01.07.2025 à 16:51
Djamchid Assadi, Professeur associé au département « Digital Management », Burgundy School of Business
Alors qu’un cessez-le-feu, fragile et incertain, est entré en vigueur entre la République islamique d'Iran et Israël, une autre guerre, moins visible mais tout aussi décisive, gagne en intensité : la guerre économique. Car, au-delà des frappes et des missiles, ce sont les finances publiques, la stabilité monétaire et la résilience industrielle qui façonnent les rapports de force.
Le 20 juin, les États-Unis frappent le site de Fordo, une installation hautement sécurisée construite à flanc de montagne près de Qom, conçue pour résister à d’éventuels bombardements. Ce site incarne l’avancée clandestine du programme nucléaire iranien et sa destruction – inachevée selon plusieurs sources –marque une nouvelle étape dans l’escalade militaire entre Israël et la République islamique d’Iran (RII).
Les guerres ne se décident pas seulement sur le terrain militaire. Elles reposent sur les capacités économiques des États qui les mènent. Une armée peut tirer, avancer, frapper, seulement si son pays peut financer ses armes, entretenir ses troupes, réparer ses infrastructures et maintenir sa cohésion interne. Sans ressources, sans capacité de production et sans marge budgétaire, l’effort de guerre s’effondre, quelle que soit la stratégie militaire.
C’est ce que plusieurs économistes, issus de traditions intellectuelles variées, ont souligné avec force. Kenneth Boulding affirmait dès 1962 qu’un pays économiquement affaibli voit sa puissance militaire s’éroder mécaniquement. Duncan Weldon rappelle que les Alliés ont gagné la Seconde Guerre mondiale non seulement sur le front, mais surtout par leur supériorité industrielle. Brigitte Granville, dans What Ails France ?, montre comment les déséquilibres macroéconomiques prolongés fragilisent la souveraineté de l’État. Mark Harrison quant à lui insiste sur le lien entre puissance économique, capacité étatique et efficacité stratégique. J. Bradford DeLong, enfin, observe que les régimes autoritaires du XXe siècle ont souvent été défaits non pas par manque de volonté politique, mais par l’incapacité structurelle de leurs économies à soutenir une guerre prolongée.
Tous ces travaux convergent vers un même enseignement : la force militaire dépend de la solidité économique. Une économie dégradée limite les capacités d’armement, désorganise les chaînes logistiques, fragilise la mobilisation de la population – et réduit, in fine, les chances de victoire.
Dans cette perspective, et au-delà du verdict militaire encore incertain, une question s’impose dès aujourd’hui : dans le conflit ouvert entre Israël et la RII le 13 juin 2025 et interrompu 12 jours plus tard par un cessez-le-feu fragile et incertain qui ne garantit point l'apaisement des tensions, qui gagne la guerre économique – celle qui conditionne toute victoire sur le terrain ?
Lorsque la guerre éclate le 13 juin 2025, l’économie de l'Iran est déjà exsangue. Selon le FMI, sa croissance réelle du PIB pour l’année est estimée à seulement 0,3 %, contre 3,7 % pour Israël au premier trimestre.
Le chômage illustre également ce déséquilibre. En 2024, il atteint 9,2 % en Iran, chiffre bien en-deçà de la réalité, contre un taux contenu entre 3,0 et 3,5 % en Israël. Ce différentiel traduit une dynamique socio-économique défavorable pour la République islamique, dont la population appauvrie est bien moins mobilisable dans la durée.
L’inflation accentue encore cette asymétrie. Elle est projetée à 43,3 % en Iran contre seulement 3,1 % en Israël. L’érosion rapide du pouvoir d’achat rend la mobilisation sociale difficile à maintenir pour le régime, tant sur le plan logistique que politique.
Côté finances publiques, le déficit budgétaire iranien atteint 6 % du PIB, alourdi par des subventions ciblées et des dépenses idéologiques. Israël, de son côté, parvient à contenir son déficit à 4,9 %, malgré une forte hausse des dépenses militaires. Là encore, le contraste signale une dissymétrie stratégique structurelle.
La situation monétaire renforce ce déséquilibre. Le rial s’est effondré, passant de 32 000 IRR/USD en 2018 à près de 930 000 IRR/USD en 2025. À l’inverse, le shekel reste stable autour de 3,57 ILS/USD. Une monnaie stable permet à Israël de maintenir ses importations critiques et de financer son effort de guerre dans des conditions soutenables. La RII, au contraire, voit sa capacité de financement militaire minée par une défiance monétaire généralisée.
Enfin, l’ouverture économique creuse davantage l’écart. L’Iran reste largement isolé du système financier international, frappé par les sanctions et déserté par les investisseurs étrangers, évoluant ainsi dans une autarcie contrainte. Israël bénéficie au contraire d’une intégration industrielle et technologique consolidée par ses alliances stratégiques.
Au total, la République islamique d’Iran entre dans le conflit dans une position structurellement défavorable : faible croissance, inflation galopante, déficit public incontrôlé, monnaie en chute libre, isolement économique, et population précarisée mécontente. Israël s’engage quant à lui avec un socle économique solide, des indicateurs de résilience et une profondeur stratégique qui lui permettent d’envisager un effort militaire prolongé.
Le conflit entre Israël et la RII s'est caractérisé par des campagnes aériennes intensives, des bombardements ciblés, des tirs de missiles longue portée et des cyberattaques. Les frappes israéliennes ont prioritairement visé des infrastructures militaires et logistiques.
Les dépenses engagées sont considérables : munitions guidées, missiles, drones, avions de chasse, radars, systèmes antiaériens, dispositifs de guerre électronique, salaires et primes militaires, ainsi que toute la logistique liée au front. Selon le Middle East Monitor, s’appuyant sur des données relayées par le Wall Street Journal, le coût quotidien du conflit s’élèverait à environ 200 millions de dollars pour Israël.
Pour la RII, aucune estimation indépendante n’est disponible à ce jour dans des sources reconnues. Toutefois, certains observateurs avancent, sans vérification rigoureuse, une fourchette allant de 150 à 200 millions de dollars par jour. Cette hypothèse doit être prise avec prudence, en l’absence de sources publiques confirmées.
Mais ces montants, similaires en valeur absolue, n’ont pas du tout le même poids économique selon les pays. Leurs effets, leur soutenabilité et leur impact sur la durée dépendent directement de la structure et de la santé économique de chaque État. Là où Israël peut absorber le choc, l’Iran semble déjà en tension.
Israël soutient son effort de guerre grâce à un environnement financier solide, un accès complet aux marchés internationaux et un tissu productif performant. Il bénéficie aussi d’un appui logistique et stratégique direct des États-Unis (ravitaillements, batteries THAAD, intercepteurs, présence navale) et de renforts britanniques. L’OECD Economic Survey : Israel 2025 conclut qu’Israël conserve une stabilité macroéconomique robuste malgré les tensions géopolitiques.
La RII, en revanche, reste privée d’aide bilatérale et exclue des marchés de capitaux. Son financement de guerre repose sur :
1) Des exportations pétrolières résiduelles ;
2) Un endettement intérieur via des bons du trésor ;
3) Des collectes informelles religieuses (ṣadaqa maḏhabī, naḏr o niyāz) depuis l’été 2025.
Dans le budget 2025, l’augmentation des crédits alloués aux Gardiens de la Révolution et aux entités religieuses dépasse 35 %, tandis que les salaires publics grimpent de 18 à 20 %, dans un contexte d’inflation estimée à plus de 40 %. Ainsi, l’Iran oriente ses ressources vers la survie idéologique plutôt que la soutenabilité économique à long terme.
Conclusion : l’Iran mène la guerre dans une fragilité croissante – sans marges fiscales, sans soutien extérieur et dans un climat de défiance généralisée – tandis qu’Israël conserve pour l’heure une capacité d’action durable.
À l’issue de cette analyse, un constat s’impose : Israël est en train de remporter la guerre économique, indépendamment de l’évolution militaire immédiate.
Le pays s’appuie sur des alliances solides, des marges budgétaires substantielles et un environnement financier stable qui lui permettent de soutenir son effort de guerre dans la durée. Ce socle est consolidé par un soutien logistique et diplomatique direct des États-Unis – et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni – qui étend sa profondeur stratégique bien au-delà de ses frontières.
La République islamique d’Iran, en revanche, mène ce conflit dans un isolement quasi total, sans appui extérieur et avec des ressources internes de plus en plus fragiles : exportations pétrolières limitées, endettement intérieur peu soutenable, captation de fonds religieux. Cette situation ne reflète pas seulement deux modèles économiques distincts, mais deux trajectoires institutionnelles divergentes, désormais soumises à l’épreuve d’une guerre prolongée.
L’histoire récente – de la Yougoslavie des années 1990 à la Russie de 1917, en passant par l’Allemagne impériale en 1918 ou la Syrie après 2012 – montre que l’effondrement économique peut précipiter la défaite, même sans effondrement militaire immédiat.
Dès lors, la question centrale devient celle de la soutenabilité. La République islamique d’Iran peut-elle poursuivre son engagement militaire sans déclencher de ruptures budgétaires, monétaires ou sociales ? Israël, malgré sa solidité, pourra-t-il maintenir le soutien de sa population dans le cas d’un enlisement ou d’un choc stratégique externe ?
Dans ce face-à-face, l’économie ne joue pas un rôle secondaire. Elle est le révélateur du déséquilibre stratégique – et peut-être, à terme, le facteur décisif du basculement. Une stratégie comparable à la « guerre des étoiles » de Reagan, qui avait épuisé l’URSS en l’entraînant dans une course aux dépenses militaires insoutenables, semble aujourd’hui appliquée à la République islamique d’Iran.
Djamchid Assadi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.06.2025 à 17:36
Sylvaine Castellano, Directrice de la recherche, EM Normandie
Insaf Khelladi, Professeur Associé en Marketing, Pôle Léonard de Vinci
Rossella Sorio, Professeure Associée, Département Marketing ICN BS, ICN Business School
Le Brésil dispose de tous les atouts pour devenir un acteur clé du vin au XXIe siècle… à condition d’assumer pleinement son rôle : un laboratoire d’expérimentation, de consommation et de durabilité viticole à l’échelle mondiale. Après le football et le café, le vin, nouvel emblème du Brésil ?
Le Brésil, pays le plus peuplé d’Amérique du Sud avec 212 583 750 d’habitants et cinquième producteur de vin de l’hémisphère sud, suscite un intérêt international croissant. Longtemps perçu comme un acteur marginal sur la scène viticole, il connaît une transformation rapide, portée par des innovations techniques, une diversification de ses terroirs et une nouvelle génération de consommateurs.
Cette dynamique fait du pays un véritable laboratoire des nouvelles tendances mondiales du vin. Le marché brésilien connaît une croissance impressionnante : 11,46 milliards d'euros de chiffre d’affaires en 2024, avec des prévisions atteignant 19,12 milliards d'euros d’ici 2030, à un rythme de croissance annuelle moyen de 9,1 %. En valeur, le Brésil représente aujourd’hui 2,6 % du marché mondial du vin.
Comment expliquer ce marché émergent ?
Le pays produit entre 1,6 et 1,7 million de tonnes de raisins par an, sur près de 81 000 hectares. Le sud du pays reste le cœur de la viticulture brésilienne, avec 90 % de la production concentrée dans l’État du Rio Grande do Sul. La région de Pinto Bandeira s’est distinguée pour ses vins mousseux de qualité, produits selon la méthode traditionnelle, à base de Chardonnay et de Pinot noir.
De nouvelles régions émergent. Santa Catarina, avec ses vignobles d’altitude à São Joaquim, favorise une production de mousseux fins dans un climat frais. Plus audacieux encore, la vallée du São Francisco, dans le nord-est tropical, permet deux vendanges par an grâce à son climat semi-aride. Dans les zones plus chaudes comme São Paulo ou Minas Gerais, les producteurs innovent avec la technique de la poda invertida, ou taille inversée. Ils repoussent la récolte vers des périodes plus fraîches, améliorant la qualité des raisins.
En 2023, le Brésil a importé 145 millions de litres de vin, soit une baisse de 5,91 % en volume – en gommant l’inflation –, mais une hausse de 5 % en valeur – sans effet d’un changement de prix.
Les vins d’entrée de gamme – inférieurs à 20 euros – dominent avec 65 % du volume. Les vins premium – supérieurs à 80 euros – ont progressé de 31 % en volume et 34 % en valeur. Le Chili reste le principal fournisseur, devant le Portugal et l’Argentine. La France, cinquième fournisseur avec 7 % de parts de marché. L’Hexagone consolide sa position grâce à ses effervescents et ses Indications géographiques protégées (IGP).
Longtemps dominé par le rouge et les mousseux, le marché brésilien voit le vin blanc progresser fortement : 11 % d’importations en plus en 2023, représentant désormais 22 % du marché. Cette tendance s’explique par le climat, mais aussi par une recherche de fraîcheur, de légèreté, et de moindres teneurs en alcool. Les vins blancs aromatiques et floraux séduisent particulièrement les jeunes et les femmes, bouleversant les codes traditionnels.
Le renouveau du marché brésilien repose en grande partie sur les jeunes générations. Selon une étude, 37 % des millennials et Gen Z déclarent préférer le vin, juste derrière la bière (44 %), et devant les spiritueux. La consommation de vin devient plus quotidienne, intégrée à des moments conviviaux. Les Brésiliennes représentent 53 % des consommateurs en 2024, contre 47 % en 2019. La part des consommatrices âgées de 55 à 64 ans est même passée de 14 % à 19 %. Ce public, en pleine mutation, recherche des vins plus accessibles, des expériences partagées, et des marques engagées.
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La durabilité devient un atout compétitif majeur. À Encruzilhada do Sul, le domaine Chandon (LVMH) a lancé un mousseux premium, à partir de pratiques durables certifiées PIUP, bien que non bio. Selon son œnologue Philippe Mével, ces démarches améliorent la santé des sols et la productivité, tout en réduisant les intrants.
La vinícola Salton, quant à elle, compense ses émissions de 951 tonnes de CO₂ en 2020 par la conservation de 420 hectares de pampa native, et des actions de reforestation. Elle vise la neutralité carbone d’ici 2030 via des énergies renouvelables et des matériaux recyclés.
Malgré ces avancées, le vin brésilien souffre d’une image encore trop classique. Pour séduire les jeunes, la filière doit adopter des codes plus spontanés, centrés sur les expériences, les moments de vie et les émotions. Instagram, TikTok, micro-influenceurs, étiquettes au design moderne : les leviers sont nombreux.
Le visuel est désormais un facteur déterminant d’achat. Les jeunes générations attendent aussi que le vin s’intègre à leur quotidien via des événements festifs, des pique-niques, des festivals ou des bars éphémères.
La consommation moyenne de vin par habitant reste faible (2,7 litres/an), mais le potentiel est considérable. Avec une offre en pleine diversification, des terroirs multiples, une jeunesse curieuse et exigeante, et une montée en gamme affirmée, le Brésil change de visage viticole.
Des événements comme ProWine São Paulo, devenu la plus grande foire du vin et des spiritueux des Amériques, témoignent de cet engouement croissant. Le Brésil dispose de tous les atouts pour devenir un acteur clé du vin au XXIe siècle… à condition d’assumer pleinement ce qu’il est en train de devenir : un laboratoire d’expérimentation, de consommation et de durabilité viticole à l’échelle mondiale.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
29.06.2025 à 09:55
Valentina Napolitano, Sociologue, chargée de recherche à l'IRD (LPED/AMU), spécialiste des questions migratoires et des conflits au Moyen-Orient, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Ruba Akash, Directrice du Refugees, Displaced and Forced Migration Studies Centre, Yarmouk University
La chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024 a ravivé les débats sur le retour chez eux des réfugiés syriens installés au Moyen-Orient. Pourtant, les discussions publiques restent souvent déconnectées des réalités vécues par les premiers concernés. Une enquête menée en mai 2025 en Jordanie, où le nombre de réfugiés syriens s’élève aujourd’hui à un peu moins de 600 000 personnes, révèle la complexité des trajectoires et des choix familiaux, entre attente, espoir et inquiétude.
La question du retour des réfugiés syriens qui avaient fui leur pays en guerre pour s’installer dans divers pays du Moyen-Orient (près de 5 millions vivant principalement en Turquie, au Liban et en Jordanie) s’est posée avec urgence dès la chute du régime de Bachar Al-Assad, en décembre 2024. Ce retour faisait déjà partie des « solutions durables » envisagées, dès 2016, par les acteurs humanitaires et les gouvernements hôtes pour mettre fin à la « crise des réfugiés ».
Les débats autour de cette question se limitent, pour l’essentiel, à une quantification du nombre des retours attendus et des retombées qu’ils auraient sur la reconstruction de la Syrie en termes socio-économiques et politiques. Mais on se demande trop peu, voire pas du tout, ce que souhaitent les réfugiés syriens eux-mêmes.
En mai 2025, nous avons effectué une enquête qualitative en Jordanie (dans le camp de Zaatari, ainsi que dans les villes d’Irbid et de Zarqa) qui nous a permis, au fil des douze entretiens réalisés, de mieux comprendre les projets d’avenir des réfugiés syriens dans le pays. Il en ressort que le choix de rentrer en Syrie ou de rester en Jordanie résulte d’une imbrication complexe de facteurs sociaux, économiques, politiques, d’âge et de genre.
En décembre 2024, la Jordanie accueillait près de 650 000 Syriens officiellement enregistrés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Depuis, plus de 75 000 d’entre eux sont rentrés en Syrie selon les chiffres diffusés par l’Agence en mai 2025. Ce nombre est voué à augmenter avec la fin de l’année scolaire.
Les attitudes des réfugiés syriens vis-à-vis de la perspective du retour varient significativement en fonction du lieu d’installation en Jordanie et des conditions socio-économiques qui en découlent. Près de 80 % des Syriens résident dans des villes, notamment à Irbid, Mafraq et Zarqa, et les 20 % restants vivent au sein des trois camps de réfugiés qui ont été érigés près de la frontière avec la Syrie : Zaatari, Al-Azraq et Marajeeb Al Fohood.
Les quelque 67 000 réfugiés du camp de Zaatari (mai 2025), qui vivent parfois depuis près de quatorze ans dans des caravanes en acier, en plein désert, dans des conditions climatiques extrêmement pénibles, et qui sont soumis à un contrôle strict de leurs déplacements et à une forte pression sécuritaire de la part des autorités locales, sont sans doute ceux qui aimeraient rentrer le plus rapidement en Syrie.
Malgré l’assistance fournie par les acteurs humanitaires aux réfugiés du camp, ce lieu demeure très inhospitalier. Des familles entières l’ont déjà quitté pour revenir en Syrie, certaines dès l’annonce de la chute du régime. C’est pourquoi plusieurs unités d’habitation ont déjà été abandonnées ou démantelées.
D’autres familles préparent également leur retour en mettant de l’argent de côté, car un déménagement peut coûter environ 500 dinars jordaniens (environ 610 euros), sachant que les bus gratuits mis à disposition par l’UNHCR jusqu’à la frontière ne permettent de transporter que cinquante kilos de bagages par famille.
Pour la famille de Mohammad, la cinquantaine, originaire du village de Sheykh Meskin, près de Deraa, la situation est des plus compliquées. Depuis plusieurs années, Mohammad a perdu son travail dans un centre de santé de l’UNHCR. L’Agence onusienne et les autres acteurs humanitaires sont les principaux pourvoyeurs d’emploi au sein du camp, mais seul un membre par famille est autorisé à y travailler. La famille de Mohammad survit aujourd’hui uniquement grâce à l’aide humanitaire versée par l’UNHCR ; or celle-ci a drastiquement diminué en 2025, passant de 22 à 15 dinars jordaniens par personne et par mois (soit 18 euros par mois). « Nous sommes arrivés en 2013, nous avons vieilli ici ! », raconte Maryam, la mère de famille, en évoquant la dureté des conditions de vie endurées à Zaatari. Elle montre ensuite la photo du potager qui entoure leur maison à Deraa, en Syrie. Les mûrs, encore débout, s’apprêtent à être réhabilités pour garantir une vie plus digne à leurs enfants, dont la plupart n’ont connu que le camp de Zaatari comme lieu de vie.
À l’inverse de cette famille, de nombreux Syriens n’ont plus de logement où rentrer. La majorité des familles réfugiées en Jordanie sont originaires du sud de la Syrie, notamment de la ville de Deraa et de sa campagne, largement détruites par la guerre, d’où la réticence d’une grande partie d’entre eux à rentrer au pays dans l’immédiat.
Pour la famille Nasser, la question du logement est centrale, du fait de l’agrandissement de sa famille depuis le départ pour la Jordanie. Initialement composée du père, mécanicien âgé d’une quarantaine d’années, d’une épouse et de deux enfants, le foyer s’est étendu avec un deuxième mariage. Aujourd’hui, il compte douze enfants, dont l’une âgée de 20 ans et ayant fondé son propre foyer.
« Nous sommes arrivés ici avec une famille, maintenant nous sommes trois familles… En Syrie nous n’avons plus de maison et le HCR ne nous accorde pas le droit de déplacer les caravanes avec nous. »
Alors qu’aucun plan de reconstruction n’a encore été mis en place par les nouvelles autorités en Syrie, les réfugiés du camp se trouvent face à l’interdiction de ramener vers leur pays d’origine les préfabriqués qui leur ont été attribués par le HCR ou qu’ils ont achetés de leur propre initiative afin d’élargir leur lieu de vie. À leur départ, ces préfabriqués sont démontés par les autorités jordaniennes, qui revendent ensuite les matériaux sur le marché.
La situation des Syriens que nous avons rencontrés en milieu urbain est différente. S’ils estiment que le retour en Syrie est inévitable à long terme, notamment en raison de l’absence de perspective d’intégration durable en Jordanie, pays qui n’est pas signataire de la Convention de Genève pour les réfugiés de 1951, la date de ce retour reste toutefois subordonnée à l’amélioration des conditions socio-économiques dans leur pays.
Dans les milieux urbains jordaniens, les Syriens ont souvent atteint une certaine stabilité, avec un meilleur accès à l’éducation et à l’emploi, et ils disposent d’un logement digne. C’est pour cette raison que plusieurs familles vivant à Irbid et à Zarqa souhaitent attendre l’amélioration des conditions de vie dont ils espèrent qu’il suivra la levée des sanctions internationales visant la Syrie. Aujourd’hui, pour Umm Diab, 46 ans et mère de neuf enfants, arrivée à Irbid en 2013, retourner en Syrie serait « un retour à l’âge de pierre », tellement les conditions de vie y sont dures. Les Syriens manquent de services de base tels l’électricité, l’eau et le carburant.
Les décisions concernant l’avenir ne sont pas prises de façon individuelle, mais en coordination avec le réseau familial élargi et celui de voisinage. Lors de nos échanges avec des femmes syriennes, il est apparu que pendant l’exil, les liens familiaux dépassent le simple cadre émotionnel pour participer à de véritables mécanismes de survie et de solidarité.
Les familles syriennes en Jordanie ont, au fil des années, reconstitué des systèmes informels de soutien fondés sur la parenté, l’origine villageoise ou les liens de voisinage. Ces réseaux fournissent des aides dans tous les domaines, de la mise en commun des fonds pour le loyer et l’accès à l’aide alimentaire aux soins aux enfants et à la recherche d’un travail informel.
Les femmes syriennes que nous avons rencontrées ont expliqué qu’elles cherchent toujours à vivre à proximité de leurs sœurs, cousins ou beaux-parents, ce qui leur permet de partager des responsabilités telles que les départs à l’école ou les tâches ménagères et même de répartir les rôles dans la parentalité. Rompre avec ces liens, même au nom du retour au pays, comporte des risques, spécialement pour les femmes.
En effet, environ un tiers des ménages de réfugiés syriens en Jordanie sont dirigés par des femmes, dont beaucoup sont veuves, divorcées ou vivent séparées de leurs maris qui travaillent à l’étranger, particulièrement dans les pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis. Pour ces femmes, l’idée de retourner en Syrie seule est intimidante. La peur de la violence, le manque de services de base et l’absence d’une présence masculine en Syrie pèsent lourdement sur ces décisions.
C’est le cas d’Umm Diab, dont le mari a commencé à travailler au Koweït avant même le début du conflit. Pour elle, rentrer seule en Syrie avec ses enfants signifierait la perte des liens familiaux avec ses frères et sœurs et avec ses voisins qui l’ont soutenue dans son quotidien de femme seule durant son séjour en Jordanie.
De nombreuses femmes ont acquis une indépendance financière en exil ; mais le retour en Syrie pourrait engendrer la perte de leurs revenus. Par ailleurs, les décisions concernant le retour sont encore souvent prises, ou du moins fortement influencées par des hommes absents car, nous l’avons évoqué, travaillant dans le Golfe. En même temps, la séparation temporaire des membres d’une même famille est aussi envisagée afin de préparer les conditions du retour de l’ensemble du noyau familial. Dans l’une des familles rencontrées à Zaatari, c’est l’homme qui est rentré en premier en Syrie, son épouse et ses enfants devant le rejoindre une fois la scolarité de ces derniers terminée. À l’inverse, dans un autre cas, c’est la femme, accompagnée des enfants, qui est rentrée en Syrie, tandis que l’homme est resté en Jordanie pour continuer à bénéficier du taux de change favorable et leur envoyer de l’argent.
Outre l’importance des liens familiaux et d’interdépendance qui se sont restructurés en exil, le choix du retour est aussi vécu de manière différente en fonction de l’âge.
Près de 49 % de la population syrienne en Jordanie a entre 0 et 17 ans. Majoritairement née en exil ou arrivée très jeune, cette composante de la population a des perceptions et des attitudes différentes à l’égard du retour. Umm Firas, mère de six enfants, résidente de Zarqa, à l’est d’Amman, explique que tous ses enfants parlent un dialecte jordanien en dehors de la maison, ce qui reflète selon elle leur degré d’insertion dans la société hôte, notamment en milieu urbain.
Par ailleurs, la question de l’éducation des enfants en d’autres langues, avec la prééminence de l’anglais en Jordanie, facteur à prendre en compte dans les autres pays du refuge syrien (notamment en Turquie ou plus loin en Europe), apparaît comme une autre entrave au possible retour.
En outre, alors que l’âge de mariage demeure très bas, les jeunes entre 18 et 25 ans ont dans la plupart des cas déjà établi leur propre famille, ce qui est le cas d’une des filles d’Umm Firas, 22 ans, mariée et mère de deux enfants. Les choix du retour de ces deux familles se trouvent donc imbriqués.
Pour les plus jeunes, retourner en Syrie peut par ailleurs devenir un choix contraint, notamment en raison de l’impossibilité, pour les plus éduqués d’entre eux, de trouver un emploi en Jordanie, mais aussi face au durcissement sécuritaire exercé à leur encontre par les autorités locales.
L’évolution de la politique d’accueil jordanienne à l’égard des Syriens constitue un dernier élément essentiel pour comprendre les choix du retour, lequel devient inexorable face à des contraintes économiques et sécuritaires de plus en plus importantes. Avant même que la chute du régime d’Assad se profile, la Jordanie était confrontée à de très grandes difficultés pour pouvoir continuer à financer l’accueil des réfugiés syriens.
En août 2024, seulement 7 % du budget prévisionnel destiné au Plan de réponse jordanien à la crise syrienne, financé par des donations internationales, avait été obtenu, soit 133 millions sur 2 milliards de dollars. Cela a entraîné une diminution substantielle des aides humanitaires distribuées sous forme de bons d’achat. Plusieurs habitants de Zaatari relatent aussi une raréfaction des services d’assistance, notamment en matière de santé.
La diminution des aides devrait en outre entraîner la fermeture du camp de Marajeeb al Fohood, financé et géré par le Croissant-Rouge des Émirats arabes unis, qui a vu le départ de près de 350 personnes en mai dernier. Les Syriens du camp d’al-Azraq, notamment ceux détenus dans le « village n°5 », considéré comme un centre de rétention sécuritaire, font l’objet de procédures d’extradition vers la Syrie. C’est le cas d’un fils d’Umm Firas, détenu pendant plus de six mois en raison de soupçons de proximité avec des groupes salafistes, qui a finalement été renvoyé en Syrie et a rejoint la maison de son grand-père.
La diminution des aides internationales s’est aggravée avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine et la suspension des aides pourvues à travers USAID. Les employés de nombreuses organisations internationales, dont le HCR, vont voir leurs contrats arriver à terme d’ici l’été, avec la fermeture des centres d’enregistrement de l’Agence à Irbid et Zarqa.
À cela s’ajoutent les restrictions liées à l’arrivée à échéance de l’accord Jordan Compact, conclu entre l’Union européenne et la Jordanie, et qui avait permis l’attribution de 200 000 permis de travail à des Syriens (limités principalement aux secteurs non qualifiés de l’agriculture et du bâtiment) en échange d’aides au développement versées par l’UE. Désormais, les Syriens doivent payer des frais de permis de travail, à l’instar des autres travailleurs migrants, ce qui constitue pour les réfugiés en Jordanie un obstacle majeur susceptible d’accélérer leur retour au pays.
Dans le même temps, on constate, paradoxalement, un relâchement des restrictions sécuritaires mises en œuvre pour contrôler le camp de Zaatari. La sortie des Syriens du camp est permise à travers une demande de « vacances » (Igâze) ou grâce à la possession d’un permis de travail valide. De nombreux réfugiés se procurent un faux permis exclusivement pour pouvoir circuler en dehors du camp.
Depuis décembre, le système s’est assoupli : certaines personnes sont désormais autorisées, de manière informelle, à franchir le barrage qui entoure le camp, ce qui traduit une volonté des autorités jordaniennes de rendre la vie sur place plus viable, dans l’objectif d’y maintenir les habitants. Le camp de Zaatari joue un rôle stratégique dans la mise en visibilité de l’accueil jordanien et dans la levée de fonds internationaux, ce qui explique la volonté du gouvernement de conserver ce lieu le plus longtemps possible, afin de continuer à bénéficier des aides internationales.
Malgré les changements politiques et les appels à la reconstruction en Syrie, de nombreux réfugiés syriens restent incertains quant à leur avenir. Pour eux, la question n’est pas seulement de savoir si la Syrie est devenue un lieu de vie sûr, mais aussi de savoir si les conditions sociales, économiques et familiales sont réunies pour affronter ce changement après de longues années où ils ont dû reconstruire leurs vies en exil.
Loin donc des seuls points de passage des frontières sous observation des acteurs humanitaires et politiques, c’est au sein des espaces domestiques, à travers la Jordanie et les autres pays d’accueil des réfugiés, qu’il faut prêter attention aux attentes multiples et parfois contradictoires des familles syriennes afin de continuer à garantir l’accès aux droits, au travail et à l’éducation, et de préserver les réseaux d’entraide – autant d’éléments à prendre en compte pour un retour volontaire et digne en Syrie.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
29.06.2025 à 09:54
Anne Choquet, Enseignante chercheure en droit, laboratoire Amure (UBO, Ifremer, CNRS), Ifremer
Florian Aumond, Maître de conférences en droit public, Université de Poitiers
« Rien sur nous sans nous », tel est l’adage du Groenland, reprenant ainsi le slogan historique des groupes sociaux et nationaux marginalisés. À l’heure des velléités états-uniennes, de nouvelles coopérations avec la France émergent, notamment scientifiques.
La visite très médiatisée d’Emmanuel Macron au Groenland, une première pour un président français, marque une nouvelle dynamique de la politique étrangère dans l’Arctique. Elle met en lumière la solidarité transpartisane des acteurs politiques en France à l’égard du Danemark et du Groenland. Le pays signifie Terre des Kalaallit – en groenlandais Kalaallit Nunaat – du nom des Inuit, le plus grand groupe ethnique de l’île. La « terre verte » a gagné en visibilité stratégique et écologique en affrontant de nouveau les aspirations impériales de Donald Trump.
Organisée à l’invitation du premier ministre du Groenland, Jens-Frederik Nielsen, et de la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, cette visite dépasse largement le simple statut d’escale protocolaire avant le Sommet du G7 au Canada. Elle s’inscrit dans une séquence entamée en mai 2025 avec le passage à Paris de la ministre groenlandaise des affaires étrangères et de la recherche. Quelques semaines plus tard, en marge de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan, le président français s’entretient à Monaco avec le premier ministre du Groenland.
Cette multiplication de rencontres signale un tournant : le Groenland n’est plus perçu comme une simple périphérie du royaume du Danemark, mais comme un partenaire politique, économique et scientifique en devenir. Avec quelles formes de coopération ?
En octobre 2015, François Hollande se rend au pied du glacier islandais Solheimajökull. Ce déplacement, survenu peu avant la COP21 à Paris, vise à alerter sur les effets des changements climatiques et à souligner l’intérêt d’un traité international sur la question – ce qui sera consacré avec l’adoption de l’accord de Paris. Dix ans plus tard, l’Arctique reste un espace d’alerte écologique mondial. Sa calotte glaciaire a perdu 4,7 millions de milliards de litres d’eau depuis 2002.
Lors de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan à Nice (Unoc), le 9 juin dernier, le président Macron affirme son soutien au Groenland : « Les abysses ne sont pas à vendre, pas plus que le Groenland n’est à prendre ».
Dans le contexte des tensions géopolitiques arctiques, le rapprochement franco-groenlandais brise l’imaginaire d’une France exclusivement tournée vers le Sud, l’Atlantique ou les espaces indopacifiques. On peut y voir l’émergence d’un axe arctique, certes encore peu exploré malgré quelques prémices sur le plan militaire, notamment avec des exercices réguliers de l’Otan. Quelques jours avant la visite présidentielle, deux bâtiments de la Marine nationale naviguent le long des côtes groenlandaises, en route vers le Grand Nord, afin de se familiariser avec les opérations dans la région. Plus largement, la France détient le statut d’État observateur au sein du Conseil de l’Arctique depuis 2000. Elle formalise son intérêt stratégique pour cette zone en 2016, avec la publication d’une première feuille de route pour l’Arctique.
Cette approche s’inscrit dans le cadre plus large d’une volonté européenne de renforcer sa présence dans une région longtemps dominée par les puissances traditionnelles locales :
les États côtiers de l’Arctique (A5) : Canada, Danemark, États-Unis, Fédération de Russie et Norvège ;
les huit États membres du Conseil de l’Arctique (A8) : Canada, Danemark, États-Unis, Fédération de Russie, Norvège, Finlande, Islande et Suède.
Fin 2021, l’Union européenne lance le programme Global Gateway, pour mobiliser des investissements et financer des infrastructures. Conforme à cette initiative, l’Union européenne et le Groenland, territoire d’outre-mer non lié par l’acquis communautaire signent en 2023 un partenariat stratégique relatif aux chaînes de valeur durables des matières premières.
La montée en exergue de la « Terre verte » sur la scène internationale se traduit par le déploiement progressif de sa diplomatie extérieure, malgré son statut d’entité territoriale non souveraine. Le territoire dispose de représentations officielles à Bruxelles (la première à l’étranger, ouverte en 1992), à Washington D.C. (ouverte en 2014), à Reykjavik (ouverte en 2017) et à Pékin (ouverte en 2021). De leur côté, les États-Unis ouvrent un consulat à Nuuk en 2020, sous la première présidence Trump. L’Union européenne y inaugure un bureau en mars 2024, rattaché à la Commission européenne, dans le cadre de sa stratégie arctique.
À lire aussi : Quel serait le prix du Groenland s’il était à vendre ?
L’annonce faite par le président Macron lors de sa visite à Nuuk de l’ouverture prochaine d’un consulat général français au Groenland confirme cette tendance.
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Le Groenland est un territoire autonome du Royaume du Danemark. Depuis la loi sur l’autonomie élargie du Groenland entrée en vigueur le 21 juin 2009, il dispose de compétences accrues, notamment dans la gestion de ses ressources naturelles.
Sa position géostratégique au cœur de l’Arctique et ses richesses en minerais en font un territoire d’intérêt croissant pour plusieurs puissances extérieures comme les États-Unis, la Chine et l’Union européenne.
Parmi les ressources d’intérêts, « on y trouverait un nombre considérable de minéraux (rares). Certains sont considérés comme stratégiques, dont le lithium, le zirconium, le tungstène, l’étain, l’antimoine, le cuivre sédimentaire, le zinc, le plomb (à partir duquel on produit du germanium et du gallium), le titane et le graphite, entre autres ». Le Groenland bénéficie notamment de contextes géologiques variés favorables à la présence de gisements de [terres rares] attractifs pour les compagnies d’exploration.
La France cherche à tisser des liens économiques durables avec le Groenland. En 2022, la stratégie polaire française à l’horizon 2030 mentionne le Groenland. Elle invite à un réengagement de la science française au Groenland, ce qui signe une évolution importante de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales. En 2016, dans la « Feuille de route nationale sur l’Arctique », le Groenland apparaît au travers de ses ressources potentielles, et non au niveau de la dimension bilatérale scientifique.
La stratégie polaire de la France à horizon 2030 propose plusieurs pistes « comme l’installation d’un bureau logistique, l’implantation dans une station déjà opérée par des universités, la création d’une infrastructure en lien avec les autorités et municipalités groenlandaises ». La recherche française s’y est affirmée, notamment grâce au soutien déterminant de l’Institut polaire français Paul-Émile-Victor (Ipev).
L’Université Ilisimatusarfik, la seule université groenlandaise, située à Nuuk, a déjà des partenariats avec des universités et grandes écoles françaises, notamment grâce au réseau européen Erasmus + auquel est éligible le Groenland. Elle entretient des relations privilégiées avec des universités françaises par le biais du réseau d’universités, d’instituts de recherche et d’autres organisations que constitue l’Université de l’Arctique (Uarctic). Sont membres uniquement trois universités françaises : Aix Marseille Université, Université de Bretagne Occidentale et Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Du côté groenlandais, une invitation à un renforcement de la coopération bilatérale avec la France s’observe dans la stratégie pour l’Arctique. La France est expressément citée à côté de l’Allemagne, de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de l’Espagne, de l’Italie, de la Pologne et de la République tchèque.
Ce croisement stratégique invite au développement de partenariats bilatéraux nouveaux et structurants.
Si le Groenland accepte une coopération internationale, ce n’est pas à n’importe quel prix. Le Kalaallit Nunaat cherche à être plus qu’une plateforme extractiviste, et à ne pas être vu uniquement comme un réservoir de ressources à exploiter. La vision stratégique nationale actuellement promue invite à une approche plus diversifiée qui mêlerait les différentes industries au sein desquelles le Groenland souhaite investir. Toute évolution devra nécessairement compter sur la volonté de la population groenlandaise, composée en très grande majorité d’Inuits. Comme l’affiche avec force le territoire notamment dans sa stratégie pour l’Arctique » : « Rien sur nous sans nous ».
Cet article a été co-rédigé avec Arthur Amelot, consultant expert auprès de la Commission européenne.
Anne Choquet est membre du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA).
Florian Aumond est membre du Comité national français des recherches arctiques et antarctiques.
26.06.2025 à 17:06
David Lessault, Chargé de recherche au CNRS, spécialiste des migrations et mobilités internationales, Université d’Angers
Pape Sakho, Maître de conférences CAMES, Université Cheikh Anta Diop de Dakar
À l’heure où les États européens multiplient les mesures coercitives pour juguler l’immigration irrégulière venue d’Afrique et du Proche-Orient, une part croissante de leurs ressortissants s’installent ou circulent librement – et, parfois, clandestinement – de l’autre côté de la Méditerranée. Ce paradoxe, mis ici en lumière à travers le cas du Sénégal, souligne le caractère très inégal des conditions d’accès à la mobilité internationale entre l’Afrique et l’Europe.
Les données fournies par la Direction de la police de l’air et des frontières (DPAF) qui s’appuient notamment sur les fiches transmises par les voyageurs au moment du passage dans les aéroports et aux postes frontières, montrent l’intensité de la circulation des Européens au Sénégal. Si le nombre d’Européens vivant au Sénégal à l’année selon le décompte des recensements nationaux était estimé à 7 773 en 2018, ils étaient entre 273 000 et 300 000 à être entrés ou sortis du territoire la même année
Le calcul de ces mouvements intègre les touristes, les étudiants, les voyages d’affaires, les séjours des « hivernants », les arrivées d’expatriés, etc. Les « immigrants » recensés par l’Agence nationale de la statistique (ANSD) ne représentent donc qu’environ 2 ou 3 % du nombre de personnes en circulation réellement présentes dans le pays.
En février 2023, nous avons rendu compte de la transformation de la station balnéaire de Saly au Sénégal sous l’effet de l’installation durable de populations européennes. De fait, la Petite-Côte sénégalaise a connu une accélération de son urbanisation littorale liée, entre autres, à l’essor d’un tourisme résidentiel pratiqué par une diversité de populations étrangères, de Dakarois et de membres de la diaspora. Leur présence a eu un impact significatif sur la transformation des paysages, sur l’économie locale et les risques environnementaux.
Mais aux présences européennes identifiées et localisées sur la Petite-Côte s’ajoutent d’autres profils plus atypiques rencontrés en 2025 qui sillonnent le pays pour des motifs et des durées variables et que l’on retrouve souvent dans des espaces de nature plus reculés, mieux préservés.
Un bref retour en février 2025 dans la station balnéaire de Saly indique que la fréquentation touristique est en baisse cet hiver au Sénégal. Les plages et les hôtels sont assez déserts.
Selon Jacques, un hôtelier installé depuis une vingtaine d’années, « c’est mondial… avec la crise du pouvoir d’achat en Europe, la concurrence des destinations comme le Maroc qui est nettement moins cher, on voit moins de monde » […] « Par contre, poursuit-il, on a de plus en plus de voyageurs “au sac à dos”, “des routards"allemands, suisses, mais c’est beaucoup moins rentable pour nous. Ils arrivent avec peu de moyens, consomment peu sur place et choisissent les hébergements les plus sommaires. »
Cette impression nous est confirmée en visitant un campement installé sur la Langue de Barbarie près de Saint-Louis-du-Sénégal, dans le nord du Sénégal. Le lieu, tenu par un couple de Suisses, affiche « complet ». Tous les emplacements réservés au stationnement des véhicules et raccordés à une borne électrique sont occupés. On compte une vingtaine de camions aménagés et quelques motos.
Louisa et Josefa viennent des îles Canaries. Ces deux trentenaires espagnoles voyagent en voiture « Coccinelle » avec leur chien. Elles sont parties depuis quatre mois déjà et ne savent pas quand elles vont rentrer : elles se laissent « porter par le voyage ». Elles ont poursuivies leur route jusqu’en Guinée, Avant de se rendre en Mauritanie puis au Sénégal pour s’établir quelques jours dans un campement.
Une discussion en anglais s’amorce avec Niklas, motard autrichien d’une soixantaine d’années qui vient d’arriver. Lui aussi vient de Mauritanie où il a laissé son camion aménagé, son « camp de base mobile ». Il est parti en décembre du nord du Maroc et a traversé le pays en longeant la frontière algérienne en plein désert saharien. Passionné de motocross, il effectue des raids journaliers avec son traceur GPS et un sac à dos pour seul matériel. Dans son périple, il a fait par hasard la rencontre de Tim, un jeune Néo-Zélandais qui s’est lancé dans un périple de 1000 kilomètres, en complète autonomie, de la Mauritanie à la Casamance traversant du nord au sud le Sénégal.
Chez les détenteurs de camping-cars, on trouve principalement de jeunes retraités belges et français, habitués des aires aménagées du Sud marocain (notamment de la région de Tiznit) qui expérimentent quelques semaines au Sénégal avant de remonter quand la chaleur sera plus forte et incommodante.
Plusieurs campements similaires sont établis autour de Saint-Louis. À proximité du Parc aux Oiseaux de Djoudj, réserve naturelle protégée proche de la frontière mauritanienne, nous faisons la connaissance de Charles.
Ce septuagénaire passionné d’ornithologie voyage seul, à pied, avec son sac à dos et sa paire de jumelles. Il est arrivé à Dakar il y a deux mois. D’abord parti visiter les îles du Saloum dans le sud, il est remonté vers Saint-Louis en empruntant divers modes de transports collectifs, de la charrette sur les pistes aux autocars qui relient les grandes villes du pays. Il loge depuis une semaine dans un campement sommaire, équipé du strict mínimum, en pleine campagne sénégalaise.
À quelques kilomètres, un autre campement accueille une mère de famille française à la retraite accompagnée de ses deux enfants (d’une trentaine d’années). Le fils se dit « expatrié » et travaille à Dakar comme ingénieur dans un projet de dessalement des eaux. Sa mère et sa sœur sont venues lui rendre visite et ils ont décidé de traverser le Sénégal en « sac à dos » de la frontière mauritanienne à la frontière gambienne au sud.
Ils changent de campement tous les deux ou trois jours et empruntent également la diversité des services de transport qui s’offrent à eux, au gré des rencontres. Leurs prochaines destinations : Toubacouta dans le Delta du Saloum, puis Kafountine en Casamance.
Jean-Paul, le propriétaire d’un campement sur la Langue de Barbarie évoque « les deux fléaux qui le préoccupent le plus » : le risque à moyen terme de disparition de certains hébergements littoraux sous l’effet de l’accélération de l’érosion côtière mais surtout l’émigration clandestine en pirogues.
Selon lui, « tous les jeunes du village sont aujourd’hui en Europe, en particulier en Espagne. Ils ont abandonné la pêche, laissé leurs pirogues et le village s’est vidé de ses jeunes ».
Sur le ton de la moquerie, il confie la présence régulière dans son campement de patrouilles militaires espagnoles qui viennent profiter de la vue imprenable et confortable de la terrasse pour surveiller les départs en pirogues : « S’ils savaient par où ils passent… on ne peut pas contrôler ça d’ici. »
Le sentiment de liberté, l’aisance de circulation dont bénéficient les voyageurs et routards européens peut interroger au regard des contraintes qui sont imposées aux populations locales lorsqu’elles souhaitent se rendre en Europe.
Aux figures du « migrant », de « l’errant », du « clandestin » attribuées d’emblée aux voyageurs africains, on oppose sans les discuter, les qualificatifs d’« expatrié », de « touriste », d’« hivernant » aux voyageurs européens présents dans les Suds.
On part d’ailleurs toujours du principe que les présences européennes sont bénéfiques pour les pays africains d’accueil – ce qui est loin d’être démontré et souvent discutable, alors que les présences africaines en Europe sont de plus en plus jugées par la négative sur le registre du « fardeau », de la contrainte, de l’illégalité.
Pour autant, la situation de nombreux Européens au Sénégal est loin d’être conforme aux lois en vigueur dans le pays. Le visa touristique est délivré gratuitement aux ressortissants européens et autorise une entrée pour des séjours de moins de trois mois. Or, il n’est pas rare que les voyageurs européens résident ou circulent au Sénégal au-delà de ce délai sans engager les démarches, en théorie, nécessaires au prolongement de leur séjour. Les qualifie-t-on pour autant de « clandestins » ?
Les rapports à la circulation selon que l’on soit européen ou africain montrent qu’on est encore loin de l’idéal développé dans la théorie du philosophe John Rawls (1971), pour qui la justice spatiale est d’abord l’organisation de l’espace politique la plus adéquate pour le respect effectif de l’égalité des droits, y compris celui de circuler.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
25.06.2025 à 17:09
Sihem BenMahmoud-Jouini, Associate Professor, HEC Paris Business School
Romaric Servajean-Hilst, Professeur de stratégie et management des achats et de l'innovation collaborative Kedge Business School, Chercheur-associé au Centre de Recherche en Gestion i3 de l'Ecole polytechnique, Kedge Business School
L’innovation militaire nécessite un équilibre entre secret et collaboration. Une recherche analyse les stratégies mises en œuvre par un grand groupe de défense, renommé « Globaldef » pour des raisons de confidentialité – afin de concilier innovation ouverte et sécurité de l’information.
Face aux engagements incertains du président américain Donald Trump et aux ambitions du président russe Vladimir Poutine, les capitales européennes ne parlent plus que de réarmement.
Dans cette perspective, la Commission européenne a proposé un plan d’investissement de 800 milliards d’euros visant à « accroître rapidement et de manière significative les dépenses en capacité de défense », selon les mots de sa présidente Ursula von der Leyen.
Le financement n’est que le premier d’une série d’obstacles à surmonter pour innover dans le domaine militaire. Renforcer les capacités « rapidement et de manière significative » s’annonce complexe pour un secteur contraint de suivre le rythme soutenu des évolutions technologiques.
Bien sûr, les industriels de la défense ne sont pas seuls : ils peuvent s’appuyer sur un large éventail de partenaires potentiels, des PME aux start-ups. Mais ces collaborations pour innover supposent de la confiance et une disposition à partager des informations sensibles – des exigences qui semblent difficilement conciliables avec les impératifs de la confidentialité militaire.
C’est pourquoi le réarmement de l’Europe exige une nouvelle approche de la confidentialité.
Un article que j’ai coécrit avec Jonathan Langlois (HEC), sur la base de ses travaux de doctorat, et Romaric Servajean-Hilst (KEDGE Business School) analyse les stratégies mises en œuvre par un grand groupe de défense – que nous avons renommé « Globaldef » pour des raisons de confidentialité –, afin de concilier innovation ouverte et sécurité de l’information. Les 43 professionnels interrogés – responsables recherche et développement (R&D), dirigeants de start-up, responsables de l’innovation – ne suivent pas consciemment une méthode commune. Pourtant, leurs approches fines et évolutives peuvent servir de référence cohérente pour l’ensemble du secteur européen de la défense, confronté à l’urgence de s’adapter à un environnement en mutation.
Notre recherche, menée entre 2018 et 2020, s’inscrit dans un contexte où les industriels de la défense se tournent vers l’innovation ouverte pour compenser le désengagement de certains soutiens clés. S’observe alors une baisse marquée des dépenses publiques en R&D militaire dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Aujourd’hui, même si les financements repartent à la hausse, le recours à l’innovation externe reste essentiel pour accélérer l’accès aux connaissances.
Lorsqu’elles collaborent pour innover, les entreprises se heurtent à ce que les spécialistes de l’innovation ouverte appellent « le paradoxe de l’ouverture ». Il s’agit de trouver un équilibre entre les bénéfices attendus de la collaboration et les risques liés au partage d’informations. Dans le secteur de la défense – à la différence, par exemple, à celui des biens de consommation –, une trop grande ouverture ne menace pas seulement la compétitivité économique. Elle peut entraîner des risques majeurs pour la sécurité nationale… voire des poursuites pénales pour les dirigeants concernés.
Bien que la confidentialité soit une préoccupation constante, les responsables de Globaldef se retrouvent souvent dans ce que l’un de nos interlocuteurs a qualifié de « zone floue », où certaines informations peuvent être interprétées comme sensibles, sans pour autant être formellement classées secrètes. Dans ce type de situation, adopter la posture classique du secteur – privilégier la prudence et garder le silence – rend toute démarche d’innovation ouverte irréalisable.
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L’analyse de plus de 40 entretiens, complétée par un corpus riche de données complémentaires (e-mails, présentations PowerPoint, activités de crowdsourcing, etc.), nous a permis de constater que les équipes de Globaldef mettent en place des pratiques très précises pour gérer et ajuster le niveau de confidentialité dans leur gestion des collaborations avec des entreprises civiles.
Notre étude distingue deux types de pratiques : cognitives et relationnelles. Les pratiques cognitives jouent le rôle de filtres stratégiques, dissimulant les éléments les plus sensibles des connaissances de Globaldef, sans pour autant freiner les échanges au point de compromettre la collaboration.
Selon la nature du projet, les pratiques cognitives pouvaient inclure une ou plusieurs des approches suivantes :
cryptage : renommer certains éléments de connaissance afin d’en dissimuler la nature et la finalité ;
obfuscation : brouiller volontairement certains détails du projet afin de préserver la confidentialité tout en facilitant le recrutement de partenaires ;
simplification : présenter les paramètres du projet de manière volontairement floue pour évaluer la pertinence d’un partenaire, sans divulguer les contraintes réelles ;
transposition : reformuler un problème militaire en le replaçant dans un contexte civil.
Les pratiques relationnelles consistent, quant à elles, à redéfinir le cadre même du partenariat, en contrôlant de manière sélective le degré d’accès des parties externes aux objectifs et aux caractéristiques des projets de Globaldef. Cela peut passer, par exemple, par un centrage de la collaboration sur des aspects périphériques plutôt que sur les technologies cœur avec un périmètre large de partenaires, ou par la mise en place d’accords de confidentialité avec un nombre étroit de partenaires, permettant un partage de connaissances plus important.
En combinant pratiques cognitives et relationnelles, Globaldef parvient à contourner les écueils du paradoxe de l’ouverture. Lors des premières phases d’innovation ouverte – exploration et sélection de partenaires potentiels –, les responsables peuvent élargir le périmètre de collaboration (pratique relationnelle), tout en limitant rigoureusement la diffusion d’informations sensibles (pratique cognitive).
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Cela leur permet d’interagir librement avec des acteurs externes sans enfreindre les règles internes de confidentialité. À mesure que les partenariats mûrissent et que la confiance s’installe, Globaldef lève progressivement certaines protections cognitives, en ouvrant l’accès à des données plus précises et détaillées. Ce relâchement est généralement compensé par un renforcement des garde-fous relationnels, par exemple au moyen de procédures administratives et de protocoles destinés à prévenir tout risque de fuite.
En analysant en détail six partenariats d’innovation ouverte menés par l’entreprise, nous avons constaté que la clé de cette approche réside dans la capacité à savoir quand basculer d’un mode à l’autre. Chaque projet suivait son propre tempo.
Dans le cas d’un projet de crowdsourcing, la transition d’une faible à une forte profondeur cognitive et d’une large à une étroite ouverture relationnelle s’est opérée de façon brutale, dès la formalisation du partenariat. En effet, le partenaire de Globaldef a besoin d’informations précises et de paramètres techniques clairs pour résoudre le problème posé. Une transparence quasi totale, encadrée par une stricte confidentialité, doit donc être instaurée dès le départ.
Dans un autre cas, Globaldef maintient les filtres cognitifs pendant toute la phase initiale d’un partenariat avec une start-up. Pour évaluer les capacités technologiques de cette dernière, l’entreprise lui soumet un problème reformulé de manière à en masquer les enjeux réels. Ce n’est qu’après cette première épreuve réussie que la collaboration peut s’engager sur une base pleinement transparente, conditionnée par l’obtention, par la start-up, d’une autorisation d’accès à des informations de défense en vue d’un développement technologique conjoint.
Même si le contexte géopolitique a profondément évolué depuis notre étude, le paradoxe de l’ouverture reste un défi majeur pour les industriels européens de la défense. Les dirigeants doivent composer avec une tension persistante : d’un côté, la nécessité évidente de recourir à l’innovation ouverte, de l’autre, les impératifs de confidentialité propres à leur secteur.
Notre recherche montre que, à l’image de Globaldef, d’autres acteurs européens de la défense peuvent apprendre à gérer habilement ce paradoxe. Mais cela suppose d’adopter une définition plus fine, plus souple et plus évolutive de la confidentialité – à rebours de la vision rigide et absolue qui domine encore largement le secteur. Il est nécessaire de faire évoluer la conception de la confidentialité, en passant d’un cadre essentiellement juridique à une approche résolument stratégique.
Et cela s'applique plus largement à toute entreprise et institution soucieuse d'innover tout en conservant sa souveraineté.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.