14.08.2025 à 15:16
Spector Céline, Professeure des Universités, UFR de Philosophie, Sorbonne Université, Sorbonne Université
Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Cinquième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Montesquieu (1689-1755). Précurseur de l’approche constitutionnelle moderne, ce dernier définit des conditions de la liberté politique par la tripartition des pouvoirs de l’État – législatif, exécutif et judiciaire.
Comment Montesquieu peut-il nous aider à cerner l’esprit de la démocratie moderne ? Dans De l’esprit des lois (1748), paru de manière anonyme à Genève, le philosophe distingue la démocratie antique, dont le lieu d’origine est Athènes et Rome, et la république moderne, qui se dissimule encore sous la forme monarchique. Cette république nouvelle ne recourt plus au tirage au sort pour permettre aux citoyens de choisir leurs édiles ; elle privilégie le système représentatif en conférant au peuple – ou du moins à une partie du peuple – le droit d’élire ses députés à la Chambre.
C’est dans l’Angleterre postérieure à la Glorious Revolution (1689) que Montesquieu va chercher les principes de la liberté politique. Si cette nation est dotée d’un statut singulier, c’est qu’au terme de sanglantes guerres civiles, le prince y a été apprivoisé. Magistrat et juriste de formation, le philosophe de la Brède a observé la vie politique anglaise lors de son séjour sur l’île pendant plus de 18 mois (novembre 1729-avril 1731). Au livre XI de L’Esprit des lois, il brosse un tableau inédit des conditions de la liberté politique, en partant de la tripartition des pouvoirs de l’État : la puissance législative, la puissance exécutive ou exécutrice, la puissance judiciaire. C’est seulement si par la « disposition des choses », « le pouvoir arrête le pouvoir » que la Constitution pourra protéger la liberté, redéfinie de manière originale comme opinion que chacun a de sa sûreté, à l’abri de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir. Montesquieu fournit ainsi à la postérité une interprétation subtile et profonde des institutions de la liberté.
La question de l’attribution des pouvoirs est d’abord essentielle : afin de faire fonctionner l’État, le pouvoir exécutif doit certes être confié à un seul homme – le monarque – en raison de la rapidité nécessaire des décisions à prendre. Mais la liberté politique suppose d’autres exigences : afin d’éviter la formation d’une caste de juges potentiellement tyrannique, l’autorité judiciaire doit être attribuée pour l’essentiel à des jurys populaires tirés au sort. Quant au pouvoir législatif, il doit être confié, dans un grand État, aux représentants du peuple. Toutefois, il ne faut pas se faire d’illusions : les députés ne sont pas toujours mandataires de l’intérêt général. Telle est la raison pour laquelle le Parlement doit être constitué par deux Chambres – House of Commons et House of Lords. Si le bicaméralisme s’avère nécessaire, c’est que l’élite tente toujours d’opprimer le peuple et le peuple, de nuire à l’élite. Comme Machiavel, Montesquieu considère que les gens « distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs » ne doivent pas être confondus avec ceux qui en sont dénués, sans quoi « la liberté commune serait leur esclavage et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre ». L’État n’est pas une personne morale constituée en amont de la société et transcendant ses clivages : chaque groupe social dispose au sein du pouvoir législatif d’un organe partiel pour défendre ses intérêts, et se trouve par là même « constitué » avec ses droits et, le cas échéant, avec ses privilèges.
Néanmoins, l’exécutif lui-même n’est pas laissé sans secours face aux risques d’atteinte à sa prérogative : dans le sillage de certains publicistes anglais comme le Vicomte Bolingbroke, Montesquieu reconnaît le droit de véto du roi dans une monarchie limitée. Grâce à cette opposition de forces et de contre-forces, la constitution est un système dynamique qui se conserve par une forme d’autorégulation. Cet équilibre, sans doute, reste précaire : l’Angleterre perdra sa liberté au moment où le pouvoir législatif deviendra plus corrompu que l’exécutif. Mais contrairement aux théoriciens absolutistes de la souveraineté, l’auteur de L’Esprit des lois ne craint pas la paralysie des pouvoirs divisés, pas plus qu’il ne redoute l’impuissance associée à la nécessité d’un compromis politique et social. Tant que l’équilibre est maintenu, la préservation des droits résulte de la négociation et de la tension entre intérêts divergents. Dans le mouvement nécessaire des choses, les pouvoirs antagonistes finissent par « aller de concert ».
Comment interpréter la Constitution libre ? Dans un article classique, le juriste Charles Eisenmann a réfuté l’interprétation selon laquelle Montesquieu défendrait une véritable « séparation des pouvoirs ». L’interprétation séparatiste soutenue par la plupart des juristes consiste à affirmer que le pouvoir de légiférer, le pouvoir d’exécuter et le pouvoir de juger doivent être distribués à trois organes absolument distincts, pleinement indépendants, et même parfaitement isolés les uns des autres. Elle exclut pour chaque organe le droit de donner des instructions aux autres, et même tout droit de contrôle sur leur action.
Or cette conception stricte de la séparation des pouvoirs est intenable : en réalité, le philosophe-jurisconsulte ne remet pas le pouvoir législatif au Parlement seul, mais au Parlement et au monarque. Le Parlement élabore et vote les lois dont ses membres ont pris l’initiative ; mais ces lois n’entrent en vigueur que si le monarque y consent. Le monarque prend part à la législation par son droit de veto ; la puissance exécutrice, de ce point de vue, « fait partie de la législative ». En second lieu, si Montesquieu condamne le cumul intégral du pouvoir législatif et du pouvoir de juger, il n’exclut pas que la Chambre des Lords puisse juger les nobles. Enfin, il ne préconise pas davantage l’indépendance de chaque organe dans l’exercice de sa fonction ; il assigne au Parlement, dans un État libre, le droit et même le devoir de contrôler l’action exécutive du gouvernement.
De ce point de vue, la séparation des pouvoirs relève d’un « mythe ». Montesquieu l’affirme de façon explicite : « Dans les monarchies que nous connaissons, les trois pouvoirs ne sont point distribués et fondus sur le modèle de la Constitution dont nous avons parlé », à savoir la Constitution d’Angleterre : les pouvoirs de l’État sont distribués sans doute, mais d’une façon qui, loin de les séparer, les fond. L’État libre est un système dynamique où les parties en mouvement contribuent à l’équilibre du tout ; la distinction et l’opposition des pouvoirs est le préalable à leur coordination : « Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons : le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative ». Le mécanisme constitutionnel est ici agencé de telle sorte que ses divers rouages soient en mesure de se faire opposition les uns aux autres. Or c’est précisément parce que les pouvoirs sont en mesure de s’opposer qu’ils ne peuvent être radicalement séparés. Ce point est essentiel : contre les risques de dérive despotique, le contrôle parlementaire du gouvernement permet à l’État de rester libre.
D’où l’interprétation politique et non juridique de la distribution des pouvoirs : afin d’éviter les abus de pouvoir, il ne faut pas que deux des trois pouvoirs étatiques, et à plus forte raison les trois, soient remis à un seul et homme ou à un seul corps de l’État (pas même le Parlement !). Un seul pouvoir doit être réellement séparé des deux autres, à savoir le pouvoir judiciaire. Selon le président à mortier du Parlement de Bordeaux, le juge doit se contenter d’appliquer la loi, d’être la « bouche de la loi ». Pour que le citoyen n’éprouve pas la crainte des magistrats qui caractérise les États despotiques, il faut neutraliser la puissance de juger, « si terrible parmi les hommes » : elle doit devenir, pour ainsi dire, « invisible et nulle ». En particulier, l’exécutif ne doit en aucun cas influencer ou contrôler le pouvoir judiciaire. Il faut éviter à tout prix qu’il puisse opprimer par sa « volonté générale » et mettre en péril chaque citoyen par ses volontés particulières – ce qui risque d’arriver là où la puissance est « une ». La concentration et la confusion des pouvoirs font du prince un monstre omnipotent qui légifère, exécute, et juge, quitte à éliminer ses opposants politiques et à opprimer la dissidence.
Cette théorie doit bien sûr être contextualisée : en luttant contre le despotisme en France, Montesquieu n’a pas inventé telle quelle la conception fonctionnelle de la séparation des pouvoirs qui s’appliquera par la suite, aux États-Unis notamment ; il n’a pas imaginé un Sénat conçu comme Chambre des États, susceptible de remplacer la Chambre des Pairs ; il n’a pas conçu de président élu se substituant au monarque. Il reste que sa vision puissante est à l’origine du constitutionnalisme moderne. Elle inspire notre conception de l’État de droit, qui associe liberté des élections et des médias, distribution des pouvoirs et indépendance du judiciaire. En influençant la formation des constitutions républicaines, elle fournit la boussole dont nous avons encore besoin, au moment où le président américain remet en cause les pouvoirs du Congrès, menace d’abolir l’indépendance de l’autorité judiciaire, torpille celle des agences gouvernementales et envoie chaque jour des salves d’executive orders en défendant une théorie de l’exécutif « unitaire », fort et immune. Que le Congrès l’accepte et que la Cour suprême avalise l’impunité présidentielle est un signe, parmi d’autres, du danger mortel qui pèse sur nos démocraties.
Céline Spector est membre du Conseil scientifique de l'UEF France. Elle a reçu des financements pour des projets de recherche à Sorbonne Université au titre de l'Initiative Europe.
14.08.2025 à 15:16
Marie Bassi, Enseignante-chercheure. Maîtresse de conférences en science politique, Université Côte d’Azur
Depuis plus de deux ans, le Soudan est en proie à une guerre opposant l’armée régulière à un groupe paramilitaire. Ce conflit a plongé le pays dans la plus grave crise humanitaire au monde et provoqué le déplacement de près de 13 millions de personnes depuis avril 2023, selon les Nations unies.
Quel bilan peut-on dresser aujourd’hui de ces deux années de guerre ? Éléments de réponse avec Marie Bassi, maîtresse de conférences à l’Université Côte d’Azur et coordinatrice du Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales au Soudan, basé à Khartoum mais actuellement délocalisé au Caire.
The Conversation : Pourriez-vous revenir brièvement sur les origines du conflit actuel au Soudan ?
Marie Bassi : La guerre a éclaté le 15 avril 2023 en plein cœur de Khartoum, la capitale soudanaise. Elle oppose deux acteurs ; les forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, et un puissant groupe paramilitaire appelé les Forces de soutien rapide (FSR), représenté par Mohamed Hamdan Daglo (alias « Hemetti »). Les premiers, l’armée régulière, gouvernent le Soudan de manière presque ininterrompue depuis l’indépendance du pays, en 1956. Les deuxièmes, les FSR, sont dirigées par des chefs issus de tribus arabes de l’ouest du Soudan, au Darfour.
Ce conflit a la particularité d’avoir débuté dans la capitale, une première pour le pays. Bien que l’histoire du Soudan ait été marquée par des décennies de tensions entre le Nord et le Sud et par des conflits entre le centre et les périphéries, ceux-ci ne s’étaient jamais exportés dans la capitale. Cette fois-ci, Khartoum a été directement affectée, avec des pillages, la destruction des infrastructures (centrales électriques, conduites d’eau, hôpitaux, écoles, patrimoine culturel, archives nationales…), et des attaques de zones administratives et militaires, mais aussi de très nombreuses habitations.
C’est aussi probablement la première fois qu’autant de puissances étrangères sont directement impliquées dans le conflit. L’économie de guerre est alimentée par un réseau complexe d’alliances internationales. Les Émirats arabes unis apportent leur soutien aux FSR, ce qu’ils démentent en dépit de plusieurs enquêtes qui le prouvent. D’un autre côté, l’Égypte est un allié majeur de l’armée. La Libye, l’Ouganda, le Tchad, le Soudan du Sud, la Russie, l’Iran et bien d’autres sont également impliqués, plus ou moins directement.
Ce conflit se caractérise aussi par son extrême violence. On compte plus de 150 000 morts, des viols, des tortures, des exécutons sommaires. Les viols de masse font partie du recours généralisé aux violences sexuelles comme arme de guerre.
Ce sont 25 millions de Soudanais qui souffrent de faim aiguë avec l’augmentation drastique des prix des denrées alimentaires. La famine a été confirmée par l’ONU dans dix régions du pays. À cette crise alimentaire s’ajoute une crise sanitaire : de nombreux hôpitaux ne sont plus opérationnels et près de la moitié de la population n’a pas accès à des soins médicaux. On observe le développement d’épidémies, comme la rougeole, la dengue, le paludisme ou le choléra.
On assiste à une prolifération des armes et à une multiplication des groupes armés qui éloignent l’espoir d’une paix proche. La guerre se poursuit et les deux camps continuent de commettre des exécutions sommaires visant des civils, accusés de soutenir le camp adverse ou appartenant à des groupes ethniques perçus comme proches soit des FSR, soit de l’armée. On a également pu observer des campagnes de nettoyage ethnique menées par les FSR ou par l’armée, notamment au Darfour et dans la région de la Gezira.
Quelle est actuellement la situation au Darfour ?
M. B. : Le Darfour est une région de l’ouest du Soudan, presque aussi grande que la France. Depuis 2003, le Darfour est le théâtre d’un conflit armé ayant pour origine un accès inégal aux ressources, des années de marginalisation politique, des conditions économiques difficiles et l’implication de grandes puissances qui en convoitent les richesses.
Aujourd’hui, les FSR en contrôlent la quasi-totalité. Seule la ville d’Al Fasher, capitale du Darfour du Nord, leur échappe, mais elle est actuellement en état de siège. Une famine dramatique touche la ville. Le Darfour était déjà très pauvre en infrastructures de base avant la guerre ; maintenant, l’ensemble de la région est dans une situation humanitaire catastrophique.
Il y a quelques mois, les FSR avaient annoncé leur intention de former un gouvernement parallèle à celui établi à Port-Soudan sous le contrôle de l’armée. Ce 26 juillet, les FSR ont nommé un premier ministre. Elles vont peut-être réussir à contrôler l’entièreté du Darfour et une partie du Kordofan du Sud, et on évoque un risque de partition du pays.
On dit souvent que la guerre au Soudan souffre d’une sous-médiatisation. Cela engendre-t-il une mauvaise compréhension du conflit et de ses conséquences ?
M. B. : Il est vrai que cette réalité dramatique contraste avec un silence politique et médiatique assourdissant. Les rares moments où les médias européens parlent du Soudan se comptent sur les doigts de la main. D’autre part, je pense que la mise en récit de la guerre par les belligérants, par la plupart des médias et par certains acteurs politiques repose sur des interprétations assez simplificatrices et essentialistes.
On parle souvent d’une « guerre entre généraux », d’une « guerre ethnique », d’une « guerre entre les périphéries et Khartoum » ou uniquement d’une « guerre par procuration ».
C’est un peu tout ça, mais en réalité les racines de la guerre sont bien plus complexes et celle-ci doit être étudiée sous un prisme historique.
Le conflit est lié à une longue histoire d’exploitation des ressources des périphéries du Soudan par le pouvoir central, avec une gestion militarisée et brutale de ces périphéries. La violence qui secoue le pays, depuis 2023, va bien au-delà d’une simple compétition entre généraux rivaux. Il convient de rappeler deux éléments essentiels.
Il y a effectivement une guerre de pouvoir entre les deux groupes pour s’emparer du contrôle d’un pays très riche, en or, en uranium, en terres arables, en bétail, en gaz naturel et en pétrole, et d’un territoire 800 km qui donne également accès à la mer Rouge. Cependant, il faut mentionner que cette guerre oppose des personnes issues du régime précédent et alliées de longue date.
En effet, depuis l’indépendance, le gouvernement soudanais a suivi une stratégie d’externalisation de la violence en faisant systématiquement appel à différentes milices pour se prémunir des coups d’État et pour vaincre les mouvements armés dans certaines régions, notamment au Darfour ou dans les monts Nuba (dans l’État du Kordofan, Soudan du Sud) qui luttaient pour le partage équitable des ressources du pays.
Les FSR ne portaient pas le même nom il y a quelques années. Ils sont en partie des héritiers des janjawids, des milices issues des tribus arabes du Darfour, qui étaient impliquées dans les massacres, du début des années 2000 au Darfour, qualifiés de génocide par la Cour pénale internationale.
Elles ont pris du poids au fil des années et, en 2013, l’ancien dictateur Omar al-Bachir les convertit en FSR avant de les institutionnaliser en 2017. Avec leur participation comme supplétifs dans le conflit au Yémen, leur rôle pour renforcer le contrôle aux frontières à la demande de l’Union européenne, leur implantation dans les secteurs très rentables de l’or et de l’immobilier, les FSR se sont considérablement enrichies et ont été en position de rivaliser avec l’armée. Les milices qui sévissent aujourd’hui ont donc en réalité été construites par l’armée.
Ensuite, pour comprendre cette guerre, il faut revenir au soulèvement révolutionnaire soudanais de 2019. En avril, le dictateur Omar al-Bachir est destitué du pouvoir après trente ans de règne. Débutait alors une période de transition démocratique qui devait déboucher sur un gouvernement civil.
L’ancien inspecteur de l’armée soudanaise, Abdel Fattah al-Burhan, qui avait succédé à Bachir, s’allie avec Mohamed Hamdan Daglo qui est à la tête des FSR. Ils orchestrent un coup d’État en octobre 2021 qui renverse le gouvernement de transition, évince les forces civiles et marque la reprise du pouvoir par l’armée et leurs alliés, les FSR.
Abdel Fattah al-Burhan dirige le nouveau gouvernement de transition militaire. Cependant, l’alliance entre l’armée et les FSR est fragile et leurs rivalités pour le partage du pouvoir s’exacerbent jusqu’à donner lieu au conflit d’avril 2023.
Fin mai, l’armée soudanaise a annoncé avoir libéré l’État de Khartoum des forces paramilitaires. Quel impact cette annonce a-t-elle eu auprès des diasporas soudanaises ? A-t-on pu observer des retours massifs vers la capitale ?
M. B. : Tout d’abord, il faut rappeler le nombre colossal de Soudanais contraints au déplacement forcé : on estime qu’au moins 13 millions de personnes ont quitté leur foyer, dont 4 millions dans les pays voisins. Les principaux pays d’accueil sont l’Égypte, avec plus d’un million et demi de Soudanais, le Soudan du Sud où ils sont plus d’un million, puis le Tchad (1,2 million), la Libye (plus de 210 000) et enfin l’Ouganda (plus de 70 000). Ce sont des chiffres colossaux et ils expliquent en partie pourquoi cette guerre est considérée comme la plus importante crise humanitaire au monde.
Ensuite, on observe en effet beaucoup de retours au Soudan, ces dernières semaines, bien que les chiffres annoncés restent approximatifs et soient à prendre avec précaution. La reprise de la capitale a marqué un tournant, c’était une victoire à la fois symbolique et tactique.
À l’intérieur du Soudan, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime que près d’un million de personnes sont revenues dans leurs foyers d’origine, principalement à Khartoum et dans la région de la Gezira dont l’armée a également repris le contrôle début 2025. Près de 320 000 Soudanais seraient aussi revenus d’Égypte et du Soudan du Sud.
En Égypte, le gouvernement a mis en place une ligne de train pour faciliter le retour, et des bus entiers partent quotidiennement du Caire vers la frontière. Les gens ont envie de revenir dans leur maison, de voir s’il en reste quelque chose. Les personnes âgées ne veulent pas mourir en dehors de leur pays.
Les personnes les plus précaires, celles qui ne sont pas parvenues à scolariser leurs enfants ou à trouver des moyens de subsistance, reviennent. Par ailleurs, les autorités militaires cherchent à encourager le retour des Soudanais, en multipliant les annonces officielles. Celles-ci, toutefois, apparaissent souvent déconnectées de la situation réelle, comme lorsqu’elles affirment pouvoir reconstruire Khartoum en six mois pour retrouver son état d’avant-guerre.
Tout ceci a néanmoins un goût amer, puisque certains Soudanais se retrouvent contraints de célébrer leurs anciens ennemis, le camp de l’armée, celle-là même contre laquelle ils s’étaient mobilisés lors de la révolution de 2019, une révolution portée par l’espoir d’un gouvernement civil.
Et il faut aussi garder en tête que la guerre et les horreurs continuent dans plusieurs régions, notamment au Darfour et au Kordofan.
Dans vos travaux, vous abordez les formes d’engagement des diasporas soudanaises, notamment en Égypte. Quels sont les réseaux de solidarité qui existent aujourd’hui et quels sont les liens que les diasporas entretiennent avec leurs proches restés au Soudan ?
M. B. : Les transferts de fonds des membres de la diaspora vers le Soudan sont essentiels pour assurer la survie des Soudanais. C’est le cas pour les membres de la diaspora qui vivent et travaillent en Europe, au Canada, aux États-Unis ou dans les pays du Golfe.
En Égypte, pays sur lequel je travaille plus particulièrement, les familles sont en contact permanent avec leurs proches restés au Soudan. Malheureusement, les opportunités professionnelles sont réduites et les Soudanais n’ont que très peu de moyens de subsistance, ce qui réduit les possibilités d’aider leurs proches. Ceux qui possédaient des ressources financières importantes avant la guerre ou dont des membres de la famille travaillent à l’étranger réussissent généralement à mieux s’en sortir.
Par ailleurs, il faut savoir trois choses. La première, c’est que toutes les initiatives d’aide et de solidarité diasporiques sont totalement invisibilisées. Pourtant, c’est ce qui permet la survie des Soudanais au Soudan. On parle de l’aide humanitaire internationale mais, en réalité, sans les centaines de milliers de Soudanais qui envoient de l’argent à leur famille restée au pays, la situation du Soudan serait bien plus catastrophique. Ceux qui retournent au pays aujourd’hui y amènent ce qu’ils peuvent – de la nourriture, des médicaments et parfois même des panneaux solaires.
La deuxième, c'est que le système bancaire soudanais est quasiment à l’arrêt et que peu de cash circule dans le pays. Les soutiens financiers fonctionnent donc essentiellement par une digitalisation de l’aide. Les Soudanais n’ont pas accès aux liquidités bancaires ; toutes les transactions passent par des applications bancaires. Grâce à celles-ci, il est possible d’acheter un peu de nourriture et des biens de première nécessité.
La troisième, c’est qu’il existe des modalités de solidarité locale très puissantes au Soudan, en particulier les salles d’intervention d’urgence, les Emergency Rooms ou les cantines solidaires, que les réfugiés soudanais soutiennent à distance. En dépit de la répression que ces groupes subissent, ils ont continué à œuvrer tout au long de la guerre et ont été, et sont toujours, des soutiens essentiels à la survie de milliers de Soudanais.
Propos recueillis par Coralie Dreumont et Sabri Messadi.
Marie Bassi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.08.2025 à 15:15
Ola Anabtawi, Assistant Professor - Department of Nutrition and Food Technology, An-Najah National University
Berta Valente, PhD candidate in Public Health at the Faculty of Medicine, Universidade do Porto
Deux spécialistes de la nutrition décrivent, sur le plan physiologique, les différentes étapes de dégradation du corps humain lorsqu’il est soumis à des famines comme celles qui sévissent à Gaza et au Soudan. Contraint de puiser dans ses réserves, l’organisme est alors de plus en plus vulnérable aux infections telles que la pneumonie ou d’autres complications.
La faim existe sous différentes formes.
Au départ, il est question d’insécurité alimentaire quand les populations sont contraintes de s’adapter à des repas en nombres insuffisants. À mesure que la nourriture se raréfie, l’organisme puise dans ses réserves. Le passage de la faim à la famine commence par une baisse du niveau d’énergie, puis le corps puise dans ses réserves de graisse, ensuite dans ses muscles. Finalement, les organes vitaux commencent à défaillir.
De la sous-alimentation à la malnutrition aiguë puis à la famine, le processus atteint un stade où l’organisme n’est plus en mesure de survivre. À Gaza aujourd’hui, des milliers d’enfants de moins de cinq ans et des femmes enceintes ou allaitantes souffrent de malnutrition aiguë. Au Soudan, les conflits et les restrictions d’accès à l’aide humanitaire ont poussé des millions de personnes au bord de la famine, et les alertes à la famine se font de plus en plus pressantes chaque jour.
Nous avons demandé aux nutritionnistes Ola Anabtawi et Berta Valente d’expliquer les mécanismes physiologiques à l’œuvre dans les situations de famine et ce qui arrive au corps humain quand il est privé de nourriture.
Pour leur survie, les humains ne peuvent se contenter d’eau potable et de sécurité. L’accès à une alimentation qui couvre leurs besoins quotidiens en énergie, en macronutriments et en micronutriments est essentiel pour rester en bonne santé, favoriser la guérison et prévenir la malnutrition.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les adultes ont besoin de quantités d’énergie différentes en fonction de leur âge, de leur sexe et de leur niveau d’activité physique.
Une kilocalorie (kcal, soit 1 000 calories) est une unité de mesure de l’énergie. En nutrition, elle indique la quantité d’énergie qu’une personne tire de son alimentation ou la quantité d’énergie dont le corps a besoin pour fonctionner. Techniquement, une kilocalorie correspond à la quantité d’énergie nécessaire pour élever la température d’un kilogramme d’eau d’un degré Celsius. Le corps utilise cette énergie pour respirer, digérer les aliments, maintenir sa température corporelle et, en particulier chez les enfants, pour grandir.
Les besoins énergétiques totaux proviennent de trois sources :
la dépense énergétique au repos : elle correspond à l’énergie utilisée par le corps au repos pour maintenir ses fonctions vitales, comme la respiration et la circulation sanguine ;
l’activité physique : elle peut varier pendant les situations d’urgence en fonction de facteurs tels que les déplacements, les soins prodigués ou les tâches indispensables à la survie ;
la thermogenèse : on nomme ainsi l’énergie utilisée pour digérer et transformer les aliments.
La dépense énergétique au repos représente généralement la plus grande partie des besoins énergétiques, en particulier lorsque l’activité physique est limitée. D’autres facteurs, notamment l’âge, le sexe, la taille, l’état de santé, la grossesse ou les environnements froids, influencent également la quantité d’énergie dont une personne a besoin.
Les besoins énergétiques varient tout au long de la vie. Les nourrissons ont besoin d’environ 95 kcal à 108 kcal par kilogramme de poids corporel par jour pendant les six premiers mois et de 84 kcal à 98 kcal par kilogramme de six à douze mois. Pour les enfants de moins de dix ans, les besoins énergétiques sont basés sur des modèles dans une situation de croissance normale, sans distinction entre les garçons et les filles.
Par exemple, un enfant de deux ans a généralement besoin d’environ 1 000 à 1 200 kcal par jour. Un enfant de cinq ans a besoin d’environ 1 300 à 1 500 kcal et un enfant de dix ans a généralement besoin de 1 800 à 2 000 kcal par jour.
À partir de dix ans, les besoins énergétiques commencent à être différents entre garçons et filles en raison des variations de croissance et d’activité, et les apports sont ajustés en fonction du poids corporel, de l’activité physique et du taux de croissance.
Pour les adultes ayant une activité physique légère à modérée, les besoins énergétiques quotidiens moyens sont d’environ 2 900 kcal pour les hommes âgés de 19 à 50 ans, tandis que les femmes du même groupe d’âge ont besoin d’environ 2 200 kcal par jour. Ces valeurs comprennent une fourchette de plus ou moins 20 % afin de tenir compte des différences individuelles en matière de métabolisme et d’activité physique. Pour les adultes de plus de 50 ans, les besoins énergétiques diminuent légèrement, les hommes ayant besoin d’environ 2 300 kcal et les femmes d’environ 1 900 kcal par jour.
Dans les situations d’urgence humanitaire, l’aide alimentaire doit garantir l’apport énergétique minimal qui est largement recommandé pour maintenir une personne en bonne santé et assurer ses fonctions vitales de base, cet apport ayant été fixé à 2 100 kcal par personne et par jour. Ce niveau minimum vise à satisfaire les besoins physiologiques fondamentaux et à prévenir la malnutrition lorsque l’approvisionnement en aliments est limité.
Cette énergie doit provenir d’un équilibre entre les macronutriments, les glucides représentant 50 à 60 % de l’apport (sous forme de riz ou de pain), les protéines 10 à 35 % (haricots, viande maigre…) et les lipides 20 à 35 % (l’huile de cuisson ou les noix, par exemple).
Les besoins en graisses sont plus élevés chez les jeunes enfants (30 % à 40 %), ainsi que chez les femmes enceintes et allaitantes (au moins 20 %).
En plus de l’énergie, le corps a besoin de vitamines et de minéraux, comme le fer, la vitamine A, l’iode et le zinc, qui sont essentiels au fonctionnement du système immunitaire, à la croissance et au développement du cerveau. Le fer se trouve dans des aliments tels que la viande rouge, les haricots et les céréales enrichies. La vitamine A provient des carottes, des patates douces et des légumes verts à feuilles foncées. L’iode est généralement obtenu par le sel iodé et par les fruits de mer. Le zinc est présent dans la viande, les noix et les céréales complètes.
Lorsque les systèmes alimentaires s’effondrent, cet équilibre est rompu.
Sur le plan physiologique, les effets de la famine sur le corps humain se déroulent en trois phases qui se chevauchent. Chacune reflète les efforts du corps pour survivre sans nourriture. Mais ces adaptations ont un coût physiologique élevé.
Au cours de la première phase qui dure jusqu’à 48 heures après l’arrêt de l’alimentation, l’organisme puise dans les réserves de glycogène stockées dans le foie afin de maintenir un taux de sucre dans le sang stable.
(Le glycogène est un glucide complexe que l’on pourrait définir comme une réserve de glucose – donc de sucre – facilement mobilisable, ndlr).
Ce processus, appelé glycogénolyse, est une solution à court terme. Lorsque le glycogène est épuisé, la deuxième phase commence.
Le corps passe alors à la gluconéogenèse, qui correspond à une production de glucose à partir de sources non glucidiques telles que les acides aminés (provenant des muscles), le glycérol (provenant des graisses) et le lactate. Ce processus alimente les organes vitaux, mais entraîne une dégradation musculaire et une augmentation de la perte d’azote, en particulier au niveau des muscles squelettiques.
Le troisième jour, la cétogenèse devient le processus dominant. Le foie commence à convertir les acides gras en corps cétoniques. Ce sont des molécules dérivées des graisses qui servent de source d’énergie alternative lorsque le glucose vient à manquer. Ces cétones sont utilisées par le cerveau et d’autres organes pour produire de l’énergie. Ce changement permet de préserver les tissus musculaires, mais il est également le signe d’une crise métabolique plus profonde.
Les changements hormonaux, notamment la diminution de l’insuline, de l’hormone thyroïdienne (T3) et de l’activité du système nerveux, ralentissent le métabolisme afin d’économiser l’énergie. Au fil du temps, les graisses deviennent la principale source d’énergie. Mais une fois les réserves de graisses épuisées, le corps est contraint de dégrader ses propres protéines pour produire de l’énergie. Cela accélère la fonte musculaire, affaiblit le système immunitaire et augmente le risque d’infections mortelles.
Le décès, souvent dû à une pneumonie ou à d’autres complications, survient généralement après 60 jours à 70 jours sans nourriture chez un adulte qui était, au départ, en bonne santé.
Lorsque l’organisme entre dans une phase de privation prolongée de nutriments, les signes visibles et invisibles de la famine s’intensifient.
Sur le plan physique, les individus perdent beaucoup de poids et souffrent d’une fonte musculaire, de fatigue, d’un ralentissement du rythme cardiaque, d’une sécheresse cutanée, d’une perte de cheveux et d’une altération des processus de cicatrisation. Les défenses immunitaires s’affaiblissent, ce qui augmente la vulnérabilité aux infections, en particulier à la pneumonie, une cause fréquente de décès en cas de famine.
Sur le plan psychologique, la famine provoque une profonde détresse. Les personnes touchées font état d’apathie, d’irritabilité, d’anxiété et d’une préoccupation constante pour la nourriture. Les capacités cognitives déclinent et la régulation des émotions se détériore, ce qui conduit parfois à la dépression ou au repli sur soi.
Chez les enfants, les effets à long terme comprennent un retard de croissance et des troubles du développement cérébral. Ces deux effets peuvent devenir irréversibles.
Pendant la famine, l’organisme s’adapte progressivement pour survivre. Au début, il utilise les réserves de glycogène pour produire de l’énergie. À mesure que la famine se prolonge, il commence à dégrader les graisses puis les tissus musculaires. Cette transition progressive explique à la fois la faiblesse physique et les changements psychologiques tels que l’irritabilité ou la dépression.
Mais les effets de la famine ne sont pas seulement d’ordre individuel. La famine brise aussi les familles et les communautés. À mesure que leurs forces déclinent, les gens sont incapables de prendre soin des autres ou d’eux-mêmes. Dans les crises humanitaires, comme celles de Gaza et du Soudan, la famine aggrave les traumatismes causés par la violence et les déplacements, en entraînant un effondrement total de la résilience sociale et biologique.
Après une période de famine, le corps humain se trouve dans un état de fragilité métabolique. La réintroduction soudaine d’aliments, en particulier de glucides, provoque une hausse brutale du taux d’insuline et un transfert rapide d’électrolytes tels que le phosphate, le potassium et le magnésium vers les cellules. Cela peut submerger l’organisme et entraîner un syndrome lié à la réalimentation, appelé en anglais refeeding syndrome (en français, l’expression « renutrition inappropriée » est employée quelquefois dans la littérature médicale, ndlr).
Ce syndrome peut entraîner des complications graves, telles qu’une insuffisance cardiaque, une détresse respiratoire, ou encore la mort en l’absence d’une prise en charge adéquate.
Les protocoles standard débutent par des laits thérapeutiques appelés F-75, spécialement conçus pour stabiliser les patients pendant la phase initiale du traitement de la malnutrition aiguë sévère, suivis d’aliments thérapeutiques prêts à l’emploi, d’une pâte ou de biscuits à base de beurre d’arachide (spécialement formulés pour permettre à un enfant souffrant de malnutrition de passer de l’état de mort imminente à un rétablissement nutritionnel complet en seulement quatre à huit semaines), de sels de réhydratation orale et de poudres de micronutriments.
Ces produits alimentaires doivent être livrés en toute sécurité. Un accès humanitaire constant est essentiel.
Les largages par voies aériennes ne font pas partie de la sécurité alimentaire. La survie nécessite des efforts soutenus et coordonnés pour restaurer les systèmes alimentaires, protéger les civils et faire respecter le droit humanitaire. Sans cela, les cycles de famine et de souffrances risquent de se répéter.
Quand l’aide alimentaire est insuffisante en termes de qualité ou de quantité, ou quand l’eau potable n’est pas disponible, la malnutrition s’aggrave rapidement.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
13.08.2025 à 17:25
Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)
Créé à la fin des années 1980, ce mot a immédiatement connu un grand succès. Mais ce qu’il désigne est bien plus vaste qu’on ne le pense souvent. Aujourd’hui, de nouvelles notions émergent également pour nous permettre de mieux penser la diversité du vivant, telles que la biodiversité fantôme ou la biodiversité potentielle.
Demandez à un enfant de huit ans, à un homme politique ou à une mère de famille, quel organisme symbolise, pour eux, la biodiversité… À coup sûr, ce sera un animal et plutôt un gros animal. Ce sera le panda, le koala, la baleine, l’ours, ou le loup, présent aujourd’hui dans nombre de départements français. Ce sera rarement un arbre, même si la déforestation ou les coupes rases sont dans tous les esprits, et, encore plus rarement, une fleur… Jamais un insecte, une araignée, un ver, une bactérie ou un champignon microscopique… qui, pourtant, constituent 99 % de cette biodiversité.
Raconter l’évolution de ce terme, c’est donc à la fois évoquer un grand succès, mais aussi des incompréhensions et certaines limites.
Mais pour prendre la mesure de tout cela, commençons par revenir sur ses débuts.
Le terme « biodiversité », traduction de l’anglais biodiversity, est issu de la contraction de deux mots « diversité biologique » (biological diversity). Il est relativement récent et date seulement de la fin des années 1980, mais il a connu depuis un intérêt croissant.
Ainsi, en 2012, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystèmiques (IPBES), équivalent pour la biodiversité du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), a été lancée par le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE).
L’IPBES a publié, en moins de quinze ans, nombre de rapports dont, par exemple, en 2023, un rapport sur les espèces exotiques envahissantes (EEE) qui constituent l’une des cinq principales pressions sur la biodiversité.
La progression spectaculaire de l’utilisation de ce terme depuis sa création témoigne de l’intérêt croissant pour cette notion, notamment depuis le sommet de la Terre de Rio en 1992 où la biodiversité et sa préservation ont été considérées comme un des enjeux principaux du développement durable.
Mais dès qu’on s’intéresse à ce que cette notion tâche de décrire, on voit rapidement qu’il existe différents critères complémentaires pour mesurer la richesse du monde vivant, avec, au moins, trois niveaux de biodiversité retenus par les scientifiques. :
la diversité spécifique, soit la richesse en espèces d’un écosystème, d’une région, d’un pays donné. Elle correspond, par exemple concernant les espèces de plantes natives, à près de 5 000 espèces pour la France hexagonale contre seulement 1 700 pour la Grande-Bretagne.
la diversité génétique, soit la diversité des gènes au sein d’une même espèce. C’est, par exemple, la très faible diversité génétique de la population de lynx boréal de France, issue de quelques réintroductions à partir des Carpates slovaques.
la diversité des écosystèmes, soit la diversité, sur un territoire donné, des communautés d’êtres vivants (la biocénose) en interaction avec leur environnement (le biotope). Ces interactions constituent aussi un autre niveau de biodiversité, tant elles façonnent le fonctionnement de ces écosystèmes.
Ces différents niveaux tranchent avec la représentation que peuvent se faire nos concitoyens de cette biodiversité, souvent limitée à la diversité spécifique, mais surtout à une fraction particulière de cette biodiversité, celle qui entretient des relations privilégiées ou affectives avec l’être humain. Ces espèces sont d’ailleurs aussi celles que l’on voit incarnée dans les principaux organismes de défense de la nature, par exemple le panda du WWF. Mais c’est un peu l’arbre qui cache la forêt.
Car, à ce jour, seulement environ 2 millions d’espèces ont pu être inventoriées alors qu’on estime qu’il en existe entre 8 millions et 20 millions.
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Cette méconnaissance affligeante et paradoxale, à une époque où l’on veut conquérir Mars, est liée au fait que cette biodiversité se trouve pour une grande partie dans deux endroits, les sols, d’une part, et les océans, d’autre part. Soit deux milieux encore trop peu investigués et, pourtant, recélant l’essentiel de la biodiversité spécifique de notre planète.
Concernant les sols, si l’on s’intéresse simplement à sa faune, on sait qu’elle correspond à environ 80 % de la biodiversité animale. Plus de 100 000 espèces ont déjà été identifiées (notamment les collemboles, les acariens, les vers de terre…), alors qu’il n’existe que 4 500 espèces de mammifères. Mais, rien que pour les nématodes, ces vers microscopiques au rôle capital pour le fonctionnement du sol, il y aurait en réalité entre 300 000 et 500 000 espèces.
Il faut aussi avoir en tête tous les micro-organismes (bactéries et champignons) dont on ne connaît environ qu’un pour cent des espèces et dont on peut retrouver un milliard d’individus dans un seul gramme de sol forestier.
Ainsi, dans une forêt, et d’autant plus dans une forêt tempérée où la biodiversité floristique reste faible, c’est donc bien dans le sol que cette biodiversité, pour l’essentielle cachée, s’exprime.
Elle demeure, enfin, indispensable au fonctionnement des écosystèmes, indispensable au fonctionnement de la planète, marqué par les échanges de matière et d’énergie.
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Darwin, en 1881, nous disait à propos des vers de terre qu’il avait beaucoup étudiés, on le sait peu :
« Dieu sait comment s’obtient la fertilité du sol, et il en a confié le secret aux vers de terre. »
Il ajoutait ensuite :
« Il est permis de douter qu’il y ait beaucoup d’autres animaux qui aient joué dans l’histoire du globe un rôle aussi important que ces créatures d’une organisation si inférieure. »
Concernant la biodiversité des océans, et notamment celle des écosystèmes profonds, il est frappant de voir à quel point les chiffres avancés restent très approximatifs. On connaît moins la biodiversité, notamment marine, de notre planète que les étoiles dans notre univers.
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À ce propos, Evelyne Beaulieu, l’héroïne océanographe du dernier prodigieux roman de Richard Powers, Un jeu sans fin (2025), s’exclame, après une plongée dans l’archipel indonésien Raja Ampat :
« C’est presque absurde des compter les espèces. Rien que pour les cnidaires, il y a sans doute au moins un millier de variétés, dont un bon nombre qu’aucun humain n’a jamais vu. Combien d’espèces encore à découvrir ? Autant qu’on en veut ! Je pourrais passer ma vie à donner à des créatures ton nom et le mien. »
La diversité génétique demeure, ensuite, la deuxième manière d’aborder la biodiversité.
Elle est fondamentale à considérer, étant garante de la résilience des espèces comme des écosystèmes. Dans une forêt de hêtres présentant une diversité génétique importante des individus, ce sont bien les arbres qui génétiquement présentent la meilleure résistance aux aléas climatiques ou aux ravageurs qui permettront à cette forêt de survivre.
Si, à l’inverse, la forêt ou le plus souvent la plantation est constituée d’individus présentant un patrimoine génétique identique, une sécheresse exceptionnelle ou encore une attaque parasitaire affectant un arbre les affecterait tous et mettra en péril l’ensemble de la plantation.
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Les écosystèmes sont également définis comme des ensembles où des organismes vivants (la biocénose) se trouvent en interaction avec leur environnement physique (le biotope) dans un espace délimité.
Écosystèmes et biodiversité sont ainsi indissociables, d’une part, parce que la diversité d’écosystèmes va de pair avec la diversité spécifique, mais surtout, d’autre part, parce que les interactions qui définissent ces écosystèmes se réalisent au travers des organismes vivants constituant cette même biodiversité spécifique. Maintenir dans un espace donné des écosystèmes diversifiés, c’est en même temps favoriser la biodiversité et le fonctionnement de chacun de ces écosystèmes.
Les paysages méditerranéens du sud de la France présentent ainsi une diversité d’écosystèmes où se côtoient pelouses sèches, garrigue ou maquis, forêts de pins, forêts de chênes verts, blancs ou liège, s’inscrivant tous dans une dynamique successionnelle, auxquels s’ajoutent oliveraies, champs de céréales ou de légumineuses, etc.
Pour dépasser la difficulté à inventorier complètement et partout ces différentes facettes de la biodiversité, le concept d’une biodiversité potentielle a été développé. Des forestiers ont ainsi mis au point l’indice de biodiversité potentielle (IBP), un outil scientifique particulièrement intéressant et pédagogique permettant d’évaluer le potentiel d’accueil d’un peuplement forestier par les êtres vivants (faune, flore, champignons), sans préjuger de la biodiversité réelle qui ne pourrait être évaluée qu’avec des inventaires complexes, non réalisables en routine.
Cet IBP permet donc d’identifier les points d’amélioration possibles lors des interventions sylvicoles. Cet indicateur indirect et « composite », repose sur la notation d’un ensemble de dix facteurs qui permettent d’estimer les capacités d’accueil de biodiversité de la forêt.
Ainsi sera notée, par exemple, la présence ou non dans l’écosystème forestier de différentes strates de végétation, de très gros arbres, d’arbres morts sur pied ou au sol, mais aussi de cavités, de blessures, d’excroissances se trouvant au niveau des arbres et susceptibles d’abriter des organismes très divers, des coléoptères aux chiroptères.
Enfin, cette biodiversité peut aussi s’exprimer au travers de la biodiversité fantôme, c’est-à-dire la biodiversité des espèces qui pourraient naturellement occuper un environnement du fait de leurs exigences écologiques, mais qui en sont absentes du fait des activités humaines.
De fait, chaque écosystème a, par les caractéristiques climatiques, géographiques, géologiques de son biotope, un potentiel de biodiversité – potentiel entravé par la main de l’être humain, ancienne ou récente. Dans les régions fortement affectées par les activités humaines, les écosystèmes ne contiennent que 20 % des espèces qui pourraient s’y établir, contre 35 % dans les régions les moins impactées ; un écart causé par la fragmentation des habitats qui favorise la part de la diversité fantôme.
Inventoriée, cachée, potentielle ou fantôme, la biodiversité n’en reste pas moins la clé du fonctionnement des écosystèmes et la clé de notre résilience au changement climatique.
En témoignent toutes les publications scientifiques qui s’accumulent montrant l’importance de cette diversité pour nos efforts d’atténuation et d’adaptation. De plus en plus menacée dans toutes ses composantes sur la planète, la biodiversité doit donc, plus que jamais, être explorée et décrite, notamment là où elle est la plus riche mais la moins connue.
Thierry Gauquelin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.08.2025 à 17:23
Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)
De la Chine à l’Indochine, en passant par Hongkong et la Corée du Sud, l’art lyrique occidental s’est implanté en Asie dans des contextes très variés. Héritage colonial ou outil de distinction sociale, il révèle bien plus que des goûts musicaux : une géographie du pouvoir, des hiérarchies culturelles, et des trajectoires d’appropriation locale.
Second épisode de la série « L’opéra : une carte sonore du monde ».
L’implantation de l’art lyrique en Asie ne fut ni spontanée ni universellement répartie dans le temps et l’espace. Elle s’intègre dans un processus lent de greffes culturelles débutées dès la fin du XVIe siècle par des missionnaires jésuites, notamment en Chine. Toutefois, ce n’est qu’au XIXe siècle, dans un contexte de domination coloniale, que l’art lyrique occidental s’inscrit dans les paysages urbains de l’Asie du Sud-Est. L’opéra occidental devient alors un marqueur d’urbanité à l’Européenne à travers son architecture et sa place centrale dans la cité, mais aussi grâce à l’image qu’il véhicule urbi et orbi. Objet de distinction sociale à l’origine réservé aux colons, il sera peu à peu adopté par les nouvelles générations ouvertes aux influences véhiculées par la mondialisation.
L’art lyrique occidental co-existe avec l’opéra de Pékin, un genre populaire autochtone chinois, né à la fin du XVIIIe siècle, qui propose des spectacles mêlant musique, danse acrobatique et théâtre présentés avec des costumes colorés traditionnels.
Le répertoire européen sera timidement importé à partir des années 1980, comme en témoignent les représentations de Carmen à Pékin, en 1982, à destination d’un public chinois parfois un peu perdu face à cet art si éloigné de la tradition culturelle locale. Le Parti communiste chinois avait d’ailleurs distribué des cassettes audio aux spectateurs pour leur expliquer l’œuvre et les prévenir de la moralité de Carmen…
Sur le plan architectural, le recours à l’architecte Paul Andreu, concepteur de l’aéroport de Roissy (Paris), pour réaliser la maison d’opéra (à l’architecture futuriste) de Pékin, en 2007, est significatif. Il témoigne d’une volonté politique d’utiliser l’opéra comme un outil à plusieurs dimensions. D’un côté, cette forme musicale est pensée comme un loisir destiné aux nouvelles classes sociales chinoises, davantage perméables à la musique classique ou contemporaine occidentale. De l’autre, elle est mobilisée comme un symbole de puissance ouverte sur le monde, l’innovation et la créativité. (Dix-sept nouveaux opéras ont ainsi été commandés à des compositeurs chinois entre 2007 et 2019).
La maison d’opéra devient, comme en Europe, un lieu central, dont la fréquentation s’inscrit dans un processus de distinction sociale prisé des classes sociales supérieures. Ce bâtiment futuriste a ainsi remplacé une partie de la ville composée de petites maisons traditionnelles et d’habitants souvent âgés, montrant une volonté politique forte d’inscrire la Chine dans la modernité. Ce phénomène rappelle mutatis mutandis, les opérations d’urbanisme menées sous la houlette du baron Haussmann à Paris, destinées à mettre en scène l’opéra dans la ville et à structurer l’urbanisme autour de sa centralité.
Au début du XXe siècle, l’implantation lyrique en Indochine reste strictement coloniale et sous le contrôle étroit de la censure. À Saïgon, à Haïphong ou à Hanoï, les colons français importent l’art théâtral et dans une moindre mesure l’opérette et les grandes œuvres du répertoire pour recréer les sociabilités parisiennes dont ils sont nostalgiques. Ces villes deviennent les vitrines culturelles de l’empire français reproduisant, ici comme dans d’autres colonies, les signes urbains de la centralité métropolitaine à travers le triptyque « cathédrale, théâtre et Palais du gouverneur ».
Dès les années 1880, ces édifices accueillent des troupes venues de France, renforçant ainsi le lien affectif avec la métropole. Les représentations d’art lyrique s’intègrent dans des activités culturelles variées avec le recours fréquent d’orchestres militaires. Ces activités lyriques restent destinées à la population coloniale dont le territoire lyrique demeure hermétique à la population autochtone.
Bien que parfois initiée à la culture française, celle-ci demeure le plus souvent exclue des pratiques musicales européennes, pour des raisons tant culturelles qu’économiques. Utilisé par les communistes lors de la révolution d’août 1945, l’opéra conserve aujourd’hui une activité culturelle réservée à une élite. Il est devenu le lieu où l’on accueille les délégations internationales et bientôt des touristes…
L’expérience coloniale française liée à l’art lyrique en Inde, notamment à Pondichéry, propose un modèle plus mixte. Comptoir commercial et place forte militaire de longue date (1674–1954), la ville s’organise selon un urbanisme à l’européenne.
Le théâtre, propriété de l’armée, devient au début du XXe siècle un lieu culturel diffusant entre autres de l’art lyrique, chanté en français et destiné à un public mêlant colons, fonctionnaires, militaires et élite tamoule francophone. Cette appropriation partielle du répertoire par certains groupes locaux témoigne d’un ancrage culturel plus diffus, bien que toujours limité à une élite cultivée. Les musiciens militaires jouent un rôle essentiel dans l’entretien de cette vie lyrique, participant parfois aux représentations.
Aujourd’hui, le lieu tente de conserver une activité culturelle variée malgré de nombreuses difficultés, notamment financières.
À la croisée des routes commerciales entre l’Europe et l’Asie, Hongkong développe, dès le XIXe siècle, un territoire lyrique singulier. Sous domination britannique depuis 1841, cette cité cosmopolite accueille des troupes itinérantes diffusant majoritairement le répertoire italien – Verdi, Rossini, Donizetti –, assez populaire dans ce lieu. L’opéra s’implante le long des circuits du négoce et s’ancre dans un paysage urbain en mutation, où la culture devient vitrine de réussite sociale.
À partir des années 1970, les élites locales s’approprient l’opéra occidental. Si l’italien reste la langue dominante utilisée, des artistes chinois, comme Ella Kiang, s’imposent désormais sur scène. Par la suite, les représentations sont sous-titrées en caractères chinois, et certaines œuvres françaises traduites dans la langue locale. À partir de 1973, le festival de Hongkong devient un espace de dialogue entre cultures, tandis que l’influence française décline au profit de celle de l’Italie et du Royaume-Uni.
En 1989, lors de l’inauguration du centre culturel Tsim Sha Tsui, Louis Vuitton offre le rideau de scène peint par Olivier Debré, symbole d’un soft power français à travers l’industrie du luxe…
La Corée du Sud, qui échappe aux influences coloniales occidentales directes mais pas à la mondialisation culturelle récente, adopte l’opéra comme outil de distinction sociale. L’Opéra national est inauguré en 1959, avec un répertoire dominé par Verdi, chanté en coréen.
Le chant devient un moyen d’ascension sociale pour une jeunesse ambitieuse dont les meilleurs éléments s’exporteront dans les grandes scènes lyriques mondiales. Cependant, l’opéra français peine à s’imposer, tant pour des raisons linguistiques (difficultés de prononciation de la langue française et notamment du e muet pour les larynx des chanteurs coréens). Le répertoire français reste donc marginal face à l’italien.
Le National Opera adapte aussi des récits coréens dans un style lyrique mêlant musique traditionnelle et instruments occidentaux, ce qui témoigne d’une appropriation du genre à travers une esthétique hybride.
À travers ces différents cas, l’art lyrique en Asie apparaît comme un révélateur des rapports de domination, de circulation culturelle et de hiérarchies linguistiques.
Si la colonisation a été un vecteur d’importation de formes lyriques européennes, elle a également été une force de sélection et de segmentation. En effet, l’art lyrique occidental n’a réellement pris racine que là où les élites – coloniales ou nationales – y ont trouvé un intérêt social ou politique. Plus récemment, la montée de classes moyennes et cultivées dans les grandes métropoles asiatiques a transformé le rapport à l’opéra, qui devient désormais un bien culturel universalisé, affranchi de ses origines européennes, adapté aux langues et aux esthétiques locales.
Ainsi, l’art lyrique, autrefois outil de cohésion entre colons, devient aujourd’hui un symbole de puissance et d’ouverture des sociétés asiatiques en quête de reconnaissance sur la scène internationale.
Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.08.2025 à 17:22
Eric Chaumillon, Chercheur en géologie marine, La Rochelle Université
On pense bien connaître le trait de côte des cartes géographiques. Sa définition est pourtant plus complexe qu’il n’y paraît, car il ne s’agit pas d’une référence immuable au cours du temps. Le changement climatique, sans surprise, vient encore compliquer la donne.
Tout le monde pense connaître le trait de côte qui est représenté sur les cartes géographiques. Il occupe une place importante dans nos représentations et semble correspondre à une ligne de référence stable dans le temps. Nous allons voir qu’il n’en est rien.
Commençons par le définir. Selon le service hydrographique et océanographique de la Marine nationale (SHOM) et l’Institut géographique national (IGN), il s’agit de la « limite de laisse » (c’est-à-dire, jusqu’où peuvent s’accumuler les débris déposés par la mer) des plus hautes mers, dans le cas d’une marée astronomique de coefficient 120 et dans des conditions météorologiques normales (pas de vent du large et pas de dépression atmosphérique susceptible d’élever le niveau de la mer).
Il faut encore ajouter à ces conditions « pas de fortes vagues », car elles peuvent aussi faire s’élever le niveau de l’eau. De façon pragmatique toutefois, on peut se limiter aux marées hautes de vives-eaux dans des conditions météorologiques normales pour définir le trait de côte.
Les marées de grandes vives-eaux se produisant selon un cycle lunaire de 28 jours et les très grandes vives-eaux se produisant lors des équinoxes deux fois par an (en mars et en septembre).
Le trait de côte est situé à l’interface entre l’atmosphère, l’hydrosphère (mers et océans) et la lithosphère (les roches et les sédiments), ce qui en fait un lieu extrêmement dynamique. Le trait de côte peut reculer, quand il y a une érosion des roches ou des sédiments, ou avancer, quand les sédiments s’accumulent.
Par conséquent il est nécessaire de le mesurer fréquemment. Il existe tout un arsenal de techniques, depuis l’utilisation des cartes anciennes, l’interprétation des photographies aériennes et des images satellitaires, les mesures par laser aéroporté, les mesures topographiques sur le terrain et les mesures par drones.
Les évolutions des côtes sont très variables et impliquent de nombreux mécanismes. En France, selon des estimations du CEREMA, 19 % du trait de côte est en recul.
Le principal problème est que l’évolution du trait de côte est très sensible aux variations du niveau de la mer. En raison du réchauffement climatique d’origine humaine, la mer monte, du fait de la fonte des glaces continentales et de la dilation thermique des océans, et ce phénomène s’accélère.
Pour les côtes sableuses, cela conduit à une aggravation des phénomènes d’érosion déjà existants. Avec l’élévation du niveau des mers, des côtes stables, voire même des côtes en accrétion pourraient changer de régime et subir une érosion chronique. Sur un horizon de quelques décennies, il est impossible de généraliser, car la position du trait de côte dépend aussi des apports sédimentaires qui sont très variables d’une région à une autre.
Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) estime que d’ici 2050, 5 200 logements et 1 400 locaux d’activité pourraient être affectés par le recul du trait de côte, pour un coût total de 1,2 milliard d’euros. La dynamique et le recul du trait de côte sont un sujet majeur, dont l’intérêt dépasse les seuls cercles spécialisés, avec des implications très concrètes, notamment en matière de droit de la construction. En premier lieu parce que le trait de côte est utile pour définir le domaine public maritime (DPM).
Ses limites ont été précisées en 1681 par une ordonnance de Colbert qui précise que le DPM naturel ne peut être cédé et qu’une occupation ou une utilisation prolongée par des particuliers qui se succèdent sur cette zone ne leur confère aucun droit réel ou droit de propriété.
La législation française relative au trait de côte a récemment évolué. En témoigne par exemple la loi Climat et résilience de 2021, qui renforce l’adaptation des territoires littoraux. La stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte insiste sur la mise en place de solutions durables pour préserver le littoral, tout en assurant la préservation des personnes et des biens.
Concrètement, comment faire ? L’approche la plus connue est la défense de côte en dur, souvent en béton ou en roches. Cette stratégie est chère, nécessite un entretien, elle est inesthétique et entraîne une forte dégradation, voire une disparition, des écosystèmes littoraux. Surtout, on ne pourrait généraliser cette stratégie sur les milliers de kilomètres de côtes en France et dans le monde (on parle de 500 000 km de côte).
Sans rentrer dans le détail de toutes les solutions existantes, on peut noter que la communauté scientifique qui étudie les littoraux appelle à davantage recourir aux solutions fondées sur la nature (SFN). En simplifiant, on peut dire qu’il s’agit de tirer parti des propriétés des écosystèmes sains pour protéger les personnes, tout en protégeant la biodiversité.
Ces approches ont fait leurs preuves, particulièrement en ce qui concerne les prés salés, les mangroves ou les barrières sédimentaires en général (constituées par la plage sous-marine, la plage et la dune). On peut assimiler ces écosystèmes littoraux à des « zones tampons » qui absorbent l’énergie des vagues et limitent les hauteurs d’eau tout en préservant la biodiversité et les paysages.
La série « L’envers des mots » est réalisée avec le soutien de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture.
Eric Chaumillon a reçu des financements de l'ANR et du Département de Charente-Maritime.