21.04.2025 à 19:38
Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)
L’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump est source d’inquiétude pour Taïwan. Le président des États-Unis semble nettement moins préoccupé que ses prédécesseurs par le sort de l’île, ce dont a bien conscience la République populaire de Chine, qui multiplie les opérations d’intimidation et les rappels de sa détermination à reprendre le contrôle de ce territoire.
À l’initiative de Pékin, les incidents se multiplient entre les deux rives du détroit de Taïwan. Les États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, semblent se détourner de Taipei, après plusieurs décennies de ferme soutien.
La posture actuelle de Washington semble s’inscrire dans le désengagement global engagé par l’administration républicaine, ce dont témoigne la récente promulgation (temporairement suspendue depuis) de droits de douane prohibitifs à l’encontre non seulement de leurs adversaires traditionnels mais aussi, voire surtout, de leurs partenaires et alliés, aussi bien sur le continent américain qu’en Europe et en Asie.
Dans ce contexte, Pékin multiplie les infractions à la ligne médiane dans le détroit et à la zone d’identification aérienne de Taïwan, à travers l’envoi de ballons et d’aéronefs de l’armée de l’air chinoise. On observe également des infractions sur le pourtour des îles taïwanaises de Kinmen, située au large de la ville chinoise de Xiamen, et le sabotage de câbles sous-marins entre la pointe nord de l’île principale et l’archipel des îles Matsu.
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Les intentions des autorités chinoises sont claires : il s’agit de passer à la phase concrète du « réglement du problème taïwanais ». En témoignent les photos et prises de vue satellite qui attestent la multiplication des exercices de débarquement des forces armées de la RPC impliquant l’usage de barges de grande taille.
Au cours des dernières années, plusieurs scénarios ont été élaborés pour anticiper la façon dont Pékin pourrait s’y prendre afin de forcer une réintégration de Taïwan.
Le premier, issu des exercices de « wargaming » menés par Le Pentagone, comprend une attaque de vive force contre Taïwan, une opération d’envergure qui pourrait durer de quelques semaines à plusieurs mois, avec de lourdes pertes pour Pékin.
Le deuxième, élaboré par le think tank américain CSIS ChinaPower, annonce l’adoption par la RPC d’une approche coercitive, consistant à imposer une zone de quarantaine, ou plus simplement un blocus économique progressif de l’île, voire la mise en place d’un champ de mines tout autour de Taïwan afin de diminuer voire d’empêcher tout transport de marchandises par voie de mer, cette pression devant finir par faire plier les autorités taïwanaises ou de provoquer des révoltes populaires dans l’île.
Le troisième scénario, imaginé par l’auteur du présent article, entrevoit une prise de contrôle progressive, non létale et séquencée des territoires contrôlés par Taïwan : d’abord les îles les plus proches du continent (Kinmen, Wuqiu, Matsu), puis les deux îles de la mer de Chine méridionale (Pratas et Itu Aba), et enfin les îles Pescadores, le tout par l’emploi de blocus successifs destinés à obtenir la reddition de chacune de ces îles une fois qu’elles seront à court de nourriture, d’eau et de carburant. Un tel développement priverait progressivement Taïwan de ces capteurs avancés, tout en infligeant camouflet sur camouflet aux autorités militaires et politiques de Taipei, sans aller, à ce stade, jusqu’à une invasion de l’île principale.
Pas vraiment. Donald Trump critique publiquement Taipei pour sa « dominance » dans le secteur des puces électroniques, alors qu’il convient de rappeler que leur fabrication ne représente qu’une des nombreuses dimensions de la chaîne de valeur, et que sur un certain nombre d’autres éléments, ce sont les États-Unis qui sont largement en position dominante.
La récente décision de l’entreprise taïwanaise TSMC d’investir 100 milliards de dollars de plus aux États-Unis porte le total de ses investissements à 165 milliards de dollars dans le pays, une somme tout sauf anecdotique. Cet investissement peut se voir comme le pendant civil des commandes d’équipements militaires massives passées par Taïwan depuis l’adoption du Taïwan Relations Act en 1979, au profit premier de l’industrie de défense des États-Unis — une fidélité peu récompensée au regard du retard systématique mis par Washington à honorer ces commandes, souvent livrées avec plusieurs années de retard.
Au total, Taïwan a passé des commandes pour un montant de 93 milliards de dollars en 2022 (soit 182 milliards en prenant en compte l’inflation), dont 22 milliards sont toujours en attente de livraison. Entre autres matériels, les livraisons de chasseurs F-16 et de missiles ont été retardées à de nombreuses reprises et sont aujourd’hui en retard de plusieurs années sur le calendrier initial.
Les États-Unis se sont pourtant engagés à de nombreuses reprises aux côtés de Taipei lors des crises du détroit de Taïwan, que ce soit en 1954-1955, en 1958 ou en 1995. Même après le départ des forces américaines en 1974 et la reconnaissance par Washington de la Chine communiste en 1979, le Taïwan Relation Act a cimenté la relation pour les décennies qui ont suivi et ce soutien a été renouvelé, médiatiquement politiquement, économiquement et militairement, de nombreuses manières.
Pour autant, force est de constater que la politique de pivot vers l’Asie initiée par Barack Obama, après un long focus sur le Moyen-Orient, n’a pas permis de réinvestissement stratégique notable en faveur de Taïwan — tout juste, bien qu’à la marge, en faveur des Philippines —, tandis que le nombre de soldats positionnés au Japon, en Corée du Sud et à Guam n’a cessé de baisser. Et la quatrième crise du détroit de Taïwan, en 2022, n’a donné lieu à aucune réaction américaine suite à la démonstration de force chinoise.
À lire aussi : Taïwan : la stratégie indo-pacifique des États-Unis à l’épreuve
Ce relatif sentiment d’abandon a pu s’amplifier à partir de l’élection de Donald Trump qui, outre sa posture souvent qualifiée de pro-russe sur le dossier ukrainien et sa promulgation de droits de douane très élevés à l’encontre de nombreux alliés (Taïwan n’est à cet égard pas épargné), a prétendu ne pas connaître la signification de l’acronyme « AUKUS ». Or ce programme emblématique initié sous la présidence Biden, qui vise à doter l’Australie d’une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire afin de renforcer ses capacités dans le contexte de la confrontation des puissances occidentales avec la Chine en Indo-Pacifique, a un intérêt clair aux yeux de Taïwan.
Tout cela, assurément, ne participe pas à la tranquillité d’esprit des élites politiques et militaires de Taipei. Pour autant, la situation actuelle, aussi troublante soit-elle, ne doit pas faire oublier que Taïwan est en train de développer sa propre base industrielle et technologique de défense, avec des succès importants dans le domaine des sous-marins, des navires de surface, des drones et des munitions, y compris des missiles hypervéloces.
On l’a vu, la Chine fait feu de tout bois pour intimider Taïwan et obtenir sa réintégration par tous les moyens. La dimension militaire n’est pas écartée mais semble n’être sérieusement envisagée qu’en dernier recours, la RPC étant bien consciente des dégâts potentiellement catastrophiques qu’entraînerait pour elle l’échec d’une invasion, et aussi du gigantesque prix humain et économique qu’elle devrait payer pour s’emparer de l’île par la force.
Pour mener à bien son objectif sans recourir à la violence, la Chine emploie donc les trois méthodes suivantes : le déni d’accès, la guerre hybride et les techniques de la zone grise :
La première méthode, potentiellement létale, vise à déployer et à maintenir autour de Taïwan une zone d’interdiction maritime et aérienne ou à minima la capacité de le faire. À cette fin, les forces armées chinoises ont intensifié leur dispositif de radars et de missiles anti-navires et anti-aériens, agrandi et amélioré les bases aériennes le long de la côte, et développé le nombre et la qualité de leurs navires et aéronefs. La marine et l’armée de l’air procèdent par ailleurs au déploiement sans cesse plus régulier et massif de navires et d’aéronefs (y compris des ballons) au sein des eaux et de l’espace aérien taïwanais et conduisent des exercices militaires de façon plus fréquente.
La seconde comprend des moyens administratifs, de propagande et légaux, visant d’une part à contester la ligne médiane dans le détroit, en mer comme dans les airs (par l’établissement et la modification unilatérale de plans de vol pour l’aviation civile au-dessus du détroit), d’autre part à renforcer les liens entre les deux rives du détroit, notamment dans la conduite des affaires et en facilitant l’obtention de quasi-cartes d’identité de la RPC pour les citoyens taïwanais. Les autorités chinoises mènent également une intense guerre de l’information, tant à destination de la population taïwanaise que chinoise.
La troisième comprend le sabotage de câbles sous-marins, les manœuvres navales et aériennes dangereuses et la militarisation de la garde-côtes qui, équipée d’anciennes corvettes de la marine et de capacités de débarquement amphibie, a désormais le droit d’arrêter navires et équipages pour une durée pouvant atteindre 60 jours et de faire usage de la force létale suite au passage de deux lois spécifiques en 2021 et en 2024.
Et comme si Taïwan n’avait pas assez de problèmes à régler, certains pays proches n’agissent pas toujours dans son intérêt. Que ce soit les pays du Pacifique Sud, qui s’en détournent chaque année un peu plus en échange d’aides économiques à court terme de la Chine, ou certains pays d’Asie du Sud-Est, dont la Malaisie et Singapour, tous souhaitent publiquement une « réunification pacifique » de l’île à la Chine, reprenant en cela le vocabulaire officiel des autorités chinoises.
Par ailleurs, on a constaté ces dernières années une implication croissante d’influenceurs chinois basés d’un côté comme de l’autre du détroit de Taïwan, voire à l’international, en faveur du rattachement de Taïwan à la Chine. Encore récemment, une citoyenne chinoise résidant à Taïwan du nom de « Yaya » s’est fait connaître après avoir produit et diffusé de nombreux contenus ouvertement favorables à la réunification de Taïwan par la force et a vu son permis de séjour non renouvelé, ce qui ne l’a pas empêchée de venir protester le jour même de son départ contre son expulsion avec un groupe de soutien devant un bâtiment officiel à Taipei.
En majorité, la population taïwanaise ne soutient pas une position de statu quo et ne s’identifie pas à la Chine, mais il est certain qu’elle n’est pas prête à consentir aux sacrifices nécessaires pour se défendre seule.
De plus, les forces armées de Taïwan font face à quatre défis majeurs : le vieillissement de la population, la désaffection pour les carrières militaires, le vieillissement des plates-formes de combat et l’ultra-dépendance à la mer pour les importations et exportations du pays. Dans le même temps, les leçons de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine démontrent que de nouveaux matériels et de nouvelles stratégies existent et pourraient lui permettre de résister en cas d’agression.
Si l’on ne peut pas affirmer que l’île soit totalement lâchée par les États-Unis, ou abandonnée par ces voisins, il est indéniable que Taïwan fait face à des menaces chinoises de plus en plus inquiétantes. Dans ce contexte, une absence de soutien de la part de Washington, sur le plan médiatique comme politique, associée à une cessation de l’aide et/ou des livraisons d’armes, pourrait être perçue par les autorités politiques et militaires chinoises comme un aveu de faiblesse et un signal que le moment propice à une intervention est peut-être arrivé.
Benjamin Blandin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.04.2025 à 16:27
Nitzan Perelman Becker, Docteure en sociologie politique, Université Paris Cité
Environ 20 % des citoyens israéliens sont Palestiniens. Désignés officiellement comme « Arabes israéliens » – une expression sujette à controverse –, ils subissent de nombreuses formes de discrimination et sont perçus, par le pouvoir en place ainsi que par une partie significative de la population juive, comme une « menace intérieure ». Une perception qui s’est encore durcie depuis le 7 octobre 2023.
Une grande partie des Juifs israéliens, ainsi que de nombreuses personnes extérieures à Israël, désignent les 1,7 million de Palestiniens citoyens de l'État d'Israël – soit près de 20 % de la population du pays – par l'expression d'«Arabes israéliens».
Lors des précédentes guerres menées par Israël à Gaza – en 2008, en 2012, en 2014 et en 2021 –, ces Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne s'étaient mobilisés en masse. Mais, face à la guerre actuelle, la plus longue et la plus dévastatrice – au point que, à peine trois mois et demi après son déclenchement, la Cour internationale de justice évoquait déjà un risque de génocide –, ils demeurent en grande majorité silencieux. Ils s'abstiennent de manifester et, même sur leurs réseaux sociaux privés, évitent de critiquer les opérations meurtrières conduites par Tsahal dans la Bande de Gaza. Comment expliquer ce silence ?
Les Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne sont les descendants des quelque 150 000 Palestiniens qui ont réussi à rester sur leurs terres ou dans leurs foyers malgré la Nakba – terme arabe signifiant « désastre », désignant l'expulsion massive des Palestiniens de la Palestine historique, accompagnée de massacres et de destructions, survenue entre 1947 et 1949.
Lorsque l’État d’Israël est officiellement fondé en 1948, ces Palestiniens obtiennent le passeport israélien, mais sont immédiatement placés sous un régime militaire, distinct de celui des citoyens juifs. Ce régime, en vigueur jusqu’en 1966, limite drastiquement leur liberté de mouvement, d’expression, d’association, ainsi que leur accès à l’emploi. Son abolition, obtenue au terme d’une mobilisation politique, marque une reconnaissance formelle de leur égalité citoyenne – du moins, sur le papier.
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Bien qu’officiellement présentés comme des citoyens égaux, les Palestiniens voient leur identité palestinienne niée par l’usage institutionnalisé de l’expression « Arabes israéliens ». Cette appellation s’est longtemps imposée jusque dans leurs pièces d’identité où figurait, jusqu’aux années 2000, la mention « nationalité : arabe » – en opposition à la « nationalité juive » réservée aux citoyens juifs.
En Israël, et particulièrement à travers la langue hébraïque, les termes « nation » ou « nationalité » prennent une dimension ethnique : la notion de nation israélienne, qui engloberait l’ensemble des citoyens de l’État, n’existe tout simplement pas.
La mention a été supprimée non pour corriger une discrimination, mais parce qu’en 2002, la Cour suprême autorise l’enregistrement de personnes converties au judaïsme réformé comme juives. Opposé à cette reconnaissance, le ministre de l’intérieur ultra-orthodoxe Eli Yishaï décide alors de supprimer toute mention de nationalité.
Aujourd’hui encore, un ensemble de lois et de réglementations institutionnelles accorde des droits spécifiques aux Juifs au détriment des citoyens non juifs – en particulier des Palestiniens. Par exemple, une loi adoptée en 2003 interdit aux citoyens israéliens mariés à des Palestiniens ou Palestiniennes des territoires occupés de vivre en Israël, entraînant la fragmentation des familles. En pratique, cette mesure ne vise que les citoyens palestiniens d’Israël : les couples mixtes, entre Juifs et Palestiniens citoyens de l’État, restent très rares (2,1 % en 2008), et les unions entre Juifs israéliens et Palestiniens des territoires occupés sont quasi inexistantes.
En outre, les lois foncières en Israël favorisent l’accès à la propriété pour les Juifs et renforcent la ségrégation territoriale. Environ 13 % des terres de l’État sont gérées par le Fonds national juif, qui interdit leur vente ou leur location à des non-Juifs.
Parallèlement, des politiques sont mises en œuvre pour « judaïser » certaines régions à forte population palestinienne, comme le Néguev et la Galilée. Plusieurs lois facilitent la création de localités purement juives – notamment la loi de 2011 sur les commissions d’admission, qui autorise les communautés juives de ces régions à décider d'admettre ou non tout nouvel arrivant dans ces zones, ou encore la loi fondamentale sur l’État-nation, qui érige le « l'implantation juive » en « valeur nationale ».
Adoptée en 2018, cette loi stipule que seul le peuple juif dispose du droit à l’autodétermination en Israël, sans préciser les frontières concernées – ouvrant ainsi la voie à une interprétation englobant l’ensemble du territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain. Autrement dit, elle inscrit dans le droit la légitimité d’une suprématie ethnique et nie explicitement le droit à l’autodétermination du peuple palestinien.
Enfin, certaines mesures législatives réservent des avantages financiers aux personnes ayant accompli leur service militaire – une obligation dont les Palestiniens sont exemptés -, permettant d'instaurer des privilèges sans mentionner explicitement l'appartenance ethnique.
Ces éléments sont fréquemment passés sous silence quand Israël est présenté comme une démocratie exemplaire ou la « seule démocratie du Moyen-Orient ».
Le cadre légal est accompagné d'un racisme systémique, les Palestiniens étant largement perçus comme une menace intérieure. Cette perception se renforce pendant les périodes de guerre ou de tension, notamment après mai 2021, après que des affrontements violents ont éclaté entre Juifs et Palestiniens dans des villes « mixtes », où la présence palestinienne est plus marquée.
Jérusalem est au cœur de toutes ces tensions : l’évacuation programmée d’une famille palestinienne à Sheikh Jarrah, l’irruption violente de la police israélienne sur l’esplanade des Mosquées et l'interdiction de prière aux musulmans – y compris les citoyens palestiniens de l'État – en plein mois de ramadan, attisent la colère des Palestiniens citoyens d'Israël.
Dans le débat public, toute contestation de l’action des autorités par les citoyens palestiniens d’Israël est aussitôt interprétée comme la preuve de leur déloyauté envers l’État. Ils sont alors souvent présentés comme un « front intérieur » qu'il faudrait combattre comme un ennemi. Cette vision ne date pas des suites du 7 octobre 2023.
Par exemple, le 10 mai 2021, à la Knesset, Shlomo Karhi, alors député du Likoud et aujourd’hui ministre des communications, comparant les Palestiniens d’Israël aux « ennemis de l'extérieur », affirme :
« Ce terrorisme ne surgit pas de nulle part. Comme des bêtes sauvages qui sentent la faiblesse de leur proie, les ennemis arabes sentent la peur. Les ennemis de l’extérieur nous attaquent, et ceux de l’intérieur […] les soutiennent. »
Un discours tenu également, le 18 mai 2021, par Amichai Chikli, à l’époque député du parti d’extrême droite Yamina et aujourd’hui ministre des affaires de la diaspora :
« Il est de notre devoir de repousser les ennemis d'Israël : les repousser à Gaza, dans les rues de Lod, partout et aussi d’ici, de cet hémicycle, de la Knesset d’Israël. »
Les Palestiniens citoyens d’Israël disposent de droits politiques, dont celui de voter et de siéger à la Knesset. Deux partis arabes y sont actuellement représentés : Hadash-Ta’al, une alliance de la gauche radicale portée par un programme progressiste centré sur l’égalité et la fin de l’occupation ; et Raam, un parti islamiste conservateur, engagé dans une stratégie pragmatique visant à améliorer les conditions de vie des citoyens palestiniens. Aux législatives de 2022, ils ont remporté 5 sièges chacun, sur les 120 que compte la Knesset.
Lors de ces élections, plus de 85 % des citoyens arabes du pays ont voté pour ces partis. En excluant les Druzes – qui votent majoritairement pour des partis juifs et ne se définissent pas comme Palestiniens –, ce chiffre serait encore plus élevé. Il convient toutefois de souligner que la présence de ces partis au Parlement, souvent brandie comme preuve du caractère démocratique de l’État, est régulièrement remise en cause par la droite israélienne, qui les qualifie d’« ennemis » ou de « terroristes ».
Avant même le 7-Octobre, les événements de mai 2021 avaient renforcé ce discours, exploité par Benyamin Nétanyahou et ses alliés à leur retour au pouvoir, fin 2022. Pendant qu'ils se trouvaient dans l'opposition, ils accusaient le gouvernement précédent, en raison de la présence d'un parti arabe dans la coalition, de « soutenir le terrorisme ». Cette campagne de délégitimation, assimilant les Palestiniens à une menace intérieure, a joué un rôle crucial dans la victoire électorale du bloc pro-Nétanyahou aux législatives de 2022.
Depuis l'arrivée du sixième gouvernement Nétanyahou, fin 2022, le racisme anti-arabe a atteint un niveau inégalé. Il se manifeste, entre autres, par une indifférence face à la forte hausse des crimes au sein même de la communauté palestinienne en Israël. En 2023, 223 Palestiniens d’Israël ont été assassinés, le taux de résolution de ces crimes étant inférieur à 10 %. Le gouvernement, et notamment Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale et ancien membre du mouvement suprémaciste Kach, reste inactif face à cette situation.
Dans les villes palestiniennes israéliennes, la tension monte, alimentée par des discours xénophobes et racistes largement diffusés dans l'espace public. C'est dans ce contexte explosif que survient l'attaque du 7 octobre 2023, secouant profondément la société israélienne.
Dix jours après le massacre du 7-Octobre, en pleine offensive israélienne sur Gaza, le chef de la police Kobi Shabtai publie une vidéo sur le compte Twitter en arabe de la police. Face caméra, il menace clairement les Arabes israéliens :
« Quiconque souhaite être un citoyen israélien, ahlan wa sahlan (bienvenue, en arabe) ; quiconque exprime sa solidarité avec les Gazaouis, je le mettrai dans un bus et l’y [à Gaza] conduirai moi-même. »
Cette menace marque le point de départ d’une importante vague de persécutions, toujours en cours, contre les Palestiniens citoyens d’Israël. En trente jours seulement, la police arrête ou ouvre une enquête contre 251 personnes, dont la moitié pour de simples publications sur les réseaux sociaux. Un like, un partage ou un message de solidarité avec Gaza suffit parfois à éveiller les soupçons.
Et la répression ne vient pas uniquement des autorités : ces Palestiniens sont aussi surveillés et interrogés par leurs employeurs, leurs universités, leurs collègues ou leurs voisins. Des centaines de personnes sont licenciées ou suspendues de leur travail ou de leurs études, pour une publication privée ou un propos tenu en petit comité.
Leur citoyenneté israélienne ne peut plus les protéger. Preuve en est l'usage croissant, à leur encontre, de méthodes d'arrestation et d'enquête jusque-là réservées aux Palestiniens de Cisjordanie, soumis à l'occupation militaire et dépourvus de droits.
À ce propos, la question de la perception des Palestiniens d’Israël par les autres Palestiniens – qu’ils vivent dans les territoires occupés, dans des camps situés depuis des décennies dans des pays voisins, ou ailleurs dans le monde – mériterait un développement en soi, pour lequel nous n’avons pas la place ici.
Malgré la peur et les menaces policières, de nombreux Palestiniens tentent tout de même de manifester leur solidarité avec Gaza. Mais, depuis le 7 octobre 2023, ce droit fondamental, pourtant inhérent à tout régime se revendiquant démocratique, est réservé aux seuls citoyens juifs. Les Palestiniens, eux, se voient interdire leurs manifestations, encore et encore.
La situation critique des Palestiniens citoyens d’Israël est non seulement ignorée mais aussi, parfois, interprétée de façon erronée dans les médias étrangers. En France, certaines personnalités manipulent des sondages, comme celui de l’Université de Tel-Aviv de décembre 2023, selon lequel, depuis le 7 octobre 2023, 33 % des Palestiniens citoyens d’Israël placent leur citoyenneté israélienne au premier rang de leur identité, 32 % leur identité arabe et seulement 8 % considèrent l’identité palestinienne comme la composante principale.
Pourtant, il suffit d’écouter les Palestiniens pour saisir l’ampleur de cette erreur.
En témoigne, le juriste palestinien Mohammed Abed El Qadir, citoyen d’Israël :
« Si je reçois un appel d’un numéro israélien inconnu et qu’on me demande comment je m’identifie, je pourrais répondre que je suis sioniste et prêt à faire le service militaire, tellement j’ai peur ! Notre persécution depuis le 7 octobre nous a prouvé que l’expression “Arabe israélien” n’existe pas et n’existera jamais. Nous sommes des Palestiniens et nous le serons toujours. »
Nitzan Perelman est ingénieure d'étude au CNRS et co-fondatrice du site Yaani.fr
16.04.2025 à 17:13
Adélaïde Martin, Doctorante en science politique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le 50e anniversaire de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges le 17 avril 1975 donne lieu à de nombreuses réflexions consacrées au génocide qui s’est ensuivi. Mais c’est aussi l’occasion de braquer le projecteur sur un aspect méconnu : les migrations depuis le Cambodge au cours des années précédentes, en situation de guerre civile.
On connaît du Cambodge les migrations des réfugiés consécutives au génocide (1975-1979), souvent confondues ou assimilées dans les pays d’accueil aux déplacements parallèles partant des États voisins, le Vietnam et le Laos.
Le nombre des départs, le traitement des personnes déplacées à la frontière thaïlandaise, la mobilisation atypique autour de leur accueil ont focalisé l’attention politique et médiatique. Les dynamiques migratoires antérieures sont, quant à elles, bien moins connues. S’enracinant dans l’histoire de la (dé)colonisation et de la guerre froide, elles sont déterminantes dans la formation des premiers groupements cambodgiens en France, aux États-Unis, au Canada ou en Australie.
Dans les années 1950 et 1960, les départs en exil concernaient principalement les milieux anti-coloniaux et réformateurs. Rappelons les faits. Proclamée en novembre 1953 après 90 ans de colonisation française, l’indépendance du Cambodge est ratifiée internationalement en 1954 par les accords de Genève. Écartés des négociations et craignant des représailles, près d’un millier de combattants indépendantistes et de sympathisants communistes de la première heure prennent la direction de Hanoï. Pour eux, la capitale du Nord Vietnam sera à la fois une base de repli, un espace de regroupement et un lieu de formation en matière technique et militaire.
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Tantôt roi, tantôt premier ministre, tantôt chef d’État, Norodom Sihanouk domine la scène politique nationale pendant plus de 15 ans. Les mouvements de gauche sont progressivement exclus de la représentation parlementaire et voient leurs effectifs réduits par les vagues de répression. Des stratégies d’opposition en dehors des institutions du régime sont adoptées : certains prennent le maquis, d’autres trouvent refuge en France.
C’est à partir de 1967-1968 que démarre l’escalade politique et militaire qui plonge le Cambodge dans un conflit civil. La guerre qui se déroule entre d’une part le Sud Vietnam, soutenu par les États-Unis, et d’autre part le Nord Vietnam, déborde désormais sur les territoires cambodgiens limitrophes. Dans la capitale, les tensions politiques internes se cristallisent autour de la présence accrue de troupes vietnamiennes sur le sol national, menant à la destitution de Sihanouk au début de l’année 1970 et à l’instauration d’un nouveau régime allié aux Américains : la République khmère.
À l’étranger au moment de cet événement, Sihanouk s’installe en République populaire de Chine et forme une alliance de circonstance avec ses anciens ennemis, les Khmers rouges. Leur insurrection, insérée dans des rébellions localisées contre le pouvoir central, gagne du terrain depuis les périphéries. Un organe de représentation politique est constitué en mai 1970 : le Gouvernement royal d’union nationale du Kampuchéa (GRUNK). Il est composé de proches de Sihanouk qui l’accompagnaient, d’une poignée de diplomates en exercice qui le rejoignent, de personnalités communistes installées à Paris ou ayant pris le maquis. Officiellement basés à Pékin, ses membres sont en réalité dispersés entre la France, la Chine, l’URSS et les zones dites « libérées » au Cambodge.
À Phnom Penh, Sihanouk et ses ministres sont condamnés in absentia, tandis que leurs proches restés au pays connaissent des périodes d’incarcération ou de résidence surveillée pour leurs liens supposés ou avérés avec l’insurrection. Deux des fils de Sihanouk quittent le Cambodge en 1973, l’un pour Aix-en-Provence où il devient enseignant à la Faculté de droit ; l’autre pour Pékin, puis Belgrade, avant de s’installer à Créteil en 1976. S’opèrent aussi des départs vers la France de hauts fonctionnaires se déclarant en faveur du GRUNK.
Si les départs survenant en période de guerre civile (1970-1975) ne concernent plus uniquement des opposants de gauche, il faut aussi tenir compte de ceux qui se politisent à l’étranger et ne sont pas identifiés comme des détracteurs du régime à leur départ. Les luttes qui se déroulent au Cambodge s’exportent en effet dans les espaces fréquentés par les ressortissants. C’est le cas au sein de la Maison du Cambodge à la Cité internationale universitaire de Paris, où se multiplient les tensions entre les étudiants en faveur de l’insurrection d’un côté, les résidents et la direction proches du pouvoir républicain de l’autre. Après la mort d’un étudiant en début 1973, le pavillon cambodgien est évacué puis fermé.
Dans cet environnement fortement polarisé, le choix d’un camp politique tend à s’imposer à tous, y compris à ceux dont les motivations initiales à la mobilité n’apparaissent pas principalement politiques.
En temps de guerre, l’émigration ne se réduit pas aux groupes d’opposants au régime de la République khmère. À partir de 1970, c’est moins le changement des conditions politiques que l’aggravation progressive du conflit qui amène d’autres profils à partir ou à rester à l’étranger. Ces migrations internationales constituent un fait minoritaire par rapport aux catégories internes déplacées.
Les violences de la guerre, dont les frappes aériennes états-uniennes intensives entre 1969 et 1973 visant les troupes communistes vietnamiennes et cambodgiennes, ainsi que la déstabilisation accrue de l’économie par la guerre, provoquent principalement des déplacements à l’intérieur des frontières nationales. Les centres urbains, qui absorbent une grande partie des migrations internes, sont toujours sous contrôle du pouvoir central en 1973, alors que les forces insurgées occupent plus des deux tiers du Cambodge. L’économie s’effondre, avec des pénuries d’essence, de nourriture et de produits de première nécessité ; les prix flambent et les productions agricoles s’amenuisent.
En 1974, les Khmers rouges contrôlent près de la moitié de la population et bloquent toutes les voies de communication terrestres. Dans un tel contexte, ceux qui rejoignent des pays occidentaux disposent de différentes ressources (moyens financiers, bagage culturel, relations sociales), voire ont déjà tissé une familiarité avec l’étranger (liens linguistiques, professionnels, amicaux, conjugaux ou familiaux).
L’exil s’inscrit souvent dans des pratiques préexistantes de voyages d’études ou de circulation fonctionnelle. Le contexte de forte déstabilisation tend à pérenniser les déplacements internationaux de diplomates, d’enseignants, de fonctionnaires, d’entrepreneurs, ainsi que les mobilités pour études de jeunes diplômés. Le conflit engendre aussi le départ à l’étranger d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes. Il s’agit pour certains d’éviter l’enrôlement forcé dans l’armée républicaine ; pour d’autres, de se mettre à l’abri des roquettes et obus tirés par les Khmers rouges sur la capitale au cours de différentes offensives pendant les saisons sèches - qui touchent aussi les lieux d’instruction.
La situation continue de se détériorer début 1975, alors que la capitale se retrouve isolée du reste du pays et de nouveau visée par des tirs d’artillerie. Les départs à l’étranger s’accroissent, incluant aussi ceux de hauts dignitaires du régime. Accompagné de Chhang Song, ministre de l’Information de juin 1974 à mars 1975, Lon Nol, président de la République depuis 1972, quitte le pays le 1er avril pour Hawaï. Le président du Sénat devenu président par intérim, Saukham Khoy, et le ministre de la Culture, Long Botta, partent le 12 avril au cours d’une opération d’évacuation par hélicoptères organisée par l’ambassade états-unienne.
D’autres envoient leur famille à l’étranger ou quittent le pays par leurs propres moyens, et ce jusqu’à la matinée du 17 avril.
Avec la chute de Phnom Penh, les ressortissants cambodgiens à l’étranger ne peuvent plus retourner librement dans le pays et leur émigration devient bien plus durable qu’ils ne s’y attendaient initialement. Par exemple, Ouk Thonn, président de la Société khmère de raffinage de pétrole, qui se trouvait en déplacement professionnel, s’installe avec sa femme à Paris, où le couple possède un appartement et où leurs enfants résident déjà.
Des départs de membres d’une même famille échelonnés sur plusieurs années aux départs précipités à l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges, en passant par les personnes bloquées à l’étranger, les temporalités et les modalités d’émigration sont variables. La distinction entre migrations forcées et souhaitées paraît peu opérante pour ces exilés, tant les logiques s’entremêlent.
Aujourd’hui, il est encore difficile d’estimer le nombre de Cambodgiens dans les pays occidentaux en 1975, du fait des statuts administratifs disparates, des temporalités variables d’arrivée et des cas de migrations secondaires. Les étudiants et professionnels en mobilité semblent représenter une grande partie de cette « première vague » d’exil, aux États-Unis comme en Australie ou au Canada.
Dans le cas des quelque 5 000 Cambodgiens recensés en 1975 aux États-Unis, on retrouve, outre les personnes en formation, des individus évacués ou accueillis face à l’arrivée imminente au pouvoir des Khmers rouges. Par le parrainage des nouveaux arrivants, ceux qui ont poursuivi des études dans les universités d’État californiennes seraient à l’origine de ce qui deviendra la plus importante communauté cambodgienne à l’étranger, Long Beach.
En ne prenant en compte que les titulaires d’un permis de séjour, les Cambodgiens en France seraient passés de 1 016 en 1969 à 3 829 en 1974 (+80 % entre 1972 et 1973). Ils étaient alors très inégalement répartis sur le territoire : à titre d’exemple, Rennes n’aurait compté que 19 Cambodgiens en 1974. Venus initialement en tant qu’étudiants ou sous d’autres auspices, ils ont pu obtenir a posteriori le statut de réfugié, ou rester sous d’autres modalités. Dès le début de la guerre civile, des facilités administratives sont accordées aux ressortissants cambodgiens en France, préfigurant les choix politiques effectués pour les migrations ultérieures.
Adélaïde Martin a reçu des financements de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).