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18.08.2025 à 11:54

La dynastie Wendel : onze générations d’acier, de 1704 à aujourd’hui

Hervé Joly, Directeur de recherche histoire contemporaine, CNRS, Laboratoire Triangle, Université Lumière Lyon 2

Durant trois siècles, les Wendel ont été les plus puissants « barons de l’acier » de France. Quelle continuité peut-on leur accorder depuis 1704 ? Peut-on encore à ce stade parler de famille ?
Texte intégral (2712 mots)
Buste de Charles de Wendel de 1873 par Anatole de Vasselot (1840-1904), devant la mairie de Stiring-Wendel, près de Forbach, en Moselle. Wikimediacommons

Durant trois siècles, les Wendel ont été les plus puissants barons de l’acier en France. Cette famille incarne, au-delà de la prétendue loi des trois générations – « la première crée, la deuxième développe, la troisième la ruine » –, la quintessence de la réussite du capitalisme familial. Quelle continuité peut-on leur accorder depuis 1704 ? Une chose est certaine, les 1 300 descendants se partagent 1,5 milliard d’euros en 2025.


L’entreprise Wendel fait remonter son histoire à 1704, avec l’acquisition par Jean-Martin Wendel (1665-1737) des forges d’Hayange – et de la seigneurie associée qui a permis son anoblissement. Elle est ainsi, après Saint-Gobain, l’une des plus anciennes grandes firmes françaises.

Encore plus rare, la firme est toujours contrôlée par la famille fondatrice, qui détient, à travers sa société de portefeuille Wendel-Participations SE, 39,6 % du capital. Avec 1,5 milliard d’euros, elle est la 89ᵉ fortune professionnelle française.

Si elle n’est plus présente à la direction opérationnelle de Wendel, la famille détient toujours, aux côtés de deux représentants des salariés et de quatre administrateurs indépendants, la moitié des sièges au conseil de surveillance. Ce dernier est présidé par un représentant de la dixième génération des descendants de Jean-Martin, Nicolas ver Hulst ; l’un des membres s’appelle même Humbert de Wendel.

Dans « La survivance d’une dynastie familiale sans la sidérurgie : les Wendel (1977-2017) » (in l’Industrie entre Méditerranée et Europe, édité par Mauve Carbonell, Presses universitaires de Provence, 2019, pp.65-77), j’ai retracé l’histoire singulière des dernières générations, en la complétant par le travail de l’historien Jacques Marseille, Les Wendel, 1704-2004 (éditions Perrin, 2004), sur les premières.

Famille d’acier

Le groupe Wendel est sorti en 1978 de son activité traditionnelle, la sidérurgie lorraine. L’État a pris le contrôle, à travers des banques publiques, de son principal actif, Sacilor, la nationalisation formelle n’intervenant qu’après l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1982.

La diversification, que la société fait remonter à 1977, est en fait bien plus ancienne.

Le 8 mai 1704, Jean-Martin Wendel, ancien officier de Louis XIV, achète pour une faible somme une forge en mauvais état, la Rodolphe, à Hayange, en Lorraine, qu’il a bien relancé avec d’autres acquisitions. Le fils Charles (1708-1784) développe l’affaire, encore modeste, héritée de son père avec cinq forges en Lorraine et double les actifs industriels. Le petit-fils François-Ignace (1741-1795) constitue un groupe considérable, qui intégrait par fusion la fonderie du Creusot (Saône-et-Loire) et celle d’Indret (Loire-Atlantique), des mines de fer et même la cristallerie royale de Sèvres (aujourd’hui dans les Hauts-de-Seine).

Une page s’ouvre avec Marguerite de Wendel, surnommée « la dame du fer », de 1718 à 1802, qui traverse les crises grâce à un caractère aussi trempé que l’acier.

Guerres franco-allemandes

La famille Wendel symbolise les guerres franco-prusiennes puis allemandes de 1870, de 1914-1918 et de 1939-1945.

En 1834, elle est la 9e entreprise française par sa production. En 1870, elle est devenue la première. La défaite militaire la divise entre Lorraine française et allemande, mais la famille Wendel conserve le contrôle, avec des sociétés distinctes, dans les deux parties. L’essentiel de la famille reste français, mais Henri (1844-1906), demeuré à Hayange annexée, devient député de Thionville au Reichstag. Les activités sont beaucoup développées en Lorraine française, du côté de Jœuf, mais la famille emploie, à la veille de la Grande Guerre, 20 000 personnes en Lorraine allemande, ce qui nourrit des accusations de trahison nationale.

François de Wendel (1874-1949). Wikimediacommons

Un autre François de Wendel (1874-1949), devenu chef de la famille et élu député de Meurthe-et-Moselle en 1914, rétablit l’équilibre. Il devient président du puissant Comité des forges en 1918 et assure la reconstitution de l’ensemble après le retour de la Moselle à la France. En 1929, la Maison de Wendel emploie 40 000 personnes. Elle est au premier rang des entreprises françaises par capitaux propres en 1932. La Seconde Guerre mondiale constitue une nouvelle épreuve, mais, privée par les Allemands du contrôle de ses affaires lorraines, la famille échappe aux accusations de collaboration.

Investissements et participations

Les Wendel détiennent des participations dans des sociétés métallurgiques en aval de la production d’acier. Les entreprises : J. J. Carnaud et Forges de Basse-Indre, fabricants de boîtes de conserve dans la région nantaise, Creusot-Loire, Bourgogne, les Forges de Gueugnon, fabricants de tôles inoxydables, et, en Dauphiné, les Forges d’Allevard, producteurs d’aciers spéciaux pour ressorts ou aimants.

La huitième génération rassemble toutes ces participations dans la Compagnie générale d’industrie et de participations (CGIP) restée à l’écart de la nationalisation. Elles ont toutes entre-temps été cédées, la dernière avec Allevard en 2005. La CGIP, redevenue Wendel en 2002, n’est plus présente ensuite dans la métallurgie. Comme toute société d’investissements, même si elle se veut un « investisseur pour le long terme », il s’agit de participations minoritaires non consolidées. Elle n’apparaît pas dans les classements des grandes entreprises françaises, mais elle pèse économiquement.

Pas de synergie industrielle

La famille Wendel s’est engagée dans de grandes firmes de services informatiques avec Cap Gemini (1982-2003), d’équipement automobile avec Valeo (1986-2005), de la pharmacie avec BioMérieux (1989-2004), de la construction électrique avec Legrand (2002-2013), de l’édition avec Éditis (2004-2008) ou des matériaux avec Saint-Gobain (2007-2019). Elle a connu quelques mauvaises affaires comme la compagnie aérienne AOM-Air Liberté (2000-2001) qui a déposé le bilan.

Il n’existe aucune logique de spécialisation ou de synergie industrielle. Aujourd’hui, à côté de « gestion d’actifs privés pour compte de tiers », sont citées en « gestion pour compte propre » huit participations minoritaires ou majoritaires dans des entreprises plus pointues : Bureau Veritas, « leader mondial de l’inspection et de la certification », depuis 1995, Stahl, « leader mondial des revêtements de spécialité et traitements de surface » depuis 2006, Tarkett, « leader mondial des revêtements de sol et surfaces sportives » depuis 2021, ou encore Globeducate, « un des principaux groupes d’écoles bilingues de la maternelle au secondaire » depuis 2024.

Ernest-Antoine Seillière de Laborde

Ernest-Antoine Seillière est, de 1998 à 2005, président de la principale organisation patronale française, le Conseil national du patronat français (CNPF), devenu sous sa présidence le Mouvement des entreprises de France (Medef). Wikimediacommons

Les actionnaires de la famille Wendel sont des cousins au cinquième ou sixième degré. Liés par un intérêt économique et mémoriel, ils font le choix de préserver l’unité, sous l’impulsion de l’un d’entre eux, Ernest-Antoine Seillière de Laborde. Cet énarque quitte l’administration du Quai d’Orsay en 1978 pour rejoindre la CGIP.

Il en devient le PDG en 1987 et la rebaptise Wendel en 2002. Entre-temps, il prend la présidence du Conseil national du patronat français (CNPF) qu’il transforme en Mouvement des entreprises de France (Medef). Resté président non opérationnel de Wendel jusqu’en 2013, il est confronté à une crise au sein de la famille. Des plaintes successives pour abus de biens sociaux et fraude fiscale sont déposées par une cousine, contre un montage qui lui a permis, avec d’autres cadres dirigeants, de recevoir des montants considérables d’actions gratuites. Si la première plainte est classée sans suite, la seconde débouche en 2022 sur sa condamnation, contre laquelle il n’a pas fait appel, à trois ans de prison avec sursis.

Gotha français

La famille n’a pas pour autant perdu son unité. La dissidente est restée isolée et les autres héritiers ont considéré que le tout continuait, malgré les déboires boursiers, de valoir plus que la somme des parties.

Si l’on ne compte plus, par le jeu des descendances féminines, qu’une seule branche, les deux fils de Henri (1913-1982) et leurs enfants, à porter le nom de Wendel, la famille Wendel est devenue, par le jeu des multiples alliances au fil des générations, un extraordinaire Gotha. On y croise de nombreuses autres grandes familles de l’aristocratie comme les Rohan-Chabot, Cossé-Brissac ou Bourbon-Busset, ou de la bourgeoisie d’affaires comme les Schneider ou les Peugeot.

Ces dernières années, l’action Wendel n’a pas été qu’une bonne affaire pour ses actionnaires. Après une chute, comme toutes les autres valeurs, consécutive à la crise de 2008, le titre s’était redressé pour atteindre un maximum de 151 euros en 2018. Depuis, il est beaucoup retombé pour stagner autour de 90 euros. Cette baisse a été compensée par une hausse du dividende annuel, que la société a toujours versé, porté en 2025 à 4,7 euros, ce qui maintient une bonne rentabilité autour de 5 %. Les actionnaires familiaux, qui ont hérité de leurs titres, ont pu toucher ces dividendes.

Cours de l’action Wendel depuis le 20 novembre 1992. Google finance

Qui sont ces descendants aujourd’hui ? À la 10e ou 11e génération, ils seraient 1 300 à se partager cet actif de 1,5 milliard. Cela représente 1,2 million d’euros par descendant en moyenne qui peut, selon la démographie des différentes branches, cacher d’importants écarts.

The Conversation

Hervé Joly ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.08.2025 à 19:22

Rosalind Franklin : la scientifique derrière la découverte de la structure de l’ADN, bien trop longtemps invisibilisée

Coralie Thieulin, Enseignant chercheur en physique à l'ECE, docteure en biophysique, ECE Paris

Rosalind Franklin est l’oubliée du prix Nobel de médecine 1962. Découvrez son histoire et tous ses exploits scientifiques, notamment en virologie.
Texte intégral (2631 mots)

*En 1962, le prix Nobel de physiologie ou médecine est attribué à Watson, Crick et Wilkins pour la découverte de la structure de l’ADN. Rosalind Franklin n’est pas mentionnée, elle est pourtant à l’origine de cette découverte majeure. Découvrez son histoire et tous ses exploits scientifiques, notamment en virologie. *


« La science et la vie quotidienne ne peuvent pas et ne doivent pas être séparées. »

Cette phrase de Rosalind Franklin éclaire sa vision singulière : pour elle, la science n’était pas une abstraction, mais un chemin concret vers une meilleure compréhension du monde. Tout au long de sa vie, elle a su allier une rigueur scientifique sans faille à un engagement discret, dans un univers où les femmes peinaient encore à obtenir la reconnaissance qu’elles méritaient.

Ni figure publique ni militante affichée, Rosalind Franklin travaillait dans l’ombre, avec une exigence et une méthode implacables. Et pourtant, c’est grâce à son expertise que la lumière a traversé la molécule d’ADN, révélant sa fameuse forme en double hélice.

À une époque où la place des femmes en science restait fragile, elle imposa sa voie avec précision et détermination, convaincue que la véritable beauté réside dans la structure profonde des choses.

Une détermination née dès l’enfance

Le 25 juillet 1920, au cœur du quartier londonien de Notting Hill, naît Rosalind Elsie Franklin, deuxième enfant d’une fratrie de cinq. Issue d’une famille juive britannique aisée et cultivée, elle grandit dans un environnement où la rigueur intellectuelle et l’engagement social sont des piliers. Son père, Ellis Arthur Franklin, banquier passionné de physique, rêvait d’être scientifique mais a vu ses ambitions fauchées par la Première Guerre mondiale. Sa mère, Muriel Waley, militait activement pour l’éducation des femmes. Ce mélange d’idéalisme, de savoir et de devoir allait profondément façonner Rosalind.

Dès l’enfance, elle fait preuve d’une intelligence hors norme. À six ans, elle passe ses journées à résoudre des problèmes d’arithmétique, sans jamais faire d’erreur, selon sa tante. À neuf ans, elle se lance un défi personnel : finir chaque semaine première de sa classe. Elle tiendra ce pari pendant deux ans. Déjà se dessine une personnalité exigeante, compétitive et intensément tournée vers la connaissance. Mais dans la société britannique des années 1920, une telle ambition, chez une fille, suscite autant d’admiration que de réticence, dans un contexte où la place des femmes restait largement cantonnée à la sphère domestique.

Une vocation affirmée dès l’adolescence

Rosalind Franklin poursuit ses études au prestigieux St Paul’s Girls’ School, l’un des rares établissements à enseigner les sciences aux jeunes filles. Elle y brille, notamment en physique et en mathématiques. En 1938, elle entre au Newnham College de l’Université de Cambridge, l’un des deux collèges féminins de l’époque. Son choix de se spécialiser en chimie et en physique n’est pas encore courant chez les femmes.

En 1941, en pleine guerre mondiale, elle obtient son diplôme. Tandis que beaucoup de femmes sont orientées vers des rôles d’assistante, Rosalind refuse tout compromis et intègre un laboratoire du British Coal Utilisation Research Association (Association britannique pour la recherche sur l’utilisation du charbon). Elle y étudie la microstructure du charbon par diffraction des rayons X, technique qui deviendra sa spécialité.

Ces recherches, bien que menées dans un contexte de guerre, auront des retombées industrielles majeures, notamment pour la fabrication de masques à gaz et de matériaux isolants.

En 1945, Rosalind Franklin obtient un doctorat de Cambridge – un exploit pour une femme à cette époque. En effet, à cette période, Cambridge ne délivrait pas officiellement de diplômes aux femmes, ce qui rend cet accomplissement d’autant plus remarquable, car Franklin fait partie des premières à obtenir un doctorat dans un contexte universitaire encore très fermé aux femmes.

Un interlude heureux à Paris

En 1947, une nouvelle étape marque sa vie : elle rejoint le Laboratoire Central des Services Chimiques de l’État, à Paris, sur invitation de Jacques Mering. Elle y perfectionne ses compétences en cristallographie par rayons X et découvre un environnement de travail plus ouvert, où sa parole est écoutée et ses idées respectées.

Elle se lie d’amitié avec des chercheurs, découvre la culture française, et adopte un mode de vie simple mais libre. Elle parcourt les Alpes à pied, discute dans les bistrots, s’immerge dans la langue et la gastronomie. Elle confiera plus tard :

« Je pourrais vagabonder en France pour toujours. J’adore le pays, les gens et la nourriture. »

Pour une femme qui a toujours ressenti le poids du sexisme britannique, la France offre alors un souffle de liberté. En effet, l’université britannique, en particulier Cambridge et King’s college, reste encore profondément patriarcale : les femmes sont exclues des clubs et réunions informelles et ne reçoivent officiellement des diplômes à Cambridge qu’à partir de 1947.

La « Dark Lady » de la double hélice

Mais la science l’appelle ailleurs. En 1951, elle retourne en Angleterre avec une bourse prestigieuse (Turner and Newall Fellowship). Elle rejoint le King’s College de Londres, au département de biophysique, pour travailler sur une mystérieuse molécule encore peu comprise : l’ADN. On sait, depuis Avery (1944), qu’elle joue un rôle dans l’hérédité, et Chargaff (1950) a établi que les bases azotées se répartissent selon des proportions constantes (A=T, G=C), mais la structure tridimensionnelle demeure inconnue. C’est là que son destin scientifique se joue.

Franklin apporte au projet son expertise pointue en diffraction X. En quelques mois, elle améliore considérablement les images de l’ADN, et capture l’une des photographies les plus célèbres de l’histoire de la biologie : le « cliché 51 ». Cette image révèle, avec une clarté inédite, la forme hélicoïdale de la molécule d’ADN. On y voit des taches disposées en forme de X, révélant que la molécule forme une double hélice régulière. L’espacement des taches renseigne sur la distance entre les bases (A, T, C et G), et leur symétrie suggère une structure très ordonnée.

Rosalind Franklin identifie également deux formes distinctes de l’ADN selon l’humidité (forme A et B), et démontre que les groupements phosphate sont orientés vers l’extérieur.

Mais derrière cette réussite, l’ambiance au laboratoire est tendue. Franklin est la seule femme scientifique du département, et ses collègues masculins, notamment Maurice Wilkins, voient son indépendance comme de l’insubordination. En effet, Wilkins pensait que Franlkin arrivait au laboratoire comme assistante sous sa direction. De son côté, Rosalind pensait avoir été recrutée pour diriger ses propres recherches sur l’ADN,de manière indépendante. Cette incompréhension institutionnelle a été exacerbée par une communication défaillante de la part de John Randall, directeur du laboratoire, qui n’a pas informé Wilkins de l’autonomie accordée à Franklin. Wilkins n’a appris cette décision que des années plus tard, ce qui a contribué à des tensions professionnelles. Ce dernier, persuadé qu’elle est son assistante, se heurte à son refus catégorique de toute hiérarchie injustifiée. Leur relation devient glaciale. Dans ce climat conservateur et misogyne, Franklin se heurte à un plafond de verre invisible, mais solide.

C’est dans ce contexte qu’un événement aux lourdes conséquences se produit. Sans son consentement, Wilkins montre le cliché 51 à James Watson, jeune chercheur de Cambridge. Ce dernier, avec Francis Crick, travaille lui aussi sur l’ADN, mais sans données expérimentales directes. En découvrant la photographie, Watson est stupéfait :

« Ma mâchoire s’est ouverte et mon pouls s’est emballé. »

La photographie de Franklin devient la pièce manquante qui leur permet de construire leur célèbre modèle de la double hélice. En avril 1953, trois articles fondamentaux sur l’ADN paraissent dans la revue Nature. Le premier, signé par Watson et Crick, propose le célèbre modèle en double hélice, fondé sur des raisonnements théoriques et des données expérimentales issues d’autres laboratoires – notamment le cliché 51, transmis à leur insu par Maurice Wilkins. Le second article, coécrit par Wilkins, Stokes et Wilson, présente des résultats de diffraction des rayons X qui confirment la présence d’une structure hélicoïdale, en cohérence avec le modèle proposé. Le troisième, rédigé par Rosalind Franklin et Raymond Gosling, expose avec rigueur leurs propres données expérimentales, parmi les plus décisives, mais sans que Franklin ait été informée de leur utilisation préalable par Watson et Crick. Bien que sa contribution soit déterminante, elle n’est mentionnée que brièvement dans les remerciements.

Watson la surnomme plus tard dans ses mémoires « Rosy », un diminutif qu’elle n’a jamais utilisé et qu’elle détestait. Il la décrit comme austère, inflexible, difficile – un portrait injuste qui trahit davantage les préjugés de l’époque que la réalité de sa personne. Ses collègues masculins l’appellent la « Dark Lady » de l’ADN.

Blessée, fatiguée par ce climat toxique, Franklin quitte le King’s College dès la fin 1953. Mais loin d’abandonner, elle rebondit immédiatement.

La renaissance scientifique : les virus

Elle rejoint alors le Birkbeck College, un établissement de l’Université de Londres situé à Bloomsbury, sur l’invitation du physicien John Bernal qui la qualifie de « brillante expérimentatrice ». Elle y obtient un poste de chercheuse senior, à la tête de son propre groupe de recherche, financé par l’Agricultural Research Council. Là, elle applique ses compétences en diffraction X à un nouveau domaine : les virus. Elle se lance dans l’étude du virus de la mosaïque du tabac, un petit virus végétal très étudié. Avec son équipe, les doctorants Kenneth Holmes et John Finch, le jeune chercheur postdoctoral Aaron Klug, futur prix Nobel, ainsi que l’assistant de recherche James Watt, elle démontre que l’ARN du virus est situé à l’intérieur d’une coque protéique hélicoïdale. Cette découverte est essentielle car elle montre la forme en 3D du virus, explique comment l’ARN est protégé à l’intérieur, et crée les bases pour mieux comprendre les virus. Cela a aidé à progresser dans la recherche pour trouver des traitements contre les infections virales.

Entre 1953 et 1958, elle publie plus de 15 articles majeurs, établissant les bases de la virologie moléculaire. Elle travaille également sur la structure du virus de la polio, en collaboration avec le futur prix Nobel Aaron Klug, récompensé en 1982 pour son développement de la microscopie électronique cristallographique et l’élucidation des complexes biologiques entre acides nucléiques et protéines. Elle est enfin dans un environnement où elle est écoutée, respectée, et même admirée.

Un destin interrompu

Mais en 1956, le destin frappe cruellement. Au cours d’un séjour aux États-Unis, Franklin ressent de fortes douleurs abdominales. Le diagnostic tombe : cancer des ovaires. Elle a 36 ans. La maladie est probablement liée à son exposition répétée aux rayons X, à une époque où les protections étaient rudimentaires, voire absentes.

Malgré plusieurs opérations et de lourds traitements, elle continue de travailler, fidèle à sa discipline et à sa passion. Jusqu’à ses derniers mois, elle écrit, corrige, encourage, dirige. Elle meurt le 16 avril 1958, à l’âge de 37 ans.

Un prix Nobel sans elle

Quatre ans après sa mort, en 1962, le prix Nobel de physiologie ou médecine est attribué à Watson, Crick et Wilkins pour la découverte de la structure de l’ADN. Rosalind Franklin n’est pas mentionnée. Officiellement, le prix ne peut être attribué à titre posthume. Officieusement, elle n’a jamais été sérieusement envisagée comme co-lauréate, car son nom ne circulait pas dans les cercles masculins du pouvoir scientifique.

Une reconnaissance restaurée

Il faudra attendre les années 1970 pour que sa contribution soit pleinement reconnue. D’abord par Anne Sayre, amie de Franklin, journaliste américaine et amie proche de Franklin rencontrée à Londres dans les années 1950 grâce à leur cercle social commun lié au monde scientifique, qui publie Rosalind Franklin and DNA en 1975 pour rétablir les faits. Puis, bien après, en 2002, avec la biographie The Dark Lady of DNA, écrite par Brenda Maddox et qui rencontre un grand écho international.

Aujourd’hui, son nom est inscrit sur des bâtiments universitaires, des bourses, des prix scientifiques. En 2020, elle est sélectionnée par le magazine Nature parmi les plus grandes scientifiques du XXe siècle. En 2021, la mission spatiale européenne vers Mars, nommée Rosalind Franklin Rover, a été lancée pour chercher des traces de vie passée dans le sous-sol martien. Ce nom rend hommage à Franklin, dont les travaux sur la structure de l’ADN symbolisent la recherche des bases moléculaires du vivant.

Rosalind Franklin, longtemps éclipsée par ses pairs, incarne aujourd’hui bien plus qu’une figure oubliée de la science. Elle est devenue un symbole de ténacité, d’éthique scientifique, et de justice. Une pionnière dont l’éclat posthume inspire chercheuses et chercheurs à persévérer malgré les obstacles, les discriminations et les injustices qu’ils peuvent rencontrer.

The Conversation

Coralie Thieulin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.08.2025 à 17:15

Quand Donald Trump déroule le tapis rouge pour Vladimir Poutine

Matthew Sussex, Associate Professor (Adj), Griffith Asia Institute; and Fellow, Strategic and Defence Studies Centre, Australian National University

Ce qui importe à Trump, c’est pouvoir affirmer qu’une paix a été mise en œuvre, quelles qu’en soient les modalités et la durée de vie.
Texte intégral (2430 mots)
Donald Trump salue Vladimir Poutine à l’aéroport d’Anchorage, en Alaska, le 15 août 2025. Site officiel du Kremlin, CC BY-NC

La rencontre tenue en Alaska entre le président des États-Unis et celui de la Russie s’est soldée par un triomphe symbolique et diplomatique pour Vladimir Poutine. Les propositions de paix pour l’Ukraine qui semblent devoir en ressortir vont entièrement dans le sens des volontés du maître du Kremlin, et ne pourront sans doute pas être acceptées par Kiev et ses alliés européens. Trump, pour sa part, estime de toute évidence que toute paix, même injuste, temporaire et susceptible de déboucher sur une nouvelle attaque d’envergure menée par la Russie, serait souhaitable, car cela lui permettrait de se présenter comme l’artisan d’une solution.


L’étrange sommet entre Donald Trump et Vladimir Poutine qui vient de se tenir en Alaska devrait finir de convaincre ceux qui en doutaient encore que, aux yeux de la Maison Blanche, il importe plus d’entretenir des relations amicales avec le dictateur russe que d’instaurer une paix durable en Ukraine.

Le programme initial ayant été raccourci, les deux dirigeants ont pu conclure la réunion plus tôt que prévu. Ils se sont ensuite mutuellement félicités lors d’une conférence de presse à l’issue de laquelle ils n’ont pas répondu aux questions des journalistes présents.

Il ressort de cette séquence que Trump ne voit aucun inconvénient à offrir des victoires symboliques à Poutine et qu’il refuse d’exercer à son encontre la moindre pression réelle.

Les victoires symboliques de Poutine

Le choix du lieu où s’est déroulée la rencontre n’avait rien d’anodin. En effet, la Russie affirme régulièrement que l’Alaska, qu’elle a vendu aux États-Unis dans les années 1860, lui appartient toujours de droit. Avant la réunion, les porte-parole du Kremlin ont pris plaisir à affirmer que Poutine et son équipe avaient emprunté un « vol intérieur » pour se rendre à Anchorage – des propos rappelant des panneaux d’affichage installés en Russie en 2022 et proclamant « L’Alaska est à nous ! ». Des prétentions russes sur l’Alaska que Trump a alimentées par une nouvelle gaffe avant la réunion lorsqu’il a déclaré que si les discussions ne prenaient pas le tour qu’il souhaitait… il « repartirait aux États-Unis ».

Lorsque l’avion de Poutine a atterri, des militaires américains se sont mis à genoux pour dérouler un tapis rouge sur lequel le président russe allait faire ses premiers pas sur le sol des États-Unis, comme un leader respecté plutôt que comme un criminel de guerre inculpé par la Cour pénale internationale. Poutine a ensuite été invité à rejoindre le bâtiment de la réunion non pas dans son propre véhicule, mais dans la limousine de Trump, en compagnie de celui-ci.

Au-delà de ces images marquantes, Trump a offert à Poutine plusieurs autres victoires qui ne peuvent que renforcer l’image du président russe dans son pays et confirmer au monde entier que les relations entre les États-Unis et la Russie se sont normalisées.

L’organisation d’un sommet est généralement perçue comme une faveur de la part du pays qui l’accueille, comme le signe d’une volonté sincère d’améliorer les relations bilatérales. En l’invitant en Alaska, Trump a traité Poutine sur un pied d’égalité. Il n’a exprimé aucune critique à propos des violations flagrantes des droits de l’homme commises par la Russie, de ses tentatives de plus en plus violentes visant à fragmenter l’alliance transatlantique ou de sa volonté de multiplier les conquêtes territoriales.

Au lieu de cela, Trump a, une fois de plus, cherché à présenter Poutine et lui-même comme des victimes. Il a notamment déploré que l’un comme l’autre aient été contraints, depuis des années, de supporter « le mensonge “Russie, Russie, Russie” » selon lequel Moscou aurait interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016.

Il a ensuite offert à Poutine une victoire supplémentaire, en rejetant la responsabilité d’accepter les conditions russes pour mettre fin à la guerre en Ukraine sur le gouvernement ukrainien et sur l’Europe, affirmant que « au bout du compte, c’est à eux de décider ».

Poutine a obtenu tout ce qu’il pouvait espérer. Outre le gain symbolique qu’ont constitué ses séances photo avec le président américain, il a pu, sans être contredit, déclarer que la guerre en Ukraine ne pourrait se terminer qu’à la condition que soient réglées ses « causes profondes » – ce qui, dans sa bouche, signifie que c’est l’OTAN qui est responsable du conflit, et non pas l’agression impérialiste non provoquée qu’il mène depuis des années à l’encontre du pays voisin.

Il a également évité d’aborder le sujet d’éventuelles sanctions américaines supplémentaires, menace que Trump avait vaguement brandie dans les semaines précédentes avant de déclarer, comme il l’a si souvent fait par le passé qu’il avait besoin de « deux semaines » pour y réfléchir davantage.

Puis, ayant empoché ces victoires symboliques et diplomatiques, Poutine a rapidement repris son avion pour rentrer chez lui, emportant probablement la statue de bureau de l’aigle à tête blanche, emblème des États-Unis, que Trump lui avait offerte.

Quelles conséquences pour l’avenir ?

Après l’appel téléphonique passé par Trump aux dirigeants européens à l’issue du sommet pour les informer de la teneur de ses échanges avec Poutine, des détails concernant le plan de paix abordé par les deux hommes ont commencé à fuiter.

Poutine serait prêt à fixer les lignes de front actuelles dans les régions de Kherson et de Zaporijia en Ukraine, à condition que Kiev accepte de céder l’ensemble des régions de Lougansk et de Donetsk, y compris les territoires que la Russie ne contrôle pas actuellement. Il n’y aurait pas de cessez-le-feu immédiat (ce que souhaitent l’Europe et l’Ukraine), mais une évolution vers une paix permanente, ce qui correspond aux intérêts du Kremlin.



Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’un piège à peine déguisé. Poutine et Trump soumettent à l’Ukraine et à l’Europe une proposition inacceptable, et une fois que celles-ci s’y seront opposées, ils les accuseront de refus d’aller de l’avant et de bellicisme.

D’une part, l’Ukraine contrôle toujours une partie importante de la région de Donetsk. Abandonner les régions de Donetsk et de Lougansk reviendrait non seulement à céder à Moscou les réserves de charbon et de minerais qu’elles recèlent, mais aussi à renoncer à des positions défensives vitales que les forces russes n’ont pas réussi à prendre depuis des années.



Cela permettrait également à la Russie de lancer plus aisément d’éventuelles incursions futures, ouvrant la voie vers Dnipro à l’ouest et vers Kharkiv au nord.

L’apparent soutien de Trump aux exigences de la Russie qui demande à l’Ukraine de céder des territoires en échange de la paix – ce que les membres européens de l’OTAN rejettent – signifie que Poutine a réussi à affaiblir encore davantage le partenariat transatlantique.

De plus, rien ou presque n’a été dit sur qui garantirait la paix, ni sur la façon dont l’Ukraine pourrait être assurée que Poutine ne profiterait pas de ce répit pour se réarmer et tenter à nouveau d’envahir la totalité du pays.

Étant donné que le Kremlin s’oppose systématiquement à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, accepterait-il vraiment que des forces européennes ou américaines assurent la sécurité de la nouvelle ligne de contrôle ? Quant à l’Ukraine, serait-elle autorisée à se réarmer, et dans quelle mesure ?

Et même si dans une future ère post-Trump les États-Unis adoptaient une ligne plus ferme, Poutine aura tout de même réussi à s’emparer de territoires qu’il sera impossible de lui reprendre. Voilà qui renforce l’idée selon laquelle conquérir des parties d’un pays voisin est une stratégie payante.

Il existe toutefois un élément à première vue plus encourageant pour l’Ukraine : les États-Unis seraient prêts à lui offrir des garanties de sécurité « hors OTAN ».

Mais là aussi, la plus grande prudence est de mise. L’administration Trump a déjà exprimé publiquement son rapport pour le moins ambigu quant aux engagements des États-Unis à défendre l’Europe en vertu de l’article 5 de l’OTAN, ce qui a remis en question la crédibilité de Washington en tant qu’allié. Les États-Unis se battraient-ils vraiment pour l’Ukraine en cas de future invasion russe ?

Il faut reconnaître que les dirigeants européens ont réagi avec fermeté aux transactions de Trump avec Poutine.

Tout en saluant la tentative de résolution du conflit, ils ont déclaré au président ukrainien Volodymyr Zelensky qu’ils continueraient à le soutenir si l’accord était inacceptable. Zelensky, qui doit rencontrer Trump à Washington lundi, a déjà rejeté l’idée de céder la région du Donbass (Donetsk et Lougansk) à la Russie.

Mais l’Europe se retrouve désormais face à une réalité qu’elle ne peut nier : non seulement elle doit faire plus, mais elle doit également assurer un leadership durable sur les questions sécuritaires, plutôt que se contenter de réagir à des crises qui ne cessent de se répéter.

Les motivations profondes de Trump

En fin de compte, le sommet de l’Alaska montre que la paix en Ukraine n’est qu’une partie du tableau d’ensemble aux yeux de l’administration Trump, qui s’efforce d’établir des relations plus cordiales avec Moscou, si ce n’est de s’aligner complètement sur le Kremlin.

Trump se soucie peu de la manière dont la paix sera obtenue en Ukraine, ou du temps que cette paix durera. Ce qui lui importe, c’est qu’il en retire le mérite, voire obtienne grâce à cette paix précaire le prix Nobel de la paix auquel il aspire ouvertement.

Et bien que la vision de Trump consistant à éloigner la Russie de la Chine relève de la fantaisie, il a néanmoins décidé de s’y accrocher. Cela oblige les partenaires européens des États-Unis à réagir en conséquence.

Il existe déjà de nombreux signes indiquant que, ayant échoué à gagner la guerre commerciale avec la Chine, l’administration Trump choisit désormais de s’en prendre aux alliés des États-Unis. On le constate à travers son obsession pour les droits de douane ; son désir étrange de punir l’Inde et le Japon ; et, plus globalement, la destruction du soft power américain.

Plus inquiétant encore : les initiatives diplomatiques de Trump continuent de le faire passer pour un jouet entre les mains des dirigeants autoritaires.

Cela enseigne une leçon plus large aux amis et partenaires des États-Unis : leur sécurité future dépend peut-être des bons offices américains, mais il serait naïf de croire que cela garantit automatiquement que Washington leur donnera la priorité s’ils se trouvent menacés par des puissances ennemies…

The Conversation

Matthew Sussex a reçu des financements de l'Australian Research Council, de l'Atlantic Council, de la Fulbright Foundation, de la Carnegie Foundation, du Lowy Institute et de divers ministères et agences gouvernementaux australiens.

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17.08.2025 à 11:58

Conflit Cambodge-Thaïlande : cinq jours de combats, des siècles de tensions

David Camroux, Senior Research Associate (CERI) Sciences Po; Professorial Fellow, (USSH) Vietnam National University, Sciences Po

Les cinq jours de combats entre la Thaïlande et le Cambodge ravivent des questions intérieures et extérieures restées en suspens dans les deux pays.
Texte intégral (2286 mots)

Cinq jours d’escarmouches entre le Cambodge et la Thaïlande en juillet 2025 ont fait près de 40 morts et déplacé environ 300 000 personnes, révélant l’ampleur des tensions frontalières et nationalistes entre les deux pays. Derrière ce conflit, vieux de plusieurs siècles, se mêlent calculs politiques internes, rivalités irrédentistes et enjeux économiques cruciaux, tandis que l’Asean tente de contenir la crise et d’éviter un nouveau bras de fer régional.


Le 7 août 2025, le Cambodge et la Thaïlande se sont mis d’accord pour renforcer le cessez-le-feu conclu le 28 juillet à Kuala Lumpur entre le premier ministre cambodgien Hun Manet et le premier ministre thaïlandais par intérim Phumtham Wechayachai. Dans l’attente du déploiement officiel de la mission d’observation de l’Asean, des attachés de défense d’autres États membres seront envoyés le long de la frontière disputée.

Malgré des incidents impliquant des mines antipersonnels, qui a blessé quatre soldats thaïlandais, la trêve a mis fin à cinq jours d’escarmouches ayant fait environ 35 morts et déplacé près de 300 000 personnes. L’implication de l’Asean rappelle son rôle dans la résolution d’affrontements similaires en 2011.

Le 22 août, Thaksin Shinawatra, de retour après quinze ans d’exil, connaîtra le verdict d’une affaire de lèse-majesté, suivi le 9 septembre par la décision de la Cour suprême sur sa détention en hôpital. Ces affaires judiciaires, liées à Hun Sen et aux anciennes alliances, se mêlent aux tensions frontalières, reflétant d’anciennes rivalités nationalistes et irrédentistes.

Dynamiques irrédentistes croisées

Le drapeau cambodgien, représentant Angkor Wat, évoque un âge d’or impérial. Adopté lors du retour de la monarchie en 1993, il reprend presque à l’identique celui de 1863, lorsque le roi Norodom demanda la protection française pour se prémunir des ambitions siamoises. Unique au monde, il arbore un monument existant comme élément central, symbole des gloires de l’Empire khmer (IXe–XIIIe siècles).

Le Trairong thaïlandais, quant à lui, date de 1917, adopté par décret royal et porté fièrement par le corps expéditionnaire siamois lors du défilé de la victoire à Paris en 1919, puis à Genève lorsque le Siam rejoignit la Société des Nations. Il célèbre la modernité et le statut unique de la Thaïlande, seul État d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé.

Au fil de mes voyages et de mes échanges dans ces deux pays, j’ai eu l’impression, de manière anecdotique, que ces symboles reflètent des visions du monde opposées : les Cambodgiens, attachés à leur grandeur passée, considèrent les Thaïlandais comme des parvenus, tandis que ces derniers perçoivent leurs voisins comme soumis à l’influence étrangère et en retard sur le plan de la modernité.

Les différends frontaliers remontent aux traités franco-siamois de 1904 et 1907. Sur les 817 km de frontière terrestre, 195 km restent non délimités. Des désaccords sur les échelles cartographiques – projection Mercator pour le Cambodge, sinusoïdale pour la Thaïlande – bloquent toute avancée.

Les tensions de 2025 trouvent leur origine dans divers incidents, comme celui de février, lorsque des soldats cambodgiens ont entonné leur hymne national au temple Ta Muen Thom (situé à la frontière entre les deux pays), provoquant des protestations thaïlandaises.

Les différends maritimes jouent aussi un rôle, notamment autour de l’île de Koh Kood, cédée au Siam en 1907 mais toujours revendiquée par des nationalistes cambodgiens, y compris dans la diaspora. Les négociations sur la zone de revendications superposées dans le golfe de Thaïlande (27 000 km2 riches en gaz) ont par le passé déclenché une réaction hostile des conservateurs thaïlandais, contribuant à la chute de Thaksin en 2006. Début 2025, sa fille, la Première ministre Paetongtarn, a tenté de relancer les discussions avec Hun Manet, ravivant des tensions similaires.

Cinq jours de démonstrations de force

Les combats de juillet ont impliqué l’artillerie cambodgienne et des frappes aériennes et de drones thaïlandaises, avec peu d’engagements au sol. Les forces cambodgiennes, moins précises, semblaient chercher à forcer des négociations, tandis que les Thaïlandais visaient à « les remettre à leur place ». Des images satellites montrent que le Cambodge se préparait depuis février. L’étincelle du conflit a été l’explosion d’une mine à la mi-juillet, qui a blessé huit soldats thaïlandais. Les affrontements ont duré cinq jours, entraînant moins de 40 morts et le déplacement temporaire d’environ 300 000 personnes le long de la frontière.

Sur le plan diplomatique, Hun Manet a sollicité l’arbitrage de la CIJ sur les sites disputés, bien que la Thaïlande refuse sa compétence obligatoire. Plus provocateur encore, Hun Sen a divulgué un appel téléphonique de Paetongtarn au ton jugé déférent, entraînant sa suspension politique. La police thaïlandaise a ensuite ciblé des réseaux d’arnaques liés au Cambodge, menaçant des flux financiers illicites cruciaux pour l’élite au pouvoir à Phnom Penh. Ces opérations ont cessé après le cessez-le-feu, le Cambodge se contentant de quelques actions internes limitées.


À lire aussi : La Thaïlande en crise politique et diplomatique


Manœuvres politiques convergentes

Le régime autoritaire cambodgien, dépendant des revenus issus de la cybercriminalité, a utilisé le conflit pour détourner l’attention de ses activités illicites, réprimer l’opposition de la diaspora via des modifications de la loi sur la nationalité, et renforcer ses références nationalistes.

Selon certaines estimations, la cybercriminalité représenterait entre 12,5 et 19 milliards de dollars par an, soit jusqu’à 60 % du PIB, surpassant largement le secteur formel le plus important du pays, celui du textile. Jacob Sims décrit le parti au pouvoir comme une « entreprise criminelle sophistiquée drapée dans un drapeau », où « la gouvernance passe par la criminalité »**

En Thaïlande, l’establishment conservateur-militaire, jamais vraiment réconcilié avec l’accession de Paetongtarn au pouvoir, a exploité la crise pour l’affaiblir. La configuration politique thaïlandaise combine un Parlement partiel élu, un Sénat puissant non élu en partie désigné par l’armée, une monarchie influente, un pouvoir judiciaire complaisant et un establishment politico-économique conservateur. L’armée thaïlandaise, qui a réalisé douze coups d’État depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, conserve des instruments historiques de pouvoir, notamment les régiments de la Garde royale récemment réorganisés sous le contrôle personnel du roi. Cette structure a limité les risques de coups, mais permet à l’armée et aux élites conservatrices de peser fortement sur la scène politique. L’exploitation de la crise frontalière par ces acteurs pourrait conduire à l’éviction du clan Shinawatra, même si les revendications pour une réforme démocratique restent importantes.

Et maintenant ?

Il existe des raisons objectives pour que les deux pays cherchent une solution durable. Selon Nikkei Asia (6 août 2025), le conflit a provoqué en Thaïlande des dommages directs d’au moins 10 milliards de baht, soit environ 300 millions de dollars. Si les points de passage frontaliers restent fermés, le commerce annuel pourrait chuter de 1,85 milliard de dollars. Entre 1 et 1,2 million de travailleurs cambodgiens se trouvent en Thaïlande, dont 400 000 sont déjà rentrés au Cambodge, ce qui risque de provoquer des pénuries de main-d’œuvre dans des secteurs exigeants tels que la construction et l’agriculture. Du côté cambodgien, les transferts d’argent en provenance de Thaïlande, estimés entre 1,4 et 1,9 milliard de dollars, constituent une ressource essentielle pour l’économie formelle. Moins médiatisée, l’intervention discrète du gouvernement japonais visait à mettre fin au conflit : pour Tokyo, comme pour Pékin, sa poursuite aurait représenté une menace pour les chaînes de production régionales fortement intégrées.

Les récentes taxes américaines de 19 % risquent de fragiliser encore davantage ce secteur, poussant au chômage et au retour à l’économie informelle et illicite. Les touristes thaïlandais, qui représentent environ un tiers des visiteurs étrangers au Cambodge, ne devraient pas revenir de sitôt.

Politiquement, chaque camp a atteint certains de ses objectifs : l’armée thaïlandaise a renforcé son rôle incontournable, tandis que le leadership cambodgien a mobilisé le soutien nationaliste. Cependant, les dynamiques sous-jacentes, notamment en Thaïlande, restent intactes : le mouvement générationnel incarné par le parti Move Forward (rebaptisé People’s Party) pourrait raviver les demandes pour une monarchie constitutionnelle plus classique, un pouvoir judiciaire indépendant et un parlement représentatif. Au Cambodge, l’avenir après Hun Sen demeure incertain : Hun Manet pourrait se heurter à des rivalités au sein de son propre appareil, et toute pression internationale, y compris chinoise, pour fermer les centres de cybercriminalité risquerait d’affaiblir l’élite dirigeante, offrant à l’opposition en exil une opportunité de mobiliser le nationalisme.


À lire aussi : Au Cambodge, une base militaire comme outil d’influence pour Pékin


Et la communauté internationale ?

La Commission mixte de délimitation des frontières, créée en 1997, a peu progressé. Après sa cinquième réunion en 2012, il a fallu treize ans pour convoquer une sixième réunion en 2024, au cours de laquelle les responsables ont indiqué que la démarcation n’était achevée que dans 13 zones et que 11 autres faisaient encore l’objet de désaccords.

En théorie, les différends frontaliers relèvent d’une arbitrage international neutre. La partie la plus faible, le Cambodge, a déjà sollicité par le passé l’arbitrage de la Cour internationale de justice, qui a statué en 1962 et 2013 que le temple de Preah Vihear appartenait au Cambodge. L’appel de Hun Manet à un nouvel arbitrage de la CIJ avait peu de chances de succès, mais il a attiré l’attention des États-Unis. Quelques jours avant une hausse tarifaire annoncée de 36 %, Donald Trump a appelé les deux dirigeants, s’attribuant le mérite du cessez-le-feu et réduisant la hausse à 19 %.

La médiation de l’Asean offre une lueur d’espoir. Les deux parties sont sous pression pour montrer qu’elles sont des membres responsables de la « famille Asean » et respectent la « voie Asean » fondée sur la souveraineté et le consensus. L’Asean, éventuellement avec l’appui technique d’autres partenaires régionaux, pourrait jouer le rôle d’arbitre indépendant, jusque-là absent. Toutefois, sans engagement durable, les différends irrédentistes resteront une menace récurrente pour la stabilité régionale, et leur résolution dépendra en grande partie de la capacité des dirigeants à dépasser les enjeux politiques immédiats et les rivalités historiques.

The Conversation

David Camroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.08.2025 à 18:23

La technologie, carburant du surtourisme… et possible frein ?

Adrian Palmer, Professor of Marketing, University of Reading

TikTok, Airbnb… L’influence néfaste d’Internet amplifie les effets du tourisme. Mais l’IA pourrait également faire partie de la solution.
Texte intégral (1456 mots)

C’est un facteur qu’on oublie souvent pour expliquer le développement du tourisme de masse. Plutôt que de pointer des groupes sociaux, il peut être intéressant d’analyser l’influence du progrès technologique sur le développement du voyage pour tous – ou pour presque tous. Quel impact la technologie pourrait-elle avoir dans les années à venir ?


Le touriste n’est plus toujours le bienvenu parmi les habitants des lieux que beaucoup d’entre nous rêvent de visiter. Si un nombre important de visiteur peut apporter des avantages économiques, il peut aussi avoir un coût pour les locaux et causer des dommages environnementaux.

Airbnb est visé du doigt par certains. D’autres accusent les opérateurs de navires de croisière, les baby-boomers désormais à la retraite ou les classes moyennes en pleine croissance à travers le monde, avec leurs revenus disponibles et leur appétit insatiable pour les selfies. Reste un élément souvent négligé : le rôle de la technologie.

Déjà à Bournemouth ou Blackpool

En effet, historiquement, les nouveaux modes de transport ont été un moteur important de l’industrie du tourisme. Au Royaume-Uni, par exemple, l’expansion des chemins de fer au XIXe siècle a produit le tourisme de masse dans les villes côtières, notamment dans les villes de Bournemouth (comté de Dorset, côte sud de l’Angleterre) et de Blackpool (Lancashire, nord-ouest de l'Angleterre). Dans les années 1960, les voyages aériens moins chers ont fait de même pour les destinations à l’étranger. Des endroits comme Majorque et la Costa del Sol en Espagne sont alors devenus accessibles à des masses de nouveaux visiteurs.


À lire aussi : Un tourisme durable est-il possible ?


Mais les nouveaux modes de transport ne sont plus le principal facteur pour expliquer la croissance actuelle et future du tourisme de masse. À court terme, de nouvelles façons de voyager par terre, air ou mer qui alimenteraient la croissance comme le firent le train ou l’avion, ne sont pas anticipées.

Un impact plus subtil

Aujourd’hui, les effets de la technologie sont plus subtils : le monde en ligne transforme la façon dont nous voyageons dans le monde réel. Ainsi, Internet a rendu plus floue la distinction entre résidents et touristes. L'essor du télétravail, rendu possible par Internet, permet à certaines personnes de vivre là où elles aiment passer leur temps libre, plutôt que de privilégier la proximité de leur lieu de travail ou des transports en commun.

À cette catégorie s’ajoutent les « nomades numériques » qui poussent plus loin le concept de télétravail : dès lors qu’ils ont une connexion Internet décente, ils peuvent vivre (et travailler) n’importe où dans le monde.

Quand TikTok nuit à la tranquillité d’un lieu

L’essor des réseaux sociaux a également eu un impact considérable sur le tourisme, en diffusant des récits et des images sur des attractions jusqu’alors peu connues. Quelques vidéos virales peuvent rapidement transformer des coins perdus en destinations touristiques très prisées. Il suffit de demander aux habitants de la station de ski italienne de Roccaraso, autrefois tranquille. Depuis janvier 2025, ils sont submergés par un afflux de visiteurs, à la suite de vidéos TikTok de l’influenceuse italienne Rita De Crescenzo.

Le monde en ligne a également comblé un fossé qui existait auparavant entre les destinations touristiques et leurs clients éloignés. Avant l’avènement d’Internet, l’industrie mondiale du tourisme dépendait des agences de voyage et de la presse écrite. Aujourd’hui, tous les hôtels et complexes touristiques sont accessibles en quelques clics, avec des plateformes comme Airbnb (qui a accueilli 5 millions de locations en 2024) transformant en profondeur le secteur.

Des vacances virtuelles ?

Les effets de l’intelligence artificielle (IA) sur le tourisme sont moins certains pour le moment. Mais elle pourrait peut-être faire partie de la solution. L’IA pourrait être utilisée pour aider à créer des expériences touristiques personnalisées dans des endroits qui ont vraiment besoin de touristes, réduisant ainsi les dommages causés aux sites surpeuplés ou aux écosystèmes fragiles.

L’industrie du voyage pourrait également l’utiliser pour faire des prédictions plus précises sur les habitudes de voyage, aidant ainsi des villes comme Barcelone et Venise à gérer leur nombre de visiteurs.

La réalité virtuelle améliorée par l’IA a également le potentiel de permettre aux gens de vivre des expériences de destinations touristiques à distance. Des études suggérent que les « vacances virtuelles » pourraient bouleverser le secteur du tourisme.

France 24, 2025.

Après tout, nous sommes nombreux à avoir troqué d'autres expériences réelles, comme le shopping ou les réunions de travail, contre des activités que nous pratiquons désormais sur un écran. Il y a même des preuves d’une préférence émergente pour la pratique de sports en ligne par rapport aux versions réelles.

Quelle attractivité pour le tourisme virtuel ?

Mais le tourisme virtuel pourrait-il devenir assez attrayant pour réduire sensiblement le tourisme réel ? Les touristes du futur se contenteront-ils vraiment d’une version virtuelle d’un chef d’œuvre ou d’un lieu exceptionnel, au lieu de faire la queue pendant des heures pour une expérience au sein d’une foule ?

La question a été posée dans des termes assez similaires lorsque la télévision couleur s’est développée dans les années 1960. Par exemple, certains estimaient que la représentation vivante de la faune sauvage dans les réserves africaines réduirait la nécessité pour les touristes de s’y rendre. Qui se donnerait la peine de dépenser de l’argent pour aller au Kenya ou au Botswana, alors qu'il est possible de voir ces animaux de près, en restant confortablement assis dans son canapé ?

Le résultat a toutefois été exactement le contraire. Il est prouvé que les programmes consacrés à la faune sauvage ont en fait stimulé la demande pour voir les animaux « en vrai ». De même, les films et les séries télévisions populaires tournés dans des lieux magnifiques donnent envie aux gens de les visiter. L’anticipation et l’attente de la « vraie » visite ajoutent même de la valeur à l’expérience touristique finale.

Ainsi, bien que nous puissions être à peu près sûrs que l’IA affectera le tourisme – comme elle le fera pour toutes les industries –, nous ne savons pas encore si son impact global réduira la pression sur les lieux les plus populaires du monde ou stimulera davantage la demande. Et ce n’est peut-être pas la technologie qui aura le dernier mot. Les préoccupations concernant le changement climatique et les pressions économiques pourraient influencer les habitudes de voyage mondiales avant tout. Mais une chose est sûre : la fin du surtourisme n’est pas pour demain.

The Conversation

Adrian Palmer a reçu un financement de la British Academy pour une étude sur le rôle des médias sociaux dans les visites touristiques. Il est membre non rémunéré du Collège d'experts du ministère britannique de la Culture, des Médias et des Sports, un organisme de recherche consultatif non politique.

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15.08.2025 à 16:21

Nouvelle-Calédonie : les indépendantistes du FLNKS rejettent l’accord de Bougival. Et maintenant ?

Pierre-Christophe Pantz, Enseignant-chercheur à l'Université de la Nouvelle-Calédonie (UNC), Université de Nouvelle Calédonie

Le FLNKS a rejeté l’accord de Bougival visant à relancer le dialogue et accroître l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie, divisant le camp indépendantiste.
Texte intégral (1914 mots)

Le FLNKS, le principal regroupement de mouvements indépendantistes, a officiellement désavoué le 13 août dernier l’accord de Bougival, qui devait renouer le dialogue avec l’État et permettre à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à davantage d’autonomie. Qu’adviendra-t-il de ce texte, toujours soutenu par une partie du camp indépendantiste ?


Quelques semaines à peine après la ratification inespérée d’un accord politique entre l’État et dix-huit représentants politiques néocalédoniens – indépendantistes et non-indépendantistes – les voix dissonantes s’amplifient et contestent parfois avec virulence un compromis politique qu’elles considèrent comme « mort-né ».

Dans un premier temps, l’Union Calédonienne (UC), l’un des principaux partis indépendantistes de l’archipel, a vivement réagi en reniant la signature de ses trois représentants. Logiquement, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) – coalition de 7 groupes de pression dont l’UC est le principal membre – a suivi, en actant le 13 août son rejet de ce projet d’accord en raison de son « incompatibilité avec les fondements et acquis de sa lutte ». Il réclame par ailleurs des élections provinciales en novembre 2025. Face à cette levée de boucliers, l’accord de Bougival, qualifié d’« historique » par le ministre des Outre-mer Manuel Valls, a-t-il encore des chances d’aboutir ?


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Le rejet de l’UC et du FLNKS condamne-t-il l’accord ?

Dans ce contexte tendu, certains signataires – notamment ceux du FLNKS – se retrouvent désormais contestés par leur propre parti politique et leurs militants. Quelques jours après les signatures et la publication in extenso de l’accord, l’Union Calédonienne et le FLNKS avaient rapidement précisé que la délégation de signataires ne disposait pas du mandat politique pour signer un tel document au nom de leur parti. Sous la pression des militants, ce sont essentiellement de nouveaux responsables politiques qui ont contribué à l’ampleur de la contestation contre l’accord, puis à sa remise en cause. Rappelons tout de même que les trois signataires de l’UC occupent des rôles fondamentaux dans la gouvernance du parti, ce qui les rendait a priori légitimes à le représenter.

Après le rejet formel de l’Union Calédonienne (UC), principale composante du Front, l’organisation a précisé lors de son comité directeur que « le mandat des signataires et des équipes tombe de fait » : une nouvelle équipe devrait donc prendre le relais. Dans la continuité, le congrès extraordinaire du FLNKS du 9 août dernier a entériné cette position. L’organisation annonce désormais une mobilisation active contre le projet : « Nous utiliserons toutes nos forces et toutes les formes de lutte à notre disposition pour que ce texte n’aille pas au vote », affirme ainsi le président du FLNKS, Christian Tein.

Si le FLNKS considère désormais comme acté la mort de l’Accord de Bougival, il se positionne néanmoins pour la poursuite du dialogue, à condition toutefois de n’aborder que « les modalités d’accession à la pleine souveraineté » avec « le colonisateur ».

Si un consensus global autour de l’accord de Bougival semble désormais s’éloigner, qu’en est-il de la viabilité de cet accord, au regard notamment des 5 autres délégations de signataires – l’Union Nationale pour l’Indépendance (UNI), l’Éveil Océanien (EO) et les partis non indépendantistes – qui continuent de défendre et de soutenir ce compromis politique ? Au regard du paysage politique actuel, dont le Congrès de la Nouvelle-Calédonie est l’émanation représentative, et en considérant l’hypothèse d’une unanimité au sein des groupes, ceux en faveur de l’accord de Bougival représenteraient 40 membres sur 54 (12 membres de l’UNI, 3 pour l’EO et 25 pour les non-indépendantistes), contre 13 élus du groupe UC-FLNKS et nationalistes et 1 non-inscrit.

Si ce calcul théorique représente une majorité significative au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, il ne tient pas compte d’une crise de légitimité qui frappe les élus territoriaux, dont le mandat de cinq ans a expiré en mai 2024. Il avait à l’époque été prolongé jusqu’en novembre 2025, en raison d’une situation politique particulièrement tendue résultant des émeutes en cours à l’époque.

Un rejet qui clarifie la fragmentation dans le camp indépendantiste

En parallèle du rejet de l’UC et du FLNKS, le soutien renouvelé de l’UNI (rassemblant les partis indépendantistes Palika et UPM – Union progressiste en Mélanésie) à l’accord de Bougival confirme la scission au sein du camp indépendantiste. En effet, durant les émeutes de 2024, l’unité du FLNKS avait déjà été fragilisée avec la mise en retrait des deux partis de l’UNI (Palika et UPM), qui faisaient auparavant partie du Front.

L’une des conséquences de cette fragilisation du Front indépendantiste a été une recomposition institutionnelle : alors que le FLNKS détenait auparavant les présidences des deux principales institutions du Territoire (le Gouvernement et le Congrès), la combinaison des divisions en son sein et de la prise de distance de l’Éveil Océanien, un parti non aligné détenant une position de pivot, a entraîné un recul politique et institutionnel des indépendantistes. Ils ont ainsi perdu successivement la présidence du congrès en août 2024 et celle du gouvernement en décembre 2024.

Au sein du camp indépendantiste, cette recomposition du paysage politique s’apparente à une guerre d’influence entre UC et UNI, notamment sur la question de la stratégie et de la méthode à adopter en vue d’obtenir l’indépendance. L’UNI privilégie ainsi la voie du compromis politique pour parvenir à une souveraineté partagée à moyen terme. L’UC actuelle, quant à elle, se montre plus intransigeante et défend un rapport de force visant une pleine souveraineté immédiate.

Le FLNKS dans sa configuration actuelle se retrouve désormais sous domination de l’UC, marquée depuis août 2024 par la présidence de Christian Tein. Ce dernier s’est d’abord démarqué comme leader de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), mise en place par l’UC le 18 novembre 2023 pour lutter contre le projet de dégel du corps électoral. Le FLNKS se revendiquant comme seul mouvement légitime de libération du peuple kanak, son retrait vaudrait donc retrait de ce peuple de l’accord politique, le rendant mécaniquement caduc. L’UNI de son côté assume désormais son soutien au « compromis politique » de Bougival, prévoyant un statut que le parti estime évolutif, et qui permettrait in fine à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à une « souveraineté partagée avec la France ».

Cette division risque d’être accélérée par le rejet en bloc de l’accord de Bougival par le FLNKS, qui marginalise en interne une ligne plus consensuelle, incarnée par les trois signataires qui sont désormais désavoués par leur propre camp. Des sanctions disciplinaires sont désormais réclamées par une partie des militants, contribuant à rendre intenable une ligne favorable au compromis politique.

L’État parviendra-t-il à poursuivre le processus tout en maintenant le dialogue ?

Face au rejet catégorique exprimé par une partie du camp indépendantiste, la réaction de l’État, notamment par la voix du ministre des Outre-mer Manuel Valls, n’a pas tardée. Il a insisté sur le fait que l’accord représente un « compromis » et que son rejet risquerait de ramener le territoire au « chaos ». Il précise également qu’un « non-accord » aurait des conséquences sociales et économiques délétères, ce qui a pu être perçu par certains comme un chantage néocolonial.

Le ministre des Outre-mer a également réaffirmé sa disponibilité permanente au dialogue, annonçant se rendre en août une quatrième fois sur le territoire calédonien pour la mise en place d’un comité de rédaction chargé d’affiner les textes, de lever les ambiguïtés et de clarifier l’esprit de l’accord, sans toutefois en altérer l’équilibre. Toutes les forces politiques, y compris l’UC et le FLNKS, sont conviées à ce travail. Mais il y a peu de chances que ces deux organisations, en boycott actif du processus, y participent.

Malgré cette main tendue, Manuel Valls reste déterminé à tenir le calendrier prévisionnel de l’accord : report des élections provinciales à mai-juin 2026, adoption des réformes constitutionnelles et organiques à l’automne 2025, et surtout consultation populaire visant à adopter définitivement l’accord en février 2026.

Interrogé par la chaîne publique Nouvelle-Calédonie la Première peu de temps après le rejet de l’accord par l’UC, Manuel Valls continuait à défendre l’application de ce « compromis politique ».

Deux fragilités majeures pèsent sur ce processus : au plan national, l’instabilité politique et l’incertitude pour le gouvernement d’obtenir la majorité des 3/5e au Congrès, nécessaire à l’adoption finale de l’accord qui implique une révision constitutionnelle ; au plan local, la contestation de la légitimité des signataires, les divisions internes du camp indépendantiste et la menace d’une mobilisation active de l’UC-FLNKS qui compte fermement bloquer la consultation populaire.

Dans un contexte post-émeutes et marqué par de profondes fractures politiques, cette consultation populaire en forme de nouveau référendum interrogera la capacité des signataires à rallier une large majorité de Calédoniens, et conditionnera la viabilité durable de l’accord de Bougival.

The Conversation

Pierre-Christophe Pantz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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