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02.05.2025 à 13:44

Comprendre le trumpisme au-delà de Trump

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po

Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Sa réélection s’inscrit dans la droite ligne d’une évolution structurelle profonde de la société américaine, amorcée dès la fin de la guerre froide.
Texte intégral (1823 mots)

Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Sa réélection s’inscrit dans la droite ligne d’une évolution structurelle profonde de la société américaine, amorcée dès la fin de la guerre froide.

Un peu plus de cent jours après son retour à la Maison Blanche, le constat est sans appel : Donald Trump n’est plus le même président. Aux accents nationalistes et populistes de son premier mandat, s’ajoute désormais une dérive autoritaire assumée, sans précédent aux États-Unis. Il adopte aussi une vision néo-impériale de l’économie, dans un monde perçu comme un jeu à somme nulle fait de gagnants et de perdants. La coopération s’efface au profit d’une logique de domination, où seules la puissance et l’accumulation de richesse comptent.


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Ayant survécu à deux tentatives de destitution, à des procès multiples, des attaques politiques et à deux tentatives d’assassinat, Trump gouverne désormais en toute-puissance. Érigé en héros, en martyr, voire en figure messianique par ses partisans, il conçoit désormais la démocratie non comme un cadre à respecter, mais comme un simple instrument pour légitimer la conquête du pouvoir. Sa victoire électorale, sans appel cette fois, lui sert de justification pour rejeter toute contrainte institutionnelle.

Trois traits structurent sa gouvernance

Trois traits structurent sa gouvernance : la centralisation extrême du pouvoir exécutif, fondée sur la théorie controversée de « l’exécutif unitaire » ; la politisation de l’appareil judiciaire, utilisé pour régler des comptes ; et l’instrumentalisation du pouvoir fédéral pour s’attaquer aux contre-pouvoirs culturels, médiatiques et éducatifs. Sa méthode est celle du chaos : déstabiliser les adversaires, saturer l’espace médiatique, brouiller les normes démocratiques. Impulsif, réactif, gouvernant parfois au gré des émissions de Fox News ou des tendances sur Truth Social (la plateforme qu’il détient), le président a fait de l’instabilité une arme politique.

Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire

Mais Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Si son élection en 2016 avait pu sembler improbable, sa réélection est le signe d’une évolution structurelle profonde que l’on peut faire remonter à la fin de la guerre froide.

La disparition de l’Urss, et donc d’un ennemi extérieur structurant, a réorienté la confrontation politique vers la désignation d’un ennemi intérieur. La guerre culturelle est devenue la nouvelle matrice idéologique du conflit.

Deux dynamiques majeures, souvent entremêlées, la nourrissent. D’un côté, une radicalisation religieuse animée par des courants nationalistes chrétiens – comme la Nouvelle Réforme apostolique – qui rejettent les évolutions sociétales et appellent à l’instauration d’une véritable théocratie. De l’autre, une crispation raciale, attisée par la peur du déclin démographique blanc et l’hostilité aux avancées en matière de droits civiques.

Une guerre culturelle

Dès les années 1990, Pat Buchanan annonçait cette mutation. Dans son discours à la convention républicaine de 1992, il déclarait :

« Une guerre culturelle est en cours pour l’âme de l’Amérique […] aussi cruciale que la guerre froide elle-même. »

Trop radical pour son époque, Buchanan prônait déjà une « Amérique blanche », chrétienne et conservatrice, opposée aux élites cosmopolites. Ses idées, marginalisées alors, ont préparé le terrain du trumpisme.

Newt Gingrich, président républicain de la Chambre des représentants de 1995 à 1999, a lui aussi joué un rôle central dans la transformation du parti conservateur et la vie politique américaine. Avec son initiative du « Contrat avec l’Amérique », il introduit une stratégie fondée sur l’affrontement permanent. Il fait notamment distribuer à tous les candidats républicains une brochure intitulée « Langage : un mécanisme clé de contrôle », qui énumère des mots valorisants à utiliser pour se décrire, et, ceux, fortement péjoratifs – comme « corrompus », « immoraux » ou « traîtres » – à employer pour discréditer les adversaires.

Cette rhétorique agressive a contribué à faire de l’opposition politique un ennemi, ouvrant ainsi la voie à une droite où la quête de victoire prime sur le respect des normes démocratiques.

Des mondes parallèles de désinformation et d’indignation

Parallèlement, l’émergence d’un nouvel écosystème médiatique a amplifié ces tensions. Avec la création de Fox News en 1996, l’explosion des talk-shows conservateurs, comme celui de l’animateur Rush Limbaugh dans les années 1990, puis des réseaux sociaux dans les années 2000, la droite états-unienne s’est dotée d’outils puissants pour radicaliser l’opinion.

Les bulles informationnelles, alimentées par les algorithmes enferment aujourd’hui les citoyens dans des mondes parallèles, où la désinformation et l’indignation l’emportent sur le débat rationnel. Ceci a contribué à la polarisation du paysage politique, voire de la société tout entière.

À cette recomposition idéologique et médiatique s’ajoute une crise plus large : celle du consensus néolibéral adopté après la guerre froide. Les promesses de prospérité ont laissé place à la désindustrialisation, aux inégalités croissantes et à un ressentiment profond. Les chocs successifs – du 11-Septembre à la crise financière de 2008, jusqu’à la pandémie de Covid-19 – et les guerres permanentes sans véritables victoires ont renforcé la défiance envers les élites.

La nostalgie d’une Amérique triomphante blanche, chrétienne et masculine

Trump incarne cette colère. Il promet la reconquête d’une Amérique idéalisée, l’effacement des avancées sociales récentes, et l’affirmation d’une identité nationale fondée sur la religion et la race. Son populisme est d’abord une réponse émotionnelle à un sentiment d’injustice, d’humiliation et de perte de repères.

Donald Trump n’est pas seulement un produit de la crise démocratique des États-Unis : il en est la cristallisation spectaculaire. Il incarne la synthèse des années 1990, décennie fondatrice du ressentiment identitaire, de la guerre culturelle et de la dérégulation médiatique. Hors norme, perçu comme un outsider, il n’a jamais été jugé comme un politicien traditionnel, mais comme l’incarnation d’un « self-made man », businessman à succès et vedette de téléréalité.

Sa parole, transgressive et provocatrice, fonctionne comme un retour du refoulé, y compris la cruauté et l’humiliation de l’adversaire. Elle est jouissive pour sa base, car elle bouscule les codes, piétine le politiquement correct et flatte le fantasme d’une reconquête identitaire.

Trump promet la puissance, la revanche, la nostalgie d’une Amérique triomphante blanche, chrétienne et masculine.

L’histoire n’est pas écrite

Et il n’est plus seul. Le soutien actif d’acteurs économiques et technologiques comme Elon Musk, désormais figure clé de la droite radicalisée sur le réseau X, renforce cette dynamique. Ensemble, ils ont dessiné les contours d’un nouveau pouvoir autoritaire culturel et numérique, où l’influence prime sur l’institutionnel.

Ce n’est pas seulement un homme que l’Amérique a élu à nouveau. C’est un style, une époque, et une vision du monde fondée sur la domination, la disruption et le rejet des règles. Toutefois, l’histoire n’est pas écrite : grisé par l’hubris et miné par l’incompétence, le trumpisme pourrait se fracasser contre le mur du réel, laissant derrière lui des conséquences pour les États-Unis comme pour le reste du monde.

The Conversation

Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

30.04.2025 à 17:28

Canonisation : être saint à l’heure d’Internet, le cas de Carlo Acutis

Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School

Carlo Acutis, décédé à 15 ans en 2006, sera bientôt proclamé saint. La canonisation du « cyber-apôtre » va-t-elle rafraîchir l'image de l'Église catholique ?
Texte intégral (3303 mots)
Des enfants devant une représentation de Carlo Acutis tenant un ordinateur portable à la Covent Garden Corpus Christi Catholic Church, Londres. Diocèse de Westminster

Carlo Acutis va bientôt devenir le premier saint catholique issu de la génération des millenials. Comment comprendre l’engouement que suscite la figure de ce jeune geek qui évangélisait sa génération sur Internet ? Et qu’est-ce que « devenir saint » signifie exactement du point de vue de la doctrine catholique ?


Carlo Acutis, un jeune Italien né le 3 mai 1991 à Londres et décédé d’une leucémie foudroyante à l’âge de 15 ans, devait être canonisé à Rome le 27 avril dernier. La cérémonie a été reportée à un peu plus tard à cause du décès du pape François.

Surnommé « le saint patron du Web », « le cyber-apôtre » ou encore « l’influenceur de Dieu », il deviendra le premier saint catholique ayant vécu au XXIe siècle à l’exception du pape Jean Paul II, mort en 2005 et canonisé en 2014.

Mais comment devient-on un saint ? Combien y a-t-il de saints ? Qui sont-ils et sont-ils tous populaires ? Que signifie devenir saint à l’heure d’Internet ou du numérique ? Enfin, Carlo Acutis est-il un modèle pour les jeunes ?

Le procès de canonisation

Une personne est reconnue officiellement comme « sainte » au terme d’une procédure juridique rigoureuse appelée « procès de canonisation ». La décision de canonisation relève de l’autorité du pape, qui l’inscrit officiellement sur le Canon des saints – communément appelé « Catalogue des saints » – et permet qu’un culte universel lui soit rendu une fois la canonisation officialisée.


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Toutefois, l’apanage du souverain pontife dans la décision de canonisation n’a pas toujours existé. Pendant des siècles les personnes étaient désignées « saintes » par la vox populi. Leur sainteté était ensuite confirmée par l’évêque local. La première canonisation effectuée par un pape remonte au Xe siècle avec celle de l’évêque Ulrich d’Augsbourg, par Jean XV, le 4 juillet 993. Depuis le XIIIe siècle, la décision de canonisation est réservée au pape, avec la mise en place d’un vrai procès en canonisation.

Ce procès de canonisation – qui a connu différentes réformes au fil des siècles – se déroule en plusieurs étapes :

  • Au service de Dieu

L’ouverture de la Cause de canonisation du futur saint – une personne ayant une solide renommée de sainteté – débute en principe au bout de cinq ans au niveau du diocèse où a vécu le futur saint, après l’accord d’une autorité ecclésiastique compétente. Une enquête diocésaine est alors menée afin d’évaluer la réputation de sainteté de ce futur saint. Témoignages et preuves documentaires sont recueillis. À cette étape, le futur saint est appelé « serviteur de Dieu ». Après la clôture de l’enquête diocésaine, le dossier est transmis au Dicastère des causes des saints – anciennement, « Congrégation pour les causes des saints » –, à Rome.

  • La vénérabilité

Une fois le dossier parvenu au Dicastère, celui-ci examine le dossier de la Cause déjà instruite sur le fond et la forme. Puis il émet un jugement sur le fond de la Cause avant de la transmettre au pape. Si le pape reconnaît les vertus héroïques –- la foi, l’espérance, la charité, la force d’âme, la prudence, la tempérance et la justice – du « serviteur de Dieu », il signe le « décret d’héroïcité des vertus » et le déclare « vénérable ».

  • La béatification

Après la reconnaissance d’un premier miracle – dont le caractère inexplicable est reconnu et validé par des experts médicaux – à l’intercession du « vénérable », ce dernier est déclaré « bienheureux » par le pape. Pour rappel, un chrétien martyrisé (tué en haine de la foi) peut être déclaré « bienheureux » sans l’exigence d’un miracle.

  • La canonisation

L’attribution d’un second miracle à l’intercession du bienheureux ouvre la voie à la reconnaissance de sa sainteté après l’approbation du décret de sa canonisation par le pape. Celui-ci le proclame officiellement « saint » par un acte de canonisation qui a lieu au cours d’une cérémonie.

Notons que, sur les trois conditions requises pour être déclaré « saint » – l’héroïcité des vertus, l’ouverture de la Cause après cinq ans et l’accomplissement d’au moins deux miracles –, les deux dernières peuvent être exceptionnellement assouplies. En effet, l’ouverture de la Cause a été lancée avant la durée des cinq ans pour le pape Jean Paul II et Mère Teresa. L’exigence d’un premier miracle comme préliminaire à la canonisation n’a pas non plus été indispensable dans le cadre de la canonisation du pape Jean XXIII.

« À quoi sert la canonisation et quelles en sont les étapes », La Croix Africa.

Par ailleurs, il faut rappeler qu’il existe une autre forme de canonisation dite « équipollente » (« par équivalence ») - bien qu’elle soit rare. Moins formelle, elle ne nécessite pas de « procès » préalable. La procédure s’appuie sur la renommée des grâces obtenues par l’intercession de la personne. Celle-ci est déclarée « sainte » seulement sur un décret du pape et sans cérémonie particulière.

Enfin, il est important de préciser que la canonisation n’a pas pour objectif de « faire » d’une personne un saint mais de « reconnaître » sa sainteté.

Nombre, panorama et popularité des saints

En 2000 ans, l’Église compte près de 10 000 saints dont : des papes ((Jean Paul II, Jean XXIII, 2014)) ; des religieux et des religieuses (Antoine de Padoue (1232), Rita de Cascia (1900), Thérèse de Lisieux (1925), Maximilien Kolbe (1982), Padre Pio (2002), Mère Teresa (2016), Charles de Foucauld (2022)) ; des rois (Louis IX, 1297) ; des couples (Zélie et Louis Martin, 2015) ; des enfants (Jacinthe et François, 2000).

Durant son pontificat, le pape François aura canonisé 929 personnes (dont les 800 martyrs italiens d’Otrante canonisés en une seule fois en 2013).

« Saint-François d’Assise recevant les stigmates », Domínikos Theotokópoulos, dit le Greco (avant 1595). Musée des Beaux-Arts de Pau/Wikipedia

François d’Assise figure parmi les saints les plus populaires du monde entier. Né à Assise, en Italie, vers 1181, dans une riche famille de drapiers, il abandonne son ambition d’être adoubé chevalier à la suite d’un songe. Peu à peu, il change de vie. Il commence par aider les plus démunis, puis soigne les lépreux. Il ne comprend le sens réel de sa vocation qu’en 1208. En 1210, il fonde l’ordre des Frères mineurs, communément appelé ordre des Franciscains. François est également connu comme étant le premier saint à avoir reçu les stigmates de la crucifixion du Christ. Il est aussi considéré comme le précurseur du dialogue islamo-chrétien. Décédé en 1226, il est canonisé deux ans après sa mort par Grégoire IX. En 1979, Jean Paul II le proclame saint patron de l’écologie. Le pape François – de son vrai nom Jorge Mario Bergolio – avait d’ailleurs choisi « François » comme nom symbolique en référence à François d’Assise, connu comme le saint des pauvres.

Moins connue est la sainte Joséphine Bakhita. Née vers 1869 au Darfour (Soudan), elle est capturée durant son enfance en 1877. Vendue en tant qu’esclave à plusieurs reprises, elle finit par être achetée par le consul d’Italie qui l’emmènera avec lui à son retour au pays, en 1885, à sa demande. Elle y deviendra domestique dans une famille amie du consul. À la suite d’une action en justice intentée à son encontre par sa « maîtresse » à Venise – cette dernière prétendait détenir un droit de propriété sur sa personne –, Bakhita est officiellement affranchie grâce à une décision du 29 novembre 1889 rendue en sa faveur dans laquelle le Procureur du roi déclara :

« N’oubliez pas, Madame, que nous sommes ici en Italie où, Dieu merci, l’esclavage n’existe pas, seule la jeune fille peut décider de son sort avec une liberté absolue. »

Libre, elle embrasse la vie religieuse chez les Sœurs canossiennes à Venise. Décédée en 1947, elle est béatifiée en 1992 puis canonisée en 2000 par le pape Jean Paul II, devenant la première sainte soudanaise. En France, un livre poignant, Bakhita, de Véronique Olmi, a permis de mieux la connaître.

« Bakhita, de Véronique Olmi ou le parcours d’une esclave devenue sainte », TV 5 Monde.

Carlo Acutis, le cyber-apôtre : le premier saint millénial

Sans doute plus connu que Joséphine Bakhita mais pas encore aussi populaire que François d’Assise, Carlo Acutis est né dans une famille catholique non pratiquante. Selon sa mère, son fils était engagé dans de nombreuses activités caritatives en faveur des plus démunis et était habité par une foi précoce et profonde.

Passionné d’Internet, il met, à l’adolescence, ses connaissances d’informaticien au service de l’évangélisation à travers la création d’expositions numériques sur les miracles eucharistiques – la réelle présence du Christ dans l’eucharistie selon les croyants – et les apparitions de la Vierge Marie. D’où les surnoms de « saint patron du Web », « cyber-apôtre » ou encore « influenceur de Dieu » qui lui ont été attribués.

En 2020, Carlo est déclaré bienheureux à la suite de la reconnaissance d’un premier miracle par son intercession : la guérison d’un enfant atteint d’une déformation du pancréas. En 2024, un deuxième miracle lui ayant été attribué ouvre la voie à sa canonisation. Une jeune femme grièvement blessée et dont le pronostic vital est engagé guérit rapidement après que sa mère est allée se recueillir auprès de la tombe de Carlo en Assise. Il deviendra le premier saint millénial (génération Y) après sa canonisation par le successeur du pape François.

Carlo Acutis : un modèle pour les jeunes ?

L’évangélisation conduite par Carlo Acutis à travers ses expositions virtuelles, traduites dans plus d’une vingtaine de langues et accessible partout dans le monde, l’a rendu célèbre. En 2019, le pape François a fait son éloge dans son exhortation apostolique Christus Vivit, l’érigeant en modèle pour la jeunesse. Son histoire est également relayée sur différents réseaux sociaux (Facebook, Tiktok, Instagram, etc.) et est racontée dans des livres pour enfants et jeunes adultes. Sa popularité s’est accrue depuis l’ouverture de son procès en canonisation. Dans ce cadre, son corps, préalablement transféré à Assise, lieu de pèlerinage pour les fidèles du monde entier, a été exhumé et exposé à la vénération des fidèles, vêtu d’un jean, d’un sweat de sport et de baskets, « uniforme » habituel des adolescents.

La dépouille de Carlo Acutis est exposée au-dessus de sa tombe au sanctuaire de la Spoliation à Assise, Italie. Dulceridentem/Wikipedia, CC BY-NC-SA

En faisant l’éloge de Carlo, le pape François a sans doute aussi voulu promouvoir une nouvelle figure de sainteté et dépoussiérer l’image des saints traditionnels de l’Église et ayant vécu à d’autres époques. Avec sa canonisation, la sainteté ne relève plus du passé mais du présent. En ayant eu une adresse mail, un portable ou encore un ordinateur, Carlo apparaît ainsi comme un (futur) modèle de saint moderne et accessible à la génération connectée.

Pour Clément Barré, prêtre du diocèse de Bordeaux, il ne faut néanmoins pas s’arrêter à sa modernité car cela risque de masquer l’essentiel : « son témoignage eucharistique radical qui transcende les catégories d’âge ». Par ailleurs, il souligne également qu’il est important de ne pas le cantonner au rôle de « Saint des jeunes », puisqu’un adulte ou un senior peut aussi être interpellé par le style d’évangélisation de Carlo…

The Conversation

Allane Madanamoothoo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:30

Trump face aux juges : le bras de fer

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s’en prend avec virulence aux juges, qu’il accuse de s’opposer à sa volonté par parti pris politique. Mais ceux-ci refusent de plier.
Texte intégral (3065 mots)

Selon Donald Trump, les décisions rendues contre ses décrets les plus controversés s’expliquent par le fait que les juges ayant pris ces décisions seraient tous de gauche et déterminés à l’empêcher de mettre en œuvre le programme pour lequel il a été élu. Des accusations qui ne résistent pas à l’examen : en réalité, les juges tentent d’exercer leur rôle de contre-pouvoir face à un exécutif qui considère les lois du pays, et même la Constitution, comme des obstacles irritants et injustifiés.


Pendant quarante ans, Donald Trump a eu des dizaines de démêlés avec la justice. Jusqu’en 2020, il apparaissait comme un justiciable difficile guidé par Roy Cohn, son avocat sans scrupule ; mais après sa défaite à la présidentielle de novembre 2020, il a basculé dans une dénonciation violente, systématique et populiste du système judiciaire.

Alors que 60 juges différents ont conclu à l’absence de fraude électorale et estimé que la victoire de Joe Biden ne souffrait d’aucune contestation, le perdant s’est lancé dans de multiples diatribes accusant les juges d’être des « gauchistes » maladivement hostiles à sa personne. Poursuivi au niveau fédéral pour des faits graves (ses tentatives de s’opposer à la certification des résultats de l’élection de novembre 2020 et la conservation à son domicile privé de Floride de documents classés secret défense) ainsi qu’au niveau des États (deux affaires pénales et plusieurs au civil, pour fraude financière, harcèlement et diffamation), Trump passe aux insultes et menaces contre les procureurs qui osent le poursuivre et contre les magistrats qui se prononcent sur les diverses motions fantaisistes et manœuvres spécieuses de ses avocats.

Mais grâce à ses habituelles manœuvres dilatoires et à l’aide d’une juge nommée par lui (Aileen Cannon en Floride) et l’appui de la Cour suprême (rappelons que durant son premier mandat, il a nommé au sein de ce cénacle de neuf juges trois juges très conservateurs), il n’est condamné que dans une affaire mineure à New York – l’affaire Stormy Daniels – dans laquelle le juge, en raison de son élection, a renoncé à prononcer une peine.

Sa réélection en novembre 2024 annonçait une nouvelle salve d’attaques contre les institutions judiciaires du pays ; et au bout de cent jours, on peut constater que le bras de fer est bel et bien enclenché.

Le pouvoir judiciaire, cible de toutes les attaques

Depuis son retour à la Maison Blanche, le 20 janvier 2025, Trump a signé plus de 130 décrets dont bon nombre sont contraires à la loi : limogeages massifs de fonctionnaires, gel des subventions fédérales aux agences et aux États ou à la Constitution par la tentative de mettre fin au droit du sol sans amendement à la Loi fondamentale. Ce qui a suscité une avalanche de référés et d’actions en justice afin d’éviter le « préjudice irréparable », qui est le critère d’intervention des juridictions en procédure d’urgence.


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Une soixantaine de juges a déjà statué contre Trump, suspendant l’application de plusieurs décrets, exigeant la réintégration de fonctionnaires limogés en violation de leurs droits, la levée du gel sur les sommes votées par le Congrès et destinées à certaines agences dont l’agence de développement international Usaid, ou encore l’interdiction temporaire (par la Cour suprême) de la poursuite des expulsions vers le Venezuela en vertu de la loi sur les ennemis étrangers (Alien Ennemies Act).


À lire aussi : Trump et la lutte contre les migrants : ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire… et ce qu’il peut faire


Il est difficile de s’y retrouver car, souvent, les recours sont intentés devant plusieurs juges et, selon les cas, la décision émane d’un juge de première instance, d’une cour d’appel ou même de la Cour suprême, saisie en procédure d’urgence, qui a déjà statué plusieurs fois en matière d’immigration en particulier.

Trump est entouré de radicaux extrémistes partisans de la doctrine de l’exécutif unitaire (c’est-à-dire favorables à un pouvoir exécutif tout-puissant), qui le poussent à ne pas se plier aux décisions de justice et qui inondent les réseaux sociaux de critiques et de menaces de mise en accusation et de destitution de ces juges.

Pourtant, tous ne sont pas des « juges Obama » ou d’affreux gauchistes, loin de là. Bon nombre ont été nommés par Ronald Reagan (John C. Coughenour), par George W. Bush ou par Trump lui-même (Carl J. Nichols). Le juge James E. Boasberg, au centre du contentieux sur l’expulsion d’immigrés vers l’Amérique latine, a été nommé en 2002 par George W. Bush à la Cour supérieure du district de Columbia, puis promu par Obama ; le très respecté juge J. Harvie Wilkinson a, quant à lui, été nommé en 1984 par Ronald Reagan à la Cour d’appel du quatrième circuit, où il siège depuis quarante ans.

Le fait qu’il faille « préciser » le cursus d’un juge afin de justifier ses décisions est d’ailleurs en soi un signe de la polarisation doublée de désinformation qui caractérise les États-Unis aujourd’hui. Tâche quasi impossible quand une juriste accomplie, comme la juge Paula Xinis, nommée en 2015, donc par Obama, rend une décision rejetant l’expulsion d’un immigré salvadorien, pourtant fondée sur le droit et non sur ses opinions personnelles. Le juge Engelmayer, nommé par Obama, qui a refusé à Elon Musk l’accès aux données privées et confidentielles du Trésor, a même été accusé de « fomenter un coup d’État contre le gouvernement élu », tweet repris par de nombreux abonnés et retweeté par Musk.

Post d’Elon Musk sur X, 8 février 2025.

Selon les membres de l’administration, les commentateurs de Fox News et les troupes Maga (Make America Great Again), ces juges sont des activistes qui n’auraient pas le droit de s’opposer à l’action « légitime » du président. C’est ce qu’a déclaré le vice-président J. D. Vance, qui, dès 2021, citait le 7e président Andrew Jackson, furieux d’une décision rendue par la Cour suprême de l’époque, qui aurait déclaré : « Le président de la Cour a rendu sa décision. Qu’il se débrouille maintenant pour la faire appliquer. »

Depuis qu’il est redevenu président, Trump dispose du soutien logistique et de la chambre d’écho de cette blogoshère de droite qui répercute critiques, accusations et demandes de destitution afin de délégitimer le pouvoir judiciaire et, par la répétition permanente, d’acclimater l’idée que les juges sont des militants de gauche empêchant le président de faire ce que lui ont demandé des électeurs qui lui ont offert en novembre dernier « une victoire écrasante » – en fait, un peu plus de 49 % des suffrages.

Ces accusations sont un bel exemple des retournements de logique dont Trump est passé maître. Ce sont les juges qui violeraient la Constitution et mettraient la démocratie en danger en s’opposant au chef de l’État. Trump et ses alliés cherchent à réécrire l’histoire de façon à inscrire leurs assauts contre le système judiciaire dans la lignée d’autres présidents, notamment le démocrate Franklin D. Roosevelt (en fonctions de 1932 à 1945). Ce dernier, confronté à l’opposition systématique de la Cour qui invalidait les lois du New Deal, avait envisagé d’y ajouter quelques membres. Devant l’opposition unanime des républicains et des démocrates, Roosevelt avait dû renoncer à son projet ; mais les juges de la Cour suprême avaient finalement évolué. Ce qui confirme que la Cour ne peut durablement être trop en avance (comme elle le fut, dans les années 1960, quand elle a jugé la ségrégation inconstitutionnelle et qu’elle a renforcé les droits civiques et les libertés individuelles) ou en retard (comme à l’époque du New Deal et, peut-être, actuellement) sur l’opinion majoritaire dans le pays.

Deux inconnues majeures subsistent : que fera la Cour suprême en dernier ressort ? Et l’administration Trump se pliera-t-elle à ses décisions ?

Menaces et intimidations inacceptables dans un État de droit

Trump et ses affidés ont menacé plusieurs juges de destitution. Il avait, dès 2017, déjà appelé à celle du juge Curiel – d’origine mexicaine mais né aux États-Unis – qu’il accusait d’être « un Mexicain qui le haïssait à cause du mur de frontière ».

En 2023, Trump a réclamé la destitution du juge Engoron, appelé à se prononcer sur les pratiques de fraude financière massive au sein de l’empire Trump. Les juges fédéraux, nommés à vie, peuvent faire l’objet de la même procédure de mise en accusation que le président en cas de « trahison, corruption ou autres faits graves ».

Au cours de l’histoire des États-Unis, seuls 15 juges ont été mis en accusation par la Chambre et seulement huit ont été destitués par le Sénat — pour alcoolisme ou fraude fiscale, mais pas pour la teneur de leurs décisions. En d’autres termes, cette procédure exceptionnelle n’a jamais été et ne saurait être mise en œuvre en cas de désaccord avec les décisions rendues par le juge.

C’est ce qu’a souligné le président de la Cour suprême, John Roberts, le 19 mars dernier, intervenant une nouvelle fois dans le débat pour rappeler qu’en cas de désaccord avec une décision, il y a la voie normale de l’appel.

Or, il est difficile de ranger John Roberts parmi les « gauchistes » : c’est lui qui a, entre autres, accordé une immunité quasi totale à Donald Trump dans la décision rendue par la Cour, le 1er juillet 2024.


À lire aussi : Donald Trump, une candidature aidée par la justice américaine


Son intervention est bien un signe de la gravité de la situation. Le président de la Cour suprême se sent obligé de rappeler l’indépendance de la justice, les juges ne pouvant être l’objet de menaces, de pressions et d’accusations diverses de la part des membres de l’administration et de la blogoshère de droite.

Le Chief Justice Roberts avait déjà repris le président Trump en 2018, lui expliquant qu’il n’y avait pas de « juges Obama » ou de « juges Trump », mais des juges compétents et dévoués qui font de leur mieux pour appliquer le droit en toute justice. Puis, dans son rapport annuel, rendu le 31 décembre 2024, le président de la Cour avait dénoncé les attaques personnelles visant les juges :

« La violence, l’intimidation et la défiance sont totalement inacceptables, car elles minent notre république et la primauté du droit. »

Ces menaces sont effectivement inacceptables dans un État de droit et dans un système où les contre-pouvoirs fonctionnent, mais elles mettent le doigt sur une vraie difficulté. Le pouvoir judiciaire a été créé comme étant « le plus faible », expliquait Alexander Hamilton dans le Fédéraliste. Il ne dispose ni de l’épée (l’exécutif) ni du porte-monnaie (le législatif). Dès lors, si l’exécutif viole la loi ou la Constitution et refuse d’exécuter ses décisions lui ordonnant d’agir ou de ne pas agir, il n’y a pas grand-chose que le pouvoir judiciaire puisse faire de lui-même.

Quels contre-pouvoirs ?

La Cour suprême a accepté plusieurs saisines en urgence et a rendu plusieurs décisions temporaires et nuancées dans les affaires d’expulsion de migrants vers le Venezuela, mais qui ont été présentées par l’administration Trump comme des victoires politiques. Sur le fond, il n’est pas certain qu’elle invalide certains des actes du président, y compris le décret, clairement inconstitutionnel, qui prétend abolir le droit du sol sans amender la Constitution. Peut-être pour éviter une crise constitutionnelle dans l’hypothèse où l’administration refuserait de se plier à ses décisions.

Le Congrès est pour le moment aux ordres, mais il semble se réveiller sur la question des droits de douane : plusieurs sénateurs républicains ont tenté de revenir sur les habituelles délégations de pouvoir au président en matière de politique commerciale. La résolution bipartisane en ce sens n’a aucune chance d’être adoptée, mais c’est un signal fort qui montre que les élus ont entendu le mécontentement des citoyens. Or, les élections de mi-mandat (Midterms) auront lieu en novembre 2026, et une bonne partie des élus se présenteront de nouveau. Au cours des deux années à venir, le Congrès pourrait bloquer de nombreuses velléités autoritaires du président.

Aux États-Unis, les sursauts viennent toujours de la base et du peuple. C’est à l’opinion publique de pousser les élus à agir, d’inciter la Cour suprême à jouer son rôle de contre-pouvoir et de garant de la Constitution et des libertés, et de faire comprendre à l’administration Trump qu’elle doit respecter la Constitution et les valeurs de la primauté du droit (Rule of Law).

The Conversation

Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:30

Reconnaissance de l’État de Palestine par la France : une décision symbolique et tardive

Insaf Rezagui, Université Paris Cité

Reconnaître la Palestine : c’est un projet qu’Emmanuel Macron a récemment dévoilé. Mais qu’est-ce que cette formule implique réellement ?
Texte intégral (2164 mots)

La France pourrait reconnaître la Palestine au mois de juin prochain. Mais cette reconnaissance ne se produira que si l’Arabie saoudite, dans le même temps, reconnaît Israël, ce qui reste incertain. Dans tous les cas de figure, une reconnaissance officielle, en soi, tient avant tout du symbole dès lors qu’elle ne s’accompagne pas de mesures concrètes.


Le 9 avril dernier, Emmanuel Macron a annoncé que la France pourrait reconnaître l’État de Palestine en juin prochain, à l’occasion d’une conférence qui se tiendra au siège des Nations unies à New York et qui sera co-présidée par la France et l’Arabie saoudite. Il plaide pour une reconnaissance groupée, encourageant d’autres États occidentaux à s’associer à cette démarche. Toutefois, cette initiative reste conditionnée à une reconnaissance d’Israël par l’Arabie saoudite, s’inspirant des accords de normalisation conclus en 2020 entre certains États arabes (Maroc, Soudan, Émirats arabes unis, Bahreïn) et l’État israélien.

Cette annonce intervient alors qu’Israël a unilatéralement rompu, le 17 mars, la trêve qui était en vigueur à Gaza depuis le 19 janvier. Depuis la reprise de la guerre, les bombardements de l’armée israélienne ont causé la mort de près de 1 700 Palestiniens.

Avec cette reconnaissance annoncée, le président français entend accroître la pression sur le gouvernement israélien afin de parvenir à une nouvelle trêve et de relancer la perspective de la solution à deux États défendue aujourd'hui notamment par l’Union européenne - et prévue rappelons-le dès 1947 par la résolution 181 (II) du l'ONU - une perspective qui semble fragilisée par la réalité coloniale sur le terrain, où l’autorité israélienne contrôle l’intégralité du territoire palestinien de la mer Méditerranée au fleuve Jourdain.

Une reconnaissance symbolique et tardive

En droit international, l’existence d’un État ne dépend pas de sa reconnaissance par d’autres, dès lors qu’il remplit les critères constitutifs de l’État : un gouvernement, un territoire, une population et la souveraineté, c’est-à-dire l’indépendance. La Palestine a proclamé son indépendance en novembre 1988 et, depuis, elle participe activement à la vie internationale. Elle est reconnue par 147 des 193 États membres de l’ONU, a adhéré à près de 100 traités multilatéraux, est membre de 21 organisations internationales et bénéficie du statut d’observateur dans de nombreuses autres.

Cependant, et c’est là tout l’enjeu, l’existence de l’État palestinien sur le terrain est empêchée par un fait internationalement illicite, reconnu comme tel le 19 juillet dernier par la Cour internationale de justice (CIJ) : l’occupation militaire israélienne, qui prend aujourd’hui la forme d’une annexion d’une large partie du territoire palestinien.

La reconnaissance doit donc être distinguée de l’existence d’un État. Selon la définition de l’Institut de droit international dans sa résolution de 1936, la reconnaissance est « l’acte libre par lequel un ou plusieurs États constatent l’existence sur un territoire déterminé d’une société humaine politiquement organisée, indépendante de tout autre État existant, capable d’observer les prescriptions du droit international et manifestent en conséquence leur volonté de la considérer comme membre de la Communauté internationale ».

La reconnaissance revêt un caractère essentiellement symbolique, dans la mesure où elle a une valeur déclarative et non constitutive. Aucune forme particulière n’est requise pour procéder à une reconnaissance : elle peut résulter d’un acte officiel, tel qu’un décret, ou de la combinaison de plusieurs éléments attestant de cette volonté.

En réalité, la France reconnaît déjà de facto l’État de Palestine. Cette reconnaissance découle d’une série de prises de position officielles, de déclarations, de votes favorables au sein des organisations internationales et de pratiques diplomatiques. Ainsi, la France a systématiquement soutenu les résolutions visant à renforcer le statut juridique de la Palestine à l’ONU. Elle a voté en faveur de son admission comme État membre à l’Unesco en octobre 2011, puis soutenu la résolution de l’Assemblée générale du 29 novembre 2012 attribuant à la Palestine le statut d’État non membre observateur.

Plus récemment, le 10 mai 2024, elle a voté pour l’admission de l’État de Palestine à l’ONU et, le 18 septembre dernier, elle a appuyé la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU dans laquelle l’organe onusien appelait les États à favoriser la réalisation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, ce qui implique une reconnaissance de la Palestine.

Par ailleurs, la représentante de la Palestine en France a le rang d’ambassadrice et la France entretient avec l’Autorité palestinienne des relations diplomatiques, politiques et économiques significatives. Elle dispose également d’un consulat à Jérusalem en charge des relations avec la population palestinienne. En somme, les faits attestent déjà d’une reconnaissance de l’État de Palestine par la France.

Une reconnaissance sans portée réelle faute de mesures concrètes

C’est pourquoi l’annonce d’Emmanuel Macron, qui intervient tardivement alors que, nous l’avons dit, 147 États – parmi lesquels l’Espagne, l’Irlande, la Suède ou encore la Norvège – reconnaissent déjà la Palestine, s’apparente avant tout à une manœuvre diplomatique visant à accentuer la pression sur le gouvernement israélien. Elle demeure par ailleurs incertaine, car elle ne se produira que si l’Arabie saoudite reconnaît Israël. Or, si des discussions informelles en vue d’une normalisation étaient en cours entre les deux pays avant le 7 octobre 2023, la guerre à Gaza rebat les cartes, l’Arabie saoudite ne pouvant faire fi de son opinion publique qui reste largement acquise à la cause palestinienne. Il apparaît donc peu probable que, aussi longtemps que la guerre à Gaza n’aura pas cessé, l’Arabie saoudite reconnaisse Israël (qui demeure non reconnu par une vingtaine d’États dans le monde).

Par ailleurs, le souhait de relancer la solution à deux États est plus utopique que jamais, dans la mesure où Israël rejette explicitement l’idée d’un État de Palestine en Palestine et que seules les autorités israéliennes contrôlent l’intégralité de la Palestine historique. La Cour internationale de justice a rappelé la réalité de l’occupation israélienne et la forme qu’elle prend actuellement dans sa décision du 19 juillet dernier : accentuation des colonies de peuplement, dépossession massive des terres, accaparement des ressources naturelles palestiniennes au profit des colons, augmentation des violences des colons contre les Palestiniens, situation pouvant être qualifiée de ségrégation raciale et d’apartheid, etc. Cette réalité coloniale laisse peu de place à toute perspective d’un État de Palestine.

De plus, en juillet dernier, la Knesset, le Parlement israélien, a adopté une résolution transpartisane rejetant toute reconnaissance de l’État de Palestine. Cette position contrevient au droit international, en particulier au droit à l’autodétermination des Palestiniens, peuple colonisé. Dans son avis du 19 juillet 2024, la CIJ a rappelé que le sort d’un peuple colonisé ne saurait être soumis à la volonté de la puissance occupante. Par conséquent, la mise en œuvre du droit à l’autodétermination ne peut en aucun cas être conditionnée à la tenue de négociations politiques entre Palestiniens et Israéliens, comme le soutiennent certains États occidentaux, dont la France.

Dans ce contexte, toute reconnaissance demeure symbolique si elle ne s’accompagne pas de l’adoption de mesures concrètes. Dans une résolution adoptée en septembre 2024, l’Assemblée générale de l’ONU avait rappelé les mesures que les États devaient adopter pour permettre la réalisation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien : « ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation » d’occupation ; faire la distinction « dans leurs échanges en la matière, entre Israël et le Territoire palestinien occupé » ; cesser « la fourniture ou le transfert d’armes, de munitions et de matériels connexes à Israël » qui pourraient être utilisés en Palestine ; prohiber « l’importation de tout produit provenant des colonies » ; respecter les trois ordonnances de la Cour internationale de justice rendues dans la procédure engagée par l’Afrique du Sud contre l'État d’Israël au titre de la convention internationale contre le génocide, etc.

Rappelons également que la France doit respecter ses obligations de membre de la Cour pénale internationale (CPI). Elle a notamment l’obligation de coopérer avec la Cour dans la mise en œuvre des mandats d’arrêt que celle-ci a émis contre Nétanyahou et son ancien ministre de la défense Yoav Gallant. Or, elle a récemment autorisé le survol de son territoire par un avion transportant le premier ministre israélien, ce qui constitue un manquement aux obligations qui lui incombent en vertu du Statut de Rome.

Déjà en novembre dernier, la France avait affirmé que Benyamin Nétanyahou devait pouvoir bénéficier des immunités reconnues aux chefs d’État des pays non parties à la CPI, adoptant une position contraire aux exigences de l’article 27 du Statut de Rome, lequel précise qu’il ne peut y avoir d’immunités devant la Cour, son Statut s’appliquant « à tous de manière égale, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle ». D’ailleurs, la France a toujours affirmé qu’elle mettrait en œuvre le mandat d’arrêt de la CPI émis contre Vladimir Poutine, alors que, tout comme Benyamin Nétanyahou (chef de gouvernement), il est le chef d’un État non partie à la Cour. Cette position renforce les accusations de « deux poids-deux mesures » souvent exprimées à l’encontre de Paris.

En faisant du droit international une variable d’ajustement de sa politique étrangère, la France est devenue inaudible dans ce conflit. Il est contradictoire de vouloir reconnaître l’État de Palestine tout en manquant à ses obligations juridiques. Répétons-le : une telle reconnaissance, symbolique en l’état, ne risque pas de produire beaucoup d’effets si elle n’est pas accompagnée de mesures concrètes.

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28.04.2025 à 17:26

Pourquoi une guerre nucléaire est (presque) impossible en Europe

Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)

L’utilisation de l’arme nucléaire aurait des conséquences si catastrophiques, non seulement pour les pays ciblés, mais aussi pour ceux qui l’emploieraient en premier, qu’elle semble hautement improbable.
Texte intégral (2835 mots)

L’arme nucléaire, du fait des conséquences désastreuses qu’entraînerait son emploi, est vouée à rester un élément de dissuasion. Si la menace du recours à cette arme ultime est fréquemment brandie côté russe, il n’en demeure pas moins que les responsables au Kremlin ont pleinement conscience des coûts pratiquement incalculables qu’une telle décision engendrerait. Pour autant, si le pire n’est jamais certain, il n’est jamais à exclure totalement.


La situation géopolitique extrêmement perturbée aux marches du continent européen remet sur le devant de la scène l’arme nucléaire. Les menaces explicites ou implicites de son utilisation contre un pays de l’Union européenne (UE) ou contre l’Ukraine, exprimées par Vladimir Poutine, la proposition d’extension de l’arsenal nucléaire français à d’autres États européens, avancée par Emmanuel Macron, et le questionnement sur la crédibilité des armes nucléaires américaines présentes en Europe : le contexte invite à s’interroger sur le risque qu’une arme nucléaire soit employée sur le continent, voire sur la possibilité qu’éclate une guerre nucléaire à grande échelle.


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L’arme nucléaire, un moyen essentiellement politique

Depuis leur apparition en 1945, depuis Hiroshima et Nagasaki, les armes nucléaires occupent une place à part dans l’arsenal mondial. Si elles sont la quasi représentation du Mal absolu, de la destruction complète de pays, de continents voire de l’humanité entière, elles ne constituent pas des armes d’emploi. En effet, à partir de 1949, quand les Soviétiques ont à leur tour acquis l’arme atomique, cette dernière est devenue une arme dite de non-emploi, une arme politique, symbolique et stratégique. Une arme de dissuasion. Sa modernisation continue a pour fonction première d’augmenter son efficacité justement pour la rendre plus dissuasive, plus crédible face à un adversaire agressif. Elle est conçue pour ne pas être utilisée.

Le fondement de la dissuasion nucléaire est bien connu : un adversaire doté de l’arme nucléaire n’attaquera pas un pays nucléaire ou un pays sous protection nucléaire, car il aura la certitude d’être détruit en retour. Dit de manière plus cynique, l’attaque n’a aucun intérêt, car elle n’engendre aucun gain pour celui qui frappe en premier.

La « paix nucléaire », centrale au temps de la guerre froide, n’a jamais cessé d’être, mais devient un concept plus prégnant depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Si cette forme de paix armée a été efficace depuis 1949, elle constitue par construction un équilibre instable, fondé non pas sur l’amour de la paix mais sur la peur et le calcul. En Europe, continent où plusieurs puissances sont dotées (la Russie, la France, le Royaume-Uni et les armes américaines disposées dans plusieurs pays européens), cet équilibre est d’autant plus décisif.

L’Europe, un théâtre trop risqué pour un agresseur

Les caractéristiques de notre continent – sa densité, son urbanisation, ses pays membres stratégiquement et militairement connectés – sont telles qu’une attaque nucléaire de la Russie, même limitée, si tant est que ce mot ait un sens en matière nucléaire, entraînerait des conséquences incalculables au sens premier du terme en matière politique, humanitaire, économique et écologique.


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Compte tenu de l’espace relativement restreint que constitue l’Europe, toute frappe sur le continent ne pourrait qu’être perçue comme menaçante de manière existentielle pour tous les autres pays. Une telle perspective est politiquement et stratégiquement insoutenable pour les pays européens.

Effet supposé d’un emploi de la Tsar-Bomba russe (57 mégatonnes) sur la région parisienne : le cercle rouge (rayon de 35 km) correspond à la zone de destruction complète. Nasa, CC BY-ND

Il est d’ailleurs remarquable de constater que les menaces plus ou moins explicites de Vladimir Poutine sur l’éventualité de l’usage nucléaire en réponse au soutien occidental de l’Ukraine sont restées lettre morte. Certes, l’Europe reste exposée aux surenchères stratégiques russes, mais la ligne rouge nucléaire n’a pas été franchie.

Le rôle dissuasif de l’Otan

Si l’arsenal français, strictement indépendant en termes d’emploi a joué un rôle dans ce constat, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) joue un rôle décisif dans la décision du président russe de ne pas monter aux extrêmes. Si ce dernier a attaqué l’Ukraine dans le cadre de ce qui peut être appelé une « sanctuarisation agressive », il ne peut menacer un pays voisin membre de l’Otan, en vertu de l’article 5 de son traité qui stipule que toute attaque contre un pays membre constitue une attaque contre l’ensemble de l’Organisation.

Si l’article 5 n’engendre pas une réponse militaire automatique de la part de l’Otan, contrairement à ce qu’on peut entendre souvent, il est quasiment certain, et le plus important est que cela soit aussi quasiment certain dans l’esprit de la direction russe, qu’une attaque nucléaire entraînerait une riposte nucléaire. Nous sommes ici au cœur du phénomène dissuasif.

Néanmoins, le désengagement progressif des États-Unis sous l’administration Trump et ses déclarations anti-européennes voire anti-otaniennes affaiblissent par nature le caractère dissuasif de cette organisation, ce qui doit impérativement pousser les pays européens à renforcer leurs propres capacités de dissuasion, à la fois conventionnelles et nucléaires.

L’arme nucléaire tactique est en fait stratégique

Une éventualité parfois évoquée est que la Russie utilise des armes nucléaires dites « du champ de bataille », de faible puissance, calibrées pour détruire des concentrations de forces adverses, afin de pouvoir dégager un espace permettant de développer une offensive. Une telle utilisation « limitée » serait d’une nature telle qu’elle n’engendrerait pas une riposte des pays de l’Otan.

Nous ne croyons pas à un tel scénario. Même tactique, c’est-à-dire de faible puissance, une arme nucléaire provoque de tels effets de souffle, de chaleur, de radiation, d’impulsion électromagnétique, de panique sociale et d’insécurisation des pays voisins qu’une seule frappe de ce type ne pourrait pousser qu’à l’escalade dont le paroxysme serait une confrontation nucléaire.

Au demeurant, l’évocation répétée, et jamais suivie d’effets, par la direction russe d’un recours au nucléaire tactique est une démonstration claire du caractère escalatoire d’une arme nucléaire de faible puissance – même si la réticence de Moscou à employer de tels moyens peut aussi être partiellement attribuée au fait que les Chinois ont fait comprendre aux Russes qu’ils étaient absolument opposés à tout usage du nucléaire et au fait que l’administration Biden, il n’y a pas si longtemps, a clairement fait savoir au Kremlin qu’un tel développement entraînerait une riposte américaine massive sur les forces russes.

Le coût politique et diplomatique pour le pays agresseur

Indépendamment du champ militaire, l’usage par la Russie de l’arme nucléaire aurait un coût immense en matière politique et diplomatique.

Il est fort probable que compte tenu de l’énormité des conséquences d’une frappe nucléaire, un pays qui lancerait une telle initiative deviendrait indéfendable pour ses propres amis ou pour les pays neutres.

Un tel pays perdrait sa légitimité internationale. Il verrait fort probablement les sanctions économiques de toute part s’abattre sur son économie. Dans un monde où l’image et la réputation façonnent les alliances, aucun acteur réaliste ne prendrait le risque d’un tel isolement, a fortiori la Russie, à l’économie peu performante.

L’emploi de l’arme nucléaire ne dépend pas du seul Poutine

Malgré les menaces récurrentes de la direction russe, l’usage de son arsenal nucléaire, comme c’est d’ailleurs le cas de tous les pays dotés, à l’exception peut-être de la Corée du Nord, reste soumis à des procédures strictes. Le président, bien que central dans la chaîne de commandement, n’agit pas seul. Le contrôle des clés nucléaires implique plusieurs étapes.

Il n’est pas acquis que l’ensemble de la chaîne décisionnelle menant à une frappe nucléaire suive son président, a fortiori dans un système russe souvent décrit comme mafieux, où les hautes autorités ont, non seulement, à redouter les effets directs d’une escalade militaire, mais également les effets qu’aurait une escalade sur leurs biens, souvent colossaux.

Il n’est pas exclu également que certains membres de la chaîne décisionnelle puissent bloquer une décision de frappe pour des raisons politiques ou morales.

La question chinoise

Le déclenchement d’une escalade nucléaire par la Russie aurait des conséquences majeures sur la distribution du pouvoir sur la planète. Un conflit nucléaire en Europe pourrait être une opportunité majeure pour la Chine, même si son économie mondialisée en pâtirait. En effet, un effondrement de l’Europe couplé à un affaiblissement des États-Unis et de la Russie dans le pire des scénarios pourrait faire de la Chine la seule puissance intacte sans avoir eu à prendre part au conflit. Cette perspective, insoutenable pour les Européens, les Américains, mais également les Russes, est de nature à freiner toute tentation de dérapage nucléaire.

Nous venons de le constater, une guerre nucléaire en Europe demeure hautement improbable. Il ne s’agit pas ici de morale, bien qu’il ne soit pas illégitime de penser que les dirigeants mondiaux en possèdent une, mais plutôt de lucidité. La terreur mutuelle, le jeu des alliances, les conséquences de différentes natures, les risques d’escalades incontrôlées et la position d’attente de la Chine rendent l’usage de l’arme nucléaire peu opérant.

La capacité destructrice de l’arme, son caractère de menace existentielle pour un continent voire pour toute l’humanité ne peuvent servir des intérêts rationnels, ne peut valider des calculs avantageux pour l’une des parties.

Peut-on en conclure qu’une guerre nucléaire en Europe est absolument impossible ?

L’humain est un être à la fois rationnel et émotionnel. Certains scénarios d’usage de l’arme, certes improbables, peuvent être explorés. Ces scénarios constitueraient alors des situations de rupture radicale où le rationnel serait supplanté par l’émotionnel sous la forme de la panique, du désespoir, de la perte de contrôle.

Il est possible d’imaginer un effondrement du régime autoritaire du président Poutine, provoquant l’indépendance de régions non russes dotées nucléairement et qui pourraient faire usage de l’arme. Un tel effondrement de la technostructure russe pourrait engendrer une rupture de la chaîne décisionnelle, amenant un acteur secondaire ou un chef militaire isolé à envisager une frappe, par calcul voire par folie.

Un autre scénario serait celui engageant le désespoir : face à un prochain effondrement économique l’empêchant de financer son économie de guerre, face à une éventuelle défaite militaire russe en Ukraine pour des raisons que nous ne voyons pas encore, la Russie pourrait envisager la menace comme existentielle, ce qui la pousserait à tenter le tout pour le tout, malgré la perspective d’une riposte dévastatrice.

Autre scénario, et l’histoire de la guerre froide nous le prouve, une guerre nucléaire pourrait être la résultante d’un malentendu technique ou d’un accident (lancement d’un missile par erreur, mauvaise interprétation de données radar, dysfonctionnement des systèmes d’alerte précoces entraînant une riposte automatique). Les grandes puissances ont bien entendu multiplié les systèmes de sécurité, mais une telle hypothèse a une probabilité non nulle.

Enfin, un retrait complet des garanties de sécurité ou un retrait américain de l’Europe, bien qu’improbable, pourrait conduire la direction russe à penser qu’une attaque nucléaire puisse être possible, négligeant de fait les arsenaux français et britannique.

Ces scénarios sont très peu probables. Alors oui, une guerre nucléaire est impossible en Europe… presque impossible. Ce « presque » nous entraîne néanmoins, Français et Européens, à cultiver notre vigilance stratégique, à user d’une diplomatie incessante et à se préparer à l’impensable même si le pire est hautement improbable.

The Conversation

Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.04.2025 à 16:58

États-Unis/Chine : désescalade ou déflagration ?

Sylvain Bellefontaine, Économiste senior, spécialiste des pays émergents et en développement et analyste risque pays, en charge de l'économie internationale, de la Chine, de la Turquie, du Mexique et du Nigeria, Agence Française de Développement (AFD)

La rivalité entre les deux grandes puissances mondiales débouchera-t-elle sur une confrontation à grande échelle ou sur un « super deal » ?
Texte intégral (3677 mots)

La guerre économique est en cours. Mais Donald Trump pourra-t-il persévérer dans la voie de la confrontation avec Pékin, étant donné les risques de déstabilisation économique et financière, une dépendance mutuelle a priori plus difficilement substituable pour les États-Unis et la détermination sans faille affichée par les autorités chinoises ?


Alors que le capitalisme mondialisé du gagnant-gagnant a laissé place à l’idée d’un « capitalisme de la finitude », du fait de la prise de conscience générale du caractère limité des ressources planétaires, la guerre commerciale, technologique et monétaire s’intensifie entre les États-Unis et la Chine. Et à ce stade, les dirigeants chinois apparaissent plus résolus à réagir que lors du premier mandat de Donald Trump.

Objectivement, les États-Unis ne sont pas en position de force sur tous les plans, ce qui pourrait les conduire à privilégier un « super deal » avec Pékin (cf. tableau infra). Néanmoins, dans un scénario d’escalade extrême des tensions sino-américaines, le risque est celui d’une déstabilisation majeure de l’ordre économique mondial, voire d’un basculement sur le terrain géopolitique et militaire.

Économies miroirs et miroir aux alouettes

La relation économique sino-états-unienne résume les grands déséquilibres macroéconomiques mondiaux, dans un jeu comptable à somme nulle, illustré par les positions extérieures nettes des deux pays. Ces déséquilibres peuvent perdurer ou se réguler graduellement par des ajustements coopératifs ou des évolutions non concertées mais convergentes des modèles économiques et de société. Aucune de ces options n’apparaît envisageable, à très court terme, compte tenu de l’escalade dans le rapport de force entre les États-Unis et la Chine.

Position extérieure nette (milliards de dollars, 2023)
Position extérieure nette (en milliards de dollars, 2023) FMI (DOTS), Fourni par l'auteur

Le projet de l’administration Trump est un miroir aux alouettes. D’une part, il prône une relocalisation des investissements et une réindustrialisation (qui prendraient au mieux des années) pour soutenir l’emploi et l’autonomie stratégique du pays, à travers une dépréciation du dollar « concertée avec les partenaires ». D’autre part, il cherche à maintenir l’hégémonie du dollar comme devise de réserve internationale, tout en préservant le modèle consumériste.


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Ce double objectif antinomique sur le dollar remet au goût du jour le dilemme de Triffin, matérialisé lors de la suspension de la convertibilité du dollar en or en 1971, en vertu duquel le dollar devait satisfaire deux objectifs inconciliables : la stabilité en tant qu’étalon de mesure pour les monnaies et les marchandises, et l’abondance en tant que moyen de règlement international et instrument de réserve.

Avec la menace de retrait des garanties de sécurité états-uniennes, les tarifs douaniers sont brandis comme une arme coercitive et de négociation envers le reste du monde vassalisé. À double emploi, ils sont aussi envisagés comme un moyen, au mieux très partiel, de substituer les taxes à l’importation aux impôts domestiques, rappelant les États-Unis du tournant du XXe siècle.


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Quant à la Chine, elle se présente avec ses certitudes sur sa puissance industrielle et exportatrice, déployant une stratégie fondée sur le triptyque représailles-adaptation-diversification. Mais des doutes existent quant à sa capacité à rééquilibrer son modèle de croissance vers la consommation, dans un contexte de sur-épargne accentuée par la morosité ambiante post-pandémie.

La crise immobilière, la déflation, l’endettement élevé (entreprises et collectivités locales), le ralentissement structurel de la croissance économique et le déclin démographique font poindre le spectre d’une « japonisation précoce ». Les similitudes avec la trajectoire du Japon pourraient même être renforcées par un éventuel nouvel accord sur les parités des devises comme celui du Plaza en 1985.

Commerce mondial : crises et fragmentations | Le dessous des cartes, ARTE (2023)

Les deux puissances systémiques mondiales s’affranchissent, chacune à sa manière, des justes règles de la concurrence et du commerce international. Les États-Unis jouissent (encore) du privilège exorbitant du dollar et de son pendant, à savoir l’extraterritorialité du droit américain. La Chine assure ses parts de marché mondiales (14 % au global et 22 % sur les biens manufacturés) en subventionnant ses secteurs stratégiques et en pratiquant une forme de dumping qui lui permet d’exporter ses surcapacités, aidée par le Renminbi, une devise chinoise jugée sous-évaluée par les autorités américaines, contrairement aux analyses du FMI.

La Chine, de fournisseur des États-Unis à concurrent direct

Depuis quatre décennies, la relation sino-américaine est passée de la coopération à la « coopétition », pour glisser à partir de 2018 et dangereusement en 2025 vers la confrontation, à mesure que la Chine basculait du statut d’atelier manufacturier de biens à faible valeur ajoutée à concurrent direct sur les biens et services innovants, technologiques, verts et à haute valeur ajoutée.

Au cœur de la « première révolution industrielle » chinoise des années 1980-2000, l’attractivité pour les investisseurs étrangers, notamment à travers le déploiement de zones économiques spéciales (zones franches) et les transferts de technologies, a laissé place à une économie quasi schumpetérienne de l’innovation. Cette « seconde révolution industrielle » a été renforcée par des objectifs de « sinisation » des chaînes de valeur, d’indépendance technologique ainsi que d’autosuffisance et de sécurisation énergétique et alimentaire.

OCDE/TIVA (calculs de l’auteur). Cliquer pour zoomer., Fourni par l'auteur

Traditionnel market maker sur le marché mondial des matières premières, des hydrocarbures aux produits agricoles, la Chine a très tôt pris conscience de l’importance des métaux critiques et stratégiques (dès les années 1980 pour les terres rares), domaine dans lequel elle dispose d’une position dominante, surtout en tant que transformateur avec une maîtrise complète de la chaîne de valeur.

En 2020, les produits manufacturés chinois généraient plus d’un tiers de la valeur ajoutée dans le commerce mondial de biens manufacturés. En 2022, 56 % des robots industriels installés dans le monde l’ont été en Chine et 45 % des brevets mondiaux ont été déposés par la Chine entre 2019 et 2023. Même si les États-Unis maintiennent leur leadership dans le domaine des start-ups, la Chine recense 340 licornes (start-ups privées valorisées à plus d’un milliard de dollars US), dont plus d’un quart sont impliquées dans le secteur de l’intelligence artificielle (dont DeepSeek) et des semi-conducteurs.

Part des brevets déposés auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle ( % du nombre total annuel) WIPO, calculs fournis par l’auteur, Fourni par l'auteur

Une dépendance des États-Unis envers la Chine difficile à sevrer

En avril 2025, le niveau prohibitif atteint par les droits de douane bilatéraux et les autres mesures non tarifaires annihile les échanges commerciaux sino-américains. Toutefois, les exemptions accordées par l’administration Trump sur certains produits, dont les ordinateurs et smartphones, illustrent la dépendance des États-Unis envers la Chine.

En 2024, malgré la perte de parts de marché aux États-Unis depuis le premier mandat de Donald Trump (14 % vs. 22 % en 2018), le marché états-unien absorbait (encore) 14,6 % des exportations chinoises, hors exportations « indirectes » transitant désormais par des pays tiers tels que le Vietnam. L’excédent commercial de la Chine envers les États-Unis ressortait à 279 milliards de dollars US en 2023, soit 26 % de son excédent global, alors que le déficit bilatéral des États-Unis était de 340 milliards de dollars US, soit 30 % de leur déficit global.

Loin d’être anecdotique, les terres rares extraites aux États-Unis sont raffinées en Chine et les IDE américains sur le sol chinois représentent des capacités de production installées importantes dans la filière des véhicules et batteries électriques.

États-Unis - Chine : le choc des titans, France 24 (avril 2025)

Depuis la crise financière de 2008, consciente de son exposition excessive aux bons du Trésor américain, la Chine en a réduit sa détention de 1 300 milliards de dollars US en 2011 à 761 milliards de dollars US en janvier 2025. Ce montant encore significatif en termes absolus ne représente que 2 % de la dette publique des États-Unis, détenue à 22 % seulement par des non-résidents.

Si la stabilité du marché obligataire américain dépend plus largement des investisseurs résidents, le projet évoqué de contraindre le reste du monde à continuer de financer les déficits publics du pays à des conditions favorables (échange de dette contre des obligations à très long terme) ou d’imposer une taxe sur les détenteurs étrangers de bons du Trésor pourrait générer un risque majeur de déstabilisation financière mondiale en démonétisant l’actif sans risque de référence.

Super deal ou escalade létale pour l’économie mondiale ?

L’opinion publique américaine, les lobbies économiques, les marchés financiers, les GAFAM, les dissensions au sein de l’administration, ou encore les élus républicains en quête de réélection sont des forces de rappel qui pourraient imposer à Donald Trump une désescalade voire un « super deal » avec Xi Jinping. A contrario, l’entêtement dans des droits de douane punitifs pourrait générer une crise économique et financière mondiale profonde et une dislocation de l’ordre international.

Dans ce bras de fer entre Washington et Pékin, le temps joue donc pour le second. Le régime chinois est déterminé à faire de la Chine la première puissance économique mondiale d’ici à 2049, pour le centenaire de la République populaire. Il a montré sa capacité à se projeter sur le temps long et à instiller une dose d’adaptabilité du modèle d’« économie sociale de marché » suffisante à sa perpétuation, et il ne doit pas rendre compte de son action dans les urnes.

Dans sa relation au monde, la Chine poursuit sa stratégie séculaire de réserve de façade et propose le récit d’un pays ouvert, libre-échangiste, à la recherche de la concorde mondiale, se positionnant pour un ordre multipolaire et en contre-puissance des États-Unis. Dans le cadre de sa stratégie de soft power incarnée par le club des BRICS+ et la Belt & Road Initiative, la Chine a diversifié ses actifs financiers internationaux et investi tous azimuts en Asie, en Amérique latine et en Afrique.

Parallèlement à l’aversion croissante des investisseurs internationaux vis-à-vis du marché chinois dans une stratégie de derisking-decoupling, les firmes chinoises pourraient continuer de s’extravertir en investissant à l’étranger dans une stratégie de nearshoring et de contournement des barrières protectionnistes, notamment dans l’accès au marché européen.

Le désengagement des États-Unis du cadre multilatéral pourrait être une opportunité pour la Chine de renforcer son influence dans les instances internationales, en se présentant comme le principal défenseur des pays en développement, du libre-échange et de l’aide internationale, dans une forme d’inversion des valeurs.

Malgré tout, la position ambiguë de la Chine sur la guerre en Ukraine, ses accointances avec la Russie, la Corée du Nord et l’Iran, ses visées ostensibles sur Taïwan et son expansionnisme territorial en mer de Chine demeurent des sources d’inquiétude. La Chine, qui n’a plus été impliquée dans un conflit armé depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979, a augmenté ses dépenses militaires au cours des dernières années, pour les porter à 245 milliards de dollars US officiellement en 2024 – mais peut-être de l’ordre de 450 milliards de dollars US en réalité, soit encore moitié moins, exprimé en dollars, que le budget de la défense des États-Unis.

Scénarios géoéconomiques

Voici un tableau volontairement binaire des scénarios géoéconomiques possibles, qui n’exclut pas d’autres hypothèses comme un scénario intermédiaire de « guerre commerciale universelle larvée » impliquant l’UE, voire d’autres puissances régionales.

Scénarii géoéconomiques. Fourni par l'auteur

The Conversation

Sylvain Bellefontaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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