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13.10.2025 à 16:30

Tony Blair est-il l’homme de la situation pour Gaza ?

Dana El Kurd, Assistant Professor of Political Science, University of Richmond

L’ancien premier ministre britannique Tony Blair sera chargé de superviser l’Autorité internationale de transition pour Gaza prévue par le plan Trump.
Texte intégral (2460 mots)

Au vu de ce qui transparaît du plan élaboré pour Gaza par l’administration Trump, qui lui confère un rôle éminent, il semble que l’action de l’ancien premier ministre britannique Tony Blair sera comparable à son travail en tant qu’envoyé spécial du Quartet en Palestine (2007-2015), qui s’était soldé par un échec, plus qu’à son implication dans l’accord du Vendredi saint qui, en 1998, avait mis fin à trente ans de conflit armé en Irlande du Nord…


Tony Blair, l’homme choisi par Donald Trump pour jouer un rôle clé dans la supervision de la gouvernance de Gaza après la guerre, n’en est pas à sa première négociation d’un plan de paix.

Premier ministre du Royaume-Uni de 1997 à 2007, Blair a contribué en 1998 à la conclusion de l’accord du Vendredi saint, qui a permis de mettre un terme aux violences sectaires en Irlande du Nord. Après son départ du 10, Downing Street, Blair est immédiatement devenu envoyé spécial du Quartet – un groupe diplomatique regroupant l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Union européenne (UE), les États-Unis et la Russie pour élaborer une solution durable au conflit israélo-palestinien. Il est demeuré à ce poste jusqu’en 2015.

Comme l’ont tragiquement montré le carnage commis le 7 octobre 2023 par le Hamas et les ravages qui ont été ensuite infligés à Gaza par Tsahal, récemment qualifiés de génocide par un organe des Nations unies, le Quartet a échoué dans sa mission.

Le plan de paix en 20 points actuellement en discussion par les parties prenantes en Égypte est succinct : il insiste sur le retour des otages israéliens encore détenus par le Hamas, la démilitarisation de la bande de Gaza et la création d’une force de sécurité internationale pour opérer sur place.

Par ailleurs, ce plan ne soutient pas l’expulsion des Palestiniens de Gaza – contrairement à certaines propositions précédentes formulées par l’administration Trump et qualifiées par des associations de défense des droits humains de plans de « nettoyage ethnique ».

Le 8 octobre 2025, Trump a annoncé le lancement d’une phase initiale du plan de paix. Un accord a été trouvé sur l’échange des otages contre des prisonniers ainsi qu’une trêve des combats. Mais les négociations sont toujours en cours sur divers points d’achoppement, notamment le désarmement des groupes combattants gazaouis.

L’accord prévoit également qu’après la guerre, Gaza soit gouvernée par un comité palestinien provisoire « technocratique » et « apolitique ». Cet organe temporaire sera supervisé par un « Conseil de paix » dirigé par Trump lui-même. D’autres membres dont les noms n’ont pas été communiqués y siégeront également, mais le seul nom qui a été annoncé à ce stade est celui de Tony Blair, qui, selon certaines informations, était en pourparlers avec l’administration Trump depuis un certain temps pour élaborer le plan de paix actuel.

En tant que spécialiste des relations internationales et de la politique palestinienne, je crains que cette proposition ne comporte les mêmes limites et les mêmes défauts que les précédents plans de paix imposés aux Palestiniens par des organismes extérieurs, notamment les efforts du Quartet de Blair et les précédents accords d’Oslo, et qu’elle soit très éloignée des mécanismes qui ont permis de consolider la paix en Irlande du Nord.

Un plan qui prend racine dans une « paix illibérale »

La faille principale que les critiques voient dans le plan actuel est qu’il ne mentionne pas le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à la souveraineté, un droit pourtant inscrit dans le droit international.

Le plan ne prévoit pas non plus de participation significative des Palestiniens, que ce soit par l’intermédiaire de leurs représentants légitimes ou par le biais de mécanismes visant à garantir l’adhésion de la population.

Au contraire, le nouveau cadre est asymétrique, puisqu’il permet au gouvernement israélien d’atteindre bon nombre de ses objectifs politiques tout en imposant plusieurs niveaux de contrôle international et en n’évoquant que des garanties vagues pour le peuple palestinien, et ce, uniquement si celui-ci se conforme aux exigences des auteurs du texte.

En l’état, ce plan s’inscrit dans la continuité de ce que les politologues qualifient de « paix illibérale » en matière de résolution des conflits.

Dans un article publié en 2018, des chercheurs ont défini la « paix illibérale » comme une paix dans laquelle « la cessation du conflit armé est obtenue par des moyens […] ouvertement autoritaires ».

Une telle paix est obtenue grâce à « des méthodes qui évitent les véritables négociations entre les parties au conflit, rejettent la médiation internationale et les contraintes à l’usage de la force, ignorent les appels à s’attaquer aux causes structurelles sous-jacentes du conflit et s’appuient plutôt sur des instruments de coercition étatique et des structures hiérarchiques de pouvoir ».

Parmi les exemples passés, on peut citer la gestion des conflits au Kurdistan turc, en Tchétchénie ou encore, tout récemment, au Haut-Karabakh.

Le cas de l’Irlande du Nord

Cela contraste avec d’autres accords de paix conclus ailleurs, dans des cadres diplomatiques plus inclusifs, comme en Irlande du Nord.

Pendant plus de trente ans, le territoire avait été embourbé dans des violences sectaires entre les « loyalistes », majoritairement protestants et désireux de rester rattachés au Royaume-Uni, et la minorité catholique, qui entendait faire partie d’une république irlandaise unifiée et indépendante.

Pour mettre fin à ce conflit armé, le processus de paix a inclus toutes les parties concernées, y compris les différents groupes combattants.

De plus, le processus de paix en Irlande du Nord a explicitement impliqué la population irlandaise et lui a permis de s’exprimer à travers deux référendums distincts. Les habitants d’Irlande du Nord ont voté pour ou contre le plan, tandis que ceux de la République d’Irlande ont voté pour ou contre l’autorisation donnée à l’État irlandais de signer l’accord.

Grâce à ce processus inclusif et démocratique, le conflit n’a toujours pas repris depuis vingt-sept ans.

Si Tony Blair n’a pas lancé le processus de paix en Irlande du Nord, son gouvernement a joué un rôle central, et c’est lui qui a déclaré que « la main de l’histoire » reposait sur l’épaule de ceux qui ont participé aux derniers jours des négociations.

Échec à Oslo

Le processus nord-irlandais, couronné de succès, contraste fortement avec les nombreux processus de paix qui ont échoué au Moyen-Orient, lesquels s’inscrivent davantage dans le concept de « paix illibérale ».

La tentative la plus sérieuse en faveur d’une paix durable a été celle des accords d’Oslo de 1993, par lesquels l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a accepté le droit d’Israël à exister, renonçant à ses revendications sur une grande partie de la Palestine historique, en échange de la reconnaissance par Israël de l’OLP comme représentant légitime du peuple palestinien.

Ce processus a conduit à la création de l’Autorité palestinienne, qui était censée exercer une gouvernance limitée à titre provisoire, et à la tenue d’élections présidentielles et parlementaires afin d’impliquer la population palestinienne. Mais comme l’ont depuis admis de nombreux anciens responsables américains, les accords étaient asymétriques : ils offraient aux Palestiniens une reconnaissance sous l’égide de l’OLP, mais peu de perspectives pour parvenir à une solution négociée dans un contexte d’occupation par un pays souverain bien plus puissant.

Le processus de paix s’est effondré lorsque cette asymétrie est apparue clairement. Les deux parties entendaient des choses très différentes par le mot « État ». Le gouvernement israélien envisageait une forme d’autonomie limitée pour les Palestiniens et poursuivait l’expansion des colonies et l’occupation militaire. Les Palestiniens, quant à eux, envisageaient un État légitime exerçant sa souveraineté.

Pour aggraver les problèmes, les Palestiniens n’ont jamais eu un pouvoir de négociation égal, et les accords manquaient d’un arbitre neutre, les États-Unis, le principal médiateur, penchant clairement en faveur de la partie israélienne.

Oslo était censé être un processus limité dans le temps afin de donner aux négociateurs le temps de résoudre les questions en suspens. Dans la pratique, il a servi à couvrir diplomatiquement, des années durant, un statu quo dans lequel les gouvernements israéliens se sont éloignés d’une solution à deux États tandis que les Palestiniens sont devenus de plus en plus fragmentés politiquement et géographiquement dans un contexte de difficultés et de violences croissantes.

Le processus de paix d’Oslo s’est effondré au début du mandat du gouvernement Blair, alors même que celui-ci contribuait à mettre la touche finale à l’accord du Vendredi saint.

Répéter les erreurs à Gaza ?

Dans le contexte israélo-palestinien actuel, Blair risque de répéter les erreurs d’Oslo. Il s’apprête à siéger au sein d’un organisme international non démocratique chargé de superviser un peuple soumis à une occupation militaire de facto.

De plus, bien que le plan Trump dépende de l’approbation du Hamas, ce mouvement n’aura aucun rôle à jouer après la phase initiale. En effet, le cadre stipule explicitement que le Hamas doit être exclu de toute discussion future sur l’après-guerre à Gaza. De plus, aucun autre groupe palestinien n’est directement impliqué ; le principal rival du Hamas, le Fatah, qui contrôle l’Autorité palestinienne en Cisjordanie occupée, n’est mentionné que brièvement. Quant à l’Autorité palestinienne, il n’y a qu’une vague allusion à la réforme de cet organisme.

De même, il n’a été fait aucune mention de ce que le peuple palestinien pourrait réellement souhaiter. À cet égard, l’organe proposé rappelle la création de l’Autorité provisoire de la coalition dirigée par les États-Unis lors de l’invasion de l’Irak (2003-2004). Cet organisme, qui a gouverné l’Irak immédiatement après l’invasion, a été sévèrement critiqué pour sa corruption et son manque de transparence.

L’échec de la guerre en Irak et l’implication du Royaume-Uni dans ce conflit ont contribué à la démission de Tony Blair de son poste de premier ministre en 2007, après quoi il a occupé la fonction d’envoyé spécial du Quartet. Formé par l’ONU, les États-Unis, l’UE et la Russie, le Quartet était chargé de préserver une forme de solution à deux États et de mettre en œuvre des plans de développement économique dans les villes palestiniennes.

Mais lui aussi a échoué à répondre aux réalités politiques changeantes sur le terrain, alors que les colonies israéliennes s’étendaient et que l’occupation militaire s’intensifiait.

Selon ses détracteurs, le Quartet aurait largement ignoré le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à la souveraineté, se concentrant plutôt sur une amélioration marginale des conditions économiques et sur des initiatives superficielles.

La dernière proposition soutenue par les États-Unis s’inspire largement de cette approche. Même si elle apporte à court terme un répit bienvenu aux souffrances des Gazaouis, une résolution durable et mutuellement acceptée du conflit israélo-palestinien qui dure depuis plusieurs décennies nécessite ce que le plan de Trump met de côté : l’autodétermination palestinienne.

En Irlande du Nord, Blair avait compris l’importance d’une médiation neutre et de l’adhésion de toutes les parties au conflit et de la population elle-même. Le plan auquel il participe aujourd’hui semble fonctionner selon un calcul très différent.

The Conversation

Dana El Kurd est membre de l'Arab Center de Washington.

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13.10.2025 à 16:29

Le bond en avant de l’industrie automobile chinoise de 1953 à nos jours

Fabien M. Gargam, Associate Professor of Management, Renmin University of China et Chercheur Associé, Université Paris-Saclay

Depuis 1953, la République populaire de Chine monte en puissance dans l’industrie automobile. Comment a-t-elle pu réaliser ce bond en avant en un peu plus de soixante-dix ans seulement ?
Texte intégral (2806 mots)
En Chine, les ventes de véhicules à énergie nouvelle atteignent le premier rang mondial en 2015. RomanZaiets/Shutterstock

Depuis 1953, la République populaire de Chine monte en puissance dans l’industrie automobile. Comment a-t-elle pu réaliser ce bond en avant en un peu plus de soixante-dix ans seulement ?


En avril 2025, les ventes en Europe de véhicules entièrement électriques du fabricant chinois BYD dépassent pour la première fois celles de Tesla, propulsant l’entreprise dans le top 10 du classement européen des ventes de véhicules à énergie nouvelle. Ce tournant marque non seulement un moment important dans la croissance du plus grand constructeur automobile de la République populaire de Chine, mais symbolise aussi la montée en puissance de l’industrie chinoise des véhicules à énergie nouvelle.

Yuwu Fu, président honoraire de la Société des ingénieurs automobiles de Chine, estime que le développement de l’industrie automobile chinoise a connu trois phases distinctes. De 1953 à 2000, elle établit ses fondements industriels. Après 2000, elle accélère son développement. Depuis 2020, elle progresse vers le statut de grande puissance automobile.

En 2016, le plan directeur du Conseil d’État chinois pour une stratégie nationale de développement axé sur l’innovation stipule que les capacités nationales devraient passer d’une coexistence d’approches « suivre », « rattraper », « mener », avec une prédominance de l’approche « suivre », à un modèle où les approches « rattraper » et « mener » prennent le dessus.

En combinant perspective historique et perspective stratégique, le présent article décrit les principaux moteurs des trois phases afin de dégager la logique qui sous-tend le bond en avant de l’industrie automobile chinoise.

La phase « suivre », de 1953 à 2000

Si l’industrie automobile occidentale est née au milieu du XIXᵉ siècle, le secteur automobile chinois voit le jour environ un siècle plus tard. En 1953, la première usine automobile de l’entreprise FAW est fondée à Changchun (au nord-est de la Chine) avec l’aide de l’Union soviétique. Elle marque les débuts de la République populaire de Chine dans la fabrication automobile.

Le modèle Dongfeng CA71, ce qui signifie « Vent d’est », produit par le constructeur chinois First Automobile Works (FAW), en 1958. Wikimediacommons

À partir de 1985, la Chine met en place des mesures protectionnistes telles que des droits de douane élevés et des quotas d’importation. Parallèlement, elle attire les investissements étrangers pour implanter des usines sur son sol, en s’appuyant sur une main-d’œuvre bon marché et un énorme potentiel commercial. En 1994, pour sortir de sa dépendance aux technologies étrangères, la politique industrielle automobile exige que la participation étrangère dans les coentreprises ne dépasse pas les 50 %.

Durant cette phase, la Chine commence à explorer le secteur des véhicules à énergie nouvelle. En 1992, le scientifique Xuesen Qian suggère :

« L’industrie automobile chinoise devrait passer directement à l’étape des énergies nouvelles pour réduire la pollution environnementale, sans passer par celle de l’essence et du diesel. »

La phase « rattraper », de 2001 à 2019

Après l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, son industrie automobile connaît un développement rapide. Les droits de douane sur les importations automobiles sont réduits, les politiques de protection commerciale sont supprimées, et l’ouverture du marché contraint l’industrie à améliorer sa qualité et à accélérer sa croissance.

L’utilisation du modèle des coentreprises stimule le développement d’entreprises automobiles nationales, établissant rapidement un système industriel complet. En 2009, la Chine devient, pour la première fois, le premier producteur automobile mondial.

Sous l’effet de plusieurs pressions, notamment le monopole des brevets des constructeurs automobiles européens et états-uniens, la sécurité énergétique et les contraintes écologiques, le secteur automobile chinois s’oriente vers le développement accéléré de véhicules à énergie nouvelle.

En 2009, la République populaire de Chine devient le premier producteur automobile mondial. MikeDotta/Shutterstock

L’exploration des véhicules électriques commence dans les années 1830 en Europe et aux États-Unis. Elle stagne ultérieurement en raison de l’exploitation à grande échelle du pétrole et de l’essor de la technologie des moteurs à combustion interne. En République populaire de Chine, lors du 10e plan quinquennal, le programme national 863 pour les véhicules électriques pose, en 2001, le cadre de la recherche et du développement autour de « trois verticaux et trois horizontaux ».

Les « trois verticaux » désignent les véhicules électriques purs, les véhicules électriques hybrides et les véhicules à pile à combustible. Les « trois horizontaux » englobent les trois systèmes électriques : batteries, moteurs électriques et systèmes de contrôle électronique. Le scientifique en chef du projet Gang Wan déclare que si la Chine a environ vingt ans de retard sur les leaders internationaux dans le domaine des véhicules à moteur à combustion interne, l’écart dans le domaine des véhicules électriques n’est que de quatre à cinq ans.


À lire aussi : Véhicules électriques : la domination chinoise en 10 questions


L’État introduit une série de subventions spécifiques pour développer l’industrie des véhicules électriques. Un certain nombre de marques nationales apparaissent, comme BYD, qui passe de la fabrication de batteries à celle de véhicules complets. Les ventes de véhicules à énergie nouvelle en Chine atteignent, pour la première fois, le premier rang mondial en 2015. La même année, la publication du guide pour le développement des infrastructures de recharge des véhicules électriques (2015-2020) pose les fondations du plus grand réseau de recharge au monde.

La phase « mener », de 2020 à aujourd’hui

L’industrie automobile chinoise effectue un bond en avant technologique en passant des véhicules traditionnels à carburant aux véhicules intelligents à énergie nouvelle. Pour ce faire, quatre conditions sont nécessaires selon les économistes Elise Brezis, Paul Krugman et Daniel Tsiddon.

Premièrement, il doit exister un écart salarial important entre les pays leaders et les pays retardataires. Par rapport aux puissances automobiles établies, la République populaire de Chine affiche toujours une différence significative en matière de coût de main-d’œuvre par véhicule. Selon les derniers chiffres de la société de conseil Oliver Wyman, les constructeurs automobiles chinois engagent des dépenses de main-d’œuvre de 597 dollars par véhicule contre 769 dollars au Japon, 1 341 dollars aux États-Unis, 1 569 dollars en France et 3 307 dollars en Allemagne.

Deuxièmement, les technologies émergentes présentent initialement une efficacité relativement faible. Le secteur des véhicules électriques est confronté à des difficultés importantes à ses débuts. On peut citer, par comme exemple, la Roadster, première voiture électrique pure de Tesla, et la F3DM, première voiture hybride rechargeable au monde de BYD.

La nouvelle voiture électrique BYD Atto 1, lancée en Indonésie, est présentée au Salon international de l’auto 2025 de Gaikindo Indonésie (GIIAS), le mardi 29 juillet 2025. fotopix/Shutterstock

Troisièmement, l’expertise acquise dans la recherche et le développement des réservoirs, des moteurs et des boîtes de vitesse des véhicules à combustion interne ne peut pas être appliquée aux trois systèmes électriques des véhicules à énergie nouvelle. Créée en 2011, l’entreprise Contemporary Amperex Technology Co. Limited (CATL) n’a aucune expérience dans le domaine des véhicules à combustion interne, mais elle devient en seulement six ans le leader mondial des batteries électriques avec, actuellement, 37,5 % de parts de marché.

Quatrièmement, les technologies des véhicules à énergie nouvelle arrivées à maturité améliorent la productivité dans trois domaines : l’optimisation des coûts, l’accélération de la recharge et la création de futures applications.

« Dépasser en changeant de voie »

De ses débuts où elle suivait le rythme des normes internationales jusqu’à sa position de leader mondial, l’industrie automobile chinoise suit une trajectoire complète consistant à éviter les écueils, à tirer parti de ses atouts et à réaliser des bonds en avant. Cette logique, nommée en Chine « dépasser en changeant de voie », fait écho aux principes de l’innovation disruptive proposés par l’universitaire Clayton Christensen.

Néanmoins, le développement futur du secteur automobile chinois reste semé d’embûches. La concurrence « involutive » est devenue un obstacle majeur pour la pérennité de l’industrie. Les entreprises chinoises de véhicules à énergie nouvelle, impactées par la concurrence nationale et les droits de douane, accélèrent leur expansion à l’étranger tout en étant confrontées à un double défi matériel et culturel.


Cet article a été corédigé par Yuzhen Xie (écrivaine et conférencière), diplômée de Renmin University of China.

The Conversation

Fabien M. Gargam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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11.10.2025 à 08:31

Donald Trump et Pete Hegseth appellent 800 généraux à combattre « l’ennemi intérieur »

Olivier Sueur, Enseigne la compétition stratégique mondiale et les enjeux transatlantiques, Sciences Po

Trump et Hegseth ont réuni leurs généraux pour « mettre fin aux dérives woke » et pour aligner l’armée sur leurs objectifs politiques – en vue de la déployer dans les villes états-uniennes.
Texte intégral (1612 mots)

Jamais l’ensemble des généraux américains n’avaient été convoqués pour écouter le président du pays et leur ministre de tutelle comme ce fut le cas ce 30 septembre à Quantico (Virginie). Cette réunion historique a vu Donald Trump et Pete Hegseth tenir à des hauts gradés silencieux un discours aux intonations martiales et virilistes dont l’objectif réel était de les préparer à diriger des opérations militaires… à l’intérieur même des États-Unis, dans les villes dirigées par des démocrates.


Le 30 septembre 2025, le secrétaire américain à la guerre Pete Hegseth a prononcé devant 800 officiers généraux américains réunis à Quantico, en Virginie, un discours mémorable, qui a été suivi d’une intervention du président – et commandant en chef des armées, Donald Trump.

Cette réunion avait fait en amont l’objet des spéculations les plus folles, et son déroulement nourrit désormais moqueries et parodies sur les réseaux sociaux. Convoquée début septembre, soit avec un préavis très court, une réunion de chefs militaires américains de cette ampleur n’a pas de précédent connu. Elle mérite une véritable analyse pour en comprendre l’exacte signification, de même que son importance structurante pour les trois prochaines années.

Une réunion annoncée au dernier moment, mais préparée depuis longtemps

Commençons par resituer le contexte de cette réunion.

Premièrement, l’administration Trump a procédé à une première épuration parmi les plus hauts gradés de l’armée : le chef d’état-major des armées le général C. Q. Brown, la cheffe d’état-major de la Marine Lisa Franchetti, le directeur du renseignement militaire Jeffrey Kruse, l’amirale commandant les garde-côtes Linda Fagan… une dizaine de départs de responsables de premier plan a été enregistrée depuis février.

Deuxièmement, le secrétaire à la guerre a pris, le 5 mai 2025, une directive ordonnant la réduction du nombre d’officiers généraux cinq étoiles de 20 %, soit un passage de 37 à 30 du nombre d’officiers généraux de la garde nationale d’au moins 20 %, et du nombre d’officiers généraux des forces armées de 10 % (de 838 à environ 700).

Troisièmement, le département de la défense a été rebaptisé « département de la guerre », le 5 septembre 2025, sur décision du président Trump.

Quatrièmement, deux documents structurants pour l’organisation de ce ministère sont en cours d’achèvement cet automne, à savoir la stratégie nationale de défense (National Defense Strategy) et la révision de la configuration mondiale des forces (Global Force Posture Review). Ces documents doivent aboutir à une réduction significative du volume des forces stationnées à l’étranger et se traduire par une bascule de leur déploiement de l’Europe vers l’Indo-Pacifique.

L’annonce d’un « changement de culture »

Au vu de l’ensemble de ces éléments, une forme de nervosité, voire d’appréhension, de la part des participants n’apparaissait pas illégitime. Et ils n’ont pas été déçus : Pete Hegseth a fait de son intervention le « jour de libération des guerriers de l’Amérique », paraphrasant le « jour de la libération » proclamé par Donald Trump, le 2 avril 2025, lors de ses annonces en matière de droits de douanes.

Son objectif révélé dès la première minute de son intervention est d’« avoir les bonnes personnes et la bonne culture au département de la guerre », car c’est le personnel qui fait la politique d’une organisation (« Personnel is policy »). Il dénonce ensuite longuement la « dérive woke » au sein des forces armées américaines – promotions sur la base d’appartenance raciale ou de quotas de genre, politiquement correct, mois de l’identité, programmes Diversity, Equity, and Inclusion (DEI), femmes dans les unités combattantes, transsexuels, gros, barbus, cheveux longs… Bref, tout y passe, et Hegseth promet d’y porter le fer avec énergie.

Tout cela n’est en aucun cas une surprise puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de la politique engagée au niveau national par le président Trump – et annoncée lors de sa campagne.

En revanche, ce qui est passionnant dans ce discours, c’est son caractère programmatique. D’abord, le secrétaire à la guerre annonce que ses services se dotent des moyens de mettre en œuvre cette rééducation culturelle des militaires américains à l’égard de l’« idéologie woke » grâce à l’envoi aux participants de dix directives formalisant les orientations énoncées ci-dessus et portant, notamment, sur le rétablissement de standards physiques masculins uniformes en matière de préparation militaire : c’est sur ce modèle qu’eux, officiers généraux, seront évalués.

Ensuite, il annonce à son auditoire que ce changement de culture implique un changement de génération parmi eux, et donc de nouveaux départs, allant jusqu’à inviter ceux qui se sentent en désaccord avec ses propos à démissionner. Dans un contexte de réduction du nombre de postes offerts à la promotion, voilà qui invite à l’introspection.

Ce discours organise le réalignement culturel des forces armées américaines sur les orientations du gouvernement, à l’image de ce qu’indiquait le règlement des armées françaises de 1933 : « Il importe que les ordres soient exécutés littéralement, sans hésitation, ni murmure. »

Objectif désigné : les villes démocrates

Pourquoi ce réalignement ? C’est l’intervention subséquente de Donald Trump qui y répond : bien que particulièrement décousue, elle est l’occasion d’annoncer fort à propos une augmentation des salaires des militaires de 3,8 %, mais surtout de désigner aux officiers généraux leur adversaire, à savoir l’« invasion intérieure » (« Invasion from within »).

De manière spécieuse, le président liste même les cibles qu’il qualifie de « zones de guerre ». Il s’agit des villes tenues par « la gauche radicale démocrate » et nommément désignées : San Francisco, Chicago, New York, Los Angeles, Portland et Seattle. Il prend appui sur les précédents historiques d’utilisation des forces armées pour le maintien de l’ordre intérieur par les présidents George Washington, Abraham Lincoln, Grover Cleveland ou George W. Bush. Il rappelle enfin aux officiers généraux présents, comme l’avait d’ailleurs fait Pete Hegseth à deux reprises, leur serment de prise de fonctions qui prévoit la lutte contre l’ennemi intérieur :

« Je jure [ou affirme] solennellement que je soutiendrai et défendrai la Constitution des États-Unis contre tous les ennemis, étrangers et intérieurs. »

Une insistance à replacer dans le cadre culturel américain, où une importance majeure est accordée aux serments depuis la guerre d’Indépendance et la guerre de Sécession.

Comme on le comprend aisément, la plupart des commentaires ratent l’essentiel. L’administration Trump prépare les forces armées américaines, d’une part, à une intervention massive dans les grandes villes administrées par les démocrates au prétexte de lutter contre les ennemis intérieurs et, d’autre part, à disposer d’une institution militaire à la fois obéissante et partageant les valeurs du gouvernement, en vue des prochaines échéances politiques du pays, notamment électorales… toutes choses qui avaient manqué lors du coup d’État avorté du 6 janvier 2021.

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Olivier Sueur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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09.10.2025 à 15:32

Les défis du réarmement de l’Europe : réveil stratégique ou chaos organisé ?

Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)

Le réarmement européen est nécessaire, au vu de la menace russe et des doutes pesant sur la pérennité de la protection fournie par les États-Unis.
Texte intégral (2787 mots)

Après des décennies passées à cueillir les « dividendes de la paix », les Européens réarment à grande vitesse, mais de façon désorganisée, voire confuse. Or, la sécurité du continent dépend de la mise en œuvre d’une politique militaire pensée de façon collective et fondée sur une industrie de défense qui deviendrait nettement moins dépendante des États-Unis.


Face à la rhétorique agressive de la Russie, à ses provocations verbales et à ses opérations d’intimidation de plus en plus fréquentes, les États européens réarment. L’attitude illisible de l’administration Trump les incite encore davantage à prendre leur destin en main en matière de défense.

Mais les achats d’armements se font en ordre dispersé. Les Européens (membres de l’UE ou non) continuent de largement dépendre des États-Unis dans ce domaine ; et leur industrie de défense se développe avec une grande lenteur, malgré de progrès récents.

La fin d’une illusion

La guerre en Ukraine a été un révélateur pour les Européens. Après plus de trois décennies de désarmement prononcé pour toucher les fameux « dividendes de la paix » post-guerre froide, les budgets augmentent, accompagnés d’annonces sur des commandes de chars, d’avions de combat, de missiles.

La réactivation des réserves est mise en avant, tout comme la relance des industries d’armement. Ce mouvement, bien que tardif, illustre un gros progrès. L’Europe ne se considère plus comme un continent riche, trop heureux de confier sa protection (notamment nucléaire) aux États-Unis, sans avoir à livrer de véritables efforts propres. En cela, les critiques venues de Washington relatives au manque d’investissements des pays européens dans leur défense étaient parfaitement justifiées.

Mais ce réarmement, aussi nécessaire soit-il, se fait dans le désordre et dans la précipitation, car il est plus guidé par la peur ou par la prise de conscience que par la planification. L’UE, certes, dépense davantage, mais ne réussit pas à définir une vision d’ensemble pour bâtir une défense, sinon intégrée, tout au moins organisée.

Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), les dépenses militaires européennes ont augmenté de manière historique de 17 % en 2024, atteignant 693 milliards de dollars. La totalité des pays de l’UE, à l’exception de Malte, ont accru leurs budgets militaires. L’Allemagne, longtemps à la traîne en matière de dépenses militaires, a bondi de 28 %, à 88,5 milliards, devenant le quatrième investisseur militaire mondial, ce qui aurait été absolument inimaginable il y a seulement quelques années.

La Pologne est le pays qui consacre le plus gros pourcentage de son PIB à la défense : 4,2 % aujourd’hui contre 2 % en 2021, ce qui marque un effort colossal. L’objectif est d’atteindre 5 % en 2026. En moyenne, même si le chiffre paraît moins spectaculaire, les pays de l’UE ont progressé de 0,2 % en termes de pourcentage du PIB, passant à une moyenne de 1,3 % à 1,5 % en deux ans.

Les fameux dividendes de la paix sont désormais bien derrière nous. La sécurité extérieure redevient centrale, comme au temps de la guerre froide, mais dans un désordre qui fragilise notre souveraineté collective.

Un réarmement en ordre dispersé

Sur la carte du réarmement européen, on distingue autant de stratégies que d’États. L’Allemagne investit son Zeitenwende (changement d’ère) dans des achats auprès des États-Unis : avions F-35, missiles Patriot, hélicoptères CH-47 Chinook…

La France, avec une loi de programmation militaire 2024-2030 de 413 milliards d’euros, mise sur l’autonomie et la dissuasion nucléaire, et reste tournée vers son industrie nationale, particulièrement complète.

L’Italie et l’Espagne modernisent leur marine et leur aéronautique (programmes FREMM, Eurofighter), tout en demeurant très liées à l’Oraganisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan). Les pays baltes et scandinaves se concentrent sur la défense territoriale (fortification des frontières) et les infrastructures d’accueil de troupes alliées.

L’Europe se réarme de manière anarchique : les Tchèques achètent des boucliers antimissiles, les Allemands lancent des satellites, la Lituanie achète des drones turcs ou israéliens, sans qu’un effort de coordination et de rationalisation des achats n’apparaisse.

Certes, cette diversité reflète des besoins réels et pressants, car les différents pays n’éprouvent pas le même sentiment d’urgence, du fait de la géographie mais également des menaces perçues comme directes ou plus lointaines, ou en raison des traditions militaires. Mais l’absence de coordination produit une fragmentation industrielle et opérationnelle. Les armées européennes utilisent aujourd’hui près de 180 systèmes d’armes différents, contre une trentaine aux États-Unis. Cette hétérogénéité augmente les coûts, complexifie la logistique – avec d’innombrables pièces détachées différentes et les compétences multiples qu’il est nécessaire d’entretenir – et, in fine, rend très délicate l’interopérabilité, c’est-à-dire la capacité des systèmes d’armes et donc des armées à travailler ensemble.

Achats d’équipements auprès d’acteurs extérieurs

La Pologne illustre les contradictions qu’engendrent les besoins immédiats de sécurité et l’incohérence stratégique. Ce grand pays, encore en avance sur l’Allemagne en matière de dépenses militaires, est devenu la locomotive militaire de l’Europe, au moins de l’Est, mais au prix d’une dépendance massive à des fournisseurs non européens.


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En août 2025, Varsovie a signé avec la Corée du Sud un contrat portant sur la livraison de 180 chars K2 Black Panther, pour environ 6,5 milliards de dollars, après un premier contrat d’également 180 chars en 2022 ; 61 chars seront assemblés localement sous licence. En parallèle, Varsovie achète à Séoul des obusiers K9 et des avions FA-50, mais n’oublie pas ses alliés américains en acquérant des chars Abrams.

La Pologne s’est donc tournée vers des fournisseurs capables de livrer rapidement des armes de qualité lui permettant une montée en puissance réelle. Ces avantages sont malheureusement accompagnés pour ce pays d’inconvénients réels. La Pologne dépend de la logistique étrangère, et la maintenance de matériels variés se complexifie tant en termes de pièces détachées que de compétences diverses sur des matériels différents.

Mais Varsovie n’est pas seule dans cette situation. Nous le savons déjà : via l’Otan, les États-Unis sont dominants dans la sécurité européenne. Leur parapluie nucléaire en est une forte illustration. De plus, les États-Unis sont, sur le plan industriel, le principal fournisseur des pays européens. Les avions F-35, expression de cette domination, sont désormais l’avion standard de plusieurs forces aériennes européennes. L’Allemagne a prévu 35 appareils, dont les premières livraisons interviendront en 2026, la Belgique en a commandé 34, la Pologne 32 et le Danemark 27, déjà en cours de réception. La Finlande a signé pour 64 exemplaires, livrés progressivement jusqu’en 2030, tandis que la Grèce prévoit jusqu’à 40 avions. La Norvège et les Pays-Bas ont chacun acquis 52 appareils, déjà pour la plupart opérationnels. L’Italie dispose d’environ 90 F-35, le Royaume-Uni en a prévu 138, dont une soixantaine déjà livrés. Enfin, la Suisse en a commandé 36 exemplaires, livrables à partir de 2027, et la République tchèque 24, dont les premières livraisons sont attendues vers 2031.

On le voit, de nombreux pays européens ont préféré privilégier la relation avec les États-Unis, quitte à acheter un système d’armes verrouillé. En effet, les F-35 lient leurs utilisateurs au réseau logistique américain en termes de maintenance, de formation et de mise à jour logicielle.

Cette dépendance technologique pose un problème stratégique majeur, a fortiori lorsque les États-Unis sont dirigés par une administration chaotique et imprévisible et dont l’engagement au sein de l’Otan semble plus que fragile : l’Europe ne contrôle ni ses codes sources, ni sa maintenance, ni ses calendriers d’évolution. En cas de crise transatlantique, cette vulnérabilité pourrait, en quelques semaines, dégrader très fortement les performances de sa flotte de F-35.

Ainsi, l’Europe, incapable de se détacher de la tutelle de Washington, achète sa sécurité en quelque sorte à crédit politique, sans garantie solide. Emmanuel Macron l’a souligné à la Sorbonne, en avril 2024 : « Le moment est venu pour l’Europe de devenir puissance. » Parole précieuse, mais sans grande portée tant que l’Europe se contente d’être une cliente, vulnérable aux intentions de Washington.

La dépendance vis-à-vis des États-Unis pourrait être pleinement justifiée si nous ne disposions pas de la base technique et industrielle pour posséder une véritable autonomie stratégique en matière de défense. La réalité est tout autre ; Airbus, Dassault, Thales, Leonardo, Safran, MBDA, Rheinmetall, Nexter sont autant de champions mondiaux. L’Europe dispose du savoir-faire en quantité, mais manque de coordination et de volonté politique.

Les programmes Scaf (Système de combat aérien du futur) et MGCS (char européen) symbolisent ces lenteurs. Le premier devait incarner l’avenir de la supériorité aérienne européenne. Pourtant, ce projet cumule retards et tensions entre industriels et États membres. Le second, censé succéder au Leopard 2 et au Leclerc, connaît également de grandes difficultés. L’incapacité des Européens à s’entendre profite de manière quasi automatique à leurs concurrents. Les prototypes de chars et de chasseurs des États-Unis et de la Corée du Sud pourraient être opérationnels autour des années 2030. Dans ce cadre, l’ironie est lourde : l’Europe risque de devenir acheteuse de technologies qu’elle aurait pu inventer.

L’UE tente de réagir en mettant sur pied le Fonds européen de défense (Fedef) et l’Agence européenne de défense (AED). Cependant, leurs moyens sont dérisoires (environ 8 milliards d’euros sur la période 2021-2027) et ils sont dénués de véritable gouvernance politique et budgétaire.

Nous le comprenons, la question n’est pas industrielle. L’Europe a la base technique et industrielle. Le problème est politique : les pays européens acceptent-ils de partager entre eux leur souveraineté ? Ils en sont capables, le passé l’a montré, mais la situation géopolitique actuelle nous empêche de tergiverser plus longtemps.

L’autre question essentielle est relative aux États-Unis : l’Europe peut-elle, tout en restant leur alliée, s’affranchir, au moins partiellement, de leur tutelle ? Aucun pays n’apporte de réponse identique à cette question centrale.

Les conditions de la souveraineté militaire

Plusieurs axes s’imposent pour construire une industrie de défense européenne qui entraînera un esprit de défense européen : harmoniser les normes ; mutualiser les achats ; conditionner les contrats étrangers ; créer un « Buy European Act » (équivalent du Buy American Act, une loi américaine de 1933), qui obligerait l’Europe à privilégier les entreprises et produits fabriqués en Europe dans ses marchés publics, et notamment dans la défense ; renforcer le Fedef et élaborer une doctrine commune.

Compte tenu des rapports très différents que les pays entretiennent avec Washington, il est important de montrer à toutes les parties prenantes que ces mesures ne visent pas à se découpler des États-Unis, mais seulement à rééquilibrer la relation transatlantique. Une alliance forte repose sur des partenaires autonomes et libres.

Réarmer est nécessaire. Il ne s’agit pas seulement d’aider l’Ukraine, même si cette dimension demeure. Il s’agit de tenir à distance la Russie, dont on peut parier de la permanence de l’agressivité pendant des décennies.

Réarmer ne couvre pas tout le champ de la défense. Cette dernière engage aussi la diplomatie, la technologie, l’énergie, la résilience des sociétés. Or, malgré les appels et le début de certaines réalisations, l’Europe reste très dépendante en matière d’énergie (gaz américain), de semi-conducteurs (Taïwan et Corée du Sud), du numérique (Gafam)… Une entité politique sans souveraineté ne peut être une puissance. Une souveraineté militaire – ce qui constitue déjà un véritable défi – sans souveraineté industrielle, énergétique et numérique est une illusion.

Pour autant, le réarmement européen met fin à la naïveté stratégique née des années 1990 et, probablement, à l’opportunisme économique dégagé des contraintes de défense. Mais il ne sera durable que s’il s’accompagne d’un sursaut collectif. Un sursaut collectif qui impose de penser l’Europe non plus seulement comme un marché, mais également comme une source de puissance.

L’Europe est une puissance économique avec des moyens et des cerveaux. Elle peut acquérir une souveraineté en matière de défense tout en continuant de coopérer avec les États-Unis, à considérer désormais non plus comme des amis mais comme des alliés. Les États-Unis demeurent un partenaire essentiel, mais n’ont pas à mettre l’Europe sous tutelle. L’Europe-puissance que nous appelons de nos vœux aura pour conséquence de ne plus accepter ce type de relations.

L’Europe est riche et capable. Mais il lui manque la cohésion, la volonté d’agir et la compréhension de la notion de puissance. Elle réarme. Cette évolution est satisfaisante. Mais elle doit réarmer ensemble dans le cadre d’un projet, au risque, sinon, de demeurer un géant économique, sous parapluie américain, parapluie de plus en plus troué d’ailleurs.

The Conversation

Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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09.10.2025 à 15:31

Népal : La génération Z prend la rue et réinvente la contestation

Elodie Gentina, Professeur à IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM - Lille, IÉSEG School of Management

Au Népal, au mépris de la répression, une jeunesse connectée conteste le népotisme, redéfinit les formes de la démocratie et obtient des résultats tangibles.
Texte intégral (1915 mots)

À l’automne 2025, face à la censure numérique imposée par un régime népotique, des milliers de jeunes manifestants ont investi les rues de Katmandou, capitale du Népal. La répression a été brutale : au moins 72 morts, des dizaines de blessés. Porté par les réseaux sociaux, ce soulèvement s’inscrit dans une vague mondiale où les jeunesses connectées – du Maroc à Madagascar – réinventent la démocratie hors des cadres traditionnels et exigent d’être entendues.


Au Népal, l’histoire politique pourrait bien prendre un nouveau tournant. Dans ce pays de quelque 30 millions d’habitants accroché aux flancs de l’Himalaya, encore marqué par les cicatrices d’une guerre civile (1996-2006) qui a abouti à la mise en place d’une démocratie imparfaite et instable, une génération née après les combats s’affirme aujourd’hui.

Elle ne se range sous aucune bannière partisane, n’attend l’aval d’aucun chef et refuse les mots d’ordre venus d’en haut. Elle trace sa propre voie, connectée, autonome, soudée autour de ses codes et de ses écrans. Et cet automne 2025, cette jeunesse – la fameuse génération Z (personnes nées entre la fin des années 1990 et le début des années 2010) – a investi les rues, prenant tout le monde de court, à commencer par les dirigeants.

D’un royaume meurtri à une démocratie fragile

Pour mesurer ce qui se joue aujourd’hui, il faut d’abord se tourner vers le passé. Entre 1996 et 2006, le Népal a traversé une décennie de guerre civile d’une rare intensité, opposant les insurgés maoïstes au pouvoir monarchique. Ce conflit, qui a coûté la vie à plus de 13 000 personnes, s’est soldé par l’effondrement de la royauté et la naissance d’une République en 2008. Beaucoup y ont vu l’aube d’un nouvel avenir, fondé sur la justice, la stabilité et le développement.

Mais la réalité fut bien plus chaotique. En quinze ans, le pays a connu une succession de gouvernements sans lendemain, des institutions toujours fragiles et un pouvoir resté entre les mains des mêmes familles. La corruption, le favoritisme et l’absence d’horizons économiques ont peu à peu creusé un profond sentiment de désillusion. Jusque-là, la contestation prenait des formes attendues : syndicats, mouvements étudiants affiliés aux partis, mobilisations rurales ou actions maoïstes. Rien ne laissait imaginer l’irruption d’un soulèvement d’un tout autre visage.

Gen Z contre les « nepo kids » : la révolte d’une génération contre l’héritage du pouvoir

Environ 500 000 jeunes rejoignent chaque année la population active, bien plus que le nombre d’emplois disponibles. Le chômage des jeunes âgés de 15 à 24 ans au Népal est évalué à 20,8 %. Dans ces conditions, les opportunités sont rares, et des centaines de milliers de Népalais sont contraints de s’expatrier pour trouver du travail en Inde ou dans les pays du Moyen-Orient. L’idée d’un avenir meilleur dans leur propre pays leur semble de plus en plus inaccessible.


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Quelques jours avant que les rues ne s’embrasent, un flot d’images a envahi les réseaux sociaux népalais : on y voyait les enfants de responsables politiques exhiber voitures de luxe, séjours à l’étranger et train de vie fastueux. Ces publications, largement partagées sous les hashtags #NepoKid ou #NepoBaby, ont fait l’effet d’une étincelle dans un pays déjà traversé par une profonde frustration. Elles mettaient crûment en lumière le fossé qui sépare les élites de la population, révélant un système où privilèges et passe-droits semblent se transmettre de génération en génération.

Dans un contexte de chômage massif et d’exil forcé pour une grande partie de la jeunesse, ces images sont vite devenues le symbole d’un pouvoir déconnecté et d’une injustice profondément enracinée. Le mouvement né sur les écrans s’est alors transformé en colère dans les rues, accélérant l’éclatement d’un soulèvement populaire. Le mouvement au Népal a souvent été présenté comme une révolte de la Gen Z contre les « nepo-babies » qui s’est intensifiée à la suite de l’interdiction des réseaux sociaux et d’une répression sanglante.

La vague de vidéos dénonçant les « nepo-kids » a exprimé une colère populaire face à des décennies de népotisme enraciné au Népal. Héritage de la dynastie autoritaire des Rana (1846-1951), ce système s’est perpétué malgré la démocratisation amorcée en 1990 : les partis n’ont pas su instaurer des institutions équitables ni représentatives. Le pouvoir reste ainsi concentré entre quelques familles influentes et alliances claniques (la famille Koirala, la dynastie Rala et les dynasties « claniques »), qui continuent de contrôler partis, ressources et postes clés.

Les jeunes citoyens exigent la fin de la corruption, une gouvernance plus juste et une véritable équité économique. Fait inédit dans l’histoire politique du pays : le 9 septembre 2025, le premier ministre Khadga Prasad Sharma Oli a présenté sa démission, avant d’être remplacé par Sushila Karki, ancienne présidente de la Cour suprême, à l’issue d’un vote… organisé sur la plateforme Discord. Elle est à la tête d’une équipe transitoire chargée de préparer les élections prévues pour mars 2026.

Le manga « One Piece », emblème de révolte de la génération Z

Cette révolte est horizontale, spontanée, mouvante, en l’absence de leaders reconnus ou autoproclamés. Les messages circulent en ligne, les décisions se construisent collectivement, presque en temps réel. La culture de cette génération imprègne aussi le mouvement. Sur les pancartes, on voit des mèmes, des clins d’œil à des séries ou à des mangas. Le drapeau des Straw Hat Pirates de One Piece, symbole de liberté et de résistance, flotte parmi les manifestants. La colère s’exprime avec humour, ironie et inventivité. Loin des discours idéologiques d’antan, cette jeunesse parle un langage qui lui ressemble.

Ce symbole One Piece n’a rien d’anodin : dans l’univers du célèbre manga, Luffy incarne la lutte contre l’oppression et le rêve d’un monde plus juste. Hors des pages de fiction, ce drapeau est devenu un véritable marqueur générationnel à travers toute l’Asie. Il suffit d’y inscrire quelques mots d’ordre pour qu’il se transforme en cri de ralliement. « La génération Z ne se taira pas » ou encore « Votre luxe, notre misère », pouvaient ainsi se lire sur les banderoles brandies par des milliers de jeunes Népalais début septembre 2025, après la suspension de plates-formes comme Facebook, X ou YouTube.

Mais les revendications de la génération Z au Népal vont bien au-delà de la seule question de la censure. Elles s’attaquent à un système politique verrouillé, gangrené par les privilèges héréditaires et incapable d’offrir un avenir. Elles réclament des emplois, de la transparence, une démocratie réelle et vivante. Elles exigent surtout une chose : que leur voix compte enfin.

Une rupture générationnelle qui dépasse le Népal

La jeunesse népalaise a provoqué un séisme politique. Et cela, sans chef, sans parti, sans programme détaillé.

Reste à savoir ce que ce soulèvement va devenir. Au Népal, le gouvernement en place a même été contraint de céder, remplacé par une équipe transitoire chargée de préparer les élections prévues pour mars 2026. L’histoire montre que les mouvements sans organisation claire peuvent vite s’essouffler ou être récupérés. Reste à savoir si la jeunesse mobilisée choisira d’entrer dans l’arène électorale en présentant ses propres candidats – une perspective qui pourrait marquer un tournant majeur dans la vie politique du pays.

La nouvelle génération a pris conscience de sa force collective. Elle sait désormais qu’elle peut se mobiliser rapidement, en dehors des cadres traditionnels, et obliger le pouvoir à réagir. Elle a aussi redéfini le vocabulaire de la contestation : culture numérique, humour, pop culture, créativité… autant d’armes nouvelles pour faire passer des messages politiques.

Ce qui se joue au Népal n’est d’ailleurs pas un cas isolé. De l’Indonésie au Chili, de l’Iran aux États-Unis, ces jeunes « digital natives », nés pendant l’ère d’Internet, contestent les structures établies avec les mêmes outils et les mêmes réflexes. Le Népal s’inscrit dans ce vaste mouvement mondial d’une génération qui ne veut plus attendre et qui contribue à réinventer la démocratie à l’ère du numérique. La politique telle que nous la connaissions – organisée autour de partis, de leaders et de structures hiérarchiques – est de moins en moins adaptée aux formes d’engagement des nouvelles générations. Pour elles, la politique est une pratique fluide, horizontale, souvent ludique, toujours connectée.

The Conversation

Elodie Gentina ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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08.10.2025 à 16:27

Sharjah, une « ville ordinaire » dans le Golfe ?

Roman Stadnicki, Maître de conférences HDR en géographie, membre de l'Equipe Monde Arabe et Méditerranée (Laboratoire CITERES) & chercheur associé au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA, Koweït), Université de Tours

Contrairement à Dubaï ou Abu Dhabi, Sharjah a misé sur une urbanisation plus sobre et raisonnée. Cette ville-émirat remet en question la course à la démesure et propose une autre vision de la modernité dans le Golfe.
Texte intégral (2933 mots)
Front de mer d’Al-Majaz à Sharjah. Stadnicki/2023, Fourni par l'auteur

Gratte-ciel le plus haut du monde, pistes de ski dans des centres commerciaux en plein désert… Les Émirats arabes unis sont connus pour leurs projets urbains hors norme et leur goût pour la démesure. Sharjah, troisième ville la plus peuplée du pays après Dubaï et Abu Dhabi, a opté pour un chemin différent.


Sharjah, avec ses presque deux millions d’habitants, est-elle un « anti-Dubaï », comme le suggère Marc Lavergne, l’un des rares géographes français à s’y être intéressé ?

Agglomérée à la capitale économique des Émirats arabes unis, mais séparée d’elle par une frontière administrative – Sharjah est l’un des sept émirats de la fédération des Émirats arabes unis, dirigé par Sultan bin Mohamed Al-Qasimi depuis 1972 – et surtout symbolique, elle semble en effet, selon Marc Lavergne, explorer une autre voie « qui ne s’exprime pas tant dans l’urbanisme, l’architecture ou la banalisation du luxe que dans les attitudes sociales, elles-mêmes encouragées par le souverain, en phase avec l’héritage culturel et social ainsi qu’avec la condition matérielle de son émirat ».

Cité portuaire et industrielle (sans pétrole), modeste aujourd’hui, mais capitale déchue d’un empire maritime hier (soit avant l’essor de Dubaï et d’Abu Dhabi au XXe siècle), Sharjah fait de la culture et de l’éducation les axes forts de sa politique depuis plusieurs décennies, c’est-à-dire bien avant l’implantation d’universités étrangères et de musées internationaux ailleurs dans le Golfe.

Les politiques urbaines qui s’appliquent aujourd’hui largement dans cette région, et qui visent à resserrer les liens communautaires et identitaires face au multiculturalisme et à la mondialisation, autour du développement de « musées-racines » ou de projets de Heritage villages dédiés aux histoires nationales, ne sont-elles pas aussi le fait d’une inspiration portée plus discrètement mais depuis plus longtemps par Sharjah ? La ville a par exemple organisé en mars 2025 la 22ᵉ édition des Heritage Days, un événement populaire qui vise à promouvoir ses traditions pré-pétrolières.

Les villes secondaires n’exercent-elles pas une influence propre sur les métropoles, à l’encontre des idées reçues relatives à un prétendu « modèle Dubaï », qui fonctionnerait comme une grille explicative de toutes les configurations urbaines de la région et qui se reproduirait à l’envi dans le Golfe et même au-delà, au fur et à mesure que s’étend le rayonnement de ses promoteurs et investisseurs et que se développe la ville-spectacle ?

Célébration du désert lors des Heritage Days de mars 2022 à Sharjah. Stadnicki/2022, Fourni par l'auteur

Contre le « modèle Dubaï »

Mais sommes-nous, dans le cas de Sharjah, réellement dans l’anti-modèle, ou bien dans l’expression d’une modernisation prudente, marquée par un rapport ambivalent au modèle métropolitain de Dubaï ? Trois stratégies de singularisation sont à relever : une forme de conservatisme ; la mise en valeur de l’art ; et le renouveau institutionnel-urbain.

En premier lieu, l’attitude conservatrice se retrouve dans un respect des traditions islamiques plus marqué que dans les émirats voisins (nombre important de mosquées, fermeture de la plupart des restaurants pendant le ramadan, conservation du vendredi comme jour chômé, consommation d’alcool interdite), mais aussi dans la volonté des acteurs politiques locaux de protéger la ville des excès de la mondialisation, afin d’éviter qu’elle soit « noyée dans la culture globale », comme le craignait un conseiller de l’Émir interrogé en 2022 par l’auteur de ces lignes.

« Trop de globalisation » tend inévitablement vers la superficialité et la perte d’identité, d’après ce dernier, qui s’est dit inquiet de la tendance actuelle des Émirats consistant à vouloir faire tenir ensemble, dans un même projet de territoire national, « la culture, le patrimoine, l’entertainment et la modernité ». Il prônait alors une forme de patriotisme local ainsi que des « relations culturelles profondes », comme celles qu’a nouées l’Émirat de Sharjah avec le continent africain, via l’Africa Institute notamment. Là sont les clés pour que Sharjah demeure, selon ses vœux, « une ville arabo-islamique cosmopolite ».

En deuxième lieu, l’Émirat investit dans l’art et la culture depuis le début des années 1980, notamment à travers la Sharjah Art Foundation qui organise la Biennale d’art contemporain. À cet événement culturel majeur s’ajoutent la Foire internationale du livre organisée chaque année depuis 1982 et, depuis 2013, le Festival international du cinéma pour la jeunesse, ainsi que l’ouverture d’une douzaine de musées et galeries dans la ville qui participent à l’animation du secteur Heart of Sharjah. La Sharjah Art Foundation implique directement la famille régnante et est dirigée par Hoor Al-Qasimi, fille de l’Émir. Sharjah se positionne ainsi sur une scène mondialisée tout en attirant des flux d’acteurs et d’amateurs à fort capital culturel.

Sharjah laisse à Dubaï, arrivée plus tardivement sur le « marché de l’art » (Art Dubai Fair depuis 2007, inauguration du quartier artistique Alserkal Avenue dans d’anciens entrepôts industriels d’Al-Quoz en 2008), la partie strictement commerciale.

En troisième lieu, un renouveau institutionnel est à relever en matière d’urbanisme. Ce phénomène se manifeste notamment par l’augmentation de parts de marché acquises ces dernières années par l’entreprise publique Shurooq, fondée au début des années 2010 et dirigée par une autre fille de l’Émir, Bodour Al-Qasimi. À travers l’élargissement de son champ d’action, qui va désormais de la réhabilitation du centre-ville aux nouveaux projets de gated communities périurbaines, en passant par le développement d’espaces publics (parcs Al-Muntaza et Al-Rahmaniyah, promenades Al-Majaz et Qasba) et de resorts touristiques sur la côte Est de l’Émirat (grâce à ses exclaves Kalba et Khor Fakkan, Sharjah est le seul des sept Émirats de la Fédération à regarder à la fois le golfe Persique et le golfe d’Oman), Shurooq assume le redéploiement de l’État dans toutes les sphères de l’aménagement du territoire.

La montée en puissance de l’entreprise est justifiée, d’après une cadre dirigeante que nous avons interrogée en 2023, par la nécessité de réguler le secteur de l’immobilier, jusque-là aux mains d’acteurs privés, d’installer un intermédiaire entre la population et l’État pour toutes les questions d’aménagement et d’urbanisme, ou encore de renforcer les liens avec toutes les autres institutions publiques en charge du territoire. Shurooq cherche donc à se placer au cœur du système institutionnel, à incarner autant la vision de l’Émir – ne pas basculer dans le « tout-commercial » et « garder ses racines » ainsi que le souci du « bien commun » et de la « croissance progressive », dans les termes de la cadre dirigeante – que les besoins de la population.

La démolition de l’urbanisme moderniste passablement délabré, pourtant déjà bien engagée à Sharjah, au profit d’un « master plan romantique et authentique » promis généralement par les promoteurs, n’est ainsi « pas souhaitable » selon cette femme qui reconnaît un attachement de la population à ce patrimoine récent, ainsi que le déploiement d’une « vie organique » en ces lieux ; « tout ne peut pas être planifié », insiste-t-elle à rebours des « visions stratégiques » descendantes de l’aménagement s’appliquant en général dans le pays.

L’entreprise Shurooq est malgré tout amenée à faire des compromis en s’associant, sous la forme de joint-ventures, à des promoteurs privés performants des Émirats arabes unis (Eagles Hills pour le projet d’aménagement de l’île Maryam et Diamond pour le nouveau quartier Sharjah Sustainable City, par exemple). Mais alors que la responsable rencontrée reconnaissait que Shurooq pouvait manquer d’expertise à ses débuts, ce qui justifiait ces partenariats, elle estime que son entreprise est désormais pleinement compétente et légitime pour porter seule des projets urbains sur le territoire de l’Émirat, sans toutefois réprouver ces partenariats public/privé en cours.

Tournant immobilier

Cette triple stratégie, conservatrice, artistique et institutionnelle, a tendance à distinguer Sharjah du reste des villes émiriennes, et même parfois à susciter l’admiration de certains acteurs urbains du pays. Un fonctionnaire du Département des Municipalités et des Transports d’Abu Dhabi nous exprimait ainsi en 2023 son intérêt pour le modèle de développement de Sharjah, soutenu par un Émir « lumineux », où « tout n’est pas régi par l’argent ».

Mais cette distinction s’estompe sur d’autres aspects du développement actuel de Sharjah. Frontalière de Dubaï, elle constitue un débouché naturel de la poussée métropolitaine dubaïote. Alors que la ville a longtemps tiré ses revenus de l’hébergement des travailleurs expatriés (employés à Dubaï mais aussi sur le port industriel de Hamriyah situé entre Sharjah et Ajman), ressource « peu valorisante », elle peut désormais doper son économie immobilière, sur un segment à plus forte valeur ajoutée : en 2023, l’Émirat de Sharjah a connu un essor remarquable de ses activités immobilières. Le total des transactions a dépassé les 19 milliards de dirhams émiratis (AED) (soit 4,8 milliards d’euros environ), marquant une augmentation significative de 14,6 % par rapport à l’année précédente. Des investisseurs de 97 nationalités différentes ont en outre participé au marché immobilier de l’Émirat au cours de la même année.

Les citoyens émiriens, en particulier, ont investi 11,1 milliards d’AED (2,8 milliards d’euros) dans 15 857 propriétés.

Non seulement les derniers produits livrés à Sharjah ressemblent de plus en plus à ceux de Dubaï – le cas de Sharjah Sustainable City, duplication de Dubai Sustainable City par le promoteur Diamond (associé à Shurooq pour le cas de Sharjah), en est un bon exemple –, mais les promoteurs de Sharjah viennent aussi pénétrer l’espace dubaïote.

Ainsi, en mars 2022, les deux promoteurs privés Arada et Alef ont occupé l’entrée principale du mall de Dubaï Festival City avec des maquettes géantes et des petits espaces de vente. La clientèle de Sharjah, coutumière de ces lieux, est principalement visée et, avec elle, les investisseurs refroidis par la flambée des prix à Dubaï, ainsi que, de plus en plus, la clientèle internationale qui pourrait supporter un léger décentrement par rapport à l’axe Dubaï/Abu Dhabi à condition de pouvoir accéder à des produits immobiliers offrant les mêmes standards à des tarifs inférieurs.

C’est à cette dernière clientèle que s’adressait prioritairement la chargée de communication du projet Hayyan (Alef), une gated community en construction à l’extrême sud de Sharjah, rappelant aux clients du mall qu’elle interceptait la possibilité offerte par la loi émirienne de revendre un bien acheté sur plan avant livraison du projet. Son homologue d’Arada, quant à lui, vantait les mérites de la nouvelle centralité urbaine Aljada, dont le slogan est « The new downtown of Sharjah » (voir ci-dessous), auprès des étudiants de Sharjah à qui leurs parents pourraient offrir un appartement dans ce nouveau quartier situé à proximité de l’Université américaine de Sharjah, la première des institutions académiques fondées sur le modèle américain dans le Golfe, ouverte depuis 1997.

Ces logiques de développement immobilier qui s’imposent aujourd’hui à Sharjah sous l’effet de la proximité de Dubaï remettront-elles en question, à terme, les velléités de distinction de cette ville secondaire des Émirats arabes unis ayant fait le choix revendiqué de la modernité prudente ? Sharjah connaîtra-t-elle elle-même cet effet de mimétisme puis de saturation ?

Ces interrogations, suscitées par la rapidité de la poussée urbaine dans le nord du pays ainsi que par les rapports complexes entre les métropoles Abu Dhabi et Dubaï et les villes secondaires satellisées et parfois même inféodées, justifient de poursuivre l’investigation de Sharjah.

Seule la mise en perspective de toutes les échelles territoriales permettra d’éclairer le fonctionnement des systèmes urbains dans le Golfe et d’en mettre au jour les différenciations socio-spatiales, au-delà d’une apparente homogénéité dans l’application locale des normes de la mondialisation économique.

En raisonnant à la manière de Jennifer Robinson, qui incite à varier les référents géographiques de la recherche urbaine internationale, Sharjah incarnerait un certain « ordinaire » golfien – divers, connecté et même contesté – qui a trop peu retenu l’attention des chercheurs, dont l’une des missions est pourtant de combler le vide représentationnel et la faible historicité.

L’importance des rapports transnationaux « Sud-Sud » qui caractérisent la ville depuis sa formation ; les contradictions générées par la cohabitation des attitudes conservatrices et des volontés d’ouverture ; l’organicité de la vie urbaine dans des territoires quotidiens cosmopolites assez faiblement contrôlés apparus en marge d’un urbanisme par projet plus fortement encadré ; tout cela invite non seulement à désexceptionnaliser le Golfe urbain, mais aussi à voir en Sharjah un archétype possible de la confrontation des modernités urbaines contemporaines.


Ouvrage de Roman Stadnicki à paraître en 2026 : Au-delà de Dubaï. Projeter et produire la ville moderne dans le monde arabe, Éditions de l’Aube, collection « Bibliothèque des territoires ».

The Conversation

Roman Stadnicki a reçu des financements du programme ANR Spacepol : https://spacepol.hypotheses.org/.

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08.10.2025 à 16:26

L’opinion israélienne face à Gaza : déni, consentement ou aveuglement ?

Jérome Bourdon, Hstorien des médias, chercheur associé au CARISM, Université Paris-Panthéon-Assas; Tel Aviv University

Depuis le 7 octobre 2023, la majeure partie des Israéliens semble n’avoir aucune empathie pour les victimes civiles à Gaza. Plusieurs facteurs explicatifs permettent de comprendre les causes de cette indifférence.
Texte intégral (3500 mots)

La majeure partie des Juifs israéliens paraît indifférente à l’égard des destructions colossales infligées par Tsahal aux Gazaouis, quand elle ne conteste pas en bloc le bilan humain avancé par les organisations internationales. Cinq principaux facteurs explicatifs permettent de mieux comprendre les ressorts de cette attitude.


L’interrogation court dans de nombreux médias, surtout européens : pourquoi l’opinion publique israélienne ne réagit-elle pas à la situation dramatique de Gaza, à la famine (internationalement reconnue depuis août 2025) et au massacre de dizaines de milliers de personnes, dont une grande majorité de civils fait qu’on ne prend plus guère la peine de réfuter en Israël mais qu’on justifie plutôt comme résultant d’une stratégie du Hamas consistant à s’abriter derrière la population gazaouie.

Cette question est délicate car elle touche non seulement à la critique du gouvernement ou de l’État, mais de la société israélienne même, à un moment où « Israël » (quoi qu’on désigne par le nom du pays) n’a jamais été autant critiqué, dans un débat hyperpolarisé. Les agissements de l’armée, du gouvernement, des colons, ont rendu pertinentes des analogies qui furent contestables, ou purement polémiques, comme « apartheid » bien sûr et, désormais, le terme « génocide », accepté de façon croissante tant par des historiens que par des juristes. Nous traiterons ici du cas d’Israël, mais il faut rappeler que les interrogations sur des opinions publiques confrontées à un massacre de masse perpétré par leur pays ont une longue histoire, qu’Israël vient aujourd’hui illustrer d’une façon particulière.

Dans la dernière semaine de juillet, selon le quotidien Maariv, 47 % des Israéliens considèrent l’affirmation selon laquelle Gaza est en proie à la famine comme un mensonge et le fruit de la propagande du Hamas ; 23 % reconnaissent la réalité de la famine et disent s’en soucier ; 18 % reconnaissent l’existence de la famine et disent ne pas s’en soucier ; et 12 % sont sans opinion. Selon l’Institut israélien pour la démocratie, 79 % des Israéliens juifs se disent peu ou pas troublés par les informations relatives à une famine à Gaza : mais y croient-ils ou pas ? La question est trop vague. Dans le même sondage, 79 % se disent persuadés qu’Israël fait des efforts substantiels pour atténuer les souffrances des Palestiniens, ce qui est aussi une façon de réduire la portée de ces souffrances, et du massacre. Ces chiffres ne concernent pas les citoyens palestiniens d’Israël, qui sont selon le même Institut, 86 % à se dire « troublés ou très troublés » par la catastrophe humanitaire à Gaza.


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Ces sondages sont susceptibles d’interprétations diverses, mais ils montrent une société qui ne reconnaît que très partiellement la famine et y voit parfois une campagne de propagande du Hamas dont les médias étrangers sont perçus comme complices. Même s’ils reconnaissent la famine et le massacre, les Israéliens s’en déresponsabilisent de plusieurs façons. De surcroît, ils sont massivement partisans de ce qu’on appelle en hébreu le « transfert » des Gazaouis dans d’autres pays, c’est-à-dire d’un nettoyage ethnique.

De multiples facteurs permettent de comprendre la façon dont les Israéliens justifient de telles opinions et se dédouanent de toute culpabilité ou responsabilité pour le sort des Palestiniens – processus qu’un chercheur israélien analysa dès la seconde intifada (2000-2005). Certains de ces facteurs sont anciens mais ont été très amplifiés par le 7-Octobre. Ils sont plus ou moins spécifiques au pays.

Facteur 1 : le ralliement autour du drapeau

Le premier facteur, le ralliement autour du drapeau (Rally round the flag), n’est pas un phénomène propre à Israël ; en général, une guerre jugée comme étant juste confère un surcroît de légitimité et de popularité aux gouvernants, y compris parmi certains opposants ou indifférents. Étudié surtout aux États-Unis, ce ralliement génère ainsi des surcroîts de popularité remarquables autour de la figure du président.

En Israël, il s’est manifesté de façon puissante à deux moments.

D’abord, dans les mois qui suivent le 7-Octobre. Le soutien à la guerre est alors massif. Mais le cas israélien illustre aussi le caractère souvent peu durable de ce ralliement, qui a commencé à s’effriter, par paliers, lorsque la population comprend que le gouvernement donne la priorité à la poursuite de la guerre au détriment du retour des otages, ce qui est devenu tout à fait évident le 9 septembre 2025 avec le bombardement de Doha au Qatar, où siègent les négociateurs du Hamas.


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L’autre moment est l’attaque de l’Iran par Israël, appuyé par les États-Unis (13-25 juin 2025). Quelles que soient les intentions déclarées (détruire Israël) et les capacités réelles de la République islamique, la diabolisation de ce régime – et de ses alliés (le Hezbollah au Liban, les Houthis au Yémen), traités comme de purs agents aux ordres de Téhéran – est ancienne dans les médias israéliens, qui ici ont reflété le point de vue martelé par Nétanyahou de longue date.

La popularité du premier ministre a connu un pic quand Tsahal a bombardé l’Iran, et l’opposition à l’attaque est demeurée tout à fait marginale, y compris chez beaucoup d’opposants à la guerre à Gaza.

Enfin, ce ralliement autour du drapeau concerne aussi la fidélité à une armée encore dépendante des citoyens et des réservistes : les Israéliens sont ici pris au piège de leur fidélité à Tsahal, refusant de voir à quel point leur armée a été pénétrée par un courant national-religieux ouvertement xénophobe et annexionniste, voire génocidaire, processus déjà analysé il y a dix ans et qui s’est accéléré depuis. Il est difficile de renoncer à cette fidélité, qui a été, et demeure, un ciment d’une société très fragilisée.


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Facteur 2 : l’obsession victimaire

Le deuxième facteur est plus spécifique au pays : entretenue par l’appareil d’État, les médias et le système éducatif, l’obsession victimaire, autour de la mémoire de la Shoah, a été réveillée et renforcée par le 7-Octobre, vite devenu en Israël une date saillante qui n’a plus besoin que l’année soit précisée (comme le 11 Septembre aux États-Unis).

Depuis, les visages et noms des otages, rejoints par ceux des centaines de soldats tombés à Gaza, sont omniprésents dans l’espace public israélien, aussi bien analogique (sur les arbres des villes, les vitrines des magasins) que numérique.

La plupart des Israéliens (et des pro-Israéliens en dehors d’Israël) traitent le 7-Octobre comme le point de départ de la guerre, voire comme un commencement absolu, comme s’il n’y avait pas eu, avant, toutes les guerres avec Gaza, la longue occupation, le décompte macabre des blessés et morts palestiniens de longues années durant.

Les actes d’extrême violence perpétrés ce jour-là par le Hamas envers les civils, le nombre élevé de morts et la mise en évidence de la vulnérabilité de l’armée ont tétanisé l’opinion.

Facteur 3 : la droitisation de la société israélienne

En troisième lieu, le 7-Octobre et la guerre ont accéléré le processus de droitisation d’une société qui fut un temps (au moins pour une moitié), disposée à une paix fondée sur un compromis avec les Palestiniens après les accords d’Oslo de 1993, compromis auquel même l’armée se rallia.

Après l’échec du processus en 2000, et la deuxième intifada, s’est installée l’idée qu’« il n’y a pas de partenaire » pour la paix – mot d’Ehud Barak, alors premier ministre, massivement repris depuis.

Cela a préparé le terrain à une déresponsabilisation israélienne par rapport aux Palestiniens. Aujourd’hui encore, on peut se dire « de gauche », mais si les Palestiniens veulent la guerre, alors… De surcroît, le 7-Octobre entraîne aussi une relecture de l’histoire, ravive le trauma des anciens combattants, contribue à ternir un peu plus l’image des Palestiniens, voire à revaloriser celle des colons.

Facteur 4 : l’effacement et la diabolisation des Palestiniens dans les médias israéliens

Quatrième facteur : les médias israéliens jouent un rôle majeur dans l’invisibilisation des Palestiniens de Gaza en tant qu’êtres humains auxquels on pourrait s’identifier, et dans leur assimilation à des « terroristes », terme plus employé que jamais (même si ce fut déjà le cas lors de la guerre du Liban de 1982).

Les grands médias ignorent les crimes de guerre que des soldats eux-mêmes ont rapportés, ainsi que les bombardements massifs des populations et des infrastructures. Les journalistes israéliens « embarqués » auprès des militaires (embedded) ne décrivent la guerre que du point de vue des difficultés et souffrances des soldats.

Les victimes civiles palestiniennes sont largement effacées de l’actualité. Dans ce contexte, la famine devient un problème de « hasbara », de « diplomatie publique » mal conduite. La droite et l’extrême droite israéliennes dénoncent une « campagne de la faim » organisée, à base de fakes, avec la « complicité » de l’ONU. On parle d’un « Gazawood », d’images largement mises en scène – un processus de déni des images de souffrance qui remonte à la deuxième intifada, quand avait été forgé le terme « Pallywood ».

Depuis le 7-Octobre, l’usage même du mot de « palestinien » a reculé. Dans les nombreux discours prononcés lors des manifestations contre Nétanyahou, ou pour le retour des otages, on ne l’entend pratiquement pas. Dans des déclarations génocidaires, des responsables israéliens ont utilisé des formules comme « animaux humains » (Yoav Gallant, alors ministre de la défense) ou « monstres » (Nétanyahou). En janvier 2024, le ministre du patrimoine Amichai Eliyahu a proposé de lancer une bombe atomique sur Gaza et, en août 2024, Bezalel Smotrich, ministre des finances, a souhaité aux Gazouis de mourir de faim.

Fin juillet 2025, on a pu croire à un tournant, à une reconnaissance de l’humanité palestinienne souffrante, autour d’un reportage où la présentatrice vedette du pays, Yonit Levi, a évoqué une « responsabilité morale » de son pays et montré des photos d’enfants faméliques à la Une de médias occidentaux.

Le 23 juillet, Ron Ben Ishai, célèbre correspondant de guerre écrit : « Il y a des enfants qui ont faim à Gaza », mais en conclut qu’il faut seulement changer la méthode de distribution de nourriture par le Gaza Humanitarian Fund (GHF), fondation américaine mise en place avec l’aide des Israéliens, et que les humanitaires internationaux avaient dénoncée dès sa mise en place en mai. Comme on sait, chaque distribution s’est accompagnée de la mort de Palestiniens sous les balles de l’armée.

À l’été, des centaines de manifestants commencent à brandir des photos d’enfants de Gaza, morts ou affamés, soit lors de grands rassemblements, soit lors de manifestations modestes.


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Mais la prise de conscience est demeurée modeste. Si la majorité des Israéliens veulent aujourd’hui la fin de la guerre, c’est avant tout parce qu’ils espèrent que celle-ci signifiera le retour des otages survivants.

Les véritables critiques de la guerre savent de longue date qu’ils ont plus de chance d’être entendus en dehors d’Israël qu’au-dedans, alors même que ce sont d’abord les Israéliens qu’ils voudraient atteindre. Bien avant le 7-Octobre, l’ONG « Breaking the Silence » (fondée en 2004), qui collectait des témoignages de soldats sur les exactions commises dans les territoires occupés, s’est retrouvée plus sollicitée et citée à l’extérieur d’Israël qu’à l’intérieur.

En juillet, deux ONG israéliennes – B’tselem, qui recense les violations des droits de l’homme dans les territoires, et Physicians for Human Rights – ont reconnu ce qu’ils ont appelé « notre génocide ». Cette formulation a eu beaucoup plus d’écho dans les grands médias européens et américains que dans les médias israéliens.


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Facteur 5 : obsession de la critique extérieure

Cinquième facteur, ancien lui aussi : la société israélienne est plus que jamais obsédée par la critique extérieure. Les médias israéliens négligent les soutiens médiatique et politiques qu’Israël reçoit, surtout à droite ou à l’extrême droite, ou n’en parlent qu’au moment où ce soutien apparaît perdu, contribuant à accentuer un sentiment qui confine à la paranoïa.

Les incidents antisémites et/ou anti-israéliens sont couverts en détail. Le spectre est large. Sont dénoncés aussi bien des actes manifestement antisémites comme des agressions de Juifs à Milan en juillet ou à Montréal en août, que des appels au boycott d’institutions, d’artistes ou d’intellectuels israéliens. Ainsi, le refus de certains chercheurs français de participer, en septembre, à un colloque au Musée d’Art juif de Paris en raison de la présence d’universitaires israéliens dont la venue est financée par leurs institutions qui apparaissent comme partenaires de l’événement a fait beaucoup de bruit.

Enfin, la presse israélienne est à peu près seule à couvrir le mauvais accueil ou le refus de servir des touristes israéliens, et les Israéliens voyageant beaucoup… Haaretz, journal devenu radicalement critique de la guerre, et très singulier dans le paysage médiatique israélien, couvre lui aussi ces incidents ou agressions, dès le printemps 2024.

Si l’écart entre les couvertures israélienne et internationale du conflit a toujours été grand, il s’agit aujourd’hui d’un gouffre. Les Israéliens et la plupart des Occidentaux (sauf ceux qui ne s’informent qu’à la droite et l’extrême droite) ne vivent simplement pas dans le même monde.

Ce fossé pourra-t-il être comblé ? En tout état de cause, il faudra bien, le jour venu, rendre des comptes, comme le dit Sarit Michaeli, secrétaire générale de Beit Tselem, au terme de ce reportage « micro-trottoir » du Guardian à Tel-Aviv.

En dernier lieu, malgré son coût économique et moral, les élites de l’armée, ainsi que des partis et personnalités politiques prêts à s’allier à Nétanyahou, ont un intérêt à la poursuite de la guerre – ce qui est bien sûr aussi le cas du chef du gouvernement, qui fuit ses procès en cours et rêve de réélection, dans une course folle et criminelle. Dans la guerre, l’armée n’en finit pas de se laver de son aveuglement face aux préparatifs du 7-Octobre par le Hamas, et fait reculer l’établissement d’une véritable commission d’enquête sur le massacre, maintes fois réclamée.

L’impuissance des observateurs étrangers

Ralliement autour du drapeau et de l’uniforme, obsession victimaire, droitisation de la société, effacement du peuple attaqué réduit à un groupe de terroristes actuels ou potentiels, obsession de la critique extérieure, intérêt des élites à la poursuite de la guerre qui peut aussi unir, au moins un temps, une nation en crise : isolés et parfois conjugués, ces facteurs se sont retrouvés dans d’autres moments génocidaires.

Ce qui est singulier, c’est moins le processus lui-même que la croissante attention internationale qu’il reçoit. Bien connue des spécialistes du génocide, l’impuissance des « bystanders », y compris ceux qui s’indignent, n’en est que plus remarquable, et non moins tragique que l’aveuglement de l’opinion israélienne.

The Conversation

Jérome Bourdon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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08.10.2025 à 12:02

La troublante actualité du nouvel album de Woody Guthrie, sorti 58 ans après sa mort

Daniele Curci, PhD Candidate in International and American History, University of Florence

Dans ses chansons, Woody Guthrie, héraut des luttes sociales de l’Amérique de l’après-guerre, décrivait son époque. Mais celle-ci ressemble en bien des points à la nôtre…
Texte intégral (2422 mots)

Sorti cet été, l’album posthume de Woody Guthrie, figure emblématique de la musique folk des années 1940-1960, résonne puissamment avec la situation actuelle des États-Unis : plusieurs des titres qu’il contient, consacrés à l’expulsion de migrants mexicains, à une justice raciste ou encore aux injustices économiques, auraient pu être écrits ces derniers mois…


Le 14 août est sorti Woody at Home, Vol.1 & 2, le nouvel album de Woody Guthrie (1912-1967), probablement l’artiste folk américain le plus influent, auteur de la célèbre « This Land Is Your Land » (1940), qui dans cet album est proposée avec de nouveaux vers.

L’album contient des chansons – certaines déjà connues, d’autres inédites – que Guthrie enregistra avec un magnétophone offert par Howie Richmond, son éditeur, entre 1951 et 1952 et qui sont désormais publiées grâce à une nouvelle technologie qui a permis d’en améliorer la qualité sonore.

« Deportee »

La parution de l’album a été précédée par celle du single « Deportee (Plane Wreck at Los Gatos) », une chanson dont on ne connaissait jusqu’ici que le texte, que Guthrie écrivit en référence à un épisode survenu le 28 janvier 1948, lorsqu’un avion transportant des travailleurs saisonniers mexicains, de retour au Mexique, s’écrasa dans le canyon de Los Gatos (Californie), provoquant la mort de tous les passagers.

Un choix qui n’est pas anodin, comme l’a expliqué Nora Guthrie – l’une des filles du folk singer, cofondatrice des Woody Guthrie Archives et longtemps conservatrice de l’héritage politico-artistique de son père – lors d’un entretien au Smithsonian Magazine, dans lequel elle a souligné combien le message de son père reste actuel, au vu des expulsions opérées par l’administration de Donald Trump et, plus généralement, de ses tendances autoritaires, un thème déjà présent dans « Biggest Thing That Man Has Ever Done », écrite pendant la guerre contre l’Allemagne nazie.

Tout cela montre la vitalité de Woody Guthrie aux États-Unis. On assiste à un processus constant d’actualisation et de redéfinition de la figure de Guthrie et de son héritage artistique, qui ne prend pas toujours en compte le radicalisme du chanteur, mais qui en accentue parfois le patriotisme.

Un exemple en est l’histoire de « This Land Is Your Land » : de la chanson existent des versions comportant des vers critiques de la propriété privée, et d’autres sans ces vers. Dans sa première version, « This Land » est devenue presque un hymne non officiel des États-Unis et, au fil des années, a été utilisée dans des contextes politiques différents, donnant parfois lieu à des appropriations et des réinterprétations politiques, comme en 1960, lorsqu’elle fut jouée à la convention républicaine qui investit Richard Nixon comme candidat à la présidence ou, en 1988, lorsque George H. W. Bush utilisa la même chanson pour sa campagne électorale.

Guthrie lut le compte rendu de la tragédie du 28 janvier 1948 dans un journal, horrifié de constater que les travailleurs n’étaient pas appelés par leur nom, mais par le terme péjoratif de « deportees ».

Ce célèbre cliché pris par la photographe Dorothea Lange en Californie, en 1936, intitulé « Migrant Mother », montre Florence Thompson, 32 ans, alors mère de sept enfants, native de l’Oklahoma et venue dans le Golden State chercher du travail. Dorothea Lange/Library of Congress

Dans leur histoire, Guthrie vit des parallèles avec les expériences vécues dans les années 1930 par les « Oakies », originaires de l’Oklahoma, appauvris par les tempêtes de sable (dust bowls) et par des années de crise socio-économique, qui se déplaçaient vers la Californie en quête d’un avenir meilleur. C’était un « Goin’ Down The Road », selon le titre d’une chanson de Guthrie, où ce « down » signifiait aussi la tristesse de devoir prendre la route, avec toutes les incertitudes et les difficultés qui s’annonçaient, parce qu’il n’y avait pas d’alternative – et, en effet, le titre complet se terminait par « Feeling Bad ».

Parmi les difficultés rencontrées par les Oakies et les Mexicains, il y avait aussi le racisme et la pauvreté face à l’abondance des champs de fruits, comme lorsque les Mexicains se retrouvaient à cueillir des fruits qui pourrissaient sur les arbres (« The crops are all in and the peaches are rotting ») pour des salaires qui leur permettaient à peine de survivre (« To pay all their money to wade back again »).

Et, en effet, dans « Deportee », d’où sont extraites ces deux citations, Guthrie demandait avec provocation :

« Is this the best way we can grow our big orchards ?
Is this the best way we can grow our good fruit ?
To fall like dry leaves to rot on my topsoil
And be called by no name except “deportees” ? »

Est-ce la meilleure façon de cultiver nos grands vergers ?
Est-ce la meilleure façon de cultiver nos bons fruits ?
Tomber comme des feuilles mortes pour pourrir sur ma terre arable
Et n’être appelés que par le nom de « déportés » ?

Visions de l’Amérique et radicalisme

« We come with the dust and we go with the wind », chantait Guthrie dans « Pastures of Plenty » (1941, également présente dans Woody at Home), l’hymne qu’il écrivit pour les migrants du Sud-Ouest, dénonçant l’indifférence et l’invisibilité qui permettaient l’exploitation des travailleurs.

Guthrie, de cette manière, mesurait l’écart qui séparait la réalité du pays de la réalisation de ses promesses et de ses aspirations. Dans le langage politique des États-Unis, le terme « America » désigne la projection mythique, de rêve, de projet de vie qui entrelace l’histoire de l’individu avec celle de la Nation. En ce sens, pour Guthrie, les tragédies étaient aussi une question collective permettant de dénoncer la façon dont une minorité (les riches capitalistes) privait la majorité (les travailleurs) de ses droits et de son bien-être.

La vision politique de Guthrie devait beaucoup au fait qu’il avait grandi dans l’Oklahoma des années 1920 et 1930, où l’influence du populisme agraire de type jeffersonien – la vision d’une république agraire inspirée par Thomas Jefferson, fondée sur la possession équitable de la terre entre ses citoyens – restait très ancrée, et proche du Populist Party, un parti de la dernière décennie du XIXe siècle qui critiquait ceux qui gouvernaient les institutions et défendait les intérêts du monde agricole.

C’est également dans ce cadre qu’il faut situer le radicalisme guthrien qui prit forme dans les années 1930 et 1940, périodes où les discussions sur l’état de santé de la démocratie américaine étaient nombreuses et où le New Deal de Franklin Delano Roosevelt cherchait à revitaliser le concept de peuple, érodé par des années de crise économique et de profonds changements sociaux.

Guthrie apporta sa contribution en soutenant le Parti communiste et, à différentes étapes, le New Deal, dans la lignée du syndicat anarcho-communiste des Industrial Workers of the World (IWW) dont il avait repris l’idée selon laquelle la musique pouvait être un outil important de la militance. Dans le Parti, Guthrie voyait le ciment idéologique ; dans le syndicat, l’outil d’organisation des masses, car ce n’est qu’à travers l’union – un terme disposant d’un double sens dont Guthrie a joué à plusieurs reprises : syndicat et union des opprimés – qu’on parviendrait à un monde socialisant et syndicalisé.

« White America ? »

L’engagement de Guthrie visait également à surmonter les discriminations raciales. Ce n’était pas chose acquise pour le fils d’un homme que l’on dit avoir été membre du Ku Klux Klan et fervent anticommuniste, qui avait probablement participé à un lynchage en 1911.

D’ailleurs, le même Woody, à son arrivée en Californie dans la seconde moitié des années 1930, portait avec lui un héritage raciste que l’on retrouve dans certaines chansons comme dans la version raciste de « Run, Nigger Run », une chanson populaire dans le Sud que Guthrie chanta à la radio, dans le cadre de sa propre émission, en 1937. Après cela, Guthrie reçut une lettre d’une auditrice noire exprimant tout son ressentiment quant à l’utilisation du terme « nigger » par le chanteur. Guthrie fut tellement touché qu’il lut la lettre à la radio en s’excusant.

Il entreprit alors un processus de remise en question de lui-même et de ce qu’il croyait être les États-Unis, allant jusqu’à dénoncer la ségrégation et les distorsions du système judiciaire qui protégeaient les Blancs et emprisonnaient volontiers les Noirs. Ces thèmes se retrouvent dans « Buoy Bells from Trenton », également présente dans « Woody at Home », qui se réfère à l’affaire des Trenton Six : en 1948, six Noirs de Trenton (New Jersey) furent condamnés pour le meurtre d’un Blanc, par un jury composé uniquement de Blancs, malgré le témoignage de certaines personnes ayant vu d’autres individus sur les lieux du crime.

« Buoy Bells from Trenton » a probablement été incluse dans l’album pour la lecture qu’on peut en faire sur les abus de pouvoir et sur les « New Jim Crow », expression qui fait écho aux lois Jim Crow (fin XIXe–1965). Celles-ci imposaient dans les États du Sud la ségrégation raciale, légitimée par l’arrêt Plessy v. Ferguson (1896) de la Cour suprême, qui consacrait le principe « séparés mais égaux », avant d’être abolies par l’arrêt Brown v. Board of Education (1954), le Civil Rights Act (1964) et le Voting Rights Act (1965).

Popularisée par Michelle Alexander dans le livre The New Jim Crow (2010), la formule désigne le système contemporain de contrôle racial à travers les politiques pénales et l’incarcération de masse : en 2022, les Afro-Américains représentaient 32 % des détenus d’État et fédéraux condamnés, alors qu’ils ne constituent que 12 % de la population états-unienne, chiffre sur lequel plusieurs études récentes insistent. Cette chanson peut ainsi être relue, comme le suggère Nora Guthrie, comme une critique du racisme persistant, sous des formes institutionnelles mais aussi plus diffuses. Un exemple, là encore, de la vitalité de Guthrie et de la manière dont l’art ne s’arrête pas au moment de sa publication, mais devient un phénomène historique de long terme.

The Conversation

Daniele Curci ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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07.10.2025 à 16:25

Quand la rivalité entre Taïwan et la Chine s’invite dans le Pacifique

Pierre-Christophe Pantz, Enseignant-chercheur à l'Université de la Nouvelle-Calédonie (UNC), Université de Nouvelle Calédonie

Les petites îles du Pacifique font l’objet d’une attention marquée de Taïwan et de Pékin. Elles tentent souvent de jouer au mieux de cet intérêt, comme l’a montré leur récent Forum.
Texte intégral (2071 mots)

Le 54e Forum des îles du Pacifique, qui rassemble dix-huit États et territoires de cette zone – à savoir l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’essentiel de l’Océanie insulaire – a été le théâtre d’une nouvelle passe d’armes entre Pékin et Taipei. La République populaire de Chine y progresse, mais Taïwan parvient encore à y conserver des positions, trois de ces pays la reconnaissant officiellement (ce qui n’est le cas que de douze pays dans le monde au total).


Si la confrontation entre la Chine et les États-Unis se joue en mer de Chine méridionale, elle s’étend désormais jusque dans les petites îles du Pacifique, qui deviennent un baromètre des équilibres mondiaux entre coopération et confrontation.

Tandis que la pression militaire et stratégique exercée par la République populaire de Chine (RPC) s’intensifie autour de Taïwan (ou République de Chine), les autorités taïwanaises considèrent désormais l’année 2027 comme une échéance plausible pour une éventuelle invasion de l’île par Pékin. Une crainte partagée par Washington qui a estimé lors du Shangri-La Dialogue (mai 2025) que la Chine se prépare à « potentiellement utiliser la force militaire » et « s’entraîne tous les jours » en vue d’une invasion de Taïwan, avec une multiplication des manœuvres navales et aériennes autour de l’île.

Si ce face-à-face sino-américain se joue en mer de Chine méridionale, il a également des répercussions à plusieurs milliers de kilomètres de là, dans le Pacifique insulaire, où l’influence chinoise s’accentue depuis une quinzaine d’années. Pékin y mène une bataille plus discrète mais tout aussi stratégique : isoler diplomatiquement Taïwan et imposer sa « One-China Policy » (politique d’une seule Chine).

Carte des pays membres du Forum. Cliquer pour zoomer. Forumsec.org

Le Forum des îles du Pacifique, théâtre des rivalités

Réuni à Honiara (Îles Salomon) du 8 au 12 septembre 2025, le 54ᵉ Forum des Îles du Pacifique (FIP), qui regroupe 18 pays et territoires de cette vaste région, a été marqué par une décision inédite : à l’initiative des îles Salomon, pays hôte et allié indéfectible de Pékin, l’ensemble des « partenaires du dialogue » – dont Taïwan, les États-Unis et la Chine – ont été exclus du sommet.

Depuis 1992, Taïwan bénéficie pourtant de ce statut qui lui permet de rencontrer ses alliés du Pacifique en marge des réunions annuelles du Forum. Ce droit est inscrit dans le « communiqué d’Honiara » adopté par les dirigeants du Pacifique en 1992. Un statut que Pékin s’emploie depuis plusieurs années à remettre en cause, comme en témoigne le Forum organisé aux Tonga en 2024 où une mention du partenariat avec Taïwan avait même été supprimée du communiqué final après l’intervention de l’ambassadeur chinois Qian Bo – un succès diplomatique pour Pékin.

Le sommet de 2025 marque donc une nouvelle étape : certes, l’exclusion prive Taïwan de visibilité, mais les dirigeants du Forum ont finalement réaffirmé la décision de 1992, confirmant le statu quo.

Ce compromis illustre l’équilibre précaire entre pressions extérieures et cohésion régionale. Dans une région où l’aide publique au développement est particulièrement nécessaire, cette décision d’exclure les principaux partenaires et bailleurs de fonds de la principale institution régionale interroge, car elle fragilise le multilatéralisme du Forum et le menace de scission.

Le Pacifique insulaire, dernier bastion de Taïwan ?

Depuis la résolution 2758 de l’ONU (1971), qui a attribué le siège de la Chine à la RPC, Taïwan a perdu la quasi-totalité de ses soutiens diplomatiques. De plus de 60 États qui le reconnaissaient à la fin des années 1960, puis une trentaine dans les années 1990, il n’en reste que 12 en 2025, dont trois dans le Pacifique : Tuvalu, les îles Marshall et Palau.

Les défections récentes – Îles Salomon et Kiribati en 2019, Nauru en 2024 – montrent l’efficacité de la stratégie chinoise, qui combine incitations économiques, rétorsions politiques et actions d’influence.

Le Pacifique reste cependant un espace singulier : il concentre encore 25 % des derniers soutiens mondiaux à Taïwan, malgré sa forte dépendance aux aides extérieures.

La montée en puissance de l’influence chinoise

Depuis les années 2010, la Chine s’impose comme un acteur économique et diplomatique incontournable dans le Pacifique, la consacrant comme une puissance régionale de premier plan et mettant au défi les puissances occidentales qui considéraient cette région comme leur traditionnel pré carré.

Ses Nouvelles Routes et ceinture de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) se traduisent par des investissements massifs dans des infrastructures essentielles : routes, hôpitaux, stades, télécommunications. Ces projets, souvent financés par des prêts, renforcent la dépendance économique des petites îles, ouvrant à Pékin de nouveaux leviers d’influence.

Sur le plan géostratégique, la Chine trace ainsi une cartographie où elle s’ouvre de vastes sections de l’océan Pacifique et s’en sert comme de relais pour projeter sa puissance et sécuriser ses intérêts dans la région. L’accord de sécurité signé en 2022 avec les Îles Salomon – autorisant le déploiement de personnel de sécurité chinois et l’accès de navires de guerre – illustre justement la progression de cette stratégie. Un pas qui alarme l’Australie et les États-Unis, qui redoutent l’établissement d’une base militaire chinoise dans une zone stratégique proche de leurs côtes.

Le réveil occidental ?

Les puissances occidentales voient dans cette percée un défi à leur propre sphère d’influence et tentent de réinvestir la région du Pacifique Sud afin de contrer l’hégémonie chinoise. Sous la présidence de Joe Biden (2021-2025), les États-Unis ont relancé leur présence diplomatique, organisé des sommets avec les îles du Pacifique et multiplié les annonces d’aides via l’initiative Partners in the Blue Pacific.

L’Australie et la Nouvelle-Zélande renforcent leurs programmes de coopération, tandis que le Japon et la France accroissent leurs investissements.

Parallèlement, les dispositifs de sécurité se multiplient : pacte AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), stratégie indo-pacifique française, QUAD (Quadrilateral security dialogue) et partenariats bilatéraux visent à contenir l’expansion chinoise.

Le Pacifique insulaire, longtemps périphérique, s’apparente désormais à un espace central de rivalité géopolitique.

Les îles du Pacifque : entre risques et opportunité

Pour les petits États insulaires (PEI), cette compétition représente à la fois une menace et une opportunité.

Conscients de l’effet de levier dont ils disposent en jouant sur la concurrence entre les grandes puissances, ils tentent néanmoins de préserver leur marge d’autonomie. Leur stratégie, résumée par la formule « amis de tous, ennemis de personne », cherche à éviter la polarisation et à maintenir la coopération régionale malgré des risques graduels : instrumentalisation du Forum, perte d’unité entre États insulaires, et surtout militarisation croissante d’un océan que les pays de la région souhaitent… pacifique, comme l’affirme la Stratégie 2050 pour le Pacifique bleu adoptée en 2022.

L’avenir du statut de Taïwan dans le Pacifique illustre parfaitement cette tension. Si Pékin compte poursuivre ses efforts pour réduire à peau de chagrin les irréductibles soutiens diplomatiques de Taipei, la réaffirmation du partenariat de développement par le FIP en 2025 montre que les États insulaires tentent de maintenir le cadre régional existant.

Si pour l’heure, le Pacifique insulaire reste encore un bastion – au moins symbolique – pour Taïwan et un terrain d’affrontement stratégique pour la Chine et les puissances occidentales, le défi pour les PEI sera de continuer à tirer parti de cette rivalité sans y perdre leur unité ni leur souveraineté. Leur capacité à préserver un Pacifique réellement « bleu » – à la fois ouvert, stable et pacifique – sera le véritable test des prochaines années de leur diplomatie régionale face aux rivalités des grandes puissances.

The Conversation

Pierre-Christophe Pantz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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07.10.2025 à 16:21

Reconstruire l’État après la guerre : quels défis pour le management public en contexte post-conflit ?

Mohamad Fadl Harake, Docteur en Sciences de Gestion, Chercheur en Management Public Post-conflit, Université de Poitiers

Après un conflit, comment éviter que reconstruction rime avec exclusion et se prémunir du clientélisme ?
Texte intégral (2690 mots)

Après un conflit, une bataille se joue dans les instances gouvernementales. Administrations, écoles, hôpitaux, tribunaux : il est nécessaire de faire fonctionner à nouveau ces lieux où l’État redevient visible et utile. Offrir des services publics équitables et efficaces permet de rétablir la confiance auprès de la population, de prévenir les tensions futures et de consolider une paix durable. Mais comment allier inclusion politique et professionnalisation de l’administration sans exclure ou corrompre le processus ? Cet article explore, exemples à l’appui, les conditions d’un État solide après la guerre.


Au lendemain d’un conflit, la paix ne se gagne pas qu’avec des ponts et des routes. Elle se joue aux guichets : dans les ministères, les centres de santé, les écoles, les tribunaux… Une administration qui délivre, une légitimité qui se reconstruit, des services qui reviennent partout. Comment concilier inclusion politique et professionnalisation de l’État pour une paix durable ?

L’urgence de faire fonctionner l’État… sans sacrifier le long terme

Dans les États sortant de guerre, les caisses sont vides, les talents ont souvent fui, les procédures se sont délitées. Les bailleurs poussent à « livrer vite » des résultats visibles.

Or, les recherches sur les réformes administratives en sortie de conflit montrent que des arbitrages délicats doivent être faits entre rétablissement immédiat des services et consolidation institutionnelle sur la durée (stabiliser la paie, reconstruire les chaînes d’approvisionnement, reprofessionnaliser, etc.).

Les dispositifs parallèles pilotés par des projets internationaux peuvent accélérer la reprise, mais ils siphonnent parfois les compétences et fragilisent les administrations nationales si la passation vers le secteur public n’est pas anticipée.

Le dilemme technocratie–réconciliation

Qui doit tenir les rênes de l’administration rénovée ? Des technocrates indépendants, garants de l’efficacité, ou des représentants des ex-belligérants, garants de l’inclusion ? La plupart des pays naviguent entre ces pôles, avec des effets ambivalents.

En Irak, le système de partage des postes par quotas ethno-confessionnels, la muhasasa, mise en place en 2003, a garanti la représentation des grands groupes, mais il a aussi institutionnalisé le clientélisme et affaibli les incitations au mérite. Les grandes mobilisations de 2019 visaient explicitement ce mécanisme, accusé d’entretenir corruption et services défaillants.


À lire aussi : Vingt ans après l’invasion américaine, l’Irak peut-il enfin connaître une paix durable ?


Au Liban, les accords de Taëf de 1989 ont mis fin à la guerre civile en reconduisant une répartition confessionnelle du pouvoir. Cette formule a stabilisé la coexistence, mais elle a aussi fortement politisé l’administration et fragmenté les responsabilités, au prix de blocages répétés dans les politiques publiques.


À lire aussi : Le Liban a enfin un président. Et alors ?


En Bosnie-Herzégovine, l’architecture issue des accords de Dayton en 1995 a garanti l’équilibre entre peuples constitutifs – les Bosniaques, les Serbes et les Croates –, mais créé une gouvernance extrêmement complexe à plusieurs étages où les chevauchements de compétences freinent coordination et réformes. Le dispositif mis en place par les accords de Dayton prévoit en effet la présence d’un haut représentant pour la Bosnie-Herzégovine, chargé de superviser l’application civile de l’accord de paix. Les diagnostics récents évoquent des dysfonctionnements persistants et des tensions politiques récurrentes qui testent les limites du système.

À Chypre, la division institutionnelle perdure depuis la fin de la guerre en 1974 : deux administrations coexistent de part et d’autre de la ligne verte, une zone démilitarisée gérée par la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP). Toute solution devra articuler bi-communauté et harmonisation administrative. Au sud – la République de Chypre, membre de l’UE depuis 2004 –, les évaluations européennes soulignent toujours un degré de corruption élevé et insistent sur la nécessité de renforcer la redevabilité (accountability) au sommet de l’État.

Légitimité : représenter, protéger, délivrer

Au vu des recherches et études de cas existantes, les recommandations suivantes peuvent être formulées à l’intention des acteurs dans la reconstruction des États sortant de guerre. La légitimité d’un État post-conflit tient à trois choses.

D’abord, représenter : garantir que chaque groupe se retrouve dans les institutions, y compris par des mécanismes transitoires (on peut penser aux quotas ou à l’intégration d’ex-combattants), bornés dans le temps et articulés à des critères professionnels.

Ensuite, protéger : sécurité publique, justice accessible, reconnaissance des victimes.

Enfin, délivrer : l’accès à l’eau, à la santé, à l’éducation et à l’électricité restaure plus vite la confiance que tout discours. C’est là que la « plomberie » administrative – budgets prévisibles, logistique, achats publics – fait la différence.

Professionnaliser sans aseptiser la politique

La professionnalisation est centrale, mais l’administration ne peut être « hors sol ». Des concours transparents, des parcours de carrière clairs, une formation continue ciblée sur les métiers critiques (par exemple les finances publiques, achats, santé, éducation, justice) permettent de remonter le niveau.

La fiabilisation de la rémunération des agents publics/fonctionnaires (identification, bancarisation, contrôle des doublons) et la structuration d’outils simples (fiches de poste, manuels de procédures, tableaux de bord publics) sécurisent les managers face aux pressions.

Ces chantiers techniques n’ont de sens que s’ils s’accompagnent d’une protection de l’intégrité (via la cartographie des risques, contrôles indépendants, sanctions effectives) et d’un dialogue régulier avec les autorités politiques pour calibrer le rythme des réformes.

Décentraliser, oui, mais avec moyens et redevabilité

Beaucoup de pays misent sur la décentralisation pour rapprocher l’État des citoyens et apaiser les tensions. Le résultat dépend de l’alignement entre compétences transférées, ressources et capacités locales.

Transférer sans financement ni personnels formés produit des coquilles vides ; à l’inverse, une dispersion extrême fige les inégalités territoriales. Les accords État–collectivités doivent préciser qui fait quoi, avec quel budget et comment on rend des comptes.

Services essentiels : des victoires visibles et équitables

La paix perçue se gagne souvent au guichet. Des « victoires rapides » comme la réouverture simultanée de toutes les écoles d’un district (à l’image de la Sierra Leone après la guerre civile – voir le projet de reconstruction scolaire post-conflit ou la réouverture après l’épidémie d’Ebola en 2015 (1,8 million d’élèves sont retournés en classe)), le rétablissement d’un paquet minimal de soins comprenant vaccinations, santé maternelle et médecine primaire (c’est-à-dire des soins de première ligne pour les problèmes courants, la prévention et l’orientation, comme les campagnes nationales de vaccination en Afghanistan ou d’autres interventions nationales) ou encore la sécurisation de l’état civil et de l’identité (mesure décisive au Rwanda après 1994) créent un effet de cliquet.

L’important est d’annoncer des critères d’allocation transparents, de publier des données de performance (par exemple délais d’attente, disponibilité des médicaments, taux de scolarisation) et d’assurer une présence de l’État sur l’ensemble du territoire, y compris dans les zones anciennement contrôlées par des groupes armés.

Le Liberia, par exemple, a tenté de réduire la corruption perçue en rendant publiques les listes de distribution de médicaments essentiels (via la coopération avec des bailleurs et ONG) ; Timor-Leste a recours à la publication des statistiques de scolarisation par district pour rendre visibles ses progrès ; la Colombie via le plan Colombia a aussi essayé d’intégrer des mesures de transparence dans ses programmes de sécurité et développement (avec des dispositifs de suivi pour limiter les abus) ; et dans les zones anciennement contrôlées par les FARC, des « points de services intégrés » (santé, état civil, justice mobile) ont été déployés pour restaurer rapidement la confiance dans les institutions (en complément des efforts de présence institutionnelle de l’État).

Composer avec les institutions « hybrides »

Dans de nombreuses sociétés, des autorités coutumières et religieuses, des comités de quartier ou des ONG enracinées continuent d’arbitrer la vie sociale. Les ignorer fragilise l’appropriation locale.

L’enjeu n’est pas de « folkloriser » la gouvernance, mais d’articuler formel et informel : par exemple, associer des médiateurs reconnus aux comités scolaires ou aux conseils de santé, tout en garantissant des procédures et des recours conformes à l’État de droit.

Plusieurs expériences offrent des points de repère : au Rwanda, les juridictions gacaca, inspirées des tribunaux coutumiers, ont permis de juger plus de deux millions de dossiers liés au génocide, tout en intégrant un encadrement légal.

En Somalie, certains programmes de santé ont fonctionné en partenariat avec les autorités religieuses et les comités de quartier pour assurer l’accès aux cliniques malgré l’absence d’État central.

En Afghanistan – avant le retour des talibans –, l’intégration des conseils locaux (shuras) dans la gestion des écoles communautaires a permis d’augmenter la scolarisation, surtout des filles.

Que peuvent faire les bailleurs ?

Les partenaires internationaux – ONU, Union européenne, agences bilatérales – sont d’un grand secours s’ils privilégient l’investissement dans la capacité de l’État, plutôt que des circuits parallèles, tels que les unités de gestion de projets ad hoc financées par les bailleurs et opérant en marge des ministères, le recours massif aux ONG internationales pour fournir directement les services publics (santé, éducation, eau), ou encore les flux financiers hors budget national (comme le paiement direct des salaires d’enseignants ou de soignants par des agences extérieures, au lieu de passer par les systèmes de paie de l’État).

La France, via l’AFD et l’INSP (ex-ENA) pour la formation des cadres, peut jouer un rôle utile à condition d’inscrire l’appui dans une co-construction avec les ministères.

Plus largement, l’expérience comparée plaide pour des programmes qui, dès le départ, planifient la maintenance, le financement récurrent et la transmission des compétences aux équipes locales.

Plus largement, l’expérience comparée plaide pour des programmes qui, dès le départ, planifient la maintenance, le financement récurrent et la transmission des compétences aux équipes locales. Un exemple souvent cité est celui du secteur de l’eau au Mozambique, où le National Rural Water Supply Program a intégré dès les années 2000 la formation de comités villageois et le financement de l’entretien des pompes à main : après transfert de compétences, plus de 80 % des points d’eau restaient fonctionnels plusieurs années après l’installation.

En guise de boussole

Rebâtir l’État après la guerre est un exercice d’équilibriste. Trop de compromis politiques paralysent l’action publique ; trop de purisme technocratique peut rallumer les griefs.

Les cas de l’Irak, du Liban, de la Bosnie-Herzégovine et de Chypre rappellent qu’on consolide la paix en même temps qu’on améliore l’efficacité : par une professionnalisation progressive, une inclusivité maîtrisée, des services qui fonctionnent partout sur le territoire et une lutte anticorruption crédible. La paix durable est moins un « événement » qu’une routine administrative qui tient, jour après jour.

The Conversation

Mohamad Fadl Harake ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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06.10.2025 à 16:20

Élections législatives tchèques de 2025 : la victoire à la Pyrrhus d’Andrej Babiš

Jan Rovny, Professor of Political Science, Centre d’études européennes et de politique, Sciences Po

La coalition pro-UE, et favorable à l’Ukraine dans son bras de fer avec la Russie, a été battue, mais le parti vainqueur est loin d’avoir les coudées franches.
Texte intégral (2820 mots)

Certes, le parti populiste du milliardaire Andrej Babiš est arrivé en tête aux élections législatives. Mais quand on analyse de plus près la situation politique dans le pays, on constate que cette victoire ne signifie pas, loin de là, que Babiš pourra mettre en œuvre la totalité de son programme. Il ne dispose pas de la majorité absolue et devra donc s’allier à des partis dont le soutien à long terme ne lui est pas garanti.


Les élections législatives tchèques des 3 et 4 octobre 2025 ont été marquées par le retour en force de l’ancien premier ministre (2017-2021) – et candidat malheureux à la présidentielle de janvier 2023 – Andrej Babiš.

Son mouvement populiste, ANO (Akce nespokojených občanů, Action des citoyens mécontents), est arrivé en première position, récoltant plus de 34 % des suffrages et remportant 80 sièges sur les 200 que compte la Chambre basse du Parlement, soit un gain de huit sièges. Tandis que Babiš célébrait sa victoire au son de la pop italienne des années 1980 – musique qui évoque mon enfance dans la Tchécoslovaquie communiste –, les observateurs comprenaient déjà que son chemin serait semé d’embûches.

Quelle majorité pour le parti d’Andrej Babiš ?

Comme dans la plupart des démocraties occidentales, la politique tchèque se polarise de plus en plus autour de deux pôles.

L’un s’ancre dans les institutions et les normes de la démocratie libérale, tout en soutenant la coopération internationale sous la forme du libre-échange, de la défense transatlantique et de l’intégration européenne. L’autre devient de plus en plus sceptique à l’égard des bienfaits de ces marchés ouverts et de cette démocratie libérale, qu’il perçoit comme sources de concurrence déloyale et d’immigration indésirable, provoquant des tensions économiques et culturelles. Les élections de 2025 ont consolidé ces deux blocs : elles ont confirmé ANO comme hégémon incontesté du camp illibéral, tout en renforçant les formations les plus libérales du camp opposé.

Fondé en 2011, ANO s’était d’abord présenté comme un mouvement antisystème mené par un homme d’affaires milliardaire promettant de remplacer les élites politiques traditionnelles par des « gens normaux qui travaillent dur ».

Mettant en avant ses succès entrepreneuriaux (dans le domaine de l’agroalimentaire), Babiš cherchait alors à séduire un électorat de centre droit déçu par la politique traditionnelle. Mais au fil de la décennie, il a découvert que les électeurs les plus réceptifs à son populisme se trouvaient parmi les couches sociales plus fragiles et moins éduquées des régions périphériques. Progressivement, ANO s’est éloigné de son discours initial sur l’efficacité gouvernementale pour adopter des politiques sociales ciblées, mêlées à une critique de plus en plus virulente de l’immigration et des régulations climatiques.

Ce déplacement est visible dans la figure 1, tirée des recherches que j’ai conduites avec plusieurs collègues, qui situe les partis tchèques sur les dimensions économique et culturelle entre 2014 et 2024 : ANO s’y déplace nettement d’un centre-droit libéral vers un conservatisme à tendance sociale.

Figure 1. Espace politique tchèque et évolution des partis de 2014 à 2024. Cliquer pour zoomer. Fourni par l'auteur

Dans son discours de victoire, Babiš a martelé que son premier Conseil des ministres rejetterait officiellement le pacte européen sur la migration ainsi que le système d’échange de quotas d’émission de carbone, et privilégierait le financement de la sécurité sociale et de la santé plutôt que le soutien à l’Ukraine, même s’il a donné des gages à l’UE et à l’OTAN.

Mais quel que soit le gouvernement qu’il parviendra à former, les obstacles seront nombreux.

Le premier défi de Babiš découle paradoxalement du score élevé d’ANO, obtenu au détriment de partis radicaux plus petits. L’alliance Stacilo ! (« Assez ! »), rassemblée autour du Parti communiste (KSCM) – qui mêle programme social radical, nationalisme nativiste et sympathies prorusses – n’a pas franchi le seuil électoral, condamnant une nouvelle fois la gauche historique à l’absence parlementaire.

Le parti d’extrême droite SPD, dont la campagne a combiné promesses sociales, rejet de l’immigration, opposition aux réfugiés ukrainiens et hostilité à l’UE, a lui aussi perdu des voix et cinq sièges. La domination d’ANO sur l’espace économiquement de gauche mais culturellement conservateur fragilise donc ses propres partenaires potentiels et complique la recherche d’une majorité stable.

La seule majorité possible du camp illibéral impliquerait une coopération – soit dans une coalition formelle, soit sous la forme préférée de Babiš, celle d’un gouvernement minoritaire d’ANO soutenu au Parlement – avec le SPD et les Motoristes. Ensemble, ces trois forces totalisent 108 sièges sur 200. Mais, là encore, les obstacles sont nombreux.

Le premier problème est programmatique. Les Motoristes sont une nouvelle formation menée par un homme d’affaires et coureur automobile, Filip Turek, amateur de gros moteurs, dont la collection personnelle comprend des armes et des objets nazis. Ce parti combine un libertarisme économique axé sur les baisses d’impôts et l’équilibre budgétaire avec un conservatisme viriliste. Tout en partageant avec ANO et le SPD leur opposition à la régulation climatique et à l’immigration, les Motoristes risquent de rejeter les politiques sociales coûteuses prônées par leurs deux alliés potentiels. Par ailleurs, bien que critiques envers l’Union européenne, ANO et les Motoristes refusent de réclamer un référendum sur un Czexit – sortie de la Tchéquie de l’UE –, que le SPD, lui, soutiendrait volontiers. Trouver une ligne commune s’annonce donc ardu.

Le deuxième problème est organisationnel. Les Motoristes sont des novices en politique, tandis que les élus du SPD proviennent de formations d’extrême droite diverses, regroupant conspirationnistes, militants antivax et admirateurs de Poutine. Utile pour gonfler le nombre de députés, cette alliance pourrait vite se révéler aussi instable qu’embarrassante.

Enfin, Babiš reste juridiquement vulnérable : il fait l’objet d’une enquête pour usage abusif de subventions agricoles européennes et pour conflit d’intérêts lié à son empire agro-alimentaire. Le président Petr Pavel a d’ores et déjà rappelé que, s’il chargeait Babiš de former le prochain gouvernement, celui-ci devrait se conformer pleinement au droit tchèque et européen.

Dans le camp d’en face, la progression des partis libéraux (au sens sociétal du terme)

Qu’en est-il du bloc opposé ? Le « bloc démocratique » s’articule autour de la coalition Spolu, qui regroupe les partis conservateurs (ODS et TOP 09) et le parti chrétien-démocrate (KDU-CSL), et qui est dirigée par le premier ministre sortant Petr Fiala. La coalition, qui avait en janvier 2023 soutenu la candidature victorieuse de Petr Pavel à la présidence, a obtenu plus de 23 % des voix et 52 sièges (contre 71 dans le Parlement précédent).

Le gouvernement Fiala, qui incluait également le parti libéral des Maires et Indépendants (STAN), s’est trouvé à la tête du pays depuis le début de la guerre à grande échelle menée par la Russie contre l’Ukraine, gérant à la fois l’afflux de réfugiés ukrainiens et la flambée des prix de l’énergie et de l’inflation.

S’il a mis en avant son rôle de garant de l’ancrage occidental de la République tchèque, il a sous-estimé le coût social payé par les catégories les plus modestes. En l’absence d’une gauche traditionnelle, le camp illibéral a su capter ce mécontentement populaire, mêlant conservatisme culturel et discours social.

Malgré la victoire électorale du camp illibéral, les deux forces politiques les plus libérales du pays – STAN et le Parti pirate – ont progressé, grâce au succès des Pirates. En 2021, les deux formations réunies comptaient 37 sièges (33 pour STAN, 4 pour les Pirates). En 2025, STAN recule à 22 sièges, mais les Pirates dépassent le SPD en en obtenant 18, portant leur total combiné à 40 sièges.

Ces deux partis, bien organisés et efficaces, défendent une ouverture culturelle affirmée – notamment en soutenant le mariage pour tous (qui pour l’instant n’est pas légal dans le pays, les couples de même sexe disposant seulement d’un équivalent du PACS français) – et s’intéressent désormais davantage aux questions sociales négligées par le précédent gouvernement, comme le logement et la protection sociale. Leurs voix dans l’opposition pourraient ainsi contester la prétention de Babiš à représenter les classes économiquement fragiles.

Une polarisation croissante

La polarisation croissante entre forces illibérales – prônant un mélange de nationalisme, d’exclusion et de politiques sociales – et forces démocratiques, attachées à la coopération et au commerce international, constitue une mauvaise nouvelle pour la démocratie tchèque.

La figure 2 (données du Chapel Hill Expert Survey) montre combien les attitudes culturelles sont liées aux positions sur la démocratie, et illustre la fracture entre ANO et ses alliés potentiels d’un côté, et les partis du gouvernement sortant et les Pirates de l’autre.

Figure 2. Positionnement démocratique et culturel des partis tchèques. Cliquer pour zoomer. Fourni par l'auteur

Pourtant, les démocrates ne doivent pas désespérer. La victoire de Babiš est une victoire à la Pyrrhus.

D’une part, son succès affaiblit ses propres alliés potentiels : toute coalition qu’il formera sera fragile, hétérogène et instable. Contrairement à Viktor Orban en Hongrie, Babiš ne dispose pas d’une majorité constitutionnelle. Contrairement à Donald Trump aux États-Unis, il sera limité par le président Petr Pavel, qui l’a battu à la présidentielle de 2023, et par un Sénat dominé par le bloc démocratique.

Jan Rovny a publié en 2024 « Ethnic Minorities, Political Competition, and Democracy » aux presses universitaires d’Oxford.

D’autre part, les deux blocs ne sont pas aussi figés qu’ils en ont l’air. Le camp démocratique dispose de relais possibles auprès des électeurs de la gauche conservatrice, actuellement séduits par ANO ou le SPD. La figure 2 montre par exemple que ce camp comprend aussi des conservateurs culturels, tels que les chrétiens-démocrates du KDU-CSL, dont la religiosité n’exclut pas l’attachement à la démocratie libérale. Par ailleurs, l’absence persistante d’une gauche traditionnelle pourrait inciter les centristes libéraux – en particulier les Pirates – à se saisir plus systématiquement des questions de protection sociale et d’exclusion économique.

La démocratie se portera mieux partout lorsque les partis démocratiques couvriront l’ensemble du spectre politique : lorsqu’ils sauront parler aux conservateurs comme aux libéraux, et défendre l’ouverture internationale tout en s’attaquant sérieusement aux coûts sociaux du libre-échange et de la mobilité. Les résultats des élections législatives tchèques de 2025 ne garantissent pas cet avenir – mais ils le rendent possible.

The Conversation

Jan Rovny a reçu des financements de la Commission Européenne: Horizon Europe -- 101060899 -- AUTHLIB.

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05.10.2025 à 16:29

Au Moyen-Orient, la lente progression du leadership féminin dans le monde du travail

Eliane Bacha, Professeur-Chercheur en Management, SKEMA Business School

Les femmes ne représentent qu’environ un cinquième de la population active au Moyen-Orient. Mais certains progrès sont en cours, notamment en termes d’accès aux postes de direction.
Texte intégral (1576 mots)
Photo de groupe lors de la sixième édition du Women Leaders Summit Middle East organisé à Dubai en octobre 2025. Menawomenleaders.com

Une évolution des mentalités s’observe dans la plupart des pays du Moyen-Orient en ce qui concerne la possibilité laissée aux femmes d’étudier et d’accéder au marché du travail puis aux postes de direction. Il reste cependant beaucoup à faire ; la mise en place et la généralisation de certaines mesures, telles que le mentorat ou la formation professionnelle, pourraient accélérer le processus.


L’Objectif de développement durable n°5 des Nations unies, adopté en 2015, fixe une ambition claire : « Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles ». Cette ambition concerne notamment le monde du travail. En 2025, la proportion de femmes occupant des postes de PDG dans le monde est estimée entre 5 et 6 %. Certains pays se distinguent, comme la Thaïlande et la Chine, où cette proportion est respectivement de 30 % et 19 %.

En 2024, 33,5 % des postes de direction y compris ceux des conseils d’administration dans le monde étaient occupés par des femmes. Ce pourcentage, relativement stable d’une région à l’autre, est surtout porté par une dynamique nouvelle : la montée du nombre de femmes PDG. À titre d’exemples, en Europe de l’Est et en Asie centrale, les femmes occupent environ 20 % des sièges dans les conseils d’administration et 7 % des postes de PDG dans les sociétés cotées en bourse et en Amérique latine, 9 % des PDG sont des femmes et 16 % occupent des sièges dans les conseils d’administration. Une progression qui traduit un changement structurel et qui se manifeste désormais aussi au Moyen-Orient.

L’émergence des femmes leaders au Moyen-Orient

La liste des 100 femmes d’affaires les plus influentes de la région pour l’année 2024 publiée par Forbes Middle East comprend 100 profils, de 28 nationalités (y compris occidentales) qui occupent des postes importants dans des entreprises dans 32 secteurs différents.

Tout en haut du classement figure l’Émiratie Hana Al Rostamani, PDG de First Abu Dhabi Bank, qui conserve cette place de numéro un pour la troisième année consécutive. Diplômée de l’université George Washington aux États-Unis, elle est titulaire d’une licence en administration des affaires et d’un master en gestion de l’information. Avec deux décennies d’expérience dans la banque et les services financiers, elle incarne parfaitement ce que révèle ce classement : les femmes leaders sont de plus en plus visibles et occupent des postes de plus en plus stratégiques.

Cette évolution traduit une modification des mentalités et met en lumière une évidence : les femmes disposent des compétences nécessaires pour accéder à des rôles de premier plan. Une étude menée en 2024 sur le leadership éducatif féminin dans le monde arabe montre que ces dirigeantes se distinguent par leur « agentivité » – c’est-à-dire leur capacité à prendre en main leur destin et leur environnement –, leur autodétermination et leur persévérance.

Une autre étude, publiée en 2017 et consacrée spécifiquement au cas des Émirats arabes unis, souligne que les Émiraties adoptent un style de leadership transformationnel : elles stimulent la créativité de leurs équipes, communiquent leur vision, motivent et soutiennent leurs collaborateurs, et se posent elles-mêmes en modèles.

Mesures visant à soutenir l’avancement des femmes dans la hiérarchie

Ces avancées ne doivent pas masquer la réalité des chiffres. En 2022, les femmes ne représentaient que 19 % de la population active au Moyen-Orient, selon la Banque mondiale. Leur progression professionnelle se heurte à des obstacles bien connus : barrières socioculturelles, idéologies masculines dominantes, croyance répandue selon laquelle leur rôle devrait se limiter à la sphère domestique.

Une étude publiée en 2020, consacrée aux défis rencontrés par les femmes managers dans la région, met en évidence plusieurs freins : la domination des idées masculines dans les sociétés et les organisations, l’absence d’égalité entre les sexes et le manque d’ateliers de formation et de développement professionnel. Autant de manques qui ralentissent, voire empêchent, la progression des carrières féminines.

Pour que davantage de femmes puissent s’épanouir professionnellement, le changement doit intervenir à plusieurs niveaux : dans les mentalités, mais aussi au sein des organisations et des institutions. Entreprises et gouvernements doivent mettre en place des politiques qui renforcent la confiance et l’autonomie des femmes, en les encourageant à occuper des fonctions managériales et de leadership, à l’instar de mesures prises par l’UE ou par la France, adoptée en 2021. Certes, ces lois encouragent la présence des femmes dans les instances dirigeantes. Cependant, que ce soit pour une femme ou un homme leader, il faut bien sûr toujours considérer les compétences et l’expertise requises pour les postes occupés.

Le mentorat et les rôles modèles constituent un autre levier essentiel. Aujourd’hui, ils manquent cruellement, alors qu’ils jouent un rôle déterminant pour donner aux femmes la confiance nécessaire afin de franchir les obstacles qui se dressent devant elles. Notre étude menée en 2024 met en lumière l’impact de programmes de formation exclusivement féminins, les Women Only-Training Programmes (WOTPs). Nos recherches s’appuient sur un échantillon de 47 participantes françaises âgées de 34 à 54 ans, diplômées pour la plupart d’une licence ou d’un master. Parmi elles, 11 étaient sans emploi, tandis que les 36 autres occupaient des postes variés – assistante de direction, cheffe de produit, responsable IT, cheffe de projet, directrice stratégie, DRH – dans des secteurs aussi divers que les services, la distribution ou la construction.

Ces formations contribuent à développer les compétences transversales des participantes, en particulier leur confiance en elles et leur efficacité professionnelle. Autant d’atouts pour briser les plafonds de verre.

Au-delà du mentorat, les femmes doivent pouvoir compter sur des réseaux solides et participer à des programmes de formation pour affiner leurs compétences en leadership. Les réseaux professionnels offrent des ressources précieuses et favorisent les opportunités, tandis que la formation permet d’acquérir de nouvelles compétences pour relever les défis.

Une dynamique positive pour toutes… et tous

Le monde du travail est en pleine transformation : les femmes montent dans la hiérarchie et occupent des fonctions de leadership. Au Moyen-Orient, elles commencent à briser le plafond de verre et à prendre place dans les instances de direction des entreprises.

Cette dynamique n’est pas seulement bénéfique pour elles. Comme le montre une étude publiée en 2023, la présence de femmes dans les comités de direction a un effet positif sur la rentabilité opérationnelle, mais aussi sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises.

C’est pourquoi la sensibilisation, les initiatives concrètes et les politiques ambitieuses apparaissent comme autant de leviers indispensables. Elles permettront aux femmes du Moyen-Orient de bénéficier de conditions de travail équitables et de saisir, comme leurs homologues masculins, toutes les opportunités de carrière qui s’offrent à elles. Par exemple, les Émirats arabes unis ont créé en 2015 le Gender Balance Council, visant notamment à parvenir à un équilibre entre les sexes dans les postes de décision.

The Conversation

Eliane Bacha a reçu des financements de la Fondation Égalité Mixité (collaboration entre Axa, Engie, Michelin, Orange) entre 2016 et 2019.

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05.10.2025 à 16:29

Madagascar : quand les coupures d’électricité déclenchent une crise sécuritaire amplifiée par les réseaux sociaux

Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l'information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel

Dans un contexte politique déjà tendu, ce sont des pannes d’infrastructures qui ont mis le feu aux poudres à Madagascar.
Texte intégral (1987 mots)

Contesté depuis sa réélection en 2023, le président malgache est actuellement confronté à un vaste mouvement de fronde, porté par la jeunesse très connectée du pays, et déclenché par des coupures d’eau et d’électricité dues à une gouvernance défaillante.


Le 25 septembre 2025, Antananarivo a basculé dans la violence. Ce qui avait commencé comme une manifestation de la « Génération Z » contre les coupures répétées d’eau et d’électricité s’est rapidement transformé en émeutes qui se sont soldées par des pillages de supermarchés, des incendies de résidences parlementaires et l’instauration d’un couvre-feu dans la capitale.

Le bilan, contesté entre l’ONU et la présidence malgache, est lourd. On compte au moins cinq morts et une dizaine de blessés. Les répercussions politiques immédiates sont également frappantes puisqu’on assiste dans un premier temps au limogeage du ministre de l’énergie puis quelques jours après à la démission du gouvernement.

Ces événements révèlent un phénomène majeur : à l’ère numérique, une panne d’infrastructure vitale n’est plus seulement technique. Elle devient le catalyseur d’un mécontentement social amplifié par les réseaux sociaux qui accélèrent la diffusion de la colère, lui donnent une dimension émotionnelle et en étendent la portée.

La crise malgache offre ainsi un cas d’école pour analyser ce que l’on peut appeler des vulnérabilités communicationnelles à l’intersection de la sûreté, des infrastructures et de la gouvernance.

Les infrastructures vitales comme déclencheurs de la contestation

L’électricité et l’eau sont les piliers de la sécurité humaine telle que définie par les Nations unies. Leur absence ne se traduit pas seulement par un inconfort mais par une mise en péril de la dignité et de la survie quotidienne. À Madagascar, où la pauvreté rend la population particulièrement vulnérable, les délestages répétés affectent la conservation des denrées, la sécurité des foyers et la continuité des activités économiques.

La colère qui s’exprime dépasse donc la simple question technique mais traduit plutôt un déficit de confiance dans la capacité de l’État à remplir sa mission fondamentale. Ce phénomène n’est pas unique. En Afrique du Sud, les coupures d’électricité appelées « loadshedding » ont fragilisé le gouvernement et provoqué de multiples protestations. Au Nigéria, ce sont les pénuries de carburant qui déclenchent régulièrement des flambées sociales. Dans bien des cas, les carences des infrastructures vitales deviennent des points de bascule politique.

Les réseaux sociaux, caisses de résonance aux vulnérabilités communicationnelles

Les mobilisations contemporaines se jouent désormais dans l’espace numérique. Comme l’a montré Manuel Castells, « la communication est le mouvement ». À Antanarivo comme dans d’autres régions touchées par les manifestations, Facebook, WhatsApp et TikTok ont servi de vecteur de mobilisation rapide. Des hashtags comme #LéoDélestage se sont imposés comme slogans partagés permettant à une génération connectée de donner une forme à son indignation.

Les réseaux sociaux ont rempli trois fonctions majeures :

Tout d’abord, ils sont permis de rassembler en quelques heures des milliers de personnes au centre-ville.

Ensuite, les images d’Antanarivo ont circulé dans des régions comme Antsirabe et Toasina, déclenchant un effet d’entraînement.

Enfin, les vidéos de pillages et d’incendies ont produit un effet ambivalent. Leur diffusion massive a, d’une part, suscité peur et indignation en renforçant la perception d’une perte de contrôle étatique ; d’autre part, leur viralité a donné une visibilité inédite au mouvement, tout en reconfigurant son image publique. Ces scènes ont simultanément servi de catalyseur de mobilisation pour certains et de facteur de dissuasion pour d’autres, façonnant la narration collective de la crise bien au-delà des événements factuels.

Cette logique de viralité, décrite par Dominique Cardon, repose sur la visibilité des émotions plus que sur la véracité des faits. Les réseaux sociaux transforment donc une revendication sociale en phénomène national, avec une rapidité et une intensité inédite.

La crise a mis en évidence ce que Louise Merzeau nomme la « mémoire – trace ». Chaque vidéo, chaque image partagée devient une archive immédiate inscrivant l’événement dans une temporalité irréversible. Mais cette mémoire est instable et extraite de son contexte, elle se recompose au fil des partages, nourrissant parfois la rumeur.

On identifie trois formes de vulnérabilités communicationnelles :

La première s’inscrit dans le registre de la confusion informationnelle.

Les contenus, qu’ils soient vérifiés, manipulés ou « étrangers » (c’est-à-dire produits en dehors du contexte local, par des acteurs internationaux ou par des comptes sans lien direct avec les événements), circulent simultanément, créant un bruit informationnel qui brouille la compréhension globale de la situation.

La seconde s’inscrit dans le silence institutionnel dans la mesure où l’État a tardé à communiquer, laissant les réseaux sociaux imposer leur propre récit. Comme le rappelle Yves Jeanneret, l’information est un dispositif social et l’absence de discours officiel crée un vide qui se comble ailleurs.

Enfin, les citoyens investissent massivement les plates-formes numériques comme un nouvel espace public de délibération et de mobilisation, réduisant encore la portée et la légitimité de la parole institutionnelle. La communication verticale de l’État se retrouve ainsi concurrencée par une horizontalité participative et émotionnelle.

La réponse par le couvre-feu illustre ce que Didier Bigo appelle la banalisation de l’exception sécuritaire. Ainsi, l’urgence justifie la restriction des libertés mais ne résout pas la cause structurelle, le déficit d’infrastructure et de confiance.

De la panne technique à la crise politique : un basculement fragile

Ces événements ne surgissent pas dans un vide politique. Depuis sa réélection en 2023, contestée, le président Andry Rajoelina fait face à une opposition qui dénonce à la fois la fragilité des infrastructures et la mauvaise gouvernance. La population malgache reste marquée par un cycle de crises politiques récurrentes où chaque dysfonctionnement devient un terrain d’affrontement entre pouvoir et opposition.

La crise des délestages a rapidement pris une dimension politique. Certains médias rapportent que des représentants de l’opposition ont pointé leur présence dans les manifestations, conférant au mouvement une coloration politique. Le sénat, de son côté, a dénoncé une « tentative de coup d’État ». Une rhétorique qui témoigne de la forte polarisation de la vie politique malgache.

Ce contexte accentue la défiance dans la mesure où les citoyens perçoivent moins les délestages comme des accidents techniques que comme le signe d’une incapacité structurelle de l’État. L’absence de réponse rapide et transparente a amplifié le déficit de confiance et a donné à la colère sociale une dimension directement politique.

À court terme, plusieurs scénarios demeurent ouverts :

La reprise des violences nocturnes à Antanarivo notamment dans les zones commerciales et périphériques.

L’extension régionale de la crise avec des mouvement qui ont déjà été signalés à Antsirabe et à Tamatave (mobilisation étudiante). Les grandes villes secondaires sont exposées par contagion.

La politisation accrue car la présence visible de députés d’opposition lors des manifestations montre une récupération progressive du mouvement.

Ces scénarios combinent un risque de désordre public, de perturbation économique et de crise politique.

La crise malgache illustre un nouveau paradigme. La sûreté à l’ère numérique ne se limite pas à la prévention de la violence physique mais implique la gestion d’un système plus complexe articulant trois types de vulnérabilités :

Les vulnérabilités matérielles caractérisées par les infrastructures vitales (énergie, eau, transport), les vulnérabilités symboliques caractérisées par la communication numérique (réseaux sociaux, viralité) et les vulnérabilités institutionnelles c’est-à-dire la gouvernance (légitimité, capacité de médiation)

C’est dans l’interaction de ces trois dimensions que naissent les crises. Comme l’écrivait Castells « le pouvoir est désormais dans le code et le flux ». Celui qui contrôle les infrastructures et les récits contrôle la stabilité sociale.

Un simple épisode de colère populaire ?

Les événements du 25 septembre à Madagascar ne sont pas un simple épisode de colère populaire. Ils constituent un cas paradigmatique de la façon dont, à l’ère numérique, une panne technique, bien qu’elle soit façonnée par un cadre culturel spécifique, peut devenir une crise sécuritaire amplifiée par les réseaux sociaux et révélatrice des fragilités de la gouvernance.

La sûreté contemporaine se joue autant dans la robustesse des infrastructures que dans la capacité à communiquer et à maintenir la confiance. En ce sens, Madagascar est un avertissement. La prochaine crise sécuritaire pourrait naître non pas d’un attentat ou d’un conflit, mais d’une coupure d’électricité partagée en direct sur les réseaux sociaux.

The Conversation

Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.10.2025 à 17:07

Interception de la flottille humanitaire pour Gaza pour Israël : ce que dit le droit international

Donald Rothwell, Professor of International Law, Australian National University

Selon les organisateurs de la flottille, celle-ci a été interceptée dans les eaux internationales, ce qui contrevient aux lois régissant le droit de la mer.
Texte intégral (1622 mots)

L’armée israélienne a intercepté plusieurs navires de la flottille Global Sumud qui vise à acheminer de l’aide à Gaza. Un certain nombre de personnes se trouvant à bord ont été interpellées, y compris Greta Thunberg.

Ces interceptions ont eu lieu en mer Méditerranée, à 70-80 milles marins au large des côtes de Gaza. Il s’agit d’eaux internationales où le droit international reconnaît la liberté de navigation en haute mer pour tous les navires.

Israël a justifié cette opération en affirmant que la flottille tentait de forcer un « blocus maritime légal » interdisant l’entrée de navires étrangers à Gaza, et ajouté que la flottille était organisée par le Hamas – une accusation que les organisateurs de la flottille réfutent.

Que sont les flottilles d’aide humanitaire à Gaza ?

La flottille mondiale Sumud était au départ composée de plus de 40 bateaux transportant de l’aide humanitaire (nourriture, fournitures médicales et autres articles essentiels), ainsi que plusieurs centaines de parlementaires, d’avocats et de militants provenant de dizaines de pays.

La flottille a quitté l’Espagne à la fin du mois d’août et a traversé la mer en direction de l’est, faisant escale en Tunisie, en Italie et en Grèce. En cours de route, les gouvernements italien et espagnol ont déployé des escortes navales pour assurer la sécurité du convoi.

Les passagers des bateaux ont déclaré avoir été harcelés par des drones à plusieurs endroits au cours du voyage.

« Global Sumud » constitue l’occurrence la plus récente d’un mouvement qui existe depuis plus de 15 ans et qui vise à contester le blocus imposé par Israël à la bande de Gaza depuis 2007.

En mai dernier, le navire Conscience, qui transportait des militants et de l’aide humanitaire à destination de Gaza, a été touché par des explosions au large des côtes de Malte.

En juin, Israël a intercepté le Madleen avec Greta Thunberg et d’autres militants à son bord, puis en juillet le Handala.

Dès 2010, une première flottille emmenant de l’aide humanitaire et des centaines de militants avait tenté de se rendre à Gaza avec à son bord de l’aide humanitaire et des centaines de militants. Des commandos israéliens ont abordé l’un des navires qui la composaient, le Mavi Marmara, battant pavillon turc, ce qui a donné lieu à une violente confrontation qui s’est soldée par la mort de dix militants. Ces décès ont suscité une condamnation généralisée et ont tendu les relations entre Israël et la Turquie pendant des années.

Le blocus maritime de Gaza est-il légal ?

Le droit international relatif aux actions des navires de la flottille et à la capacité d’intervention d’Israël est complexe. Voilà près de 20 ans qu’Israël impose depuis divers types de blocus à la bande de Gaza.

La base juridique des blocus et leur conformité avec le droit international, en particulier le droit de la mer, ont fait l’objet de multiples controverses, comme l’a souligné une enquête de l’ONU menée à la suite de l’incident du Mavi Marmara.

Bien que les relations juridiques entre Israël et Gaza aient varié au cours de cette période, Israël est désormais considéré comme une puissance occupante à Gaza en vertu du droit international.

La codification des rôles des puissances occupantes, établie par la quatrième Convention de Genève en 1949, a été inspirée des obligations juridiques assumées par les puissances alliées en Allemagne et au Japon après la Seconde Guerre mondiale. La Convention de Genève définit un cadre juridique clair pour les puissances occupantes.

Au cours des dernières décennies, Israël a été à la fois une puissance occupante de jure (reconnue par la loi) et de facto en Palestine.

En 2024, la Cour internationale de justice a statué que l’occupation des territoires palestiniens par Israël était illégale au regard du droit international.

En tant que puissance occupante, Israël contrôle tous les accès à Gaza, que ce soit par voie terrestre, aérienne ou maritime. Les camions d’aide humanitaire ne sont autorisés à entrer à Gaza que sous contrôle strict. Les largages d’aide humanitaire effectués par les forces aériennes de pays tiers au cours de ces derniers mois n’ont également été autorisés que sous le contrôle strict d’Israël.

La quantité d’aide arrivée par voie maritime depuis le début de la guerre est très faible, car Israël a sévèrement restreint l’accès maritime à Gaza. Les États-Unis ont construit une jetée flottante au large des côtes pour acheminer l’aide en 2024, mais elle a rapidement été abandonnée en raison de problèmes météorologiques, sécuritaires et techniques.

Toutefois, cet épisode a montré qu’Israël était prêt à autoriser l’acheminement d’aide par la voie maritime provenant de son plus proche allié, les États-Unis. Cette exception au blocus n’a pas été appliquée aux autres acteurs humanitaires.

L’interception de navires en eaux internationales

Bien que l’acheminement d’aide par voie maritime soit actuellement complexe sur le plan juridique, Israël ne dispose que d’une capacité limitée pour perturber les flottilles. La liberté de navigation se trouve au cœur du droit de la mer. À ce titre, la flottille est en droit de naviguer sans entrave en Méditerranée.

Tout harcèlement et toute interception de la flottille dans les eaux internationales de la Méditerranée constituent donc des violations flagrantes du droit international.

Le lieu où les forces israéliennes interceptent et abordent les navires de la flottille est à cet égard déterminant.

Israël peut certainement exercer un contrôle sur les 12 milles marins d’eaux territoriales au large des côtes de Gaza. La fermeture de ces eaux territoriales aux navires étrangers serait justifiée en vertu du droit international en tant que mesure de sécurité, ainsi que pour garantir la sécurité des navires neutres en raison de la guerre en cours.

Mais les organisateurs de la flottille ont déclaré que leurs navires avaient été interceptés à une distance située entre 70 et 80 milles marins des côtes, soit bien avant le début des eaux territoriales de Gaza.

La décision de réaliser cette interception à cet endroit a sans doute été prise pour des raisons opérationnelles. Plus la flottille s’approchait des côtes de Gaza, plus il devenait difficile pour les militaires israéliens d’intercepter chaque navire la composant, augmentant ainsi la possibilité qu’au moins l’un d’eux atteigne les côtes.

Des dizaines de militants à bord des navires auraient été arrêtés et seront placés en détention dans le port israélien d’Ashdod. Ils seront ensuite probablement rapidement expulsés.

Ces personnes bénéficient de protections en vertu du droit international relatif aux droits de l’homme, notamment l’accès à des diplomates étrangers exerçant une protection consulaire pour leurs citoyens.

The Conversation

Donald Rothwell a reçu des financements de l’Australian Research Council.

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02.10.2025 à 17:06

L’« emprisme » : comment l’Europe se laisse dominer par les États-Unis sans le dire

Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po

Le terme d’« emprisme » vise à rendre compte de la nature de l’influence que les États-Unis exercent aujourd’hui sur l’Europe.
Texte intégral (1406 mots)

Sous l’administration Trump, la relation transatlantique a basculé d’un partenariat asymétrique vers une domination stratégique. L’historien Sylvain Kahn propose dans son dernier livre L’Atlantisme est mort ? Vive l’Europe !, qui vient de paraître aux éditions de l’Aube, le concept d’« emprisme » pour désigner cette emprise subtile mais dangereuse des États-Unis sur l’Europe.


Depuis quatre-vingts ans, l’Europe a entretenu avec les États-Unis une relation asymétrique mais coopérative. Cette asymétrie, longtemps acceptée comme le prix de la stabilité et de la protection, s’est transformée sous l’administration Trump. Ce qui relevait d’une interdépendance stratégique déséquilibrée est devenu une emprise : un lien dont on ne peut se défaire, utilisé pour exercer une pression, tout en étant nié par ceux qui en sont les victimes.

Pour qualifier cette mutation, je propose le concept d’« emprisme » : une emprise consentie, dans laquelle les Européens, tout en se croyant partenaires, deviennent tributaires d’une puissance qui les domine sans qu’ils en aient pleinement conscience.

De l’asymétrie à l’emprisme

L’« emprisme » désigne une forme de domination subtile mais profonde. Il ne s’agit pas simplement d’influence ou de soft power, mais d’une subordination stratégique intériorisée. Les Européens justifient cette dépendance au nom du réalisme, de la sécurité ou de la stabilité économique, sans voir qu’elle les affaiblit structurellement.

Dans la vision trumpienne, les Européens ne sont plus des alliés, mais des profiteurs. Le marché commun leur a permis de devenir la première zone de consommation mondiale, de renforcer la compétitivité de leurs entreprises, y compris sur le marché états-unien. Pendant ce temps, avec l’OTAN, ils auraient laissé Washington assumer les coûts de la défense collective. Résultat : selon Trump, les États-Unis, parce qu’ils sont forts, généreux et nobles, se font « avoir » par leurs alliés.

Ce récit justifie un basculement : les alliés deviennent des ressources à exploiter. Il ne s’agit plus de coopération, mais d’extraction.

L’Ukraine comme levier de pression

La guerre en Ukraine illustre parfaitement cette logique. Alors que l’Union européenne s’est mobilisée pour soutenir Kiev, cette solidarité est devenue une vulnérabilité exploitée par Washington.

Lorsque l’administration Trump a suspendu l’accès des Ukrainiens au renseignement américain, l’armée ukrainienne est devenue aveugle. Les Européens, eux aussi dépendants de ces données, se sont retrouvés borgnes. Ce n’était pas un simple ajustement tactique, mais un signal stratégique : l’autonomie européenne est conditionnelle.

En juillet 2025, l’UE a accepté un accord commercial profondément déséquilibré, imposant 15 % de droits de douane sur ses produits, sans réciprocité. Cet accord, dit de Turnberry, a été négocié dans une propriété privée de Donald Trump en Écosse – un symbole fort de la personnalisation et de la brutalisation des relations internationales.

Dans le même temps, les États-Unis ont cessé de livrer directement des armes à l’Ukraine. Ce sont désormais les Européens qui achètent ces armements américains pour les livrer eux-mêmes à Kiev. Ce n’est plus un partenariat, mais une délégation contrainte.

De partenaires à tributaires

Dans la logique du mouvement MAGA, désormais majoritaire au sein du parti républicain, l’Europe n’est plus un partenaire. Elle est, au mieux, un client, au pire, un tributaire. Le terme « emprisme » désigne cette situation où les Européens acceptent leur infériorisation sans la nommer.

Ce consentement repose sur deux illusions : l’idée que cette dépendance est la moins mauvaise option ; et la croyance qu’elle est temporaire.

Or, de nombreux acteurs européens – dirigeants politiques, entrepreneurs et industriels – ont soutenu l’accord de Turnberry ainsi que l’intensification des achats d’armement américain. En 2025, l’Europe a accepté un marché pervers : payer son alignement politique, commercial et budgétaire en échange d’une protection incertaine.

C’est une logique quasi mafieuse des relations internationales, fondée sur l’intimidation, la brutalisation et l’infériorisation des « partenaires ». À l’image de Don Corleone dans le film mythique Le Parrain de Francis Coppola, Trump prétend imposer aux Européens une protection américaine aléatoire en échange d’un prix arbitraire et fixé unilatéralement par les États-Unis. S’ils refusent, il leur promet « l’enfer », comme il l’a dit expressément lors de son discours du 23 septembre à l’ONU.

Emprisme et impérialisme : deux logiques de domination

Il est essentiel de distinguer l’« emprisme » d’autres formes de domination. Contrairement à la Russie, dont l’impérialisme repose sur la violence militaire, les États-Unis sous Trump n’utilisent pas la force directe. Quand Trump menace d’annexer le Groenland, il exerce une pression, mais ne mobilise pas de troupes. Il agit par coercition économique, chantage commercial et pression politique.

Parce que les Européens en sont partiellement conscients, et qu’ils débattent du degré de pression acceptable, cette emprise est d’autant plus insidieuse. Elle est systémique, normalisée et donc difficile à contester.

Le régime de Poutine, lui, repose sur la violence comme principe de gouvernement – contre sa propre société comme contre ses voisins. L’invasion de l’Ukraine en est l’aboutissement. Les deux systèmes exercent une domination, mais selon des logiques différentes : l’impérialisme russe est brutal et direct ; l’emprisme américain est accepté, contraint, et nié.

Sortir du déni

Ce qui rend l’emprisme particulièrement dangereux, c’est le déni qui l’accompagne. Les Européens continuent de parler de partenariat transatlantique, de valeurs partagées, d’alignement stratégique. Mais la réalité est celle d’une coercition consentie.

Ce déni n’est pas seulement rhétorique : il oriente les politiques. Les dirigeants européens justifient des concessions commerciales, des achats d’armement et des alignements diplomatiques comme des compromis raisonnables. Ils espèrent que Trump passera, que l’ancien équilibre reviendra.

Mais l’emprisme n’est pas une parenthèse. C’est une transformation structurelle de la relation transatlantique. Et tant que l’Europe ne la nomme pas, elle continuera de s’affaiblir – stratégiquement, économiquement, politiquement.

Nommer l’emprisme pour y résister

L’Europe doit ouvrir les yeux. Le lien transatlantique, autrefois protecteur, est devenu un instrument de domination. Le concept d’« emprisme » permet de nommer cette réalité – et nommer, c’est déjà résister.

La question est désormais claire : l’Europe veut-elle rester un sujet passif de la stratégie américaine, ou redevenir un acteur stratégique autonome ? De cette réponse dépendra sa place dans le monde de demain.

The Conversation

Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.10.2025 à 16:28

Ce que nous apprend l’histoire du féminisme au Québec

Adeline Vasquez-Parra, Maître de conférences, Université Lumière Lyon 2

Au Québec, les luttes féministes ont toujours été étroitement liées à d’autres revendications politiques.
Texte intégral (2972 mots)

Retour sur la longue histoire du féminisme québécois, sur ses figures marquantes et sur la relation entre ce mouvement, lui-même hétérogène, et diverses autres structures, qu’il s’agisse de partis politiques ou d’organisations de défense des droits des peuples autochtones.


Un sondage effectué en juillet 2025 montre que plus de 56 % de la jeune génération québécoise (18–34 ans) soutient l’indépendance du Québec. Pourtant, cette même génération se mobilise avant tout pour des luttes mondiales telles que l’écologie, la justice sociale et le féminisme. Comment comprendre ce paradoxe apparent ?

L’histoire du mouvement féministe au Québec offre une clé de lecture : elle montre comment, depuis plus d’un siècle, les luttes féministes se sont entremêlées, parfois harmonieusement, parfois plus douloureusement, avec divers projets d’émancipation politique, dont celui de la souveraineté du Québec.

Aux origines

Dès le début du XXe siècle, le féminisme québécois s’inscrit dans un double héritage : celui de l’implication des femmes dans les paroisses catholiques et celui des réseaux atlantiques. Ces réseaux comprennent des échanges et des circulations de personnes et d’idées entre l’Europe et l’Amérique du Nord depuis le XVIIIe siècle. C’est à partir de ces espaces que certaines prennent la parole et portent dans la sphère publique des questions liées aux inégalités sociales et politiques, comme l’absence de suffrage universel ou les écarts salariaux.

En 1902, la militante féministe Robertine Barry fonde le magazine bimensuel le Journal de Françoise, qui promeut les droits des femmes. Trois ans plus tard, elle participe avec une autre journaliste, Éva Circé-Côté, à la création de l’Association des femmes journalistes canadiennes françaises, qui regroupe des militantes engagées dans les combats progressistes de l’époque.

Circé-Côté publie dans le journal les Débats jusqu’à la condamnation de celui-ci par l’archevêque de Montréal en 1903, condamnation certes morale mais très influente dans la société québécoise de l’époque. Elle y défend l’accès à la culture pour les francophones privés de bibliothèques publiques, ainsi que l’éducation laïque.

Dans les décennies suivantes, le féminisme québécois s’allie avec le militantisme syndical, ce qui lui permet de toucher davantage les classes populaires.

Des militantes syndicales comme Léa Roback s’illustrent dans la grève des Midinettes de 1937, qui rassemble 5 000 ouvrières mobilisées pour de meilleures conditions de travail. Le syndicalisme féminin devient un vecteur de revendications, déjà portées par la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste et ses figures de proue telles que Marie Gérin-Lajoie et Caroline Dessaulles-Béique, militantes pour l’accès des femmes au marché de l’emploi et à la protection sociale.

Féminisme et souverainisme

Le mouvement se complexifie dans les années 1960, lorsque le féminisme croise l’indépendantisme et les luttes socialistes.

Le Front de libération des femmes (FLF), fondé en 1969, relie explicitement émancipation féminine et indépendance du Québec, adoptant le slogan « Pas de libération du Québec sans libération des femmes ». Il critique l’impérialisme états-unien et le capitalisme, dans lesquels il voit des sources d’exploitation économique et symbolique, et refuse toute influence linguistique ou idéologique du féminisme anglophone, qu’il soit états-unien ou canadien, lui-même accusé d’impérialisme.

La langue, pense-t-on, forge seule les concepts, impose une vision du monde et donc, trace les frontières du commun. Malgré des actions spectaculaires et la publication d’un journal, le FLF se dissout en 1971.

« Québecoises deboutte ! », brochure publiée en 1972. Réseau québecois en études féministes

Le Centre des femmes, créé en 1971, prolonge cet héritage mais élargit ses priorités aux questions sociétales – avortement, reconnaissance économique du travail domestique – tout en diminuant la perspective nationale.

Face à l’influence du Parti québécois (PQ), formation indépendantiste fondée en 1968, qui exprime une conception conservatrice du rôle social des femmes, le mouvement féministe québécois finit par progressivement se détourner de la question nationale à la fin des années 1970. Il ne disparaît toutefois pas du paysage politique et revendique un féminisme ancré dans son contexte, attentif à l’articulation entre l’exploitation du corps des femmes et celle du territoire, problématique approfondie par la politologue Diane Lamoureux dès les années 1980.

Le féminisme autochtone

Parallèlement au développement de ce féminisme lié à la cause souverainiste (la volonté de faire du Québec un État souverain), les femmes autochtones du Québec mènent des luttes qui articulent genre, décolonisation et justice sociale.

Mary Two-Axe Earley, militante kanien’kehá :ka (mohawk), incarne cet engagement. Dans les années 1960 et 1970, elle s’attaque à l’alinéa 12(1)  b de la Loi fédérale sur les Indiens (1876), qui prive les femmes autochtones mariées à des non-Autochtones de leurs droits fonciers et communautaires, alors que les hommes transmettent leur statut sans restriction. Militante infatigable, elle parcourt le Québec et le monde pour faire entendre la voix des femmes autochtones et réclamer l’égalité des droits au sein de leurs communautés.

En 1974, Mary Two-Axe cofonde Femmes autochtones du Québec, organisation qui défend l’émancipation et les droits fonciers des femmes autochtones, tout en mettant en lumière les discriminations spécifiques qu’elles subissent, notamment le sexisme et le racisme.

Ellen Gabriel, porte-parole de la nation mohawk de Kanehsatà :ke, prolonge cette lutte jusqu’aux Nations unies en 2009, en dénonçant la continuité de politiques fédérales et provinciales qui favorisent l’exploitation des ressources naturelles par des multinationales au détriment des besoins des communautés vivant sur des terres autochtones.

Cette dénonciation renvoie à la crise d’Oka de 1990, évènement que l’on pourrait qualifier de « refoulé », tant il exerce toujours une pression latente sur la société québécoise sans être ouvertement débattu ou discuté. La crise d’Oka a opposé en 1990 la communauté mohawk de Kanehsatà :ke aux autorités québécoises et canadiennes après l’annonce de l’extension d’un terrain de golf sur un bois sacré et un cimetière ancestral. Le conflit, marqué par des confrontations tendues avec la Sûreté du Québec puis l’armée canadienne, a duré 78 jours et symbolise une première forme de résistance politique autochtone contemporaine.

Des hommes et des femmes du territoire mohawk de Tyendinaga (Ontario) bloquent le pont Skyway qui enjambe la baie de Quinte, septembre 1990. Chris Malette/Belleville Intelligencer

Ces luttes trouvent un prolongement contemporain dans l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, mise sur pied en 2016. Celle-ci révèle l’existence d’une violence structurelle envers les femmes autochtones, en la rattachant à l’histoire coloniale et juridique du Canada. Aujourd’hui encore, les femmes autochtones courent un risque beaucoup plus élevé d’être victimes de violences conjugales, sans que ces violences soient signalées. Les conclusions de l’enquête rappellent ainsi que les droits des femmes ne peuvent être pleinement garantis sans la reconnaissance des droits des peuples autochtones.

La perspective décoloniale

Le croisement entre luttes autochtones, féminisme décolonial et projet d’indépendance du Québec est aujourd’hui incarné par la politologue Dalie Giroux. Dans son pamphlet l’Œil du maître (2021), elle interroge les liens entre souveraineté traditionnelle, exploitation du territoire et présence des peuples autochtones au Québec. Elle propose de « décoloniser la décolonisation » québécoise en soulignant que l’émancipation de la nation francophone doit se penser en dialogue avec les luttes autochtones, antiracistes, écologiques et féministes.

Par ailleurs, pour Giroux, l’héritage historique de l’interaction entre mouvement souverainiste et féminisme demeure ambivalent car le mouvement souverainiste n’est pas toujours jugé suffisamment inclusif.

Comme le souligne la sociologue Leïla Benhadjoudja, le Québec occupe une position singulière dans l’histoire du colonialisme, car placé sous la domination de deux régimes coloniaux distincts – français, puis britannique. La conquête britannique de 1760, qui va induire un rapport colonial entre francophones dépossédés et colonisateurs anglophones, constitue en cela un traumatisme politique durable pour les habitants canadiens francophones.

Ce passé explique une discrimination spécifique de la population canadienne francophone, mais il ne saurait être mis sur un pied d’égalité avec l’expérience coloniale subie par les peuples autochtones ou l’esclavage des populations africaines.

Enfin, la philosophe Mélissa Thériault a elle aussi analysé comment appliquer une pensée décoloniale dans ce contexte francophone nord-américain complexe. Elle insiste sur la nécessité de transformer le regard intellectuel sur les rapports sociaux afin de rééquilibrer les relations entre peuples autochtones, populations colonisées et descendants des colonisateurs européens. Selon elle, une critique féministe et décoloniale située est essentielle pour comprendre l’impact des rapports de domination à l’œuvre sur le territoire québécois, lui aussi par ailleurs qualifié par certains de « victime » du « colonialisme » de l’État canadien.

Adeline Vasquez-Parra a récemment publié Histoire du Québec. Des origines à nos jours (2025). Éditions Tallandier

Ainsi, le féminisme autochtone et décolonial du Québec s’inscrit dans une logique de justice sociale globale depuis des enjeux plus restreints. Il ne s’agit pas seulement de droits des femmes, mais de droits collectifs, de reconnaissance territoriale et de transformation des rapports de pouvoir hérités de l’histoire coloniale occidentale.

Ce cadre offre une perspective complémentaire au féminisme québécois historique, permettant (peut-être) de concevoir un féminisme québécois hybride, à la fois national, autochtone et décolonial, capable de dépasser les modèles hégémoniques actuels.

Des leçons pour aujourd’hui

Aujourd’hui, les féminismes québécois se distinguent par leur originalité : enracinés dans un combat à la fois pour la reconnaissance politique et pour une nouvelle ouverture aux voix marginalisées, notamment celles des femmes autochtones, migrantes, allophones et réfugiées.

Ce double héritage, bien que partiel et inachevé car ne constituant pas un seul et même mouvement, constitue tout de même une richesse pour comprendre les débats contemporains sur la diversité. Reconnaître cette histoire permet de mieux comprendre les tensions actuelles entre universalisme et spécificités, luttes collectives et expériences locales.

The Conversation

Adeline Vasquez-Parra ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.10.2025 à 15:21

À l’ONU, Donald Trump redessine l’exceptionnalisme américain à son image

Vincent Bricart, Doctorant au Center for International Relation Studies de l'Université de Liège. Spécialisé dans l'étude des relations transatlantiques EU-USA et dans la politique étrangère des Etats-Unis., Université de Liège

Le discours de Donald Trump à l’ONU se place résolument en rupture avec la quasi-totalité des traditions diplomatiques antérieures de Washington.
Texte intégral (3373 mots)

Les prédécesseurs de Donald Trump ont tous assumé, chacun à sa façon, la notion d’« exceptionnalisme américain ». Lors de son discours prononcé à l’ONU, le 24 septembre dernier, le locataire actuel de la Maison Blanche a présenté une vision très différente de ce concept, ancrant la politique étrangère conduite par Washington dans les principes de nationalisme et de souverainisme, et y ajoutant une forte composante personnelle. De l’exceptionnalisme américain, on semble être passés à un « exceptionnalisme trumpien ».


Mercredi 24 septembre 2025, Donald Trump a pris la parole devant l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) pour la première fois depuis sa réélection. D’une durée d’un peu moins d’une heure, cette intervention a marqué les esprits autant par sa forme – un langage singulier pour un discours adressé à ses pairs internationaux – que par le fond du message. Trump y a vanté son bilan et défendu sa vision de l’Amérique (c’est-à-dire, des États-Unis) sur la scène mondiale, s’en prenant largement au passage à l’institution onusienne, aux politiques migratoires et environnementales de l’Union européenne, au bilan de son prédécesseur Joe Biden, ou encore à certaines figures étrangères comme le maire de Londres Sadiq Khan et le président du Brésil Lula.

Plus qu’une simple série de règlements de comptes, le discours de Trump visait surtout à exposer les succès de son Amérique et à affirmer l’avènement d’un nouveau modèle américain, marqué par une forme d’exceptionnalisme proprement trumpien : une Amérique illibérale, centrée sur le leadership personnel du président, en rupture avec la conception traditionnelle du rôle des États-Unis dans le monde.

Retour sur l’exceptionnalisme et le modèle américains post-guerre froide

Pour comprendre la rupture que constitue ce discours, il faut d’abord comprendre ce que sont l’« exceptionnalisme américain » et le modèle qui en découle.

L’exceptionnalisme américain repose sur trois postulats ou croyances constitutifs de l’identité nationale états-unienne. D’une part, les États-Unis se perçoivent comme une société distincte des autres dans l’histoire, car investie d’un destin singulier : la « destinée manifeste ». D’autre part, leur organisation politique, leurs institutions, leur démocratie et la liberté individuelle qui en résulte sont considérées comme supérieures à celles des autres pays du monde. Enfin, prévaut la conviction que l’Amérique constitue une référence, un modèle à diffuser – par l’exemple ou par l’action – à l’ensemble de l’humanité.

Ces idées sont profondément ancrées aussi bien dans une partie de la population que dans la grande majorité de la classe politique américaine. La notion d’exceptionnalisme américain se trouve ainsi au cœur de l’identité nationale des États-Unis. Elle repose non pas sur une histoire ou un peuple homogène, mais sur un patrimoine de valeurs partagées (liberté, autodétermination, destin unique) qui sert de mythe fondateur et de refuge en période de crise. Portant une dimension religieuse et émotionnelle, elle agit comme un ciment fédérateur pour les citoyens.

American Progress (1872), du peintre états-unien John Gast (1842-1896), illustrant la destinée manifeste des États-Unis. Wikimedia

Dans le domaine de la politique étrangère, l’exceptionnalisme sert d’outil de légitimation et de justification. Deux grandes doctrines s’en dégagent : une approche messianique, visant à exporter le modèle américain à l’échelle mondiale, par la persuasion ou par la force ; et une approche exemplaire, qui consiste à laisser ce modèle rayonner et inspirer sans chercher à l’imposer.

Sa souplesse en fait un concept en constante évolution, que les dirigeants du pays adaptent selon leurs besoins pour affirmer leur vision du leadership et du rôle des États-Unis dans le monde. Le locataire de la Maison Blanche occupe une place décisive dans ce processus. En tant que commandant en chef des armées et de la garde nationale et principal porte-parole du pays, il façonne la doctrine de politique étrangère et incarne les valeurs de l’exceptionnalisme. Ses discours sont des instruments privilégiés pour reformuler et actualiser ce récit, en fonction de sa propre lecture du contexte international et de ses objectifs politiques. À travers ses allocutions, il construit une stratégie narrative qui lie les valeurs américaines à l’affirmation de la puissance et au maintien du leadership mondial.

Depuis la fin de la guerre froide, l’exceptionnalisme américain et le modèle qu’il promeut dans les instances internationales, notamment à l’AGNU, ont évolué dans leurs modalités.

Dans les années 1990, sous George H. W. Bush et Bill Clinton, Washington a cherché à orienter le système multilatéral tout en multipliant les interventions militaires dites « humanitaires » : première guerre du Golfe en 1990-1991, opération Restore Hope en Somalie en 1992-1993, participation aux frappes de l’Otan contre les forces serbes en Bosnie en 1995 et en Serbie en 1999, pour n’en citer que quelques-unes. Les États-Unis se posaient alors comme « puissance indispensable », garante de la stabilité mondiale, promouvant un exemple cosmopolite et multilatéraliste.

Au début des années 2000, George W. Bush a durci cette posture. Inspirée par les néoconservateurs et le traumatisme du 11-Septembre, son administration a adopté une politique messianique, interventionniste, fondée sur la supériorité morale et militaire des États-Unis. Le recours à la force fut justifié par l’indispensable « démocratisation » du Moyen-Orient et la lutte contre les « États voyous ». Ces interventions – en particulier la guerre en Irak, illégale au regard du droit international car non autorisée par le Conseil de sécurité – ainsi que les propos et la vision très critique de l’administration Bush (la plus hostile envers l’ONU jusqu’à l’arrivée de Donald Trump) à l’égard du multilatéralisme ont considérablement fragilisé la crédibilité du modèle américain promu à l’international.

L’Amérique des néoconservateurs, documentaire de Georges Nizan et Michel Rivlin (2004).

À partir de 2009, Barack Obama a cherché à redéfinir cette notion d’exceptionnalisme : tout en affirmant la singularité du modèle américain, il a privilégié l’exemplarité interne et le multilatéralisme, rejetant le messianisme guerrier de ses prédécesseurs. Son approche relevait d’un leadership se voulant adapté à une ère « post-américaine » dans laquelle les États-Unis, en tant que puissance majeure, assumeraient davantage un rôle de soutien qu’une position de leader systématique.

Après le premier mandat Trump (nous y reviendrons), Joe Biden a entrepris de relancer l’exceptionnalisme américain, réaffirmant le leadership des États-Unis sur la scène mondiale en s’érigeant en chef de file indispensable des démocraties face à la montée de l’autoritarisme global. La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine en février 2022 est venue conforter sa vision d’un affrontement décisif entre démocratie et autocratie. Cependant, les événements consécutifs aux massacres du 7 octobre 2023 ont mis en lumière les contradictions de ce modèle : le soutien presque indéfectible apporté à Israël malgré la catastrophe humanitaire imposée aux habitants de Gaza a fragilisé le leadership moral américain et le modèle démocratique que Biden cherchait à réaffirmer. Par ailleurs, l’évolution progressive du contexte politique intérieur a infléchi sa rhétorique, recentrant son discours sur le modèle de résilience de la démocratie américaine face aux menaces internes portées par le mouvement MAGA.

Malgré ces variations et leurs interprétations parfois ambiguës, une constante demeure dans les discours des présidents américains à l’AGNU : la valorisation d’un ordre international fondé sur la coopération, l’État de droit, la démocratie, les droits humains, la libre concurrence et la bonne gouvernance selon les principes néolibéraux – même si les États-Unis n’ont pas toujours respecté l’exemple qu’ils défendaient eux-mêmes.

Le discours de Trump à l’AGNU : l’exceptionnalisme trumpien

Lors de son discours à la 80eAssemblée générale de l’ONU, Donald Trump a abordé plusieurs thèmes marquants. Nous revenons ici sur les plus polémiques.

Le président Trump a d’abord sévèrement critiqué l’institution, ironisant sur ses infrastructures défaillantes (un escalier mécanique et un prompteur tombés en panne) et mettant en doute l’utilité même d’une organisation incapable, selon lui, de régler le moindre conflit – sachant qu’il a lui-même contribué à cet affaiblissement en réduisant la contribution américaine au budget de l’ONU – et accusant l’institution d’en créer de nouveaux en encourageant l’immigration dans les pays occidentaux.

« Donald Trump à l’ONU : l’intégralité de son discours traduit en français », Le Figaro, 24 septembre 2025.

Trump a ensuite martelé sa défense de la souveraineté nationale comme principe cardinal des relations internationales, en rupture frontale avec l’héritage multilatéraliste et universaliste de ses prédécesseurs. Cette posture nationaliste et identitaire l’a conduit à affirmer que le christianisme était désormais « le culte le plus menacé au monde » et à fustiger la politique migratoire européenne, accusée de fragiliser la cohésion des sociétés.


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Il a également réaffirmé son déni du changement climatique, qu’il a qualifié d’« escroquerie », et a rejeté toute régulation environnementale, inscrivant ainsi son discours dans une logique productiviste et consumériste caractéristique de sa vision économique.


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En ce qui concerne la politique énergétique, il a dénoncé la dépendance européenne au pétrole russe et pointé du doigt la Chine et l’Inde pour leurs choix énergétiques similaires.

Enfin, l’allocution s’est distinguée par un ton particulièrement vindicatif. Trump a multiplié les attaques personnelles, mentionnant Joe Biden à sept reprises pour critiquer son bilan, et s’en prenant à d’autres figures politiques comme le maire de Londres, le travailliste Sadiq Khan – accusé de vouloir « imposer la charia » –, ou encore le président brésilien Lula da Silva. Tout en soulignant qu’il avait une bonne relation personnelle avec lui, il a reproché au gouvernement de Lula, parmi autres, d’instrumentaliser la justice – une référence à peine voilée à la récente condamnation à vingt-sept ans de prison de Jair Bolsonaro, le prédécesseur de Lula, pour tentative de coup d’État en 2023.

En parallèle, l’hôte de la Maison Blanche a longuement insisté sur les « succès » de son administration, se targuant notamment d’avoir mis fin à « sept guerres », et affirmant que les États-Unis vivaient leur « Âge d’or », portés par la puissance de leur économie, de leurs frontières, de leur armée, de leurs amitiés et de leur esprit national.


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Jamais dans l’histoire de l’AGNU un président états-unien ne s’était autant vanté de ses succès, tout en critiquant ouvertement ses prédécesseurs et des dirigeants de pays amis démocratiquement élus. Une telle approche est d’autant plus atypique qu’elle relève davantage de la dynamique d’un discours sur l’état de l’Union, traditionnellement prononcé chaque mois de janvier devant le Congrès américain, que d’une allocution solennelle devant ses pairs à l’ONU.

Comment comprendre ce discours ?

Le discours de Donald Trump consolide la remise en cause, entamée durant son premier mandat, de la place et de la fonction de l’exceptionnalisme américain traditionnel dans la politique étrangère de Washington. Contrairement à ses prédécesseurs, il rejette l’idée que les États-Unis incarneraient nécessairement le « monde libre » ou qu’ils seraient investis d’une mission universelle au service de la démocratie et des droits humains.

À ses yeux, l’héritage multilatéral des dernières décennies a affaibli la puissance américaine et son image internationale. Son propos vise autant les dimensions symboliques de l’exceptionnalisme – leadership systématique, vocation morale – que les politiques concrètes qui en découlaient.

Dès lors, sa critique des Nations unies, sa promotion de la souveraineté des États, le rejet des politiques migratoires et le soutien au matérialisme dans le rapport de force traditionnel entre États (où les États-Unis partent avantagés) s’inscrivent dans une volonté de rupture. C’est une réorientation franche, assumée, qui s’oppose au modèle libéral et multilatéral de l’Amérique post-guerre froide pour laisser place à une vision américaine illibérale, qui a vocation à s’exporter à travers le monde et notamment en Europe. Sa critique des politiques conduites par l’Union européenne doit se comprendre selon la même logique.

Toutefois, Trump ne nie pas la supériorité et le caractère exceptionnel de l’Amérique : sa perspective nationaliste et protectionniste est centrée sur la défense prioritaire des intérêts américains et sur une glorification de la puissance matérielle. Dans une logique de rapport de force, il veut prouver que son Amérique est la plus forte, au-dessus des autres nations et modèles et, pour cela, il valorise la puissance tangible – ressources, poids économique, budget militaire – et les victoires concrètes qu’il présente comme des wins (accords politiques, succès économiques ou militaires favorables aux États-Unis).

Le modèle trumpien se traduit ainsi par une surreprésentation de l’affirmation de la supériorité des États-Unis et de leur puissance matérielle, une puissance que les politiques vertes et les énergies renouvelables pourraient, selon lui, entraver. Plus qu’un simple déni du changement climatique, Trump critique toute mesure limitant le marché et la prospérité. En outre, derrière ses attaques contre l’achat de pétrole russe se profile la volonté de promouvoir les exportations américaines de GNL.

Parallèlement, Trump individualise cet exceptionnalisme en l’associant directement à sa propre personne. Il met en avant le modèle non pas de l’Amérique en général, mais bien de son Amérique – celle de son administration et de son leadership personnel. Cette appropriation s’accompagne d’une défiance marquée à l’égard des autres modèles – qu’il s’agisse de celui des démocrates tels que Joe Biden, celui des Européens ou celui des leaders de gauche au niveau international comme Lula da Silva.

Il se présente comme l’unique acteur capable de restaurer la grandeur américaine : c’est une forme d’« auto-exceptionnalisme », qui souligne le caractère singulier et supérieur des aptitudes du président actuel à incarner et à réaffirmer la singularité américaine.

Le discours de Donald Trump à l’AGNU de septembre 2025 illustre ainsi la reconfiguration du modèle américain vers une approche axée sur le souverainisme, sur le protectionnisme, sur le nationalisme et sur un leadership fortement personnalisé, au détriment de la tradition multilatéraliste, néolibérale et universaliste, qui caractérisait jusque-là la projection américaine dans les affaires mondiales. Cette orientation s’accompagne d’une défense prioritaire, assumée et sans compromis des intérêts nationaux dans un rapport de force global ouvert. Déjà, ce modèle américain inspire des émules en Europe comme ailleurs dans le monde, et tout indique qu’il est appelé à encore se renforcer au cours des prochaines années.

The Conversation

Vincent Bricart ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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30.09.2025 à 16:59

La vengeance, de la Grèce antique à Gaza : un levier pour construire une paix juste ?

Marie Robin, Maitresse de conférences à l’Institute of security and global affairs (ISGA), Université de Leiden, Leiden University; Université Paris-Panthéon-Assas

De Mytilène à Gaza, la vengeance façonne l’histoire. Dans son dernier livre, Marie Robin explore ce moteur tragique de la guerre… et, parfois, de la paix.
Texte intégral (2328 mots)
_La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime_ (1808), du peinte français Pierre Prudon, dit Pierre-Paul Prud’hon (1758-1823). Pierre-Paul Prud'hon/WikiArt

Puissances étatiques, membres de groupes ethniques ayant été décimés, fanatiques religieux, mouvements terroristes… autant d’acteurs variés qui, tout au long de l’histoire, ont invoqué la vengeance pour expliquer leurs actes violents – des actes qui, à leurs yeux, en portant rétribution des torts qui leur avaient été infligés, devaient permettre, au final, d’aboutir à une paix juste. Dans la Vengeance et la Paix, qui vient de paraître aux éditions du CNRS, Marie Robin, maîtresse de conférences à l’Institute of security and global affairs (ISGA) à l’Université de Leiden (Pays-Bas) et chercheuse associée au Centre Thucydide (Paris II), explore, à travers plusieurs épisodes marquants de l’histoire mondiale, les liens complexes tissés entre le motif de la vengeance et l’établissement de la paix.


Mytilène en 428 av. J.-C.

Alors que la guerre du Péloponnèse fait rage, la ville de Mytilène sur l’île grecque de Lesbos craint d’avoir attiré la convoitise des Athéniens. Redoutant une attaque, les principaux dignitaires de la ville décident de rassembler quelques troupes parmi la population pour contrer l’assaut potentiel. Mais, par une forme de prophétie auto-réalisatrice et face au risque perçu de soulèvement représenté par la levée de troupes, Athènes répond par un blocus naval de l’île, assiégeant la ville. Acculés, les habitants de Mytilène se rendent rapidement aux Athéniens. L’Assemblée des Athéniens doit alors déterminer le sort des habitants de la ville défaite.

Le jour même du soulèvement, les membres de l’Assemblée athénienne prennent la décision de massacrer l’ensemble des hommes de Mytilène et de réduire les femmes et les enfants en esclavage. L’ordre d’exécuter la décision est transmis.

Le jour suivant, cependant, l’Assemblée est prise de remords. Elle s’interroge sur l’équanimité d’un jugement visant à condamner toute une île pour les péchés de quelques-uns de ses habitants. Le débat, restitué par l’historien grec Thucydide, oppose alors Cléon, homme politique athénien, qui demande à l’Assemblée de poursuivre avec le jugement initial, à Diodote, citoyen athénien, qui lui conseille plutôt d’agir avec prudence et de punir uniquement les coupables sans se venger des autres habitants.

Un vote final a lieu : l’Assemblée suit finalement Diodote en décidant d’éliminer seulement les mille dirigeants de la révolte et d’épargner le reste de l’île, posant une limite et un cadre à la vengeance des Athéniens.

Washington, le 2 mai 2011

Le 2 mai 2011, le président américain Barack Obama s’exprime devant les télévisions américaines et du monde entier pour annoncer l’élimination, la nuit précédente, de l’ancien dirigeant d’Al-Qaida Oussama Ben Laden par une équipe américaine des Navy SEALs à Abbottabad, au Pakistan.

Annonçant que, désormais, la « justice a été rendue » (Justice has been delivered), le président américain rappelle dans son discours les nombreuses victimes ayant péri des suites des actions d’Oussama Ben Laden, « un terroriste responsable du meurtre de milliers d’innocents », le 11 septembre 2001 notamment.

Le président Obama déclare par exemple :

« Il y a près de dix ans, une belle journée de septembre a été assombrie par le pire attentat de notre histoire contre le peuple américain. Les images du 11 Septembre sont gravées dans notre mémoire nationale : des avions détournés traversant un ciel de septembre sans nuages, les tours jumelles s’effondrant sur le sol, la fumée noire s’élevant du Pentagone, l’épave du vol 93 à Shanksville, en Pennsylvanie, où l’action de citoyens héroïques a permis d’épargner encore plus de chagrin et de destruction […]. Le 11 septembre 2001, en cette période de deuil, le peuple américain s’est uni […]. Nous étions également unis dans notre détermination à protéger notre nation et à traduire en justice les auteurs de cette attaque odieuse. »

Le lendemain, le quotidien New York Post titre sur l’élimination de l’ancien dirigeant : « Osama bin Laden Dead : Got Him, Vengeance at Last ! The U.S. Nails the Bastard (Traduction : « Oussama Ben Laden est mort : la vengeance enfin ! Les États-Unis épinglent le bâtard. »). »

Paris, le 7 janvier 2015

Le 7 janvier 2015, dans le XIe arrondissement de Paris, deux frères, Chérif et Saïd Kouachi, pénètrent dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo et y assassinent douze personnes, dessinateurs, journalistes, membres de la rédaction et policiers, en blessant aussi quatre autres.

Anciens de la filière dite des Buttes-Chaumont et adeptes des cours de Farid Benyettou, jeune prédicateur incitant des jeunes à partir en Irak, les deux frères se seraient radicalisés au contact de l’islamiste Djamel Beghal, rencontré par Chérif Kouachi au centre pénitentiaire de Fleury Mérogis, où Beghal était incarcéré pour avoir fomenté un projet d’attentat contre l’ambassade des États-Unis à Paris en juillet 2001.

En janvier 2015, alors que Saïd et Chérif Kouachi sortent des locaux du journal après leur attaque, ils prennent le risque de s’exposer à une arrestation plutôt que de fuir immédiatement les lieux, pour crier dans les rues de la capitale : « On a vengé le Prophète ! »

Gaza, le 7 octobre 2023

Le 7 octobre 2023, l’organisation palestinienne Hamas mène une attaque surprise en Israël, tuant plus de 1 200 personnes et prenant plusieurs centaines d’otages. Le même jour, le premier ministre conservateur israélien Benyamin Nétanyahou déclare lors d’une conférence de presse qu’Israël « prendra une puissante vengeance », annonçant :

« Nous les paralyserons sans pitié et nous vengerons ce jour noir qu’ils ont infligé à Israël et à ses citoyens. »

Au moment d’écrire ces lignes, le bilan établi par l’Unicef fait état d’au moins 1 200 morts, dont 37 enfants, et de plus de 7 500 blessés en Israël ; 59 personnes sont encore retenues en otage. Dans la bande de Gaza, 51 266 personnes, dont plus de 15 600 enfants, seraient décédées. 116 991 personnes y auraient été blessées, dont 34 000 enfants. Les femmes et les enfants représenteraient, toujours selon l’Unicef, 70 % des victimes de la riposte israélienne. Les habitants de Gaza sont privés d’eau, de nourriture et d’électricité. Plus de 11 200 personnes sont en outre portées disparues et se trouveraient probablement sous les décombres.

Au Liban, les opérations menées par Israël dans ce qu’il a qualifié de vengeance contre le Hezbollah auraient causé la mort de 3 500 personnes et fait 15 000 blessés, en particulier depuis la mi-septembre 2024. Au Liban, 878 000 personnes ont en outre été déplacées par les violences.


Que nous apprennent les quatre épisodes ici présentés ? D’une part, que la vengeance, le sujet de ce livre, a été et continue d’être mobilisée dans les offensives d’acteurs internationaux quels qu’ils soient, en tant que moteur de leur violence. Les modalités, cadres d’expression et d’application de la violence sur la scène internationale restent déterminés, au moins partiellement, par la vengeance.

Mais ce n’est pas là la seule leçon. D’autre part en effet, la vengeance semble être revendiquée publiquement par les acteurs eux-mêmes, non seulement pour expliquer mais aussi pour légitimer les actions qu’ils mènent : terrorisme mais aussi contre-terrorisme, conflit armé, violence en retour. La vengeance est alors présentée comme un droit, voire comme un devoir, par certains des acteurs qui la mettent en œuvre. Réponse à l’offense, elle est exhibée comme un comportement nécessaire pour le maintien d’une réputation, d’un statut privé, voire pour la stabilité de l’ordre international.

Cette deuxième observation peut surprendre, car elle entre en tension avec la disqualification normative dont la vengeance fait l’objet dans la modernité. Souvent décrite comme une passion archaïque, triste et barbare, la vengeance est traditionnellement rejetée en raison de l’escalade de violence qu’elle nourrit, pour son caractère passionnel et incontrôlable, pour l’entrave à la paix qu’elle constitue. Un paradoxe émerge donc : pourquoi, alors même qu’elle semble souffrir d’une connotation négative, la vengeance est-elle revendiquée et vue comme une justification légitime de leurs actions internationales par certains acteurs, y compris par des acteurs se réclamant de valeurs libérales ?

Ce paradoxe révèle une ambivalence plus profonde : celle de la vengeance comme obstacle à la paix, mais aussi comme ressort possible d’une paix juste. Paul Ricœur voit ainsi dans la vengeance un obstacle à la « paix sociale » qui devrait être remplacée par la justice institutionnelle, c’est à-dire par la confiscation de la « prétention de l’individu à se faire justice lui-même ». Mais à l’inverse, la vengeance serait utile à une paix juste, puisque, selon Aristote, « rendre la pareille est juste ». La vengeance devient ainsi « le fait d’une vertu », car elle vise une forme de rééquilibrage moral : « Il faut rendre à chacun ce qui lui appartient. »

C’est cette ambivalence – celle d’un comportement disqualifié mais malgré tout revendiqué par des acteurs y compris légitimes ; celle d’un obstacle à la paix mais néanmoins essentiel à l’établissement d’une paix juste – qui rend la vengeance particulièrement utile pour penser la paix en relations internationales. Suivant l’anthropologue Raymond Verdier, la vengeance est peut-être à la fois « une vertu, quand elle défend la dignité de la personne, et un vice, quand elle devient passion de détruire ». La vengeance peut donc jouer un rôle dans le recours à la violence, générant escalades et maintien des conflits, mais elle peut aussi être, dans certaines circonstances, appréhendée comme un mécanisme revendiqué comme légitime, y compris pour la paix.

Dès lors, quel rôle joue la vengeance dans l’établissement de la paix entendue dans le sens de paix positive, comme absence de violence structurelle issue de la violence de la société ? Est-il possible, dans nos conflits contemporains notamment, de mieux appréhender la vengeance pour en faire un ressort de la paix ?

In fine, peut-on véritablement et simplement évacuer la vengeance pour parvenir à la paix ? Ce livre interroge donc, à la lumière de conflits contemporains (Gaza, Ukraine, Soudan, djihadisme), le lien entre vengeance et construction de la paix.

L’enjeu est important : les discours et mécanismes de résolution des conflits tendent en effet à réduire la vengeance à sa dimension de vice, comme un mécanisme illégitime qu’il faut nécessairement évacuer pour promouvoir la paix. Ce faisant, ils en font un tabou, un interdit, largement exclu des réflexions et dialogues sur la réconciliation, alors même que les acteurs eux-mêmes, sur le terrain, la revendiquent parfois comme une démarche moralement et politiquement fondée.

L’hypothèse que nous défendons est donc la suivante : reléguer la vengeance au rang de simple vice est probablement contreproductif pour la paix. Pour sortir durablement de la violence, il est nécessaire de comprendre quand, comment et par qui la vengeance est présentée comme légitime. Si les actes de vengeance doivent êtres empêchés pour permettre la paix, les revendications de vengeance, elles, méritent d’être entendues et analysées. Elles constituent un matériau essentiel pour penser la justice, la réparation, et in fine, la paix.

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Marie Robin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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30.09.2025 à 16:58

Face à sa crise politique, la France a-t-elle des leçons à tirer de l’Italie ?

Jean-Pierre Darnis, Full professor at the University of Côte d’Azur, director of the master’s programme in “France-Italy Relations”. Associate fellow at the Foundation for Strategic Research (FRS, Paris) and adjunct professor at LUISS University (Rome), Université Côte d’Azur

L’Italie affiche dernièrement une stabilité politique et une rigueur budgétaire dont le mérite revient moins à Giorgia Meloni qu’à des traditions instaurées avant elle et qu’elle a reprises à son compte.
Texte intégral (2065 mots)

La stabilité politique et économique de l’Italie depuis l’arrivée au pouvoir en 2022 de Giorgia Meloni incite certains observateurs français à affirmer que sa gouvernance démontre la capacité d’un parti de droite radicale à gérer correctement un grand État d’Europe – ce qui devrait rassurer tous ceux qui redoutent une éventuelle victoire du Rassemblement national en France. Pourtant, quand on y regarde de plus près, les cas de Fratelli d’Italia et du RN sont très dissemblables, le parti italien ayant déjà eu, avant que sa cheffe n’accède aux plus hautes responsabilités, une longue habitude de participer à des coalitions gouvernementales. Et sa politique ne se place pas vraiment en rupture avec celles des gouvernements précédents. En réalité, s’il y a des leçons à tirer du cas italien, elles ont trait moins à l’action de Giorgia Meloni qu’à certaines spécificités d’un système parlementaire pourtant longtemps décrié de ce côté-ci des Alpes.


La crise politique française suscite des comparaisons fréquentes avec le cas italien. Alors que la France est entrée depuis 2024 dans un profond cycle d’instabilité politique, l’Italie, par contraste, semble remarquablement stable.

Le 18 septembre dernier, pour la première fois, le taux d’intérêt exigé par les investisseurs pour détenir de la dette publique italienne s’est établi au même niveau que celui requis pour la dette publique française – une convergence qui traduit l’appréciation que font les marchés de la situation budgétaire et politique italienne par rapport au cas français.

La mise en perspective des deux pays conduit certains analystes à exprimer des jugements favorables à l’égard du gouvernement Meloni, présenté comme un garant de stabilité.

Tout d’abord il s’agit de vanter la stabilité politique et budgétaire italienne par rapport à l’instabilité française et à la tendance de la France à accumuler les déficits. Ensuite, le cas italien sert de prétexte à une légitimation de l’extrême droite dans son exercice du pouvoir : le succès de Giorgia Meloni démontrerait qu’un parti extrémiste pouvait évoluer et se transformer en force efficace de gouvernement.

Meloni, héritière d’une longue lignée de coalitions entre centre droit et droite radicale

Ces deux analyses apparaissent à bien des égards relever de projections des visions françaises sur la réalité italienne, plutôt que de véritables prises en compte des dynamiques à l’œuvre dans la péninsule.

Si nous nous intéressons à la trajectoire de la famille politique de Giorgia Meloni, on observe que c’est en janvier 1995 que le Movimento Sociale Italiano (MSI-DN), créé en 1946 sur une ligne clairement post-fasciste, prend un virage modéré et gouvernemental avec sa transformation en Alleanza Nazionale.

Ce tournant intervient dans un contexte où des coalitions de droite mises en place à partir de 1994 voient s’associer le parti de centre droit créé par Silvio Berlusconi, Forza Italia, avec les autonomistes septentrionaux de la Lega d’Umberto Bossi et la droite nationaliste réformée dirigée par Gianfranco Fini.

Pendant les trente années suivantes, on verra la droite italienne solidifier ses réflexes de coalition tripartite mais aussi se mouler dans le jeu institutionnel et parlementaire : Giorgia Meloni est à la fois l’héritière de Silvio Berlusconi lorsqu’elle récupère le leadership sur ce camp lors des élections de 2022, mais aussi le produit d’une culture parlementaire et gouvernementale, car elle a été ministre de 2008 à 2011.

Elle est donc la nouvelle leader d’un camp qui a été façonné par les neuf années de pouvoir exercé sous la direction de Silvio Berlusconi. Certes, son discours conserve des accents nationalistes et conservateurs, en particulier lors de la campagne électorale de 2022, mais la continuité du substrat institutionnel de sa famille politique est un élément fondamental, largement sous-évalué par les commentateurs.

L’accession au pouvoir de Giorgia Meloni représente un renouvellement au sein de la droite italienne car elle conquiert en 2022 le sceptre d’un Silvio Berlusconi diminué (il décédera quelques mois plus tard), mais ne constitue pas une rupture extrémiste.


À lire aussi : Italie : Silvio Berlusconi, ou la « révolution libérale » qui n’a jamais eu lieu


La coalition tripartite qu’elle met en place en 2022 est la même que celle qui avait été inventée par Silvio Berlusconi en 1994. Ainsi ne faut-il pas s’étonner des éléments de continuité que l’on constate dans la pratique gouvernementale de la droite italienne depuis Berlusconi jusqu’à Meloni.

Quant à l’affirmation selon laquelle la droite italienne aurait récemment vécu une sorte de déradicalisation, elle doit être fortement nuancée : on a assisté depuis 2013 à un durcissement de la Lega de Matteo Salvini, qui a redéveloppé un discours à la fois hostile à l’immigration et pro-russe. Il y a donc des effets de vases communicants à la fois en ce qui concerne les électorats et l’idéologie des différents partis de droite en Italie.

La continuité dans les actions de gouvernement constitue également la toile de fond d’une politique budgétaire prudente. Ici encore, il ne s’agit pas d’une nouveauté, car la politique de sérieux budgétaire est relativement traditionnelle en Italie. Elle avait déjà été observée sous le gouvernement précédent, celui de Mario Draghi.

En matière budgétaire, il convient de relever que l’un des principaux points noirs de la finance publique italienne a été la politique dite du « superbonus » pour les rénovations immobilières, un système de subventions créé par le gouvernement Conte II en 2020, qui a coûté plus de 127 milliards d’euros.

L’efficacité économique de cette dépense concentrée dans l’immobilier est largement critiquée et l’une des actions les plus remarquables du gouvernement Meloni a été d’arrêter l’hémorragie que la procrastination des mesures entraînait pour les finances publiques en modifiant la réglementation de l’allocation de subventions. Mais, dans le même temps, le gouvernement italien peine à dépenser les budgets obtenus dans le cadre du plan de relance européen (PNRR) – un indicateur négatif en matière d’efficacité qui est bien loin de représenter un « miracle ».

Enfin il faut relever que les finances publiques italiennes bénéficient de l’inflation, qui provoque une hausse des revenus et, donc, un effet seuil d’augmentation des recettes fiscales par le jeu du dépassement des tranches d’imposition.

En Italie, une habitude bien ancrée de création de coalitions

Les institutions italiennes sont caractérisées par leurs capacités d’adaptation – un facteur qui différencie profondément l’Italie de la France.

En 2018, les élections législatives italiennes n’ont pas permis de dégager une majorité, l’électorat s’étant réparti de façon relativement équilibrée entre la droite, la gauche et le Mouvement 5 étoiles. Après des semaines de tractations et d’errements, c’est finalement un accord original entre le Mouvement 5 étoiles et la Lega qui allait permettre la naissance de l’exécutif dirigé par Giuseppe Conte. Cette formule mettait en place un exécutif populiste qui s’est rapidement distingué par des mesures de dépenses (mise en place d’un revenu de citoyenneté), une position virulente en matière d’immigration mais aussi par une politique internationale marquée par les réflexes pro-russes et pro-chinois, ainsi que par une crise des rapports bilatéraux avec la France.

Face à cette poussée populiste, le jeu parlementaire d’une part et la fonction de garant exercée par le président de la Republique Sergio Mattarella de l’autre ont contribué non seulement à mitiger la portée des actions extrémistes, mais aussi à contribuer en 2019 à la mutation de la coalition de soutien du gouvernement Conte 2, qui associera le Mouvement 5 étoiles à la gauche classique en excluant la Lega, ce qui relancera une dimension bipolaire gauche/droite.

Cet exemple récent montre comment dans un système comme celui de l’Italie, caractérisé par l’absence de figure comparable à celle d’un président de la République française, se définit un jeu politique ouvert qui passe par la recherche de coalitions qui font des partis les acteurs centraux du jeu politique.

Certes, le président italien joue un rôle crucial lors des crises politiques, mais il apparaît comme un arbitre et non pas comme le chef d’un camp, ce qui lui permet d’exercer un rôle de médiation mais aussi de ne pas confondre ses missions avec celle du président du conseil des ministres, chef de l’exécutif.

La présidence de la République est une institution qui a repris en Italie certains traits de la monarchie constitutionnelle précédente, avec un rôle « au-dessus des partis » d’un président qui évite soigneusement de descendre dans la mêlée.

Les institutions de la république italienne, dont la Constitution a été adoptée en 1947, ne sont pas sans rappeler celles de la IVe république française. La comparaison entre l’Italie et la France permet de pointer du doigt le phénomène d’hyper-présidentialisation à l’œuvre en France, en particulier depuis la réforme constitutionnelle de 2000, une caractéristique qui apparaît comme un blocage dans un Parlement qui n’est plus bipolaire.

Pas de modèle Meloni, mais un modèle italien ?

L’exemple italien n’est pas celui d’une modération miraculeuse et récente d’une droite extrémiste sous l’effet d’une supposée « méthode Meloni ». Silvio Berlusconi a écrit l’histoire d’une droite italienne qui est d’abord passée par une hégémonie sur le centre avant d’arriver à un repositionnement des différentes forces politiques, un parcours dont Giorgia Meloni est l’héritière. Il ne s’agit donc pas d’un scénario que l’on puisse plaquer sur la trajectoire du Rassemblement national français.

En revanche, l’observation des institutions italiennes est riche d’enseignements, en faisant voir la possibilité d’un système sans président de la République à la française – une caractéristique qui est d’ailleurs commune à la majorité des pays membres de l’Union européenne. Ici encore, ce n’est probablement pas l’analyse de ceux qui à Paris voudraient voir dans Giorgia Meloni l’exemple d’un césarisme triomphant. Mais c’est la véritable leçon, parlementaire et démocratique, que l’Italie peut enseigner.

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Jean-Pierre Darnis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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30.09.2025 à 13:10

Les cinq grands obstacles à la mise en œuvre du plan de paix de Trump pour Gaza

Ian Parmeter, Research Scholar, Middle East Studies, Australian National University

Les deux parties sont lasses de la guerre. Ce qui ne signifie pas que le plan présenté par Donald Trump, déséquilibré et peu détaillé, va ramener la paix.
Texte intégral (1802 mots)

Un texte en 20 points pour mettre fin à la guerre de Gaza : c’est ce que Donald Trump a présenté ce 29 septembre 2025, aux côtés du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou. Le projet est ambitieux mais reste flou sur de nombreux points importants. Analyse.


Sur le papier, le plan en 20 points proclamé par Donald Trump le 29 septembre lors d’une conférence de presse conjointe avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à la Maison Blanche est à la hauteur des annonces tonitruantes que le président des États-Unis avait faites avant de le rendre public. Il s’agit indéniablement d’une tentative audacieuse visant à régler la plupart des causes du conflit, de façon à instaurer une paix durable à Gaza.

Ce projet pourrait-il être couronné de succès ? Ce qui est sûr, c’est que les deux camps sont fatigués de la guerre. Or, tout au long de l’histoire, bon nombre de guerres ont pris fin lorsque les deux parties belligérantes étaient simplement trop épuisées pour poursuivre les hostilités. Les deux tiers des Israéliens veulent que la guerre cesse, et bien que, dans le contexte actuel, il soit difficile de sonder l’opinion des Palestiniens, il est clair qu’eux aussi veulent que les ravages et les souffrances à Gaza cessent au plus vite. La proposition du 29 septembre survient donc à un moment propice à ce que la paix puisse s’imposer.

Il reste que le texte se caractérise également par de nombreuses lacunes. Et lorsque l’on y ajoute la très longue histoire de violence du Proche-Orient, on ne peut qu’opter pour la plus grande prudence au moment d’évaluer ses chances de réussite.

Nous avons identifié cinq principales raisons de se montrer circonspect à propos du « Plan Trump ».

1. Un manque de confiance réciproque

Aujourd’hui, le degré de confiance entre Israéliens et le Hamas est au plus bas. Or plusieurs aspects du plan sont tellement vagues qu’il est très vraisemblable que, s’il était adopté, les deux parties s’accuseraient mutuellement de ne pas avoir tenu leurs engagements.

Le dernier cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, conclu en janvier 2025, n’a duré que deux mois : Nétanyahou s’en était retiré en mars, accusant le Hamas de ne pas avoir libéré davantage d’otages avant le lancement des négociations qui étaient prévues sur la phase suivante du processus de paix.

2. Un plan asymétrique

L’accord est plus favorable à Israël qu’au Hamas. Fondamentalement, le texte exige que le Hamas libère tous les otages israéliens qu’il détient encore et dépose toutes ses armes, ce qui le laisserait totalement sans défense.

Le Hamas, qui n’a aucune confiance envers Israël en général et envers Nétanyahou en particulier, pourrait craindre que, une fois qu’il se sera désarmé, le dirigeant israélien l’attaque de nouveau avec force.

En outre, le Hamas n’a pas été associé à la rédaction des termes de l’accord. Il est désormais confronté à un ultimatum : accepter ce document ou s’exposer à ce qu’Israël « finisse le travail ».

Compte tenu de l’asymétrie du plan, le Hamas pourrait décider que les risques liés à son acceptation l’emportent sur les avantages potentiels, même si le texte prend soin de préciser que les combattants du Hamas qui auront déposé les armes bénéficieront d’une amnistie.

Le plan demande aussi à Israël de faire certains compromis ; mais il est douteux que ceux-ci soient réellement acceptés. Ainsi, l’accord envisage un avenir dans lequel l’Autorité palestinienne (AP) pourrait « reprendre le contrôle de Gaza de manière sûre et efficace ». Nétanyahou a déjà déclaré par le passé qu’un tel développement était à ses yeux inconcevable.

De même, il serait très difficile pour Nétanyahou d’accepter « une voie crédible vers l’autodétermination et la création d’un État palestinien », comme le prévoit le plan. Il a, à de multiples reprises, fermement rejeté toute création d’un État palestinien, y compris, le 27 septembre dernier, dans le discours bravache qu’il a tenu devant l’Assemblée générale des Nations unies.

3. Des aspects essentiels ne sont pas détaillés

La stratégie de mise en œuvre du plan est présentée d’une façon extrêmement vague. À ce stade, nous ne savons rien de la « force internationale de stabilisation », qui remplacerait l’armée israélienne après le retrait de celle-ci de Gaza.

Quels pays y participeraient ? Il s’agirait évidemment d’une mission très dangereuse pour les effectifs qui viendraient à être déployés sur le terrain. Nétanyahou a déjà évoqué la possibilité qu’une force arabe prenne le relais de Tsahal à Gaza, mais aucun État arabe ne s’est encore porté volontaire pour cela.

Le plan ne prévoit pas non plus de calendrier pour les réformes de l’Autorité palestinienne ni de détails sur ce que ces réformes impliqueraient. Il faudra probablement organiser de nouvelles élections pour désigner un dirigeant crédible à la place de l’actuel président Mahmoud Abbas. Mais on ignore encore comment cela se ferait, et si la population de Gaza pourrait prendre part à ce scrutin.

De plus, les détails concernant l’autorité civile qui superviserait la reconstruction de Gaza sont très flous. Tout ce que nous savons, c’est que Trump se nommerait lui-même président du « Conseil de paix » et que l’ancien premier ministre britannique Tony Blair sera également impliqué d’une manière ou d’une autre. Pour être efficace, ce comité devrait bénéficier de la confiance absolue aussi bien du gouvernement Nétanyahou que du Hamas. Mais, comme nous l’avons souligné, la confiance est une denrée rare au Proche-Orient…

4. Aucune mention de la Cisjordanie

La Cisjordanie est clairement un dossier essentiel pour tout règlement de paix. Des affrontements opposent quasi quotidiennement les colons israéliens et les résidents palestiniens, et rien n’indique que la situation ne va pas encore s’aggraver.

Le mois dernier, le gouvernement israélien a donné son accord définitif à un projet controversé visant à construire une nouvelle colonie qui diviserait de fait la Cisjordanie en deux, rendant impossible la création d’un futur État palestinien disposant d’une continuité territoriale.

La Cisjordanie doit être au cœur de tout accord global entre Israël et la Palestine.

5. Les membres les plus à droite du gouvernement Nétanyahou restent un obstacle à toute solution

Ce pourrait être le facteur décisif qui provoquera l’échec du plan Trump. Les leaders de l’extrême droite présents au sein du gouvernement Nétanyahou, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, ont déclaré qu’ils n’accepteraient rien de moins que la destruction et l’élimination complètes du Hamas.

Or, bien que le plan prévoie que le Hamas soit désarmé et mis sur la touche politiquement, son idéologie resterait intacte, tout comme un nombre élevé de ses combattants.

Au final, ce plan peut-il réussir ?

Si le Hamas accepte le plan de Trump, nous pourrions bientôt avoir les réponses à plusieurs de ces questions.

Mais les États-Unis devront déployer des efforts considérables pour maintenir la pression sur Israël afin qu’il respecte les termes de l’accord. De même, les principaux médiateurs auprès des Palestiniens, le Qatar et l’Égypte, devront également maintenir la pression sur le Hamas pour que lui non plus ne viole pas les dispositions contenues dans le texte.

Nétanyahou part probablement du principe que si le Hamas ne se conforme pas à telle ou telle disposition, lui-même pourra en profiter pour sortir de l’accord. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait en mars dernier lorsqu’il s’est retiré du cessez-le-feu signé deux mois plus tôt et a repris les opérations militaires israéliennes à Gaza.

Dans le discours énergique qu’il a prononcé la semaine dernière devant une salle partiellement vide de l’Assemblée générale des Nations unies, Nétanyahou n’a pas laissé entendre qu’il envisageait de renoncer à l’une des lignes rouges qu’il avait précédemment fixées pour mettre fin à la guerre. Au contraire, même : il a condamné les États qui reconnaissent l’État palestinien, déclarant à leur intention :

« Israël ne vous permettra pas de nous imposer un État terroriste. »

Il semble clair que Nétanyahou n’aurait jamais accepté le plan de Trump si ce dernier n’avait pas fait pression sur lui. Dans le même temps, Trump a déclaré lors de sa conférence de presse conjointe avec Nétanyahou que si le Hamas refusait l’accord ou s’il l’acceptait mais ne respectait pas ses conditions, alors il offrirait son soutien total à Israël pour en finir avec le Hamas une bonne fois pour toutes.

Cette promesse pourrait suffire à Nétanyahou pour convaincre Smotrich et Ben-Gvir de soutenir le projet… du moins pour l’instant.

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Ian Parmeter ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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30.09.2025 à 12:27

Nouvelle paralysie des administrations fédérales aux États-Unis : ce que nous enseigne le « shutdown » de 2013

Gonzalo Maturana, Associate Professor of Finance, Emory University

Andrew Teodorescu, Ph.D. Candidate in Finance, Stanford University

Christoph Herpfer, Assistant Professor of Business Administration, University of Virginia

D’après une étude menée sur le shutdown de 2013 aux États-Unis, qui a duré 16 jours, ce type de blocage engendre des effets négatifs durables et conduit à un affaiblissement des performances du gouvernement.
Texte intégral (1943 mots)
Un panneau indique la fermeture des services fédéraux lors du « shutdown » gouvernemental de 2013. AP Photo/Susan Walsh

Ce 1er octobre 2025, l’échec des négociations budgétaires au Congrès a mené à un shutdown. Concrètement, l’administration fédérale pourrait cesser de fonctionner. Une étude sur celui de 2013 – 16 jours durant – révèle des effets négatifs à long terme : un turnover plus élevé, des pertes de productivité mesurables et des coûts de recrutement exorbitants.


Alors que l’année fiscale fédérale touche à sa fin, une perspective malheureusement familière est discutée à Washington : une possible paralysie de l’administration fédérale. Pour les fonctionnaires fédéraux, cela ne pouvait arriver à un pire moment.

Dans le paysage politique divisé et polarisé des États-Unis, les démocrates et les républicains comptent sur des projets de loi de financement provisoires à court terme pour maintenir le gouvernement en activité, en l’absence d’accords budgétaires à plus long terme.

Alors que les partis sont éloignés d’un accord sur les termes d’une résolution budgétaire, même à court terme, le gouvernement doit cesser de fonctionner le 1er octobre 2025, à moins d’un accord de la dernière chance. Si ce shutdown se produit, cela marquerait un autre moment difficile cette année pour des fonctionnaires qui ont fait face à la suppression de plus de 300 000 emplois. Cette procédure de licenciement massif tient aux efforts de l’administration Trump pour restructurer ou supprimer en grande partie certaines agences gouvernementales. L’objectif : accroître leur efficacité.

Avec un potentiel shutdown, des centaines de milliers d’employés fédéraux seraient mis à pied – renvoyés chez eux sans salaire jusqu’à ce que le financement du gouvernement fédéral reprenne.

En tant qu’économistes spécialisés dans les marchés du travail et de l’emploi du secteur public, et ayant examiné des millions de dossiers du personnel fédéral liés à de telles fermetures gouvernementales dans le passé, nous avons constaté que les conséquences vont bien au-delà des images désormais familières de parcs nationaux fermés et de services fédéraux bloqués. Sur la base de notre étude du shutdown d’octobre 2013 au cours de laquelle environ 800 000 employés fédéraux ont été mis à pied pendant 16 jours, la fermeture des agences fédérales laisse un effet négatif durable sur ces fonctionnaires, remodelant leur composition et affaiblissant leur performance pour les années à venir.

Congé forcé pour les fonctionnaires fédéraux

Des millions d’États-Uniens interagissent chaque jour avec le gouvernement fédéral. Plus d’un tiers des dépenses nationales états-uniennes sont acheminées par le biais de programmes fédéraux, notamment Medicare. Les fonctionnaires fédéraux gèrent par exemple les parcs nationaux, rédigent des règlements environnementaux et aident à assurer la sécurité du transport aérien.

Quelles que soient les tendances politiques de chacun, si l’objectif est d’avoir un gouvernement qui s’acquitte efficacement de ces responsabilités, il est essentiel d’attirer et de retenir une main-d’œuvre compétente.

La capacité du gouvernement fédéral à le faire peut être de plus en plus difficile, en partie parce que les shutdown prolongées peuvent avoir des effets secondaires.

Lorsque le Congrès ne parvient pas à approuver des crédits, les agences fédérales doivent licencier des fonctionnaires dont les emplois ne sont pas considérés comme « exemptés » – parfois communément qualifiés d’essentiels. Ces fonctionnaires exclus continuent de travailler, tandis que d’autres n’ont pas le droit de travailler ou même de faire du bénévolat jusqu’à ce que le financement du gouvernement fédéral reprenne.

Le statut spécifique de ces « congés » imposés aux fonctionnaires pendant ce shutdown reflète les sources de financement de ces postes et les catégories de mission données, et non les performances d’un individu. Par conséquent, il ne donne aucun signal sur les perspectives d’avenir pour un fonctionnaire et agit principalement comme un choc pour le moral. Il est important de noter que les congés ne créent pas de pertes de richesse à long terme ; les arriérés de salaire ont toujours été accordés et, depuis 2019, sont légalement garantis. Les fonctionnaires touchent leur salaire, même s’ils peuvent faire face à de réelles contraintes financières à court terme.

Un observateur cynique pourrait qualifier les congés de congés payés, mais les données racontent une autre histoire.

Moral en berne des fonctionnaires

À l’aide de nombreux dossiers administratifs sur les fonctionnaires civils fédéraux du shutdown d’octobre 2013, nous avons étudié la façon dont ce choc moral s’est répercuté sur le fonctionnement des agences gouvernementales. Les fonctionnaires exposés à des congés lors du shutdown étaient 31 % plus susceptibles de quitter leur emploi dans l’année.

Ces départs n’ont pas été rapidement remplacés, ce qui a forcé les agences à compter sur des travailleurs temporaires coûteux et a entraîné des déclins mesurables dans les fonctions essentielles telles que les paiements, l’application des lois et les processus pour délivrer des brevets.

En outre, nous avons constaté que cet exode s’est renforcé au cours des deux premières années suivant un shutdown. Elle se stabilise ensuite par une baisse permanente des effectifs, ce qui implique une perte durable de capital humain. Le choc moral est plus prononcé chez les jeunes femmes et les professionnels très instruits qui ont beaucoup d’opportunités extérieures. En effet, notre analyse des données d’enquête d’un shutdown ultérieur en 2018-2019 confirme que c’est le moral, et non la perte de revenus, qui est à l’origine de ces départs massifs.

Les fonctionnaires qui se sont sentis les plus touchés ont signalé une forte baisse de leur capacité d’action, d’initiatives et de reconnaissance. De facto, ils étaient beaucoup plus susceptibles de planifier un départ.

L’effet de la perte de motivation est frappant. À l’aide d’un modèle économique simple où l’on peut s’attendre à ce que les travailleurs accordent de la valeur à la fois à l’argent et à leur objectif, nous estimons que la baisse de la motivation intrinsèque après un shutdown nécessiterait une augmentation de salaire d’environ 10 % pour compenser.

1 milliard de dollars pour des recrutements temporaires

Certaines personnes ont soutenu que ce départ de fonctionnaires est nécessaire, une façon de réduire le gouvernement fédéral pour « affamer la bête ».

Les preuves brossent un tableau différent. Les agences les plus durement touchées par les licenciements se sont tournées vers des entreprises de recrutement temporaire pour combler les emplois non pourvus. Au cours des deux années qui ont suivi le shutdown de 2016, ces organismes ont dépensé environ 1 milliard de dollars de plus en sous-traitants qu’ils n’ont économisé en salaires.

Les coûts vont au-delà des dépenses de remplacement, car la performance du gouvernement en souffre également. Les organismes qui ont été les plus touchés par le shutdown ont enregistré des taux plus élevés de paiements fédéraux inexacts pendant plusieurs années. Même après une récupération partielle de la main-d’œuvre fédérale, les pertes se sont élevées à des centaines de millions de dollars que les contribuables n’ont jamais récupérés.

Agences scientifiques sans scientifiques

D’autres postes nécessitant des compétences spécialisées ont également connu un déclin. Les poursuites judiciaires ont diminué dans les agences qui ont manqué d’avocats expérimentés, et les activités de brevetage ont chuté dans les agences scientifiques et d’ingénierie après le départ d’inventeurs clés.

Les estimations officielles des coûts du shutdown se concentrent généralement sur les effets à court terme sur le PIB et des arriérés de salaire. Nos résultats montrent qu’une facture encore plus importante se présente plus tard sous la forme d’un turnover plus élevé du personnel, de coûts de main-d’œuvre plus élevés pour combler les postes non pourvus et des pertes de productivité mesurables.

Chocs brutaux

Les shutdown sont des chocs brutaux et récurrents qui démoralisent les fonctionnaires et érodent leurs performances. Ces coûts se répercutent sur tous ceux qui dépendent des services gouvernementaux. Si le public veut des institutions publiques efficaces et responsables, alors nous devrions tous nous soucier d’éviter ces blocages gouvernementaux.

Après une année déjà mouvementée, il n’est pas clair si un shutdown à venir ajouterait considérablement la pression sur les fonctionnaires fédéraux ou aurait un effet plus limité. Beaucoup de ceux qui envisageaient de partir sont déjà partis par le biais de rachats de leurs congés ou de licenciements forcés cette année. Ce qui est clair, c’est que des centaines de milliers d’employés fédéraux sont susceptibles de connaître une autre période d’incertitude.

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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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29.09.2025 à 16:50

Atermoiements autour de l’avion du futur : quand l’Europe de la défense se heurte à ses contradictions

Chloé Zanardi, Assistant professor, TBS Education

Frédéric Le Roy, Professeur de Management Stratégique - MOMA et Montpellier Business School, Université de Montpellier

Le Système de combat aérien du futur (Scaf) est un projet impliquant la France, l’Allemagne et l’Espagne, lancé en 2017, qui peine à voir le jour.
Texte intégral (2480 mots)

La « coopétition », c’est-à-dire la coopération sur un projet donné par deux acteurs se trouvant par ailleurs en compétition, est un processus complexe qui peut achopper à divers moments. C’est ce que l’on constate en examinant la difficile progression du projet d’avion du futur porté conjointement par Dassault et Airbus Defense and Space.


Alors que Dassault enchaîne les succès à l’international avec son Rafale, le projet de Système de combat aérien du futur (Scaf), censé incarner l’avenir de l’aviation de combat européenne, s’enlise. L’été 2025 a marqué un nouveau coup d’arrêt pour l’ambitieux programme d’avion de combat du futur qui réunit Dassault, représentant les intérêts français, et Airbus Defense and Space, représentant notamment les intérêts allemands.

Depuis ses débuts, le projet, qui se présente principalement comme une « coopétition » entre Dassault et Airbus Defense and Space, peine à avancer alors qu’il est annoncé comme le successeur du Rafale. Le 22 juillet, Éric Trappier, PDG de Dassault, a dénoncé une gouvernance de projet « sans vrai leader » et menacé de quitter le programme. Berlin a alors d’abord répliqué en avertissant contre tout changement de gouvernance au profit de l’industriel français avant de menacer à son tour de quitter le projet pour se tourner vers de nouveaux partenaires.

Le constat est celui d’une coopération à l’arrêt, dans un contexte géopolitique où l’Europe cherche pourtant à renforcer son autonomie stratégique. La question centrale est la suivante : comment concilier les intérêts de la défense des États européens, qui rend nécessaires des programmes européens ambitieux comme le Scaf, avec les intérêts des entreprises nationales ?

Qu’est-ce que le Scaf, et pourquoi est-il stratégique ?

Né en 2017, le projet Scaf vise à développer un avion de combat capable de rivaliser avec le F-35 Lightning II américain. Selon la France et l’Allemagne, qui en sont à l’origine, ainsi que l’Espagne, le F-35 représente une menace pour la souveraineté européenne et justifie le lancement d’un programme spécifiquement européen.

L’entrée en service du Scaf est prévue à l’horizon 2040, avec des objectifs ambitieux. C’est un système de système incluant un avion furtif, un « cloud de combat » et une flotte de drones, pensé afin de répondre à la montée en gamme technologique des autres puissances. Le projet est aujourd’hui en phase 1B, étape préparatoire avant la construction d’un démonstrateur de vol lors de la phase 2.

Pour Berlin, il s’agit de garantir la continuité de son industrie aéronautique militaire grâce à une coopération étroite avec la France et l’Espagne. « La réussite du projet est une condition essentielle à la compétitivité de l’industrie aéronautique militaire allemande et européenne », souligne le ministère fédéral allemand de la défense dans le 19e rapport allemand sur l’armement.

Coopétition et souveraineté : le dilemme européen du Scaf

La coopétition, c’est-à-dire la coopération avec un concurrent, repose sur une logique paradoxale. Les entreprises collaborent pour créer de la valeur, mais cherchent en même temps à en capter la plus grande part possible pour elles-mêmes. Cela les conduit à partager des connaissances pour progresser et co-innover, tout en protégeant leurs savoirs stratégiques afin d’éviter des transferts non désirés. La coopétition mêle donc confiance et défiance à parts égales et génère inévitablement des tensions.

À l’échelle européenne, la coopétition entre les États et entre les industriels apparaît comme un levier stratégique pour renforcer la souveraineté technologique. Mais cette stratégie comporte aussi des risques majeurs : transferts de connaissances sensibles, captation asymétrique de la valeur co-créée avec un partenaire… qui reste, malgré tout, un concurrent (Le Roy et coll., 2022).

Ces enjeux prennent une dimension particulière lorsqu’ils touchent à la souveraineté. Coopérer avec un industriel étranger, même européen, peut revenir à lui donner les moyens de vous concurrencer demain.

Dans le projet Scaf, ce dilemme coopétitif est particulièrement important. Dassault, côté français, et Airbus Defense and Space, côté allemand doivent coopérer pour développer l’avion du futur dans le cadre d’une ambition européenne. Mais Dassault et Airbus Defense and Space sont en concurrence sur le marché mondial, avec le Rafale pour Dassault et l’Eurofighter pour Airbus. Depuis son lancement, cette relation ambivalente nourrit des tensions persistantes qui fragilisent la progression du programme.

Les tensions « coopétitives » dans le cadre du projet Scaf

Les tensions entre Dassault et Airbus Defense and Space portent d’abord sur la répartition des tâches et la gouvernance du projet. Au départ, un accord prévoyait une répartition équitable (50/50), Dassault étant désigné maître d’œuvre en raison de son expertise. Mais en 2019, l’intégration de l’Espagne a conduit les États à proposer un partage en trois parts égales.

Le rééquilibrage, perçu comme une remise en cause du rôle central de Dassault, a marqué le début d’un conflit qui ne s’est jamais apaisé. Airbus juge la répartition inéquitable et conteste la maîtrise d’ouvrage française, tandis que Dassault refuse de céder. Faute d’accord, la phase 1B du programme, visant à construire un démonstrateur de vol, a été bloquée.

Les tensions concernent aussi le partage des connaissances, question directement liée aux enjeux de souveraineté. Berlin a réclamé à Dassault d’ouvrir l’accès à certaines technologies, ce que l’industriel français a refusé par crainte d’un transfert non désiré de connaissances. Airbus Defense and Space considère pourtant que, sans cet échange, elle ne pourra pas pleinement bénéficier du co-développement. Angela Merkel soulignait déjà en 2021 que « les questions de propriété industrielle, de partage des tâches et de leadership » restaient centrales. Le PDG de Dassault lui répondait en écho : « Si je donne mon background aujourd’hui et que le programme est annulé dans deux ans, comment serais-je protégé vis-à-vis de la concurrence ? »

Un compromis politique a bien été trouvé fin 2022 entre Paris et Berlin pour débloquer la phase 1B et confirmer le rôle de Dassault. Mais les désaccords persistent et ralentissent à nouveau le programme, au risque de compromettre la suite du projet. Dassault Aviation réclame une gouvernance plus claire, afin de disposer de la latitude nécessaire pour exercer son rôle de maître d’œuvre du pilier n°1 (le développement de l’avion).

« La question se pose pour l’efficacité du projet qui réunit trois pays […] où il n’y a pas un vrai leader mais trois “co-co-co”. […] Comment puis-je assurer un leadership alors qu’en face de moi, j’ai quelqu’un qui pèse deux fois plus ? Comment peut-on diriger un programme si je n’ai même pas le droit de choisir mes sous-traitants en France, en Espagne et en Allemagne ? Ce n’est pas la bonne méthode pour faire voler un avion », résumait Éric Trappier, PDG de Dassault Aviation, le 22 juillet dernier.

Airbus Defense and Space, de son côté, refuse tout changement de gouvernance. « Si les gens veulent que le Scaf existe, nous savons tous comment le faire. Il suffit de revenir à ce qui a été convenu et de s’y tenir. Mais si certains pensent que nous devons repartir de zéro, ce n’est pas acceptable », déclarait son PDG, Michael Schoellhorn, le 19 juin 2025 au salon du Bourget.

Résultat : le projet reste bloqué dans sa phase 1B, censée déboucher sur un démonstrateur de vol. Pour l’instant, le « système de combat aérien du futur » n’existe encore qu’au stade d’avion de papier. Un long chemin coopétitif reste donc à parcourir.

Le Scaf se trouve au cœur d’un débat où s’entremêlent souveraineté, coopétition entre États et entreprises et partage des savoir-faire technologiques. Les tensions coopétitives mettent en péril son avancement, tandis que les États, bien plus que de simples financeurs, apparaissent comme de véritables orchestrateurs politiques et arbitres de cette coopétition fragile. « Nous prendrons une décision sur l’avenir du projet à la fin de l’année », a prévenu Friedrich Merz fin août, rappelant que le processus « ne peut pas durer indéfiniment » et qu’il est désormais impératif de « sortir de l’impasse et accélérer, car le projet ne tolère plus aucun report ». Mais comment ?

Manager les tensions coopétitives

Les recherches sur la coopétition montrent que les projets coopétitifs sont traversés par des situations paradoxales que les firmes doivent apprendre à gérer (Le Roy et coll., 2024). Les coopétiteurs doivent à la fois partager et protéger leurs connaissances, co-créer de la valeur tout en cherchant à se l’approprier individuellement, développer la confiance tout en cultivant une certaine méfiance. Leurs intérêts stratégiques peuvent diverger, générant des tensions liées à des comportements opportunistes ou à la gouvernance du projet, comme l’illustre le cas du Scaf. Si elles ne sont pas anticipées et managées, ces tensions risquent d’entraver la dynamique collaborative et de freiner l’avancement des projets.

Le management des projets coopétitifs requiert ainsi des dispositifs adaptés : séparation structurelles entre les activités en coopération et les activités en compétition, intégration individuelle des paradoxes coopétitifs, et mise en place de mécanismes spécifiques à la fois formels et informels.

Dans certains cas, la littérature souligne également l’importance du recours à un acteur tiers, capable d’endosser le rôle d’orchestrateur neutre. Ainsi, une recherche sur le programme Européen Galileo, programme phare de l’industrie spatiale européenne, impliquant les compétiteurs OHB, Thales Alenia Space et Airbus Defence and Space, dévoile les tensions coopétitives au sein du projet qui ont nourri les tensions entre les coopétiteurs (Rouyre et coll., 2019).

Chaque acteur soupçonnait les autres d’être des « free riders » ou des « chasseurs de connaissances », freinant ainsi le partage d’informations stratégiques. Pour surmonter ces blocages, l’Agence spatiale européenne (ESA) a endossé un rôle d’orchestrateur neutre pour centraliser les flux de connaissances, diviser de manière claire des responsabilités industrielles, formaliser les processus et réaliser de la coordination technique. Cette gouvernance formelle a permis de limiter les tensions et d’assurer la réussite du projet.


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La nécessité de manager la coopétition et ses tensions met en évidence deux points de vigilance majeurs pour le Scaf. Premièrement, l’apparente absence de mécanismes adaptés au management d’un projet coopétitif (séparation des activités, intégration des paradoxes, dispositifs formels et informels). Deuxièmement, l’absence d’un orchestrateur neutre entre les deux coopétiteurs. S’inspirer des dispositifs de management de la coopétition identifiés par la recherche en sciences de gestion pourrait offrir des pistes concrètes pour mieux contenir ces tensions et redonner de l’élan à ce projet hautement stratégique pour la souveraineté Européenne.

Maîtriser le management de la coopétition, un enjeu clé pour l’avenir de la défense européenne

Le projet Scaf est le miroir des dilemmes européens : la nécessité de coopérer pour peser face aux grandes puissances, mais aussi la volonté de préserver les entreprises nationales.

Il montre qu’un des défis majeurs de la construction d’une défense européenne réside dans la capacité à manager des projets coopétitifs impliquant des entreprises et des États aux intérêts divergents. Deux scénarios sont possibles. Si le Scaf réussit, il pourrait devenir le symbole d’une souveraineté partagée et d’une innovation collaborative entre compétiteurs européens : un modèle transposable au spatial, à l’intelligence artificielle ou au cyber. En revanche, un échec enverrait un signal inquiétant. Il signifierait non seulement l’abandon d’un programme stratégique pour l’Europe, mais aussi la démonstration des limites structurelles de l’ambition de bâtir une véritable défense européenne.

L’enjeu de fond est donc clair : apprendre à manager la coopétition à l’échelle européenne sur des enjeux de souveraineté pour en faire un levier d’innovation, plutôt que de la laisser se transformer en champ de rivalités paralysantes.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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29.09.2025 à 15:49

Moins d’étudiants étrangers aux États-Unis : une baisse qui coûte cher aux universités

Tara Sonenshine, Edward R. Murrow Professor of Practice in Public Diplomacy, Tufts University

On estime à 150 000 la baisse du nombre d’étudiants étrangers sur les campus états-uniens cet automne en raison des politiques mises en place par l’administration Trump.
Texte intégral (1781 mots)

On estime à 150 000 la baisse du nombre d’étudiants étrangers sur les campus états-uniens cet automne en raison des politiques mises en place par l’administration Trump. Ce retournement de situation va peser sur les campus et sur leur économie locale.


C’est la période où les étudiants reprennent leurs marques à l’université et, comme tous les ans, les campus états-uniens, de Tucson (Arizona) à Tallahassee (Floride), bourdonnent d’activité. Une tendance nouvelle se dessine toutefois.

Par rapport aux évolutions de l’année universitaire 2024-2025, on estime que 30 à 40 % d’étudiants internationaux de moins sont attendus en cet automne 2025, selon la NAFSA-Association of International Educators – une organisation à but non lucratif spécialisée dans l’éducation internationale – et JB International, une entreprise à but lucratif spécialisée dans les technologies éducatives.

Au total, on estime à 150 000 le nombre d’étudiants internationaux en moins qui doivent arriver ces prochaines semaines, en raison des nouvelles restrictions en matière de délivrance de visas et de l’annulation de rendez-vous administratifs dans les ambassades et consulats états-uniens de nombreux pays, tels que l’Inde, la Chine, le Nigeria et le Japon.

Il y avait plus de 1,1 million d’étudiants internationaux – dont plus de la moitié venaient de Chine ou d’Inde – dans les universités états-uniennes au cours de l’année universitaire 2023-2024, selon l’Institute for International Education, qui surveille les programmes destinés aux étudiants étrangers et qui partage les données récentes les plus complètes.

Cette forte baisse du nombre d’étudiants internationaux pourrait coûter 7 milliards de dollars à l’économie des États-Unis au cours de l’année scolaire 2025-2026, selon les estimations de la NAFSA.

Pour trois étudiants internationaux aux États-Unis, un nouvel emploi américain est créé, ou soutenu, par les 35 000 dollars en moyenne que ces étudiants dépensent localement pour le logement, la nourriture, les transports et d’autres frais.

En qualité de chercheuse à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l’université Tufts et ancienne sous-secrétaire d’État à la diplomatie publique dans l’administration Obama, j’ai supervisé de nombreux programmes d’échanges étudiants impliquant de nombreux pays à travers le monde. Je pense que des conséquences économiques majeures se profilent du fait de cette crise des mobilités étudiantes, et qu’elles pourraient s’étirer sur des années.

Une rapide inversion de courbe

Les étudiants étrangers ont commencé à venir aux États-Unis au début du XXe siècle, lorsque des philanthropes, tels que les familles Carnegie, Rockefeller et Mott, ont cherché à envoyer des universitaires états-uniens à l’étranger. Ils ont contribué à la création de bourses internationales qui, par la suite, ont souvent été financées par le gouvernement fédéral, comme le programme Fulbright, qui accorde des bourses à des étudiants états-uniens pour leur permettre de passer du temps et de faire des recherches à l’étranger.

En 1919, des organisations à but non lucratif, telles que l’Institute for International Education, servaient d’intermédiaires entre les étudiants étrangers et les universités américaines.

Le nombre d’étudiants étrangers inscrits aux États-Unis n’a cessé d’augmenter à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’émergeait un monde où il était devenu plus facile et moins coûteux de voyager. Alors que 26 000 étudiants étrangers sont venus aux États-Unis au cours de l’année scolaire 1949-1950, ce nombre est passé à 286 343, trois décennies plus tard.

Dans les années 1990, plus de 400 000 étudiants internationaux fréquentaient chaque année les établissements états-uniens. Ce nombre a continué d’augmenter pour dépasser les 500 000 au début des années 2000. Le nombre d’étudiants internationaux inscrits aux États-Unis a passé pour la première fois le cap du million au cours de l’année scolaire 2015-2016.

Alors que les étudiants internationaux ne représentaient que 1 % des 2,4 millions d’étudiants aux États-Unis en 1949-1950, ils représentaient environ 6 % des 18,9 millions d’étudiants en 2023-2024, selon le Migration Institute, un organisme de recherche non partisan. Ce pourcentage est toutefois relativement faible par rapport à la proportion d’étudiants étrangers dans les universités d’autres pays.

Les étudiants internationaux représentaient 38 % des inscriptions totales dans les universités canadiennes, 31 % de l’ensemble des étudiants universitaires en Australie et 27 % de l’ensemble des étudiants au Royaume-Uni au cours de l’année scolaire 2024-2025.

Les avertissements de Trump aux étudiants étrangers

Dans les 90 jours suivant son retour au pouvoir, le président Donald Trump a invoqué la loi de 1952 sur l’immigration et la nationalité, qui donne au secrétaire d’État le pouvoir d’expulser les étudiants étrangers dont le comportement pourrait menacer les intérêts de la politique étrangère américaine.

Depuis, le gouvernement états-unien a révoqué les visas de 6 000 étudiants étrangers, a rapporté le département d’État en août 2025.

Plusieurs arrestations très médiatisées d’étudiants internationaux ont également eu lieu, notamment celle de Rumeysa Ozturk, une étudiante turque de l’Université Tufts (Massachusetts). Les agents des services de l’immigration et des douanes ont arrêté Mme Ozturk en mars 2025, peu après que l’administration a révoqué son visa. Son arrestation est survenue un an après qu’elle a co-rédigé un article d’opinion appelant l’Université Tufts à reconnaître le génocide dans la bande de Gaza et à se désengager de toutes les entreprises ayant des liens avec Israël.

Le secrétaire d’État Marco Rubio a pris parti pour l’arrestation d’Ozturk, déclarant en mars que le gouvernement n’accordera pas de visas aux personnes qui viennent aux États-Unis dans l’intention de « vandaliser des universités, [de] harceler des étudiants, [d’]occuper des bâtiments, [de] semer le trouble ».

En mai 2025, un juge fédéral a statué qu’il n’y avait aucune preuve démontrant qu’Ozturk représentait une menace crédible pour les États-Unis. Elle a alors été libérée du centre de détention pour immigrants.

Mais son arrestation a coïncidé avec celle d’autres étudiants étrangers dans des affaires très médiatisées, comme celle de Mahmoud Khalil, étudiant de troisième cycle à Columbia (New York) et résident permanent aux États-Unis, arrêté après avoir participé à des manifestations sur le campus en faveur des droits des Palestiniens. Ces arrestations ont envoyé le message suivant aux étudiants étrangers, « Il n’est plus aussi sûr qu’avant de venir aux États-Unis ».

L’administration a annoncé d’autres changements qui rendront plus difficile le séjour des étudiants étrangers aux États-Unis, comme une politique de restriction des voyages à partir de 2025, qui bloque ou restreint l’entrée des personnes de 19 pays, principalement du Moyen-Orient et d’Afrique.

L’administration a également annoncé, en août, son intention de limiter à quatre ans la durée de séjour des étudiants étrangers. Actuellement, ceux-ci bénéficient d’un délai de soixante jours après l’obtention de leur diplôme pour rester aux États-Unis, avant de devoir obtenir un visa de travail ou un autre type d’autorisation pour rester légalement dans le pays.

Une simple équation mathématique

L’Université de New York, l’Université Northeastern de Boston (Massachusetts) et l’Université Columbia sont celles qui ont accueilli le plus grand nombre d’étudiants internationaux en 2023-2024. Mais ceux-ci ne se concentrent pas uniquement dans les grandes villes à tendance démocrate.

L’Université d’État de l’Arizona a accueilli le quatrième plus grand nombre d’étudiants internationaux cette année-là, et l’Université Purdue dans l’Indiana et l’Université du Texas du Nord figurent également parmi les dix établissements qui accueillent le plus grand nombre d’étudiants internationaux.

Tous ces établissements, ainsi que d’autres, comme les universités de Kansas City (Missouri) – qui ont accueilli beaucoup moins d’étudiants internationaux que prévu au printemps, certains d’entre eux n’ayant pas pu obtenir de visa – subiront les conséquences financières du refus d’accueillir des étudiants internationaux aux États-Unis.

En raison de toutes ces évaluations, je pense qu’il existe des arguments solides en faveur d’une augmentation du nombre d’étudiants étrangers accueillis aux États-Unis plutôt que d’une réduction.

The Conversation

Tara Sonenshine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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29.09.2025 à 14:52

Évasion fiscale des ultrariches : le rôle des filiales offshore

Carmela D'Avino, Professor of Finance, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM- Lille Economie Management, F-59000 Lille, France., IÉSEG School of Management

En France, on estime que 30 à 40 % des biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouvent à l’étranger, causant une perte fiscale de 80 milliards à 100 milliards d’euros.
Texte intégral (2114 mots)
Pour une personne seule après impôts, le seuil d’entrée dans la catégorie des 0,1 % les plus riches correspond à environ 19 500 euros par mois, tandis que pour les 0,01 %, il s’élève à environ 70 000 euros mensuels. SobyDesign/Shutterstock

En France, les biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouveraient à l’étranger, causant une perte fiscale de plus de 80 milliards d’euros. Comment limiter cette fraude fiscale ? Une réponse porte sur le fonctionnement des banques offshore, notamment l’encadrement des filiales étrangères de ces grandes banques globales basées dans des paradis fiscaux.


La France doit trouver environ 40 milliards d’euros d’économies pour atteindre un déficit de 4,6 % du PIB d’ici 2026. Parmi les solutions envisagées par le gouvernement de François Bayrou (décembre 2024-septembre 2025), une taxe de 2 % sur les fortunes supérieures à 100 millions d’euros, dite « taxe Zucman », pourrait rapporter près de 20 milliards par an. Cette proposition a été rejetée de justesse par le Sénat, le 12 juin 2025.

En France, l’appellation « ultrariches » désigne les personnes les plus aisées, soit environ de 0,1 % à 0,01 % des foyers fiscaux, ce qui correspond à quelque 74 500 foyers fiscaux en 2022. Selon l’Insee et l’Observatoire des inégalités, pour une personne seule après impôts le seuil d’entrée dans les 0,1 % correspond à environ 19 500 euros par mois, tandis que pour les 0,01 % il s’élève à environ 70 000 euros mensuels.

Dans ce contexte, plusieurs spécialistes préfèrent insister sur la lutte contre l’évasion fiscale offshore, qui pourrait réduire significativement le manque à gagner.

Cibler les fraudeurs

Cette orientation pourrait conférer au nouveau premier ministre Sébastien Lecornu un avantage politique : en choisissant de cibler les fraudeurs plutôt que les contribuables créateurs d’emplois, il peut à la fois répondre à l’exigence de justice fiscale exprimée par l’opinion publique et rassembler une majorité parlementaire autour de son projet de budget.

Cette exigence de justice fiscale trouve un écho jusque chez certains patrons, comme celui de Mistral. Ces derniers appellent à plus de justice fiscale tout en expliquant qu’ils ne peuvent pas payer davantage d’impôts.

Aux frontières de la légalité

Une étude des économistes Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman montre qu’un nombre conséquent d’individus très fortunés sont à l’origine des plus grandes fraudes fiscales. Les entreprises, quant à elles, privilégient souvent des stratégies d’optimisation fiscale, légales mais agressives. En revanche, une part importante de la richesse mondiale cachée provient d’évasions individuelles. En France, on estime que 30 à 40 % des biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouvent à l’étranger, causant une perte fiscale entre 80 et 100 milliards d’euros.

Les débats politiques portent beaucoup sur les moyens donnés à la direction générale des finances publiques (DGFiP) du ministère de l’économie et des finances pour lutter contre la fraude. Mais peut-être faudrait-il élargir la perspective et ne pas se limiter aux fraudeurs eux-mêmes. Ce système complexe repose sur le fonctionnement des banques offshore, notamment les filiales étrangères des grandes banques globales basées dans des paradis fiscaux.

Dans les Pandora papers

Les fuites comme les Pandora Papers ont montré que des banques telles que la HSBC ou la Société Générale aidaient leurs clients ultrariches à créer des entités offshore dans des endroits comme les îles Vierges britanniques ou Panama. Ces filiales – près de 15 600 sociétés-écrans – permettent de masquer la véritable propriété des biens et de déplacer les actifs hors de portée des autorités fiscales, tandis que les banques mères gardent une distance officielle.

Pandora Papers est une affaire de fuite d’environ 11,9 millions de documents faisant état de fraude et d’évasion fiscale à très grande échelle. dennizn/Shutterstock

Un autre exemple prégnant du détournement du fonctionnement du système bancaire est le scandale CumCum (du latin cum, pour « avec dividendes ») de 2018. L’objectif d’une opération de CumCum est d’échapper aux prévisions de l’article 119 bis, 2, du Code général des impôts. Selon ce texte, les dividendes versés à des personnes non domiciliées ou établies sur le territoire français doivent faire l’objet d’une retenue à la source.

Concrètement, il consiste pour un actionnaire d’une entreprise à transférer temporairement la propriété de ses actions, quelques jours avant la distribution des dividendes à des sociétés-écrans ou à des établissements bancaires offshore. Après le versement des dividendes, les actions et l’argent étaient restitués à leur propriétaire initial.

Une surveillance fragmentée

Comment des banques sous haute surveillance laissent-elles passer de telles pratiques ? La réponse réside dans la supervision fragmentée des activités bancaires internationales.


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Les banques font l’objet d’une surveillance stricte dans leur pays d’origine, mais leurs filiales implantées dans les paradis fiscaux échappent souvent à un contrôle aussi rigoureux. Une banque française est supervisée par les autorités françaises et européennes (Banque centrale européenne [BCE], Aide à la création ou à la reprise d'une entreprise [Acre]) pour ses activités principales. Ses filiales, situées dans des pays comme Singapour ou les îles Caïmans, sont généralement soumises aux règles locales, qui peuvent différer en termes d’exigences et de contrôle.

Pour colmater ces failles, il faudrait une responsabilité renforcée à l’échelle du groupe bancaire. Les superviseurs nationaux doivent avoir une vision complète des réseaux mondiaux via un reporting pays par pays obligatoire, ainsi qu’une divulgation claire des bénéficiaires effectifs, souvent connus seulement des régulateurs locaux.

Zones grises

Même si l’Union européenne a renforcé récemment ses exigences en matière de reporting pour les pays tiers, l’application reste un problème, surtout dans des juridictions peu transparentes ou avec peu de ressources.

L’évasion fiscale profite largement à ces zones grises. Les initiatives internationales, comme la norme commune de déclaration CRS (modèle de convention de l’OCDE sur l’échange de renseignements en matière fiscale), ont amélioré les échanges d’information, mais leur efficacité varie selon les pays participants.

Une solution serait d’aller plus loin dans la coopération internationale, avec un échange rapide des données, des enquêtes conjointes et une assistance judiciaire mutuelle.

Il faudrait aussi imposer aux filiales offshore les mêmes règles de transparence que les succursales nationales, avec des sanctions en cas de manquements allant jusqu’à la limitation de leurs activités dans les juridictions à risque. Les règles pour les marchés publics ou pour les licences pourraient être conditionnées au respect des normes internationales de transparence fiscale.

Régulation prudentielle et intégrité fiscale

Il existe des difficultés majeures en matière réglementaire. Les banques, présentes dans plusieurs pays, sont principalement supervisées par des autorités prudentielles dont le mandat vise à garantir la stabilité financière et institutionnelle, et non à faire respecter la conformité fiscale. Leur mission consiste à prévenir les risques de solvabilité et les crises systémiques, et non pas à examiner si les banques facilitent l’évasion fiscale – une responsabilité qui relève plutôt des autorités fiscales et des législateurs.

Ce découplage réglementaire crée un désalignement des priorités, susceptible de laisser prospérer des pratiques illicites sous le radar. Un rapport récent de l’Autorité bancaire européenne recommande d’intégrer la notion d’« intégrité fiscale » dans les travaux de supervision fondés sur les risques. Pour les banques européennes, l’intégrité fiscale doit être considérée avec autant d’importance que la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme : respect des règles fiscales, mise en place de contrôles internes rigoureux et supervision transparente.

Au final, ces mesures ne cherchent pas à entraver les activités bancaires transfrontalières légitimes, mais plutôt à détruire les mécanismes qui permettent les flux financiers illicites, et à restaurer la confiance dans le système financier mondial.

The Conversation

Carmela D'Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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28.09.2025 à 10:31

FMI : pourquoi, quand et comment le Fonds monétaire international intervient dans un pays

Wissem Ajili Ben Youssef, Professeur associé en Finance, EM Normandie

Quel est le rôle exact de cette institution fondée en 1944 ? Dans quelles circonstances intervient-elle dans un pays ? Études de cas de la Grèce, de la Tunisie et de l’Argentine.
Texte intégral (2140 mots)
En 2018, le FMI intervient en Argentine avec un prêt record de 57 milliards de dollars. Il s’accompagne de mesures d’austérité, contestées par les Argentins. Maxx-Studio/Shutterstock

La Grèce au bord de la faillite (2008-2010) ou l’Argentine contrainte de dévaluer sa monnaie (2023)… dans chaque crise économique majeure, une institution revient sur le devant de la scène : le Fonds monétaire international (FMI). Mais quel est le rôle exact de cette institution fondée en 1944 ?


Institution créée en vertu des accords de Bretton Woods, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) a pour mission de préserver la stabilité du système monétaire international. Comment ? À travers son triple mandat : la surveillance économique de ses 191 pays membres, l’expertise en matière de politique économique et le déploiement de ses instruments financiers en cas de déséquilibres macro-économiques.

Le FMI n’impose jamais ses interventions. Les pays en butte à des crises économiques spécifiques sollicitent eux-mêmes son aide. Ces programmes soulèvent un dilemme entre efficacité macro-économique et coûts sociaux. Au fil des décennies, son rôle n’a cessé d’évoluer, tout en conservant les fondements de son mandat d’origine.

Dans quelles circonstances le FMI intervient-il dans un pays ?

Prêteur de dernier ressort

L’intervention du FMI constitue une mesure d’exception, lorsque plusieurs indicateurs macro-économiques se détériorent simultanément.

L’histoire des crises financières révèle des dynamiques similaires : déséquilibre aigu de la balance des paiements, chute des réserves de change, accélération de l’inflation, dette publique dépassant des seuils soutenables (60-90 % du PIB), ou encore fuite de capitaux étrangers.

Dans ces situations critiques, le pays concerné ne parvient plus à se financer sur les marchés internationaux à des taux acceptables. Le FMI assure alors le rôle d’un prêteur de dernier ressort. L’institution intervient pour garantir le financement de l’économie et pour éviter un effondrement brutal. Son action vise à restaurer la confiance des marchés et à limiter les risques de contagion à d’autres pays.

Les interventions du FMI sont soumises à une conditionnalité, souvent critiquée, visant à garantir le remboursement du prêt et la stabilisation macro-économique.

Boîte à outils du FMI

Le FMI propose une gamme d’instruments financiers, adaptés aux besoins spécifiques des pays.

Les accords de confirmation sont les plus connus. Le FMI met à disposition d’un pays membre une ligne de crédit sur une période déterminée, généralement un à deux ans. En contrepartie, le pays s’engage à mettre en œuvre un programme de réformes économiques défini, comme la réduction des déficits publics, des réformes fiscales ou la libéralisation de certains secteurs. Les décaissements sont effectués par tranches, à mesure que le pays respecte les conditions convenues.

À l’autre extrémité du spectre, les lignes de crédit modulables s’adressent aux pays dont les fondamentaux économiques sont solides. Elles agissent comme une assurance contre les chocs externes imprévus, sans imposer de programme d’ajustement structurel au pays bénéficiaire. Ces instruments offrent un accès immédiat et sans conditionnalité ex post à des ressources importantes.

Les facilités concessionnelles, telles que la facilité élargie de crédit, ciblent les pays à faible revenu. Ces instruments intègrent désormais les Objectifs de développement durable (ODD). Ce mécanisme de prêt offre des conditions particulièrement avantageuses : des taux d’intérêt très bas, voire nuls, et des périodes de remboursement longues généralement avec un différé de remboursement de cinq ans et demi, et une échéance à dix ans. L’accès à ces ressources est conditionné à des réformes adaptées aux besoins spécifiques du pays bénéficiaire : transparence budgétaire, amélioration de la gouvernance, ou encore développement de filets de sécurité sociale.

Illustrations en Argentine, en Grèce et en Tunisie

L’Argentine face au FMI

L’Argentine incarne les difficultés persistantes que rencontrent certains pays dans leur relation avec le FMI. Après l’effondrement économique de 2001, causé par un régime de change rigide et une dette externe insoutenable, le pays reçoit plus de 20 milliards de dollars d’aide. Les mesures d’austérité imposées exacerbent la crise sociale, nourrissant une méfiance durable envers le FMI.


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En 2018, l’institution aux 191 membres intervient de nouveau avec un prêt record de 57 milliards de dollars, soit le prêt le plus important de son histoire. Les résultats restent mitigés. Le FMI assumant :

« Le programme n’a pas atteint les objectifs de rétablissement de la confiance dans la viabilité budgétaire et extérieure, tout en favorisant la croissance économique. L’accord a été annulé le 24 juillet 2020. »

En 2018, de nombreuses manifestations sont organisées en Argentine contre la politique du FMI. Matias Lynch/Shutterstock

La Grèce : quand l’austérité devient la seule voie de sortie

La crise grecque entre 2010 et 2015 reste l’un des épisodes les plus scrutés de l’histoire récente de la zone euro. Tout commence lorsque le gouvernement hellène révèle un déficit budgétaire bien supérieur aux chiffres officiels. En réponse, le FMI et l’Union européenne mettent en place un plan de sauvetage de 110 milliards d’euros.

Les réformes exigées – baisse des retraites, privatisations massives, hausses d’impôts – plongent le pays dans une récession profonde. Le chômage explose, la pauvreté s’installe, et la colère sociale augmente. Si la stabilité budgétaire est progressivement restaurée, le coût humain et politique reste lourd. La Grèce devient le symbole d’une austérité imposée, alimentant un euroscepticisme durable.

La Tunisie : une transition démocratique qui freine les réformes économiques

Depuis 2013, la Tunisie, engagée dans une transition démocratique post-révolution, bénéficie de plusieurs programmes du FMI totalisant plus de 3 milliards de dollars. Ces interventions visent à réformer le système de subventions, à moderniser la fiscalité et à renforcer la gouvernance publique.

Si certaines avancées techniques sont réalisées, les résultats macroéconomiques déçoivent : une croissance stagnante à 1 %, un chômage des diplômés dépassant 35 %, une augmentation de la dette publique et des inégalités croissantes.

Ce cas illustre les limites de l’action du FMI dans des contextes de transition, où les équilibres économiques sont étroitement liés à des dynamiques sociales et institutionnelles encore fragiles.

Approche plus souple

Depuis la crise financière mondiale de 2008, le FMI a engagé une réflexion profonde sur ses méthodes d’intervention.

L’évolution institutionnelle du fonds est marquée par plusieurs inflexions majeures, en développant de nouveaux mécanismes, comme les lignes de crédit modulable. Elle offre un accès rapide à des financements importants, sans conditionnalité ex post : seuls des critères stricts d’admissibilité sont exigés en amont. Son accès reste limité à un petit nombre de pays jugés exemplaires par le FMI.

L’institution internationale met l’accent sur la protection sociale, en imposant par exemple des planchers de dépenses sociales dans certains programmes. Elle adapte également ses recommandations aux contextes nationaux, avec des calendriers de réformes plus souples.

Lors de la pandémie du Covid-19, le FMI ajuste ses exigences pour permettre aux pays de soutenir leurs économies avant d’engager des réformes structurelles. Le dialogue avec les autorités et la société civile est renforcé par des consultations régulières, comme les forums avec les ONG lors de ses Assemblées annuelles, permettant de mieux intégrer les attentes locales et d’accroître l’appropriation des politiques recommandées.

Deux dilemmes persistent : comment concilier discipline budgétaire et justice sociale ? Comment éviter que les interventions du FMI ne deviennent elles-mêmes des facteurs de déstabilisation dans des sociétés déjà fragilisées ?

The Conversation

Wissem Ajili Ben Youssef ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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