands panneaux solaires à une extrémité
L’observatoire à rayons X Chandra de la Nasa est le télescope à rayons X le plus puissant au monde, en orbite autour de la Terre depuis 1999. NASA/CXC & J. Vaughan

Toujours un mystère

La présence simultanée d’émissions radio et de sursauts X est une caractéristique commune des étoiles mortes dotées de champs magnétiques extrêmement puissants, telles que les étoiles à neutrons (étoiles mortes de grande masse) et les naines blanches (étoiles mortes de faible masse).

Notre découverte suggère qu’au moins certains objets transitoires à longue période pourraient provenir de ce type de vestiges stellaires.

Mais ASKAP J1832 ne correspond à aucune catégorie d’objet connue dans notre galaxie. Son comportement, bien que similaire à certains égards, reste atypique.

Nous avons besoin de plus d’observations pour vraiment comprendre ce qui se passe. Il est possible qu’ASKAP J1832 soit d’une nature entièrement nouvelle pour nous, ou qu’il émette des ondes radio d’une manière que nous n’avons jamais observée auparavant.

The Conversation

Ziteng Wang ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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18.08.2025 à 11:55

Loi Duplomb, transition énergétique… et si les citoyens reprenaient la main ? Leçons du succès de la campagne « Décarbonons la France »

Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans

Avec une campagne dépassant les 4,6 millions d’euros, « Décarbonons la France » signe la reconnaissance du crowdfunding comme instrument de mobilisation citoyenne.
Texte intégral (1526 mots)
La campagne « Décarbonons la France » a été lancée à l’initiative du Shift Project. ©Jérémy Garcia–Zubialde, Fourni par l'auteur

En résonance avec la récente mobilisation citoyenne contre la loi Duplomb, la campagne de financement participatif « Décarbonons la France » révèle une autre forme d’engagement, tournée vers l’élaboration de solutions et la mise en œuvre d’un projet collectif. Elle témoigne des mutations à l’œuvre dans les modalités de participation citoyenne et du rôle croissant des plateformes numériques. Décryptage du succès record de cette campagne.


Lancée le 13 mai 2025, la campagne « Décarbonons la France » portée par le think tank The Shift Project a suscité une mobilisation exceptionnelle sur la plateforme Ulule. En l’espace de quelques semaines ont été récoltés 4 634 968 euros (sur un objectif de 300 000 euros) de la part de 36 552 contributeurs. Il s’agit de la campagne de financement participatif de don avec contreparties (reward-based crowdfunding) la plus soutenue de l’histoire européenne. Ce record était précédemment détenu par le youtubeur Tev – Ici Japon avec le projet Odyssée ayant pour ambition d’ouvrir le plus grand musée du jeu vidéo.

L’objectif de la campagne « Décarbonons la France » est clair : formuler des propositions concrètes pour organiser la transition énergétique et peser sur l’agenda politique en vue de l’élection présidentielle de 2027. Il s’agit plus précisément de répondre à l’urgence climatique « en planifiant une sortie progressive, mais déterminée des énergies fossiles ».


À lire aussi : Crowdfunding : 10 ans plus tard, vous aussi, financez votre salade de pommes de terre !


Cette campagne interroge les clés de réussite et les enjeux du financement participatif. Loin de se limiter à un simple mode de levée de fonds, elle témoigne d’une évolution vers un crowdfunding citoyen, orienté vers l’activation d’un engagement collectif.

Soutien citoyen à un projet de transition

Alors que le financement participatif est régulièrement associé aux projets créatifs, culturels ou entrepreneuriaux, son évolution vers des finalités civiques est de plus en plus manifeste. Le cas « Décarbonons la France » en est la parfaite illustration. Il s’agit ici de contribuer à la diffusion d’un projet de société et d’alimenter la réflexion individuelle et collective sur la transition énergétique.

Les sources de motivation des contributeurs vont, dès lors, bien au-delà de l’intérêt personnel ou symbolique. Il ne s’agit pas simplement de recevoir une contrepartie, parmi lesquelles un exemplaire du livre présentant le programme d’action du Shift Project pour 2027 ou l’invitation à un webinaire en présence de Jean-Marc Jancovici ou bien encore de bénéficier du dispositif de défiscalisation.

L’analyse qualitative des commentaires collectés sur la plateforme Ulule témoigne de la volonté des contributeurs de s’associer à un projet perçu comme nécessaire, lucide et porteur de sens collectif. Comme le formule l’un des contributeurs :

« On sort enfin des débats idéologiques et dogmatiques pour aborder les problèmes liés au changement climatique de manière plus factuelle et scientifique. »

Ce soutien financier s’accompagne ainsi d’une adhésion à une démarche qu’ils considèrent comme rigoureuse, pédagogique et émancipatrice. Un autre contributeur exprime en ces termes les raisons de son implication :

« Pour un réel projet instruit, construit et initié par des citoyens conscients. »

L’acte de contribuer devient une manière de prendre part à un effort de clarification du débat public autour de la transition écologique.

Un levier d’organisation collective

La réussite de cette campagne repose également sur la cohérence entre le fond du projet et ses modalités de déploiement. Les contributeurs ne sont pas seulement des financeurs. Ils sont sollicités comme relais, médiateurs, participants à une dynamique collective.

Cette dimension collective est renforcée par les supports mis à disposition de chacun au sein d’un kit de communication. La pluralité des contreparties permettant d’accéder aux statuts de citoyen « solidaire » (20 euros), « enchanté » (50 euros), « investi » (100 euros), « mobilisé » (300 euros), « déterminé » (1 000 euros) ou bien encore « conquis » (2 000 euros) témoigne d’une volonté d’engager les contributeurs dans une logique d’essaimage.

La campagne s’ouvre également aux entreprises, dont la participation contribue à élargir l’impact de cette mobilisation collective. La plateforme Ulule devient alors un dispositif de coordination horizontale, où l’adhésion passe par l’appropriation du message et sa transmission au sein des cercles respectifs des contributeurs, particuliers ou entreprises.

The Shift Project 2025.

À travers ces différentes formes, le financement participatif tend à devenir un outil de mobilisation de la foule, susceptible de contourner certains blocages institutionnels ou économiques en donnant aux citoyens la possibilité de financer directement des projets jugés socialement ou politiquement nécessaires.

Ce mode d’engagement n’est ni un substitut aux institutions représentatives ni une simple alternative aux canaux classiques de financement. Le succès de la campagne « Décarbonons la France » ne repose pas seulement sur une stratégie de communication efficace. Il révèle une disposition sociale croissante à soutenir des projets à forte valeur collective, dès lors qu’ils sont porteurs de sens et offrent une lisibilité sur leurs objectifs et une transparence sur l’usage des ressources.

Alors que la pétition contre la loi Duplomb cristallise une prise de conscience face aux reculs environnementaux, la campagne « Décarbonons la France » montre que les citoyens peuvent aussi investir les plateformes pour proposer, pour structurer et pour financer une trajectoire écologique alternative.

Plus qu’un levier technique, le crowdfunding citoyen apparaît comme une forme renouvelée de participation démocratique, ancrée dans le soutien éclairé à des projets porteurs de transformations sociales. En cela, il offre un espace pour articuler don, engagement et diffusion d’une vision collective.

The Conversation

Sophie Renault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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18.08.2025 à 11:54

La dynastie Wendel : onze générations d’acier, de 1704 à aujourd’hui

Hervé Joly, Directeur de recherche histoire contemporaine, CNRS, Laboratoire Triangle, Université Lumière Lyon 2

Durant trois siècles, les Wendel ont été les plus puissants « barons de l’acier » de France. Quelle continuité peut-on leur accorder depuis 1704 ? Peut-on encore à ce stade parler de famille ?
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Buste de Charles de Wendel de 1873 par Anatole de Vasselot (1840-1904), devant la mairie de Stiring-Wendel, près de Forbach, en Moselle. Wikimediacommons

Durant trois siècles, les Wendel ont été les plus puissants barons de l’acier en France. Cette famille incarne, au-delà de la prétendue loi des trois générations – « la première crée, la deuxième développe, la troisième la ruine » –, la quintessence de la réussite du capitalisme familial. Quelle continuité peut-on leur accorder depuis 1704 ? Une chose est certaine, les 1 300 descendants se partagent 1,5 milliard d’euros en 2025.


L’entreprise Wendel fait remonter son histoire à 1704, avec l’acquisition par Jean-Martin Wendel (1665-1737) des forges d’Hayange – et de la seigneurie associée qui a permis son anoblissement. Elle est ainsi, après Saint-Gobain, l’une des plus anciennes grandes firmes françaises.

Encore plus rare, la firme est toujours contrôlée par la famille fondatrice, qui détient, à travers sa société de portefeuille Wendel-Participations SE, 39,6 % du capital. Avec 1,5 milliard d’euros, elle est la 89ᵉ fortune professionnelle française.

Si elle n’est plus présente à la direction opérationnelle de Wendel, la famille détient toujours, aux côtés de deux représentants des salariés et de quatre administrateurs indépendants, la moitié des sièges au conseil de surveillance. Ce dernier est présidé par un représentant de la dixième génération des descendants de Jean-Martin, Nicolas ver Hulst ; l’un des membres s’appelle même Humbert de Wendel.

Dans « La survivance d’une dynastie familiale sans la sidérurgie : les Wendel (1977-2017) » (in l’Industrie entre Méditerranée et Europe, édité par Mauve Carbonell, Presses universitaires de Provence, 2019, pp.65-77), j’ai retracé l’histoire singulière des dernières générations, en la complétant par le travail de l’historien Jacques Marseille, Les Wendel, 1704-2004 (éditions Perrin, 2004), sur les premières.

Famille d’acier

Le groupe Wendel est sorti en 1978 de son activité traditionnelle, la sidérurgie lorraine. L’État a pris le contrôle, à travers des banques publiques, de son principal actif, Sacilor, la nationalisation formelle n’intervenant qu’après l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1982.

La diversification, que la société fait remonter à 1977, est en fait bien plus ancienne.

Le 8 mai 1704, Jean-Martin Wendel, ancien officier de Louis XIV, achète pour une faible somme une forge en mauvais état, la Rodolphe, à Hayange, en Lorraine, qu’il a bien relancé avec d’autres acquisitions. Le fils Charles (1708-1784) développe l’affaire, encore modeste, héritée de son père avec cinq forges en Lorraine et double les actifs industriels. Le petit-fils François-Ignace (1741-1795) constitue un groupe considérable, qui intégrait par fusion la fonderie du Creusot (Saône-et-Loire) et celle d’Indret (Loire-Atlantique), des mines de fer et même la cristallerie royale de Sèvres (aujourd’hui dans les Hauts-de-Seine).

Une page s’ouvre avec Marguerite de Wendel, surnommée « la dame du fer », de 1718 à 1802, qui traverse les crises grâce à un caractère aussi trempé que l’acier.

Guerres franco-allemandes

La famille Wendel symbolise les guerres franco-prusiennes puis allemandes de 1870, de 1914-1918 et de 1939-1945.

En 1834, elle est la 9e entreprise française par sa production. En 1870, elle est devenue la première. La défaite militaire la divise entre Lorraine française et allemande, mais la famille Wendel conserve le contrôle, avec des sociétés distinctes, dans les deux parties. L’essentiel de la famille reste français, mais Henri (1844-1906), demeuré à Hayange annexée, devient député de Thionville au Reichstag. Les activités sont beaucoup développées en Lorraine française, du côté de Jœuf, mais la famille emploie, à la veille de la Grande Guerre, 20 000 personnes en Lorraine allemande, ce qui nourrit des accusations de trahison nationale.

François de Wendel (1874-1949). Wikimediacommons

Un autre François de Wendel (1874-1949), devenu chef de la famille et élu député de Meurthe-et-Moselle en 1914, rétablit l’équilibre. Il devient président du puissant Comité des forges en 1918 et assure la reconstitution de l’ensemble après le retour de la Moselle à la France. En 1929, la Maison de Wendel emploie 40 000 personnes. Elle est au premier rang des entreprises françaises par capitaux propres en 1932. La Seconde Guerre mondiale constitue une nouvelle épreuve, mais, privée par les Allemands du contrôle de ses affaires lorraines, la famille échappe aux accusations de collaboration.

Investissements et participations

Les Wendel détiennent des participations dans des sociétés métallurgiques en aval de la production d’acier. Les entreprises : J. J. Carnaud et Forges de Basse-Indre, fabricants de boîtes de conserve dans la région nantaise, Creusot-Loire, Bourgogne, les Forges de Gueugnon, fabricants de tôles inoxydables, et, en Dauphiné, les Forges d’Allevard, producteurs d’aciers spéciaux pour ressorts ou aimants.

La huitième génération rassemble toutes ces participations dans la Compagnie générale d’industrie et de participations (CGIP) restée à l’écart de la nationalisation. Elles ont toutes entre-temps été cédées, la dernière avec Allevard en 2005. La CGIP, redevenue Wendel en 2002, n’est plus présente ensuite dans la métallurgie. Comme toute société d’investissements, même si elle se veut un « investisseur pour le long terme », il s’agit de participations minoritaires non consolidées. Elle n’apparaît pas dans les classements des grandes entreprises françaises, mais elle pèse économiquement.

Pas de synergie industrielle

La famille Wendel s’est engagée dans de grandes firmes de services informatiques avec Cap Gemini (1982-2003), d’équipement automobile avec Valeo (1986-2005), de la pharmacie avec BioMérieux (1989-2004), de la construction électrique avec Legrand (2002-2013), de l’édition avec Éditis (2004-2008) ou des matériaux avec Saint-Gobain (2007-2019). Elle a connu quelques mauvaises affaires comme la compagnie aérienne AOM-Air Liberté (2000-2001) qui a déposé le bilan.

Il n’existe aucune logique de spécialisation ou de synergie industrielle. Aujourd’hui, à côté de « gestion d’actifs privés pour compte de tiers », sont citées en « gestion pour compte propre » huit participations minoritaires ou majoritaires dans des entreprises plus pointues : Bureau Veritas, « leader mondial de l’inspection et de la certification », depuis 1995, Stahl, « leader mondial des revêtements de spécialité et traitements de surface » depuis 2006, Tarkett, « leader mondial des revêtements de sol et surfaces sportives » depuis 2021, ou encore Globeducate, « un des principaux groupes d’écoles bilingues de la maternelle au secondaire » depuis 2024.

Ernest-Antoine Seillière de Laborde

Ernest-Antoine Seillière est, de 1998 à 2005, président de la principale organisation patronale française, le Conseil national du patronat français (CNPF), devenu sous sa présidence le Mouvement des entreprises de France (Medef). Wikimediacommons

Les actionnaires de la famille Wendel sont des cousins au cinquième ou sixième degré. Liés par un intérêt économique et mémoriel, ils font le choix de préserver l’unité, sous l’impulsion de l’un d’entre eux, Ernest-Antoine Seillière de Laborde. Cet énarque quitte l’administration du Quai d’Orsay en 1978 pour rejoindre la CGIP.

Il en devient le PDG en 1987 et la rebaptise Wendel en 2002. Entre-temps, il prend la présidence du Conseil national du patronat français (CNPF) qu’il transforme en Mouvement des entreprises de France (Medef). Resté président non opérationnel de Wendel jusqu’en 2013, il est confronté à une crise au sein de la famille. Des plaintes successives pour abus de biens sociaux et fraude fiscale sont déposées par une cousine, contre un montage qui lui a permis, avec d’autres cadres dirigeants, de recevoir des montants considérables d’actions gratuites. Si la première plainte est classée sans suite, la seconde débouche en 2022 sur sa condamnation, contre laquelle il n’a pas fait appel, à trois ans de prison avec sursis.

Gotha français

La famille n’a pas pour autant perdu son unité. La dissidente est restée isolée et les autres héritiers ont considéré que le tout continuait, malgré les déboires boursiers, de valoir plus que la somme des parties.

Si l’on ne compte plus, par le jeu des descendances féminines, qu’une seule branche, les deux fils de Henri (1913-1982) et leurs enfants, à porter le nom de Wendel, la famille Wendel est devenue, par le jeu des multiples alliances au fil des générations, un extraordinaire Gotha. On y croise de nombreuses autres grandes familles de l’aristocratie comme les Rohan-Chabot, Cossé-Brissac ou Bourbon-Busset, ou de la bourgeoisie d’affaires comme les Schneider ou les Peugeot.

Ces dernières années, l’action Wendel n’a pas été qu’une bonne affaire pour ses actionnaires. Après une chute, comme toutes les autres valeurs, consécutive à la crise de 2008, le titre s’était redressé pour atteindre un maximum de 151 euros en 2018. Depuis, il est beaucoup retombé pour stagner autour de 90 euros. Cette baisse a été compensée par une hausse du dividende annuel, que la société a toujours versé, porté en 2025 à 4,7 euros, ce qui maintient une bonne rentabilité autour de 5 %. Les actionnaires familiaux, qui ont hérité de leurs titres, ont pu toucher ces dividendes.

Cours de l’action Wendel depuis le 20 novembre 1992. Google finance

Qui sont ces descendants aujourd’hui ? À la 10e ou 11e génération, ils seraient 1 300 à se partager cet actif de 1,5 milliard. Cela représente 1,2 million d’euros par descendant en moyenne qui peut, selon la démographie des différentes branches, cacher d’importants écarts.

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Hervé Joly ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.08.2025 à 19:22

Rosalind Franklin : la scientifique derrière la découverte de la structure de l’ADN, bien trop longtemps invisibilisée

Coralie Thieulin, Enseignant chercheur en physique à l'ECE, docteure en biophysique, ECE Paris

Rosalind Franklin est l’oubliée du prix Nobel de médecine 1962. Découvrez son histoire et tous ses exploits scientifiques, notamment en virologie.
Texte intégral (2631 mots)

*En 1962, le prix Nobel de physiologie ou médecine est attribué à Watson, Crick et Wilkins pour la découverte de la structure de l’ADN. Rosalind Franklin n’est pas mentionnée, elle est pourtant à l’origine de cette découverte majeure. Découvrez son histoire et tous ses exploits scientifiques, notamment en virologie. *


« La science et la vie quotidienne ne peuvent pas et ne doivent pas être séparées. »

Cette phrase de Rosalind Franklin éclaire sa vision singulière : pour elle, la science n’était pas une abstraction, mais un chemin concret vers une meilleure compréhension du monde. Tout au long de sa vie, elle a su allier une rigueur scientifique sans faille à un engagement discret, dans un univers où les femmes peinaient encore à obtenir la reconnaissance qu’elles méritaient.

Ni figure publique ni militante affichée, Rosalind Franklin travaillait dans l’ombre, avec une exigence et une méthode implacables. Et pourtant, c’est grâce à son expertise que la lumière a traversé la molécule d’ADN, révélant sa fameuse forme en double hélice.

À une époque où la place des femmes en science restait fragile, elle imposa sa voie avec précision et détermination, convaincue que la véritable beauté réside dans la structure profonde des choses.

Une détermination née dès l’enfance

Le 25 juillet 1920, au cœur du quartier londonien de Notting Hill, naît Rosalind Elsie Franklin, deuxième enfant d’une fratrie de cinq. Issue d’une famille juive britannique aisée et cultivée, elle grandit dans un environnement où la rigueur intellectuelle et l’engagement social sont des piliers. Son père, Ellis Arthur Franklin, banquier passionné de physique, rêvait d’être scientifique mais a vu ses ambitions fauchées par la Première Guerre mondiale. Sa mère, Muriel Waley, militait activement pour l’éducation des femmes. Ce mélange d’idéalisme, de savoir et de devoir allait profondément façonner Rosalind.

Dès l’enfance, elle fait preuve d’une intelligence hors norme. À six ans, elle passe ses journées à résoudre des problèmes d’arithmétique, sans jamais faire d’erreur, selon sa tante. À neuf ans, elle se lance un défi personnel : finir chaque semaine première de sa classe. Elle tiendra ce pari pendant deux ans. Déjà se dessine une personnalité exigeante, compétitive et intensément tournée vers la connaissance. Mais dans la société britannique des années 1920, une telle ambition, chez une fille, suscite autant d’admiration que de réticence, dans un contexte où la place des femmes restait largement cantonnée à la sphère domestique.

Une vocation affirmée dès l’adolescence

Rosalind Franklin poursuit ses études au prestigieux St Paul’s Girls’ School, l’un des rares établissements à enseigner les sciences aux jeunes filles. Elle y brille, notamment en physique et en mathématiques. En 1938, elle entre au Newnham College de l’Université de Cambridge, l’un des deux collèges féminins de l’époque. Son choix de se spécialiser en chimie et en physique n’est pas encore courant chez les femmes.

En 1941, en pleine guerre mondiale, elle obtient son diplôme. Tandis que beaucoup de femmes sont orientées vers des rôles d’assistante, Rosalind refuse tout compromis et intègre un laboratoire du British Coal Utilisation Research Association (Association britannique pour la recherche sur l’utilisation du charbon). Elle y étudie la microstructure du charbon par diffraction des rayons X, technique qui deviendra sa spécialité.

Ces recherches, bien que menées dans un contexte de guerre, auront des retombées industrielles majeures, notamment pour la fabrication de masques à gaz et de matériaux isolants.

En 1945, Rosalind Franklin obtient un doctorat de Cambridge – un exploit pour une femme à cette époque. En effet, à cette période, Cambridge ne délivrait pas officiellement de diplômes aux femmes, ce qui rend cet accomplissement d’autant plus remarquable, car Franklin fait partie des premières à obtenir un doctorat dans un contexte universitaire encore très fermé aux femmes.

Un interlude heureux à Paris

En 1947, une nouvelle étape marque sa vie : elle rejoint le Laboratoire Central des Services Chimiques de l’État, à Paris, sur invitation de Jacques Mering. Elle y perfectionne ses compétences en cristallographie par rayons X et découvre un environnement de travail plus ouvert, où sa parole est écoutée et ses idées respectées.

Elle se lie d’amitié avec des chercheurs, découvre la culture française, et adopte un mode de vie simple mais libre. Elle parcourt les Alpes à pied, discute dans les bistrots, s’immerge dans la langue et la gastronomie. Elle confiera plus tard :

« Je pourrais vagabonder en France pour toujours. J’adore le pays, les gens et la nourriture. »

Pour une femme qui a toujours ressenti le poids du sexisme britannique, la France offre alors un souffle de liberté. En effet, l’université britannique, en particulier Cambridge et King’s college, reste encore profondément patriarcale : les femmes sont exclues des clubs et réunions informelles et ne reçoivent officiellement des diplômes à Cambridge qu’à partir de 1947.

La « Dark Lady » de la double hélice

Mais la science l’appelle ailleurs. En 1951, elle retourne en Angleterre avec une bourse prestigieuse (Turner and Newall Fellowship). Elle rejoint le King’s College de Londres, au département de biophysique, pour travailler sur une mystérieuse molécule encore peu comprise : l’ADN. On sait, depuis Avery (1944), qu’elle joue un rôle dans l’hérédité, et Chargaff (1950) a établi que les bases azotées se répartissent selon des proportions constantes (A=T, G=C), mais la structure tridimensionnelle demeure inconnue. C’est là que son destin scientifique se joue.

Franklin apporte au projet son expertise pointue en diffraction X. En quelques mois, elle améliore considérablement les images de l’ADN, et capture l’une des photographies les plus célèbres de l’histoire de la biologie : le « cliché 51 ». Cette image révèle, avec une clarté inédite, la forme hélicoïdale de la molécule d’ADN. On y voit des taches disposées en forme de X, révélant que la molécule forme une double hélice régulière. L’espacement des taches renseigne sur la distance entre les bases (A, T, C et G), et leur symétrie suggère une structure très ordonnée.

Rosalind Franklin identifie également deux formes distinctes de l’ADN selon l’humidité (forme A et B), et démontre que les groupements phosphate sont orientés vers l’extérieur.

Mais derrière cette réussite, l’ambiance au laboratoire est tendue. Franklin est la seule femme scientifique du département, et ses collègues masculins, notamment Maurice Wilkins, voient son indépendance comme de l’insubordination. En effet, Wilkins pensait que Franlkin arrivait au laboratoire comme assistante sous sa direction. De son côté, Rosalind pensait avoir été recrutée pour diriger ses propres recherches sur l’ADN,de manière indépendante. Cette incompréhension institutionnelle a été exacerbée par une communication défaillante de la part de John Randall, directeur du laboratoire, qui n’a pas informé Wilkins de l’autonomie accordée à Franklin. Wilkins n’a appris cette décision que des années plus tard, ce qui a contribué à des tensions professionnelles. Ce dernier, persuadé qu’elle est son assistante, se heurte à son refus catégorique de toute hiérarchie injustifiée. Leur relation devient glaciale. Dans ce climat conservateur et misogyne, Franklin se heurte à un plafond de verre invisible, mais solide.

C’est dans ce contexte qu’un événement aux lourdes conséquences se produit. Sans son consentement, Wilkins montre le cliché 51 à James Watson, jeune chercheur de Cambridge. Ce dernier, avec Francis Crick, travaille lui aussi sur l’ADN, mais sans données expérimentales directes. En découvrant la photographie, Watson est stupéfait :

« Ma mâchoire s’est ouverte et mon pouls s’est emballé. »

La photographie de Franklin devient la pièce manquante qui leur permet de construire leur célèbre modèle de la double hélice. En avril 1953, trois articles fondamentaux sur l’ADN paraissent dans la revue Nature. Le premier, signé par Watson et Crick, propose le célèbre modèle en double hélice, fondé sur des raisonnements théoriques et des données expérimentales issues d’autres laboratoires – notamment le cliché 51, transmis à leur insu par Maurice Wilkins. Le second article, coécrit par Wilkins, Stokes et Wilson, présente des résultats de diffraction des rayons X qui confirment la présence d’une structure hélicoïdale, en cohérence avec le modèle proposé. Le troisième, rédigé par Rosalind Franklin et Raymond Gosling, expose avec rigueur leurs propres données expérimentales, parmi les plus décisives, mais sans que Franklin ait été informée de leur utilisation préalable par Watson et Crick. Bien que sa contribution soit déterminante, elle n’est mentionnée que brièvement dans les remerciements.

Watson la surnomme plus tard dans ses mémoires « Rosy », un diminutif qu’elle n’a jamais utilisé et qu’elle détestait. Il la décrit comme austère, inflexible, difficile – un portrait injuste qui trahit davantage les préjugés de l’époque que la réalité de sa personne. Ses collègues masculins l’appellent la « Dark Lady » de l’ADN.

Blessée, fatiguée par ce climat toxique, Franklin quitte le King’s College dès la fin 1953. Mais loin d’abandonner, elle rebondit immédiatement.

La renaissance scientifique : les virus

Elle rejoint alors le Birkbeck College, un établissement de l’Université de Londres situé à Bloomsbury, sur l’invitation du physicien John Bernal qui la qualifie de « brillante expérimentatrice ». Elle y obtient un poste de chercheuse senior, à la tête de son propre groupe de recherche, financé par l’Agricultural Research Council. Là, elle applique ses compétences en diffraction X à un nouveau domaine : les virus. Elle se lance dans l’étude du virus de la mosaïque du tabac, un petit virus végétal très étudié. Avec son équipe, les doctorants Kenneth Holmes et John Finch, le jeune chercheur postdoctoral Aaron Klug, futur prix Nobel, ainsi que l’assistant de recherche James Watt, elle démontre que l’ARN du virus est situé à l’intérieur d’une coque protéique hélicoïdale. Cette découverte est essentielle car elle montre la forme en 3D du virus, explique comment l’ARN est protégé à l’intérieur, et crée les bases pour mieux comprendre les virus. Cela a aidé à progresser dans la recherche pour trouver des traitements contre les infections virales.

Entre 1953 et 1958, elle publie plus de 15 articles majeurs, établissant les bases de la virologie moléculaire. Elle travaille également sur la structure du virus de la polio, en collaboration avec le futur prix Nobel Aaron Klug, récompensé en 1982 pour son développement de la microscopie électronique cristallographique et l’élucidation des complexes biologiques entre acides nucléiques et protéines. Elle est enfin dans un environnement où elle est écoutée, respectée, et même admirée.

Un destin interrompu

Mais en 1956, le destin frappe cruellement. Au cours d’un séjour aux États-Unis, Franklin ressent de fortes douleurs abdominales. Le diagnostic tombe : cancer des ovaires. Elle a 36 ans. La maladie est probablement liée à son exposition répétée aux rayons X, à une époque où les protections étaient rudimentaires, voire absentes.

Malgré plusieurs opérations et de lourds traitements, elle continue de travailler, fidèle à sa discipline et à sa passion. Jusqu’à ses derniers mois, elle écrit, corrige, encourage, dirige. Elle meurt le 16 avril 1958, à l’âge de 37 ans.

Un prix Nobel sans elle

Quatre ans après sa mort, en 1962, le prix Nobel de physiologie ou médecine est attribué à Watson, Crick et Wilkins pour la découverte de la structure de l’ADN. Rosalind Franklin n’est pas mentionnée. Officiellement, le prix ne peut être attribué à titre posthume. Officieusement, elle n’a jamais été sérieusement envisagée comme co-lauréate, car son nom ne circulait pas dans les cercles masculins du pouvoir scientifique.

Une reconnaissance restaurée

Il faudra attendre les années 1970 pour que sa contribution soit pleinement reconnue. D’abord par Anne Sayre, amie de Franklin, journaliste américaine et amie proche de Franklin rencontrée à Londres dans les années 1950 grâce à leur cercle social commun lié au monde scientifique, qui publie Rosalind Franklin and DNA en 1975 pour rétablir les faits. Puis, bien après, en 2002, avec la biographie The Dark Lady of DNA, écrite par Brenda Maddox et qui rencontre un grand écho international.

Aujourd’hui, son nom est inscrit sur des bâtiments universitaires, des bourses, des prix scientifiques. En 2020, elle est sélectionnée par le magazine Nature parmi les plus grandes scientifiques du XXe siècle. En 2021, la mission spatiale européenne vers Mars, nommée Rosalind Franklin Rover, a été lancée pour chercher des traces de vie passée dans le sous-sol martien. Ce nom rend hommage à Franklin, dont les travaux sur la structure de l’ADN symbolisent la recherche des bases moléculaires du vivant.

Rosalind Franklin, longtemps éclipsée par ses pairs, incarne aujourd’hui bien plus qu’une figure oubliée de la science. Elle est devenue un symbole de ténacité, d’éthique scientifique, et de justice. Une pionnière dont l’éclat posthume inspire chercheuses et chercheurs à persévérer malgré les obstacles, les discriminations et les injustices qu’ils peuvent rencontrer.

The Conversation

Coralie Thieulin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.08.2025 à 17:15

Quand Donald Trump déroule le tapis rouge pour Vladimir Poutine

Matthew Sussex, Associate Professor (Adj), Griffith Asia Institute; and Fellow, Strategic and Defence Studies Centre, Australian National University

Ce qui importe à Trump, c’est pouvoir affirmer qu’une paix a été mise en œuvre, quelles qu’en soient les modalités et la durée de vie.
Texte intégral (2430 mots)
Donald Trump salue Vladimir Poutine à l’aéroport d’Anchorage, en Alaska, le 15 août 2025. Site officiel du Kremlin, CC BY-NC

La rencontre tenue en Alaska entre le président des États-Unis et celui de la Russie s’est soldée par un triomphe symbolique et diplomatique pour Vladimir Poutine. Les propositions de paix pour l’Ukraine qui semblent devoir en ressortir vont entièrement dans le sens des volontés du maître du Kremlin, et ne pourront sans doute pas être acceptées par Kiev et ses alliés européens. Trump, pour sa part, estime de toute évidence que toute paix, même injuste, temporaire et susceptible de déboucher sur une nouvelle attaque d’envergure menée par la Russie, serait souhaitable, car cela lui permettrait de se présenter comme l’artisan d’une solution.


L’étrange sommet entre Donald Trump et Vladimir Poutine qui vient de se tenir en Alaska devrait finir de convaincre ceux qui en doutaient encore que, aux yeux de la Maison Blanche, il importe plus d’entretenir des relations amicales avec le dictateur russe que d’instaurer une paix durable en Ukraine.

Le programme initial ayant été raccourci, les deux dirigeants ont pu conclure la réunion plus tôt que prévu. Ils se sont ensuite mutuellement félicités lors d’une conférence de presse à l’issue de laquelle ils n’ont pas répondu aux questions des journalistes présents.

Il ressort de cette séquence que Trump ne voit aucun inconvénient à offrir des victoires symboliques à Poutine et qu’il refuse d’exercer à son encontre la moindre pression réelle.

Les victoires symboliques de Poutine

Le choix du lieu où s’est déroulée la rencontre n’avait rien d’anodin. En effet, la Russie affirme régulièrement que l’Alaska, qu’elle a vendu aux États-Unis dans les années 1860, lui appartient toujours de droit. Avant la réunion, les porte-parole du Kremlin ont pris plaisir à affirmer que Poutine et son équipe avaient emprunté un « vol intérieur » pour se rendre à Anchorage – des propos rappelant des panneaux d’affichage installés en Russie en 2022 et proclamant « L’Alaska est à nous ! ». Des prétentions russes sur l’Alaska que Trump a alimentées par une nouvelle gaffe avant la réunion lorsqu’il a déclaré que si les discussions ne prenaient pas le tour qu’il souhaitait… il « repartirait aux États-Unis ».

Lorsque l’avion de Poutine a atterri, des militaires américains se sont mis à genoux pour dérouler un tapis rouge sur lequel le président russe allait faire ses premiers pas sur le sol des États-Unis, comme un leader respecté plutôt que comme un criminel de guerre inculpé par la Cour pénale internationale. Poutine a ensuite été invité à rejoindre le bâtiment de la réunion non pas dans son propre véhicule, mais dans la limousine de Trump, en compagnie de celui-ci.

Au-delà de ces images marquantes, Trump a offert à Poutine plusieurs autres victoires qui ne peuvent que renforcer l’image du président russe dans son pays et confirmer au monde entier que les relations entre les États-Unis et la Russie se sont normalisées.

L’organisation d’un sommet est généralement perçue comme une faveur de la part du pays qui l’accueille, comme le signe d’une volonté sincère d’améliorer les relations bilatérales. En l’invitant en Alaska, Trump a traité Poutine sur un pied d’égalité. Il n’a exprimé aucune critique à propos des violations flagrantes des droits de l’homme commises par la Russie, de ses tentatives de plus en plus violentes visant à fragmenter l’alliance transatlantique ou de sa volonté de multiplier les conquêtes territoriales.

Au lieu de cela, Trump a, une fois de plus, cherché à présenter Poutine et lui-même comme des victimes. Il a notamment déploré que l’un comme l’autre aient été contraints, depuis des années, de supporter « le mensonge “Russie, Russie, Russie” » selon lequel Moscou aurait interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016.

Il a ensuite offert à Poutine une victoire supplémentaire, en rejetant la responsabilité d’accepter les conditions russes pour mettre fin à la guerre en Ukraine sur le gouvernement ukrainien et sur l’Europe, affirmant que « au bout du compte, c’est à eux de décider ».

Poutine a obtenu tout ce qu’il pouvait espérer. Outre le gain symbolique qu’ont constitué ses séances photo avec le président américain, il a pu, sans être contredit, déclarer que la guerre en Ukraine ne pourrait se terminer qu’à la condition que soient réglées ses « causes profondes » – ce qui, dans sa bouche, signifie que c’est l’OTAN qui est responsable du conflit, et non pas l’agression impérialiste non provoquée qu’il mène depuis des années à l’encontre du pays voisin.

Il a également évité d’aborder le sujet d’éventuelles sanctions américaines supplémentaires, menace que Trump avait vaguement brandie dans les semaines précédentes avant de déclarer, comme il l’a si souvent fait par le passé qu’il avait besoin de « deux semaines » pour y réfléchir davantage.

Puis, ayant empoché ces victoires symboliques et diplomatiques, Poutine a rapidement repris son avion pour rentrer chez lui, emportant probablement la statue de bureau de l’aigle à tête blanche, emblème des États-Unis, que Trump lui avait offerte.

Quelles conséquences pour l’avenir ?

Après l’appel téléphonique passé par Trump aux dirigeants européens à l’issue du sommet pour les informer de la teneur de ses échanges avec Poutine, des détails concernant le plan de paix abordé par les deux hommes ont commencé à fuiter.

Poutine serait prêt à fixer les lignes de front actuelles dans les régions de Kherson et de Zaporijia en Ukraine, à condition que Kiev accepte de céder l’ensemble des régions de Lougansk et de Donetsk, y compris les territoires que la Russie ne contrôle pas actuellement. Il n’y aurait pas de cessez-le-feu immédiat (ce que souhaitent l’Europe et l’Ukraine), mais une évolution vers une paix permanente, ce qui correspond aux intérêts du Kremlin.



Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’un piège à peine déguisé. Poutine et Trump soumettent à l’Ukraine et à l’Europe une proposition inacceptable, et une fois que celles-ci s’y seront opposées, ils les accuseront de refus d’aller de l’avant et de bellicisme.

D’une part, l’Ukraine contrôle toujours une partie importante de la région de Donetsk. Abandonner les régions de Donetsk et de Lougansk reviendrait non seulement à céder à Moscou les réserves de charbon et de minerais qu’elles recèlent, mais aussi à renoncer à des positions défensives vitales que les forces russes n’ont pas réussi à prendre depuis des années.



Cela permettrait également à la Russie de lancer plus aisément d’éventuelles incursions futures, ouvrant la voie vers Dnipro à l’ouest et vers Kharkiv au nord.

L’apparent soutien de Trump aux exigences de la Russie qui demande à l’Ukraine de céder des territoires en échange de la paix – ce que les membres européens de l’OTAN rejettent – signifie que Poutine a réussi à affaiblir encore davantage le partenariat transatlantique.

De plus, rien ou presque n’a été dit sur qui garantirait la paix, ni sur la façon dont l’Ukraine pourrait être assurée que Poutine ne profiterait pas de ce répit pour se réarmer et tenter à nouveau d’envahir la totalité du pays.

Étant donné que le Kremlin s’oppose systématiquement à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, accepterait-il vraiment que des forces européennes ou américaines assurent la sécurité de la nouvelle ligne de contrôle ? Quant à l’Ukraine, serait-elle autorisée à se réarmer, et dans quelle mesure ?

Et même si dans une future ère post-Trump les États-Unis adoptaient une ligne plus ferme, Poutine aura tout de même réussi à s’emparer de territoires qu’il sera impossible de lui reprendre. Voilà qui renforce l’idée selon laquelle conquérir des parties d’un pays voisin est une stratégie payante.

Il existe toutefois un élément à première vue plus encourageant pour l’Ukraine : les États-Unis seraient prêts à lui offrir des garanties de sécurité « hors OTAN ».

Mais là aussi, la plus grande prudence est de mise. L’administration Trump a déjà exprimé publiquement son rapport pour le moins ambigu quant aux engagements des États-Unis à défendre l’Europe en vertu de l’article 5 de l’OTAN, ce qui a remis en question la crédibilité de Washington en tant qu’allié. Les États-Unis se battraient-ils vraiment pour l’Ukraine en cas de future invasion russe ?

Il faut reconnaître que les dirigeants européens ont réagi avec fermeté aux transactions de Trump avec Poutine.

Tout en saluant la tentative de résolution du conflit, ils ont déclaré au président ukrainien Volodymyr Zelensky qu’ils continueraient à le soutenir si l’accord était inacceptable. Zelensky, qui doit rencontrer Trump à Washington lundi, a déjà rejeté l’idée de céder la région du Donbass (Donetsk et Lougansk) à la Russie.

Mais l’Europe se retrouve désormais face à une réalité qu’elle ne peut nier : non seulement elle doit faire plus, mais elle doit également assurer un leadership durable sur les questions sécuritaires, plutôt que se contenter de réagir à des crises qui ne cessent de se répéter.

Les motivations profondes de Trump

En fin de compte, le sommet de l’Alaska montre que la paix en Ukraine n’est qu’une partie du tableau d’ensemble aux yeux de l’administration Trump, qui s’efforce d’établir des relations plus cordiales avec Moscou, si ce n’est de s’aligner complètement sur le Kremlin.

Trump se soucie peu de la manière dont la paix sera obtenue en Ukraine, ou du temps que cette paix durera. Ce qui lui importe, c’est qu’il en retire le mérite, voire obtienne grâce à cette paix précaire le prix Nobel de la paix auquel il aspire ouvertement.

Et bien que la vision de Trump consistant à éloigner la Russie de la Chine relève de la fantaisie, il a néanmoins décidé de s’y accrocher. Cela oblige les partenaires européens des États-Unis à réagir en conséquence.

Il existe déjà de nombreux signes indiquant que, ayant échoué à gagner la guerre commerciale avec la Chine, l’administration Trump choisit désormais de s’en prendre aux alliés des États-Unis. On le constate à travers son obsession pour les droits de douane ; son désir étrange de punir l’Inde et le Japon ; et, plus globalement, la destruction du soft power américain.

Plus inquiétant encore : les initiatives diplomatiques de Trump continuent de le faire passer pour un jouet entre les mains des dirigeants autoritaires.

Cela enseigne une leçon plus large aux amis et partenaires des États-Unis : leur sécurité future dépend peut-être des bons offices américains, mais il serait naïf de croire que cela garantit automatiquement que Washington leur donnera la priorité s’ils se trouvent menacés par des puissances ennemies…

The Conversation

Matthew Sussex a reçu des financements de l'Australian Research Council, de l'Atlantic Council, de la Fulbright Foundation, de la Carnegie Foundation, du Lowy Institute et de divers ministères et agences gouvernementaux australiens.

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17.08.2025 à 11:58

Conflit Cambodge-Thaïlande : cinq jours de combats, des siècles de tensions

David Camroux, Senior Research Associate (CERI) Sciences Po; Professorial Fellow, (USSH) Vietnam National University, Sciences Po

Les cinq jours de combats entre la Thaïlande et le Cambodge ravivent des questions intérieures et extérieures restées en suspens dans les deux pays.
Texte intégral (2286 mots)

Cinq jours d’escarmouches entre le Cambodge et la Thaïlande en juillet 2025 ont fait près de 40 morts et déplacé environ 300 000 personnes, révélant l’ampleur des tensions frontalières et nationalistes entre les deux pays. Derrière ce conflit, vieux de plusieurs siècles, se mêlent calculs politiques internes, rivalités irrédentistes et enjeux économiques cruciaux, tandis que l’Asean tente de contenir la crise et d’éviter un nouveau bras de fer régional.


Le 7 août 2025, le Cambodge et la Thaïlande se sont mis d’accord pour renforcer le cessez-le-feu conclu le 28 juillet à Kuala Lumpur entre le premier ministre cambodgien Hun Manet et le premier ministre thaïlandais par intérim Phumtham Wechayachai. Dans l’attente du déploiement officiel de la mission d’observation de l’Asean, des attachés de défense d’autres États membres seront envoyés le long de la frontière disputée.

Malgré des incidents impliquant des mines antipersonnels, qui a blessé quatre soldats thaïlandais, la trêve a mis fin à cinq jours d’escarmouches ayant fait environ 35 morts et déplacé près de 300 000 personnes. L’implication de l’Asean rappelle son rôle dans la résolution d’affrontements similaires en 2011.

Le 22 août, Thaksin Shinawatra, de retour après quinze ans d’exil, connaîtra le verdict d’une affaire de lèse-majesté, suivi le 9 septembre par la décision de la Cour suprême sur sa détention en hôpital. Ces affaires judiciaires, liées à Hun Sen et aux anciennes alliances, se mêlent aux tensions frontalières, reflétant d’anciennes rivalités nationalistes et irrédentistes.

Dynamiques irrédentistes croisées

Le drapeau cambodgien, représentant Angkor Wat, évoque un âge d’or impérial. Adopté lors du retour de la monarchie en 1993, il reprend presque à l’identique celui de 1863, lorsque le roi Norodom demanda la protection française pour se prémunir des ambitions siamoises. Unique au monde, il arbore un monument existant comme élément central, symbole des gloires de l’Empire khmer (IXe–XIIIe siècles).

Le Trairong thaïlandais, quant à lui, date de 1917, adopté par décret royal et porté fièrement par le corps expéditionnaire siamois lors du défilé de la victoire à Paris en 1919, puis à Genève lorsque le Siam rejoignit la Société des Nations. Il célèbre la modernité et le statut unique de la Thaïlande, seul État d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé.

Au fil de mes voyages et de mes échanges dans ces deux pays, j’ai eu l’impression, de manière anecdotique, que ces symboles reflètent des visions du monde opposées : les Cambodgiens, attachés à leur grandeur passée, considèrent les Thaïlandais comme des parvenus, tandis que ces derniers perçoivent leurs voisins comme soumis à l’influence étrangère et en retard sur le plan de la modernité.

Les différends frontaliers remontent aux traités franco-siamois de 1904 et 1907. Sur les 817 km de frontière terrestre, 195 km restent non délimités. Des désaccords sur les échelles cartographiques – projection Mercator pour le Cambodge, sinusoïdale pour la Thaïlande – bloquent toute avancée.

Les tensions de 2025 trouvent leur origine dans divers incidents, comme celui de février, lorsque des soldats cambodgiens ont entonné leur hymne national au temple Ta Muen Thom (situé à la frontière entre les deux pays), provoquant des protestations thaïlandaises.

Les différends maritimes jouent aussi un rôle, notamment autour de l’île de Koh Kood, cédée au Siam en 1907 mais toujours revendiquée par des nationalistes cambodgiens, y compris dans la diaspora. Les négociations sur la zone de revendications superposées dans le golfe de Thaïlande (27 000 km2 riches en gaz) ont par le passé déclenché une réaction hostile des conservateurs thaïlandais, contribuant à la chute de Thaksin en 2006. Début 2025, sa fille, la Première ministre Paetongtarn, a tenté de relancer les discussions avec Hun Manet, ravivant des tensions similaires.

Cinq jours de démonstrations de force

Les combats de juillet ont impliqué l’artillerie cambodgienne et des frappes aériennes et de drones thaïlandaises, avec peu d’engagements au sol. Les forces cambodgiennes, moins précises, semblaient chercher à forcer des négociations, tandis que les Thaïlandais visaient à « les remettre à leur place ». Des images satellites montrent que le Cambodge se préparait depuis février. L’étincelle du conflit a été l’explosion d’une mine à la mi-juillet, qui a blessé huit soldats thaïlandais. Les affrontements ont duré cinq jours, entraînant moins de 40 morts et le déplacement temporaire d’environ 300 000 personnes le long de la frontière.

Sur le plan diplomatique, Hun Manet a sollicité l’arbitrage de la CIJ sur les sites disputés, bien que la Thaïlande refuse sa compétence obligatoire. Plus provocateur encore, Hun Sen a divulgué un appel téléphonique de Paetongtarn au ton jugé déférent, entraînant sa suspension politique. La police thaïlandaise a ensuite ciblé des réseaux d’arnaques liés au Cambodge, menaçant des flux financiers illicites cruciaux pour l’élite au pouvoir à Phnom Penh. Ces opérations ont cessé après le cessez-le-feu, le Cambodge se contentant de quelques actions internes limitées.


À lire aussi : La Thaïlande en crise politique et diplomatique


Manœuvres politiques convergentes

Le régime autoritaire cambodgien, dépendant des revenus issus de la cybercriminalité, a utilisé le conflit pour détourner l’attention de ses activités illicites, réprimer l’opposition de la diaspora via des modifications de la loi sur la nationalité, et renforcer ses références nationalistes.

Selon certaines estimations, la cybercriminalité représenterait entre 12,5 et 19 milliards de dollars par an, soit jusqu’à 60 % du PIB, surpassant largement le secteur formel le plus important du pays, celui du textile. Jacob Sims décrit le parti au pouvoir comme une « entreprise criminelle sophistiquée drapée dans un drapeau », où « la gouvernance passe par la criminalité »**

En Thaïlande, l’establishment conservateur-militaire, jamais vraiment réconcilié avec l’accession de Paetongtarn au pouvoir, a exploité la crise pour l’affaiblir. La configuration politique thaïlandaise combine un Parlement partiel élu, un Sénat puissant non élu en partie désigné par l’armée, une monarchie influente, un pouvoir judiciaire complaisant et un establishment politico-économique conservateur. L’armée thaïlandaise, qui a réalisé douze coups d’État depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, conserve des instruments historiques de pouvoir, notamment les régiments de la Garde royale récemment réorganisés sous le contrôle personnel du roi. Cette structure a limité les risques de coups, mais permet à l’armée et aux élites conservatrices de peser fortement sur la scène politique. L’exploitation de la crise frontalière par ces acteurs pourrait conduire à l’éviction du clan Shinawatra, même si les revendications pour une réforme démocratique restent importantes.

Et maintenant ?

Il existe des raisons objectives pour que les deux pays cherchent une solution durable. Selon Nikkei Asia (6 août 2025), le conflit a provoqué en Thaïlande des dommages directs d’au moins 10 milliards de baht, soit environ 300 millions de dollars. Si les points de passage frontaliers restent fermés, le commerce annuel pourrait chuter de 1,85 milliard de dollars. Entre 1 et 1,2 million de travailleurs cambodgiens se trouvent en Thaïlande, dont 400 000 sont déjà rentrés au Cambodge, ce qui risque de provoquer des pénuries de main-d’œuvre dans des secteurs exigeants tels que la construction et l’agriculture. Du côté cambodgien, les transferts d’argent en provenance de Thaïlande, estimés entre 1,4 et 1,9 milliard de dollars, constituent une ressource essentielle pour l’économie formelle. Moins médiatisée, l’intervention discrète du gouvernement japonais visait à mettre fin au conflit : pour Tokyo, comme pour Pékin, sa poursuite aurait représenté une menace pour les chaînes de production régionales fortement intégrées.

Les récentes taxes américaines de 19 % risquent de fragiliser encore davantage ce secteur, poussant au chômage et au retour à l’économie informelle et illicite. Les touristes thaïlandais, qui représentent environ un tiers des visiteurs étrangers au Cambodge, ne devraient pas revenir de sitôt.

Politiquement, chaque camp a atteint certains de ses objectifs : l’armée thaïlandaise a renforcé son rôle incontournable, tandis que le leadership cambodgien a mobilisé le soutien nationaliste. Cependant, les dynamiques sous-jacentes, notamment en Thaïlande, restent intactes : le mouvement générationnel incarné par le parti Move Forward (rebaptisé People’s Party) pourrait raviver les demandes pour une monarchie constitutionnelle plus classique, un pouvoir judiciaire indépendant et un parlement représentatif. Au Cambodge, l’avenir après Hun Sen demeure incertain : Hun Manet pourrait se heurter à des rivalités au sein de son propre appareil, et toute pression internationale, y compris chinoise, pour fermer les centres de cybercriminalité risquerait d’affaiblir l’élite dirigeante, offrant à l’opposition en exil une opportunité de mobiliser le nationalisme.


À lire aussi : Au Cambodge, une base militaire comme outil d’influence pour Pékin


Et la communauté internationale ?

La Commission mixte de délimitation des frontières, créée en 1997, a peu progressé. Après sa cinquième réunion en 2012, il a fallu treize ans pour convoquer une sixième réunion en 2024, au cours de laquelle les responsables ont indiqué que la démarcation n’était achevée que dans 13 zones et que 11 autres faisaient encore l’objet de désaccords.

En théorie, les différends frontaliers relèvent d’une arbitrage international neutre. La partie la plus faible, le Cambodge, a déjà sollicité par le passé l’arbitrage de la Cour internationale de justice, qui a statué en 1962 et 2013 que le temple de Preah Vihear appartenait au Cambodge. L’appel de Hun Manet à un nouvel arbitrage de la CIJ avait peu de chances de succès, mais il a attiré l’attention des États-Unis. Quelques jours avant une hausse tarifaire annoncée de 36 %, Donald Trump a appelé les deux dirigeants, s’attribuant le mérite du cessez-le-feu et réduisant la hausse à 19 %.

La médiation de l’Asean offre une lueur d’espoir. Les deux parties sont sous pression pour montrer qu’elles sont des membres responsables de la « famille Asean » et respectent la « voie Asean » fondée sur la souveraineté et le consensus. L’Asean, éventuellement avec l’appui technique d’autres partenaires régionaux, pourrait jouer le rôle d’arbitre indépendant, jusque-là absent. Toutefois, sans engagement durable, les différends irrédentistes resteront une menace récurrente pour la stabilité régionale, et leur résolution dépendra en grande partie de la capacité des dirigeants à dépasser les enjeux politiques immédiats et les rivalités historiques.

The Conversation

David Camroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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