29.04.2025 à 17:30
Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Selon Donald Trump, les décisions rendues contre ses décrets les plus controversés s’expliquent par le fait que les juges ayant pris ces décisions seraient tous de gauche et déterminés à l’empêcher de mettre en œuvre le programme pour lequel il a été élu. Des accusations qui ne résistent pas à l’examen : en réalité, les juges tentent d’exercer leur rôle de contre-pouvoir face à un exécutif qui considère les lois du pays, et même la Constitution, comme des obstacles irritants et injustifiés.
Pendant quarante ans, Donald Trump a eu des dizaines de démêlés avec la justice. Jusqu’en 2020, il apparaissait comme un justiciable difficile guidé par Roy Cohn, son avocat sans scrupule ; mais après sa défaite à la présidentielle de novembre 2020, il a basculé dans une dénonciation violente, systématique et populiste du système judiciaire.
Alors que 60 juges différents ont conclu à l’absence de fraude électorale et estimé que la victoire de Joe Biden ne souffrait d’aucune contestation, le perdant s’est lancé dans de multiples diatribes accusant les juges d’être des « gauchistes » maladivement hostiles à sa personne. Poursuivi au niveau fédéral pour des faits graves (ses tentatives de s’opposer à la certification des résultats de l’élection de novembre 2020 et la conservation à son domicile privé de Floride de documents classés secret défense) ainsi qu’au niveau des États (deux affaires pénales et plusieurs au civil, pour fraude financière, harcèlement et diffamation), Trump passe aux insultes et menaces contre les procureurs qui osent le poursuivre et contre les magistrats qui se prononcent sur les diverses motions fantaisistes et manœuvres spécieuses de ses avocats.
Mais grâce à ses habituelles manœuvres dilatoires et à l’aide d’une juge nommée par lui (Aileen Cannon en Floride) et l’appui de la Cour suprême (rappelons que durant son premier mandat, il a nommé au sein de ce cénacle de neuf juges trois juges très conservateurs), il n’est condamné que dans une affaire mineure à New York – l’affaire Stormy Daniels – dans laquelle le juge, en raison de son élection, a renoncé à prononcer une peine.
Sa réélection en novembre 2024 annonçait une nouvelle salve d’attaques contre les institutions judiciaires du pays ; et au bout de cent jours, on peut constater que le bras de fer est bel et bien enclenché.
Depuis son retour à la Maison Blanche, le 20 janvier 2025, Trump a signé plus de 130 décrets dont bon nombre sont contraires à la loi : limogeages massifs de fonctionnaires, gel des subventions fédérales aux agences et aux États ou à la Constitution par la tentative de mettre fin au droit du sol sans amendement à la Loi fondamentale. Ce qui a suscité une avalanche de référés et d’actions en justice afin d’éviter le « préjudice irréparable », qui est le critère d’intervention des juridictions en procédure d’urgence.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Une soixantaine de juges a déjà statué contre Trump, suspendant l’application de plusieurs décrets, exigeant la réintégration de fonctionnaires limogés en violation de leurs droits, la levée du gel sur les sommes votées par le Congrès et destinées à certaines agences dont l’agence de développement international Usaid, ou encore l’interdiction temporaire (par la Cour suprême) de la poursuite des expulsions vers le Venezuela en vertu de la loi sur les ennemis étrangers (Alien Ennemies Act).
À lire aussi : Trump et la lutte contre les migrants : ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire… et ce qu’il peut faire
Il est difficile de s’y retrouver car, souvent, les recours sont intentés devant plusieurs juges et, selon les cas, la décision émane d’un juge de première instance, d’une cour d’appel ou même de la Cour suprême, saisie en procédure d’urgence, qui a déjà statué plusieurs fois en matière d’immigration en particulier.
Trump est entouré de radicaux extrémistes partisans de la doctrine de l’exécutif unitaire (c’est-à-dire favorables à un pouvoir exécutif tout-puissant), qui le poussent à ne pas se plier aux décisions de justice et qui inondent les réseaux sociaux de critiques et de menaces de mise en accusation et de destitution de ces juges.
Pourtant, tous ne sont pas des « juges Obama » ou d’affreux gauchistes, loin de là. Bon nombre ont été nommés par Ronald Reagan (John C. Coughenour), par George W. Bush ou par Trump lui-même (Carl J. Nichols). Le juge James E. Boasberg, au centre du contentieux sur l’expulsion d’immigrés vers l’Amérique latine, a été nommé en 2002 par George W. Bush à la Cour supérieure du district de Columbia, puis promu par Obama ; le très respecté juge J. Harvie Wilkinson a, quant à lui, été nommé en 1984 par Ronald Reagan à la Cour d’appel du quatrième circuit, où il siège depuis quarante ans.
Le fait qu’il faille « préciser » le cursus d’un juge afin de justifier ses décisions est d’ailleurs en soi un signe de la polarisation doublée de désinformation qui caractérise les États-Unis aujourd’hui. Tâche quasi impossible quand une juriste accomplie, comme la juge Paula Xinis, nommée en 2015, donc par Obama, rend une décision rejetant l’expulsion d’un immigré salvadorien, pourtant fondée sur le droit et non sur ses opinions personnelles. Le juge Engelmayer, nommé par Obama, qui a refusé à Elon Musk l’accès aux données privées et confidentielles du Trésor, a même été accusé de « fomenter un coup d’État contre le gouvernement élu », tweet repris par de nombreux abonnés et retweeté par Musk.
Selon les membres de l’administration, les commentateurs de Fox News et les troupes Maga (Make America Great Again), ces juges sont des activistes qui n’auraient pas le droit de s’opposer à l’action « légitime » du président. C’est ce qu’a déclaré le vice-président J. D. Vance, qui, dès 2021, citait le 7e président Andrew Jackson, furieux d’une décision rendue par la Cour suprême de l’époque, qui aurait déclaré : « Le président de la Cour a rendu sa décision. Qu’il se débrouille maintenant pour la faire appliquer. »
Depuis qu’il est redevenu président, Trump dispose du soutien logistique et de la chambre d’écho de cette blogoshère de droite qui répercute critiques, accusations et demandes de destitution afin de délégitimer le pouvoir judiciaire et, par la répétition permanente, d’acclimater l’idée que les juges sont des militants de gauche empêchant le président de faire ce que lui ont demandé des électeurs qui lui ont offert en novembre dernier « une victoire écrasante » – en fait, un peu plus de 49 % des suffrages.
Ces accusations sont un bel exemple des retournements de logique dont Trump est passé maître. Ce sont les juges qui violeraient la Constitution et mettraient la démocratie en danger en s’opposant au chef de l’État. Trump et ses alliés cherchent à réécrire l’histoire de façon à inscrire leurs assauts contre le système judiciaire dans la lignée d’autres présidents, notamment le démocrate Franklin D. Roosevelt (en fonctions de 1932 à 1945). Ce dernier, confronté à l’opposition systématique de la Cour qui invalidait les lois du New Deal, avait envisagé d’y ajouter quelques membres. Devant l’opposition unanime des républicains et des démocrates, Roosevelt avait dû renoncer à son projet ; mais les juges de la Cour suprême avaient finalement évolué. Ce qui confirme que la Cour ne peut durablement être trop en avance (comme elle le fut, dans les années 1960, quand elle a jugé la ségrégation inconstitutionnelle et qu’elle a renforcé les droits civiques et les libertés individuelles) ou en retard (comme à l’époque du New Deal et, peut-être, actuellement) sur l’opinion majoritaire dans le pays.
Deux inconnues majeures subsistent : que fera la Cour suprême en dernier ressort ? Et l’administration Trump se pliera-t-elle à ses décisions ?
Trump et ses affidés ont menacé plusieurs juges de destitution. Il avait, dès 2017, déjà appelé à celle du juge Curiel – d’origine mexicaine mais né aux États-Unis – qu’il accusait d’être « un Mexicain qui le haïssait à cause du mur de frontière ».
En 2023, Trump a réclamé la destitution du juge Engoron, appelé à se prononcer sur les pratiques de fraude financière massive au sein de l’empire Trump. Les juges fédéraux, nommés à vie, peuvent faire l’objet de la même procédure de mise en accusation que le président en cas de « trahison, corruption ou autres faits graves ».
Au cours de l’histoire des États-Unis, seuls 15 juges ont été mis en accusation par la Chambre et seulement huit ont été destitués par le Sénat — pour alcoolisme ou fraude fiscale, mais pas pour la teneur de leurs décisions. En d’autres termes, cette procédure exceptionnelle n’a jamais été et ne saurait être mise en œuvre en cas de désaccord avec les décisions rendues par le juge.
C’est ce qu’a souligné le président de la Cour suprême, John Roberts, le 19 mars dernier, intervenant une nouvelle fois dans le débat pour rappeler qu’en cas de désaccord avec une décision, il y a la voie normale de l’appel.
Or, il est difficile de ranger John Roberts parmi les « gauchistes » : c’est lui qui a, entre autres, accordé une immunité quasi totale à Donald Trump dans la décision rendue par la Cour, le 1er juillet 2024.
À lire aussi : Donald Trump, une candidature aidée par la justice américaine
Son intervention est bien un signe de la gravité de la situation. Le président de la Cour suprême se sent obligé de rappeler l’indépendance de la justice, les juges ne pouvant être l’objet de menaces, de pressions et d’accusations diverses de la part des membres de l’administration et de la blogoshère de droite.
Le Chief Justice Roberts avait déjà repris le président Trump en 2018, lui expliquant qu’il n’y avait pas de « juges Obama » ou de « juges Trump », mais des juges compétents et dévoués qui font de leur mieux pour appliquer le droit en toute justice. Puis, dans son rapport annuel, rendu le 31 décembre 2024, le président de la Cour avait dénoncé les attaques personnelles visant les juges :
« La violence, l’intimidation et la défiance sont totalement inacceptables, car elles minent notre république et la primauté du droit. »
Ces menaces sont effectivement inacceptables dans un État de droit et dans un système où les contre-pouvoirs fonctionnent, mais elles mettent le doigt sur une vraie difficulté. Le pouvoir judiciaire a été créé comme étant « le plus faible », expliquait Alexander Hamilton dans le Fédéraliste. Il ne dispose ni de l’épée (l’exécutif) ni du porte-monnaie (le législatif). Dès lors, si l’exécutif viole la loi ou la Constitution et refuse d’exécuter ses décisions lui ordonnant d’agir ou de ne pas agir, il n’y a pas grand-chose que le pouvoir judiciaire puisse faire de lui-même.
La Cour suprême a accepté plusieurs saisines en urgence et a rendu plusieurs décisions temporaires et nuancées dans les affaires d’expulsion de migrants vers le Venezuela, mais qui ont été présentées par l’administration Trump comme des victoires politiques. Sur le fond, il n’est pas certain qu’elle invalide certains des actes du président, y compris le décret, clairement inconstitutionnel, qui prétend abolir le droit du sol sans amender la Constitution. Peut-être pour éviter une crise constitutionnelle dans l’hypothèse où l’administration refuserait de se plier à ses décisions.
Le Congrès est pour le moment aux ordres, mais il semble se réveiller sur la question des droits de douane : plusieurs sénateurs républicains ont tenté de revenir sur les habituelles délégations de pouvoir au président en matière de politique commerciale. La résolution bipartisane en ce sens n’a aucune chance d’être adoptée, mais c’est un signal fort qui montre que les élus ont entendu le mécontentement des citoyens. Or, les élections de mi-mandat (Midterms) auront lieu en novembre 2026, et une bonne partie des élus se présenteront de nouveau. Au cours des deux années à venir, le Congrès pourrait bloquer de nombreuses velléités autoritaires du président.
Aux États-Unis, les sursauts viennent toujours de la base et du peuple. C’est à l’opinion publique de pousser les élus à agir, d’inciter la Cour suprême à jouer son rôle de contre-pouvoir et de garant de la Constitution et des libertés, et de faire comprendre à l’administration Trump qu’elle doit respecter la Constitution et les valeurs de la primauté du droit (Rule of Law).
Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.04.2025 à 17:30
Insaf Rezagui, Université Paris Cité
La France pourrait reconnaître la Palestine au mois de juin prochain. Mais cette reconnaissance ne se produira que si l’Arabie saoudite, dans le même temps, reconnaît Israël, ce qui reste incertain. Dans tous les cas de figure, une reconnaissance officielle, en soi, tient avant tout du symbole dès lors qu’elle ne s’accompagne pas de mesures concrètes.
Le 9 avril dernier, Emmanuel Macron a annoncé que la France pourrait reconnaître l’État de Palestine en juin prochain, à l’occasion d’une conférence qui se tiendra au siège des Nations unies à New York et qui sera co-présidée par la France et l’Arabie saoudite. Il plaide pour une reconnaissance groupée, encourageant d’autres États occidentaux à s’associer à cette démarche. Toutefois, cette initiative reste conditionnée à une reconnaissance d’Israël par l’Arabie saoudite, s’inspirant des accords de normalisation conclus en 2020 entre certains États arabes (Maroc, Soudan, Émirats arabes unis, Bahreïn) et l’État israélien.
Cette annonce intervient alors qu’Israël a unilatéralement rompu, le 17 mars, la trêve qui était en vigueur à Gaza depuis le 19 janvier. Depuis la reprise de la guerre, les bombardements de l’armée israélienne ont causé la mort de près de 1 700 Palestiniens.
Avec cette reconnaissance annoncée, le président français entend accroître la pression sur le gouvernement israélien afin de parvenir à une nouvelle trêve et de relancer la perspective de la solution à deux États défendue aujourd'hui notamment par l’Union européenne - et prévue rappelons-le dès 1947 par la résolution 181 (II) du l'ONU - une perspective qui semble fragilisée par la réalité coloniale sur le terrain, où l’autorité israélienne contrôle l’intégralité du territoire palestinien de la mer Méditerranée au fleuve Jourdain.
En droit international, l’existence d’un État ne dépend pas de sa reconnaissance par d’autres, dès lors qu’il remplit les critères constitutifs de l’État : un gouvernement, un territoire, une population et la souveraineté, c’est-à-dire l’indépendance. La Palestine a proclamé son indépendance en novembre 1988 et, depuis, elle participe activement à la vie internationale. Elle est reconnue par 147 des 193 États membres de l’ONU, a adhéré à près de 100 traités multilatéraux, est membre de 21 organisations internationales et bénéficie du statut d’observateur dans de nombreuses autres.
Cependant, et c’est là tout l’enjeu, l’existence de l’État palestinien sur le terrain est empêchée par un fait internationalement illicite, reconnu comme tel le 19 juillet dernier par la Cour internationale de justice (CIJ) : l’occupation militaire israélienne, qui prend aujourd’hui la forme d’une annexion d’une large partie du territoire palestinien.
La reconnaissance doit donc être distinguée de l’existence d’un État. Selon la définition de l’Institut de droit international dans sa résolution de 1936, la reconnaissance est « l’acte libre par lequel un ou plusieurs États constatent l’existence sur un territoire déterminé d’une société humaine politiquement organisée, indépendante de tout autre État existant, capable d’observer les prescriptions du droit international et manifestent en conséquence leur volonté de la considérer comme membre de la Communauté internationale ».
La reconnaissance revêt un caractère essentiellement symbolique, dans la mesure où elle a une valeur déclarative et non constitutive. Aucune forme particulière n’est requise pour procéder à une reconnaissance : elle peut résulter d’un acte officiel, tel qu’un décret, ou de la combinaison de plusieurs éléments attestant de cette volonté.
En réalité, la France reconnaît déjà de facto l’État de Palestine. Cette reconnaissance découle d’une série de prises de position officielles, de déclarations, de votes favorables au sein des organisations internationales et de pratiques diplomatiques. Ainsi, la France a systématiquement soutenu les résolutions visant à renforcer le statut juridique de la Palestine à l’ONU. Elle a voté en faveur de son admission comme État membre à l’Unesco en octobre 2011, puis soutenu la résolution de l’Assemblée générale du 29 novembre 2012 attribuant à la Palestine le statut d’État non membre observateur.
Plus récemment, le 10 mai 2024, elle a voté pour l’admission de l’État de Palestine à l’ONU et, le 18 septembre dernier, elle a appuyé la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU dans laquelle l’organe onusien appelait les États à favoriser la réalisation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, ce qui implique une reconnaissance de la Palestine.
Par ailleurs, la représentante de la Palestine en France a le rang d’ambassadrice et la France entretient avec l’Autorité palestinienne des relations diplomatiques, politiques et économiques significatives. Elle dispose également d’un consulat à Jérusalem en charge des relations avec la population palestinienne. En somme, les faits attestent déjà d’une reconnaissance de l’État de Palestine par la France.
C’est pourquoi l’annonce d’Emmanuel Macron, qui intervient tardivement alors que, nous l’avons dit, 147 États – parmi lesquels l’Espagne, l’Irlande, la Suède ou encore la Norvège – reconnaissent déjà la Palestine, s’apparente avant tout à une manœuvre diplomatique visant à accentuer la pression sur le gouvernement israélien. Elle demeure par ailleurs incertaine, car elle ne se produira que si l’Arabie saoudite reconnaît Israël. Or, si des discussions informelles en vue d’une normalisation étaient en cours entre les deux pays avant le 7 octobre 2023, la guerre à Gaza rebat les cartes, l’Arabie saoudite ne pouvant faire fi de son opinion publique qui reste largement acquise à la cause palestinienne. Il apparaît donc peu probable que, aussi longtemps que la guerre à Gaza n’aura pas cessé, l’Arabie saoudite reconnaisse Israël (qui demeure non reconnu par une vingtaine d’États dans le monde).
Par ailleurs, le souhait de relancer la solution à deux États est plus utopique que jamais, dans la mesure où Israël rejette explicitement l’idée d’un État de Palestine en Palestine et que seules les autorités israéliennes contrôlent l’intégralité de la Palestine historique. La Cour internationale de justice a rappelé la réalité de l’occupation israélienne et la forme qu’elle prend actuellement dans sa décision du 19 juillet dernier : accentuation des colonies de peuplement, dépossession massive des terres, accaparement des ressources naturelles palestiniennes au profit des colons, augmentation des violences des colons contre les Palestiniens, situation pouvant être qualifiée de ségrégation raciale et d’apartheid, etc. Cette réalité coloniale laisse peu de place à toute perspective d’un État de Palestine.
De plus, en juillet dernier, la Knesset, le Parlement israélien, a adopté une résolution transpartisane rejetant toute reconnaissance de l’État de Palestine. Cette position contrevient au droit international, en particulier au droit à l’autodétermination des Palestiniens, peuple colonisé. Dans son avis du 19 juillet 2024, la CIJ a rappelé que le sort d’un peuple colonisé ne saurait être soumis à la volonté de la puissance occupante. Par conséquent, la mise en œuvre du droit à l’autodétermination ne peut en aucun cas être conditionnée à la tenue de négociations politiques entre Palestiniens et Israéliens, comme le soutiennent certains États occidentaux, dont la France.
Dans ce contexte, toute reconnaissance demeure symbolique si elle ne s’accompagne pas de l’adoption de mesures concrètes. Dans une résolution adoptée en septembre 2024, l’Assemblée générale de l’ONU avait rappelé les mesures que les États devaient adopter pour permettre la réalisation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien : « ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation » d’occupation ; faire la distinction « dans leurs échanges en la matière, entre Israël et le Territoire palestinien occupé » ; cesser « la fourniture ou le transfert d’armes, de munitions et de matériels connexes à Israël » qui pourraient être utilisés en Palestine ; prohiber « l’importation de tout produit provenant des colonies » ; respecter les trois ordonnances de la Cour internationale de justice rendues dans la procédure engagée par l’Afrique du Sud contre l'État d’Israël au titre de la convention internationale contre le génocide, etc.
Rappelons également que la France doit respecter ses obligations de membre de la Cour pénale internationale (CPI). Elle a notamment l’obligation de coopérer avec la Cour dans la mise en œuvre des mandats d’arrêt que celle-ci a émis contre Nétanyahou et son ancien ministre de la défense Yoav Gallant. Or, elle a récemment autorisé le survol de son territoire par un avion transportant le premier ministre israélien, ce qui constitue un manquement aux obligations qui lui incombent en vertu du Statut de Rome.
Déjà en novembre dernier, la France avait affirmé que Benyamin Nétanyahou devait pouvoir bénéficier des immunités reconnues aux chefs d’État des pays non parties à la CPI, adoptant une position contraire aux exigences de l’article 27 du Statut de Rome, lequel précise qu’il ne peut y avoir d’immunités devant la Cour, son Statut s’appliquant « à tous de manière égale, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle ». D’ailleurs, la France a toujours affirmé qu’elle mettrait en œuvre le mandat d’arrêt de la CPI émis contre Vladimir Poutine, alors que, tout comme Benyamin Nétanyahou (chef de gouvernement), il est le chef d’un État non partie à la Cour. Cette position renforce les accusations de « deux poids-deux mesures » souvent exprimées à l’encontre de Paris.
En faisant du droit international une variable d’ajustement de sa politique étrangère, la France est devenue inaudible dans ce conflit. Il est contradictoire de vouloir reconnaître l’État de Palestine tout en manquant à ses obligations juridiques. Répétons-le : une telle reconnaissance, symbolique en l’état, ne risque pas de produire beaucoup d’effets si elle n’est pas accompagnée de mesures concrètes.
Insaf Rezagui ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.04.2025 à 17:26
Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)
L’arme nucléaire, du fait des conséquences désastreuses qu’entraînerait son emploi, est vouée à rester un élément de dissuasion. Si la menace du recours à cette arme ultime est fréquemment brandie côté russe, il n’en demeure pas moins que les responsables au Kremlin ont pleinement conscience des coûts pratiquement incalculables qu’une telle décision engendrerait. Pour autant, si le pire n’est jamais certain, il n’est jamais à exclure totalement.
La situation géopolitique extrêmement perturbée aux marches du continent européen remet sur le devant de la scène l’arme nucléaire. Les menaces explicites ou implicites de son utilisation contre un pays de l’Union européenne (UE) ou contre l’Ukraine, exprimées par Vladimir Poutine, la proposition d’extension de l’arsenal nucléaire français à d’autres États européens, avancée par Emmanuel Macron, et le questionnement sur la crédibilité des armes nucléaires américaines présentes en Europe : le contexte invite à s’interroger sur le risque qu’une arme nucléaire soit employée sur le continent, voire sur la possibilité qu’éclate une guerre nucléaire à grande échelle.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Depuis leur apparition en 1945, depuis Hiroshima et Nagasaki, les armes nucléaires occupent une place à part dans l’arsenal mondial. Si elles sont la quasi représentation du Mal absolu, de la destruction complète de pays, de continents voire de l’humanité entière, elles ne constituent pas des armes d’emploi. En effet, à partir de 1949, quand les Soviétiques ont à leur tour acquis l’arme atomique, cette dernière est devenue une arme dite de non-emploi, une arme politique, symbolique et stratégique. Une arme de dissuasion. Sa modernisation continue a pour fonction première d’augmenter son efficacité justement pour la rendre plus dissuasive, plus crédible face à un adversaire agressif. Elle est conçue pour ne pas être utilisée.
Le fondement de la dissuasion nucléaire est bien connu : un adversaire doté de l’arme nucléaire n’attaquera pas un pays nucléaire ou un pays sous protection nucléaire, car il aura la certitude d’être détruit en retour. Dit de manière plus cynique, l’attaque n’a aucun intérêt, car elle n’engendre aucun gain pour celui qui frappe en premier.
La « paix nucléaire », centrale au temps de la guerre froide, n’a jamais cessé d’être, mais devient un concept plus prégnant depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Si cette forme de paix armée a été efficace depuis 1949, elle constitue par construction un équilibre instable, fondé non pas sur l’amour de la paix mais sur la peur et le calcul. En Europe, continent où plusieurs puissances sont dotées (la Russie, la France, le Royaume-Uni et les armes américaines disposées dans plusieurs pays européens), cet équilibre est d’autant plus décisif.
Les caractéristiques de notre continent – sa densité, son urbanisation, ses pays membres stratégiquement et militairement connectés – sont telles qu’une attaque nucléaire de la Russie, même limitée, si tant est que ce mot ait un sens en matière nucléaire, entraînerait des conséquences incalculables au sens premier du terme en matière politique, humanitaire, économique et écologique.
À lire aussi : Bombe atomique et accident nucléaire : voici leurs effets biologiques respectifs
Compte tenu de l’espace relativement restreint que constitue l’Europe, toute frappe sur le continent ne pourrait qu’être perçue comme menaçante de manière existentielle pour tous les autres pays. Une telle perspective est politiquement et stratégiquement insoutenable pour les pays européens.
Il est d’ailleurs remarquable de constater que les menaces plus ou moins explicites de Vladimir Poutine sur l’éventualité de l’usage nucléaire en réponse au soutien occidental de l’Ukraine sont restées lettre morte. Certes, l’Europe reste exposée aux surenchères stratégiques russes, mais la ligne rouge nucléaire n’a pas été franchie.
Si l’arsenal français, strictement indépendant en termes d’emploi a joué un rôle dans ce constat, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) joue un rôle décisif dans la décision du président russe de ne pas monter aux extrêmes. Si ce dernier a attaqué l’Ukraine dans le cadre de ce qui peut être appelé une « sanctuarisation agressive », il ne peut menacer un pays voisin membre de l’Otan, en vertu de l’article 5 de son traité qui stipule que toute attaque contre un pays membre constitue une attaque contre l’ensemble de l’Organisation.
Si l’article 5 n’engendre pas une réponse militaire automatique de la part de l’Otan, contrairement à ce qu’on peut entendre souvent, il est quasiment certain, et le plus important est que cela soit aussi quasiment certain dans l’esprit de la direction russe, qu’une attaque nucléaire entraînerait une riposte nucléaire. Nous sommes ici au cœur du phénomène dissuasif.
Néanmoins, le désengagement progressif des États-Unis sous l’administration Trump et ses déclarations anti-européennes voire anti-otaniennes affaiblissent par nature le caractère dissuasif de cette organisation, ce qui doit impérativement pousser les pays européens à renforcer leurs propres capacités de dissuasion, à la fois conventionnelles et nucléaires.
Une éventualité parfois évoquée est que la Russie utilise des armes nucléaires dites « du champ de bataille », de faible puissance, calibrées pour détruire des concentrations de forces adverses, afin de pouvoir dégager un espace permettant de développer une offensive. Une telle utilisation « limitée » serait d’une nature telle qu’elle n’engendrerait pas une riposte des pays de l’Otan.
Nous ne croyons pas à un tel scénario. Même tactique, c’est-à-dire de faible puissance, une arme nucléaire provoque de tels effets de souffle, de chaleur, de radiation, d’impulsion électromagnétique, de panique sociale et d’insécurisation des pays voisins qu’une seule frappe de ce type ne pourrait pousser qu’à l’escalade dont le paroxysme serait une confrontation nucléaire.
Au demeurant, l’évocation répétée, et jamais suivie d’effets, par la direction russe d’un recours au nucléaire tactique est une démonstration claire du caractère escalatoire d’une arme nucléaire de faible puissance – même si la réticence de Moscou à employer de tels moyens peut aussi être partiellement attribuée au fait que les Chinois ont fait comprendre aux Russes qu’ils étaient absolument opposés à tout usage du nucléaire et au fait que l’administration Biden, il n’y a pas si longtemps, a clairement fait savoir au Kremlin qu’un tel développement entraînerait une riposte américaine massive sur les forces russes.
Indépendamment du champ militaire, l’usage par la Russie de l’arme nucléaire aurait un coût immense en matière politique et diplomatique.
Il est fort probable que compte tenu de l’énormité des conséquences d’une frappe nucléaire, un pays qui lancerait une telle initiative deviendrait indéfendable pour ses propres amis ou pour les pays neutres.
Un tel pays perdrait sa légitimité internationale. Il verrait fort probablement les sanctions économiques de toute part s’abattre sur son économie. Dans un monde où l’image et la réputation façonnent les alliances, aucun acteur réaliste ne prendrait le risque d’un tel isolement, a fortiori la Russie, à l’économie peu performante.
Malgré les menaces récurrentes de la direction russe, l’usage de son arsenal nucléaire, comme c’est d’ailleurs le cas de tous les pays dotés, à l’exception peut-être de la Corée du Nord, reste soumis à des procédures strictes. Le président, bien que central dans la chaîne de commandement, n’agit pas seul. Le contrôle des clés nucléaires implique plusieurs étapes.
Il n’est pas acquis que l’ensemble de la chaîne décisionnelle menant à une frappe nucléaire suive son président, a fortiori dans un système russe souvent décrit comme mafieux, où les hautes autorités ont, non seulement, à redouter les effets directs d’une escalade militaire, mais également les effets qu’aurait une escalade sur leurs biens, souvent colossaux.
Il n’est pas exclu également que certains membres de la chaîne décisionnelle puissent bloquer une décision de frappe pour des raisons politiques ou morales.
Le déclenchement d’une escalade nucléaire par la Russie aurait des conséquences majeures sur la distribution du pouvoir sur la planète. Un conflit nucléaire en Europe pourrait être une opportunité majeure pour la Chine, même si son économie mondialisée en pâtirait. En effet, un effondrement de l’Europe couplé à un affaiblissement des États-Unis et de la Russie dans le pire des scénarios pourrait faire de la Chine la seule puissance intacte sans avoir eu à prendre part au conflit. Cette perspective, insoutenable pour les Européens, les Américains, mais également les Russes, est de nature à freiner toute tentation de dérapage nucléaire.
Nous venons de le constater, une guerre nucléaire en Europe demeure hautement improbable. Il ne s’agit pas ici de morale, bien qu’il ne soit pas illégitime de penser que les dirigeants mondiaux en possèdent une, mais plutôt de lucidité. La terreur mutuelle, le jeu des alliances, les conséquences de différentes natures, les risques d’escalades incontrôlées et la position d’attente de la Chine rendent l’usage de l’arme nucléaire peu opérant.
La capacité destructrice de l’arme, son caractère de menace existentielle pour un continent voire pour toute l’humanité ne peuvent servir des intérêts rationnels, ne peut valider des calculs avantageux pour l’une des parties.
L’humain est un être à la fois rationnel et émotionnel. Certains scénarios d’usage de l’arme, certes improbables, peuvent être explorés. Ces scénarios constitueraient alors des situations de rupture radicale où le rationnel serait supplanté par l’émotionnel sous la forme de la panique, du désespoir, de la perte de contrôle.
Il est possible d’imaginer un effondrement du régime autoritaire du président Poutine, provoquant l’indépendance de régions non russes dotées nucléairement et qui pourraient faire usage de l’arme. Un tel effondrement de la technostructure russe pourrait engendrer une rupture de la chaîne décisionnelle, amenant un acteur secondaire ou un chef militaire isolé à envisager une frappe, par calcul voire par folie.
Un autre scénario serait celui engageant le désespoir : face à un prochain effondrement économique l’empêchant de financer son économie de guerre, face à une éventuelle défaite militaire russe en Ukraine pour des raisons que nous ne voyons pas encore, la Russie pourrait envisager la menace comme existentielle, ce qui la pousserait à tenter le tout pour le tout, malgré la perspective d’une riposte dévastatrice.
Autre scénario, et l’histoire de la guerre froide nous le prouve, une guerre nucléaire pourrait être la résultante d’un malentendu technique ou d’un accident (lancement d’un missile par erreur, mauvaise interprétation de données radar, dysfonctionnement des systèmes d’alerte précoces entraînant une riposte automatique). Les grandes puissances ont bien entendu multiplié les systèmes de sécurité, mais une telle hypothèse a une probabilité non nulle.
Enfin, un retrait complet des garanties de sécurité ou un retrait américain de l’Europe, bien qu’improbable, pourrait conduire la direction russe à penser qu’une attaque nucléaire puisse être possible, négligeant de fait les arsenaux français et britannique.
Ces scénarios sont très peu probables. Alors oui, une guerre nucléaire est impossible en Europe… presque impossible. Ce « presque » nous entraîne néanmoins, Français et Européens, à cultiver notre vigilance stratégique, à user d’une diplomatie incessante et à se préparer à l’impensable même si le pire est hautement improbable.
Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.04.2025 à 16:58
Sylvain Bellefontaine, Économiste senior, spécialiste des pays émergents et en développement et analyste risque pays, en charge de l'économie internationale, de la Chine, de la Turquie, du Mexique et du Nigeria, Agence Française de Développement (AFD)
La guerre économique est en cours. Mais Donald Trump pourra-t-il persévérer dans la voie de la confrontation avec Pékin, étant donné les risques de déstabilisation économique et financière, une dépendance mutuelle a priori plus difficilement substituable pour les États-Unis et la détermination sans faille affichée par les autorités chinoises ?
Alors que le capitalisme mondialisé du gagnant-gagnant a laissé place à l’idée d’un « capitalisme de la finitude », du fait de la prise de conscience générale du caractère limité des ressources planétaires, la guerre commerciale, technologique et monétaire s’intensifie entre les États-Unis et la Chine. Et à ce stade, les dirigeants chinois apparaissent plus résolus à réagir que lors du premier mandat de Donald Trump.
Objectivement, les États-Unis ne sont pas en position de force sur tous les plans, ce qui pourrait les conduire à privilégier un « super deal » avec Pékin (cf. tableau infra). Néanmoins, dans un scénario d’escalade extrême des tensions sino-américaines, le risque est celui d’une déstabilisation majeure de l’ordre économique mondial, voire d’un basculement sur le terrain géopolitique et militaire.
La relation économique sino-états-unienne résume les grands déséquilibres macroéconomiques mondiaux, dans un jeu comptable à somme nulle, illustré par les positions extérieures nettes des deux pays. Ces déséquilibres peuvent perdurer ou se réguler graduellement par des ajustements coopératifs ou des évolutions non concertées mais convergentes des modèles économiques et de société. Aucune de ces options n’apparaît envisageable, à très court terme, compte tenu de l’escalade dans le rapport de force entre les États-Unis et la Chine.
Le projet de l’administration Trump est un miroir aux alouettes. D’une part, il prône une relocalisation des investissements et une réindustrialisation (qui prendraient au mieux des années) pour soutenir l’emploi et l’autonomie stratégique du pays, à travers une dépréciation du dollar « concertée avec les partenaires ». D’autre part, il cherche à maintenir l’hégémonie du dollar comme devise de réserve internationale, tout en préservant le modèle consumériste.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Ce double objectif antinomique sur le dollar remet au goût du jour le dilemme de Triffin, matérialisé lors de la suspension de la convertibilité du dollar en or en 1971, en vertu duquel le dollar devait satisfaire deux objectifs inconciliables : la stabilité en tant qu’étalon de mesure pour les monnaies et les marchandises, et l’abondance en tant que moyen de règlement international et instrument de réserve.
Avec la menace de retrait des garanties de sécurité états-uniennes, les tarifs douaniers sont brandis comme une arme coercitive et de négociation envers le reste du monde vassalisé. À double emploi, ils sont aussi envisagés comme un moyen, au mieux très partiel, de substituer les taxes à l’importation aux impôts domestiques, rappelant les États-Unis du tournant du XXe siècle.
À lire aussi : Recréer un second « Gilded Age » (Âge doré) : les illusions de Trump
Quant à la Chine, elle se présente avec ses certitudes sur sa puissance industrielle et exportatrice, déployant une stratégie fondée sur le triptyque représailles-adaptation-diversification. Mais des doutes existent quant à sa capacité à rééquilibrer son modèle de croissance vers la consommation, dans un contexte de sur-épargne accentuée par la morosité ambiante post-pandémie.
La crise immobilière, la déflation, l’endettement élevé (entreprises et collectivités locales), le ralentissement structurel de la croissance économique et le déclin démographique font poindre le spectre d’une « japonisation précoce ». Les similitudes avec la trajectoire du Japon pourraient même être renforcées par un éventuel nouvel accord sur les parités des devises comme celui du Plaza en 1985.
Les deux puissances systémiques mondiales s’affranchissent, chacune à sa manière, des justes règles de la concurrence et du commerce international. Les États-Unis jouissent (encore) du privilège exorbitant du dollar et de son pendant, à savoir l’extraterritorialité du droit américain. La Chine assure ses parts de marché mondiales (14 % au global et 22 % sur les biens manufacturés) en subventionnant ses secteurs stratégiques et en pratiquant une forme de dumping qui lui permet d’exporter ses surcapacités, aidée par le Renminbi, une devise chinoise jugée sous-évaluée par les autorités américaines, contrairement aux analyses du FMI.
Depuis quatre décennies, la relation sino-américaine est passée de la coopération à la « coopétition », pour glisser à partir de 2018 et dangereusement en 2025 vers la confrontation, à mesure que la Chine basculait du statut d’atelier manufacturier de biens à faible valeur ajoutée à concurrent direct sur les biens et services innovants, technologiques, verts et à haute valeur ajoutée.
Au cœur de la « première révolution industrielle » chinoise des années 1980-2000, l’attractivité pour les investisseurs étrangers, notamment à travers le déploiement de zones économiques spéciales (zones franches) et les transferts de technologies, a laissé place à une économie quasi schumpetérienne de l’innovation. Cette « seconde révolution industrielle » a été renforcée par des objectifs de « sinisation » des chaînes de valeur, d’indépendance technologique ainsi que d’autosuffisance et de sécurisation énergétique et alimentaire.
Traditionnel market maker sur le marché mondial des matières premières, des hydrocarbures aux produits agricoles, la Chine a très tôt pris conscience de l’importance des métaux critiques et stratégiques (dès les années 1980 pour les terres rares), domaine dans lequel elle dispose d’une position dominante, surtout en tant que transformateur avec une maîtrise complète de la chaîne de valeur.
En 2020, les produits manufacturés chinois généraient plus d’un tiers de la valeur ajoutée dans le commerce mondial de biens manufacturés. En 2022, 56 % des robots industriels installés dans le monde l’ont été en Chine et 45 % des brevets mondiaux ont été déposés par la Chine entre 2019 et 2023. Même si les États-Unis maintiennent leur leadership dans le domaine des start-ups, la Chine recense 340 licornes (start-ups privées valorisées à plus d’un milliard de dollars US), dont plus d’un quart sont impliquées dans le secteur de l’intelligence artificielle (dont DeepSeek) et des semi-conducteurs.
En avril 2025, le niveau prohibitif atteint par les droits de douane bilatéraux et les autres mesures non tarifaires annihile les échanges commerciaux sino-américains. Toutefois, les exemptions accordées par l’administration Trump sur certains produits, dont les ordinateurs et smartphones, illustrent la dépendance des États-Unis envers la Chine.
En 2024, malgré la perte de parts de marché aux États-Unis depuis le premier mandat de Donald Trump (14 % vs. 22 % en 2018), le marché états-unien absorbait (encore) 14,6 % des exportations chinoises, hors exportations « indirectes » transitant désormais par des pays tiers tels que le Vietnam. L’excédent commercial de la Chine envers les États-Unis ressortait à 279 milliards de dollars US en 2023, soit 26 % de son excédent global, alors que le déficit bilatéral des États-Unis était de 340 milliards de dollars US, soit 30 % de leur déficit global.
Loin d’être anecdotique, les terres rares extraites aux États-Unis sont raffinées en Chine et les IDE américains sur le sol chinois représentent des capacités de production installées importantes dans la filière des véhicules et batteries électriques.
Depuis la crise financière de 2008, consciente de son exposition excessive aux bons du Trésor américain, la Chine en a réduit sa détention de 1 300 milliards de dollars US en 2011 à 761 milliards de dollars US en janvier 2025. Ce montant encore significatif en termes absolus ne représente que 2 % de la dette publique des États-Unis, détenue à 22 % seulement par des non-résidents.
Si la stabilité du marché obligataire américain dépend plus largement des investisseurs résidents, le projet évoqué de contraindre le reste du monde à continuer de financer les déficits publics du pays à des conditions favorables (échange de dette contre des obligations à très long terme) ou d’imposer une taxe sur les détenteurs étrangers de bons du Trésor pourrait générer un risque majeur de déstabilisation financière mondiale en démonétisant l’actif sans risque de référence.
L’opinion publique américaine, les lobbies économiques, les marchés financiers, les GAFAM, les dissensions au sein de l’administration, ou encore les élus républicains en quête de réélection sont des forces de rappel qui pourraient imposer à Donald Trump une désescalade voire un « super deal » avec Xi Jinping. A contrario, l’entêtement dans des droits de douane punitifs pourrait générer une crise économique et financière mondiale profonde et une dislocation de l’ordre international.
Dans ce bras de fer entre Washington et Pékin, le temps joue donc pour le second. Le régime chinois est déterminé à faire de la Chine la première puissance économique mondiale d’ici à 2049, pour le centenaire de la République populaire. Il a montré sa capacité à se projeter sur le temps long et à instiller une dose d’adaptabilité du modèle d’« économie sociale de marché » suffisante à sa perpétuation, et il ne doit pas rendre compte de son action dans les urnes.
Dans sa relation au monde, la Chine poursuit sa stratégie séculaire de réserve de façade et propose le récit d’un pays ouvert, libre-échangiste, à la recherche de la concorde mondiale, se positionnant pour un ordre multipolaire et en contre-puissance des États-Unis. Dans le cadre de sa stratégie de soft power incarnée par le club des BRICS+ et la Belt & Road Initiative, la Chine a diversifié ses actifs financiers internationaux et investi tous azimuts en Asie, en Amérique latine et en Afrique.
Parallèlement à l’aversion croissante des investisseurs internationaux vis-à-vis du marché chinois dans une stratégie de derisking-decoupling, les firmes chinoises pourraient continuer de s’extravertir en investissant à l’étranger dans une stratégie de nearshoring et de contournement des barrières protectionnistes, notamment dans l’accès au marché européen.
Le désengagement des États-Unis du cadre multilatéral pourrait être une opportunité pour la Chine de renforcer son influence dans les instances internationales, en se présentant comme le principal défenseur des pays en développement, du libre-échange et de l’aide internationale, dans une forme d’inversion des valeurs.
Malgré tout, la position ambiguë de la Chine sur la guerre en Ukraine, ses accointances avec la Russie, la Corée du Nord et l’Iran, ses visées ostensibles sur Taïwan et son expansionnisme territorial en mer de Chine demeurent des sources d’inquiétude. La Chine, qui n’a plus été impliquée dans un conflit armé depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979, a augmenté ses dépenses militaires au cours des dernières années, pour les porter à 245 milliards de dollars US officiellement en 2024 – mais peut-être de l’ordre de 450 milliards de dollars US en réalité, soit encore moitié moins, exprimé en dollars, que le budget de la défense des États-Unis.
Voici un tableau volontairement binaire des scénarios géoéconomiques possibles, qui n’exclut pas d’autres hypothèses comme un scénario intermédiaire de « guerre commerciale universelle larvée » impliquant l’UE, voire d’autres puissances régionales.
Sylvain Bellefontaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.04.2025 à 10:42
Charlotte Emlinger, Économiste, CEPII
Kevin Lefebvre, Économiste, CEPII
Les sanctions promulguées à l’encontre de la Russie depuis février 2022 sont souvent contournées. Pour autant, elles n’ont pas été inefficaces car la Russie est contrainte de payer bien plus cher pour ses importations, notamment celles de biens utilisés sur le champ de bataille.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a conduit les pays occidentaux à imposer à Moscou un ensemble de sanctions. L’Union européenne (UE) a ainsi restreint ses exportations vers la Russie pour plus de 2 000 produits sur les 4 646 exportés avant la guerre. Ces sanctions touchent des biens de consommation finale, des produits intermédiaires et des équipements avancés. Parmi ces derniers, 20 % sont des biens à double usage, ayant des applications à la fois civiles et militaires, comme les hélicoptères ou les équipements de communication radio.
Après le début de la guerre et l’imposition des sanctions, les importations russes ont connu une baisse de 16 %. Cette réduction masque une chute de 64 % des importations en provenance de pays imposant des sanctions et, dans le même temps, une augmentation de 58 % des importations en provenance des autres pays.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Dans ce contexte, la présence sur le champ de bataille de drones et de missiles russes contenant des composants occidentaux, tels que des processeurs, des cartes mémoires ou des amplificateurs, pose la question de l’efficacité des sanctions. Malgré les restrictions, la Russie a en effet continué à s’approvisionner en produits sanctionnés, et leurs importations ont même augmenté de 34 % grâce à une diversion du commerce (Graphique 1), la Chine remplaçant largement l’UE comme principal fournisseur de ces produits (Graphique 2).
Ainsi, un tiers des produits sanctionnés par l’UE ont été entièrement compensés par d’autres fournisseurs, cette proportion atteignant même deux tiers pour la liste restreinte des produits à double usage et des technologies avancées exploitées par l’armée russe sur le champ de bataille en Ukraine.
À titre d’exemple, alors que l’UE était le principal fournisseur de radios de communication importées par la Russie en janvier 2021, pour un montant de 3,4 millions de dollars, contre 0,66 million de dollars pour les importations en provenance de Chine, la chute des exportations de l’UE à partir de 2022 a largement été compensée par l’explosion des exportations chinoises sur cette période (Graphique 3).
Si le contournement des sanctions a permis à la Russie de continuer à se procurer des biens critiques, cela ne signifie pas pour autant que les sanctions ont été inefficaces. Car ce contournement des sanctions occidentales a un coût : depuis la guerre (février 2022), le prix des importations russes (toutes origines confondues) a augmenté de 13 % de plus en moyenne que celui des importations du reste du monde (à produits et origines identiques), mais de 22 % en provenance des pays qui n’ont pas imposé de sanctions et de 122 % pour les produits stratégiques.
Ce renchérissement des importations russes provient en partie de la hausse des coûts de transport et d’assurance vers la Russie - de 3 % de plus qu’ailleurs depuis la guerre - du fait des sanctions commerciales et financières. Elle est néanmoins loin d’être le seul facteur explicatif de l’inflation à l’entrée du marché russe.
À la suite des restrictions commerciales, certains pays comme la Turquie ou l’Arménie ont servi d’intermédiaires pour acheminer des biens sanctionnés vers la Russie. Ces réexportations, loin d’être négligeables pour certains produits stratégiques comme les radios de communication (Graphique 5), ne constituent pourtant pas, d’après notre récente étude, un facteur majeur de la hausse des prix observée à l’entrée du marché russe.
Reste l’augmentation des marges des exportateurs : les prix des importations russes, nets des coûts de fret, ont en effet crû de 9 % de plus qu’ailleurs en moyenne depuis la guerre, avec une augmentation particulièrement marquée - de 45 % - pour les produits stratégiques. Les fournisseurs de la Russie ont ainsi pu profiter de la réduction de la concurrence sur le marché russe et exploiter sa dépendance pour augmenter leurs marges.
Par ailleurs, il y a toutes les raisons de penser que les nouveaux fournisseurs exportent des produits de moindre qualité, puisque ces origines étaient, avant la guerre, en moyenne moins chères que celles des pays qui ont imposé des sanctions. La Russie importait peu depuis ces pays avant 2022, ce qui suggère que le changement de fournisseur est une option de second choix.
Les restrictions occidentales à l’exportation ont donc atteint un de leurs objectifs en rendant l’approvisionnement de la Russie en biens stratégiques non seulement plus difficile et plus coûteux, mais aussi de moindre qualité.
Alors que les performances de l’économie russe (faible déficit public, faible dette publique, excédent commercial…) défient les prédictions, l’inflation se stabilise à un haut niveau, dépassant 10 % début 2025. Si la hausse des dépenses militaires et la pénurie de main-d’œuvre expliquent une partie de cette augmentation, les sanctions commerciales, à travers leur effet sur le prix des importations, contribuent également à nourrir cette hausse du niveau général des prix.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.04.2025 à 10:41
Jean-Marc Figuet, Professeur d'économie, Université de Bordeaux
Lancée trois jours avant l’investiture de Donald Trump, la crypto $TRUMP, sans utilité concrète, a pourtant connu une flambée spectaculaire. Comment expliquer ce phénomène ?
Et si la notoriété politique devenait une monnaie sonnante et trébuchante ? C’est le pari, provocateur et potentiellement lucratif, qu’a fait Donald Trump en lançant sa cryptomonnaie, sobrement baptisée $TRUMP, le 17 janvier 2025, soit trois jours avant son retour officiel à la Maison Blanche.
Commercialisé sur la blockchain Solana, ce memecoin a connu une envolée fulgurante. Introduit à environ 8 dollars, il a atteint un sommet à 77,24 $, le 19 janvier 2025, portant brièvement sa capitalisation à plus de 27 milliards de dollars. Mais cette dynamique s’est rapidement essoufflée. Après s’être stabilisé autour de 8,46 $, début avril, le cours du jeton est retombé à environ 7,50 $, le 17 avril.
Derrière ce jeton numérique, sans utilité réelle, se cache un phénomène bien connu des économistes : celui de la spéculation, nourrie par la croyance collective, les effets de réseau et le charisme d’un homme politique. Une bulle peut émerger même dans un marché parfaitement rationnel), dès lors que les investisseurs anticipent une hausse continue du prix. Abreu et Brunnermeier prolongent cette analyse en montrant comment les comportements stratégiques – chacun espérant sortir avant les autres – peuvent entretenir artificiellement une valorisation déconnectée des fondamentaux.
Dans une perspective historique, toutes les bulles, des tulipes hollandaises au bitcoin, partagent un même noyau. Celui d’un récit séduisant, puis d’une rupture brutale.
Le $TRUMP n’est pas seulement un actif volatil, c’est aussi le révélateur d’une frontière de plus en plus poreuse entre capital politique et capital financier. Dès lors, peut-on encore parler de simple mode cryptomonnaie ? ou s’agit-il du symptôme d’une économie au sein de laquelle l’influence personnelle devient un levier monétaire ?
En tant qu’économiste, je propose ici une lecture critique de ce phénomène inédit à la croisée des marchés, des symboles et du pouvoir.
Dans l’univers des cryptomonnaies, on distingue habituellement deux grandes familles. D’un côté, les projets fondés sur une innovation technologique ou financière, tels qu’Ethereum, les stablecoins ou les protocoles DeFI. De l’autre, les memecoins, ces jetons sans utilité pratique. Dotés d’un potentiel spéculatif fort, ils sont souvent alimentés par une communauté active ou une figure emblématique. $TRUMP s’inscrit pleinement dans cette seconde catégorie. Une distinction qui oppose les crypto-actifs à visée fonctionnelle (utility tokens) à ceux sans valeur d’usage et à finalité purement spéculative, comme les memecoins.
Cette dissociation entre valeur d’usage et valorisation de marché n’est pas propre au $TRUMP. Elle a été observée dès les premiers travaux académiques sur le bitcoin, qui montrent qu’il peine à remplir les fonctions économiques classiques de la monnaie. Comme le rappelle l’économiste Figuet :
« Le bitcoin ne peut pas être considéré comme une monnaie : l’absence de valeur intrinsèque et de cours légal se traduit par une forte volatilité qui ne lui permet pas de remplir les fonctions monétaires traditionnelles. »
Le $TRUMP pousse cette logique encore plus loin, en supprimant toute dimension technique ou transactionnelle au profit d’un pur récit spéculatif.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
À l’instar de Dogecoin ou Shiba Inu, le $TRUMP n’offre aucun service concret, ne repose sur aucun protocole technique particulier, et ne donne pas accès à des produits ou droits. Sa seule valeur repose sur son image : celle d’un président controversé, au fort pouvoir de mobilisation, qui transforme sa popularité en actif financier. Cette absence de « fondamentaux » ne l’a pas empêché de connaître une valorisation (brièvement) fulgurante. Dans un marché où les attentes sont autoréalisatrices, la valeur d’un actif peut alors naître de la seule croyance qu’il prendra de la valeur. Si suffisamment de personnes pensent que le $TRUMP montera, elles achètent, faisant ainsi monter le prix et confortant cette croyance.
Ce phénomène n’est pas nouveau. L’économiste Shiller a montré que les bulles spéculatives ne reposent pas uniquement sur des données économiques, mais aussi sur des croyances partagées, amplifiées par les médias et par les récits collectifs. Il approfondit cette idée en introduisant le concept d’economic narratives, ces histoires simples, virales et émotionnelles qui façonnent nos décisions économiques. Le récit du $TRUMP en est un exemple presque caricatural : un président devenu monnaie, un jeton comme déclaration politique, un actif numérique soutenu par une promesse implicite de pouvoir.
Le $TRUMP n’est pas un simple produit crypto. C’est un objet politique symbolique, investi d’un récit puissant et d’une forte charge émotionnelle. Et sur les marchés, parfois, cela suffit.
À la différence d’autres memecoins, le $TRUMP n’est pas né d’un simple mème internet ou d’un engouement collectif anonyme. Il est adossé à une figure politique bien réelle. Il incarne ainsi un tournant : la monétisation directe du capital politique.
En économie, on parle depuis longtemps de capital immatériel pour désigner les ressources non tangibles telles que la réputation, la visibilité ou l’image de marque. Les économistes Akerlof et Kranton ont montré que l’identité peut influencer profondément les comportements économiques, notamment lorsque des actifs sont associés à des appartenances symboliques. Dans le cas du $TRUMP, le jeton agit autant comme un instrument spéculatif que comme un marqueur d’engagement politique.
On peut également rapprocher cette logique de la brand equity. La valeur d’une marque ne tient pas uniquement à ses produits, mais aussi à l’ensemble des associations mentales qu’elle évoque. Le nom Trump, déjà décliné en produits immobiliers, alimentaires ou médiatiques, s’étend désormais au domaine des cryptomonnaies, avec pour seule promesse la persistance de l’aura présidentielle. Ce projet s’inscrit dans un écosystème plus large : NFTs à l’effigie de Trump, plateforme Truth Social, promesse d’un stablecoin patriotique ou d’un crypto Monopoly…
Cette stratégie de tokenisation de l’image politique pose une question nouvelle pour les économistes : à partir de quand la notoriété devient-elle une matière monétaire ?
Le cas du $TRUMP illustre parfaitement le fonctionnement d’un actif purement spéculatif : sans valeur d’usage, sans rendement attendu, mais dont le prix monte parce que d’autres y croient ou espèrent que d’autres y croiront. Ce phénomène repose sur un mécanisme bien connu : l’anticipation autoréalisatrice. Dans le cas du $TRUMP, ce type de comportement a été amplifié par un phénomène typique des marchés crypto : le FOMO (Fear Of Missing Out), c’est-à-dire la peur de manquer une opportunité.
À lire aussi : Le Fomo : Syndrome psychologique et outil marketing ?
Plus le prix monte, plus les acheteurs se ruent sur le jeton, de peur d’arriver trop tard. L’ascension fulgurante du prix en deux jours s’explique en grande partie par cette dynamique collective. Mais cette excitation est d’autant plus fragile que la structure du marché est déséquilibrée.
Seuls 20 % des jetons ont été initialement vendus au public, les 80 restants étant détenus par deux entités affiliées à Trump, libérés progressivement. Cette concentration crée un risque bien connu dans les marchés peu régulés : celui du pump and dump. Il s’agit d’une stratégie consistant à faire artificiellement monter un actif par effets d’annonce ou d’influence, puis à vendre massivement une fois le prix élevé, laissant les derniers entrants subir la chute.
Dans le cas du $TRUMP, aucun élément ne permet de dire qu’un tel schéma a été volontairement orchestré. Mais les conditions sont réunies : un récit viral, une offre concentrée, une bulle rapide suivie d’une chute brutale. On retrouve ici tous les ingrédients d’un actif hautement spéculatif, porté par une logique narrative et mimétique plus que par une analyse fondamentale.
Ce qui rend le $TRUMP particulièrement sensible n’est pas seulement sa dynamique spéculative. C’est aussi le fait qu’il soit directement lié à un chef d’État en exercice, à la fois émetteur indirect du jeton (via un trust familial) et acteur central du pouvoir réglementaire. Le président des États-Unis, dont les décisions influencent les orientations fiscales et financières du pays, est en position de tirer profit (même indirectement) d’un actif volatil qu’il a contribué à lancer.
Dans un système démocratique, cette situation soulève une problématique classique de conflit d’intérêts, analysée notamment par l’OCDE. Lorsqu’un détenteur d’une fonction publique peut bénéficier d’un avantage économique privé à travers ses décisions, l’intégrité de la fonction est en jeu. Dans le cas du $TRUMP, l’imbrication entre intérêts politiques et marchés financiers n’est ni théorique ni symbolique. Elle est concrète, visible, et potentiellement influente.
Ce cas invite à poser une question plus large : jusqu’où peut-on privatiser le capital symbolique du pouvoir ? Dans un monde où les frontières entre sphère publique et marchés sont de plus en plus floues, le risque est celui d’une monétisation du charisme, où la notoriété devient un actif négociable, une valeur refuge ou spéculative, selon le cycle politique.
Cette expérience inédite soulève des questions éthiques et économiques majeures, qu’aucune régulation n’encadre encore clairement. Espérons que le $TRUMP ne soit qu’un mirage, et non le prélude à une ère où l’influence politique se négocie sur les marchés financiers.
Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics pour sa recherche.
26.04.2025 à 15:41
Elizabeth Sheppard Sellam, Responsable du programme « Politiques et relations internationales » à la faculté de langues étrangères, Université de Tours
Coupes budgétaires, scandales, limogeages, licenciements à l’intérieur ; désengagement progressif de théâtres majeurs à l’extérieur, accompagné de menaces de déploiement massif face à des alliés, comme au Groenland ou à la frontière du Mexique : avec Donald Trump, la politique militaire des États-Unis connaît une transformation fulgurante qui suscite moult interrogations et inquiétudes, au pays comme ailleurs dans le monde.
Cent jours après son retour au pouvoir, Donald Trump a entamé une reconfiguration brutale et idéologique de l’appareil militaire des États-Unis. Loin d’un simple ajustement stratégique, c’est une transformation profonde de la défense nationale qui est à l’œuvre : coupes budgétaires massives, marginalisation de figures clés du Pentagone, recentrage des priorités sur des zones jugées politiquement rentables et retour assumé à une armée plus « loyale » que compétente.
Cette stratégie s’accompagne de scandales internes, de dérives autoritaires et d’un affaiblissement du moral des troupes. Le bilan des cent premiers jours touche bien au-delà de la sphère militaire : il pose une question centrale sur l’avenir de l’armée dans un État de droit fragilisé. L’opinion publique reste divisée entre ceux qui voient dans ces mesures un assainissement nécessaire et ceux qui dénoncent la dénaturation d’une institution républicaine.
Malgré l’annonce d’un budget record de 1 000 milliards de dollars pour Le Pentagone, les premières mesures de l’administration Trump 2 sont marquées par des coupes ciblées : les dépenses baisseront de 8 % par an pendant cinq ans sur les lignes jugées secondaires. Sont épargnées la modernisation de l’arsenal nucléaire, les technologies de surveillance et les opérations frontalières.
En revanche, des contrats majeurs avec Accenture ou [Deloitte](https://fr.wikipedia.org/wiki/Big_Four_(audit_et_conseil) ont été révoqués, et près de 61 000 postes civils sont appelés à disparaître. Le message est clair : il s’agit à la fois de réduire les coûts et de restaurer l’efficacité, même au prix de la stabilité interne.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Cette logique touche durement la logistique et l’entretien, ralentit la modernisation des systèmes et affecte directement l’entraînement des troupes. Pete Hegseth, le nouveau secrétaire à la défense, a ordonné la révision des standards physiques pour toutes les unités de combat, au nom d’une « culture du guerrier ». Priorité affichée : létalité et discipline. Réalité : une armée qui perd en cohésion et en compétences, déstabilisée par des choix idéologiques plus que fonctionnels.
La menace du gel des programmes de formation conjointe avec les alliés, divulguée par les médias suédois, a été démentie, mais reste une possibilité.
Les coupes budgétaires affectent aussi la recherche et le développement dans les domaines cyber, spatial et de l’intelligence artificielle, mettant en péril la compétitivité technologique des États-Unis dans des secteurs clés de la guerre du futur. Plusieurs experts militaires craignent un effet retardé, où les gains à court terme en efficacité budgétaire se paieront d’une perte de supériorité décisive dans une dizaine d’années. Ce pari sur le temps long, fondé sur une confiance idéologique dans la résilience de l’appareil militaire, pourrait s’avérer risqué dans un environnement stratégique aussi instable.
En parallèle de cette rationalisation budgétaire, la structure hiérarchique de l’armée est bouleversée par une série de renvois spectaculaires de hauts gradés : Timothy Haugh (directeur de l'agence américaine de renseignement, la NSA), Shoshana Chatfield (représentante à l’Otan), Charles Q. Brown Jr (chef d’état-major interarmées), Susannah Meyers (responsable de l’unique base américaine au Groenland)… Tous perçus comme critiques, non alignés, ou coupables d’avoir manifesté des doutes sur la ligne imposée depuis la Maison Blanche. Le Pentagone assume : il s’agit de restaurer la loyauté.
Mais les profils ciblés ne trompent pas : femmes, officiers issus de minorités, responsables attachés aux alliances multilatérales. L’offensive contre les politiques DEI (diversité, équité, inclusion) a d’ailleurs pris un tour systématique. Clubs dissous à West Point, livres retirés des bibliothèques militaires, suppression puis restauration de références historiques aux Tuskegee Airmen (les premiers aviateurs militaires afro-américains des États-Unis) ou aux Navajo Code Talkers (soldats issus du peuple navajo ayant mis au point un code indéchiffrable durant la Seconde Guerre mondiale) : c’est une mémoire militaire alternative que l’administration tente de configurer.
Les militaires eux-mêmes expriment de plus en plus leur malaise face à ce qui est perçu comme une croisade idéologique.
Les initiatives autour du mentorat, du soutien psychologique ou de la médiation ont été supprimées, car jugées « non prioritaires ». Le climat se durcit, et les départs anticipés sont à craindre, ce qui pourrait avoir des effets de longue durée. Ce phénomène pourrait durablement affaiblir la capacité de commandement intermédiaire, déjà sous pression.
Sur la scène internationale, l’administration Trump adopte une logique de repli sélectif. L’aide à l’Ukraine est brièvement suspendue en mars 2025. En avril, quand les villes ukrainiennes de Soumy et de Kryvyï Rih sont frappées par des missiles russes, la réaction des États-Unis est pour le moins évasive. Le 4 avril, après la frappe sur Kryvyï Rih, qui tue 11 adultes et 9 enfants, l’ambassadrice à Kiev Bridget Brink déplore les vies perdues sans citer la Russie, suscitant de vives critiques de Volodymyr Zelensky (elle pointera d’ailleurs la Russie du doigt après la frappe sur Soumy, le 13 avril, qui a fait plus de 30 victimes). Keith Kellogg, conseiller spécial de Trump pour la Russie et l’Ukraine, parle à propos de Soumy d’une « attaque au-delà de toute décence », sans plus de conséquences concrètes. Trump, pour sa part, se contente d’accuser… Volodymyr Zelensky et Joe Biden d’être à l’origine de la guerre. La volte-face des États-Unis vis-à-vis de l’Ukraine se ressent de plus en plus clairement.
Mais le désengagement ne s’arrête pas là. La promesse d’intégration de l’Ukraine à l’Otan est abandonnée. Les relations avec les alliés européens sont tendues. Contre l’avis du général Cavoli, commandant des forces des États-Unis en Europe (Eucom), Washington menace de retirer 10 000 soldats d’Europe.
En Asie-Pacifique, la doctrine est floue : alors que la Chine intensifie ses pressions sur Taïwan, les États-Unis gardent le silence, mais des rumeurs persistent notamment sur une réduction des effectifs stationnés en Corée du Sud.
En revanche, le pouvoir se redéploie ailleurs : Panama, la frontière du Mexique, le Groenland.
Moins d’alliés, plus de contrôle politique : c’est une géopolitique de l’entre-soi qui se dessine, déconnectée des alliances traditionnelles et source d’incertitude.
Les effets de cette stratégie se font sentir à tous les niveaux. Le retrait logistique de Pologne et les retards de maintenance affaiblissent l’aptitude à réagir rapidement en cas de besoin (« readiness »). Le moral des troupes décline. L’incertitude sur les déploiements, les coupes dans les effectifs civils et les révisions de standards alimentent une forme de désillusion.
Les écoles des bases militaires voient apparaître des mobilisations d’élèves contre la suppression de clubs ou de manuels. À Stuttgart, une cinquantaine d’élèves ont quitté leurs cours en signe de protestation, lors d’une visite de Pete Hegseth. Chez les anciens combattants, la colère monte : les associations comme VoteVets dénoncent la trahison des promesses faites aux militaires.
Parallèlement, des fuites sur les méthodes de communication non sécurisées exposent l’improvisation de l’équipe dirigeante. Un journaliste aurait été ajouté par erreur à un groupe discutant d’opérations classifiées au Yémen (Signalgate).
Un climat de peur paralyse toute contestation au sein du commandement. La loyauté prime sur la compétence, au détriment du professionnalisme. Des officiers anonymes évoquent une purge politique permanente. Cette culture du silence, accentuée par l’absence de stratégie claire, aggrave le malaise et affaiblit l’efficacité opérationnelle.
Le refus de Trump de se rendre à Dover (Delaware) pour accueillir les corps de soldats morts lors d’un accident en Lituanie est plus qu’un symbole : il incarne un abandon du pacte moral entre la nation et son armée. La fracture civilo-militaire se creuse, tout comme la méfiance entre institutions. Des généraux en retraite, des diplomates, et même certains élus républicains comme le président de la commission des forces armées du Sénat, le sénateur républicain Roger Wicker, du Mississippi, commencent à exprimer publiquement leurs inquiétudes.
Au niveau mondial, la stratégie trumpienne crée un vide. L’imprévisibilité de Washington affaiblit les alliances, brouille les doctrines et laisse le champ libre aux puissances révisionnistes. Le leadership des États-Unis, déjà contesté, sort durablement amoindri de ce tournant idéologique et partisan.
L’armée américaine, longtemps pilier du système international, se retrouve instrumentalisée et isolée, au moment où le monde aurait besoin de clarté, de cohérence et de stabilité. Dans les capitales alliées, le doute s’installe : les États-Unis sont-ils encore un partenaire fiable ?
Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.04.2025 à 17:45
Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po
Entouré dès sa naissance en 1948 de nombreux ennemis déterminés à le faire disparaître, frappé par de multiples actes terroristes, Israël a rapidement mis sur pied un système militaire d’une redoutable efficacité… tout en affirmant son attachement à une forme d’éthique dans la conduite de la guerre et allant jusqu’à présenter son armée, Tsahal, comme étant « l’armée la plus morale du monde ». Alors que sa réaction au massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 lui vaut l’opprobre d’une large partie de la communauté internationale et des accusations de génocide, il est particulièrement éclairant de se plonger dans l’ouvrage que le politologue Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po, auteur de plusieurs livres consacrés à l’État hébreu, vient de publier chez Flammarion, Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, qui revient avec finesse et érudition sur l’évolution de la société et de l’armée d’Israël, de la formation de l’État à nos jours, et dont nous présentons ici des extraits tirés de la conclusion.
Quelles leçons tirer sur la place qu’occupe la question éthique dans la société et l’armée israéliennes ? Certains auteurs pensent que la haine et la violence sont intrinsèques à toute guerre et qu’il est vain de se poser la question de la « morale de la guerre », « la guerre pulvérise les valeurs et les lois ». Cette affirmation est discutable. Des soldats, en Israël comme ailleurs, sont en mesure de réfléchir à leurs actes, de distinguer le licite de l’illicite et de faire preuve d’humanité. C’est se dispenser de toute réflexion, surtout en cette période où le droit international humanitaire est « de moins en moins respecté ». C’est justement parce que la guerre engendre les pires sentiments, qu’il faut s’interroger sur les conditions rendant le comportement des armées moins inhumain.
Mais qu’est-ce qui est « moral » et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Un « comportement moral » n’implique pas de s’abstenir de faire la guerre dans un milieu peuplé de civils. Il y a des moments où des opérations militaires, mettant la population ennemie en danger, doivent quand même être menées, pour protéger les siens. Une armée en guerre contre le terrorisme peut être confrontée à des choix difficiles.
Un « comportement moral », surtout dans les conditions de la guerre asymétrique, s’évalue avant tout par la volonté de témoigner un minimum d’humanité aux populations civiles, par le refus d’obéir à des ordres manifestement illégaux, par la réflexion, le doute : tuer ou laisser vivre ? Des précautions sont-elles prises au moment de planifier les opérations, pour minimiser les pertes civiles ? Le système judiciaire sanctionne-t‑il les combattants qui violent la loi ? La formation donnée aux combattants en matière d’éthique est-elle suffisante ? La société civile s’érige-t‑elle en rempart contre les atrocités commises par son armée, ou au contraire laisse-t‑elle faire ? Le leadership politique, les partis, condamnent-ils les violations flagrantes des codes moraux par leurs soldats ? Au regard de ces critères, comment la société israélienne et son armée se sont-elles comportées ?
La réponse n’est pas univoque. Dans son histoire, Israël a oscillé entre brutalité et retenue. Sa trajectoire éthique comporte quatre grandes périodes, quatre grands âges : la première (1948-1960) est celle de la lutte pour la création de l’État, dans un contexte de « guerre de survie ». Elle combine faible culture démocratique et sentiment de péril national. La « pureté des armes » est ignorée par les combattants, alors que c’est justement pour cette guerre qu’elle a été inventée. Certaines unités se sont livrées à des atrocités qui n’étaient justifiées que par celles commises par l’ennemi, par pure vengeance la plupart du temps, et parfois pour terroriser une population dont on espérait le départ. Les codes moraux étaient pratiquement inexistants. Les combattants ignoraient volontiers le droit international. Il n’existait aucun mécanisme de sanctions susceptible d’inhiber les soldats tentés de se faire justice. Dans de nombreux cas, ils se livraient à des exactions sans en avoir reçu l’ordre. Par moments, rien ne distingue le comportement des forces juives de celui des milices et armées arabes, le « bon » du « méchant ». Le commandement israélien n’osait guère sévir. La société civile suivait passivement les événements à travers une presse patriotique. La direction politique au courant des crimes commis a manqué de courage et finalement a laissé faire.
[…]
La deuxième séquence (1960-2000) tranche avec le passé de manière significative. Des évolutions internes et internationales vont favoriser l’éclosion d’une nouvelle culture, d’une véritable conscience morale. Depuis la victoire de juin 1967, le contexte sécuritaire régional s’est apaisé. Les combattants qui expriment leurs « dilemmes moraux » lors d’une guerre sont perçus comme des héros. La justice internationale s’invite dans les affaires intérieures des États, ce qui n’est pas sans impacter l’armée israélienne. La haute hiérarchie militaire, s’inspirant des armées occidentales, devient plus sensible au droit international. Celui-ci est enseigné dans les écoles d’officiers. L’armée se dote d’un code éthique. La démocratie se consolide, la société s’autonomise par rapport au politique, les associations se multiplient, la population acquiert une capacité de jugement critique, ne faisant plus confiance aveuglément au gouvernement.
La guerre du Kippour en 1973 voit éclore un mouvement de protestation chez des soldats qui osent réclamer des comptes aux dirigeants, et vont obtenir leur démission. La question éthique surgit de manière éclatante avec une manifestation gigantesque contre la guerre du Liban et le massacre des camps de Sabra et Chatila. C’est à cette époque qu’apparaissent des figures morales telles que le colonel Gueva et les objecteurs de conscience. Tous refusent d’obéir à des ordres imposant à la population ennemie des souffrances inutiles. Les familles de soldats n’acceptent plus le sacrifice aveugle de leurs enfants. Elles veulent savoir pourquoi leur pays part en guerre. Les ONG de défense de droits de l’homme se multiplient et portent à la connaissance du public toute violation de la loi. Le système judiciaire gagne en indépendance. La brutalité gratuite, les sévices, voire la torture, comme ceux qui se sont manifestés pendant la première Intifada, ne sont plus acceptés de la même manière. Ils sont d’ailleurs notablement freinés par des généraux refusant les appels de la droite à la répression violente. Les journalistes se sont faits, eux aussi, plus critiques.
Le troisième acte coïncide avec l’apparition des attentats-suicides de la seconde Intifada. Il devient difficile de ne pas répliquer à des actes barbares par des actions similaires. Le discernement tend à disparaître, les civils palestiniens sont associés à la cause terroriste. Apeurés, les soldats sur le terrain ne savent pas si l’homme (ou la femme) qui s’avance vers eux est un terroriste ou un civil inoffensif. Les délais de réaction se réduisent. On tire volontiers pour éviter tout risque. Le droit international est mis au banc des accusés, au motif qu’il ne protège pas les démocraties contre le terrorisme. […]
La régression par rapport aux décennies précédentes est palpable, sans renouer pour autant avec les années 1940-1950. Les massacres ne sont plus de mise. Tsahal n’a jamais adopté les méthodes des groupes terroristes. Elle ne veut pas se trouver au banc des accusés pour crimes de guerre. Elle n’entend toutefois pas se laisser totalement brider par le droit international. Elle fait le nécessaire pour montrer autant que possible qu’elle est une armée « morale », mais ses efforts s’arrêtent là où commencent les risques pour ses soldats. Elle module sa riposte en essayant de tenir compte de ces deux contraintes.
Le terrorisme va détruire les codes moraux et déstabiliser la démocratie, créant un climat psychologique nouveau dans l’armée comme dans la société. L’opinion publique connaît une dérive tangible vers la droite. Un processus qui va s’accentuer avec les attaques du Hezbollah et les roquettes du Hamas entre 2005 et 2010. L’éthique du combat, l’humanisme, la protection des populations civiles lors des conflits armés, le respect du droit international humanitaire, toutes ces règles qui s’imposent aux démocraties en guerre comme autant d’exigences morales, qui dans le passé étaient au cœur du débat public, se sont effritées.
Dans la société, les questions éthiques ne font plus débat. Ceux qui osent les aborder sont très minoritaires et vite accusés de trahison. Achever un terroriste blessé – rendu inoffensif – devient pour beaucoup d’Israéliens une « obligation morale ». C’est l’ère des soldats qui « tirent et qui ne pleurent pas ». Quant à leurs familles, elles se mobilisent afin que l’armée ne fasse prendre aucun risque à leurs enfants. Tout comportement « moral » est perçu comme inadéquat. L’objection de conscience se fait rarissime.
[…]
La quatrième et dernière période renvoie à la guerre dans la bande de Gaza due à l’agression du Hamas, le 7 octobre 2023. Le contexte n’est pas celui d’une attaque terroriste classique, comme celles que les Israéliens connaissent bien, mais celle d’une agression qui vise l’extermination. Des dizaines de milliers d’habitants ont dû être évacués, ce qui n’était pas arrivé depuis la guerre d’Indépendance en 1948. Il s’agit pour Tsahal d’« en finir » avec cette menace. La société meurtrie, traumatisée, réclame vengeance. L’envie d’en découdre domine fût-ce au prix de vastes destructions. Le nombre impressionnant de pertes civiles dans la bande de Gaza n’intéresse pas les citoyens israéliens. Tsahal a une dette particulière envers ses citoyens qu’elle n’a pas su protéger.
Contrairement aux slogans répétés avec insistance, il n’y a pas eu de « génocide ». Mais la rage emporte tout – les dilemmes, les hésitations, les précautions – et brouille les repères entre la démocratie et les organisations terroristes. Il faut frapper fort, vite, au mépris de la souffrance endurée par les civils. Aucun volet humanitaire n’a été mis en place. « Qu’ils se débrouillent ! », pourrait être le mot d’ordre de Tsahal. C’est aussi le retour aux bombes lourdes qui ne laissent aucune chance à ses destinataires.
La démocratie israélienne a subi un revers. Une démocratie doit marquer clairement la frontière qui la sépare des groupes terroristes, qui s’attaquent délibérément à des populations civiles. Israël a pris le risque de brouiller cette frontière. En tuant des civils, une démocratie délégitime sa propre lutte et fait oublier la cause qu’elle défend.
[…]
L’expression « Tsahal, l’armée la plus morale au monde » est un non-sens. On ne peut utiliser une qualification aussi lapidaire sur une période de plus de soixante-quinze ans, et compte tenu des nombreuses violations du droit. Tout dépend des périodes considérées, de la nature de la menace, du type d’opérations conduites. C’est une notion indéfendable, par ailleurs, tant la comparaison avec d’autres armées est difficile. La plupart des Israéliens sont convaincus que Tsahal se comporte mieux que les armées américaine, britannique et française.
Aucune étude comparative sérieuse, prenant en compte l’ensemble des données utiles, le contexte géostratégique, les particularités du terrain, le risque encouru par les soldats, les circonstances dans lesquelles des civils sont tués, n’a été entreprise pour étayer une pareille affirmation.
Dans les « jeux olympiques de la morale », la société israélienne s’est attribuée d’office la « médaille d’or », sans préciser à qui reviendraient l’argent et le bronze. Le célèbre militant de la paix, Uri Avnery, écrivit ironiquement que s’il devait classer les armées, il dirait que « Tsahal est plus morale que l’armée russe et moins que l’armée suisse. La seule armée morale est celle qui ne combat pas. »
Cette notion est d’autant plus vaine que Tsahal ne constitue pas, sociologiquement, un ensemble homogène. Il conviendrait de parler « des » Tsahal au pluriel, chaque grande unité étant dotée de sa propre sous-culture. Les unités versées dans la haute technologie, comme l’armée de l’air et les services de renseignement, se distinguent de l’infanterie, au contact quotidien de la population palestinienne qu’elle s’efforce de contrôler. L’armée de terre elle-même est traversée de multiples courants. Du côté des « good guys », les parachutistes, le Nahal, composés d’éléments plus disciplinés et sensibles aux questions éthiques. À l’autre bout de la chaîne, Golani, Guivati, la brigade Kfir et Magav, souvent commandés par des officiers issus du sionisme religieux, peuplés de militaires originaires des couches défavorisées ou de colons. Entre les deux, des unités dont le comportement dépend de la personnalité du commandant et de la dangerosité du secteur d’affectation.
Ceux qui ne jurent que par l’« armée la plus morale au monde » ignorent la complexité de Tsahal. C’est un mythe qui sert à étouffer tout débat sur la question de l’éthique. Il ne faut pas toucher à l’armée, vache sacrée de la société. Ce cri émerge d’ailleurs chaque fois que Tsahal se retrouve sur la sellette. Un véritable bouclier se lève alors pour défendre sa réputation.
Ce mythe ne s’éteindra pas à la publication de ce livre. Il résistera d’autant mieux qu’il renvoie à des croyances profondément enracinées, celle de la « supériorité morale » d’Israël sur les autres nations, qu’a analysée Daniel Bar-Tal, mais aussi à celle de la tradition biblique juive, source de l’« humanisme » du peuple juif. De plus, il favorise la cohésion sociale. Il autorise l’amnésie, le déni des moments pénibles. Il est une glace dans laquelle la société aime se regarder. Surtout, Tsahal « ce sont nos enfants, notre père, notre frère, notre sœur », des amis proches, qui « ont perdu leur vie pour nous protéger ». Bref, c’est la société israélienne. L’amour pour Tsahal interdit d’imaginer que « nos soldats » soient capables de transgresser des interdits. Tout élément de preuve en sens contraire est considéré comme « injuste », visant à délégitimer l’existence d’Israël.
La force de ce mythe, son aptitude à surmonter l’épreuve du temps, tient à sa capacité à forger une conscience collective, et au rôle qu’il joue dans la construction identitaire du pays.
Samy Cohen a reçu un financement de son laboratoire de recherche, le CERI/Sciences Po, pour sa mission de terrain en Israël, en novembre 2022.
24.04.2025 à 17:45
Necati Mert Gümüs, ATER, doctorant en science politique, Sciences Po Grenoble
Ce qu’Erdogan veut détruire en envoyant en prison Ekrem Imamoglu, ce n’est pas seulement la candidature d’un homme susceptible de le battre à la prochaine présidentielle. C’est aussi, voire surtout, un modèle de gouvernance, celui que l’édile déchu a instauré à Istanbul au cours de ses six années en tant que maire, qui privilégie la démocratie directe et qui montre qu’une autre voie que celle, autoritaire et verticale, chère au pouvoir est possible.
Le mercredi 19 mars au matin, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu a été placé en garde à vue avec 105 autres personnes sous les accusations de corruption et d’aide au terrorisme. Il est manifeste que cette opération vise cet homme politique et son équipe stambouliote, c’est-à-dire les cadres de la municipalité d’Istanbul, les maires d’arrondissement et les conseillers. L’opinion publique, tant nationale qu’internationale, s’accorde largement pour qualifier cette affaire de procès politique.
C’est pourquoi les médias internationaux s’interrogent sur les raisons pour lesquelles Ekrem Imamoglu est actuellement la cible du pouvoir. Dans les analyses, l’accent est principalement mis sur le profil personnel d’Imamoglu. En résumé, il est souvent présenté comme « un homme politique issu d’une famille sunnite et conservatrice, menant une vie séculaire, qui prie mais consomme de l’alcool », en opposition au président Erdogan, perçu comme un dirigeant religieux et conservateur. Toutefois, ce type d’analyses normatives et simplistes est insuffisant pour comprendre les dynamiques en jeu : le profil d’Imamoglu, largement répandu dans le paysage politique de la Turquie, ne se distingue pas fondamentalement de celui de nombreux autres responsables politiques d’opposition.
En réalité, la raison pour laquelle Imamoglu est visé par le pouvoir est qu’il contribue progressivement à briser l’illusion d’absence d’alternative construite par un parti hégémonique, l’AKP (Parti de développement et de justice, au pouvoir), qui prétend détenir le monopole du soutien des masses depuis le début des années 2000. Dans le contexte d’autoritarisme compétitif de la Turquie, l’émergence de la politique d’Ekrem Imamoglu et de son équipe, que nous qualifions d’« ekremisme » (Ekremizm) ou de « politique ekremiste » (Ekremist siyaset), a commencé à éroder cette dynamique, depuis l’accession d’Imamoglu au poste de maire d’Istanbul en 2019, par sa gouvernance locale, son approche politique et ses succès électoraux.
Depuis sa candidature en 2014 à la mairie de Beylikdüzü (l’un des arrondissements d’Istanbul), Ekrem Imamoglu a remporté toutes les élections auxquelles il a participé. Ces succès s’expliquent en grande partie par un modèle de campagne fondé non seulement sur la mobilisation des militants de son parti mais aussi, et surtout, sur la mobilisation citoyenne au sens large. Ce modèle permet au candidat d’isoler sa campagne électorale des dysfonctionnements de son parti, le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), tels que les conflits internes et le manque de militants actifs, tout en lui assurant l’accès aux ressources humaines nécessaires à sa mise en œuvre.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Lors des élections municipales de 2014, une première équipe composée de plus de 500 volontaires avait été constituée. En 2019, les « Volontaires d’Istanbul » (Istanbul Gönüllüleri), un groupe formé par d’anciens membres de l’association Oy ve Ötesi — une association indépendante d’observation électorale, active depuis 2014 —, a décidé de soutenir la candidature d’Imamoglu. Ce collectif, composé majoritairement de membres ou d’électeurs du CHP ainsi que d’électeurs d’autres partis d’opposition, est devenu la principale organisation citoyenne de la stratégie électorale ekremiste.
Les Volontaires d’Istanbul disposent aujourd’hui de représentations dans les arrondissements de la ville, les universités, et même à l’étranger depuis les élections de 2023. Ils ont activement mobilisé des citoyens bénévoles pour protéger les votes en faveur d’Imamoglu lors des élections locales de 2019 et 2024. Dans un contexte de perte de confiance dans le système électoral, marqué depuis le début des années 2010 par des accusations croissantes de fraudes et de manipulations des urnes, les Volontaires d’Istanbul ont réussi à se déployer dans tous les bureaux de vote d’Istanbul et à publier les résultats lors des élections municipales de 2019.
Ce modèle s’est progressivement diffusé à l’échelle nationale. Lors des élections générales de 2023, sous le nom de Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri), l’organisation a mobilisé plus de 100 000 citoyens à travers tout le pays pour assurer la sécurité électorale en faveur de Kemal Kilicdaroglu, candidat commun soutenu par Ekrem Imamoglu et l’Alliance de la Nation de l’opposition commune. En 2024, les Volontaires d’Istanbul ont également aidé d’autres candidats du CHP à mettre en place leurs propres réseaux de sécurité électorale. Par exemple, les Volontaires de Bursa (Bursa Gönüllüleri) ont été constitués pour soutenir la campagne de Mustafa Bozbey, candidat du CHP à la mairie métropolitaine de Bursa.
Les Volontaires d’Istanbul jouent également un rôle actif dans les campagnes électorales de 2019 et 2024 d’Ekrem Imamoglu. Ils mènent diverses activités telles que le porte-à-porte, les visites à domicile, les contacts avec les commerçants ainsi que la distribution de tracts électoraux dans des espaces publics comme les sorties de métro ou les places. Ces actions sont même adaptées aux caractéristiques socio-économiques des quartiers ciblés, avec des discours et des approches ajustés en conséquence.
Pendant ces campagnes, les volontaires recueillent les retours positifs et négatifs des citoyens, fournissant ainsi des données à la fois qualitatives et quantitatives pour orienter la stratégie électorale. En dehors des périodes électorales, les Volontaires d’Istanbul collaborent également avec la municipalité métropolitaine d’Istanbul sur des projets de volontariat urbain, notamment en matière de politiques sociales ou de protection des animaux. Ces initiatives semblent alors contribuer de manière significative à renforcer le soutien électoral à Imamoglu, en particulier parmi les femmes et les populations urbaines précarisées.
Ekrem Imamoglu n’hésite pas à établir une communication directe et participative avec les citoyens en dehors des périodes électorales, et à les impliquer dans les processus politiques. Il est régulièrement visible dans l’espace public en interaction individuelle et directe avec les habitants d’Istanbul et ses électeurs : dans les rues, sur les places, lors de visites aux commerçants ou sur les marchés.
Désormais reconnu comme un homme politique habile dans l’art de la répartie et du dialogue spontané, Imamoglu informe continuellement les citoyens et les invite à exprimer leurs idées et propositions. Par exemple, au lendemain de la défaite de l’opposition lors de l’élection présidentielle de 2023, il a publié, tôt le matin, une vidéo dans laquelle il promettait un « changement » avant de lancer, le 4 juillet 2023, un site Internet intitulé « Le changement pour le pouvoir » (İktidar için Değişim), invitant les citoyens à partager leurs opinions sur celui-ci pour un renouveau du CHP et de la Turquie. Selon les données publiées, le site a reçu plus d’un million de visites et plus de 100 000 contributions.
Les retours de ces électeurs modifient sa ligne politique, ce qui crée chez ses sympathisants le sentiment d’être écoutés. Imamoglu a déclaré le 27 juillet 2023 que la majorité des suggestions portaient sur une demande de changement à la tête du CHP. Par la suite, lors du 38e Congrès ordinaire du CHP, le 4 novembre 2023, il a soutenu la candidature, qui allait être victorieuse, d’Özgür Özel contre celle du président sortant du parti, Kemal Kilicdaroglu, qui avait perdu contre Erdogan lors de l’élection présidentielle de 2023. Il était le seul maire des grandes métropoles du CHP ayant soutenu publiquement l’opposition au sein de son parti.
Cette stratégie se retrouve également dans les conflits et blocages opposant la municipalité d’Istanbul au gouvernement central. Pétitions, sondages, forums et ateliers participatifs comptent parmi les outils les plus fréquemment utilisés. Cette approche permet à Imamoglu de construire un leadership autonome, en dehors du cadre de son parti, et de s’appuyer sur un soutien populaire direct.
La Turquie est marquée depuis longtemps par une dérive autoritaire et par une perte de transparence dans la gouvernance publique. Si l’on considère l’approche descendante et autoritaire adoptée dans les projets du gouvernement central, ainsi que les mobilisations locales qui y réagissent — telles que les revendications pour l’abolition des entretiens discriminatoires dans les recrutements publics —, on comprend mieux pourquoi le modèle de gouvernance publique instauré par la politique ekremiste à l’échelle locale émerge comme une alternative significative qui repose sur la participation citoyenne et la transparence.
Les bases de ce modèle ont été posées dès 2010, lorsque Ekrem Imamoglu est devenu président de la section locale du CHP à Beylikdüzü. Il y a mis en place une structure organisationnelle horizontale au sein des cellules de quartier du parti, en intégrant activement les bénévoles dans un esprit participatif. Par exemple, il a fondé des Maisons de solidarité dirigées par des femmes dans plusieurs quartiers. Il a aussi appliqué un quota de genre de 50 % au sein de la direction locale du parti, si bien que, déjà à cette époque, la moitié des membres de la section étaient des femmes, et la représentation féminine dépassait les 40 % à la fois dans les structures de quartier et dans la direction de la section.
Cette stratégie a permis d’élargir la base militante et de dynamiser la structure locale du parti. Après avoir été élu maire de Beylikdüzü en 2014, Imamoglu a poursuivi cette politique de recrutement des femmes et féminisation de la direction municipale. Il a également maintenu une communication directe avec les citoyens à travers les Journées citoyennes organisées en présentiel. Enfin, il a intégré le modèle des maisons de solidarité à la municipalité en fondant des centres de vie sociale accessibles à tous.
Immédiatement après les élections municipales de 2019, la nouvelle administration d’Ekrem Imamoglu dans la municipalité métropolitaine d’Istanbul (IBB) a commencé à diffuser en direct les séances du conseil municipal d’Istanbul et à enregistrer en vidéo les entretiens d’embauche. Tandis que le nombre de femmes employées par la mairie augmentait de manière significative, le tout premier plan local d’action pour l’égalité a été élaboré en 2021. Pour renforcer la démocratie participative locale, deux institutions clés ont été créées : l’Agence de planification d’Istanbul (IPA) et le Conseil de la ville d’Istanbul.
Les bureaux de l’Agence de planification ont non seulement développé des outils de participation, mais ont également proposé des politiques publiques élaborées de manière participative. Par exemple, le bureau KonkurIstanbul soumet régulièrement des projets urbains, tels que les places publiques, à des votes citoyens (comme pour le projet de la place Taksim en 2020, auquel ont participé 209 000 Stambouliotes). Le bureau Vision2050, quant à lui, a élaboré le plan stratégique de développement de la ville sur 25 ans à l’aide d’ateliers, d’enquêtes et de groupes de discussion.
Le Bureau des statistiques d’Istanbul publie les données municipales via un portail de données ouvertes (IBB Açik Veri Portali), tout en menant des enquêtes régulières sur divers sujets. Pour la première fois dans l’histoire de la ville, le Conseil de la ville d’Istanbul a mis en place des mécanismes participatifs locaux tels que des assemblées, des groupes de travail, des forums, des cafés participatifs, le budget participatif dans lequel la municipalité élabore une partie de son budget aux projets proposés et votés par les habitants et des initiatives comme Istanbul demande aux enfants, Istanbul demande aux personnes âgées ou encore l’atelier avec les communautés roms. Ces mécanismes visent à inclure la société civile et divers groupes sociaux dans la gouvernance locale.
L’application mobile IBB Senin informe des millions de citoyens sur les projets de la mairie tout en recueillant leurs opinions via des sondages. La direction de la planification urbaine de la municipalité a également lancé plusieurs projets de planification participative, couvrant presque tous les arrondissements d’Istanbul. Le plan le plus emblématique reste « Beyoglu est à toi » (Beyoglu Senin).
Suivi de près par l’opinion publique, le programme IBB Miras (Patrimoine municipalité métropolitaine d’Istanbul) privilégie, depuis 2019, des projets de restauration qui transforment les bâtiments historiques en espaces publics gratuits accessibles à la population et aux organisations de la société civile. Parmi les exemples notables, citons des bibliothèques ouvertes aux jeunes et aux étudiants (comme Casa Botter, les bibliothèques sur les ports, ou encore la bibliothèque du trolleybus), des ateliers et des espaces d’exposition pour les associations locales, ou des forums citoyens dans des lieux tels que le Musée Gazhane, le Musée Baruthane, le lieu culturel Çubuklu Silolar. De plus, la municipalité garantit la transparence en ouvrant les chantiers au public et aux experts.
Les résultats des élections locales de 2019 et 2024 ont permis à l’opposition en Turquie à développer une voie alternative face au pouvoir central autoritaire. La politique d’Ekrem Imamoglu lui a permis d’exercer une domination politique au niveau local d’Istanbul malgré l’hégémonie de l’AKP au niveau national.
Par ailleurs, en diffusant les dispositifs et mécanismes de ce modèle aux arrondissements de la ville d’Istanbul et au pays entier, la politique ekremiste a construit une nouvelle façon de faire la politique et a contribué à renforcer une alternative politique d’envergure. L’opposition en Turquie risque aujourd’hui de perdre son alternative la plus tangible si elle ne parvient pas à faire face aux attaques d’Erdogan.
Necati Mert Gümüs est membre fondateur de Initiative de Reforme Locale (Yerel Reform Girişimi, Turquie). Il a reçu des financements de l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) pour ses recherches doctorales.
24.04.2025 à 17:45
Denis Monneuse, Researcher - Deputy head of the diversity and inclusion chair, EDHEC Business School
Dimanche 27 avril, hommage sera rendu à la mémoire des victimes de la déportation de la Seconde Guerre mondiale. Seules 56 000 personnes sont revenues en France des camps de concentration ou d’extermination nazis. Leurs destinées ultérieures, hormis celles d’une poignée de personnalités, demeurent largement méconnues. Une étude récente vient combler, au moins en partie, ce manque.
Ce 27 avril, Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation, est l’occasion de commémorer le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration.
Certains survivants rentrés en France en 1945 sont connus : Robert Antelme, Stéphane Hessel, Jorge Semprun, Germaine Tillion, Simone Veil, Elie Wiesel… Mais que sont devenus les 56 000 autres rescapés qui, eux, sont restés anonymes ? Parmi eux, 3 800 avaient été déportés parce qu’ils étaient juifs ; la plupart des autres l’avaient été en tant que résistants. Plus de 70 % d’entre eux étaient de sexe masculin.
L’horreur des camps est connue. « À quelques rectifications mineures près, le débat est clos sur les faits », assurait déjà, il y a trente ans, l’historien François Bédarida. En revanche, on en sait peu sur ce que sont devenus les rescapés après 1945, car leurs témoignages s’arrêtent généralement à leur retour en France. Quant aux études psychologiques et médicales, elles portent surtout sur ceux qui ont émigré en Israël ou aux États-Unis et se focalisent sur les séquelles physiques et mentales.
Pour contribuer à une sociologie des survivants, j’ai analysé le parcours de 625 d’entre eux et étudié les différences avec leurs contemporains.
La grande majorité d’entre eux bénéficia d’un temps de convalescence (huit mois en moyenne) avant de reprendre leurs études ou leur activité professionnelle. Ils étaient généralement pressés de se remettre au travail afin de se réinsérer dans la société, si bien que certains retrouvèrent leur emploi malgré des séquelles persistantes. Les plus atteints durent cependant se réorienter vers des métiers moins exigeants physiquement.
Les femmes rescapées présentent un taux d’activité supérieur de 50 % à la moyenne des Françaises à l’époque. Celles (majoritairement juives) dont la famille avait été décimée n’avaient guère d’autre choix que de travailler. Quant aux anciennes résistantes, elles étaient peu désireuses de devenir femmes au foyer.
La majorité des survivants s’est redirigée vers son métier initial ou celui de son père : la continuité prévaut. Une minorité profita toutefois de la possibilité qui lui était offerte de reprendre des études pour changer d’emploi.
Les professions tournées vers autrui, que ce soit dans le domaine médical ou l’enseignement, sont sur-représentées. De même pour les métiers prestigieux (l’art, la recherche, le journalisme…) ou liés à l’honneur (l’armée par exemple) ; on peut y voir une soif de revanche. On note aussi une sur-représentation d’artisans et de commerçants. Cette volonté d’indépendance provient du désir d’une partie d’entre eux d’échapper à la hiérarchie et aux ordres qui leur rappelaient de mauvais souvenirs.
Ils ne laissèrent pas passer l’ascenseur social des Trente Glorieuses puisqu’un tiers d’entre eux connut une nette mobilité ascendante par rapport au milieu social de leurs parents ou à leur situation professionnelle précédant leur arrestation. Seuls 2 % connurent un déclassement.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Leur mise en couple fut assez rapide, aussi bien chez les célibataires que chez les veufs. Les survivantes se marièrent souvent dès 1946. Il faut dire qu’elles avaient du « retard » par rapport à l’âge moyen du mariage qui était autour de 23 ans à l’époque. Certaines témoignent que, pour elles, le premier homme convenable était le bienvenu, car il représentait l’occasion de quitter le domicile parental ou de se réinsérer pour celles dont la famille avait été décimée.
Les rescapées épousèrent généralement des hommes mûrs, car les « jeunets » de leur âge leur semblaient trop insouciants et superficiels pour les comprendre. Les rescapés, eux, attendirent généralement de retrouver une situation professionnelle stable avant de songer au mariage. Les anciens déportés furent deux fois moins nombreux que leurs contemporains à rester célibataires. Ceux qui restèrent célibataires furent essentiellement ceux qui souffraient le plus de séquelles physiques et mentales.
Plus de 10 % des mariages furent entre rescapés. Ces mariages endogames concernaient deux fois plus les anciens résistants que les juifs, sans doute parce que les réseaux de la Résistance puis les associations d’anciens déportés étaient propices aux rencontres.
Paradoxalement, les mariages endogames présentent un taux de divorce deux fois plus élevé que les autres. Si le vécu commun des survivants pouvait les rapprocher, cette base n’était pas nécessairement suffisante pour construire un couple durable.
Plus globalement, le taux de divorce des rescapés se situe dans la moyenne nationale. Les mariages précoces, y compris en secondes noces, ne furent pas toujours heureux. Le quotidien de la vie à deux put rapidement sembler banal et médiocre par rapport au bonheur du retour idéalisé dans les camps. Les rescapés divorcèrent deux fois moins souvent que les rescapées, notamment parce que, d'après les témoignages, les épouses de survivants étaient plus tolérantes aux séquelles que les époux des survivantes.
L’enfantement, par sa symbolique, était souvent vécu comme une victoire sur le nazisme et sur la mort, en particulier chez les juifs. L’empressement à créer une famille ne déboucha toutefois pas sur des familles nombreuses puisque les survivantes eurent en moyenne 1,9 enfant contre 2,4 pour leurs contemporaines. Cet écart s’explique par des mariages plus tardifs que la moyenne, des enfantements qui réveillaient le passé qu’une partie d’entre elles avaient cherché à oublier, mais aussi, tout simplement, par des séquelles telles que le vieillissement prématuré.
Quelle fut l’influence des camps sur les croyances ? « Ni pardon ni oubli » fut la ligne adoptée par la majorité des rescapés.
L’expérience concentrationnaire déboucha rarement sur de l’antigermanisme primaire : celui-ci fut limité et décroissant, malgré des critiques sur la faible dénazification mise en place en Allemagne.
Le ressentiment visait surtout des personnes spécifiques : tel SS ou tel kapo (un déporté chargé de superviser les autres déportés), particulièrement cruel, ou bien encore tel milicien à l’origine de leur arrestation. Une forte minorité de survivants (environ 30 %) semble être retournée sur les lieux de son ancien camp en guise de « travail de mémoire ».
Les plus jeunes d’entre eux qualifiaient parfois leur expérience concentrationnaire d’« université ». Si ce terme peut choquer, il est indéniable que ces quelques mois ou années ont marqué leur esprit. La plupart des survivants ont acquis une vision pascalienne de la condition humaine : ils disent avoir côtoyé le pire, mais aussi le meilleur à l’instar de liens de fraternité exceptionnels noués avec quelques camarades de déportation.
On peut se livrer à l’uchronie : leur vie eût-elle été radicalement différente s’ils n’avaient pas été déportés ? Paradoxalement, si l’on compare le chemin parcouru par les anciens déportés, avant leur arrestation et après leur rapatriement, on note relativement peu de discontinuités. Peu sont tombés dans le nihilisme ou disent que « Dieu est mort dans les camps ».
La déportation semble avoir été un catalyseur plutôt qu’une rupture : elle a renforcé leurs traits de caractère, leurs valeurs et leurs convictions politiques.
Denis Monneuse ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.04.2025 à 16:25
Nicolas Brisset, Maître de conférences en sciences économiques (HDR), Université Côte d’Azur
Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’Azur
Toute comparaison a bien sûr ses limites, mais alors que des parallèles sont effectués de plus en plus souvent entre la politique conduite par l’administration Trump et certains aspects des régimes des années 1930 et 1940, il est intéressant de souligner ce que l’actuelle administration de Washington a en commun avec le régime de Vichy, spécialement dans son rapport aux sciences sociales et dans sa vision de la modernisation technologique.
Cent jours après le début du second mandat de Donald Trump, de nombreux historiens estiment, au vu du comportement de la nouvelle administration et de certains de ses membres les plus influents, que nous assistons à une forme de retour des années 1930. Fait notable, les éminents historiens américains Robert Paxton et Timothy Snyder identifient dans le trumpisme un nouveau fascisme, dont certaines caractéristiques peuvent être autant rapprochées des pratiques de Benito Mussolini et d’Adolf Hitler. Sur ce même site, Johann Chapoutot souligne quant à lui combien le nazisme reste une « référence indépassable » pour les extrêmes droites à travers le monde, au premier titre desquelles figure celle qui gouverne les États-Unis.
À la recherche d’exemples passés susceptibles d’éclairer la situation présente, un autre cas historique – peut-être moins immédiat et moins spectaculaire – est mobilisé de façon croissante par les commentateurs anglophones : celui de la France de Vichy.
Cette analogie nous invite à examiner sérieusement les similitudes idéologiques entre l’administration Trump et le régime dirigé par Philippe Pétain de juillet 1940 à août 1944. Et, de fait, les points de convergence semblent abonder : les deux régimes alimentent le rejet qu’éprouvent des pans entiers de la population vis-à-vis de la démocratie parlementaire et des institutions républicaines ; tous deux désignent volontiers des ennemis intérieurs, définis par des caractéristiques ethniques ou idéologiques, qui mettraient en péril l’ordre social ; et l’un comme l’autre procèdent au renversement d’alliances géostratégiques, les anciens ennemis devenant les nouveaux alliés (l’Allemagne d’Hitler pour Pétain, la Russie de Poutine pour Trump).
À ces éléments vient s’ajouter une double dynamique particulièrement frappante : d’une part, l’hostilité à l’égard du savoir scientifique, notamment des sciences humaines et sociales ; et d’autre part, la tentative d’une alliance idéologique paradoxale entre tradition et modernité.
S’il est certain que les comparaisons historiques ont leurs limites, elles peuvent aussi avoir l’avantage de nous ouvrir les yeux sur des phénomènes à l’œuvre en nous offrant certaines grilles d’analyse à même d’interroger la période contemporaine.
Dès son accession au pouvoir, le régime de Vichy prit pour cible certaines disciplines scientifiques. La sociologie, dont la France fut l’un des berceaux, subit les foudres réactionnaires de la nouvelle administration qui l’accusait d’avoir contribué à la décadence morale du pays, ayant ainsi précipité sa défaite face à l’Allemagne nazie.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Cette jeune discipline, intimement liée à l’essor de la IIIe République, laïque et démocratique, avait aux yeux du régime de Vichy participé de la dissolution des fondements naturels de la société, notamment de la famille et de la religion catholique. La sociologie durkheimienne fut par exemple explicitement attaquée par François Perroux, professeur d’économie et idéologue influent sous Vichy, qui lui reprochait de dangereusement relativiser l’ordre social. En lieu et place d’une analyse des déterminations sociales, Perroux défendait une vision essentialiste où corporations professionnelles, famille et nation étaient perçues comme des réalités immuables dictées par un ordre divin.
La défiance de Vichy envers les sciences humaines et sociales s’inscrivait dans un anti-intellectualisme plus large, visant également les mouvements antifascistes, féministes, socialistes et marxistes. C’est à ces mouvements que le régime de Vichy associait alors la discipline sociologique. La dissolution de la Ligue des droits de l’homme, la persécution d’intellectuels antifascistes et l’épuration des universités en furent les conséquences.
En plus d’une censure sévère s’appliquant aux idées de la sociologie durkheimienne, ses lieux d’enseignement furent supprimés (la chaire de Sociologie en Sorbonne et le Centre de documentation sociale disparaissent dès 1940) et ses grandes figures persécutées. Plus fondamentalement encore, c’est à un véritable travail de « rééducation de la sociologie », pour reprendre les mots de l’historienne Francine Muel-Dreyfus, que s’est attaché le régime de Vichy.
Le trumpisme renoue avec cette hostilité envers certaines disciplines scientifiques, en particulier envers les savoirs critiques. Il mène aujourd’hui une attaque féroce contre la communauté académique en édictant des listes de mots interdits et en effectuant des coupes budgétaires massives dans des pans entiers de la recherche américaine.
Les études sur le changement climatique et la santé publique, ainsi que les travaux traitant des questions de diversité, d’égalité et d’inclusion sont clairement en première ligne, entrant dans cette grande catégorie fourre-tout du « wokisme » vilipendée ad nauseam par l’administration Trump.
Cette guerre faite aux sciences sociales est depuis quelques semaines déguisée en procès en antisémitisme. Le cas de l’Université de Columbia, qui a cédé sous la pression du républicain et annoncé une série de mesures destinées à revoir « sa gestion des mouvements étudiants » en embauchant un nouveau service de sécurité interne, est des plus emblématiques.
Mais Columbia, que Trump menace maintenant d’une mise sous surveillance fédérale, n’est pas la seule université attaquée. L’administration a ainsi gelé les subventions et lancé des enquêtes pour « antisémitisme » au sein d’une cinquantaine d’autres établissements d’enseignement supérieur.
Comme d’autres régimes autoritaires, Vichy ne célébrait pas seulement un passé idéalisé par la tradition (le « retour à la terre ») ; il ambitionnait aussi de réinventer la modernité, jouant sur une alliance paradoxale entre réaction et révolution.
Son programme de « Révolution nationale » mêlait ainsi valeurs traditionalistes et ambitions modernisatrices, comme le met bien en scène cette affiche de propagande de 1942.
Le régime poursuivait un « modernisme réactionnaire » – terme par lequel l’historien américain Jeffrey Herf (1984) définit le nazisme, mais qui s’applique également à Vichy – qui ne cherchait pas seulement à détruire les savoirs existants, mais entendait restructurer les sciences autour d’une idéologie propre.
On en trouve un exemple paradigmatique avec le cas de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains. Cet équivalent d’un CNRS pour le régime de Vichy – dirigé par le médecin eugéniste Alexis Carrel, appuyé par François Perroux, un temps secrétaire général – œuvrait à réorganiser les disciplines scientifiques (biologie, économie, psychologie et démographie) autour d’un projet eugéniste visant la régénération nationale. Il s’agissait à la fois de fortifier une population amollie par le libéralisme politique et de participer à la construction d’un système économique corporatiste en phase avec les inégalités « naturelles ».
Déjà en 1935 dans son best-seller l’Homme, cet inconnu, Alexis Carrel caressait le rêve de substituer à la démocratie un système fondé sur des qualités biologiques :
« Il faut que chacun occupe sa place naturelle. Les peuples modernes peuvent se sauver par le développement des forts. Non par la protection des faibles. »
Il est alors de la responsabilité des scientifiques du régime – au premier titre desquels les économistes, les statisticiens et les biologistes – de mettre en place ce système fidèle aux fondements de la société : le pouvoir des chefs et les hiérarchies clairement identifiées dans toutes les sphères de la vie sociale. En 1943, Perroux défendait l’idée qu’« avant d’être limité, le pouvoir doit être établi », fustigeant ainsi la « médiocrité » des « cœurs débiles » qui refusaient ces hiérarchies au nom de la lutte contre l’« oppression ».
Cette refondation de la science au nom d’un idéal réactionnaire trouve un écho troublant dans la figure d’Elon Musk. Sous couvert de champion du progrès technologique, Musk incarne surtout une vision autoritaire et intolérante, voire franchement eugéniste, où l’innovation est mise au service d’une concentration extrême du pouvoir économique et politique. Sur sa plateforme X, Musk a ainsi promu l’idée qu’une « République » fondée sur la liberté de pensée ne pourrait exister qu’à condition d’être dirigée par des « hommes de haut statut », les femmes et les « hommes à faible taux de testostérone » n’y ayant pas leur place.
Cette conception biologisante du pouvoir s’accompagne d’une rhétorique brutale qui voit Musk et Trump user régulièrement du terme « attardé » (retard) pour disqualifier leurs opposants.
À lire aussi : Du populisme de plateforme au populisme politique : Elon Musk change d’échelle
De Vichy à Washington, l’objectif de remplacer une bureaucratie supposément indolente et boursouflée par une nouvelle élite dont l’expertise technique s’exercerait au-delà du politique a un goût de déjà-vu. En effet, après l’exemple du vieux maréchal Pétain qui avait placé à la tête de certains ministères de jeunes et brillants ingénieurs civils censés renforcer l’appareil d’État, il y a une forme d’ironie tragique à voir le septuagénaire magnat de l’immobilier Trump accorder une place éminente à Musk et à ses DOGE Kids, une fidèle équipe de très jeunes ingénieurs informatiques chargés officiellement de chasser le gaspillage dans les administrations et les agences fédérales – en réalité, de les affaiblir et de privatiser ce qui peut l’être.
Qu’il s’agisse de Vichy hier, du trumpisme ou du techno-autoritarisme aujourd’hui, les mouvements réactionnaires ne cherchent pas seulement à censurer ou à discréditer les savoirs scientifiques. Leur ambition dépasse la simple suppression puisqu’ils visent à imposer leur propre vision du monde en restructurant la science et l’innovation selon des cadres idéologiques propres, faisant peser une menace inédite sur les institutions et les pratiques démocratiques.
Clairement, l’administration Trump est dans sa phase destructive, mais le précédent Vichy nous invite à suivre avec une grande attention si et comment vont s’amorcer des réagencements dans les programmes de recherches états-uniens. L’appel à une renaissance de la nation autour de valeurs chrétiennes particulièrement rigoristes et dont Trump s’affirme le premier défenseur, dans le cadre d’une véritable « guerre sainte », laisse penser que nous nous dirigeons vers une mise au pas religieuse de la science américaine.
Face à cette incroyable percée autoritaire et aux pressions exercées sur les contre-pouvoirs, l’Amérique pourra-t-elle se contenter de faire le dos rond pour les quatre prochaines années (deux, si la majorité bascule lors des prochaines élections du Congrès) ? Certains, à l’image de John Ganz, voient dans ce moment Vichy de l’Amérique un test pour les différentes strates de la société civile, et avant tout pour le personnel politique lui-même, républicain comme démocrate.
Il est d’ailleurs significatif de voir que l’épithète « Vichy » affublé à la situation états-unienne est apparu avant même la première prise de fonctions de Trump. Dès juin 2016, l’historien et documentariste Ken Burns avait parlé de « Vichy Republicans » pour fustiger ceux qui avaient abandonné à Trump le Grand Old Party ; ceux qui, par opportunisme ou par résignation, avaient trahi l’intérêt supérieur de la nation, tout comme trahirent l’écrasante majorité de députés et des sénateurs français lorsqu’ils accordèrent les pleins pouvoirs constituants à Pétain, le 10 juillet 1940.
Il y eut, ne les oublions pas, les Vincent Auriol, les Léon Blum et les Paul Ramadier. Ils furent 80 (contre 569) à dire non à Pétain. Où sont, aujourd’hui, les figures démocrates qui résistent ouvertement à l’administration Trump ? Cette question travaille déjà l’opinion américaine, et c’est au tour du Parti démocrate et de ses représentants de se voir ramenés à la France des années noires : ces « Vichy Democrats » sont accusés d’abandonner trop vite la lutte face aux prises de décisions de la nouvelle administration Trump, offrant la vision lénifiante d’un parti d’opposition qui semble atone et aphone.
Pour autant, certains démocrates tentent de se faire entendre. Le 12 mars dernier, le représentant John Larson s’est vivement emporté contre ses collègues républicains qui étaient intervenus pour bloquer l’audition d’Elon Musk, dispensant ce dernier de devoir rendre des comptes devant la principale Commission fiscale du Congrès. À mesure que les élections de mi-mandat approchent, on peut s’attendre à ce que les prises de parole protestataires se multiplient.
En réalité, alors que le régime de Vichy n’avait suscité qu’une résistance tardive de la population et de ses élites, les États-Unis de Trump voient déjà se structurer d’importants mouvements de contestation. Les coupes budgétaires tous azimuts dans le financement de la recherche universitaire trouvent sur leur chemin des contre-pouvoirs, notamment à l’échelon des États fédéraux tels que la Californie et New York, qui saisissent la justice et assurent des financements d’urgence.
À lire aussi : Envisager le pire : le scénario d’une crise de régime imminente aux États-Unis
Le 7 mars 2025, de larges manifestations à l’appel du collectif Stand Up For Science ont eu lieu dans une trentaine de villes américaines, trouvant d’ailleurs un réel écho international (en France notamment). À l’inverse de Columbia, Harvard vient d’annoncer qu’elle n’entendait pas se plier aux injonctions de l’administration Trump, renonçant ainsi à quelque 2,2 milliards de dollars de financement.
Ce refus, le tout premier auquel l’administration Trump est confrontée, a provoqué l’ire du président qui engage désormais un véritable bras de fer pour faire plier Harvard. La résistance de la plus ancienne et la plus prestigieuse des universités américaines annonce-t-elle un réveil des institutions académiques dans leur ensemble ? Plus largement, l’opinion publique américaine se rangera-t-elle derrière ses scientifiques ? Se retournera-t-elle contre l’homme qu’elle vient tout juste d’installer une seconde fois à la Maison Blanche ? Les prochains mois diront si la mobilisation du monde académique préfigure un sursaut de l’opinion publique dans le même sens.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
23.04.2025 à 16:23
Philippe Droz-Vincent, Professeur agrégé en sciences politiques et en relations internationales. Spécialiste du monde arabe, Sciences Po Grenoble
Un processus de transition politique est en cours. Une Constitution doit être adoptée et des élections doivent se tenir dans cinq ans. Mais les massacres survenus en mars dans la région alaouite sont venus brutalement rappeler que le chemin vers la paix durable sera long pour une société syrienne éprouvée par treize ans de guerre épouvantable, et alors que le pouvoir est exercé par un groupe au passé djihadiste.
Depuis la chute spectaculaire du régime de Bachar Al-Assad, l’évolution de la Syrie suscite de nombreuses interrogations.
D’une part, on observe certains développements qui paraissent constructifs, même si le pouvoir exécutif est très concentré entre les mains du président transitionnel : la « conférence de la victoire » tenue en janvier 2025 devant un conclave fermé de chefs de factions militaires, et marquée par la nomination au poste de président par intérim d’Ahmed Al-Charaa, le leader du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), a proclamé la suspension de la Constitution du régime précédent, la dissolution des services de sécurité, de l’armée, du parti Baas et du Parlement, et la mise en place d’un comité de dialogue national.
Ce comité a organisé fin février 2025 une « conférence du dialogue national » visant à aider à l’élaboration d’une Constitution intérimaire. Mi-mars 2025, Ahmed Al-Charaa a signé une « déclaration constitutionnelle », c’est-à-dire un texte définissant les règles du jeu pour une période de transition de cinq ans, à l’issue de laquelle devront se tenir des élections et une nouvelle Constitution devra être adoptée. Enfin, début avril 2025, il a nommé un nouveau gouvernement de transition, qui se veut « inclusif » (il comprend notamment une femme chrétienne, un Alaouite, un Druze et un Kurde).
D’autre part, la Syrie a connu les 6-8 mars 2025 un épisode très violent de massacres sur la côte (Jableh, Banyas, Lattaquié, Tartous) et à Homs, qui a commencé quand des combattants menés par d’anciens chefs recherchés de milices ou de forces prétoriennes du régime Assad ont attaqué de manière relativement coordonnée les forces de sécurité du nouveau pouvoir. La contre-offensive militaire de HTC et d’autres factions qui en sont plus ou moins proches a été chaotique, a conduit à des atrocités commises contre des civils et n’a pas empêché des règlements de compte entre voisins de confessions différentes qui ont principalement frappé la communauté alaouite. Des centaines de victimes civiles sont à déplorer au sein de cette minorité confessionnelle souvent associée au régime déchu, la famille Assad en étant issue.
La personnalité d’Ahmad Al-Charaa a fait l’objet de nombreux portraits détaillés. Le nouvel homme fort du pays est certes un acteur crucial (avec quelques autres). Il serait toutefois utile d’élargir le regard et de s’intéresser davantage à son organisation, HTC, qui a réussi à abattre en douze jours une dictature terrible, alors que les études quantitatives montrent que les guerres infra-étatiques voient en général la victoire du gouvernement en place et rarement celle des rebelles.
Les références aux talibans revenus au pouvoir en Afghanistan en 2021 sont peu parlantes, ce dernier groupe étant le produit des profondes transformations sociales d’une société afghane brutalisée depuis plusieurs générations par la guerre et surgi d’une forme de séclusion depuis les écoles religieuses (madrassa) à l’intérieur du pays et surtout de la frontière pakistanaise.
La généalogie de HTC, qui remonte au début de la guerre civile syrienne en 2012, est clairement djihadiste. Ses liens sont longtemps étroits avec l’État islamique en Irak puis avec Al-Qaïda, mais il rompt successivement avec le premier en 2013 puis avec Al-Qaïda (dirigée alors par Ayman Al-Zawahiri) en 2016. Ahmed Al-Charaa, chef du Front Al-Nosra, devenu Front Fatah al-Cham en 2016, avant sa fusion avec d’autres groupes rebelles qui donne naissance à HTC en 2017 (al-Cham signifie la Syrie géographique ou Damas en arabe), était alors connu sous le nom de guerre d’Abou Mohammed al-Joulani.
Le groupe armé HTC, connu pour ses attentats suicides spectaculaires contre le régime, mais aussi ses attaques violentes contre des villages alaouites ou druzes (de la province d’Idlib), est assez vite réputé pour son efficacité militaire, sa discipline et compte au départ en son sein des combattants dans toute la Syrie, entrant en concurrence pour le contrôle de la rébellion avec les autres groupes influents, en particulier salafistes et djihadistes.
Après l’intervention irano-russe (appuyée par l’action du Hezbollah) de 2015-2016, le retournement du conflit en faveur du régime repousse HTC vers la région d’Idlib, où le groupe va finalement émerger comme la force principale après une série d’affrontements entre 2017 et 2019 avec les autres puissants groupes salafistes présents sur place. HTC se retrouve alors contraint d’évoluer : il gère à présent une population locale de deux millions de personnes à laquelle viennent s’ajouter presque autant de réfugiés poussés par le régime Assad vers cet espace.
L’évolution, pour HTC, est aussi une question de survie : à partir de 2017-2018, sous la pression des troupes d’Assad appuyées par la Russie, HTC s’est rapproché d’acteurs régionaux, en particulier de la Turquie. Celle-ci a alors eu la haute main sur le Nord-Ouest de la Syrie, région promue « zone de désescalade » dans des négociations complexes conduites par Ankara avec la Russie puis avec l’Iran : ce processus dit d’Astana n’empêcha pas la Turquie de pratiquement entrer en conflit direct avec la Russie en février 2020 lors d’une tentative de reprise de la zone d’Idlib par le régime Assad.
Ajoutons qu’en se débarrassant, à cette période, des oripeaux du djihadisme, et en se plaçant dans la lignée directe de la « révolution syrienne » de 2011 et comme un gestionnaire pragmatique d’Idlib, HTC a pu se préserver de toute frappe venant de la coalition anti-Daech menée par les États-Unis.
Enfin, HTC s’est connecté de manière officieuse avec des acteurs internationaux : l’ONU, malgré les sanctions onusiennes et américaines contre HTC, était présente à Idlib, de même que diverses ONG internationales qui géraient la partie réfugiée de la population de la province.
De multiples études comparatives depuis les années 1990 montrent que, dans les situations de guerres civiles ou d’effondrement des États, des groupes armés non étatiques (armed non-state actors) aspirent à « gouverner » les territoires dont ils prennent le contrôle, en y instaurant, avec plus ou moins de succès, une administration parallèle et concurrente à celle de l’État qu’ils combattent. Cette « gouvernance rebelle » est généralement secondaire par rapport aux objectifs de structuration militaire, a peu d’autonomie par rapport à ceux-ci et représente souvent, pour les groupes en question, une manière de recruter.
Les études différencient les groupes armés non étatiques pour lesquels cette gouvernance est de pure façade, souvent destinée à les légitimer aux yeux de l’extérieur, de ceux qui s’ancrent réellement dans les dynamiques locales. HTC a acquis une expérience certaine à partir de sa gestion de la région d’Idlib. L’organisation s’y est connectée aux notables et aux leaders religieux locaux, certes conservateurs mais pas sur la même ligne idéologique que le djihadisme originel du groupe d’Al-Joulani. De 2017 à 2024, HTC a ainsi dirigé cette région du nord-ouest, mais sans la dominer totalement.
Depuis décembre 2024, HTC a transféré cette expérience d’Idlib au niveau national syrien. HTC domine la transition avec une petite élite cohésive, importée de ses structures d’Idlib, mais insuffisante numériquement pour gouverner toute la Syrie. Le groupe qui dirige la transition autour d’Ahmed Al-Charaa est restreint. On le retrouve au cœur des deux gouvernements de transitions de décembre 2024 puis avril 2025 : les ministres de la défense, des affaires étrangères et de l’intérieur, ainsi que le chef des renseignements sont tous issus des structures de HTC en place à Idlib.
HTC a pensé de longue date ce projet d’arrivée au pouvoir. On peut dans un premier temps le comprendre en reprenant les analyses d’Ibn Khaldun, historien musulman du XIVe siècle, qui soulignait que dans le monde des empires islamiques, il arrive que des individus issus du monde rural, liés par des liens de solidarité ou familiaux, créent un groupe cohésif, une asabiyya, qui peut parvenir à construire un pouvoir (une dynastie) en milieu urbain et à perdurer tant que l’esprit de solidarité reste ferme.
Mais à Idlib, derrière une idéologie qui a fortement évolué depuis son point de départ djihadiste pour devenir plus nationaliste syrienne tout en demeurant clairement musulmane conservatrice, HTC a agrégé une génération de trentenaires ou quadragénaires venus dans cette région de toute la Syrie, poussés par la guerre et le régime Assad, et qui vont désormais constituer ses cadres et relais locaux, formés pour mener voire dominer la transition : rappelons à cet égard que le Front Al-Nosra avait une emprise nationale avant de se retrouver dans son bastion du nord-ouest. HTC a ainsi intégré dans une certaine mesure la diversité syrienne parmi ses propres cadres. Au total, c’est peut-être plus un creuset pragmatique assez représentatif de la Syrie actuelle et de sa jeunesse qu’une asabiyya cohésive que HTC a formé.
Comme tout groupe armé s’emparant du pouvoir dans un pays, HTC a relativement verrouillé le contrôle de l’appareil policier et la re-formation de l’armée après la défaite et la débandade, puis la dissolution, de celle du régime Assad. À ce stade, les principaux responsables de la nouvelle armée sont uniquement des membres de HTC ou de proches alliés (ainsi que des djihadistes étrangers, notamment un Jordano-Palestinien à la tête de la garde républicaine, un Turc commandant la division de Damas, etc.). Ces dernières nominations, qui ont suscité beaucoup de commentaires à l’international au vu des tentatives par HTC de lisser son image, peuvent aussi correspondre à l’introduction d’individus qui seront fidèles à Al-Charaa et sont détachés de tout ancrage local, une question clé étant donné la réintégration d’autres composantes de la rébellion armée syrienne. De même, l’appareil policier est restructuré avec des policiers d’Idlib et les nouvelles recrues, formées en urgence pour faire face aux besoins, sont soigneusement encadrées par des formateurs de HTC.
Avec tout cela, il ne faudrait pas oublier que d’autres groupes ont également participé à la chute du régime Assad (certains ont même pris Damas en premier) et sont aussi puissants que HTC : Armée nationale syrienne soutenue par la Turquie au nord-ouest, Chambre d’opération du Sud, forces druzes, etc.
Ces organisations alignent plus d’hommes armés que HTC (mais sont moins bien structurées), n’ont pas rendu leurs armes (ou pas totalement) – elles leur servent aussi d’assurance-vie pour un futur incertain –, conservent leur autonomie et entendent aussi peser sur la transition. Mais HTC peut capitaliser sur le fait d’avoir été le groupe qui a lancé l’offensive qui a mis à bas le régime Assad : le 10 mars, après les massacres d’alaouites du début de ce mois, un autre groupe clé, les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (PYD) a signé avec le président Al-Charaa un accord de réintégration, ce qui représente une avancée considérable. Le 12 avril, un autre accord a été mis en place avec une des plus importantes forces de la Chambre d’opération du Sud (la 8e Brigade).
La place centrale de HTC est également favorisée par la faiblesse de l’opposition politique syrienne, déjà réduite à la portion congrue par des décennies d’autoritarisme des Assad (père puis fils) puis laminée à partir de 2011 par la profonde transformation du soulèvement populaire de 2011, de mouvement pacifique en une multitude de groupes armés.
Toutefois, la Syrie nouvelle bruisse d’initiatives locales qui ont repris avec la chute du régime. Malgré les contraintes très pesantes de la vie quotidienne, des groupes promeuvent la « paix civile », défendent les droits des prisonniers sortis des geôles de l’ancien régime ou militent en faveur de la justice transitionnelle.
À lire aussi : Syrie : le long combat des familles de disparus
Sa victoire contre le régime détesté des Assad a valu à HTC une large popularité en Syrie, mais l’organisation demeure, fondamentalement, une faction armée qui doit se connecter avec toute une société à la fois pleine d’espoirs et éprouvant une profonde angoisse. Et pour que cette connexion fonctionne, il faut que HTC aille au-delà de sa communication soignée, des rencontres d’Al-Charaa avec des représentants des diverses composantes du peuple syrien, pour devenir l’acteur d’un retour de l’État au service de ses citoyens (ceux restés en Syrie pendant la guerre comme ceux ayant été poussés en exil).
Les massacres d’alaouites de mars 2025 ont tragiquement rappelé les dangers inhérents aux périodes de changement de régime. Pour que les dynamiques de violence — qui sont courantes dans les cas de transition et, chose très étonnante, n’ont surgi véritablement en Syrie que quatre mois après la chute du régime — restent isolées ou sporadiques et soient « subsumées » au plus vite par des dynamiques institutionnelles, s’impose un retour de l’État, en termes de règles constitutionnelles du jeu politique, de réorganisation institutionnelle et de processus de justice, et laissant une place au contrepoids que constitue l’action de la société (civile). La question est donc simple : HTC peut-il pleinement se placer, dans la durée, dans une logique d’État et plus seulement de groupe armé victorieux ?
Si la réponse est négative, alors la violence peut s’installer et devenir endémique, faire dérailler les dynamiques politiques et laisser place à une lutte exacerbée pour le pouvoir entre des élites appuyées par des milices. En Libye, un processus initialement prometteur en 2011, certes vite abandonné par les intervenants extérieurs (France et Royaume-Uni) qui avaient aidé à renverser le régime de Kadhafi mais avaient été surpris par les capacités endogènes des Libyens à s’organiser, a laissé place à des divisions mortelles enracinées entre l’Ouest et l’Est du pays et une fragmentation milicienne. Après 2011, le Yémen, qui avait organisé une conférence de « dialogue national » là aussi très prometteuse, a sombré dans la guerre entre factions, dont les Houthis, et la fragmentation.
Au total, et indépendamment des défis internes abyssaux de reconstruction et de remise en route de l’économie et du pays, qui plus est dans un contexte régional très complexe (guerres d’Israël à Gaza et au Liban, incursions israéliennes en Syrie, luttes d’influence en Syrie entre Turquie, Arabie saoudite et Qatar…), le pouvoir de HTC est à la croisée des chemins. Pour la société syrienne, il faut espérer qu’il empruntera celui de la consolidation d’une transition qui, dans l’idéal, devrait déboucher sur des élections libres dans cinq ans…
Philippe Droz-Vincent ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.04.2025 à 12:21
Anne Yvonne Guillou, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, UMR CNRS-Université Paris-Nanterre), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
C’était il y a cinquante ans. Les Khmers rouges, sous les ordres de Pol Pot, prenaient Phnom Penh, faisant basculer le Cambodge dans l’horreur. Un quart de la population n’a pas survécu à ces quatre années de régime génocidaire. Comment une société se reconstruit-elle après un génocide ? L’anthropologue Anne Yvonne Guillou, qui vient de publier Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge (Société d’ethnologie, 2025), s’attache à comprendre la singularité de la résilience de la société cambodgienne, bien éloignée de la lecture occidentale de ce génocide.
Le 17 avril 1975, les combattants communistes cambodgiens, ceux que l’on surnomme les Khmers Rouges, entraient victorieux dans Phnom Penh, soutenus par leurs alliés vietnamiens. Au terme d’une révolution maoïste devenue totalitaire, génocidaire et ultranationaliste durant les quatre années (ou presque) qui ont suivi, près de deux millions de personnes ont disparu (soit environ un quart de la population d’alors), emportées par les exécutions, la faim, les maladies non soignées, l’excès de travail et les mauvais traitements.
Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !
Le 7 janvier 1979, l’armée vietnamienne renversait l’ancien camarade cambodgien et installait au pouvoir un nouveau régime communiste. Celui-ci, après maintes transformations et péripéties, se trouve toujours à la tête du Cambodge.
Pour la grande majorité des Occidentaux, il reste de cette période quelques images déclenchant instantanément la sidération. Celles de jeunes combattants en noir hurlant leur joie, grimpés sur des chars défilant dans les rues de Phnom Penh.
Celles, aussi, du film la Déchirure et des champs de la mort qui donnent à ce long-métrage américain de 1984 son titre d’origine, The Killing Fields.
Celles, encore, alimentant la « bureaucratie de la mort », de prisonniers et prisonnières du centre de détention S-21, regardant l’objectif et rencontrant, sur l’autre rive de l’histoire, notre propre regard effaré (voir le très beau texte à ce sujet de Lindsay French, « Exhibiting terror », dans l’ouvrage dirigé par Mark Philipp Bradley et Patrice Petro, Truth Claims. Representation and Human Rights, New Brunswick, NJ/London, Rutgers University Press, 2002, pp. 131‑155).
Ces instantanés font désormais partie de l’iconographie mondiale et demeurent des points d’entrée de la compréhension du régime khmer rouge par les médias occidentaux et leur public. De fait, ils occultent les quatre années passées sous le joug totalitaire et les expériences quotidiennes des Cambodgiens eux-mêmes, y compris leur lente reconstruction sur le très long terme.
Après la chute de Pol Pot, le grand public occidental a perçu le Cambodge à travers deux filtres médiatiques qui se sont succédé dans le temps, d’abord celui de l’« urgence humanitaire » des années 1980-1990, puis celui du « traumatisme » des années 2000-2010. En effet, les recherches montrent clairement qu’avant la décennie 2000, le thème du traumatisme est absent des rapports rédigés par les équipes médicales visitant le Cambodge.
Le secteur humanitaire, toujours à la recherche de financements occidentaux, a trouvé dans l’atrocité du Kampuchéa démocratique (nom officiel du Cambodge sous Pol Pot, ndlr) et dans ses conséquences désastreuses un terreau favorable à son développement sans précédent. Au-delà de quelques belles réussites, émanant d’ONG professionnelles à l’expertise solide (comme Médecins sans frontières ou Save the Children, par exemple), son impact réel n’a jamais été prouvé. L’action humanitaire, pléthorique, a néanmoins contribué à fixer durablement l’image d’un pays martyr, exsangue, impuissant, porté à bout de bras par l’aide occidentale et dont le statut de victime importait finalement plus que les causes de sa situation.
Or, dans les années 1980, le gouvernement cambodgien déplorait, quant à lui, l’isolement punitif du Cambodge – un isolement dans lequel il voyait l’une des causes de sa pauvreté.
En effet, l’invasion du Cambodge par les troupes vietnamiennes, fin 1978, et l’occupation militaire qui en avait résulté, jusqu’en 1988, avaient interdit au nouveau régime toute reconnaissance occidentale. Le siège du Cambodge à l’ONU avait dès lors été attribué à la résistance, composée de trois factions, dont celle du Kampuchéa démocratique (dite des Khmers Rouges). La situation avait perduré jusqu’aux accords de paix signés en octobre 1991 à Paris.
La perception du Cambodge a encore évolué à partir des années 2000. La population cambodgienne est alors devenue, dans les milieux occidentaux, la figure d’une population sévèrement et massivement atteinte de troubles psychologiques nécessitant des soins dont elle ne disposait pas et qu’il fallait lui fournir.
Les procès ouverts par les Chambres extraordinaires auprès des tribunaux cambodgiens, sous tutelle onusienne à partir de 2007, pour juger les principaux dirigeants du régime khmer rouge encore en vie, ont largement contribué à donner cette lecture de la société postgénocidaire. Mis en place plus de trente ans après les faits commis, leurs fonctions mémorielle, historique et réparatrice ont été particulièrement mises en avant alors que leur fonction pénale était sans doute moins mise en lumière.
Ainsi, les réparations collectives accordées par les Chambres aux parties civiles ont consisté en œuvres mémorielles et en accès à des soins psychologiques. Or, sans nier la réalité des destructions et des deuils, il apparaît, lorsqu’on analyse précisément les rapports et les statistiques disponibles, que le syndrome de stress post-traumatique n’était pas massivement répandu dans la population générale au Cambodge (la situation des diasporas ayant vécu une double rupture, celle du régime khmer rouge puis celle de l’exil, est spécifique).
Ces lectures dominantes ont occulté d’autres réflexions sur les traces du régime khmer rouge, dix, vingt, cinquante ans après. Elles ont surtout rendu inaudibles les Cambodgiens eux-mêmes : leur perception propre de leur passé, le sens qu’ils donnent à cette période et les actions qu’ils ont mises en place dès les premiers jours de la libération et de la chute du régime khmer rouge.
C’est l’objectif de l’enquête ethnographique, réalisée en immersion et sur la longue durée, de 2006 à 2018, sur laquelle est basé mon ouvrage Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge, (2025).
Délaissant les interviews focalisées sur le régime khmer rouge, cette recherche appréhende ce qui fait le quotidien des gens vivant dans une région de l’ouest du Cambodge qui a particulièrement souffert (Pursat). Il s’agit de comprendre comment cette société s’est reconstruite après le génocide.
Dans les mois et les années qui ont suivi la fin du régime khmer rouge, alors que le Cambodge se trouvait dans un état de grand dénuement, soutenu et contrôlé par le Vietnam, l’État-parti a orchestré les premières actions commémoratives. Chaque district a reçu l’ordre de rassembler les restes humains et de les placer dans des ossuaires tenant lieu de mémoriaux.
Des cérémonies ont eu lieu régulièrement. Les restes des victimes, éparpillés sur l’ensemble du territoire, sont devenus en quelque sorte des propriétés d’État, que le nouveau régime conservait (et conserve toujours aujourd’hui) comme des preuves du génocide, dans un contexte international d’isolement diplomatique du Cambodge. À Phnom Penh, un musée du Génocide a été créé à la même époque dans l’enceinte de la principale prison politique, S-21.
Alors que les restes des victimes étaient transformés en « corps politiques » par l’État en tant que preuves de crimes, les familles ont dû organiser leur deuil sans la présence des corps. Toute l’attention et le soin des survivants se sont alors portés sur la part immatérielle de ces morts.
Il se trouve que le Cambodge se livre depuis des centaines d’années à une grande cérémonie annuelle des défunts d’inspiration indienne. C’est une originalité khmère dans la région sud-est asiatique, par la longueur et l’importance de ce rituel. Pendant quatorze jours et quatorze nuits, au mois luni-solaire de septembre-octobre, les monastères bouddhiques du Cambodge (et de la diaspora) ouvrent grandes leurs portes pour accueillir les défunts de toutes sortes, morts errants comme ancêtres familiaux, venus à la rencontre des vivants (certains morts errants restent aux portes du monastère et ne peuvent y entrer pour des raisons karmiques).
Du point de vue des Cambodgiens, cette cérémonie a permis tout à la fois d’aider les victimes des polpotistes, de les réintégrer dans le grand cycle des renaissances en les extirpant du statut négatif de victimes et, enfin, de structurer une rencontre avec les vivants qui ne soit pas envahissante.
Car les défunts doivent pouvoir se séparer des vivants et suivre leurs parcours propres le reste de l’année. Cette immense rencontre, à laquelle tous et toutes se livrent peu ou prou, permet de penser aux défunts, de parler d’eux, notamment avec les moines qui reçoivent l’offrande, de retourner éventuellement sur les lieux de leur disparition et d’exprimer le chagrin.
D’autres dispositifs de résilience, ancrés dans la perception khmère du monde (faite d’éléments animistes, hindouistes, bouddhistes entre autres), ont permis aux personnes demeurant près des fosses communes ou d’anciens champs de massacres, ou même d’anciens ossuaires, d’organiser la cohabitation.
Les corps des disparus sont perçus comme positivement transformés par l’élément Terre (la déesse Terre est une déesse populaire au Cambodge). Certains de ces morts ont ainsi été transformés en esprits protecteurs avec lesquels les habitants communiquent, par les rêves notamment. D’autres lieux, perçus comme puissants dans la pensée animiste khmère, sont emplis d’une force spirituelle particulière qui persiste par-delà le temps sur de très longues périodes. Agir sur ces lieux rituellement, restituer leur énergie abîmée par les destructions khmères rouges, c’est aussi œuvrer à la réparation du monde et vivre dans un environnement où êtres vivants et lieux agissent de concert pour le bien-être retrouvé des occupants.
Silencieusement, loin des micros et des caméras, en prenant appui sur leurs ressources sociales et culturelles, la grande majorité des Cambodgiens ont trouvé les moyens nécessaires pour reconstruire collectivement leur monde détruit, aux plans national et local, s’occuper de leurs morts doublement disparus, commémorer les événements et leur donner un sens (qui n’est pas celui des Occidentaux), tout en remettant en marche leur existence et en se tournant vers l’avenir. Alors que notre époque voit ressurgir des conflits sanglants de grande ampleur, les pratiques cambodgiennes apportent un nouvel éclairage sur les capacités humaines de résilience.
Anne Yvonne Guillou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.04.2025 à 17:31
Abdoul Fattath Yaya Tapsoba, Responsable de projets à la Fondation FARM et doctorant au CERDI, Université Clermont Auvergne (UCA)
Matthieu Brun, Docteur en science politique, chercheur associé à LAM, Sciences Po Bordeaux
542 milliards de dollars de dépenses par an. C’est le montant colossal du soutien budgétaire des États à leur agriculture. Avec le déclenchement de la guerre des tarifs, quelles orientations vont prendre ces aides ? Vers les producteurs ? Vers les consommateurs ? Quelles différences entre des pays aussi divers que les États-Unis, la Chine, le Mozambique ou ceux de l'Union européenne ? Réponses avec les données de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (Farm).
Les premières mesures protectionnistes de Donald Trump suscitent de vives inquiétudes, dans un contexte où la gouvernance mondiale peine déjà à assurer une gestion efficace des soutiens publics à l’agriculture. Face au risque d’une escalade généralisée des barrières tarifaires avec la perturbation des marchés agricoles et la hausse des prix alimentaires, les États pourraient renforcer leur soutien budgétaire comme instrument de politique agricole. Comment ? En mobilisant de manière stratégique les subventions et, plus largement, les dépenses publiques allouées à l’agriculture et l’alimentation.
Mais, concrètement, que savons-nous aujourd’hui du soutien budgétaire à l’agriculture et à l’alimentation ? Quelle est précisément sa composition, et comment les États choisissent-ils d’orienter leurs choix en la matière ?
Pour y répondre, nous nous appuyons sur les données de l’Observatoire mondial des soutiens publics à l’agriculture et à l’alimentation, une initiative mise en place par la Fondation Farm. Cet observatoire couvre 93 pays, représentant plus de 90 % de la production agricole mondiale. À partir de cette initiative, nous proposons un éclairage des soutiens budgétaires, définis ici comme l’ensemble des dépenses publiques que les États consacrent à l’agriculture et à l’alimentation.
Il existe au niveau mondial de très grands écarts en matière de soutiens publics à l’agriculture et à l’alimentation. Globalement, plus un pays a des revenus élevés, plus il dépense pour soutenir ses agriculteurs et ses agricultrices – en proportion de la valeur de la production agricole… même si l’agriculture ne fournit plus chez lui qu’une partie mineure de l’emploi et de la croissance économique. La moyenne sur les trois dernières années disponibles indique que 542 milliards de dollars (USD) de dépenses publiques sont consacrés chaque année à l’agriculture et à l’alimentation. Quatre grandes régions concentrent près de 90 % de cette somme : l’Asie de l’Est, l’Amérique du Nord, l’Asie du Sud, l’Europe de l’Ouest et du Centre (Graphique 1).
En Asie de l’Est, la Chine est le pays qui dépense le plus pour soutenir son agriculture, avec près de 106 milliards USD, représentant environ 82 % des dépenses publiques de soutien dans cette région. En Amérique du Nord, les États-Unis dominent avec 119 milliards USD, suivis par le Canada avec 5,5 milliards USD. Pour l’Asie du Sud, l’Inde est le plus grand contributeur avec 114 milliards USD. Dans le bloc Europe de l’Ouest et du Centre, l’Union européenne occupe une place importante avec 92,5 milliards USD, suivie du Royaume-Uni avec 6 milliards USD.
Comme l’indique le graphique 2, le Brésil, le Mexique, l’Éthiopie, la Turquie, la Russie, l’Australie et l’Indonésie sont les pays qui dépensent le plus pour soutenir les secteurs agricole et alimentaire dans leur région respective.
Ces montants soulignent les écarts de capacités budgétaires entre pays riches et pays à plus faible revenu. Malgré l’importance de l’agriculture pour leur sécurité alimentaire, des zones comme l’Afrique subsaharienne ne disposent que de moyens limités pour soutenir ce secteur.
Pour faciliter les comparaisons entre pays, les dépenses sont rapportées à la valeur de la production agricole, c’est-à-dire le montant total auquel l’ensemble de la production est valorisé. À l’échelle mondiale, l’intensité du soutien budgétaire à l’agriculture et à l’alimentation est ainsi estimée en moyenne à environ 14 % de la valeur de la production agricole. Les efforts financiers les plus élevés sont observés en Asie du Sud (25 %), en Amérique du Nord (24 %) et en Europe de l’Ouest et du Centre (20 %). Dans les autres régions, l’intensité du soutien est moins importante, et ce, malgré une importance plus forte de l’agriculture dans les équilibres macroéconomiques et sociaux des pays (Graphique 3).
Les dépenses publiques de soutien se répartissent entre :
les transferts budgétaires orientés vers la production et les producteurs ;
la consommation pour l’accès aux produits alimentaires ;
les services collectifs pour le développement agricole : infrastructures, formations, recherche et vulgarisation, etc.
L’arbitrage entre ces différentes options de politiques publiques traduit des stratégies variées : soutenir la production, la compétitivité et/ou le revenu des producteurs ; rendre les produits agricoles plus abordables pour les consommateurs ou encore investir dans le développement d’infrastructures et de services consacrés au développement de l’agriculture.
Au niveau mondial, 60 % des dépenses publiques de soutien à l’agriculture et à l’alimentation se font sous forme de transferts budgétaires encourageant la production ou destinées aux producteurs. Ces dépenses représentent la majeure partie des soutiens dans les pays à revenu élevé et intermédiaire – Norvège, Union européenne, Royaume-Uni, mais aussi Russie ou Chine. Au contraire, dans les pays à faible revenu – Éthiopie, Mozambique ou Rwanda –, les producteurs sont bien moins soutenus alors qu’ils occupent le plus souvent une place capitale dans l’économie et l’emploi.
En Europe de l’Ouest et du Centre, la priorité est accordée au soutien direct aux producteurs agricoles à travers les aides de la politique agricole commune (PAC).
Les États-Unis consacrent 55 % de leurs dépenses publiques agricoles au soutien à la consommation. L’objectif : garantir des produits alimentaires plus abordables pour les consommateurs, notamment à travers les vastes programmes de subvention alimentaire tels que le SNAP (Supplemental Nutrition Assistance Program).
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Les transferts à la production sont importants aux États-Unis, soit 35 % des dépenses consacrées aux secteurs, tandis que les services collectifs pour le développement agricole sont relativement faibles – 10 %. De l’autre côté de la frontière, au Canada, seulement 2 % des dépenses agricoles sont consacrées à la consommation, le reste est dirigé vers la production – 65 % – et les services collectifs, 33 %.
Dans plusieurs pays asiatiques, les budgets agricoles suivent une tendance assez marquée. La priorité est souvent donnée à la production agricole et aux services collectifs. C’est le cas de la Chine, où environ 70 % des dépenses vont à la production ou aux producteurs. Les 30 % restants sont affectés aux services collectifs comme les infrastructures, la recherche ou encore l’appui technique aux agriculteurs.
Au Vietnam, on retrouve cette logique, mais dans des proportions inversées. Une large part du budget soutient les services collectifs (70 %) et la plus petite portion est vouée à la production (30 %).
Cela dit, certains pays font exception. L’Inde et l’Indonésie, notamment, se démarquent par un choix plus orienté vers la consommation. En Inde, près de la moitié des dépenses agricoles (46 %) visent à soutenir la consommation (par exemple à travers des subventions alimentaires) tandis que 39 % sont orientées vers la production. En Indonésie, l’écart est encore plus net avec 65 % du budget agricole consacré à la consommation, contre 22 % pour la production.
En Afrique subsaharienne, 85 % des dépenses publiques sont dirigées vers les services collectifs pour le développement agricole. Cela montre une approche axée sur l’infrastructure et le développement général du secteur plutôt que sur des subventions directes à la production ou à la consommation.
À lire aussi : Comment les gouvernements africains soutiennent l’agriculture ?
Ces dépenses sont certes nécessaires, mais constituent un soutien indirect à la production composé majoritairement de dépenses de service rural (santé, éducation, pistes, etc.). Les soutiens aux producteurs pèsent pour 8 % des dépenses agricoles et sont en moyenne inférieur à 1 % de la valeur de la production agricole. En Éthiopie, par exemple, les transferts budgétaires aux producteurs sont presque 100 fois plus faibles qu’au sein de l’UE (en pourcentage de la valeur de la production agricole).
Au-delà des sommes engagées, la manière de les allouer entre production, consommation et services collectifs traduit des priorités stratégiques différentes.
Ces choix ne sont pas neutres en termes de durabilité, car ils sont source d’externalités négatives importantes. D’où l’urgence dans les pays riches de réorienter les aides vers des pratiques plus respectueuses de l’environnement.
Dans les pays à faible revenu, il faudrait d’abord augmenter ces soutiens, tout en les orientant vers des pratiques agricoles durables. Cela peut passer, entre autres, par un accroissement des subventions aux intrants agricoles, en intégrant davantage l’utilisation de fertilisants organiques aux côtés des engrais minéraux. Le Sénégal ou l’Afrique du Sud montrent déjà que c’est possible. D’autres pays comme le Rwanda, le Malawi ou l’Éthiopie vont aussi dans cette direction.
Mais, à l’heure où les barrières douanières refont surface, une question se pose : qui peut encore soutenir son agriculture ? La réponse est claire : seuls les pays qui en ont les moyens. Et ce soutien risque bien d’être mobilisé pour des raisons de compétitivité économique ou stratégique, sans forcément tenir compte des enjeux de durabilité. Une telle orientation irait pourtant à rebours des recommandations des Nations unies, qui appellent à réorienter massivement les soutiens agricoles en faveur de la transition vers des systèmes alimentaires durables.
Abdoul Fattath Yaya Tapsoba est Responsable de projet à la Fondation FARM.
Matthieu Brun est directeur scientifique de la Fondation FARM, fondation reconnue d'utilité publique.
22.04.2025 à 17:23
Héritier Mesa, PhD Candidate, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Ramazani K. Lucien, Doctorant en sciences politiques et sociales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
En interrogeant les habitants de Goma et de Bukavu, avant et après la prise de ces villes par les rebelles, on découvre leurs craintes initiales, puis leur adaptation à une situation extrêmement tendue et dangereuse. Le stress infligé à ces populations laissera sur elles une marque profonde, quoi qu’il arrive.
Depuis près de deux mois, la crise politique dans l’est de la République démocratique du Congo a franchi « un point d’inflexion majeur dans l’histoire du conflit congolais ». Les villes de Goma, fin janvier 2025, puis Bukavu, deux semaines plus tard, sont tombées aux mains du groupe rebelle du Mouvement du 23 Mars (M23). Aujourd’hui, le M23 occupe progressivement plusieurs territoires de l’est du pays, alors que des négociations sont en cours.
Le M23 est un groupe armé pro-rwandais, né en 2012. Il est formé d’anciens rebelles tutsis du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), qui reprochent à l’État congolais de ne pas avoir appliqué les engagements de l’accord de paix signé avec le CNDP le 23 mars 2009. En prenant le contrôle de villes clés, comme Goma et Bukavu, le M23 cherche à étendre son emprise sur le territoire et à faire pression sur Kinshasa afin de peser dans d’éventuelles négociations politiques.
Si les conflits militaires opposant l’armée loyaliste à divers groupes armés dans l’est du Congo durent depuis plusieurs décennies, la chute de Goma et Bukavu, deux grandes villes stratégiques, marque une nouvelle étape. À bien des égards, cette situation rappelle les événements des première et deuxième guerres du Congo, à la fin du siècle dernier.
Derrière ces conflits complexes où s’entremêlent de nombreux acteurs et intérêts, une victime reste constante : la population congolaise. Les habitants sont touchés de multiples façons, sur différents fronts.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Dans cet article, nous souhaitons attirer l’attention sur une conséquence du conflit peu visible au premier abord, mais très lourde : le stress particulier que subissent les populations congolaises en temps de crise. Au-delà des facteurs structurels, certaines conjonctures particulières viennent accentuer le stress ressenti. Comment les Congolais font-ils face à leur situation alors que la guerre bouleverse leur quotidien ?
Le stress est une réalité bien connue des Congolais. Il fait partie du quotidien, en particulier dans les villes, où les habitants sont soumis à de fortes pressions politiques, économiques et sociales. Dans les rues des villes congolaises, on entend souvent des expressions qui en témoignent : certains parlent de ba tensions (l’hypertension), d’autres disent kitchwa inaniluma (« j’ai mal à la tête », en swahili), ou encore maraiyo nda pance (« je risque de perdre la tête »). Que ce soit à Kinshasa, à Bukavu ou à Goma, chacun se confronte à ces difficultés à sa manière.
L’inflation galopante, le chômage massif et l’absence de services sociaux de base sont autant de facteurs structurels qui exercent une pression constante sur bon nombre de Congolais urbains.
Ce climat de précarité favorise parfois les comportements à risque : violences sexistes et sexuelles, addiction aux paris sportifs ou consommation excessive d’alcool, actes de malfaisance, montée de la méfiance et de la suspicion. Les mécanismes d’adaptation, loin d’en atténuer les effets, génèrent à leur tour de nouvelles formes de vulnérabilité – psychologiques, sociales ou économiques.
Toutefois, la situation actuelle de la population à Goma et à Bukavu dépasse de loin le stress ordinaire qui fait partie du quotidien de nombreux Congolais. Il s’agit ici d’une forme particulière de traumatisme, caractéristique des contextes de guerre ou d’occupation. Il est donc essentiel de montrer comment les pressions non économiques – notamment liées à la sécurité, mais aussi aux dimensions sociales et psychologiques – interagissent avec les contraintes économiques, aggravant ainsi la situation des personnes concernées. C’est dans cette perspective que nous analysons ces différentes formes de pression et leurs dynamiques.
Cet énième retournement vécu par les populations de Goma et de Bukavu en janvier-février 2025 marque une rupture dans leur quotidien : il y a désormais un avant et un après la guerre d’invasion.
À l’insécurité d’avant-guerre est venue s’ajouter la facilité avec laquelle les vies ont été arrachées, pendant et après la guerre d’invasion. Il reste difficile d’établir avec précision un bilan officiel des morts causées par la prise de Goma et de Bukavu, en raison de la complexité du conflit et de la multiplicité des sources. Cependant, certaines sources indiquent que le nombre de personnes tuées depuis la prise des deux villes s’approcherait de 7 000, tandis que le conflit aurait causé au total le déplacement d’environ 7 millions de personnes.
Dans un tel contexte, la plupart des habitants des villes et territoires actuellement occupés ont adopté des stratégies d’évitement : on choisit soit de se cacher, soit de dissimuler ses pensées derrière un silence d’apparat ; et d’éviter tout contact téléphonique avec le monde extérieur pour échapper à la surveillance des rebelles, voire de changer de numéro de téléphone.
L’occupation des villes de Bukavu et de Goma a également entraîné une pénurie de ressources essentielles à la subsistance. Dans un quotidien marqué par la débrouillardise, le manque d’argent liquide (causé par la fermeture des banques et des structures de microfinance) amenuise les capacités d’accès aux produits de première nécessité. La précarité se généralise :
« On ne peut ni se nourrir ni se faire soigner ! »,
confient les habitants. En outre, un climat de méfiance généralisée s’est instauré.
« On vit le soupçon au quotidien. On ne sait pas qui est qui. »
De tels propos reviennent fréquemment pour traduire le doute éprouvé constamment par les habitants, y compris envers leur entourage. Les rapports sociaux en sont affectés, et le tissu social se trouve déstructuré. La confusion qui règne dans les villes, où l’on ne savait pas qui était agent de renseignement des rebelles ou des supplétifs de l’armée loyaliste et qui ne l’était pas, a servi de catalyseur à ce soupçon omniprésent.
Ce qui s’est produit dans les hôpitaux Heal Africa et CBCA Ndosho de Goma, les 28 février et 1er mars 2025, en est un exemple. Les combattants du M23 ont envahi ces établissements et, dans la nuit, ont enlevé plus d’une centaine de blessés, de malades et de gardes-malades, les emmenant vers une destination inconnue, affirmant qu’ils étaient tous des soldats du gouvernement et/ou des combattants wazalendo (c’est-à-dire des supplétifs de l’armée loyaliste).
Les expressions employées par les personnes que nous avons interrogées montrent que leur perception de la temporalité de la prise de leurs villes distingue trois phases : l’avant-occupation, quand ils ont oscillé entre espoir et inquiétude ; l’irruption brutale des rebelles ; et le quotidien éprouvant sous l’occupation.
« On ne peut souhaiter vivre sous la rébellion même si l’État semble inexistant. »
Malgré une insécurité grandissante et une crainte palpable au quotidien, beaucoup de Congolais espéraient jusqu’au dernier moment que les rebelles n’occuperaient pas leurs villes. La progression du M23 a été vécue comme une désillusion. Les critiques contre l’État – son absence et son incapacité à assurer les services publics – ont été portées par les Congolais contraints de fuir leur maison ; d’être « déplacés » dans leur propre pays ; et finalement de se retrouver sous occupation rebelle – le tout sans susciter un changement radical dans le train de vie opulent des institutions nationales et des politiques congolais.
De la même manière, la réaction de la communauté internationale est critiquée par la population comme étant à la fois timide et complaisante à l’égard du Rwanda qui apporte un soutien militaire et logistique aux rebelles.
Le 26 janvier dernier, l’entrée des rebelles à Goma a donc provoqué de vives réactions : les habitants ne s’imaginaient pas vivre, une fois de plus (Goma a été occupée par le même M23 en novembre 2012), sous l’occupation et devoir en affronter les horreurs, qui plus est sans possibilité d’exprimer le moindre désaccord.
« J’étais dans un rêve éveillé. La ville est prise par le M23. […] On n’a pas le choix : il faudra vivre avec eux ! »
Après l’entrée des rebelles, la ville de Goma était jonchée de cadavres indénombrables. Peur et souffrance se mêlaient au chaos ambiant et à une dégradation économique fulgurante. Les pillages ont défiguré les quartiers, et la population, déjà fragilisée, a sombré dans une panique totale. L’insécurité omniprésente a rendu tout déplacement risqué et périlleux.
« On aimerait qu’ils partent. »
Face à la guerre et au surgissement des rebelles du M23 dans leur ville, beaucoup expriment leur lassitude. Leur seul souhait est de voir les rebelles partir. Car leur quotidien est pavé d’humiliations constantes et d’un traitement dégradant : bastonnades, confiscations arbitraires de biens privés comme la saisie de véhicules, disparitions fréquentes, assassinats ciblés. La criminalité et l’insécurité ne font qu’augmenter, avec une multiplication des vols à main armée, et la précarité s’intensifie. Comme les banques sont fermées, l’économie est paralysée, ce qui plonge la population dans une misère sans fin.
Dans ce contexte d’occupation, le temps n’est pas à la tolérance ni à l’écoute d’un avis contraire à la ligne de conduite dictée par les autorités rebelles. À cause de la répression des opinions dissidentes, les habitants se replient sur eux-mêmes, gardent le silence, évitent les débats publics et se désengagent des partis politiques et des organisations de la société civile.
Mais en réalité, le sentiment d’insécurité, de danger et d’humiliation vécu par les Congolais, combiné à un accès limité aux moyens de subsistance dans les zones contrôlées par les rebelles, transforme profondément le rapport populaire à la politique. Et une nouvelle forme de citoyenneté se dessine : celle des « citoyens réservés », qui renvoie à la notion de « citoyens distants », décrite par le sociologue Vincent Tiberj. Les citoyens réservés, et sous pression, ont une compréhension de ce qui se passe actuellement : ils sont informés, capables de décoder, de relativiser ou de critiquer des discours. Ils analysent les projets et actions des leaders du mouvement M23. Ils restent vigilants, critiques et prêts à saisir toute opportunité de se réexprimer. Pour le politologue Jean-François Bayart, la distance n’est pas un signe de passivité, mais une stratégie d’adaptation, une forme discrète d’action politique. La crise actuelle révèle plutôt une citoyenneté qui, sous pression, se transforme, en marge du pouvoir, sans jamais s’éteindre.
Cet article a été co-écrit avec un troisième co-auteur qui se trouve sur place et a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
21.04.2025 à 22:46
Frédéric Gugelot, Professeur d'Histoire contemporaine, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)
Premier pape non européen depuis longtemps, François aura lancé des réformes importantes et laissera une marque indéniable dans l’histoire de l’Église catholique. Pour autant, son engagement aura été bien plus social que sociétal : s’il a beaucoup insisté sur la nécessité pour l’Église d’aider les pauvres et, notamment, les migrants, il n’aura pas impulsé de changement notable de la doctrine sur des questions comme l’IVG, l’euthanasie ou encore l’homosexualité.
L’ambiance de fin de règne au Vatican s’achève avec le décès, lors des fêtes de Pâques, du pape François, à 88 ans. Au-delà des interrogations récurrentes liées au fait que les papes sont nommés à vie et que leurs dernières années sont souvent marquées par la maladie – ce fut le cas pour François comme avant lui pour Jean-Paul II, Benoît XVI ayant préféré abdiquer –, quel bilan peut-on dresser des douze années qu’il a passées à la tête de l’Église catholique ?
L’Argentin Jorge Mario Bergoglio, élu en 2013 à 76 ans, après la renonciation de son prédécesseur, avait déjà appartenu à la courte liste des possibles papes lors de la désignation de Benoît XVI en 2005. Après le Polonais Jean-Paul II et l’Allemand Benoît XVI, qui tous deux appartenaient plutôt au courant intransigeant, François présente un autre visage de l’Église. Certains ne furent pas insensibles à cette nouvelle incarnation comme le démontre le film que lui consacre Wim Wenders en 2018, Le Pape François, un homme de parole. Le successeur de Pierre a acquis une indéniable autorité morale fondée sur un réel charisme.
Dans un pouvoir aussi personnalisé, l’image du pape joue un rôle important. Le choix de son nom est déjà un programme. Peu après son élection, le 16 mars 2013, il explique aux journalistes : « J’ai immédiatement pensé au Poverello. J’ai pensé aux guerres, j’ai pensé à François, l’homme de la paix, celui qui aimait et protégeait la nature, l’homme pauvre. »
La paix, la pauvreté et la nature nourrissent l’imaginaire de réception du nouveau pontife en l’associant à François d’Assise. Le XXe siècle adore le fondateur du franciscanisme. Jean-Paul II a fait de lui le saint de l’écologie en 1979 et promu Assise comme lieu de rencontres interreligieuses.
Enfant d’immigrés italiens en Argentine, né le 17 décembre 1936, Jorge Mario Bergoglio fait des études de chimie avant d’entrer au séminaire puis au noviciat de la Compagnie de Jésus. Ordonné prêtre en 1969, il fait sa profession solennelle en 1973. Il est nommé provincial des jésuites d’Argentine, fonction qu’il occupe jusqu’en 1980.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Lors de la dictature militaire (1976-1983), certains témoignent d’actions de sauvetage de persécutés de sa part, mais d’autres lui reprochent son silence alors que l’Église d’Argentine soutient largement le pouvoir et ne condamne pas ses pratiques de torture et d’assassinat. En 2000, Bergoglio reconnaît le rôle de soutien à la dictature de l’Église d’Argentine.
Évêque auxiliaire en 1992 puis archevêque de Buenos Aires en 1998, cardinal en 2001 et président de la Conférence épiscopale argentine de 2005 à 2011, certains traits du personnage percent déjà dans l’exigence d’une existence modeste, à l’exemple de sa décision de ne pas loger à l’archevêché mais dans un petit appartement, du choix de son véhicule, et de sa forte pratique de la confession, qui crée une réelle proximité avec les fidèles.
Devenu pape, François ne mobilise pas les ors et dorures du pouvoir papal dès sa première apparition au balcon de la place Saint-Pierre. Il choisit de loger dans la résidence Sainte-Marthe plutôt que dans les appartements papaux, illustration d’une humilité qui est un des traits de son magistère, couplée à une proximité avec les fidèles qui participe d’un indéniable charisme.
Ses positionnements l’associent au catholicisme « social », anticommuniste et antilibéral qu’illustre sa condamnation de « l’idole de l’argent », sa promotion de la charité et, en corollaire, de la pauvreté, ainsi que l’importance accordée à la question sociale.
Le fondateur Ignace de Loyola (1491-1556) a défini le jésuite comme un homme de grande culture humaine et théologique dont le but est d’être apôtre. Au XXe siècle, la Compagnie ne se projette plus de l’Europe vers le monde, d’où provient maintenant le plus grand nombre de jésuites. En 1957, la Compagnie compte 34 000 jésuites. Presque le quart est américain. En 2022, le nombre de jésuites était tombé à quelque 15 000, dont un tiers aux Amériques. Cette réelle internationalisation se concrétise dans l’élection de l’Argentin François, premier pape jésuite de l’histoire en 2013.
Libération titre, le 14 mars 2013, « Du Nouveau Monde au balcon ». En effet, bien qu’enfant d’immigrés italiens, l’élu argentin est le premier pape venant des Amériques et aussi le premier jésuite à accéder au poste suprême.
Plusieurs textes adoptés – dont, en 2013, Lumière de la foi (Lumen Fidei), en 2015 Loué soit le Seigneur (Laudato Si) et en 2020 Tous Frères (Fratelli tutti) – illustrent l’activité abondante de mise à jour de l’Église à laquelle se livre François. Certains s’inscrivent dans la lignée d’engagements antérieurs en les approfondissant, par exemple l’attention à la nature ; d’autres sont plus novateurs et reflètent particulièrement la vision de Jorge Bergoglio. Un bel exemple est la conception qu’il promeut du rôle des artistes et des écrivains.
En 1964, Paul VI leur demande de « rendre accessible et compréhensible, voire émouvant, le monde de l’esprit, de l’invisible, de l’ineffable, de Dieu » alors que l’intransigeant Jean-Paul II, dans sa Lettre aux artistes en 1999, exige qu’ils christianisent leurs œuvres. Or François, dans la Lettre du pape sur le rôle de la littérature dans la formation (17 juillet 2024), inverse le rapport. Les arts sont un moyen d’accéder à Dieu, de donner corps à l’incarnation :
« Grâce au discernement évangélique de la culture, il est possible de reconnaître la présence de l’Esprit dans la réalité humaine diversifiée, c’est-à-dire de saisir la semence déjà enfouie de la présence de l’Esprit dans les événements, dans les sensibilités, dans les désirs, dans les tensions profondes des cœurs et des contextes sociaux, culturels et spirituels. »
Selon lui, les œuvres éclairent le croyant :
« La représentation symbolique du bien et du mal, du vrai et du faux […] ne neutralise pas le jugement moral mais l’empêche de devenir aveugle ou de condamner superficiellement. »
François modifie l’approche des débats qui parcourent l’Église – une autre façon de faire, jésuite diraient certains critiques –, sans nécessairement modifier les dogmes. Pour François, rappeler le message des Évangiles ne suffit pas, il faut l’incarner. Ce nouveau pape change l’air du temps, chose bien éphémère, mais qui n’est pas sans effets sur le sacerdoce en Amazonie, notamment sur l’accès aux sacrements des divorcés-remariés.
Pour lui, l’Église doit être une mère qui accueille tous ses enfants dans la « joie de l’amour » (Amoris Laetitia, 2016). Il le rappelle dans une lettre du 8 mai 2022 à un jésuite qui se consacre aux homosexuels. Il y développe une proposition de modification de la gouvernance de l’institution, affirmant que « tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne devraient pas être tranchés par des interventions magistérielles » – ce qui, dans une institution aussi centrifuge que la papauté, est révolutionnaire. La formule qu’il utilise aux Journées mondiales de la Jeunesse de Lisbonne, « Todos, todos, todos », l’incarne. Ce que modifie François est bien la position d’autorité.
À lire aussi : Portugal, Philippines, France : comment les JMJ éclairent les différentes pratiques de la laïcité
L’accueil prime sur la condamnation qu’illustre la politique de synodalité (2024), conçue comme un « marcher ensemble », pour modifier la gouvernance. L’Église ne fournit plus nécessairement des réponses tombées d’en haut. En octobre 2023, le dicastère pour la Doctrine de la Foi affirme que l’accès aux sacrements des divorcés-remariés peut se faire avec discernement (il est jésuite), car tout baptisé doit recevoir l’aide de l’Église, mais la valeur sacramentelle du mariage n’est pas remise en cause.
Si la réforme de la Curie n’est pas achevée, des éléments ont été accomplis. François nomme des femmes à la tête de certains ministères. Il a su tenir compte de l’équilibre des forces au sein du Vatican et de ce petit monde de clercs qui gouverne, plus ou moins, le vaste monde des fidèles mondialisés.
Ces changements heurtent une partie des fidèles. Le pape est confronté dès le départ à une vigoureuse opposition des courants les plus intransigeants et conservateurs : on a parlé de « Françoisphobie ».
Son règne illustre également des continuités : le pape est devenu mobile depuis Paul VI et le fameux voyage à Jérusalem en 1964 et surtout avec Jean-Paul II (104 voyages dans 127 pays alors que Benoît XVI n’en réalise que 25). François, avec le matériel adéquat au fur et à mesure de son vieillissement, a aussi multiplié les déplacements dans le monde entier.
Sur le plan des questions éthico-sexuelles, la continuité l’emporte. François est plus conservateur que vraiment novateur, défavorable au mariage homosexuel et au mariage des prêtres, et sous sa férule le Vatican s’oppose à ce qu’il appelle « l’idéologie du genre ». Défavorables à tout libéralisme sociétal, le pape, le Vatican et une bonne partie des fidèles restent attachés à la famille traditionnelle et rejettent tout ce qu’ils considèrent comme des menaces contre « l’ordre naturel » et la « vie » (IVG, euthanasie…).
Si officiellement l’Église est neutre et si le Vatican réaffirme depuis longtemps son aspiration à des paix justes et durables, le pape a eu parfois des interventions hasardeuses. Ainsi en mars 2024, quand il appelle à arrêter les combats en Ukraine, il ne condamne pas l’invasion russe, et rejette l’idée d’une guerre juste.
Dans le même temps, François poursuit le dialogue interreligieux dans la lignée d’Assise proposée par Jean-Paul II. Il rappelle l’Occident à ses devoirs sur la défense de la paix, le soutien aux pauvres et aux migrants. Il énonce des normes, et les fidèles comme les populations attendent cela des papes, sans toujours les suivre. Les fidèles pensent ainsi largement que leur sexualité ne concerne pas l’Église.
Sa relation à la France est complexe. François est un lecteur et un promoteur de Pascal et de François de Sales, de Bernanos et de Joseph Malègue. Mais ses voyages en France sont en périphérie (Strasbourg, Marseille, La Corse). En 2024, son absence à la réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris surprend. La vieille Europe nourrit-elle encore, à part financièrement, la vie de l’Église ?
Au final, ce pape apparaît plus conformiste que l’on ne le croit et plus traditionnel qu’on le présente souvent. Il fut néanmoins novateur en prenant et en proposant pour modèle l’imitation du Christ pour réaffirmer un humanisme. Il aspirait à modifier la gouvernance du Vatican ; le processus est inachevé. Mais son autre façon d’être et de faire a donné un air neuf à la papauté après la sévérité de Benoît XVI. Ses réalisations ne sont pas négligeables. Des évolutions sont perceptibles, sauf quand on s’approche de l’autel (sacrements, rites, dogmes…). François n’a pas entraîné l’Église dans la Réforme.
Frédéric Gugelot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.04.2025 à 19:38
Max Barahona, Professeur de gestion et communication interculturelles, et de commerce et de marketing internationaux, Montpellier Business School
De même que l’Amérique latine, l’Europe a été, des décennies durant, fascinée par les États-Unis, lesquels ont joué sur les deux continents un rôle majeur sur les plans stratégique, économique, politique et culturel. Le tournant pris par l’administration Trump annonce peut-être la fin de cette ère.
Si vous êtes né entre les années 1970 et 1980 en Amérique latine ou en Europe, il y a de fortes chances que la musique états-unienne ait constitué la bande-son de vos années de formation, avec ses tubes diffusés en boucle sur les radios locales, et que vous ayez mémorisé de nombreuses répliques emblématiques de classiques hollywoodiens. Pour le meilleur ou pour le pire, la culture américaine reste omniprésente aujourd’hui, rythmant la vie de tous les jours, dictant les garde-robes et les rêves de milliards de personnes… Toutefois, cette omniprésence alimente souvent ressentiment et méfiance.
Avec le retour de Donald Trump, l’Europe éprouve, plus encore qu’hier, un mélange ambigu d’admiration et de méfiance envers Washington. Cette ambivalence, l’Amérique latine - où l’on a longtemps dansé au son du rock venu du nord du continent tout en vivant dans l’ombre oppressante de dictatures bénéficiant du soutien parfois explicite de Washington - la connaît intimement depuis des décennies. Les Européens se sentent à la fois charmés et révulsés par la culture et la politique des États-Unis, séduits par leur dynamisme et leur esprit d’innovation, tout en redoutant leurs ambitions géopolitiques et en étant souvent abasourdis par leurs débats internes.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Ces sentiments paradoxaux culminent dans la période charnière actuelle, où le Vieux Continent semble s’apprêter à prendre pour de bon ses distances avec « l’Oncle Sam »
L’imposition par l’administration Trump de droits de douane sur les produits européens et les menaces de nouvelles guerres commerciales ont déstabilisé les économies du continent, incitant les nations européennes à reconsidérer leur dépendance au marché des États-Unis et à explorer d’autres partenariats.
Parallèlement, l’unité de l’Otan, autrefois pierre angulaire des relations transatlantiques, a été mise à rude épreuve par l’imprévisibilité de l’administration Trump et la possibilité que, en cas d’attaque contre l’un des membres de l’Alliance, les États-Unis puissent ne pas respecter les engagements de l’article 5, ce qui pousse actuellement l’Europe vers la mise en œuvre d’une plus grande autonomie de défense.
La souveraineté numérique est également devenue un sujet de controverse, avec des différences marquées entre les lois européennes strictes en matière de protection des données et l’approche plus laxiste des États-Unis, créant des tensions sur la fiscalité et la réglementation du numérique. Par conséquent, l’Europe s’efforce de réduire sa dépendance aux géants technologiques américains, en favorisant l’innovation locale et en affirmant une plus grande indépendance technologique.
À lire aussi : L’Europe peut-elle faire émerger des champions du numérique ?
L’incertitude qui règne dans les relations entre les États-Unis et l’UE est manifeste dans des analyses récentes. Un rapport du Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) note que « le Washington de Trump a le sentiment que l’Europe compte moins dans le monde et que, pourtant, l’Europe profite de la garantie de sécurité américaine pour ignorer ses responsabilités en matière de défense, tout en ciblant les entreprises américaines avec des réglementations contraignantes ».
L’expérience de l’Amérique latine constitue un avertissement opportun pour l’Europe, illustrant clairement les risques d’une acceptation aveugle de l’influence états-unienne, spécialement quand cette acceptation ne tient pas compte les coûts géopolitiques qui accompagnent inévitablement l’attrait culturel. Ce sentiment est repris dans une analyse récente du Parlement européen, qui indique qu’au cours des 65 dernières années, alors que les interactions transatlantiques officielles n’ont cessé de s’intensifier et de s’approfondir, les États-Unis n’ont reconnu que tardivement et avec une réticence notable l’influence croissante de l’UE.
La vaste expérience de l’Amérique latine en matière de dépendance économique vis-à-vis de Washington, d’interventions stratégiques des États-Unis et de conflits d’intérêts entre responsables continentaux et entreprises états-uniennes fournit des éclairages cruciaux, soulignant à quel point un engagement prudent est préférable à un alignement aveugle. Les relations actuelles de l’Europe avec les États-Unis exigent précisément ce type d’approche prudente et réfléchie, reconnaissant l’attrait de ces relations tout en restant pleinement conscient des risques géopolitiques inhérents.
En témoigne un récent rapport de la Banque d’Espagne qui note que les tensions géopolitiques et commerciales avec les États-Unis représentent un facteur de risque majeur pour l’économie latino-américaine.
La période actuelle, marquée par un découplage croissant entre l’UE et les États-Unis, constitue un tournant critique. Deux issues apparaissent possibles : le continent pourrait enfin parvenir à une unité significative en adoptant une véritable autonomie stratégique et une collaboration interne renforcée ; ou bien il pourrait, au contraire, retomber dans sa fragmentation habituelle et son insignifiance politique.
À lire aussi : L’Europe à l’heure du retour des logiques de puissance décomplexées : le temps du sursaut stratégique ?
L’histoire nous le rappelle brutalement : des décennies de lutte pour l’instauration de la monnaie unique européenne et des divisions internes persistantes révélées lors de la crise de la dette de la zone euro, aux récents désaccords sur les politiques migratoires et aux réponses inégales à la pandémie de Covid-19, le chemin de l’intégration européenne n’a jamais été facile ni assuré.
De graves vulnérabilités affectent des secteurs clés vitaux pour l’avenir de l’Europe - sans le soutien assuré des États-Unis -, tels que les technologies de pointe, les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle et les infrastructures critiques. La dépendance persistante de l’Europe à l’égard des chaînes d’approvisionnement états-uniennes et, de plus en plus, chinoises est porteuse de risques non seulement économiques, mais aussi stratégiques.
Les récentes perturbations de l’approvisionnement en semi-conducteurs et le retard de l’Europe en matière d’innovation en IA illustrent l’ampleur de la tâche consistant à parvenir à la souveraineté technologique. Une véritable indépendance dans ces domaines exige une volonté politique sans précédent, des investissements économiques importants, une profonde transformation structurelle et, surtout, un changement culturel et institutionnel.
L’effondrement de la mondialisation signale de profonds bouleversements géopolitiques que l’Europe ne peut se permettre de sous-estimer. J’ai souligné ailleurs la façon dont ces reconfigurations stratégiques perturbent profondément l’intégration économique et les flux technologiques établis, et à quel point la vague populiste mondiale met en lumière les griefs socio-économiques et les divisions culturelles qui alimentent l’instabilité politique mondiale – des dynamiques que l’Europe doit gérer avec prudence pour éviter des divisions internes et des vulnérabilités externes similaires.
Au cœur du projet d’intégration européenne se trouve un choix existentiel, trop longtemps différé. L’Europe doit finalement décider de ce qu’elle est fondamentalement : un partenariat économique axé principalement sur le commerce, les marchés et la croissance économique ; ou une véritable union politique et morale fondée sur des valeurs partagées, les droits humains, l’universalisme et une vision civilisationnelle commune.
La crise provoquée par l’administration Trump 2.0 a révélé de manière flagrante la diversité et, souvent, les divergences de conception de ce que devrait être l’Europe. Les réactions variées des dirigeants et des sociétés européennes - l’adhésion enthousiaste de certains dirigeants européens aux politiques nationalistes de Trump, contrastant fortement avec le scepticisme et l’inquiétude des autres - mettent en évidence ces divisions sous-jacentes.
Cette tension entre intégration renforcée et souveraineté nationale est un thème récurrent de la politique européenne, le Brexit en étant la manifestation la plus spectaculaire à ce jour.
L’avenir de l’Europe repose sur la compréhension et la gestion de la montée simultanée de la fragmentation géopolitique, de la progression du populisme, des dépendances technologiques et de l’érosion des alliances traditionnelles. Face à ces défis, le continent doit saisir cette opportunité cruciale d’adopter une véritable solidarité, sous peine de perdre sa pertinence. Dépasser une logique purement économique ou opportuniste pour construire une Union européenne fondée sur des valeurs politiques, morales et civilisationnelles communes. Cela implique une solidarité plus structurelle que conjoncturelle, où les États membres choisissent délibérément de s’unir face aux crises, qu’elles soient géopolitiques, technologiques, sociales ou démocratiques. Ça passe ou ça casse !
Max Barahona ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.04.2025 à 19:38
Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)
L’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump est source d’inquiétude pour Taïwan. Le président des États-Unis semble nettement moins préoccupé que ses prédécesseurs par le sort de l’île, ce dont a bien conscience la République populaire de Chine, qui multiplie les opérations d’intimidation et les rappels de sa détermination à reprendre le contrôle de ce territoire.
À l’initiative de Pékin, les incidents se multiplient entre les deux rives du détroit de Taïwan. Les États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, semblent se détourner de Taipei, après plusieurs décennies de ferme soutien.
La posture actuelle de Washington semble s’inscrire dans le désengagement global engagé par l’administration républicaine, ce dont témoigne la récente promulgation (temporairement suspendue depuis) de droits de douane prohibitifs à l’encontre non seulement de leurs adversaires traditionnels mais aussi, voire surtout, de leurs partenaires et alliés, aussi bien sur le continent américain qu’en Europe et en Asie.
Dans ce contexte, Pékin multiplie les infractions à la ligne médiane dans le détroit et à la zone d’identification aérienne de Taïwan, à travers l’envoi de ballons et d’aéronefs de l’armée de l’air chinoise. On observe également des infractions sur le pourtour des îles taïwanaises de Kinmen, située au large de la ville chinoise de Xiamen, et le sabotage de câbles sous-marins entre la pointe nord de l’île principale et l’archipel des îles Matsu.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Les intentions des autorités chinoises sont claires : il s’agit de passer à la phase concrète du « réglement du problème taïwanais ». En témoignent les photos et prises de vue satellite qui attestent la multiplication des exercices de débarquement des forces armées de la RPC impliquant l’usage de barges de grande taille.
Au cours des dernières années, plusieurs scénarios ont été élaborés pour anticiper la façon dont Pékin pourrait s’y prendre afin de forcer une réintégration de Taïwan.
Le premier, issu des exercices de « wargaming » menés par Le Pentagone, comprend une attaque de vive force contre Taïwan, une opération d’envergure qui pourrait durer de quelques semaines à plusieurs mois, avec de lourdes pertes pour Pékin.
Le deuxième, élaboré par le think tank américain CSIS ChinaPower, annonce l’adoption par la RPC d’une approche coercitive, consistant à imposer une zone de quarantaine, ou plus simplement un blocus économique progressif de l’île, voire la mise en place d’un champ de mines tout autour de Taïwan afin de diminuer voire d’empêcher tout transport de marchandises par voie de mer, cette pression devant finir par faire plier les autorités taïwanaises ou de provoquer des révoltes populaires dans l’île.
Le troisième scénario, imaginé par l’auteur du présent article, entrevoit une prise de contrôle progressive, non létale et séquencée des territoires contrôlés par Taïwan : d’abord les îles les plus proches du continent (Kinmen, Wuqiu, Matsu), puis les deux îles de la mer de Chine méridionale (Pratas et Itu Aba), et enfin les îles Pescadores, le tout par l’emploi de blocus successifs destinés à obtenir la reddition de chacune de ces îles une fois qu’elles seront à court de nourriture, d’eau et de carburant. Un tel développement priverait progressivement Taïwan de ces capteurs avancés, tout en infligeant camouflet sur camouflet aux autorités militaires et politiques de Taipei, sans aller, à ce stade, jusqu’à une invasion de l’île principale.
Pas vraiment. Donald Trump critique publiquement Taipei pour sa « dominance » dans le secteur des puces électroniques, alors qu’il convient de rappeler que leur fabrication ne représente qu’une des nombreuses dimensions de la chaîne de valeur, et que sur un certain nombre d’autres éléments, ce sont les États-Unis qui sont largement en position dominante.
La récente décision de l’entreprise taïwanaise TSMC d’investir 100 milliards de dollars de plus aux États-Unis porte le total de ses investissements à 165 milliards de dollars dans le pays, une somme tout sauf anecdotique. Cet investissement peut se voir comme le pendant civil des commandes d’équipements militaires massives passées par Taïwan depuis l’adoption du Taïwan Relations Act en 1979, au profit premier de l’industrie de défense des États-Unis — une fidélité peu récompensée au regard du retard systématique mis par Washington à honorer ces commandes, souvent livrées avec plusieurs années de retard.
Au total, Taïwan a passé des commandes pour un montant de 93 milliards de dollars en 2022 (soit 182 milliards en prenant en compte l’inflation), dont 22 milliards sont toujours en attente de livraison. Entre autres matériels, les livraisons de chasseurs F-16 et de missiles ont été retardées à de nombreuses reprises et sont aujourd’hui en retard de plusieurs années sur le calendrier initial.
Les États-Unis se sont pourtant engagés à de nombreuses reprises aux côtés de Taipei lors des crises du détroit de Taïwan, que ce soit en 1954-1955, en 1958 ou en 1995. Même après le départ des forces américaines en 1974 et la reconnaissance par Washington de la Chine communiste en 1979, le Taïwan Relation Act a cimenté la relation pour les décennies qui ont suivi et ce soutien a été renouvelé, médiatiquement politiquement, économiquement et militairement, de nombreuses manières.
Pour autant, force est de constater que la politique de pivot vers l’Asie initiée par Barack Obama, après un long focus sur le Moyen-Orient, n’a pas permis de réinvestissement stratégique notable en faveur de Taïwan — tout juste, bien qu’à la marge, en faveur des Philippines —, tandis que le nombre de soldats positionnés au Japon, en Corée du Sud et à Guam n’a cessé de baisser. Et la quatrième crise du détroit de Taïwan, en 2022, n’a donné lieu à aucune réaction américaine suite à la démonstration de force chinoise.
À lire aussi : Taïwan : la stratégie indo-pacifique des États-Unis à l’épreuve
Ce relatif sentiment d’abandon a pu s’amplifier à partir de l’élection de Donald Trump qui, outre sa posture souvent qualifiée de pro-russe sur le dossier ukrainien et sa promulgation de droits de douane très élevés à l’encontre de nombreux alliés (Taïwan n’est à cet égard pas épargné), a prétendu ne pas connaître la signification de l’acronyme « AUKUS ». Or ce programme emblématique initié sous la présidence Biden, qui vise à doter l’Australie d’une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire afin de renforcer ses capacités dans le contexte de la confrontation des puissances occidentales avec la Chine en Indo-Pacifique, a un intérêt clair aux yeux de Taïwan.
Tout cela, assurément, ne participe pas à la tranquillité d’esprit des élites politiques et militaires de Taipei. Pour autant, la situation actuelle, aussi troublante soit-elle, ne doit pas faire oublier que Taïwan est en train de développer sa propre base industrielle et technologique de défense, avec des succès importants dans le domaine des sous-marins, des navires de surface, des drones et des munitions, y compris des missiles hypervéloces.
On l’a vu, la Chine fait feu de tout bois pour intimider Taïwan et obtenir sa réintégration par tous les moyens. La dimension militaire n’est pas écartée mais semble n’être sérieusement envisagée qu’en dernier recours, la RPC étant bien consciente des dégâts potentiellement catastrophiques qu’entraînerait pour elle l’échec d’une invasion, et aussi du gigantesque prix humain et économique qu’elle devrait payer pour s’emparer de l’île par la force.
Pour mener à bien son objectif sans recourir à la violence, la Chine emploie donc les trois méthodes suivantes : le déni d’accès, la guerre hybride et les techniques de la zone grise :
La première méthode, potentiellement létale, vise à déployer et à maintenir autour de Taïwan une zone d’interdiction maritime et aérienne ou à minima la capacité de le faire. À cette fin, les forces armées chinoises ont intensifié leur dispositif de radars et de missiles anti-navires et anti-aériens, agrandi et amélioré les bases aériennes le long de la côte, et développé le nombre et la qualité de leurs navires et aéronefs. La marine et l’armée de l’air procèdent par ailleurs au déploiement sans cesse plus régulier et massif de navires et d’aéronefs (y compris des ballons) au sein des eaux et de l’espace aérien taïwanais et conduisent des exercices militaires de façon plus fréquente.
La seconde comprend des moyens administratifs, de propagande et légaux, visant d’une part à contester la ligne médiane dans le détroit, en mer comme dans les airs (par l’établissement et la modification unilatérale de plans de vol pour l’aviation civile au-dessus du détroit), d’autre part à renforcer les liens entre les deux rives du détroit, notamment dans la conduite des affaires et en facilitant l’obtention de quasi-cartes d’identité de la RPC pour les citoyens taïwanais. Les autorités chinoises mènent également une intense guerre de l’information, tant à destination de la population taïwanaise que chinoise.
La troisième comprend le sabotage de câbles sous-marins, les manœuvres navales et aériennes dangereuses et la militarisation de la garde-côtes qui, équipée d’anciennes corvettes de la marine et de capacités de débarquement amphibie, a désormais le droit d’arrêter navires et équipages pour une durée pouvant atteindre 60 jours et de faire usage de la force létale suite au passage de deux lois spécifiques en 2021 et en 2024.
Et comme si Taïwan n’avait pas assez de problèmes à régler, certains pays proches n’agissent pas toujours dans son intérêt. Que ce soit les pays du Pacifique Sud, qui s’en détournent chaque année un peu plus en échange d’aides économiques à court terme de la Chine, ou certains pays d’Asie du Sud-Est, dont la Malaisie et Singapour, tous souhaitent publiquement une « réunification pacifique » de l’île à la Chine, reprenant en cela le vocabulaire officiel des autorités chinoises.
Par ailleurs, on a constaté ces dernières années une implication croissante d’influenceurs chinois basés d’un côté comme de l’autre du détroit de Taïwan, voire à l’international, en faveur du rattachement de Taïwan à la Chine. Encore récemment, une citoyenne chinoise résidant à Taïwan du nom de « Yaya » s’est fait connaître après avoir produit et diffusé de nombreux contenus ouvertement favorables à la réunification de Taïwan par la force et a vu son permis de séjour non renouvelé, ce qui ne l’a pas empêchée de venir protester le jour même de son départ contre son expulsion avec un groupe de soutien devant un bâtiment officiel à Taipei.
En majorité, la population taïwanaise ne soutient pas une position de statu quo et ne s’identifie pas à la Chine, mais il est certain qu’elle n’est pas prête à consentir aux sacrifices nécessaires pour se défendre seule.
De plus, les forces armées de Taïwan font face à quatre défis majeurs : le vieillissement de la population, la désaffection pour les carrières militaires, le vieillissement des plates-formes de combat et l’ultra-dépendance à la mer pour les importations et exportations du pays. Dans le même temps, les leçons de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine démontrent que de nouveaux matériels et de nouvelles stratégies existent et pourraient lui permettre de résister en cas d’agression.
Si l’on ne peut pas affirmer que l’île soit totalement lâchée par les États-Unis, ou abandonnée par ces voisins, il est indéniable que Taïwan fait face à des menaces chinoises de plus en plus inquiétantes. Dans ce contexte, une absence de soutien de la part de Washington, sur le plan médiatique comme politique, associée à une cessation de l’aide et/ou des livraisons d’armes, pourrait être perçue par les autorités politiques et militaires chinoises comme un aveu de faiblesse et un signal que le moment propice à une intervention est peut-être arrivé.
Benjamin Blandin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.04.2025 à 16:27
Nitzan Perelman Becker, Docteure en sociologie politique, Université Paris Cité
Environ 20 % des citoyens israéliens sont Palestiniens. Désignés officiellement comme « Arabes israéliens » – une expression sujette à controverse –, ils subissent de nombreuses formes de discrimination et sont perçus, par le pouvoir en place ainsi que par une partie significative de la population juive, comme une « menace intérieure ». Une perception qui s’est encore durcie depuis le 7 octobre 2023.
Une grande partie des Juifs israéliens, ainsi que de nombreuses personnes extérieures à Israël, désignent les 1,7 million de Palestiniens citoyens de l'État d'Israël – soit près de 20 % de la population du pays – par l'expression d'«Arabes israéliens».
Lors des précédentes guerres menées par Israël à Gaza – en 2008, en 2012, en 2014 et en 2021 –, ces Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne s'étaient mobilisés en masse. Mais, face à la guerre actuelle, la plus longue et la plus dévastatrice – au point que, à peine trois mois et demi après son déclenchement, la Cour internationale de justice évoquait déjà un risque de génocide –, ils demeurent en grande majorité silencieux. Ils s'abstiennent de manifester et, même sur leurs réseaux sociaux privés, évitent de critiquer les opérations meurtrières conduites par Tsahal dans la Bande de Gaza. Comment expliquer ce silence ?
Les Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne sont les descendants des quelque 150 000 Palestiniens qui ont réussi à rester sur leurs terres ou dans leurs foyers malgré la Nakba – terme arabe signifiant « désastre », désignant l'expulsion massive des Palestiniens de la Palestine historique, accompagnée de massacres et de destructions, survenue entre 1947 et 1949.
Lorsque l’État d’Israël est officiellement fondé en 1948, ces Palestiniens obtiennent le passeport israélien, mais sont immédiatement placés sous un régime militaire, distinct de celui des citoyens juifs. Ce régime, en vigueur jusqu’en 1966, limite drastiquement leur liberté de mouvement, d’expression, d’association, ainsi que leur accès à l’emploi. Son abolition, obtenue au terme d’une mobilisation politique, marque une reconnaissance formelle de leur égalité citoyenne – du moins, sur le papier.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Bien qu’officiellement présentés comme des citoyens égaux, les Palestiniens voient leur identité palestinienne niée par l’usage institutionnalisé de l’expression « Arabes israéliens ». Cette appellation s’est longtemps imposée jusque dans leurs pièces d’identité où figurait, jusqu’aux années 2000, la mention « nationalité : arabe » – en opposition à la « nationalité juive » réservée aux citoyens juifs.
En Israël, et particulièrement à travers la langue hébraïque, les termes « nation » ou « nationalité » prennent une dimension ethnique : la notion de nation israélienne, qui engloberait l’ensemble des citoyens de l’État, n’existe tout simplement pas.
La mention a été supprimée non pour corriger une discrimination, mais parce qu’en 2002, la Cour suprême autorise l’enregistrement de personnes converties au judaïsme réformé comme juives. Opposé à cette reconnaissance, le ministre de l’intérieur ultra-orthodoxe Eli Yishaï décide alors de supprimer toute mention de nationalité.
Aujourd’hui encore, un ensemble de lois et de réglementations institutionnelles accorde des droits spécifiques aux Juifs au détriment des citoyens non juifs – en particulier des Palestiniens. Par exemple, une loi adoptée en 2003 interdit aux citoyens israéliens mariés à des Palestiniens ou Palestiniennes des territoires occupés de vivre en Israël, entraînant la fragmentation des familles. En pratique, cette mesure ne vise que les citoyens palestiniens d’Israël : les couples mixtes, entre Juifs et Palestiniens citoyens de l’État, restent très rares (2,1 % en 2008), et les unions entre Juifs israéliens et Palestiniens des territoires occupés sont quasi inexistantes.
En outre, les lois foncières en Israël favorisent l’accès à la propriété pour les Juifs et renforcent la ségrégation territoriale. Environ 13 % des terres de l’État sont gérées par le Fonds national juif, qui interdit leur vente ou leur location à des non-Juifs.
Parallèlement, des politiques sont mises en œuvre pour « judaïser » certaines régions à forte population palestinienne, comme le Néguev et la Galilée. Plusieurs lois facilitent la création de localités purement juives – notamment la loi de 2011 sur les commissions d’admission, qui autorise les communautés juives de ces régions à décider d'admettre ou non tout nouvel arrivant dans ces zones, ou encore la loi fondamentale sur l’État-nation, qui érige le « l'implantation juive » en « valeur nationale ».
Adoptée en 2018, cette loi stipule que seul le peuple juif dispose du droit à l’autodétermination en Israël, sans préciser les frontières concernées – ouvrant ainsi la voie à une interprétation englobant l’ensemble du territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain. Autrement dit, elle inscrit dans le droit la légitimité d’une suprématie ethnique et nie explicitement le droit à l’autodétermination du peuple palestinien.
Enfin, certaines mesures législatives réservent des avantages financiers aux personnes ayant accompli leur service militaire – une obligation dont les Palestiniens sont exemptés -, permettant d'instaurer des privilèges sans mentionner explicitement l'appartenance ethnique.
Ces éléments sont fréquemment passés sous silence quand Israël est présenté comme une démocratie exemplaire ou la « seule démocratie du Moyen-Orient ».
Le cadre légal est accompagné d'un racisme systémique, les Palestiniens étant largement perçus comme une menace intérieure. Cette perception se renforce pendant les périodes de guerre ou de tension, notamment après mai 2021, après que des affrontements violents ont éclaté entre Juifs et Palestiniens dans des villes « mixtes », où la présence palestinienne est plus marquée.
Jérusalem est au cœur de toutes ces tensions : l’évacuation programmée d’une famille palestinienne à Sheikh Jarrah, l’irruption violente de la police israélienne sur l’esplanade des Mosquées et l'interdiction de prière aux musulmans – y compris les citoyens palestiniens de l'État – en plein mois de ramadan, attisent la colère des Palestiniens citoyens d'Israël.
Dans le débat public, toute contestation de l’action des autorités par les citoyens palestiniens d’Israël est aussitôt interprétée comme la preuve de leur déloyauté envers l’État. Ils sont alors souvent présentés comme un « front intérieur » qu'il faudrait combattre comme un ennemi. Cette vision ne date pas des suites du 7 octobre 2023.
Par exemple, le 10 mai 2021, à la Knesset, Shlomo Karhi, alors député du Likoud et aujourd’hui ministre des communications, comparant les Palestiniens d’Israël aux « ennemis de l'extérieur », affirme :
« Ce terrorisme ne surgit pas de nulle part. Comme des bêtes sauvages qui sentent la faiblesse de leur proie, les ennemis arabes sentent la peur. Les ennemis de l’extérieur nous attaquent, et ceux de l’intérieur […] les soutiennent. »
Un discours tenu également, le 18 mai 2021, par Amichai Chikli, à l’époque député du parti d’extrême droite Yamina et aujourd’hui ministre des affaires de la diaspora :
« Il est de notre devoir de repousser les ennemis d'Israël : les repousser à Gaza, dans les rues de Lod, partout et aussi d’ici, de cet hémicycle, de la Knesset d’Israël. »
Les Palestiniens citoyens d’Israël disposent de droits politiques, dont celui de voter et de siéger à la Knesset. Deux partis arabes y sont actuellement représentés : Hadash-Ta’al, une alliance de la gauche radicale portée par un programme progressiste centré sur l’égalité et la fin de l’occupation ; et Raam, un parti islamiste conservateur, engagé dans une stratégie pragmatique visant à améliorer les conditions de vie des citoyens palestiniens. Aux législatives de 2022, ils ont remporté 5 sièges chacun, sur les 120 que compte la Knesset.
Lors de ces élections, plus de 85 % des citoyens arabes du pays ont voté pour ces partis. En excluant les Druzes – qui votent majoritairement pour des partis juifs et ne se définissent pas comme Palestiniens –, ce chiffre serait encore plus élevé. Il convient toutefois de souligner que la présence de ces partis au Parlement, souvent brandie comme preuve du caractère démocratique de l’État, est régulièrement remise en cause par la droite israélienne, qui les qualifie d’« ennemis » ou de « terroristes ».
Avant même le 7-Octobre, les événements de mai 2021 avaient renforcé ce discours, exploité par Benyamin Nétanyahou et ses alliés à leur retour au pouvoir, fin 2022. Pendant qu'ils se trouvaient dans l'opposition, ils accusaient le gouvernement précédent, en raison de la présence d'un parti arabe dans la coalition, de « soutenir le terrorisme ». Cette campagne de délégitimation, assimilant les Palestiniens à une menace intérieure, a joué un rôle crucial dans la victoire électorale du bloc pro-Nétanyahou aux législatives de 2022.
Depuis l'arrivée du sixième gouvernement Nétanyahou, fin 2022, le racisme anti-arabe a atteint un niveau inégalé. Il se manifeste, entre autres, par une indifférence face à la forte hausse des crimes au sein même de la communauté palestinienne en Israël. En 2023, 223 Palestiniens d’Israël ont été assassinés, le taux de résolution de ces crimes étant inférieur à 10 %. Le gouvernement, et notamment Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale et ancien membre du mouvement suprémaciste Kach, reste inactif face à cette situation.
Dans les villes palestiniennes israéliennes, la tension monte, alimentée par des discours xénophobes et racistes largement diffusés dans l'espace public. C'est dans ce contexte explosif que survient l'attaque du 7 octobre 2023, secouant profondément la société israélienne.
Dix jours après le massacre du 7-Octobre, en pleine offensive israélienne sur Gaza, le chef de la police Kobi Shabtai publie une vidéo sur le compte Twitter en arabe de la police. Face caméra, il menace clairement les Arabes israéliens :
« Quiconque souhaite être un citoyen israélien, ahlan wa sahlan (bienvenue, en arabe) ; quiconque exprime sa solidarité avec les Gazaouis, je le mettrai dans un bus et l’y [à Gaza] conduirai moi-même. »
Cette menace marque le point de départ d’une importante vague de persécutions, toujours en cours, contre les Palestiniens citoyens d’Israël. En trente jours seulement, la police arrête ou ouvre une enquête contre 251 personnes, dont la moitié pour de simples publications sur les réseaux sociaux. Un like, un partage ou un message de solidarité avec Gaza suffit parfois à éveiller les soupçons.
Et la répression ne vient pas uniquement des autorités : ces Palestiniens sont aussi surveillés et interrogés par leurs employeurs, leurs universités, leurs collègues ou leurs voisins. Des centaines de personnes sont licenciées ou suspendues de leur travail ou de leurs études, pour une publication privée ou un propos tenu en petit comité.
Leur citoyenneté israélienne ne peut plus les protéger. Preuve en est l'usage croissant, à leur encontre, de méthodes d'arrestation et d'enquête jusque-là réservées aux Palestiniens de Cisjordanie, soumis à l'occupation militaire et dépourvus de droits.
À ce propos, la question de la perception des Palestiniens d’Israël par les autres Palestiniens – qu’ils vivent dans les territoires occupés, dans des camps situés depuis des décennies dans des pays voisins, ou ailleurs dans le monde – mériterait un développement en soi, pour lequel nous n’avons pas la place ici.
Malgré la peur et les menaces policières, de nombreux Palestiniens tentent tout de même de manifester leur solidarité avec Gaza. Mais, depuis le 7 octobre 2023, ce droit fondamental, pourtant inhérent à tout régime se revendiquant démocratique, est réservé aux seuls citoyens juifs. Les Palestiniens, eux, se voient interdire leurs manifestations, encore et encore.
La situation critique des Palestiniens citoyens d’Israël est non seulement ignorée mais aussi, parfois, interprétée de façon erronée dans les médias étrangers. En France, certaines personnalités manipulent des sondages, comme celui de l’Université de Tel-Aviv de décembre 2023, selon lequel, depuis le 7 octobre 2023, 33 % des Palestiniens citoyens d’Israël placent leur citoyenneté israélienne au premier rang de leur identité, 32 % leur identité arabe et seulement 8 % considèrent l’identité palestinienne comme la composante principale.
Pourtant, il suffit d’écouter les Palestiniens pour saisir l’ampleur de cette erreur.
En témoigne, le juriste palestinien Mohammed Abed El Qadir, citoyen d’Israël :
« Si je reçois un appel d’un numéro israélien inconnu et qu’on me demande comment je m’identifie, je pourrais répondre que je suis sioniste et prêt à faire le service militaire, tellement j’ai peur ! Notre persécution depuis le 7 octobre nous a prouvé que l’expression “Arabe israélien” n’existe pas et n’existera jamais. Nous sommes des Palestiniens et nous le serons toujours. »
Nitzan Perelman est ingénieure d'étude au CNRS et co-fondatrice du site Yaani.fr
16.04.2025 à 17:13
Adélaïde Martin, Doctorante en science politique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le 50e anniversaire de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges le 17 avril 1975 donne lieu à de nombreuses réflexions consacrées au génocide qui s’est ensuivi. Mais c’est aussi l’occasion de braquer le projecteur sur un aspect méconnu : les migrations depuis le Cambodge au cours des années précédentes, en situation de guerre civile.
On connaît du Cambodge les migrations des réfugiés consécutives au génocide (1975-1979), souvent confondues ou assimilées dans les pays d’accueil aux déplacements parallèles partant des États voisins, le Vietnam et le Laos.
Le nombre des départs, le traitement des personnes déplacées à la frontière thaïlandaise, la mobilisation atypique autour de leur accueil ont focalisé l’attention politique et médiatique. Les dynamiques migratoires antérieures sont, quant à elles, bien moins connues. S’enracinant dans l’histoire de la (dé)colonisation et de la guerre froide, elles sont déterminantes dans la formation des premiers groupements cambodgiens en France, aux États-Unis, au Canada ou en Australie.
Dans les années 1950 et 1960, les départs en exil concernaient principalement les milieux anti-coloniaux et réformateurs. Rappelons les faits. Proclamée en novembre 1953 après 90 ans de colonisation française, l’indépendance du Cambodge est ratifiée internationalement en 1954 par les accords de Genève. Écartés des négociations et craignant des représailles, près d’un millier de combattants indépendantistes et de sympathisants communistes de la première heure prennent la direction de Hanoï. Pour eux, la capitale du Nord Vietnam sera à la fois une base de repli, un espace de regroupement et un lieu de formation en matière technique et militaire.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Tantôt roi, tantôt premier ministre, tantôt chef d’État, Norodom Sihanouk domine la scène politique nationale pendant plus de 15 ans. Les mouvements de gauche sont progressivement exclus de la représentation parlementaire et voient leurs effectifs réduits par les vagues de répression. Des stratégies d’opposition en dehors des institutions du régime sont adoptées : certains prennent le maquis, d’autres trouvent refuge en France.
C’est à partir de 1967-1968 que démarre l’escalade politique et militaire qui plonge le Cambodge dans un conflit civil. La guerre qui se déroule entre d’une part le Sud Vietnam, soutenu par les États-Unis, et d’autre part le Nord Vietnam, déborde désormais sur les territoires cambodgiens limitrophes. Dans la capitale, les tensions politiques internes se cristallisent autour de la présence accrue de troupes vietnamiennes sur le sol national, menant à la destitution de Sihanouk au début de l’année 1970 et à l’instauration d’un nouveau régime allié aux Américains : la République khmère.
À l’étranger au moment de cet événement, Sihanouk s’installe en République populaire de Chine et forme une alliance de circonstance avec ses anciens ennemis, les Khmers rouges. Leur insurrection, insérée dans des rébellions localisées contre le pouvoir central, gagne du terrain depuis les périphéries. Un organe de représentation politique est constitué en mai 1970 : le Gouvernement royal d’union nationale du Kampuchéa (GRUNK). Il est composé de proches de Sihanouk qui l’accompagnaient, d’une poignée de diplomates en exercice qui le rejoignent, de personnalités communistes installées à Paris ou ayant pris le maquis. Officiellement basés à Pékin, ses membres sont en réalité dispersés entre la France, la Chine, l’URSS et les zones dites « libérées » au Cambodge.
À Phnom Penh, Sihanouk et ses ministres sont condamnés in absentia, tandis que leurs proches restés au pays connaissent des périodes d’incarcération ou de résidence surveillée pour leurs liens supposés ou avérés avec l’insurrection. Deux des fils de Sihanouk quittent le Cambodge en 1973, l’un pour Aix-en-Provence où il devient enseignant à la Faculté de droit ; l’autre pour Pékin, puis Belgrade, avant de s’installer à Créteil en 1976. S’opèrent aussi des départs vers la France de hauts fonctionnaires se déclarant en faveur du GRUNK.
Si les départs survenant en période de guerre civile (1970-1975) ne concernent plus uniquement des opposants de gauche, il faut aussi tenir compte de ceux qui se politisent à l’étranger et ne sont pas identifiés comme des détracteurs du régime à leur départ. Les luttes qui se déroulent au Cambodge s’exportent en effet dans les espaces fréquentés par les ressortissants. C’est le cas au sein de la Maison du Cambodge à la Cité internationale universitaire de Paris, où se multiplient les tensions entre les étudiants en faveur de l’insurrection d’un côté, les résidents et la direction proches du pouvoir républicain de l’autre. Après la mort d’un étudiant en début 1973, le pavillon cambodgien est évacué puis fermé.
Dans cet environnement fortement polarisé, le choix d’un camp politique tend à s’imposer à tous, y compris à ceux dont les motivations initiales à la mobilité n’apparaissent pas principalement politiques.
En temps de guerre, l’émigration ne se réduit pas aux groupes d’opposants au régime de la République khmère. À partir de 1970, c’est moins le changement des conditions politiques que l’aggravation progressive du conflit qui amène d’autres profils à partir ou à rester à l’étranger. Ces migrations internationales constituent un fait minoritaire par rapport aux catégories internes déplacées.
Les violences de la guerre, dont les frappes aériennes états-uniennes intensives entre 1969 et 1973 visant les troupes communistes vietnamiennes et cambodgiennes, ainsi que la déstabilisation accrue de l’économie par la guerre, provoquent principalement des déplacements à l’intérieur des frontières nationales. Les centres urbains, qui absorbent une grande partie des migrations internes, sont toujours sous contrôle du pouvoir central en 1973, alors que les forces insurgées occupent plus des deux tiers du Cambodge. L’économie s’effondre, avec des pénuries d’essence, de nourriture et de produits de première nécessité ; les prix flambent et les productions agricoles s’amenuisent.
En 1974, les Khmers rouges contrôlent près de la moitié de la population et bloquent toutes les voies de communication terrestres. Dans un tel contexte, ceux qui rejoignent des pays occidentaux disposent de différentes ressources (moyens financiers, bagage culturel, relations sociales), voire ont déjà tissé une familiarité avec l’étranger (liens linguistiques, professionnels, amicaux, conjugaux ou familiaux).
L’exil s’inscrit souvent dans des pratiques préexistantes de voyages d’études ou de circulation fonctionnelle. Le contexte de forte déstabilisation tend à pérenniser les déplacements internationaux de diplomates, d’enseignants, de fonctionnaires, d’entrepreneurs, ainsi que les mobilités pour études de jeunes diplômés. Le conflit engendre aussi le départ à l’étranger d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes. Il s’agit pour certains d’éviter l’enrôlement forcé dans l’armée républicaine ; pour d’autres, de se mettre à l’abri des roquettes et obus tirés par les Khmers rouges sur la capitale au cours de différentes offensives pendant les saisons sèches - qui touchent aussi les lieux d’instruction.
La situation continue de se détériorer début 1975, alors que la capitale se retrouve isolée du reste du pays et de nouveau visée par des tirs d’artillerie. Les départs à l’étranger s’accroissent, incluant aussi ceux de hauts dignitaires du régime. Accompagné de Chhang Song, ministre de l’Information de juin 1974 à mars 1975, Lon Nol, président de la République depuis 1972, quitte le pays le 1er avril pour Hawaï. Le président du Sénat devenu président par intérim, Saukham Khoy, et le ministre de la Culture, Long Botta, partent le 12 avril au cours d’une opération d’évacuation par hélicoptères organisée par l’ambassade états-unienne.
D’autres envoient leur famille à l’étranger ou quittent le pays par leurs propres moyens, et ce jusqu’à la matinée du 17 avril.
Avec la chute de Phnom Penh, les ressortissants cambodgiens à l’étranger ne peuvent plus retourner librement dans le pays et leur émigration devient bien plus durable qu’ils ne s’y attendaient initialement. Par exemple, Ouk Thonn, président de la Société khmère de raffinage de pétrole, qui se trouvait en déplacement professionnel, s’installe avec sa femme à Paris, où le couple possède un appartement et où leurs enfants résident déjà.
Des départs de membres d’une même famille échelonnés sur plusieurs années aux départs précipités à l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges, en passant par les personnes bloquées à l’étranger, les temporalités et les modalités d’émigration sont variables. La distinction entre migrations forcées et souhaitées paraît peu opérante pour ces exilés, tant les logiques s’entremêlent.
Aujourd’hui, il est encore difficile d’estimer le nombre de Cambodgiens dans les pays occidentaux en 1975, du fait des statuts administratifs disparates, des temporalités variables d’arrivée et des cas de migrations secondaires. Les étudiants et professionnels en mobilité semblent représenter une grande partie de cette « première vague » d’exil, aux États-Unis comme en Australie ou au Canada.
Dans le cas des quelque 5 000 Cambodgiens recensés en 1975 aux États-Unis, on retrouve, outre les personnes en formation, des individus évacués ou accueillis face à l’arrivée imminente au pouvoir des Khmers rouges. Par le parrainage des nouveaux arrivants, ceux qui ont poursuivi des études dans les universités d’État californiennes seraient à l’origine de ce qui deviendra la plus importante communauté cambodgienne à l’étranger, Long Beach.
En ne prenant en compte que les titulaires d’un permis de séjour, les Cambodgiens en France seraient passés de 1 016 en 1969 à 3 829 en 1974 (+80 % entre 1972 et 1973). Ils étaient alors très inégalement répartis sur le territoire : à titre d’exemple, Rennes n’aurait compté que 19 Cambodgiens en 1974. Venus initialement en tant qu’étudiants ou sous d’autres auspices, ils ont pu obtenir a posteriori le statut de réfugié, ou rester sous d’autres modalités. Dès le début de la guerre civile, des facilités administratives sont accordées aux ressortissants cambodgiens en France, préfigurant les choix politiques effectués pour les migrations ultérieures.
Adélaïde Martin a reçu des financements de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).