LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

23.04.2025 à 12:21

Cambodge : 50 ans après la destruction khmère rouge, les voix inaudibles des Cambodgiens

Anne Yvonne Guillou, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, UMR CNRS-Université Paris-Nanterre), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Comment se reconstruire après un génocide ? À l’occasion du cinquantenaire de la prise de Phnom Penh, braquons le projecteur sur la singularité de la résilience de la société cambodgienne.
Texte intégral (2496 mots)

C’était il y a cinquante ans. Les Khmers rouges, sous les ordres de Pol Pot, prenaient Phnom Penh, faisant basculer le Cambodge dans l’horreur. Un quart de la population n’a pas survécu à ces quatre années de régime génocidaire. Comment une société se reconstruit-elle après un génocide ? L’anthropologue Anne Yvonne Guillou, qui vient de publier Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge (Société d’ethnologie, 2025), s’attache à comprendre la singularité de la résilience de la société cambodgienne, bien éloignée de la lecture occidentale de ce génocide.


Le 17 avril 1975, les combattants communistes cambodgiens, ceux que l’on surnomme les Khmers Rouges, entraient victorieux dans Phnom Penh, soutenus par leurs alliés vietnamiens. Au terme d’une révolution maoïste devenue totalitaire, génocidaire et ultranationaliste durant les quatre années (ou presque) qui ont suivi, près de deux millions de personnes ont disparu (soit environ un quart de la population d’alors), emportées par les exécutions, la faim, les maladies non soignées, l’excès de travail et les mauvais traitements.


Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Le 7 janvier 1979, l’armée vietnamienne renversait l’ancien camarade cambodgien et installait au pouvoir un nouveau régime communiste. Celui-ci, après maintes transformations et péripéties, se trouve toujours à la tête du Cambodge.

Un temps figé sur l’instant génocidaire

Pour la grande majorité des Occidentaux, il reste de cette période quelques images déclenchant instantanément la sidération. Celles de jeunes combattants en noir hurlant leur joie, grimpés sur des chars défilant dans les rues de Phnom Penh.

Celles, aussi, du film la Déchirure et des champs de la mort qui donnent à ce long-métrage américain de 1984 son titre d’origine, The Killing Fields.

Celles, encore, alimentant la « bureaucratie de la mort », de prisonniers et prisonnières du centre de détention S-21, regardant l’objectif et rencontrant, sur l’autre rive de l’histoire, notre propre regard effaré (voir le très beau texte à ce sujet de Lindsay French, « Exhibiting terror », dans l’ouvrage dirigé par Mark Philipp Bradley et Patrice Petro, Truth Claims. Representation and Human Rights, New Brunswick, NJ/London, Rutgers University Press, 2002, pp. 131‑155).

Ces instantanés font désormais partie de l’iconographie mondiale et demeurent des points d’entrée de la compréhension du régime khmer rouge par les médias occidentaux et leur public. De fait, ils occultent les quatre années passées sous le joug totalitaire et les expériences quotidiennes des Cambodgiens eux-mêmes, y compris leur lente reconstruction sur le très long terme.

Après la chute de Pol Pot, le grand public occidental a perçu le Cambodge à travers deux filtres médiatiques qui se sont succédé dans le temps, d’abord celui de l’« urgence humanitaire » des années 1980-1990, puis celui du « traumatisme » des années 2000-2010. En effet, les recherches montrent clairement qu’avant la décennie 2000, le thème du traumatisme est absent des rapports rédigés par les équipes médicales visitant le Cambodge.

Marché humanitaire, lecture en termes traumatiques

Le secteur humanitaire, toujours à la recherche de financements occidentaux, a trouvé dans l’atrocité du Kampuchéa démocratique (nom officiel du Cambodge sous Pol Pot, ndlr) et dans ses conséquences désastreuses un terreau favorable à son développement sans précédent. Au-delà de quelques belles réussites, émanant d’ONG professionnelles à l’expertise solide (comme Médecins sans frontières ou Save the Children, par exemple), son impact réel n’a jamais été prouvé. L’action humanitaire, pléthorique, a néanmoins contribué à fixer durablement l’image d’un pays martyr, exsangue, impuissant, porté à bout de bras par l’aide occidentale et dont le statut de victime importait finalement plus que les causes de sa situation.

Or, dans les années 1980, le gouvernement cambodgien déplorait, quant à lui, l’isolement punitif du Cambodge – un isolement dans lequel il voyait l’une des causes de sa pauvreté.

En effet, l’invasion du Cambodge par les troupes vietnamiennes, fin 1978, et l’occupation militaire qui en avait résulté, jusqu’en 1988, avaient interdit au nouveau régime toute reconnaissance occidentale. Le siège du Cambodge à l’ONU avait dès lors été attribué à la résistance, composée de trois factions, dont celle du Kampuchéa démocratique (dite des Khmers Rouges). La situation avait perduré jusqu’aux accords de paix signés en octobre 1991 à Paris.

La perception du Cambodge a encore évolué à partir des années 2000. La population cambodgienne est alors devenue, dans les milieux occidentaux, la figure d’une population sévèrement et massivement atteinte de troubles psychologiques nécessitant des soins dont elle ne disposait pas et qu’il fallait lui fournir.

Les procès ouverts par les Chambres extraordinaires auprès des tribunaux cambodgiens, sous tutelle onusienne à partir de 2007, pour juger les principaux dirigeants du régime khmer rouge encore en vie, ont largement contribué à donner cette lecture de la société postgénocidaire. Mis en place plus de trente ans après les faits commis, leurs fonctions mémorielle, historique et réparatrice ont été particulièrement mises en avant alors que leur fonction pénale était sans doute moins mise en lumière.

Ainsi, les réparations collectives accordées par les Chambres aux parties civiles ont consisté en œuvres mémorielles et en accès à des soins psychologiques. Or, sans nier la réalité des destructions et des deuils, il apparaît, lorsqu’on analyse précisément les rapports et les statistiques disponibles, que le syndrome de stress post-traumatique n’était pas massivement répandu dans la population générale au Cambodge (la situation des diasporas ayant vécu une double rupture, celle du régime khmer rouge puis celle de l’exil, est spécifique).

France Info, INA, « Génocide au Cambodge : la lente reconstruction » (2019).

Ces lectures dominantes ont occulté d’autres réflexions sur les traces du régime khmer rouge, dix, vingt, cinquante ans après. Elles ont surtout rendu inaudibles les Cambodgiens eux-mêmes : leur perception propre de leur passé, le sens qu’ils donnent à cette période et les actions qu’ils ont mises en place dès les premiers jours de la libération et de la chute du régime khmer rouge.

C’est l’objectif de l’enquête ethnographique, réalisée en immersion et sur la longue durée, de 2006 à 2018, sur laquelle est basé mon ouvrage Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge, (2025).

Délaissant les interviews focalisées sur le régime khmer rouge, cette recherche appréhende ce qui fait le quotidien des gens vivant dans une région de l’ouest du Cambodge qui a particulièrement souffert (Pursat). Il s’agit de comprendre comment cette société s’est reconstruite après le génocide.

Les corps conservés par l’État

Dans les mois et les années qui ont suivi la fin du régime khmer rouge, alors que le Cambodge se trouvait dans un état de grand dénuement, soutenu et contrôlé par le Vietnam, l’État-parti a orchestré les premières actions commémoratives. Chaque district a reçu l’ordre de rassembler les restes humains et de les placer dans des ossuaires tenant lieu de mémoriaux.

Mission gouvernementale de recherche sur le génocide, regroupement des ossements, années 1980, province de Svay Rieng. Documentation Center of Cambodia

Des cérémonies ont eu lieu régulièrement. Les restes des victimes, éparpillés sur l’ensemble du territoire, sont devenus en quelque sorte des propriétés d’État, que le nouveau régime conservait (et conserve toujours aujourd’hui) comme des preuves du génocide, dans un contexte international d’isolement diplomatique du Cambodge. À Phnom Penh, un musée du Génocide a été créé à la même époque dans l’enceinte de la principale prison politique, S-21.

Des dispositifs de résilience très actifs

Alors que les restes des victimes étaient transformés en « corps politiques » par l’État en tant que preuves de crimes, les familles ont dû organiser leur deuil sans la présence des corps. Toute l’attention et le soin des survivants se sont alors portés sur la part immatérielle de ces morts.

Il se trouve que le Cambodge se livre depuis des centaines d’années à une grande cérémonie annuelle des défunts d’inspiration indienne. C’est une originalité khmère dans la région sud-est asiatique, par la longueur et l’importance de ce rituel. Pendant quatorze jours et quatorze nuits, au mois luni-solaire de septembre-octobre, les monastères bouddhiques du Cambodge (et de la diaspora) ouvrent grandes leurs portes pour accueillir les défunts de toutes sortes, morts errants comme ancêtres familiaux, venus à la rencontre des vivants (certains morts errants restent aux portes du monastère et ne peuvent y entrer pour des raisons karmiques).

Du point de vue des Cambodgiens, cette cérémonie a permis tout à la fois d’aider les victimes des polpotistes, de les réintégrer dans le grand cycle des renaissances en les extirpant du statut négatif de victimes et, enfin, de structurer une rencontre avec les vivants qui ne soit pas envahissante.

Car les défunts doivent pouvoir se séparer des vivants et suivre leurs parcours propres le reste de l’année. Cette immense rencontre, à laquelle tous et toutes se livrent peu ou prou, permet de penser aux défunts, de parler d’eux, notamment avec les moines qui reçoivent l’offrande, de retourner éventuellement sur les lieux de leur disparition et d’exprimer le chagrin.

D’autres dispositifs de résilience, ancrés dans la perception khmère du monde (faite d’éléments animistes, hindouistes, bouddhistes entre autres), ont permis aux personnes demeurant près des fosses communes ou d’anciens champs de massacres, ou même d’anciens ossuaires, d’organiser la cohabitation.

Les corps des disparus sont perçus comme positivement transformés par l’élément Terre (la déesse Terre est une déesse populaire au Cambodge). Certains de ces morts ont ainsi été transformés en esprits protecteurs avec lesquels les habitants communiquent, par les rêves notamment. D’autres lieux, perçus comme puissants dans la pensée animiste khmère, sont emplis d’une force spirituelle particulière qui persiste par-delà le temps sur de très longues périodes. Agir sur ces lieux rituellement, restituer leur énergie abîmée par les destructions khmères rouges, c’est aussi œuvrer à la réparation du monde et vivre dans un environnement où êtres vivants et lieux agissent de concert pour le bien-être retrouvé des occupants.

Silencieusement, loin des micros et des caméras, en prenant appui sur leurs ressources sociales et culturelles, la grande majorité des Cambodgiens ont trouvé les moyens nécessaires pour reconstruire collectivement leur monde détruit, aux plans national et local, s’occuper de leurs morts doublement disparus, commémorer les événements et leur donner un sens (qui n’est pas celui des Occidentaux), tout en remettant en marche leur existence et en se tournant vers l’avenir. Alors que notre époque voit ressurgir des conflits sanglants de grande ampleur, les pratiques cambodgiennes apportent un nouvel éclairage sur les capacités humaines de résilience.

The Conversation

Anne Yvonne Guillou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.04.2025 à 17:31

Droits de douane : pour soutenir leur agriculture, quels sont les pays les mieux placés ?

Abdoul Fattath Yaya Tapsoba, Responsable de projets à la Fondation FARM et doctorant au CERDI, Université Clermont Auvergne (UCA)

Matthieu Brun, Docteur en science politique, chercheur associé à LAM, Sciences Po Bordeaux

542 milliards de dollars de dépenses par an. C’est le montant colossal du soutien des États à leur agriculture. Avec le déclenchement de la guerre des tarifs, quelles orientations vont prendre ces aides ?
Texte intégral (2064 mots)
Trois stratégies sont mises en œuvre selon les pays : soutenir la production ou le revenu des producteurs ; rendre les produits agricoles plus abordables pour les consommateurs  ; ou encore, investir dans le développement d’infrastructures agricoles. Filippo Carlot/Shutterstock

542 milliards de dollars de dépenses par an. C’est le montant colossal du soutien budgétaire des États à leur agriculture. Avec le déclenchement de la guerre des tarifs, quelles orientations vont prendre ces aides ? Vers les producteurs ? Vers les consommateurs ? Quelles différences entre des pays aussi divers que les États-Unis, la Chine, le Mozambique ou ceux de l'Union européenne ? Réponses avec les données de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (Farm).


Les premières mesures protectionnistes de Donald Trump suscitent de vives inquiétudes, dans un contexte où la gouvernance mondiale peine déjà à assurer une gestion efficace des soutiens publics à l’agriculture. Face au risque d’une escalade généralisée des barrières tarifaires avec la perturbation des marchés agricoles et la hausse des prix alimentaires, les États pourraient renforcer leur soutien budgétaire comme instrument de politique agricole. Comment ? En mobilisant de manière stratégique les subventions et, plus largement, les dépenses publiques allouées à l’agriculture et l’alimentation.

Mais, concrètement, que savons-nous aujourd’hui du soutien budgétaire à l’agriculture et à l’alimentation ? Quelle est précisément sa composition, et comment les États choisissent-ils d’orienter leurs choix en la matière ?

Pour y répondre, nous nous appuyons sur les données de l’Observatoire mondial des soutiens publics à l’agriculture et à l’alimentation, une initiative mise en place par la Fondation Farm. Cet observatoire couvre 93 pays, représentant plus de 90 % de la production agricole mondiale. À partir de cette initiative, nous proposons un éclairage des soutiens budgétaires, définis ici comme l’ensemble des dépenses publiques que les États consacrent à l’agriculture et à l’alimentation.

542 milliards de dollars de dépenses publiques par an

Il existe au niveau mondial de très grands écarts en matière de soutiens publics à l’agriculture et à l’alimentation. Globalement, plus un pays a des revenus élevés, plus il dépense pour soutenir ses agriculteurs et ses agricultrices – en proportion de la valeur de la production agricole… même si l’agriculture ne fournit plus chez lui qu’une partie mineure de l’emploi et de la croissance économique. La moyenne sur les trois dernières années disponibles indique que 542 milliards de dollars (USD) de dépenses publiques sont consacrés chaque année à l’agriculture et à l’alimentation. Quatre grandes régions concentrent près de 90 % de cette somme : l’Asie de l’Est, l’Amérique du Nord, l’Asie du Sud, l’Europe de l’Ouest et du Centre (Graphique 1).

En Asie de l’Est, la Chine est le pays qui dépense le plus pour soutenir son agriculture, avec près de 106 milliards USD, représentant environ 82 % des dépenses publiques de soutien dans cette région. En Amérique du Nord, les États-Unis dominent avec 119 milliards USD, suivis par le Canada avec 5,5 milliards USD. Pour l’Asie du Sud, l’Inde est le plus grand contributeur avec 114 milliards USD. Dans le bloc Europe de l’Ouest et du Centre, l’Union européenne occupe une place importante avec 92,5 milliards USD, suivie du Royaume-Uni avec 6 milliards USD.

Comme l’indique le graphique 2, le Brésil, le Mexique, l’Éthiopie, la Turquie, la Russie, l’Australie et l’Indonésie sont les pays qui dépensent le plus pour soutenir les secteurs agricole et alimentaire dans leur région respective.

Ces montants soulignent les écarts de capacités budgétaires entre pays riches et pays à plus faible revenu. Malgré l’importance de l’agriculture pour leur sécurité alimentaire, des zones comme l’Afrique subsaharienne ne disposent que de moyens limités pour soutenir ce secteur.

Intensité du soutien à l’agriculture

Pour faciliter les comparaisons entre pays, les dépenses sont rapportées à la valeur de la production agricole, c’est-à-dire le montant total auquel l’ensemble de la production est valorisé. À l’échelle mondiale, l’intensité du soutien budgétaire à l’agriculture et à l’alimentation est ainsi estimée en moyenne à environ 14 % de la valeur de la production agricole. Les efforts financiers les plus élevés sont observés en Asie du Sud (25 %), en Amérique du Nord (24 %) et en Europe de l’Ouest et du Centre (20 %). Dans les autres régions, l’intensité du soutien est moins importante, et ce, malgré une importance plus forte de l’agriculture dans les équilibres macroéconomiques et sociaux des pays (Graphique 3).

Au plan mondial, 60 % des dépenses publiques soutiennent la production

Les dépenses publiques de soutien se répartissent entre :

  • les transferts budgétaires orientés vers la production et les producteurs ;

  • la consommation pour l’accès aux produits alimentaires ;

  • les services collectifs pour le développement agricole : infrastructures, formations, recherche et vulgarisation, etc.

L’arbitrage entre ces différentes options de politiques publiques traduit des stratégies variées : soutenir la production, la compétitivité et/ou le revenu des producteurs ; rendre les produits agricoles plus abordables pour les consommateurs ou encore investir dans le développement d’infrastructures et de services consacrés au développement de l’agriculture.

Au niveau mondial, 60 % des dépenses publiques de soutien à l’agriculture et à l’alimentation se font sous forme de transferts budgétaires encourageant la production ou destinées aux producteurs. Ces dépenses représentent la majeure partie des soutiens dans les pays à revenu élevé et intermédiaire – Norvège, Union européenne, Royaume-Uni, mais aussi Russie ou Chine. Au contraire, dans les pays à faible revenu – Éthiopie, Mozambique ou Rwanda –, les producteurs sont bien moins soutenus alors qu’ils occupent le plus souvent une place capitale dans l’économie et l’emploi.

En Europe de l’Ouest et du Centre, la priorité est accordée au soutien direct aux producteurs agricoles à travers les aides de la politique agricole commune (PAC).

En Amérique du Nord, consommation et production

Les États-Unis consacrent 55 % de leurs dépenses publiques agricoles au soutien à la consommation. L’objectif : garantir des produits alimentaires plus abordables pour les consommateurs, notamment à travers les vastes programmes de subvention alimentaire tels que le SNAP (Supplemental Nutrition Assistance Program).


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Les transferts à la production sont importants aux États-Unis, soit 35 % des dépenses consacrées aux secteurs, tandis que les services collectifs pour le développement agricole sont relativement faibles – 10 %. De l’autre côté de la frontière, au Canada, seulement 2 % des dépenses agricoles sont consacrées à la consommation, le reste est dirigé vers la production – 65 % – et les services collectifs, 33 %.

En Asie, production et services collectifs

Dans plusieurs pays asiatiques, les budgets agricoles suivent une tendance assez marquée. La priorité est souvent donnée à la production agricole et aux services collectifs. C’est le cas de la Chine, où environ 70 % des dépenses vont à la production ou aux producteurs. Les 30 % restants sont affectés aux services collectifs comme les infrastructures, la recherche ou encore l’appui technique aux agriculteurs.

Au Vietnam, on retrouve cette logique, mais dans des proportions inversées. Une large part du budget soutient les services collectifs (70 %) et la plus petite portion est vouée à la production (30 %).

Cela dit, certains pays font exception. L’Inde et l’Indonésie, notamment, se démarquent par un choix plus orienté vers la consommation. En Inde, près de la moitié des dépenses agricoles (46 %) visent à soutenir la consommation (par exemple à travers des subventions alimentaires) tandis que 39 % sont orientées vers la production. En Indonésie, l’écart est encore plus net avec 65 % du budget agricole consacré à la consommation, contre 22 % pour la production.

Fourniture de services collectifs en Afrique subsaharienne

En Afrique subsaharienne, 85 % des dépenses publiques sont dirigées vers les services collectifs pour le développement agricole. Cela montre une approche axée sur l’infrastructure et le développement général du secteur plutôt que sur des subventions directes à la production ou à la consommation.


À lire aussi : Comment les gouvernements africains soutiennent l’agriculture ?


Ces dépenses sont certes nécessaires, mais constituent un soutien indirect à la production composé majoritairement de dépenses de service rural (santé, éducation, pistes, etc.). Les soutiens aux producteurs pèsent pour 8 % des dépenses agricoles et sont en moyenne inférieur à 1 % de la valeur de la production agricole. En Éthiopie, par exemple, les transferts budgétaires aux producteurs sont presque 100 fois plus faibles qu’au sein de l’UE (en pourcentage de la valeur de la production agricole).

Pratiques agricoles durables

Au-delà des sommes engagées, la manière de les allouer entre production, consommation et services collectifs traduit des priorités stratégiques différentes.

Ces choix ne sont pas neutres en termes de durabilité, car ils sont source d’externalités négatives importantes. D’où l’urgence dans les pays riches de réorienter les aides vers des pratiques plus respectueuses de l’environnement.

Dans les pays à faible revenu, il faudrait d’abord augmenter ces soutiens, tout en les orientant vers des pratiques agricoles durables. Cela peut passer, entre autres, par un accroissement des subventions aux intrants agricoles, en intégrant davantage l’utilisation de fertilisants organiques aux côtés des engrais minéraux. Le Sénégal ou l’Afrique du Sud montrent déjà que c’est possible. D’autres pays comme le Rwanda, le Malawi ou l’Éthiopie vont aussi dans cette direction.

Mais, à l’heure où les barrières douanières refont surface, une question se pose : qui peut encore soutenir son agriculture ? La réponse est claire : seuls les pays qui en ont les moyens. Et ce soutien risque bien d’être mobilisé pour des raisons de compétitivité économique ou stratégique, sans forcément tenir compte des enjeux de durabilité. Une telle orientation irait pourtant à rebours des recommandations des Nations unies, qui appellent à réorienter massivement les soutiens agricoles en faveur de la transition vers des systèmes alimentaires durables.

The Conversation

Abdoul Fattath Yaya Tapsoba est Responsable de projet à la Fondation FARM.

Matthieu Brun est directeur scientifique de la Fondation FARM, fondation reconnue d'utilité publique.

22.04.2025 à 17:23

Dans l’est de la RDC, occupé par les rebelles du M23, une population traumatisée

Héritier Mesa, PhD Candidate, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Ramazani K. Lucien, Doctorant en sciences politiques et sociales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

Que ressentent les habitants des villes de l’est de la RDC, prises par le mouvement rebelle du M23 ?
Texte intégral (2445 mots)

En interrogeant les habitants de Goma et de Bukavu, avant et après la prise de ces villes par les rebelles, on découvre leurs craintes initiales, puis leur adaptation à une situation extrêmement tendue et dangereuse. Le stress infligé à ces populations laissera sur elles une marque profonde, quoi qu’il arrive.


Depuis près de deux mois, la crise politique dans l’est de la République démocratique du Congo a franchi « un point d’inflexion majeur dans l’histoire du conflit congolais ». Les villes de Goma, fin janvier 2025, puis Bukavu, deux semaines plus tard, sont tombées aux mains du groupe rebelle du Mouvement du 23 Mars (M23). Aujourd’hui, le M23 occupe progressivement plusieurs territoires de l’est du pays, alors que des négociations sont en cours.

Le M23 est un groupe armé pro-rwandais, né en 2012. Il est formé d’anciens rebelles tutsis du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), qui reprochent à l’État congolais de ne pas avoir appliqué les engagements de l’accord de paix signé avec le CNDP le 23 mars 2009. En prenant le contrôle de villes clés, comme Goma et Bukavu, le M23 cherche à étendre son emprise sur le territoire et à faire pression sur Kinshasa afin de peser dans d’éventuelles négociations politiques.

« M23 : enquête sur le groupe armé qui fait trembler le Congo », Le Monde (janvier 2025).

Si les conflits militaires opposant l’armée loyaliste à divers groupes armés dans l’est du Congo durent depuis plusieurs décennies, la chute de Goma et Bukavu, deux grandes villes stratégiques, marque une nouvelle étape. À bien des égards, cette situation rappelle les événements des première et deuxième guerres du Congo, à la fin du siècle dernier.

Derrière ces conflits complexes où s’entremêlent de nombreux acteurs et intérêts, une victime reste constante : la population congolaise. Les habitants sont touchés de multiples façons, sur différents fronts.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Dans cet article, nous souhaitons attirer l’attention sur une conséquence du conflit peu visible au premier abord, mais très lourde : le stress particulier que subissent les populations congolaises en temps de crise. Au-delà des facteurs structurels, certaines conjonctures particulières viennent accentuer le stress ressenti. Comment les Congolais font-ils face à leur situation alors que la guerre bouleverse leur quotidien ?

Les contingences du stress au quotidien

Le stress est une réalité bien connue des Congolais. Il fait partie du quotidien, en particulier dans les villes, où les habitants sont soumis à de fortes pressions politiques, économiques et sociales. Dans les rues des villes congolaises, on entend souvent des expressions qui en témoignent : certains parlent de ba tensions (l’hypertension), d’autres disent kitchwa inaniluma (« j’ai mal à la tête », en swahili), ou encore maraiyo nda pance (« je risque de perdre la tête »). Que ce soit à Kinshasa, à Bukavu ou à Goma, chacun se confronte à ces difficultés à sa manière.

L’inflation galopante, le chômage massif et l’absence de services sociaux de base sont autant de facteurs structurels qui exercent une pression constante sur bon nombre de Congolais urbains.

Ce climat de précarité favorise parfois les comportements à risque : violences sexistes et sexuelles, addiction aux paris sportifs ou consommation excessive d’alcool, actes de malfaisance, montée de la méfiance et de la suspicion. Les mécanismes d’adaptation, loin d’en atténuer les effets, génèrent à leur tour de nouvelles formes de vulnérabilité – psychologiques, sociales ou économiques.

La guerre comme épiphanie d’un stress particulier

Toutefois, la situation actuelle de la population à Goma et à Bukavu dépasse de loin le stress ordinaire qui fait partie du quotidien de nombreux Congolais. Il s’agit ici d’une forme particulière de traumatisme, caractéristique des contextes de guerre ou d’occupation. Il est donc essentiel de montrer comment les pressions non économiques – notamment liées à la sécurité, mais aussi aux dimensions sociales et psychologiques – interagissent avec les contraintes économiques, aggravant ainsi la situation des personnes concernées. C’est dans cette perspective que nous analysons ces différentes formes de pression et leurs dynamiques.

Cet énième retournement vécu par les populations de Goma et de Bukavu en janvier-février 2025 marque une rupture dans leur quotidien : il y a désormais un avant et un après la guerre d’invasion.

À l’insécurité d’avant-guerre est venue s’ajouter la facilité avec laquelle les vies ont été arrachées, pendant et après la guerre d’invasion. Il reste difficile d’établir avec précision un bilan officiel des morts causées par la prise de Goma et de Bukavu, en raison de la complexité du conflit et de la multiplicité des sources. Cependant, certaines sources indiquent que le nombre de personnes tuées depuis la prise des deux villes s’approcherait de 7 000, tandis que le conflit aurait causé au total le déplacement d’environ 7 millions de personnes.

Dans un tel contexte, la plupart des habitants des villes et territoires actuellement occupés ont adopté des stratégies d’évitement : on choisit soit de se cacher, soit de dissimuler ses pensées derrière un silence d’apparat ; et d’éviter tout contact téléphonique avec le monde extérieur pour échapper à la surveillance des rebelles, voire de changer de numéro de téléphone.

L’occupation des villes de Bukavu et de Goma a également entraîné une pénurie de ressources essentielles à la subsistance. Dans un quotidien marqué par la débrouillardise, le manque d’argent liquide (causé par la fermeture des banques et des structures de microfinance) amenuise les capacités d’accès aux produits de première nécessité. La précarité se généralise :

« On ne peut ni se nourrir ni se faire soigner ! »,

confient les habitants. En outre, un climat de méfiance généralisée s’est instauré.

« On vit le soupçon au quotidien. On ne sait pas qui est qui. »

De tels propos reviennent fréquemment pour traduire le doute éprouvé constamment par les habitants, y compris envers leur entourage. Les rapports sociaux en sont affectés, et le tissu social se trouve déstructuré. La confusion qui règne dans les villes, où l’on ne savait pas qui était agent de renseignement des rebelles ou des supplétifs de l’armée loyaliste et qui ne l’était pas, a servi de catalyseur à ce soupçon omniprésent.

Ce qui s’est produit dans les hôpitaux Heal Africa et CBCA Ndosho de Goma, les 28 février et 1er mars 2025, en est un exemple. Les combattants du M23 ont envahi ces établissements et, dans la nuit, ont enlevé plus d’une centaine de blessés, de malades et de gardes-malades, les emmenant vers une destination inconnue, affirmant qu’ils étaient tous des soldats du gouvernement et/ou des combattants wazalendo (c’est-à-dire des supplétifs de l’armée loyaliste).

« RD Congo : arrestations dans des hôpitaux à Goma », France 24 (mars 2025).

Les trois temporalités de la guerre à Goma et à Bukavu

Les expressions employées par les personnes que nous avons interrogées montrent que leur perception de la temporalité de la prise de leurs villes distingue trois phases : l’avant-occupation, quand ils ont oscillé entre espoir et inquiétude ; l’irruption brutale des rebelles ; et le quotidien éprouvant sous l’occupation.

« On ne peut souhaiter vivre sous la rébellion même si l’État semble inexistant. »

Malgré une insécurité grandissante et une crainte palpable au quotidien, beaucoup de Congolais espéraient jusqu’au dernier moment que les rebelles n’occuperaient pas leurs villes. La progression du M23 a été vécue comme une désillusion. Les critiques contre l’État – son absence et son incapacité à assurer les services publics – ont été portées par les Congolais contraints de fuir leur maison ; d’être « déplacés » dans leur propre pays ; et finalement de se retrouver sous occupation rebelle – le tout sans susciter un changement radical dans le train de vie opulent des institutions nationales et des politiques congolais.

De la même manière, la réaction de la communauté internationale est critiquée par la population comme étant à la fois timide et complaisante à l’égard du Rwanda qui apporte un soutien militaire et logistique aux rebelles.

Le 26 janvier dernier, l’entrée des rebelles à Goma a donc provoqué de vives réactions : les habitants ne s’imaginaient pas vivre, une fois de plus (Goma a été occupée par le même M23 en novembre 2012), sous l’occupation et devoir en affronter les horreurs, qui plus est sans possibilité d’exprimer le moindre désaccord.

« RDC : Esther, l’espoir par les mots », Arte (février 2025).

« J’étais dans un rêve éveillé. La ville est prise par le M23. […] On n’a pas le choix : il faudra vivre avec eux ! »

Après l’entrée des rebelles, la ville de Goma était jonchée de cadavres indénombrables. Peur et souffrance se mêlaient au chaos ambiant et à une dégradation économique fulgurante. Les pillages ont défiguré les quartiers, et la population, déjà fragilisée, a sombré dans une panique totale. L’insécurité omniprésente a rendu tout déplacement risqué et périlleux.

« On aimerait qu’ils partent. »

Face à la guerre et au surgissement des rebelles du M23 dans leur ville, beaucoup expriment leur lassitude. Leur seul souhait est de voir les rebelles partir. Car leur quotidien est pavé d’humiliations constantes et d’un traitement dégradant : bastonnades, confiscations arbitraires de biens privés comme la saisie de véhicules, disparitions fréquentes, assassinats ciblés. La criminalité et l’insécurité ne font qu’augmenter, avec une multiplication des vols à main armée, et la précarité s’intensifie. Comme les banques sont fermées, l’économie est paralysée, ce qui plonge la population dans une misère sans fin.

Une citoyenneté en retrait mais lucide

Dans ce contexte d’occupation, le temps n’est pas à la tolérance ni à l’écoute d’un avis contraire à la ligne de conduite dictée par les autorités rebelles. À cause de la répression des opinions dissidentes, les habitants se replient sur eux-mêmes, gardent le silence, évitent les débats publics et se désengagent des partis politiques et des organisations de la société civile.

Mais en réalité, le sentiment d’insécurité, de danger et d’humiliation vécu par les Congolais, combiné à un accès limité aux moyens de subsistance dans les zones contrôlées par les rebelles, transforme profondément le rapport populaire à la politique. Et une nouvelle forme de citoyenneté se dessine : celle des « citoyens réservés », qui renvoie à la notion de « citoyens distants », décrite par le sociologue Vincent Tiberj. Les citoyens réservés, et sous pression, ont une compréhension de ce qui se passe actuellement : ils sont informés, capables de décoder, de relativiser ou de critiquer des discours. Ils analysent les projets et actions des leaders du mouvement M23. Ils restent vigilants, critiques et prêts à saisir toute opportunité de se réexprimer. Pour le politologue Jean-François Bayart, la distance n’est pas un signe de passivité, mais une stratégie d’adaptation, une forme discrète d’action politique. La crise actuelle révèle plutôt une citoyenneté qui, sous pression, se transforme, en marge du pouvoir, sans jamais s’éteindre.

Cet article a été co-écrit avec un troisième co-auteur qui se trouve sur place et a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

21.04.2025 à 22:46

François, un pape différent ?

Frédéric Gugelot, Professeur d'Histoire contemporaine, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)

Retour sur les douze ans à la tête de l’Église catholique d’un pape dont les engagements furent plus sociaux que sociétaux.
Texte intégral (2951 mots)

Premier pape non européen depuis longtemps, François aura lancé des réformes importantes et laissera une marque indéniable dans l’histoire de l’Église catholique. Pour autant, son engagement aura été bien plus social que sociétal : s’il a beaucoup insisté sur la nécessité pour l’Église d’aider les pauvres et, notamment, les migrants, il n’aura pas impulsé de changement notable de la doctrine sur des questions comme l’IVG, l’euthanasie ou encore l’homosexualité.


L’ambiance de fin de règne au Vatican s’achève avec le décès, lors des fêtes de Pâques, du pape François, à 88 ans. Au-delà des interrogations récurrentes liées au fait que les papes sont nommés à vie et que leurs dernières années sont souvent marquées par la maladie – ce fut le cas pour François comme avant lui pour Jean-Paul II, Benoît XVI ayant préféré abdiquer –, quel bilan peut-on dresser des douze années qu’il a passées à la tête de l’Église catholique ?

L’Argentin Jorge Mario Bergoglio, élu en 2013 à 76 ans, après la renonciation de son prédécesseur, avait déjà appartenu à la courte liste des possibles papes lors de la désignation de Benoît XVI en 2005. Après le Polonais Jean-Paul II et l’Allemand Benoît XVI, qui tous deux appartenaient plutôt au courant intransigeant, François présente un autre visage de l’Église. Certains ne furent pas insensibles à cette nouvelle incarnation comme le démontre le film que lui consacre Wim Wenders en 2018, Le Pape François, un homme de parole. Le successeur de Pierre a acquis une indéniable autorité morale fondée sur un réel charisme.

Dans un pouvoir aussi personnalisé, l’image du pape joue un rôle important. Le choix de son nom est déjà un programme. Peu après son élection, le 16 mars 2013, il explique aux journalistes : « J’ai immédiatement pensé au Poverello. J’ai pensé aux guerres, j’ai pensé à François, l’homme de la paix, celui qui aimait et protégeait la nature, l’homme pauvre. »

La paix, la pauvreté et la nature nourrissent l’imaginaire de réception du nouveau pontife en l’associant à François d’Assise. Le XXe siècle adore le fondateur du franciscanisme. Jean-Paul II a fait de lui le saint de l’écologie en 1979 et promu Assise comme lieu de rencontres interreligieuses.

Un pape sud-américain

Jorge Mario Bergoglio, séminariste à Villa Devoto, à la fin des années 1950.

Enfant d’immigrés italiens en Argentine, né le 17 décembre 1936, Jorge Mario Bergoglio fait des études de chimie avant d’entrer au séminaire puis au noviciat de la Compagnie de Jésus. Ordonné prêtre en 1969, il fait sa profession solennelle en 1973. Il est nommé provincial des jésuites d’Argentine, fonction qu’il occupe jusqu’en 1980.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Lors de la dictature militaire (1976-1983), certains témoignent d’actions de sauvetage de persécutés de sa part, mais d’autres lui reprochent son silence alors que l’Église d’Argentine soutient largement le pouvoir et ne condamne pas ses pratiques de torture et d’assassinat. En 2000, Bergoglio reconnaît le rôle de soutien à la dictature de l’Église d’Argentine.

Évêque auxiliaire en 1992 puis archevêque de Buenos Aires en 1998, cardinal en 2001 et président de la Conférence épiscopale argentine de 2005 à 2011, certains traits du personnage percent déjà dans l’exigence d’une existence modeste, à l’exemple de sa décision de ne pas loger à l’archevêché mais dans un petit appartement, du choix de son véhicule, et de sa forte pratique de la confession, qui crée une réelle proximité avec les fidèles.

Devenu pape, François ne mobilise pas les ors et dorures du pouvoir papal dès sa première apparition au balcon de la place Saint-Pierre. Il choisit de loger dans la résidence Sainte-Marthe plutôt que dans les appartements papaux, illustration d’une humilité qui est un des traits de son magistère, couplée à une proximité avec les fidèles qui participe d’un indéniable charisme.

Ses positionnements l’associent au catholicisme « social », anticommuniste et antilibéral qu’illustre sa condamnation de « l’idole de l’argent », sa promotion de la charité et, en corollaire, de la pauvreté, ainsi que l’importance accordée à la question sociale.

Le fondateur Ignace de Loyola (1491-1556) a défini le jésuite comme un homme de grande culture humaine et théologique dont le but est d’être apôtre. Au XXe siècle, la Compagnie ne se projette plus de l’Europe vers le monde, d’où provient maintenant le plus grand nombre de jésuites. En 1957, la Compagnie compte 34 000 jésuites. Presque le quart est américain. En 2022, le nombre de jésuites était tombé à quelque 15 000, dont un tiers aux Amériques. Cette réelle internationalisation se concrétise dans l’élection de l’Argentin François, premier pape jésuite de l’histoire en 2013.

Libération titre, le 14 mars 2013, « Du Nouveau Monde au balcon ». En effet, bien qu’enfant d’immigrés italiens, l’élu argentin est le premier pape venant des Amériques et aussi le premier jésuite à accéder au poste suprême.

Un pape novateur ?

Plusieurs textes adoptés – dont, en 2013, Lumière de la foi (Lumen Fidei), en 2015 Loué soit le Seigneur (Laudato Si) et en 2020 Tous Frères (Fratelli tutti) – illustrent l’activité abondante de mise à jour de l’Église à laquelle se livre François. Certains s’inscrivent dans la lignée d’engagements antérieurs en les approfondissant, par exemple l’attention à la nature ; d’autres sont plus novateurs et reflètent particulièrement la vision de Jorge Bergoglio. Un bel exemple est la conception qu’il promeut du rôle des artistes et des écrivains.

En 1964, Paul VI leur demande de « rendre accessible et compréhensible, voire émouvant, le monde de l’esprit, de l’invisible, de l’ineffable, de Dieu » alors que l’intransigeant Jean-Paul II, dans sa Lettre aux artistes en 1999, exige qu’ils christianisent leurs œuvres. Or François, dans la Lettre du pape sur le rôle de la littérature dans la formation (17 juillet 2024), inverse le rapport. Les arts sont un moyen d’accéder à Dieu, de donner corps à l’incarnation :

« Grâce au discernement évangélique de la culture, il est possible de reconnaître la présence de l’Esprit dans la réalité humaine diversifiée, c’est-à-dire de saisir la semence déjà enfouie de la présence de l’Esprit dans les événements, dans les sensibilités, dans les désirs, dans les tensions profondes des cœurs et des contextes sociaux, culturels et spirituels. »

Selon lui, les œuvres éclairent le croyant :

« La représentation symbolique du bien et du mal, du vrai et du faux […] ne neutralise pas le jugement moral mais l’empêche de devenir aveugle ou de condamner superficiellement. »

François modifie l’approche des débats qui parcourent l’Église – une autre façon de faire, jésuite diraient certains critiques –, sans nécessairement modifier les dogmes. Pour François, rappeler le message des Évangiles ne suffit pas, il faut l’incarner. Ce nouveau pape change l’air du temps, chose bien éphémère, mais qui n’est pas sans effets sur le sacerdoce en Amazonie, notamment sur l’accès aux sacrements des divorcés-remariés.

Pour lui, l’Église doit être une mère qui accueille tous ses enfants dans la « joie de l’amour » (Amoris Laetitia, 2016). Il le rappelle dans une lettre du 8 mai 2022 à un jésuite qui se consacre aux homosexuels. Il y développe une proposition de modification de la gouvernance de l’institution, affirmant que « tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne devraient pas être tranchés par des interventions magistérielles » – ce qui, dans une institution aussi centrifuge que la papauté, est révolutionnaire. La formule qu’il utilise aux Journées mondiales de la Jeunesse de Lisbonne, « Todos, todos, todos », l’incarne. Ce que modifie François est bien la position d’autorité.


À lire aussi : Portugal, Philippines, France : comment les JMJ éclairent les différentes pratiques de la laïcité


L’accueil prime sur la condamnation qu’illustre la politique de synodalité (2024), conçue comme un « marcher ensemble », pour modifier la gouvernance. L’Église ne fournit plus nécessairement des réponses tombées d’en haut. En octobre 2023, le dicastère pour la Doctrine de la Foi affirme que l’accès aux sacrements des divorcés-remariés peut se faire avec discernement (il est jésuite), car tout baptisé doit recevoir l’aide de l’Église, mais la valeur sacramentelle du mariage n’est pas remise en cause.

Si la réforme de la Curie n’est pas achevée, des éléments ont été accomplis. François nomme des femmes à la tête de certains ministères. Il a su tenir compte de l’équilibre des forces au sein du Vatican et de ce petit monde de clercs qui gouverne, plus ou moins, le vaste monde des fidèles mondialisés.

Ces changements heurtent une partie des fidèles. Le pape est confronté dès le départ à une vigoureuse opposition des courants les plus intransigeants et conservateurs : on a parlé de « Françoisphobie ».

Des traits de permanence

Son règne illustre également des continuités : le pape est devenu mobile depuis Paul VI et le fameux voyage à Jérusalem en 1964 et surtout avec Jean-Paul II (104 voyages dans 127 pays alors que Benoît XVI n’en réalise que 25). François, avec le matériel adéquat au fur et à mesure de son vieillissement, a aussi multiplié les déplacements dans le monde entier.

Sur le plan des questions éthico-sexuelles, la continuité l’emporte. François est plus conservateur que vraiment novateur, défavorable au mariage homosexuel et au mariage des prêtres, et sous sa férule le Vatican s’oppose à ce qu’il appelle « l’idéologie du genre ». Défavorables à tout libéralisme sociétal, le pape, le Vatican et une bonne partie des fidèles restent attachés à la famille traditionnelle et rejettent tout ce qu’ils considèrent comme des menaces contre « l’ordre naturel » et la « vie » (IVG, euthanasie…).

Si officiellement l’Église est neutre et si le Vatican réaffirme depuis longtemps son aspiration à des paix justes et durables, le pape a eu parfois des interventions hasardeuses. Ainsi en mars 2024, quand il appelle à arrêter les combats en Ukraine, il ne condamne pas l’invasion russe, et rejette l’idée d’une guerre juste.

Dans le même temps, François poursuit le dialogue interreligieux dans la lignée d’Assise proposée par Jean-Paul II. Il rappelle l’Occident à ses devoirs sur la défense de la paix, le soutien aux pauvres et aux migrants. Il énonce des normes, et les fidèles comme les populations attendent cela des papes, sans toujours les suivre. Les fidèles pensent ainsi largement que leur sexualité ne concerne pas l’Église.

Sa relation à la France est complexe. François est un lecteur et un promoteur de Pascal et de François de Sales, de Bernanos et de Joseph Malègue. Mais ses voyages en France sont en périphérie (Strasbourg, Marseille, La Corse). En 2024, son absence à la réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris surprend. La vieille Europe nourrit-elle encore, à part financièrement, la vie de l’Église ?

Au final, ce pape apparaît plus conformiste que l’on ne le croit et plus traditionnel qu’on le présente souvent. Il fut néanmoins novateur en prenant et en proposant pour modèle l’imitation du Christ pour réaffirmer un humanisme. Il aspirait à modifier la gouvernance du Vatican ; le processus est inachevé. Mais son autre façon d’être et de faire a donné un air neuf à la papauté après la sévérité de Benoît XVI. Ses réalisations ne sont pas négligeables. Des évolutions sont perceptibles, sauf quand on s’approche de l’autel (sacrements, rites, dogmes…). François n’a pas entraîné l’Église dans la Réforme.

The Conversation

Frédéric Gugelot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.04.2025 à 19:38

Relation transatlantique : l’heure du grand tournant ?

Max Barahona, Professeur de gestion et communication interculturelles, et de commerce et de marketing internationaux, Montpellier Business School

Des décennies durant, le rapport de l’Europe aux États-Unis a été empreint à la fois de fascination et de défiance. C’est ce dernier sentiment qui prend le dessus aujourd’hui.
Texte intégral (1933 mots)

De même que l’Amérique latine, l’Europe a été, des décennies durant, fascinée par les États-Unis, lesquels ont joué sur les deux continents un rôle majeur sur les plans stratégique, économique, politique et culturel. Le tournant pris par l’administration Trump annonce peut-être la fin de cette ère.


Si vous êtes né entre les années 1970 et 1980 en Amérique latine ou en Europe, il y a de fortes chances que la musique états-unienne ait constitué la bande-son de vos années de formation, avec ses tubes diffusés en boucle sur les radios locales, et que vous ayez mémorisé de nombreuses répliques emblématiques de classiques hollywoodiens. Pour le meilleur ou pour le pire, la culture américaine reste omniprésente aujourd’hui, rythmant la vie de tous les jours, dictant les garde-robes et les rêves de milliards de personnes… Toutefois, cette omniprésence alimente souvent ressentiment et méfiance.

Avec le retour de Donald Trump, l’Europe éprouve, plus encore qu’hier, un mélange ambigu d’admiration et de méfiance envers Washington. Cette ambivalence, l’Amérique latine - où l’on a longtemps dansé au son du rock venu du nord du continent tout en vivant dans l’ombre oppressante de dictatures bénéficiant du soutien parfois explicite de Washington - la connaît intimement depuis des décennies. Les Européens se sentent à la fois charmés et révulsés par la culture et la politique des États-Unis, séduits par leur dynamisme et leur esprit d’innovation, tout en redoutant leurs ambitions géopolitiques et en étant souvent abasourdis par leurs débats internes.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Ces sentiments paradoxaux culminent dans la période charnière actuelle, où le Vieux Continent semble s’apprêter à prendre pour de bon ses distances avec « l’Oncle Sam »

Les choix difficiles de l’Europe

L’imposition par l’administration Trump de droits de douane sur les produits européens et les menaces de nouvelles guerres commerciales ont déstabilisé les économies du continent, incitant les nations européennes à reconsidérer leur dépendance au marché des États-Unis et à explorer d’autres partenariats.

Parallèlement, l’unité de l’Otan, autrefois pierre angulaire des relations transatlantiques, a été mise à rude épreuve par l’imprévisibilité de l’administration Trump et la possibilité que, en cas d’attaque contre l’un des membres de l’Alliance, les États-Unis puissent ne pas respecter les engagements de l’article 5, ce qui pousse actuellement l’Europe vers la mise en œuvre d’une plus grande autonomie de défense.

La souveraineté numérique est également devenue un sujet de controverse, avec des différences marquées entre les lois européennes strictes en matière de protection des données et l’approche plus laxiste des États-Unis, créant des tensions sur la fiscalité et la réglementation du numérique. Par conséquent, l’Europe s’efforce de réduire sa dépendance aux géants technologiques américains, en favorisant l’innovation locale et en affirmant une plus grande indépendance technologique.


À lire aussi : L’Europe peut-elle faire émerger des champions du numérique ?


L’incertitude qui règne dans les relations entre les États-Unis et l’UE est manifeste dans des analyses récentes. Un rapport du Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) note que « le Washington de Trump a le sentiment que l’Europe compte moins dans le monde et que, pourtant, l’Europe profite de la garantie de sécurité américaine pour ignorer ses responsabilités en matière de défense, tout en ciblant les entreprises américaines avec des réglementations contraignantes ».

L’expérience de l’Amérique latine constitue un avertissement opportun pour l’Europe, illustrant clairement les risques d’une acceptation aveugle de l’influence états-unienne, spécialement quand cette acceptation ne tient pas compte les coûts géopolitiques qui accompagnent inévitablement l’attrait culturel. Ce sentiment est repris dans une analyse récente du Parlement européen, qui indique qu’au cours des 65 dernières années, alors que les interactions transatlantiques officielles n’ont cessé de s’intensifier et de s’approfondir, les États-Unis n’ont reconnu que tardivement et avec une réticence notable l’influence croissante de l’UE.

La vaste expérience de l’Amérique latine en matière de dépendance économique vis-à-vis de Washington, d’interventions stratégiques des États-Unis et de conflits d’intérêts entre responsables continentaux et entreprises états-uniennes fournit des éclairages cruciaux, soulignant à quel point un engagement prudent est préférable à un alignement aveugle. Les relations actuelles de l’Europe avec les États-Unis exigent précisément ce type d’approche prudente et réfléchie, reconnaissant l’attrait de ces relations tout en restant pleinement conscient des risques géopolitiques inhérents.

En témoigne un récent rapport de la Banque d’Espagne qui note que les tensions géopolitiques et commerciales avec les États-Unis représentent un facteur de risque majeur pour l’économie latino-américaine.

L’autonomie européenne est-elle seulement possible, nécessaire, ou souhaitable ?

La période actuelle, marquée par un découplage croissant entre l’UE et les États-Unis, constitue un tournant critique. Deux issues apparaissent possibles : le continent pourrait enfin parvenir à une unité significative en adoptant une véritable autonomie stratégique et une collaboration interne renforcée ; ou bien il pourrait, au contraire, retomber dans sa fragmentation habituelle et son insignifiance politique.


À lire aussi : L’Europe à l’heure du retour des logiques de puissance décomplexées : le temps du sursaut stratégique ?


L’histoire nous le rappelle brutalement : des décennies de lutte pour l’instauration de la monnaie unique européenne et des divisions internes persistantes révélées lors de la crise de la dette de la zone euro, aux récents désaccords sur les politiques migratoires et aux réponses inégales à la pandémie de Covid-19, le chemin de l’intégration européenne n’a jamais été facile ni assuré.

De graves vulnérabilités affectent des secteurs clés vitaux pour l’avenir de l’Europe - sans le soutien assuré des États-Unis -, tels que les technologies de pointe, les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle et les infrastructures critiques. La dépendance persistante de l’Europe à l’égard des chaînes d’approvisionnement états-uniennes et, de plus en plus, chinoises est porteuse de risques non seulement économiques, mais aussi stratégiques.

Les récentes perturbations de l’approvisionnement en semi-conducteurs et le retard de l’Europe en matière d’innovation en IA illustrent l’ampleur de la tâche consistant à parvenir à la souveraineté technologique. Une véritable indépendance dans ces domaines exige une volonté politique sans précédent, des investissements économiques importants, une profonde transformation structurelle et, surtout, un changement culturel et institutionnel.

L’effondrement de la mondialisation signale de profonds bouleversements géopolitiques que l’Europe ne peut se permettre de sous-estimer. J’ai souligné ailleurs la façon dont ces reconfigurations stratégiques perturbent profondément l’intégration économique et les flux technologiques établis, et à quel point la vague populiste mondiale met en lumière les griefs socio-économiques et les divisions culturelles qui alimentent l’instabilité politique mondiale – des dynamiques que l’Europe doit gérer avec prudence pour éviter des divisions internes et des vulnérabilités externes similaires.

Ça passe ou ça casse !

Au cœur du projet d’intégration européenne se trouve un choix existentiel, trop longtemps différé. L’Europe doit finalement décider de ce qu’elle est fondamentalement : un partenariat économique axé principalement sur le commerce, les marchés et la croissance économique ; ou une véritable union politique et morale fondée sur des valeurs partagées, les droits humains, l’universalisme et une vision civilisationnelle commune.

La crise provoquée par l’administration Trump 2.0 a révélé de manière flagrante la diversité et, souvent, les divergences de conception de ce que devrait être l’Europe. Les réactions variées des dirigeants et des sociétés européennes - l’adhésion enthousiaste de certains dirigeants européens aux politiques nationalistes de Trump, contrastant fortement avec le scepticisme et l’inquiétude des autres - mettent en évidence ces divisions sous-jacentes.

Cette tension entre intégration renforcée et souveraineté nationale est un thème récurrent de la politique européenne, le Brexit en étant la manifestation la plus spectaculaire à ce jour.

L’avenir de l’Europe repose sur la compréhension et la gestion de la montée simultanée de la fragmentation géopolitique, de la progression du populisme, des dépendances technologiques et de l’érosion des alliances traditionnelles. Face à ces défis, le continent doit saisir cette opportunité cruciale d’adopter une véritable solidarité, sous peine de perdre sa pertinence. Dépasser une logique purement économique ou opportuniste pour construire une Union européenne fondée sur des valeurs politiques, morales et civilisationnelles communes. Cela implique une solidarité plus structurelle que conjoncturelle, où les États membres choisissent délibérément de s’unir face aux crises, qu’elles soient géopolitiques, technologiques, sociales ou démocratiques. Ça passe ou ça casse !

The Conversation

Max Barahona ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.04.2025 à 19:38

Taïwan abandonnée ? La Chine à l’offensive face au possible désengagement américain

Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)

Les États-Unis seraient-ils prêts à s’engager militairement aux côtés de Taïwan en cas d’attaque chinoise ? Avec Trump, cela ne semble pas certain, et Pékin en profite pour pousser ses pions.
Texte intégral (2924 mots)

L’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump est source d’inquiétude pour Taïwan. Le président des États-Unis semble nettement moins préoccupé que ses prédécesseurs par le sort de l’île, ce dont a bien conscience la République populaire de Chine, qui multiplie les opérations d’intimidation et les rappels de sa détermination à reprendre le contrôle de ce territoire.


À l’initiative de Pékin, les incidents se multiplient entre les deux rives du détroit de Taïwan. Les États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, semblent se détourner de Taipei, après plusieurs décennies de ferme soutien.

La posture actuelle de Washington semble s’inscrire dans le désengagement global engagé par l’administration républicaine, ce dont témoigne la récente promulgation (temporairement suspendue depuis) de droits de douane prohibitifs à l’encontre non seulement de leurs adversaires traditionnels mais aussi, voire surtout, de leurs partenaires et alliés, aussi bien sur le continent américain qu’en Europe et en Asie.

Dans ce contexte, Pékin multiplie les infractions à la ligne médiane dans le détroit et à la zone d’identification aérienne de Taïwan, à travers l’envoi de ballons et d’aéronefs de l’armée de l’air chinoise. On observe également des infractions sur le pourtour des îles taïwanaises de Kinmen, située au large de la ville chinoise de Xiamen, et le sabotage de câbles sous-marins entre la pointe nord de l’île principale et l’archipel des îles Matsu.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Les intentions des autorités chinoises sont claires : il s’agit de passer à la phase concrète du « réglement du problème taïwanais ». En témoignent les photos et prises de vue satellite qui attestent la multiplication des exercices de débarquement des forces armées de la RPC impliquant l’usage de barges de grande taille.

La Chine lance des manœuvres simulant un blocus autour de Taïwan, un « avertissement », /France 24 (avril 2025)

Différents scénarios d’invasion

Au cours des dernières années, plusieurs scénarios ont été élaborés pour anticiper la façon dont Pékin pourrait s’y prendre afin de forcer une réintégration de Taïwan.

  • Le premier, issu des exercices de « wargaming » menés par Le Pentagone, comprend une attaque de vive force contre Taïwan, une opération d’envergure qui pourrait durer de quelques semaines à plusieurs mois, avec de lourdes pertes pour Pékin.

  • Le deuxième, élaboré par le think tank américain CSIS ChinaPower, annonce l’adoption par la RPC d’une approche coercitive, consistant à imposer une zone de quarantaine, ou plus simplement un blocus économique progressif de l’île, voire la mise en place d’un champ de mines tout autour de Taïwan afin de diminuer voire d’empêcher tout transport de marchandises par voie de mer, cette pression devant finir par faire plier les autorités taïwanaises ou de provoquer des révoltes populaires dans l’île.

  • Le troisième scénario, imaginé par l’auteur du présent article, entrevoit une prise de contrôle progressive, non létale et séquencée des territoires contrôlés par Taïwan : d’abord les îles les plus proches du continent (Kinmen, Wuqiu, Matsu), puis les deux îles de la mer de Chine méridionale (Pratas et Itu Aba), et enfin les îles Pescadores, le tout par l’emploi de blocus successifs destinés à obtenir la reddition de chacune de ces îles une fois qu’elles seront à court de nourriture, d’eau et de carburant. Un tel développement priverait progressivement Taïwan de ces capteurs avancés, tout en infligeant camouflet sur camouflet aux autorités militaires et politiques de Taipei, sans aller, à ce stade, jusqu’à une invasion de l’île principale.

Taïwan peut-il compter sur les États-Unis ?

Pas vraiment. Donald Trump critique publiquement Taipei pour sa « dominance » dans le secteur des puces électroniques, alors qu’il convient de rappeler que leur fabrication ne représente qu’une des nombreuses dimensions de la chaîne de valeur, et que sur un certain nombre d’autres éléments, ce sont les États-Unis qui sont largement en position dominante.

La récente décision de l’entreprise taïwanaise TSMC d’investir 100 milliards de dollars de plus aux États-Unis porte le total de ses investissements à 165 milliards de dollars dans le pays, une somme tout sauf anecdotique. Cet investissement peut se voir comme le pendant civil des commandes d’équipements militaires massives passées par Taïwan depuis l’adoption du Taïwan Relations Act en 1979, au profit premier de l’industrie de défense des États-Unis — une fidélité peu récompensée au regard du retard systématique mis par Washington à honorer ces commandes, souvent livrées avec plusieurs années de retard.

Taïwan : Pékin teste Washington | L’Essentiel du Dessous des Cartes, ARTE (avril 2025)

Au total, Taïwan a passé des commandes pour un montant de 93 milliards de dollars en 2022 (soit 182 milliards en prenant en compte l’inflation), dont 22 milliards sont toujours en attente de livraison. Entre autres matériels, les livraisons de chasseurs F-16 et de missiles ont été retardées à de nombreuses reprises et sont aujourd’hui en retard de plusieurs années sur le calendrier initial.

Les États-Unis se sont pourtant engagés à de nombreuses reprises aux côtés de Taipei lors des crises du détroit de Taïwan, que ce soit en 1954-1955, en 1958 ou en 1995. Même après le départ des forces américaines en 1974 et la reconnaissance par Washington de la Chine communiste en 1979, le Taïwan Relation Act a cimenté la relation pour les décennies qui ont suivi et ce soutien a été renouvelé, médiatiquement politiquement, économiquement et militairement, de nombreuses manières.

Pour autant, force est de constater que la politique de pivot vers l’Asie initiée par Barack Obama, après un long focus sur le Moyen-Orient, n’a pas permis de réinvestissement stratégique notable en faveur de Taïwan — tout juste, bien qu’à la marge, en faveur des Philippines —, tandis que le nombre de soldats positionnés au Japon, en Corée du Sud et à Guam n’a cessé de baisser. Et la quatrième crise du détroit de Taïwan, en 2022, n’a donné lieu à aucune réaction américaine suite à la démonstration de force chinoise.


À lire aussi : Taïwan : la stratégie indo-pacifique des États-Unis à l’épreuve


Ce relatif sentiment d’abandon a pu s’amplifier à partir de l’élection de Donald Trump qui, outre sa posture souvent qualifiée de pro-russe sur le dossier ukrainien et sa promulgation de droits de douane très élevés à l’encontre de nombreux alliés (Taïwan n’est à cet égard pas épargné), a prétendu ne pas connaître la signification de l’acronyme « AUKUS ». Or ce programme emblématique initié sous la présidence Biden, qui vise à doter l’Australie d’une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire afin de renforcer ses capacités dans le contexte de la confrontation des puissances occidentales avec la Chine en Indo-Pacifique, a un intérêt clair aux yeux de Taïwan.

Tout cela, assurément, ne participe pas à la tranquillité d’esprit des élites politiques et militaires de Taipei. Pour autant, la situation actuelle, aussi troublante soit-elle, ne doit pas faire oublier que Taïwan est en train de développer sa propre base industrielle et technologique de défense, avec des succès importants dans le domaine des sous-marins, des navires de surface, des drones et des munitions, y compris des missiles hypervéloces.

La Chine à la manœuvre pour intimider Taïwan

On l’a vu, la Chine fait feu de tout bois pour intimider Taïwan et obtenir sa réintégration par tous les moyens. La dimension militaire n’est pas écartée mais semble n’être sérieusement envisagée qu’en dernier recours, la RPC étant bien consciente des dégâts potentiellement catastrophiques qu’entraînerait pour elle l’échec d’une invasion, et aussi du gigantesque prix humain et économique qu’elle devrait payer pour s’emparer de l’île par la force.

Pour mener à bien son objectif sans recourir à la violence, la Chine emploie donc les trois méthodes suivantes : le déni d’accès, la guerre hybride et les techniques de la zone grise :

  • La première méthode, potentiellement létale, vise à déployer et à maintenir autour de Taïwan une zone d’interdiction maritime et aérienne ou à minima la capacité de le faire. À cette fin, les forces armées chinoises ont intensifié leur dispositif de radars et de missiles anti-navires et anti-aériens, agrandi et amélioré les bases aériennes le long de la côte, et développé le nombre et la qualité de leurs navires et aéronefs. La marine et l’armée de l’air procèdent par ailleurs au déploiement sans cesse plus régulier et massif de navires et d’aéronefs (y compris des ballons) au sein des eaux et de l’espace aérien taïwanais et conduisent des exercices militaires de façon plus fréquente.

  • La seconde comprend des moyens administratifs, de propagande et légaux, visant d’une part à contester la ligne médiane dans le détroit, en mer comme dans les airs (par l’établissement et la modification unilatérale de plans de vol pour l’aviation civile au-dessus du détroit), d’autre part à renforcer les liens entre les deux rives du détroit, notamment dans la conduite des affaires et en facilitant l’obtention de quasi-cartes d’identité de la RPC pour les citoyens taïwanais. Les autorités chinoises mènent également une intense guerre de l’information, tant à destination de la population taïwanaise que chinoise.

  • La troisième comprend le sabotage de câbles sous-marins, les manœuvres navales et aériennes dangereuses et la militarisation de la garde-côtes qui, équipée d’anciennes corvettes de la marine et de capacités de débarquement amphibie, a désormais le droit d’arrêter navires et équipages pour une durée pouvant atteindre 60 jours et de faire usage de la force létale suite au passage de deux lois spécifiques en 2021 et en 2024.

La Chine « encercle » Taïwan : une démonstration de force pour tester Donald Trump ?, ARTE 28 minutes (avril 2025)

Des voisins peu solidaires

Et comme si Taïwan n’avait pas assez de problèmes à régler, certains pays proches n’agissent pas toujours dans son intérêt. Que ce soit les pays du Pacifique Sud, qui s’en détournent chaque année un peu plus en échange d’aides économiques à court terme de la Chine, ou certains pays d’Asie du Sud-Est, dont la Malaisie et Singapour, tous souhaitent publiquement une « réunification pacifique » de l’île à la Chine, reprenant en cela le vocabulaire officiel des autorités chinoises.

Par ailleurs, on a constaté ces dernières années une implication croissante d’influenceurs chinois basés d’un côté comme de l’autre du détroit de Taïwan, voire à l’international, en faveur du rattachement de Taïwan à la Chine. Encore récemment, une citoyenne chinoise résidant à Taïwan du nom de « Yaya » s’est fait connaître après avoir produit et diffusé de nombreux contenus ouvertement favorables à la réunification de Taïwan par la force et a vu son permis de séjour non renouvelé, ce qui ne l’a pas empêchée de venir protester le jour même de son départ contre son expulsion avec un groupe de soutien devant un bâtiment officiel à Taipei.

Chinese Influencer Protests Deportation from Taiwan, TaiwanPlus News (mars 2025)

En majorité, la population taïwanaise ne soutient pas une position de statu quo et ne s’identifie pas à la Chine, mais il est certain qu’elle n’est pas prête à consentir aux sacrifices nécessaires pour se défendre seule.

De plus, les forces armées de Taïwan font face à quatre défis majeurs : le vieillissement de la population, la désaffection pour les carrières militaires, le vieillissement des plates-formes de combat et l’ultra-dépendance à la mer pour les importations et exportations du pays. Dans le même temps, les leçons de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine démontrent que de nouveaux matériels et de nouvelles stratégies existent et pourraient lui permettre de résister en cas d’agression.

Si l’on ne peut pas affirmer que l’île soit totalement lâchée par les États-Unis, ou abandonnée par ces voisins, il est indéniable que Taïwan fait face à des menaces chinoises de plus en plus inquiétantes. Dans ce contexte, une absence de soutien de la part de Washington, sur le plan médiatique comme politique, associée à une cessation de l’aide et/ou des livraisons d’armes, pourrait être perçue par les autorités politiques et militaires chinoises comme un aveu de faiblesse et un signal que le moment propice à une intervention est peut-être arrivé.

The Conversation

Benjamin Blandin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.04.2025 à 16:27

Ce que masque l’expression « Arabes israéliens »

Nitzan Perelman Becker, Docteure en sociologie politique, Université Paris Cité

Les « Arabes israéliens », sans cesse sommés de démontrer leur loyauté à l’égard de l’État, sont dans une situation particulièrement difficile depuis le 7 octobre 2023.
Texte intégral (2818 mots)

Environ 20 % des citoyens israéliens sont Palestiniens. Désignés officiellement comme « Arabes israéliens » – une expression sujette à controverse –, ils subissent de nombreuses formes de discrimination et sont perçus, par le pouvoir en place ainsi que par une partie significative de la population juive, comme une « menace intérieure ». Une perception qui s’est encore durcie depuis le 7 octobre 2023.


Une grande partie des Juifs israéliens, ainsi que de nombreuses personnes extérieures à Israël, désignent les 1,7 million de Palestiniens citoyens de l'État d'Israël – soit près de 20 % de la population du pays – par l'expression d'«Arabes israéliens».

Lors des précédentes guerres menées par Israël à Gaza – en 2008, en 2012, en 2014 et en 2021 –, ces Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne s'étaient mobilisés en masse. Mais, face à la guerre actuelle, la plus longue et la plus dévastatrice – au point que, à peine trois mois et demi après son déclenchement, la Cour internationale de justice évoquait déjà un risque de génocide –, ils demeurent en grande majorité silencieux. Ils s'abstiennent de manifester et, même sur leurs réseaux sociaux privés, évitent de critiquer les opérations meurtrières conduites par Tsahal dans la Bande de Gaza. Comment expliquer ce silence ?

Citoyens de seconde zone

Les Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne sont les descendants des quelque 150 000 Palestiniens qui ont réussi à rester sur leurs terres ou dans leurs foyers malgré la Nakba – terme arabe signifiant « désastre », désignant l'expulsion massive des Palestiniens de la Palestine historique, accompagnée de massacres et de destructions, survenue entre 1947 et 1949.

Lorsque l’État d’Israël est officiellement fondé en 1948, ces Palestiniens obtiennent le passeport israélien, mais sont immédiatement placés sous un régime militaire, distinct de celui des citoyens juifs. Ce régime, en vigueur jusqu’en 1966, limite drastiquement leur liberté de mouvement, d’expression, d’association, ainsi que leur accès à l’emploi. Son abolition, obtenue au terme d’une mobilisation politique, marque une reconnaissance formelle de leur égalité citoyenne – du moins, sur le papier.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Bien qu’officiellement présentés comme des citoyens égaux, les Palestiniens voient leur identité palestinienne niée par l’usage institutionnalisé de l’expression « Arabes israéliens ». Cette appellation s’est longtemps imposée jusque dans leurs pièces d’identité où figurait, jusqu’aux années 2000, la mention « nationalité : arabe » – en opposition à la « nationalité juive » réservée aux citoyens juifs.

En Israël, et particulièrement à travers la langue hébraïque, les termes « nation » ou « nationalité » prennent une dimension ethnique : la notion de nation israélienne, qui engloberait l’ensemble des citoyens de l’État, n’existe tout simplement pas.

La mention a été supprimée non pour corriger une discrimination, mais parce qu’en 2002, la Cour suprême autorise l’enregistrement de personnes converties au judaïsme réformé comme juives. Opposé à cette reconnaissance, le ministre de l’intérieur ultra-orthodoxe Eli Yishaï décide alors de supprimer toute mention de nationalité.

Aujourd’hui encore, un ensemble de lois et de réglementations institutionnelles accorde des droits spécifiques aux Juifs au détriment des citoyens non juifs – en particulier des Palestiniens. Par exemple, une loi adoptée en 2003 interdit aux citoyens israéliens mariés à des Palestiniens ou Palestiniennes des territoires occupés de vivre en Israël, entraînant la fragmentation des familles. En pratique, cette mesure ne vise que les citoyens palestiniens d’Israël : les couples mixtes, entre Juifs et Palestiniens citoyens de l’État, restent très rares (2,1 % en 2008), et les unions entre Juifs israéliens et Palestiniens des territoires occupés sont quasi inexistantes.

En outre, les lois foncières en Israël favorisent l’accès à la propriété pour les Juifs et renforcent la ségrégation territoriale. Environ 13 % des terres de l’État sont gérées par le Fonds national juif, qui interdit leur vente ou leur location à des non-Juifs.

Parallèlement, des politiques sont mises en œuvre pour « judaïser » certaines régions à forte population palestinienne, comme le Néguev et la Galilée. Plusieurs lois facilitent la création de localités purement juives – notamment la loi de 2011 sur les commissions d’admission, qui autorise les communautés juives de ces régions à décider d'admettre ou non tout nouvel arrivant dans ces zones, ou encore la loi fondamentale sur l’État-nation, qui érige le « l'implantation juive » en « valeur nationale ».

Adoptée en 2018, cette loi stipule que seul le peuple juif dispose du droit à l’autodétermination en Israël, sans préciser les frontières concernées – ouvrant ainsi la voie à une interprétation englobant l’ensemble du territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain. Autrement dit, elle inscrit dans le droit la légitimité d’une suprématie ethnique et nie explicitement le droit à l’autodétermination du peuple palestinien.

Enfin, certaines mesures législatives réservent des avantages financiers aux personnes ayant accompli leur service militaire – une obligation dont les Palestiniens sont exemptés -, permettant d'instaurer des privilèges sans mentionner explicitement l'appartenance ethnique.

Ces éléments sont fréquemment passés sous silence quand Israël est présenté comme une démocratie exemplaire ou la « seule démocratie du Moyen-Orient ».

Une « menace intérieure »

Le cadre légal est accompagné d'un racisme systémique, les Palestiniens étant largement perçus comme une menace intérieure. Cette perception se renforce pendant les périodes de guerre ou de tension, notamment après mai 2021, après que des affrontements violents ont éclaté entre Juifs et Palestiniens dans des villes « mixtes », où la présence palestinienne est plus marquée.

« Israël : à Kfar Qasim, le malaise des Arabes israéliens face à la guerre », France 24 (2024).

Jérusalem est au cœur de toutes ces tensions : l’évacuation programmée d’une famille palestinienne à Sheikh Jarrah, l’irruption violente de la police israélienne sur l’esplanade des Mosquées et l'interdiction de prière aux musulmans – y compris les citoyens palestiniens de l'État – en plein mois de ramadan, attisent la colère des Palestiniens citoyens d'Israël.

Dans le débat public, toute contestation de l’action des autorités par les citoyens palestiniens d’Israël est aussitôt interprétée comme la preuve de leur déloyauté envers l’État. Ils sont alors souvent présentés comme un « front intérieur » qu'il faudrait combattre comme un ennemi. Cette vision ne date pas des suites du 7 octobre 2023.

Par exemple, le 10 mai 2021, à la Knesset, Shlomo Karhi, alors député du Likoud et aujourd’hui ministre des communications, comparant les Palestiniens d’Israël aux « ennemis de l'extérieur », affirme :

« Ce terrorisme ne surgit pas de nulle part. Comme des bêtes sauvages qui sentent la faiblesse de leur proie, les ennemis arabes sentent la peur. Les ennemis de l’extérieur nous attaquent, et ceux de l’intérieur […] les soutiennent. »

Un discours tenu également, le 18 mai 2021, par Amichai Chikli, à l’époque député du parti d’extrême droite Yamina et aujourd’hui ministre des affaires de la diaspora :

« Il est de notre devoir de repousser les ennemis d'Israël : les repousser à Gaza, dans les rues de Lod, partout et aussi d’ici, de cet hémicycle, de la Knesset d’Israël. »

Les Palestiniens citoyens d’Israël disposent de droits politiques, dont celui de voter et de siéger à la Knesset. Deux partis arabes y sont actuellement représentés : Hadash-Ta’al, une alliance de la gauche radicale portée par un programme progressiste centré sur l’égalité et la fin de l’occupation ; et Raam, un parti islamiste conservateur, engagé dans une stratégie pragmatique visant à améliorer les conditions de vie des citoyens palestiniens. Aux législatives de 2022, ils ont remporté 5 sièges chacun, sur les 120 que compte la Knesset.

Lors de ces élections, plus de 85 % des citoyens arabes du pays ont voté pour ces partis. En excluant les Druzes – qui votent majoritairement pour des partis juifs et ne se définissent pas comme Palestiniens –, ce chiffre serait encore plus élevé. Il convient toutefois de souligner que la présence de ces partis au Parlement, souvent brandie comme preuve du caractère démocratique de l’État, est régulièrement remise en cause par la droite israélienne, qui les qualifie d’« ennemis » ou de « terroristes ».

Avant même le 7-Octobre, les événements de mai 2021 avaient renforcé ce discours, exploité par Benyamin Nétanyahou et ses alliés à leur retour au pouvoir, fin 2022. Pendant qu'ils se trouvaient dans l'opposition, ils accusaient le gouvernement précédent, en raison de la présence d'un parti arabe dans la coalition, de « soutenir le terrorisme ». Cette campagne de délégitimation, assimilant les Palestiniens à une menace intérieure, a joué un rôle crucial dans la victoire électorale du bloc pro-Nétanyahou aux législatives de 2022.

« Israël, les ministres du chaos », documentaire sur les ministres israéliens d’extrême droite, co-écrit par l’autrice de cet article, Arte (novembre 2024).

Vivre dans le viseur

Depuis l'arrivée du sixième gouvernement Nétanyahou, fin 2022, le racisme anti-arabe a atteint un niveau inégalé. Il se manifeste, entre autres, par une indifférence face à la forte hausse des crimes au sein même de la communauté palestinienne en Israël. En 2023, 223 Palestiniens d’Israël ont été assassinés, le taux de résolution de ces crimes étant inférieur à 10 %. Le gouvernement, et notamment Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale et ancien membre du mouvement suprémaciste Kach, reste inactif face à cette situation.

Dans les villes palestiniennes israéliennes, la tension monte, alimentée par des discours xénophobes et racistes largement diffusés dans l'espace public. C'est dans ce contexte explosif que survient l'attaque du 7 octobre 2023, secouant profondément la société israélienne.

Dix jours après le massacre du 7-Octobre, en pleine offensive israélienne sur Gaza, le chef de la police Kobi Shabtai publie une vidéo sur le compte Twitter en arabe de la police. Face caméra, il menace clairement les Arabes israéliens :

« Quiconque souhaite être un citoyen israélien, ahlan wa sahlan (bienvenue, en arabe) ; quiconque exprime sa solidarité avec les Gazaouis, je le mettrai dans un bus et l’y [à Gaza] conduirai moi-même. »

Cette menace marque le point de départ d’une importante vague de persécutions, toujours en cours, contre les Palestiniens citoyens d’Israël. En trente jours seulement, la police arrête ou ouvre une enquête contre 251 personnes, dont la moitié pour de simples publications sur les réseaux sociaux. Un like, un partage ou un message de solidarité avec Gaza suffit parfois à éveiller les soupçons.

Et la répression ne vient pas uniquement des autorités : ces Palestiniens sont aussi surveillés et interrogés par leurs employeurs, leurs universités, leurs collègues ou leurs voisins. Des centaines de personnes sont licenciées ou suspendues de leur travail ou de leurs études, pour une publication privée ou un propos tenu en petit comité.

Leur citoyenneté israélienne ne peut plus les protéger. Preuve en est l'usage croissant, à leur encontre, de méthodes d'arrestation et d'enquête jusque-là réservées aux Palestiniens de Cisjordanie, soumis à l'occupation militaire et dépourvus de droits.

À ce propos, la question de la perception des Palestiniens d’Israël par les autres Palestiniens – qu’ils vivent dans les territoires occupés, dans des camps situés depuis des décennies dans des pays voisins, ou ailleurs dans le monde – mériterait un développement en soi, pour lequel nous n’avons pas la place ici.

Malgré la peur et les menaces policières, de nombreux Palestiniens tentent tout de même de manifester leur solidarité avec Gaza. Mais, depuis le 7 octobre 2023, ce droit fondamental, pourtant inhérent à tout régime se revendiquant démocratique, est réservé aux seuls citoyens juifs. Les Palestiniens, eux, se voient interdire leurs manifestations, encore et encore.

La situation critique des Palestiniens citoyens d’Israël est non seulement ignorée mais aussi, parfois, interprétée de façon erronée dans les médias étrangers. En France, certaines personnalités manipulent des sondages, comme celui de l’Université de Tel-Aviv de décembre 2023, selon lequel, depuis le 7 octobre 2023, 33 % des Palestiniens citoyens d’Israël placent leur citoyenneté israélienne au premier rang de leur identité, 32 % leur identité arabe et seulement 8 % considèrent l’identité palestinienne comme la composante principale.

Pourtant, il suffit d’écouter les Palestiniens pour saisir l’ampleur de cette erreur.

En témoigne, le juriste palestinien Mohammed Abed El Qadir, citoyen d’Israël :

« Si je reçois un appel d’un numéro israélien inconnu et qu’on me demande comment je m’identifie, je pourrais répondre que je suis sioniste et prêt à faire le service militaire, tellement j’ai peur ! Notre persécution depuis le 7 octobre nous a prouvé que l’expression “Arabe israélien” n’existe pas et n’existera jamais. Nous sommes des Palestiniens et nous le serons toujours. »

The Conversation

Nitzan Perelman est ingénieure d'étude au CNRS et co-fondatrice du site Yaani.fr

16.04.2025 à 17:13

Cambodge : les migrations méconnues qui ont précédé l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges

Adélaïde Martin, Doctorante en science politique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Il y a 50 ans, après une longue guerre civile, les Khmers rouges entraient dans Phnom Penh et devenaient les maîtres d’un pays qu’un petit nombre de ressortissants avait quitté, plus ou moins précipitamment, dans les années, mois et jours précédents.
Texte intégral (2666 mots)

Le 50e anniversaire de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges le 17 avril 1975 donne lieu à de nombreuses réflexions consacrées au génocide qui s’est ensuivi. Mais c’est aussi l’occasion de braquer le projecteur sur un aspect méconnu : les migrations depuis le Cambodge au cours des années précédentes, en situation de guerre civile.


On connaît du Cambodge les migrations des réfugiés consécutives au génocide (1975-1979), souvent confondues ou assimilées dans les pays d’accueil aux déplacements parallèles partant des États voisins, le Vietnam et le Laos.

Le nombre des départs, le traitement des personnes déplacées à la frontière thaïlandaise, la mobilisation atypique autour de leur accueil ont focalisé l’attention politique et médiatique. Les dynamiques migratoires antérieures sont, quant à elles, bien moins connues. S’enracinant dans l’histoire de la (dé)colonisation et de la guerre froide, elles sont déterminantes dans la formation des premiers groupements cambodgiens en France, aux États-Unis, au Canada ou en Australie.

Exil politique et politique en exil : des années 1950 à la guerre civile

Dans les années 1950 et 1960, les départs en exil concernaient principalement les milieux anti-coloniaux et réformateurs. Rappelons les faits. Proclamée en novembre 1953 après 90 ans de colonisation française, l’indépendance du Cambodge est ratifiée internationalement en 1954 par les accords de Genève. Écartés des négociations et craignant des représailles, près d’un millier de combattants indépendantistes et de sympathisants communistes de la première heure prennent la direction de Hanoï. Pour eux, la capitale du Nord Vietnam sera à la fois une base de repli, un espace de regroupement et un lieu de formation en matière technique et militaire.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Tantôt roi, tantôt premier ministre, tantôt chef d’État, Norodom Sihanouk domine la scène politique nationale pendant plus de 15 ans. Les mouvements de gauche sont progressivement exclus de la représentation parlementaire et voient leurs effectifs réduits par les vagues de répression. Des stratégies d’opposition en dehors des institutions du régime sont adoptées : certains prennent le maquis, d’autres trouvent refuge en France.

C’est à partir de 1967-1968 que démarre l’escalade politique et militaire qui plonge le Cambodge dans un conflit civil. La guerre qui se déroule entre d’une part le Sud Vietnam, soutenu par les États-Unis, et d’autre part le Nord Vietnam, déborde désormais sur les territoires cambodgiens limitrophes. Dans la capitale, les tensions politiques internes se cristallisent autour de la présence accrue de troupes vietnamiennes sur le sol national, menant à la destitution de Sihanouk au début de l’année 1970 et à l’instauration d’un nouveau régime allié aux Américains : la République khmère.

À l’étranger au moment de cet événement, Sihanouk s’installe en République populaire de Chine et forme une alliance de circonstance avec ses anciens ennemis, les Khmers rouges. Leur insurrection, insérée dans des rébellions localisées contre le pouvoir central, gagne du terrain depuis les périphéries. Un organe de représentation politique est constitué en mai 1970 : le Gouvernement royal d’union nationale du Kampuchéa (GRUNK). Il est composé de proches de Sihanouk qui l’accompagnaient, d’une poignée de diplomates en exercice qui le rejoignent, de personnalités communistes installées à Paris ou ayant pris le maquis. Officiellement basés à Pékin, ses membres sont en réalité dispersés entre la France, la Chine, l’URSS et les zones dites « libérées » au Cambodge.

Mao Zedong (à gauche) et Zhou Enlai (premier ministre chinois) entourent Norodom Sihanouk lors d’une parade sur la place Tian’anmen à Pékin, mai 1970.

À Phnom Penh, Sihanouk et ses ministres sont condamnés in absentia, tandis que leurs proches restés au pays connaissent des périodes d’incarcération ou de résidence surveillée pour leurs liens supposés ou avérés avec l’insurrection. Deux des fils de Sihanouk quittent le Cambodge en 1973, l’un pour Aix-en-Provence où il devient enseignant à la Faculté de droit ; l’autre pour Pékin, puis Belgrade, avant de s’installer à Créteil en 1976. S’opèrent aussi des départs vers la France de hauts fonctionnaires se déclarant en faveur du GRUNK.

Si les départs survenant en période de guerre civile (1970-1975) ne concernent plus uniquement des opposants de gauche, il faut aussi tenir compte de ceux qui se politisent à l’étranger et ne sont pas identifiés comme des détracteurs du régime à leur départ. Les luttes qui se déroulent au Cambodge s’exportent en effet dans les espaces fréquentés par les ressortissants. C’est le cas au sein de la Maison du Cambodge à la Cité internationale universitaire de Paris, où se multiplient les tensions entre les étudiants en faveur de l’insurrection d’un côté, les résidents et la direction proches du pouvoir républicain de l’autre. Après la mort d’un étudiant en début 1973, le pavillon cambodgien est évacué puis fermé.

Dans cet environnement fortement polarisé, le choix d’un camp politique tend à s’imposer à tous, y compris à ceux dont les motivations initiales à la mobilité n’apparaissent pas principalement politiques.

Des migrations internes plus nombreuses que les migrations internationales en temps de guerre

En temps de guerre, l’émigration ne se réduit pas aux groupes d’opposants au régime de la République khmère. À partir de 1970, c’est moins le changement des conditions politiques que l’aggravation progressive du conflit qui amène d’autres profils à partir ou à rester à l’étranger. Ces migrations internationales constituent un fait minoritaire par rapport aux catégories internes déplacées.

Les violences de la guerre, dont les frappes aériennes états-uniennes intensives entre 1969 et 1973 visant les troupes communistes vietnamiennes et cambodgiennes, ainsi que la déstabilisation accrue de l’économie par la guerre, provoquent principalement des déplacements à l’intérieur des frontières nationales. Les centres urbains, qui absorbent une grande partie des migrations internes, sont toujours sous contrôle du pouvoir central en 1973, alors que les forces insurgées occupent plus des deux tiers du Cambodge. L’économie s’effondre, avec des pénuries d’essence, de nourriture et de produits de première nécessité ; les prix flambent et les productions agricoles s’amenuisent.

En 1974, les Khmers rouges contrôlent près de la moitié de la population et bloquent toutes les voies de communication terrestres. Dans un tel contexte, ceux qui rejoignent des pays occidentaux disposent de différentes ressources (moyens financiers, bagage culturel, relations sociales), voire ont déjà tissé une familiarité avec l’étranger (liens linguistiques, professionnels, amicaux, conjugaux ou familiaux).

Un continuum entre migrations volontaires et migrations contraintes

L’exil s’inscrit souvent dans des pratiques préexistantes de voyages d’études ou de circulation fonctionnelle. Le contexte de forte déstabilisation tend à pérenniser les déplacements internationaux de diplomates, d’enseignants, de fonctionnaires, d’entrepreneurs, ainsi que les mobilités pour études de jeunes diplômés. Le conflit engendre aussi le départ à l’étranger d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes. Il s’agit pour certains d’éviter l’enrôlement forcé dans l’armée républicaine ; pour d’autres, de se mettre à l’abri des roquettes et obus tirés par les Khmers rouges sur la capitale au cours de différentes offensives pendant les saisons sèches - qui touchent aussi les lieux d’instruction.

La situation continue de se détériorer début 1975, alors que la capitale se retrouve isolée du reste du pays et de nouveau visée par des tirs d’artillerie. Les départs à l’étranger s’accroissent, incluant aussi ceux de hauts dignitaires du régime. Accompagné de Chhang Song, ministre de l’Information de juin 1974 à mars 1975, Lon Nol, président de la République depuis 1972, quitte le pays le 1er avril pour Hawaï. Le président du Sénat devenu président par intérim, Saukham Khoy, et le ministre de la Culture, Long Botta, partent le 12 avril au cours d’une opération d’évacuation par hélicoptères organisée par l’ambassade états-unienne.

Saukham Koy arrive sur le porte-avions USS Okinawa après son évacuation de Phnom Penh le 12 avril 1975. Marine Corps Historical Collection/Wikimedia

D’autres envoient leur famille à l’étranger ou quittent le pays par leurs propres moyens, et ce jusqu’à la matinée du 17 avril.

Avec la chute de Phnom Penh, les ressortissants cambodgiens à l’étranger ne peuvent plus retourner librement dans le pays et leur émigration devient bien plus durable qu’ils ne s’y attendaient initialement. Par exemple, Ouk Thonn, président de la Société khmère de raffinage de pétrole, qui se trouvait en déplacement professionnel, s’installe avec sa femme à Paris, où le couple possède un appartement et où leurs enfants résident déjà.

Des départs de membres d’une même famille échelonnés sur plusieurs années aux départs précipités à l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges, en passant par les personnes bloquées à l’étranger, les temporalités et les modalités d’émigration sont variables. La distinction entre migrations forcées et souhaitées paraît peu opérante pour ces exilés, tant les logiques s’entremêlent.

Une estimation encore difficile

Aujourd’hui, il est encore difficile d’estimer le nombre de Cambodgiens dans les pays occidentaux en 1975, du fait des statuts administratifs disparates, des temporalités variables d’arrivée et des cas de migrations secondaires. Les étudiants et professionnels en mobilité semblent représenter une grande partie de cette « première vague » d’exil, aux États-Unis comme en Australie ou au Canada.

Dans le cas des quelque 5 000 Cambodgiens recensés en 1975 aux États-Unis, on retrouve, outre les personnes en formation, des individus évacués ou accueillis face à l’arrivée imminente au pouvoir des Khmers rouges. Par le parrainage des nouveaux arrivants, ceux qui ont poursuivi des études dans les universités d’État californiennes seraient à l’origine de ce qui deviendra la plus importante communauté cambodgienne à l’étranger, Long Beach.

En ne prenant en compte que les titulaires d’un permis de séjour, les Cambodgiens en France seraient passés de 1 016 en 1969 à 3 829 en 1974 (+80 % entre 1972 et 1973). Ils étaient alors très inégalement répartis sur le territoire : à titre d’exemple, Rennes n’aurait compté que 19 Cambodgiens en 1974. Venus initialement en tant qu’étudiants ou sous d’autres auspices, ils ont pu obtenir a posteriori le statut de réfugié, ou rester sous d’autres modalités. Dès le début de la guerre civile, des facilités administratives sont accordées aux ressortissants cambodgiens en France, préfigurant les choix politiques effectués pour les migrations ultérieures.

The Conversation

Adélaïde Martin a reçu des financements de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).

25 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
   Fiabilité faible
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓