12.08.2025 à 17:08
Anne-Lise Pestel, Docteure en histoire romaine et professeure agrégée en histoire, Université de Rouen Normandie
Diffusée de 2005 à 2007, la série « Rome » raconte l’histoire de deux soldats romains de la fin de la République romaine jusqu’au règne d’Auguste. Initialement prévue en 5 saisons, elle s’arrêtera au bout de la seconde, faute de moyens suffisants. Faire revivre la Rome antique, raconter la fin de la République et retracer la trajectoire des protagonistes de cette période charnière n’a pas été une mince affaire. Pourtant, malgré quelques anachronismes et facilités scénaristiques, la série se démarque par son réalisme.
Vingt ans après sa sortie, la série Rome (HBO/BBC, 2005-2007), créée par J. Milius, W. J. MacDonald et B. Heller, alimente encore les discussions des spécialistes qui ont largement exprimé leur intérêt et leur enthousiasme ou leurs critiques.
Au plaisir de voir porter à l’écran cette période riche se mêlent l’amusement devant certains anachronismes discrets et, parfois, l’agacement franc face à des choix qui entretiennent dans l’imaginaire du spectateur des conceptions fausses. Si la scène d’affranchissement d’une esclave (S.1 ép. 11) prête à sourire, tant le citoyen qui enregistre l’acte par un coup de tampon ressemble au fonctionnaire d’une administration contemporaine, l’historien ne peut que déplorer l’accoutrement de Vercingétorix, tout droit tiré d’un tableau du XIXe siècle et qui réactive des clichés sur les Gaulois depuis longtemps démentis (S. 1 ép. 1 et 10).
Prévue en 5 saisons, la série, en dépit de son succès, a été arrêtée au bout des deux premières. Les décors réalisés avec hyperréalisme dans les studios de Cinecittà, le nombre des personnages – 350 rôles parlants –, et les difficultés auxquelles a dû faire face la production ont fait exploser les coûts et conduit à son arrêt prématuré. Malgré une accélération du récit dans les derniers épisodes, l’arc narratif conserve sa cohérence et retrace la période qui sépare la victoire de Jules César à Alésia en 52 av. J.-C. du triomphe en 29 av. J.-C. d’Octavien au terme des guerres civiles.
La réussite du projet tient au choix de retracer ces événements en suivant le destin de deux simples citoyens, Titus Pullo et Lucius Vorenus, pris dans la tourmente des guerres civiles. Ces centurions, mentionnés par César dans la Guerre des Gaules, ont existé, mais en dehors de cette brève évocation, on ignore tout de leur vie, ce qui fournissait aux créateurs de la série un canevas vierge.
Leurs trajectoires croisent à Rome, en Gaule et en Égypte celles de César, Antoine, Octave et Cléopâtre, tissant des liens constants entre la grande histoire et leur parcours. L’ambition affichée n’était pas de livrer un récit épique centré sur quelques grandes figures, mais de restituer avec vraisemblance une époque. La trame historique est dans l’ensemble juste, mais les créateurs se sont autorisé certaines libertés pour des raisons scénaristiques.
C’est la ville de Rome qui est le sujet de la série et le générique donne le ton : la caméra déambule au milieu d’anonymes à travers ses rues aux murs couverts de graffitis qui s’animent sur son passage. Les décors impressionnent par la qualité des restitutions. Le spectateur suit les protagonistes dans les domus aristocratiques, au Forum, mais aussi dans les quartiers populaires, découvrant un univers coloré et bruyant. Les ruelles y séparent des insulae, ces immeubles dont le rez-de-chaussée est occupé par des tavernes et des échoppes, la boucherie de Niobe et Lyde, par exemple.
Certains personnages mettent en lumière le caractère cosmopolite de Rome, qui compte alors près d’un million d’habitants et attire des gens de contrées lointaines. Le personnage de Timon appartient ainsi à la diaspora juive de la ville, tandis que Vorenus rencontre des marchands hindous installés à Rome pour leurs affaires.
Ces rues sont aussi le théâtre où éclate une violence exposée crûment, ce qui a provoqué la censure de certains passages en Italie et au Royaume-Uni. Il n’en reste pas moins que la brutalisation de la société romaine au Ier siècle av. J.-C. est bien dépeinte. Les rixes entre bandes, les règlements de compte sur fond de tensions politiques, les émeutes, spontanées ou instrumentalisées, les assassinats commandités correspondent à la réalité historique. En l’absence de force de police, instaurée à Rome sous Auguste, les individus sont responsables de leur sécurité : Atia engage comme gardes du corps Timon et ses hommes, Vorenus envoie ses enfants à la campagne pour les éloigner du danger.
Vorenus et Pullo participent à ces violences. Présentés comme des soldats de métier qui ne savent que se battre, ils rappellent la figure contemporaine du vétéran américain qui peine à revenir à la vie civile. En réalité, à la fin de la République, l’armée romaine était une armée de conscription. Ses soldats étaient des citoyens propriétaires qui avaient, par ailleurs, une activité professionnelle. Malgré tout, le récit rend de manière intéressante les relations de loyauté nouées sous les armes.
L’enjeu de la distribution des terres aux vétérans de César apparaît à plusieurs reprises, tandis que les liens clientélaires entre les imperatores et leurs hommes sont illustrés par le parcours de Vorenus, élu magistrat et nommé sénateur grâce à la protection de César, avant de connaître la déchéance. Pullo, pour sa part, devient l’homme de main d’un criminel. Leurs trajectoires opposées permettent d’esquisser un tableau dynamique de la société romaine dans laquelle les mobilités sociales étaient possibles.
La série rend avec finesse les hiérarchies sociales et juridiques, par les accents, les parures et les vêtements. L’esclavage fait l’objet d’un traitement intéressant. Omniprésents – y compris comme témoins des ébats sexuels de leurs maîtres, pour exprimer leur insignifiance tout en alimentant le voyeurisme du spectateur –, les esclaves ne sont pas réduits à une figuration muette. Ils ont leur propre arc narratif et sont nombreux à l’écran, identifiables par un collier indiquant le nom de leur maître. Ce type d’objet apparaît en réalité bien plus tard et était sans doute réservé aux fugitifs.
Tout en montrant les mauvais traitements dont ils sont les victimes (S.2 ép. 4), la série rend aussi compte de la diversité du monde servile et de ses hiérarchies internes. Dans les domus, les intendants exercent leur pouvoir sur les autres esclaves. La relation entre Posca et César illustre avec justesse le lien qui unissait à son maître un esclave lettré : indispensable à César et présent en toute circonstance, il a une certaine liberté de mouvement et de parole, mais n’en reste pas moins esclave et seule sa loyauté peut lui faire espérer l’affranchissement.
Les protagonistes des luttes de pouvoir sont fidèles à l’image qu’en donnent les sources, ce qui ne signifie aucunement que cette image soit conforme à la vérité. Le personnage d’Antoine en est un exemple : il est un homme à femmes, ivrogne et dépensier, suivant le portrait à charge qu’en dresse Cicéron dans ses Philippiques.
On peut déplorer le manque d’épaisseur des personnages féminins qui renvoie à deux images construites en miroir, celle idéalisée de la matrone, vertueuse, pudique, pleine de retenue, et celle de la dépravée, esclave de ses désirs ou usant de ses charmes pour arriver à ses fins. Cornelia et Calpurnia, les épouses de Pompée et de César, appartiennent au premier type, tandis que le personnage d’Atia, la mère d’Octave, est inspiré de Clodia, une veuve qui, selon Cicéron dans le Pro Caelio, entretenait grâce à sa fortune de jeunes amants.
En suivant sans recul critique cette dichotomie tirée des sources antiques, la série manque une occasion de faire de ces femmes des actrices historiques à part entière. Leurs motivations sont trop souvent réduites à des affaires sentimentales. Certes, les dialogues entre Servilia et Brutus expriment les valeurs des patriciens et les ambitions politiques de cette aristocrate, mais la série la dépeint comme essentiellement mue par sa soif de vengeance envers César qui l’a éconduite.
La volonté de dresser un tableau réaliste de la vie des Romains apparaît également dans la mise en scène de leurs pratiques religieuses. Les personnages s’adressent à des dieux du panthéon bien connus du spectateur, mais aussi à d’autres, plus obscurs, nommés dans de rares sources – Forculus, Rusina et Orbona, par exemple –, illustrant ainsi le foisonnement du polythéisme romain.
Nombreux sont les plans montrant des autels couverts de chandelles allumées. Si l’usage rituel des bougies est attesté ponctuellement dans le monde romain, cette représentation évoque immanquablement et de manière erronée chez le spectateur les cierges des églises chrétiennes. Les gestes rituels montrés à l’écran ont été, dans leur immense majorité, inventés. On peut néanmoins apprécier l’effort fait pour rendre le ritualisme des Romains et l’encadrement rituel de la vie quotidienne. Quelques-uns de ces rites reflètent une réalité bien attestée. Le vœu adressé à Forculus par Pullo (S.1 ép. 1), emprisonné dans le camp de César, est une pratique très courante de la religion romaine qui exprime la relation contractuelle unissant les Romains à leurs dieux.
La tablette de défixion gravée par Servilia pour maudire les Iulii (S.1 ép. 5) est inspirée des centaines de lamelles de plomb qui ont été découvertes par les archéologues. On peut en revanche regretter le traitement du sacrifice, central dans la religion romaine, qui est illustré de manière aberrante par l’écrasement d’un insecte entre les mains de Pullo (S.1 ép. 11), ou au contraire de façon grandiloquente et fausse par le taurobole célébré par Atia en l’honneur de Cybèle (S.1 ép. 1).
Malgré la volonté d’exprimer l’altérité de cette religion, certains comportements reflètent des notions peu romaines. Le pardon demandé par Pullo à Rusina pour le meurtre d’un esclave aimé d’Eirene renvoie à la conception chrétienne de l’absolution des péchés qui n’a rien à voir avec les expiations romaines. Si l’intrication de la vie politique et de la religion apparaît bien, la série tend à entretenir l’idée fausse d’une séparation du clergé et des magistrats qui ne sont jamais présentés en officiants du culte alors qu’ils célébraient la plupart des rites publics.
Comme pour le reste, la série réussit finalement à rendre certains aspects de la religion romaine sans pour autant s’affranchir de conceptions modernes. Cet écart, créé par la recherche de la vraisemblance plutôt que de la vérité, cette appropriation par le monde contemporain de réalités antiques en fonction de préoccupations actuelles, constituent en eux-mêmes un sujet d’étude fécond.
Anne-Lise Pestel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.08.2025 à 16:24
Attoumane ARTADJI, Géographe de la santé et Ingénieur de Recherche en Sciences de l'Information Géographique au LPED, AMU, IRD, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Vincent Herbreteau, Géographe de la santé, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Depuis vingt ans, une lutte intensive est engagée contre le paludisme aux Comores, en Afrique australe. À terme, l’élimination de cette maladie dans ce pays n’est pas un rêve impossible, mais cet objectif demeure encore lointain. On fait le point sur la stratégie dite de « traitement de masse » mise en œuvre sur l’archipel, ses succès et ses limites.
Le 25 avril 2025, l’Union des Comores a célébré, comme le reste du monde, la Journée mondiale de lutte contre le paludisme. Ce pays de moins de 900 000 habitants s’est engagé depuis 20 ans dans une course à l’élimination du paludisme, dont il convient de retracer l’évolution.
Sur les trois îles (Grande Comore, Mohéli et Anjouan) de l’archipel des Comores, situé au sud-est du canal du Mozambique, entre le Mozambique et Madagascar, des efforts de contrôle considérables ont permis une spectaculaire « diminution de 97 % des cas de paludisme entre 2010 et 2016 » (passant de plus de 103 600 en 2010 à moins de 1 500 en 2016).
Ces efforts ont porté sur des distributions massives de moustiquaires imprégnées d’insecticides puis sur des campagnes de traitement de masse (TDM) par des médicaments proposés par la Chine : l’Artequick (qui est une combinaison d’artemisinine et de piperaquine) associé à la primaquine. Le paludisme a ainsi été quasiment éliminé à Mohéli et à Anjouan, mais est resté présent à la Grande Comore à des proportions faibles par rapport à 2010, laissant espérer son élimination définitive.
Malheureusement, le miracle de ce traitement de masse n’a pas suffi et le nombre de cas de paludisme n’a cessé d’augmenter depuis 2017, pour atteindre 21 079 en 2023, soit une augmentation de 87 %. Son élimination est-elle encore possible ?
En novembre 2007, le programme « Fast Elimination of Malaria by Source Eradication » (FEMSE) a été lancé à Mohéli. Il s’agissait d’une campagne expérimentale visant à éliminer les parasites du paludisme (Plasmodium falciparum, Plasmodium malariae, Plasmodium vivax et Plasmodium ovale) dans le sang des habitants de cette île dont la population a été estimée à moins de 40 000 personnes (d’après des chiffres de 2007). Mohéli est ainsi devenue un laboratoire à ciel ouvert pour l’expérimentation du traitement de masse du paludisme.
Ce programme était dirigé par des experts de l’université de médecine traditionnelle chinoise de Guangzhou (Canton), accompagnés par des équipes du Programme national de lutte contre le paludisme (PNLP-Comores).
Concrètement, une bulle sanitaire a été mise en place dans toute l’île pour distribuer à tous les résidents, malades ou non, un traitement d’Artequick (composé d’artémisinine et de piperaquine) ainsi que de la primaquine. Ce traitement a également été imposé à tous les visiteurs de l’île pendant trois ans. La finalité de ce programme était d’éliminer le réservoir de parasites pour interrompre la chaîne de transmission entre l’humain et les moustiques vecteurs (Anopheles gambiae et Anopheles funestus) en moins de deux ans.
En moins de six mois, à Mohéli, une réduction de 98 % de la charge parasitaire a été constatée chez les enfants. Un recul spectaculaire de la charge parasitaire chez les anophèles, les moustiques responsables de la transmission du paludisme, a également été observé.
Les résultats concluants de l’expérimentation de Mohéli ont convaincu les autorités comoriennes et leurs partenaires d’élargir le traitement de masse aux deux autres îles, Anjouan en 2012 et la Grande Comore en 2013. Plus de 80 % de la population des deux îles a pris ce traitement. Parallèlement, la campagne de distribution de moustiquaires imprégnées d’insecticide à longue durée d’action (MILD) a connu le même succès.
Mais cette joie a été de courte durée. En effet, une recrudescence de l’incidence du paludisme a été observée dès 2017, avec plus de 500 cas pour 100 000 habitants. En 2023, ce sont plus de 2 400 cas pour 100 000 habitants qui ont été recensés, soit 12 fois plus qu’en 2016.
Cette résurgence du paludisme a suscité l’inquiétude des autorités comoriennes et de leurs partenaires.
En réponse à cette crise, dès 2018, plusieurs campagnes de traitement de masse ont été réalisées à la Grande Comore dans des zones géographiques ciblées. La dernière en date a été réalisée en décembre 2024 dans la région de Hamahamet-Mboinkou, à Moroni, et dans bien d’autres régions de l’île.
Combien faudra-t-il encore de traitement de masse pour mettre fin à la transmission du paludisme aux Comores ? La multiplication de ces traitements de masse à la Grande Comore sans réelle efficacité, contrairement à ce qui fut observé lors des campagnes de 2007 à Mohéli ou à Anjouan en 2012, suscite de nombreuses inquiétudes. Peut-on avancer l’hypothèse de résistances à l’Artequick ?
La littérature scientifique confirme que certaines mutations observées dans les gènes du P. falciparum entraînent, dans certains pays d’Afrique, une résistance aux deux molécules contenues dans l’Artequick, c’est-à-dire l’artémisinine et la pipéraquine.
Or, les études évaluant la résistance aux médicaments antipaludiques aux Comores sont peu nombreuses. La dernière étude, réalisée entre 2013 et 2014 par les mêmes équipes ayant conduit le traitement de masse, a montré qu’aucune forme de résistance n’avait été observée à la Grande Comore. Depuis, ce constat serait-il encore le même ? Comment expliquer alors cet échec ?
D’après les déclarations des autorités sanitaires publiées dans les journaux, la Grande Comore « empêcherait » l’élimination du paludisme en Union des Comores. Les habitants de cette l’île seraient « méfiants » à l’égard de la prise de médicaments et « moins adhérents » aux efforts de lutte, ce qui a entraîné un faible taux de couverture des traitements de masse par rapport au reste des îles.
Aussi, la population « refuserait » d’utiliser les moustiquaires. Selon elles, la population devrait plutôt « coopérer » davantage, car l’élimination du paludisme nécessite un « engagement national ». Mais la population serait-elle l’unique coupable ?
Peut-on envisager une alternative au traitement de masse aux Comores ? Dès le début de l’année 2024, plusieurs pays d’Afrique ont introduit, dans leur programme de lutte contre le paludisme, le vaccin antipaludique RTS,S de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). C’est le cas notamment du Cameroun, du Burkina Faso, du Bénin et de la Côte d’Ivoire, pour n’en citer que quelques-uns.
Interrogées sur la possibilité d’intégrer ce vaccin aux Comores, les autorités ont déclaré ce qui suit :
« Cela ne veut pas dire qu’on est contre la vaccination, mais nous préférons poursuivre la stratégie nationale déjà conçue avec la mission chinoise à travers la sensibilisation, le traitement de masse et la distribution de moustiquaires imprégnées ». La stratégie du traitement de masse va donc se poursuivre.
Outre le soutien de la Chine, l’Union des Comores bénéficie de financements de partenaires internationaux pour la lutte contre le paludisme. Il s’agit principalement du Fonds mondial et de l’OMS, des institutions largement soutenues financièrement par les États-Unis. Or, la rétractation de l’administration Trump risque de mettre en péril la lutte contre le paludisme aux Comores.
À lire aussi : Comment le gel de l’USAID menace la surveillance sanitaire mondiale
En effet, le diagnostic et le traitement gratuits des patients dans les structures de soins, la distribution de moustiquaires dans les villages et la collecte de données épidémiologiques dans les districts sanitaires en sont dépendants. Avec un financement réduit, un retour à un nombre important de cas menace les Comores.
Cette résurgence du paludisme démontre les limites de la stratégie du traitement de masse imposée à une population qui la déboute depuis un certain temps.
Alors, sans stratégie alternative de lutte et sans autres sources de financement, le rêve d’un « avenir sans paludisme en Union des Comores à l’horizon 2027 » semble compromis et prolongé pour une période encore indéterminée.
Attoumane Artadji a bénéficié d’une Allocation de Recherche pour une Thèse au Sud (ARTS, 2015 à 2017) de l’IRD et a été financé en 2016 par le Fonds de coopération régionale via la préfecture de La Réunion pour mener des enquêtes de terrain dans le cadre du projet « GeoH2O-Comores, enquête sur l’eau et la santé dans l’Union des Comores ».
Vincent Herbreteau a coordonné le projet « GeoH2O-Comores, enquête eau et santé dans l’Union des Comores » financé en 2016 par le Fonds de Coopération Régionale via la Préfecture de La Réunion.
11.08.2025 à 16:20
Jonathan Marie, Professeur d'économie, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Javier Milei, président de l’Argentine depuis décembre 2023, s’était engagé à déclencher la dollarisation intégrale de l’économie nationale. Il entreprend de « tronçonner » les dépenses publiques et les impôts et cherche à stabiliser le change. Pour quels résultats ? Le risque d’une crise monétaire progresse et fait craindre de nouvelles heures sombres pour les Argentins.
Se définissant comme « anarchocapitaliste », Javier Milei annonce résoudre les problèmes économiques qu’il estime provoqués par la « caste » en libéralisant à tout crin. Lors de son élection, l’Argentine souffrait d’une inflation particulièrement élevée – plus de 133 % pour l’année 2023 selon l’indice des prix à la consommation, atteignant même 211 % à la fin de l’année – et d’une récession sévère (-1,6 % en 2023…), terreaux d’un chômage massif et de réductions du pouvoir d’achat.
La stratégie de stabilisation adoptée depuis son élection et lancée après une importante dévaluation en décembre 2023 repose sur celle de taux de change. Concrètement, le prix du dollar états-unien exprimé en peso, la monnaie argentine, ne doit pas augmenter rapidement. Si la dévalorisation du peso s’accélère, les prix des importations sont en hausse et l’inflation augmente. Quels sont les liens entre dévalorisation, importation et inflation ?
Les Argentins sont habitués à évaluer la valeur de leurs actifs en dollars. Ils cherchent de facto à stabiliser leurs revenus en dollars, augmentant au besoin les prix exprimés en pesos. Chaque dévaluation, ou diminution du cours du peso augmente le prix de toutes les importations. Les produits étrangers – des États-Unis, de l’Union européenne ou de la Chine – deviennent plus chers pour les Argentins. A contrario, il est plus facile pour les pays étrangers d’acheter les produits de l’Argentine, puisque le peso est moins cher. À long terme, cette dévaluation créée de l’inflation, en raison de la hausse du prix des importations.
Pour stabiliser le cours du peso, la Banque centrale argentine doit être en mesure, si cela est nécessaire, de racheter des pesos sur le marché des changes et donc… de vendre des dollars. C’est pour cela que la clé du maintien d’une telle politique est liée à la capacité de conserver des dollars dans l’économie argentine.
Chaque Argentin le sait parfaitement : une ruée sur le dollar peut très rapidement s’enclencher. Ce fut le cas en 1989, l’économie souffrant alors d’hyperinflation, ou en 2001. Pour chacun, il s’agit alors de changer ses pesos en dollars avant la crise, avant qu’ils ne valent plus rien. Mais c’est un phénomène autoréalisateur. Lorsque la croyance que la crise va survenir se diffuse, il est déjà trop tard.
L’Argentine est coutumière de telles crises économiques. La dernière de très grande ampleur, en 2001, avait provoqué l’abandon du régime de la convertibilité. Depuis 1991, la loi garantissait qu’un peso s’échangeait contre un dollar : le taux de change stabilisé, l’inflation avait été vaincue. Le déficit commercial et la hausse de l’endettement externe ont progressivement rendu intenable ce programme. Malgré les aides records du Fonds monétaire international (FMI), à partir de 1995, le taux de change est devenu intenable. La convertibilité fut abandonnée, le peso largement déprécié.
Cette crise fut politique : se succèdent d’éphémères présidents jusqu’à l’élection de Néstor Kirchner en 2003. Bénéficiant d’une situation monétaire stabilisée et d’un peso déprécié, il impose une réduction de la dette publique externe, ce qui allège les contraintes macroéconomiques. En réduisant cette dette en dollars et en la rééchelonnant, l’Argentine parvient à conserver plus de dollars pour constituer des réserves de change, permettant de mener une politique macroéconomique avec de plus grandes marges de manœuvre.
Dès le milieu de la décennie 2010, on assiste à la réactivation de tensions sur la répartition du revenu, l’ouverture économique et le régime de change. La stratégie visant à protéger l’économie domestique par la sous-évaluation du peso et par des restrictions sur le change – que les Argentins désignent par le terme cepo, verrou en espagnol – est contestée. Elle l’est en particulier par les classes moyennes et supérieures qui consomment des biens importés, qui voyagent et qui souhaitent épargner en dollars pour se protéger de l’inflation. Le dynamisme économique s’essouffle.
Le mandat (2015-2019) du conservateur libéral Mauricio Macri se caractérise par l’ouverture économique et financière. Mais le déficit courant se creuse, tout comme l’endettement externe.
L’élection en 2019 du péroniste Alberto Fernández n’atténue pas les difficultés, alors que la crise sanitaire et la récession globale vont avoir des effets particulièrement sévères. L’inflation annuelle, estimée à 48 % en 2021, atteint 72 % en 2022, puis dépasse les 130 % en 2023. Les salaires réels diminuent, les réserves de change s’épuisent et chaque dévaluation du peso alimente l’augmentation de l’inflation.
L’importance du dollar dans le quotidien des Argentins explique qu’au cours de la campagne présidentielle de 2023, la promesse de dollarisation de l’économie portée par Milei ait pu bénéficier d’un soutien important.
Élu, Milei ne met en œuvre ni démantèlement de la banque centrale ni dollarisation, mais il modifie substantiellement la politique monétaire. Dès décembre 2023, il dévalue le peso de 54 %. Il limite sa dépréciation à 2 % par mois jusqu’en février 2025, puis à 1 % par mois jusqu’en avril dernier. Cette politique dite de crawling-peg (ou de parité glissante) est la clé de la désinflation ; l’inflation étant l’effet secondaire de long terme d’une dépréciation.
À lire aussi : La tronçonneuse de Buenos Aires et le DOGE de Washington : vague d’austérité sur le continent américain
L’inflation étant très sensible aux variations du taux de change, il faut les limiter. En rythme mensuel, l’inflation dépasse 25 % en décembre 2023, puis se réduit nettement, jusqu’à 2,7 % en décembre 2024 et même 1,6 % en juin 2025.
Outre la stabilisation du change, la désinflation est aussi nourrie par la sévère diminution des dépenses publiques de 27 % en 2024, adossée essentiellement à la réduction des retraites et de l’investissement public. Si ces mesures génèrent un excédent primaire, elles induisent aussi des effets récessifs, le PIB argentin reculant de 1,7 % en 2024.
À lire aussi : Comment Javier Milei transforme l’Argentine
Parmi les principales diminutions des dépenses publiques adoptées : arrêt des investissements publics, restrictions de l’accès aux services de santé, désindexation des retraites, division par deux du nombre de ministères, suppression de 33 000 fonctionnaires, rétrogradation du ministère de la science en secrétariat ou encore fermeture de l’agence de presse nationale Télam.
Le solde primaire s’est amélioré en 2024 à +0,3 % du PIB. Les exportations bénéficient de prix mondiaux des matières premières en hausse, quand la récession de 1,7 % restreint les importations, la baisse de la consommation limitant les importations de biens de consommation. Les comptes extérieurs s’améliorent alors eux aussi.
Ces résultats sont salués par la directrice générale du FMI Kristalina Georgieva :
« L’Argentine est un exemple de pays ayant réalisé de grands progrès grâce à des réformes structurelles et à une discipline budgétaire rigoureuse. »
Inflation sous les 3 %, taux de pauvreté à 37 % ou excédent commercial de 906 millions de dollars états-uniens en juin 2025.
« L’Argentine a une opportunité majeure dans un monde avide de sa production, tant dans l’agriculture que dans les minéraux, l’exploitation minière, le gaz et le lithium. »
Une nouvelle étape est franchie en avril 2025. Le gouvernement engage le démantèlement du cepo, soit des restrictions sur le change pour le secteur privé. Cela facilite la ratification d’un accord de prêt avec le FMI de 20 milliards de dollars sur quatre ans, déclenchant immédiatement un premier versement de 12 milliards.
En augmentant ses réserves en dollars, La Banque centrale argentine accroît ses moyens d’intervention pour stabiliser le change. Le gouvernement espère le déclenchement d’un cercle vertueux : les Argentins, rassurés par la stabilité du change et bénéficiant en outre d’une loi d’amnistie fiscale ad hoc devraient réintroduire dans l’économie les dollars conservés « sous les matelas », permettant de gonfler les réserves officielles. L’adoption de cette mesure permet aux Argentins de réintroduire dans l’économie les dollars épargnés de manière occulte sans avoir à en justifier l’origine ni à devoir régler des impôts.
Rassurés et bénéficiant eux aussi d’un régime fiscal favorable, le « régime d’incitation pour les grands investissements (Rigi) », les investisseurs étrangers devraient investir dans l’économie argentine.
La soutenabilité de cette politique est questionnée. La question est d’ordre macroéconomique : l’Argentine peut-elle durablement attirer et conserver les dollars nécessaires à la stabilité du change ? Ou même pour parvenir à aller vers la dollarisation intégrale ?
Sur le long terme, cette politique favorise la surappréciation de la valeur du peso, provoquant une perte de compétitivité des secteurs exposés à la concurrence internationale. Il devient plus coûteux de produire certains biens en Argentine que de les importer à cause d’une inflation, qui, bien que réduite, reste plus élevée que chez les concurrents.
À lire aussi : Le régime péroniste, racine du déclin économique de l’Argentine
De ce fait, la primarisation de l’Argentine est encouragée. Ce terme signifie que le secteur primaire – l’exploitation directe des ressources naturelles – est largement prépondérant dans une économie, au détriment du secteur secondaire – industries de transformation – ou tertiaire – services. L’exploitation des matières premières et le secteur agro-exportateur sont les seuls compétitifs en Argentine et les seuls susceptibles de générer des revenus en devises.
Les matières premières sont d’ailleurs les seuls secteurs qui attirent aujourd’hui des investissements directs étrangers (IDE), alors que les IDE reculent ces derniers trimestres. Dans le même temps, les importations de biens et services sont favorisées.
Les controverses actuelles ne se focalisent pas seulement sur une telle temporalité. La dépréciation du peso depuis la mi-juin (voir graphique ci-dessus) est plus importante que ne le souhaitent les autorités. C’est la preuve d’une fébrilité croissante, attestée aussi par les achats de devises par le Trésor en juin 2025.
Autre signe, les chaînes d’information en continu, comme les sites des grands journaux, proposent tous depuis quelques jours des lives commentant en direct non stop l’évolution du taux de change. Cette question est véritablement au centre de toutes les conversations et de toutes les préoccupations.
D’autres facteurs jouent. Le gouvernement est sous la menace d’une amende de la justice états-unienne relative à la (re)nationalisation, en 2012, de la société d’exploitation du pétrole et du gaz Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF).
Les craintes sont encore alimentées par la faiblesse du stock de réserves de change à disposition de la Banque centrale. Actuellement d’environ 40 milliards de dollars (ce montant représente au mieux six mois d’importations), le montant est inférieur à ce qu’escomptaient les autorités. Il est insuffisant pour faire face à un mouvement massif de spéculation sur le change qui pourrait survenir dans le contexte pré-électoral. Les élections législatives d’octobre prochain représentent un enjeu électoral décisif pour Milei.
S’il est impossible d’en anticiper l’instant précis, une crise de change va se déclencher, certains fondamentaux la rendent probable, sinon certaine.
Les derniers indicateurs macroéconomiques de l’INDEC ne sont pas rassurants. Le solde courant de la balance des paiements au premier trimestre 2025 est très largement déficitaire, de -5 191 millions de dollars. À titre de comparaison, le solde commercial était positif au 1er trimestre 2024 (3 649 millions de dollars) alors qu’il fut négatif au 1er trimestre 2025 (-1 992 millions). Dans le même temps, le taux de chômage est élevé, à 7,9 %. Et si la désinflation se confirme, selon les derniers chiffres (1,5 % en mai 2025, soit un rythme de croissance annuelle d’environ 20 %), l’inflation demeure élevée.
Ces données macroéconomiques rappellent la difficulté pour l’Argentine de maintenir simultanément et durablement un taux de change stable en l’absence d’entrave sur celui-ci, une inflation faible et le dynamisme de l’ensemble de l’économie. Cela s’impose à Milei comme à tous ses prédécesseurs.
Jonathan Marie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.08.2025 à 16:20
Romain Esmenjaud, Docteur du Graduate Institute, chercheur associé à l’Institut Français de Géopolitique (IFG - Laboratoire de recherche de l’Université Paris 8, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Sophie Rutenbar, Visiting Scholar au Center on International Cooperation, New York University
Depuis le renversement en 2013 du président François Bozizé, la République centrafricaine est plongée dans une grave crise politique et sécuritaire. Dans ce pays, qui est l’un des moins électrifiés au monde, une transition vers les énergies renouvelables permettrait de promouvoir le développement et la stabilité. L’ONU, présente par le biais de la Minusca, forte de 18 000 personnes, pourrait donner l’exemple.
L’apport environnemental des énergies renouvelables n’est plus à démontrer. En Afrique subsaharienne, elles représentent un moyen idéal et peu onéreux d’accroître l’accès à l’électricité sans augmenter l’empreinte carbone des pays de la région.
Le projet Powering Peace, co-piloté par le Stimson Center et Energy Peace Partners met en évidence un autre atout de ces énergies : celui de pouvoir contribuer à la stabilité dans les pays en sortie de crise.
Des rapports consacrés à la République démocratique du Congo, au Mali, à la Somalie et au Soudan du Sud ont abordé le rôle que les opérations de paix de l’ONU pouvaient jouer en appui du développement des renouvelables.
En assurant leur approvisionnement grâce à ces énergies, ces opérations peuvent non seulement briser leur dépendance à l’égard de générateurs diesel – une option coûteuse et inefficace d’un point de vue opérationnel –, mais aussi introduire des nouvelles infrastructures énergétiques dans les zones qui en ont le plus besoin. Un récent rapport évoque des avantages similaires dans le cas de la République centrafricaine (RCA).
Plus de dix ans après le début de la crise née du renversement en 2013 du président François Bozizé par la coalition Séléka, la RCA semble connaître une accalmie sécuritaire. Depuis l’échec, début 2021, de la tentative de prise de Bangui par une nouvelle coalition de groupes armés, les rebelles ont été repoussés dans les zones frontalières sous la pression des forces armées centrafricaines, fortement appuyées par les mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner.
À lire aussi : Dans les coulisses du groupe Wagner : mercenariat, business et diplomatie secrète
L’amélioration de la situation reste toutefois très relative et les causes profondes de la crise restent à traiter. L’une d’elles est la marginalisation des régions périphériques. Traditionnellement délaissées par les élites banguissoises, ces zones restent largement dépourvues d’infrastructures et de services publics (routes, écoles, hôpitaux, etc.). C’est le cas notamment dans le nord-est, berceau de nombreux groupes armés, où se sont diffusés un sentiment d’abandon et l’impression que la violence est l’unique moyen de faire entendre ses revendications.
À la demande des groupes armés, l’Accord politique pour la paix et la réconciliation en RCA de février 2019 reconnaissait d’ailleurs la nécessité de « corriger les inégalités qui affectent les communautés et les régions qui ont été lésées par le passé ».
À lire aussi : Centrafrique : la face cachée du processus de paix
L’accès à l’électricité est un exemple frappant de la pauvreté du pays en infrastructures, mais aussi du caractère inéquitable de leur répartition. La RCA a l’un des taux d’électrification les plus bas du monde (17,6 %), mais il est encore bien plus faible en dehors de la capitale, notamment dans le nord-est, le nord-ouest ou le sud-est, où les infrastructures électriques sont quasi inexistantes.
Comme souligné dans le Plan national de développement 2024-2028, publié en septembre 2024, les renouvelables constituent un excellent outil pour renforcer l’accès à l’électricité sur l’ensemble du territoire, notamment à travers l’installation de réseaux locaux décentralisés.
Les principales sources d’énergie utilisées aujourd’hui dans le pays sont, elles, sources de problèmes : la déforestation dans le cas de la biomasse et un approvisionnement très incertain dans le cas du carburant (qui alimente les générateurs).
La RCA dispose déjà de sources d’énergie renouvelable grâce aux infrastructures hydroélectriques de Boali, opérationnelles depuis 1954, qui représentent près de la moitié du mix électrique national. Depuis 2023, plusieurs champs de panneaux solaires ont également vu le jour.
Mais les leviers d’amélioration demeurent très nombreux, tout particulièrement si l’on souhaite assurer un développement équilibré du point de vue géographique.
De nouveaux projets énergétiques – solaires et hydrauliques – sont envisagés dans la région de Bangui, dans le centre, dans l’ouest et dans le sud-ouest du pays. Il s’agit de régions où les besoins sont importants, car elles sont très peuplées, mais ce sont aussi celles qui sont déjà les mieux dotées. D’autres zones, comme le nord-est, qui bénéficie d’un fort ensoleillement et donc d’un potentiel élevé en énergie photovoltaïque, mériteraient une attention accrue.
Prioriser les régions traditionnellement délaissées permettrait de répondre aux revendications portées par les mouvements d’opposition, politiques comme armés. Surtout, l’accès à l’électricité permet de dynamiser l’activité, de créer de multiples opportunités pour les locaux et d’amorcer un cercle économique vertueux de nature à limiter les capacités de recrutement des groupes armés.
Étant donné que le nord-est héberge une partie importante de la minorité musulmane, déployer des installations dans cette zone contribuerait aussi à apaiser les tensions intercommunautaires et religieuses qui ont alimenté le conflit.
In fine, l’installation de renouvelables peut donc aider à lutter contre l’une des causes profondes du conflit : la marginalisation des périphéries.
Comme dans les autres crises mentionnées précédemment, l’ONU peut jouer un rôle clé en faveur du déploiement des renouvelables, notamment à travers la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en RCA (Minusca).
En mettant en œuvre une transition vers les énergies vertes pour son propre approvisionnement, l’opération pourrait tout d’abord faire évoluer le mix électrique du pays dans son ensemble. Comptant près de 18 000 personnels, la Minusca consomme pas moins d’un cinquième du carburant et près d’un quart de l’électricité du pays.
Alors que son approvisionnement repose aujourd’hui sur les renouvelables à hauteur de 3 % seulement, la Minusca vise un triplement de ce taux d’ici à fin 2025 (8 à 9 %). Plusieurs bases ont été équipées de panneaux solaires, mais la marge de progression reste très importante si la mission souhaite atteindre l’objectif de 80 % fixé dans le plan d’action Climat 2020-2030, adopté par le secrétaire général de l’ONU en 2019.
Une transition vers les renouvelables présente des avantages opérationnels pour la Minusca. Presque entièrement dépendante de générateurs diesel, la mission fait face à des défis logistiques majeurs pour l’approvisionnement en carburant de ses nombreuses bases, particulièrement celles situées en zones instables et éloignées de la capitale. Limiter les besoins en matière de sécurisation de ses convois libérerait ainsi d’importants effectifs pour des tâches primordiales comme la protection des civils.
À lire aussi : République centrafricaine : écouter les récits des gens sur les forces étrangères pourrait contribuer à ramener la paix
Du fait de sa présence sur l’ensemble du territoire, la Minusca est dans une position unique pour déployer des infrastructures énergétiques au profit des populations locales, y compris dans les zones périphériques (et instables). Elle pourrait s’inspirer de l’exemple de Baidoa en Somalie, où l’ONU a financé l’installation de panneaux solaires alimentant la base locale et bénéficiant également aux populations environnantes.
En permettant le développement de services de base et de nouvelles activités économiques, ce projet a contribué à la consolidation de la paix au niveau local et au-delà. Les infrastructures installées représentent aussi un héritage positif que la mission peut laisser à son départ.
La capacité de la mission à initier ce genre de projets reste limitée par son mandat (protection des civils, appui au processus de paix et à la livraison de l’aide humanitaire, etc.) et ses ressources (financières et humaines, y compris un nombre réduit d’ingénieurs). Il est donc essentiel qu’elle collabore avec les autres partenaires internationaux, dont l’ensemble des agences des Nations unies, les institutions financières internationales et régionales, et les pays donateurs.
L’impact à long terme des renouvelables requiert aussi le développement d’une expertise locale afin d’assurer le maintien en état des infrastructures. En dépit de ces défis, ces énergies présentent aujourd’hui un potentiel sous-exploité et qu’il est important d’ajouter à la « boîte à outils » des gestionnaires de crise en RCA et au-delà.
Cet article a été coécrit avec Dave Mozersky, président et co-fondateur d’Energy Peace Partners.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
10.08.2025 à 14:16
Marie Gayte, Chercheuse au laboratoire Babel de l'Université de Toulon, spécialiste de la politique américaine contemporaine, Université de Toulon
Depuis son accession au pouvoir, Donald Trump a multiplié les discours hostiles au droit d’asile et au droit du sol. Cent jours après le début de son mandat, il avait déjà publié 140 décrets contre l’immigration illégale, ciblant tout particulièrement les migrants latino-américains. Ces mesures avaient déjà été annoncées durant la campagne présidentielle, ce qui n’a pas empêché un net accroissement des votes en sa faveur au sein des communautés hispaniques lors de l’élection. Comment l’expliquer ?
En mai 2016, le Los Angeles Times titrait : « Les évangéliques sont le type de Latinos dont le GOP pourrait remporter les voix. Mais sans doute pas avec Donald Trump. » Quelques mois plus tard, Trump était élu, obtenant au passage 26 % des suffrages latinos. En 2024, lors de sa seconde victoire, il a obtenu 46 % des voix au sein de ces communautés – 14 points de plus qu’en 2020, et un record pour un candidat républicain à une élection présidentielle. Bien que souvent utilisés de manière interchangeable, les termes « Latino » et « Hispanique » désignent deux réalités différentes, et sont remis en question par certains chercheurs car reflets d’une réalité coloniale. Dans le langage courant, « Hispanique » désigne les personnes originaires d’un pays d’Amérique latine hispanophone, tandis que « Latino » peut englober les personnes originaires de pays lusophones.
Quand on décompose ce vote selon la religion des électeurs, on constate que Trump a effectué une percée notable chez les catholiques (41 %, contre 31 % en 2020), et surtout un score remarquable chez les protestants évangéliques (64 %, contre 48 % en 2020).
Historiquement, les Hispaniques des États-Unis ont été très majoritairement catholiques mais, depuis quelques années, une recomposition religieuse s’opère : ils rejoignent soit les rangs des « nones », ces Américains sans affiliation religieuse, soit, dans une moindre mesure, ceux des églises évangéliques. Il semble que cette affiliation les entraîne vers le conservatisme politique – y compris chez les immigrés de première et deuxième génération –, ce qui peut sembler contre-intuitif, étant donné les propos virulents de Trump sur les migrants en provenance des pays situés au sud de la frontière avec le Mexique et ses politiques migratoires.
Si l’« exode latino » du catholicisme vers l’évangélisme annoncé par certains chercheurs ne s’est pas concrétisé – la part des évangéliques dans le mix religieux restant relativement stable (entre 14 et 24 % selon les études) –, ces pourcentages s’appliquent à une cohorte sans cesse grandissante, la proportion des Hispaniques étant passée de 16 % de la population en 2010 à 19 % en 2022.
Les immigrés nourrissent la croissance des rangs évangéliques latinos, puisque la majorité d’entre eux sont nés hors des États-Unis, tandis que la part des immigrés hispaniques de première génération se déclarant évangéliques est passée de 22 % à 32 % entre 2008 et 2022.
Les Hispaniques viennent de plus en plus de pays d’Amérique centrale à forte population évangélique. En outre, même quand ils sont catholiques à leur arrivée aux États-Unis, ils sont plus susceptibles de se convertir à l’évangélisme que les Hispaniques nés aux États-Unis, lesquels ont plutôt tendance à tomber dans l’irreligion.
Ces conversions sont par ailleurs très souvent le fruit de l’influence d’autres Hispaniques, souvent originaires du même pays. Les immigrés centre-américains qui ne trouvent pas dans les églises catholiques le soutien dont ils ont besoin seront particulièrement enclins à se tourner vers l’évangélisme s’ils sont issus de pays où celui-ci est déjà très implanté.
Pour certains, la conversion à l’évangélisme, perçu comme fondamentalement états-unien et vecteur de mobilité sociale, représenterait une démarche d’intégration, annonciatrice d’une nouvelle vie, voire un mécanisme offrant une « citoyenneté spirituelle » les rendant moins susceptibles d’être expulsés s’ils sont clandestins. Les églises qu’ils fréquentent diffusent souvent le message qu’ils doivent être « quelqu’un de bien » – ce qui réduira le risque qu’ils soient expulsés –, de « bons chrétiens », qui ne comptent que sur eux-mêmes et respectent la loi.
La nature des églises fréquentées par les Hispaniques aux États-Unis est l’une des grilles de lecture qui permet d’expliquer leur adhésion croissante au conservatisme politique. Les deux tiers d’entre eux fréquentent des églises pentecôtistes ou charismatiques, très souvent dirigées par des Hispaniques, immigrés de première génération ou enfants d’immigrés.
Pour la plupart indépendantes, elles sont souvent influencées par l’« Évangile de la Prospérité », dont les idées dépassent les églises qui s’en réclament du fait de l’omniprésence en librairie et sur Internet de ses figures phares. Pour ses tenants, Dieu accorde santé et richesse à ceux dont la foi est suffisamment forte, et la pauvreté, loin d’être une vertu, est le signe d’un manque de foi individuelle.
Ces églises tendent à diffuser un message de responsabilité et d’action individuelle, avec l’aide de Dieu, et de rejet de toute responsabilité et réponse systémique aux problèmes économiques et sociaux. Une vision néolibérale de la société, qui fait de la famille (déjà un pilier pour cette communauté), de la foi, de la valeur travail, de la contribution de l’individu à l’économie du pays, et du rôle des églises plutôt que de l’État dans les mécanismes d’aide sociale, les éléments constitutifs de l’identité états-unienne.
Samuel Rodriguez, directeur la puissante National Hispanic Christian Leadership Conference, l’un des conseillers évangéliques de Trump lors de la campagne de 2016, et qui prononça une des prières lors de la cérémonie d’investiture de janvier 2017, illustre bien cette tendance. Né de parents originaires de Porto Rico, il est à la tête d’une megachurch à Sacramento dont les fidèles sont majoritairement des immigrés latinos de première et deuxième génération. Dans l’émission « Race and Grace », qu’il animait sur la chaîne évangélique TBN en 2018, il affirmait que la solution au racisme n’est pas politique, car il s’agit d’un pêché individuel, « le produit d’un cœur qui refuse de se repentir » et que la solution consiste à changer son cœur avec l’aide de Dieu.
Interrogé sur la Public Broadcasting Service (PBS) juste après la victoire de Trump en novembre dernier au sujet de son projet d’expulser des millions de sans-papiers, il affirmait avoir obtenu en haut lieu l’assurance que seuls les criminels seraient ciblés, mais que les « bonnes familles, travailleuses, qui craignent Dieu, qui sont ici depuis des années, qui ne dépendent pas d’allocations du gouvernement », ne seraient pas visées.
Il n’est pas étonnant dans ce contexte que des chercheurs aient démontré que l’adhésion à ce courant pousse tous les groupes ethniques vers le conservatisme politique. Que Donald Trump se présente en homme d’affaires prospère peut en outre être perçu comme un signe qu’il est béni de Dieu, et sa réussite résonner auprès d’immigrés venus en quête d’une vie meilleure.
Au-delà du fait que les Latinos évangéliques sont également plus conservateurs sur les questions de morale sexuelle que leurs homologues catholiques, et ont donc sans doute été séduits par le discours de Trump sur le genre, ils appartiennent souvent à des Églises dites « dominionistes », pour lesquelles Jésus ordonne « de faire de toutes les nations des disciples » : il ne faut donc pas seulement convertir des citoyens, mais les nations elles-mêmes. Il incombe ainsi aux chrétiens de prendre le contrôle des « sept montagnes » que sont la politique, la famille, l’économie, la culture, l’éducation, les médias, et la religion.
C’est le cas de l’église El Rey Jesús, de l’« apôtre » Guillermo Maldonado, né au Honduras, et de sa femme, née en Colombie, à la tête d’un réseau apostolique de plus de 500 églises dans 70 pays. Maldonado, ainsi que Mario Bramnick, Ramiro Pena, Pasqual Urrabazo, eux aussi pasteurs issus de cette mouvance, ont conseillé Trump lors de ses trois campagnes présidentielles. Ils sont fréquemment invités à la Maison Blanche, et c’est dans l’église de Maldonado, à Miami, que Trump a lancé sa campagne en direction des Hispaniques en 2020 – Maldonado ayant dû au préalable rassuré ses fidèles sans papier qu’aucune arrestation n’aurait lieu lors du meeting.
Ceci explique en partie le fait que les Hispaniques évangéliques (57 %) sont juste derrière les évangéliques blancs (66 %) dans leur adhésion au nationalisme chrétien. Ce nationalisme regroupe un ensemble de croyances, dont le fait de considérer les États-Unis comme une nation chrétienne qui doit retrouver ses racines, et dont les chrétiens devraient contrôler les institutions.
Or, les sociologues Samuel Perry et Andrew Whitehead ont montré que l’adhésion au nationalisme chrétien fut un indicateur à part entière d’un vote Trump en 2016. Trump avait, dès cette campagne, promis aux chrétiens qu’ils « retrouveraient le pouvoir » perdu, non seulement politique, mais aussi dans l’éducation et les médias.
Ces messages conservateurs, largement relayés par les pasteurs, ne sont pas sans effet sur les fidèles, dans la mesure où les Hispaniques évangéliques sont très pratiquants – bien plus que les catholiques – et ne remettent pas en cause la parole de leur pasteur.
Quant à la position de Trump sur les immigrés clandestins, beaucoup d’Hispaniques ne se sentent pas visés, et les Latinos évangéliques ont plus que leurs homologues catholiques tendance à s’identifier aux États-Unis davantage qu’à leur pays d’origine. Ils estiment qu’il faut venir légalement, et ils privilégient leurs convictions sur les questions de morale sexuelle aux préoccupations sur le sort des clandestins.
En 2002, des stratèges démocrates annonçaient l’avènement proche d’une majorité démocrate durable, forte de la montée inexorable des minorités ethniques, forcément acquises au parti de l’âne. Au contraire, aujourd’hui, le conservatisme croissant des Hispaniques évangéliques est suivi de près par le GOP. Il peut compter sur des organisations comme la Faith and Freedom Coalition, fondée par Ralph Reed – l’un des artisans de la mobilisation des évangéliques blancs derrière le GOP dans les années 1990 – qui distribue désormais des guides de vote en espagnol et organise des campagnes d’inscription sur les listes électorales dans les églises de ces pasteurs latinos évangéliques, notamment dans des États clés comme la Pennsylvanie ou l’Arizona.
L’engouement de certains pasteurs pour Trump et son conservatisme est tel que depuis 2020, nombre d’entre eux – immigrés de première ou deuxième génération – se mobilisent d’eux-mêmes pour encourager leurs fidèles à s’inscrire sur les registres électoraux. Ils publient leurs propres guides électoraux selon lesquels il faut voter « selon la Bible », et prier à des meetings de campagne de Trump – et cela, sans même que le parti républicain ne les y incite…
Marie Gayte est chercheuse associée à l'IRSEM et a été titulaire d'une bourse Fulbright recherche en 2023.
07.08.2025 à 16:05
Sophie Watt, Lecturer, School of Languages and Cultures, University of Sheffield
Sur la côte du Nord-Pas-de-Calais, un nouveau type de campements apparaît depuis à peu près un an : ces « microcamps » sont une réponse à la multiplication des traversées vers le Royaume-Uni, aux conditions de vie difficiles dans les plus grands camps informels, mais aussi aux mesures policières de plus en plus agressives visant les migrants, dans les campements comme au cours de leurs tentatives de passage de la Manche.
Dans le cadre d’un projet de recherche sur les frontières, j’ai passé les deux dernières années à constater les conditions de vie dans les camps de réfugiés informels dispersés le long de la Côte d’Opale (Nord-Pas-de-Calais). Ces sites sont des lieux de rassemblement pour celles et ceux qui s’apprêtent à tenter la traversée de la Manche vers le Royaume-Uni.
Le gouvernement britannique a récemment validé un projet d’accord de renvoi de personnes migrantes vers la France, visant à décourager les tentatives de traversée. Des sanctions financières contre les passeurs ont également été décidées : elles suivent de près une augmentation des crédits consacrés à la surveillance des frontières britanniques. Les forces de l’ordre qui en sont chargées appliqueront dans le cadre de leur mission des tactiques issues de la lutte contre le terrorisme, dans le but affiché par les autorités d’« écraser les gangs ».
Mais, d’après mes observations, ces politiques ne semblent guère dissuader les départs. À l’inverse, plus la répression policière s’intensifie, plus les réseaux de passeurs prennent de risques pour contourner les obstacles qui entravent leurs activités.
Mon travail de terrain s’est principalement appuyé sur du bénévolat au sein de l’association Salam, une organisation qui distribue des repas chauds et des vêtements dans les principaux camps informels de Calais et de Dunkerque. J’ai également collaboré avec d’autres organisations, comme Alors on aide, qui s’occupe des « microcamps » au sud de Calais, et Opal’Exil, chargée des maraudes littorales.
Ces dernières années, les réseaux de passeurs ont modifié leurs méthodes pour échapper à la surveillance policière. Alors qu’ils gonflaient auparavant les embarcations directement sur les plages entre Calais et Dunkerque, ils utilisent désormais surtout des « bateaux-taxis ». Ces embarcations partent de plus au nord ou de plus au sud, parfois d’aussi loin que de la ville côtière du Touquet, à près de 70 kilomètres de Calais. Elles viennent ensuite récupérer des groupes de personnes exilées déjà à l’eau, réparties le long du littoral, pour éviter toute intervention des forces de l’ordre.
Pour tirer parti de ce nouveau système, et multiplier les traversées, des « microcamps » ont vu le jour. Il s’agit de petits campements temporaires plus proches de la mer, situés le long de la côte entre Hardelot et Calais. Ces « microcamps » servent de points d’étape entre les grands camps informels, où vivent les exilés, et les lieux de départ sur le littoral, où les bateaux-taxis viennent les récupérer. Ils permettent également de tenter la traversée à plusieurs reprises sans avoir à retourner dans les grands camps, où les conditions de vie sont plus difficiles.
Les grands camps informels, comme ceux de Loon-Plage (Nord) ou de Calais, sont le véritable centre névralgique des activités des passeurs. Ils font l’objet d’expulsions au moins une fois par semaine – toutes les 24 heures à Calais – en vertu de la politique des autorités françaises dite du « zéro point de fixation ». Cette doctrine, qui empêche les exilés de s’installer durablement, a été mise en place après le démantèlement du camp dit de la « jungle de Calais » , en octobre 2016.
Les opérations des forces de l’ordre visant à faire respecter cette politique du « zéro point de fixation » entraînent des expulsions fréquentes, des restrictions d’accès à l’aide humanitaire, ainsi que la destruction régulière des lieux de vie. À Loon-Plage, j’ai ainsi pu constater que l’unique point d’accès à l’eau des habitants était un abreuvoir pour le bétail.
Selon les directives officielles du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), les personnes vivant dans ces campements, quel que soit leur degré d’informalité, doivent pourtant avoir accès à l’eau, à des infrastructures d’hygiène et à un abri.
L’ONG Human Rights Observers a par ailleurs documenté des cas fréquents de violences policières, ainsi que la saisie systématique d’effets personnels et de tentes dans les camps.
Au-delà des opérations régulières d’expulsions visant les grands camps informels, les « microcamps » font désormais l’objet d’interventions policières de plus en plus brutales. Des témoignages racontent l’usage de gaz lacrymogène, la lacération de gilets de sauvetage et de tentes, contribuant à rendre les conditions de vie intenables. Des violences et des fusillades entre réseaux de passeurs ont également été signalées dans le camp de Loon-Plage.
Des faits observés sur le terrain témoignent de cette situation. Lors d’une mission avec l’association Alors on aide et le photographe Laurent Prum, nous avons rencontré dans un « microcamp » à la lisière de la forêt d’Écault (Pas-de-Calais) environ 50 personnes, dont sept enfants (âgés de douze mois à 17 ans). Nous avons immédiatement constaté une tension entre le groupe et les gendarmes qui surveillaient les lieux.
La plupart de ces personnes avaient passé plusieurs années en Allemagne, avant de voir leur demande d’asile refusée. Elles m’ont expliqué avoir été contraintes de revenir en France par crainte des mesures d’expulsion actuellement mises en œuvre par le gouvernement allemand.
Quelques-unes m’ont confié qu’il s’agissait de leur cinquième et ultime essai de traversée de la Manche. Pour rentabiliser plus rapidement leurs opérations, les réseaux de passeurs imposent désormais une limite au nombre de traversées qu’une personne peut tenter avant de devoir repayer. Avec les plus gros réseaux de passeurs, les exilés pouvaient auparavant tenter leur chance autant de fois qu’il était nécessaire.
La veille, ce groupe nous a raconté avoir été chassé d’un autre campement qu’ils avaient établi dans la forêt. Sur le lieu décrit, nous avons retrouvé plusieurs cartouches de gaz lacrymogène vides – ce qui corrobore plusieurs récits selon lesquels la police française en ferait usage lors d’interventions contre des camps informels.
Ce groupe souhaitait rester dans ce campement qu’il occupait, car un abri délabré leur permettait à eux et à leurs enfants de se protéger de la pluie. Les gendarmes les ont finalement expulsés, les forçant ainsi à passer la nuit dehors, sous la pluie. Du fumier a ensuite été épandu par le propriétaire du champ occupé afin d’empêcher le groupe de revenir.
Un jeune Soudanais nous a montré des vidéos de l’altercation entre les exilés et les gendarmes, au cours de laquelle cinq personnes ont été arrêtées. Les images témoignent d’un moment violent : les enfants y apparaissent terrorisés et du gaz lacrymogène, utilisé contre le groupe par les gendarmes, y est visible. Une mère palestinienne a été arrêtée et placée en garde à vue lors de cette intervention, la contraignant à laisser ses deux jeunes filles derrière elle. Lors de nos échanges, son mari m’a demandé :
« Pourquoi l’ont-ils arrêtée alors qu’ils voyaient bien qu’elle avait deux enfants avec elle ? »
L’association Alors on aide a mobilisé plusieurs de ses membres pour apporter des vêtements, des couvertures et de la nourriture au groupe, et a récupéré la jeune femme palestinienne après sa garde à vue, aucune charge n’ayant été retenue contre elle.
Alors que les conditions de vie dans les camps et la faible capacité d’accueil de demandeurs d’asile compliquent le séjour en France des personnes migrantes, la police renforce ses actions contre les bateaux tentant la traversée, les empêchant ainsi de quitter le territoire.
Le 4 juillet, lors d’une maraude littorale destinée à aider des personnes migrantes après l’échec d’une tentative de traversée, nous sommes ainsi arrivés sur la plage d’Équihen (Pas-de-Calais) vers 7 heures du matin pour constater que la gendarmerie française venait de crever un bateau dans l’eau.
Le gouvernement britannique a félicité les forces de l’ordre françaises pour cette intervention, réalisée devant les caméras des médias internationaux. Le Royaume-Uni et la France ont également évoqué la possibilité de permettre aux garde-côtes français d’intercepter les bateaux-taxis jusqu’à 300 mètres des côtes.
Cela représenterait un changement significatif par rapport à la réglementation actuelle, qui interdit aux forces de l’ordre françaises d’intervenir en mer, sauf en cas de détresse des passagers. Même la police aux frontières française émet des doutes sur la base légale de cette potentielle nouvelle mesure et sur ses implications pratiques en mer, compte tenu du risque accru d’accidents qu’elle engendrerait.
Piégés entre les opérations policières sur les plages et les évacuations incessantes des campements informels, les exilés n’ont en réalité d’autre choix que de tenter de traverser la Manche à tout prix. Quatre-vingt-neuf réfugiés sont ainsi morts à la frontière franco-britannique en 2024 – un sinistre record. Quatorze décès en mer ont déjà été recensés en 2025.
Les mesures franco-britanniques récemment annoncées pour intensifier le contrôle aux frontières ne dissuaderont pas, selon moi, les réfugiés présents sur le littoral français de tenter la dangereuse traversée de la Manche. Elles inciteront, en revanche, les réseaux de passeurs à adopter des tactiques encore plus risquées, mettant davantage de vies en péril et violant au passage les droits des personnes migrantes.
Tout accord visant à les renvoyer du territoire britannique, à restreindre leur accès à l’asile ou à forcer leur retour de l’autre côté de la Manche ne fera qu’aggraver les violences déjà subies par celles et ceux qui cherchent à trouver refuge au Royaume-Uni.
Sophie Watt a reçu des financements de l'université de Sheffield et de la British Academy / Leverhulme Small Research Grants.