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27.04.2025 à 10:41

Le $TRUMP, une cryptomonnaie comme une autre ?

Jean-Marc Figuet, Professeur d'économie, Université de Bordeaux

Lancée trois jours avant l’investiture de Donald Trump, la crypto $TRUMP, sans utilité concrète, a pourtant connu une flambée spectaculaire. Comment expliquer ce phénomène ?
Texte intégral (2675 mots)
Le $TRUMP n’est pas seulement un actif volatil, c’est aussi le révélateur d’une frontière de plus en plus poreuse entre capital politique et capital financier. Hadrian/Shutterstock

Lancée trois jours avant l’investiture de Donald Trump, la crypto $TRUMP, sans utilité concrète, a pourtant connu une flambée spectaculaire. Comment expliquer ce phénomène ?


Et si la notoriété politique devenait une monnaie sonnante et trébuchante ? C’est le pari, provocateur et potentiellement lucratif, qu’a fait Donald Trump en lançant sa cryptomonnaie, sobrement baptisée $TRUMP, le 17 janvier 2025, soit trois jours avant son retour officiel à la Maison Blanche.

Commercialisé sur la blockchain Solana, ce memecoin a connu une envolée fulgurante. Introduit à environ 8 dollars, il a atteint un sommet à 77,24 $, le 19 janvier 2025, portant brièvement sa capitalisation à plus de 27 milliards de dollars. Mais cette dynamique s’est rapidement essoufflée. Après s’être stabilisé autour de 8,46 $, début avril, le cours du jeton est retombé à environ 7,50 $, le 17 avril.

Derrière ce jeton numérique, sans utilité réelle, se cache un phénomène bien connu des économistes : celui de la spéculation, nourrie par la croyance collective, les effets de réseau et le charisme d’un homme politique. Une bulle peut émerger même dans un marché parfaitement rationnel), dès lors que les investisseurs anticipent une hausse continue du prix. Abreu et Brunnermeier prolongent cette analyse en montrant comment les comportements stratégiques – chacun espérant sortir avant les autres – peuvent entretenir artificiellement une valorisation déconnectée des fondamentaux.

Dans une perspective historique, toutes les bulles, des tulipes hollandaises au bitcoin, partagent un même noyau. Celui d’un récit séduisant, puis d’une rupture brutale.

Le $TRUMP n’est pas seulement un actif volatil, c’est aussi le révélateur d’une frontière de plus en plus poreuse entre capital politique et capital financier. Dès lors, peut-on encore parler de simple mode cryptomonnaie ? ou s’agit-il du symptôme d’une économie au sein de laquelle l’influence personnelle devient un levier monétaire ?

En tant qu’économiste, je propose ici une lecture critique de ce phénomène inédit à la croisée des marchés, des symboles et du pouvoir.

Valeur d’usage et valeur de marché

Dans l’univers des cryptomonnaies, on distingue habituellement deux grandes familles. D’un côté, les projets fondés sur une innovation technologique ou financière, tels qu’Ethereum, les stablecoins ou les protocoles DeFI. De l’autre, les memecoins, ces jetons sans utilité pratique. Dotés d’un potentiel spéculatif fort, ils sont souvent alimentés par une communauté active ou une figure emblématique. $TRUMP s’inscrit pleinement dans cette seconde catégorie. Une distinction qui oppose les crypto-actifs à visée fonctionnelle (utility tokens) à ceux sans valeur d’usage et à finalité purement spéculative, comme les memecoins.

Fourni par l'auteur

Cette dissociation entre valeur d’usage et valorisation de marché n’est pas propre au $TRUMP. Elle a été observée dès les premiers travaux académiques sur le bitcoin, qui montrent qu’il peine à remplir les fonctions économiques classiques de la monnaie. Comme le rappelle l’économiste Figuet :

« Le bitcoin ne peut pas être considéré comme une monnaie : l’absence de valeur intrinsèque et de cours légal se traduit par une forte volatilité qui ne lui permet pas de remplir les fonctions monétaires traditionnelles. »

Le $TRUMP pousse cette logique encore plus loin, en supprimant toute dimension technique ou transactionnelle au profit d’un pur récit spéculatif.


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Récits économiques

À l’instar de Dogecoin ou Shiba Inu, le $TRUMP n’offre aucun service concret, ne repose sur aucun protocole technique particulier, et ne donne pas accès à des produits ou droits. Sa seule valeur repose sur son image : celle d’un président controversé, au fort pouvoir de mobilisation, qui transforme sa popularité en actif financier. Cette absence de « fondamentaux » ne l’a pas empêché de connaître une valorisation (brièvement) fulgurante. Dans un marché où les attentes sont autoréalisatrices, la valeur d’un actif peut alors naître de la seule croyance qu’il prendra de la valeur. Si suffisamment de personnes pensent que le $TRUMP montera, elles achètent, faisant ainsi monter le prix et confortant cette croyance.

Ce phénomène n’est pas nouveau. L’économiste Shiller a montré que les bulles spéculatives ne reposent pas uniquement sur des données économiques, mais aussi sur des croyances partagées, amplifiées par les médias et par les récits collectifs. Il approfondit cette idée en introduisant le concept d’economic narratives, ces histoires simples, virales et émotionnelles qui façonnent nos décisions économiques. Le récit du $TRUMP en est un exemple presque caricatural : un président devenu monnaie, un jeton comme déclaration politique, un actif numérique soutenu par une promesse implicite de pouvoir.

Le $TRUMP n’est pas un simple produit crypto. C’est un objet politique symbolique, investi d’un récit puissant et d’une forte charge émotionnelle. Et sur les marchés, parfois, cela suffit.

Valeur de la marque Trump

À la différence d’autres memecoins, le $TRUMP n’est pas né d’un simple mème internet ou d’un engouement collectif anonyme. Il est adossé à une figure politique bien réelle. Il incarne ainsi un tournant : la monétisation directe du capital politique.

En économie, on parle depuis longtemps de capital immatériel pour désigner les ressources non tangibles telles que la réputation, la visibilité ou l’image de marque. Les économistes Akerlof et Kranton ont montré que l’identité peut influencer profondément les comportements économiques, notamment lorsque des actifs sont associés à des appartenances symboliques. Dans le cas du $TRUMP, le jeton agit autant comme un instrument spéculatif que comme un marqueur d’engagement politique.

Golf de Donald Trump
Le nom Trump est déjà décliné en produits immobiliers, alimentaires, médiatiques. John Penney/Shutterstock

On peut également rapprocher cette logique de la brand equity. La valeur d’une marque ne tient pas uniquement à ses produits, mais aussi à l’ensemble des associations mentales qu’elle évoque. Le nom Trump, déjà décliné en produits immobiliers, alimentaires ou médiatiques, s’étend désormais au domaine des cryptomonnaies, avec pour seule promesse la persistance de l’aura présidentielle. Ce projet s’inscrit dans un écosystème plus large : NFTs à l’effigie de Trump, plateforme Truth Social, promesse d’un stablecoin patriotique ou d’un crypto Monopoly…

Cette stratégie de tokenisation de l’image politique pose une question nouvelle pour les économistes : à partir de quand la notoriété devient-elle une matière monétaire ?

Trump, pump and dump

Le cas du $TRUMP illustre parfaitement le fonctionnement d’un actif purement spéculatif : sans valeur d’usage, sans rendement attendu, mais dont le prix monte parce que d’autres y croient ou espèrent que d’autres y croiront. Ce phénomène repose sur un mécanisme bien connu : l’anticipation autoréalisatrice. Dans le cas du $TRUMP, ce type de comportement a été amplifié par un phénomène typique des marchés crypto : le FOMO (Fear Of Missing Out), c’est-à-dire la peur de manquer une opportunité.


À lire aussi : Le Fomo : Syndrome psychologique et outil marketing ?


Plus le prix monte, plus les acheteurs se ruent sur le jeton, de peur d’arriver trop tard. L’ascension fulgurante du prix en deux jours s’explique en grande partie par cette dynamique collective. Mais cette excitation est d’autant plus fragile que la structure du marché est déséquilibrée.

Seuls 20 % des jetons ont été initialement vendus au public, les 80 restants étant détenus par deux entités affiliées à Trump, libérés progressivement. Cette concentration crée un risque bien connu dans les marchés peu régulés : celui du pump and dump. Il s’agit d’une stratégie consistant à faire artificiellement monter un actif par effets d’annonce ou d’influence, puis à vendre massivement une fois le prix élevé, laissant les derniers entrants subir la chute.

Dans le cas du $TRUMP, aucun élément ne permet de dire qu’un tel schéma a été volontairement orchestré. Mais les conditions sont réunies : un récit viral, une offre concentrée, une bulle rapide suivie d’une chute brutale. On retrouve ici tous les ingrédients d’un actif hautement spéculatif, porté par une logique narrative et mimétique plus que par une analyse fondamentale.

Conflit d’intérêts

Ce qui rend le $TRUMP particulièrement sensible n’est pas seulement sa dynamique spéculative. C’est aussi le fait qu’il soit directement lié à un chef d’État en exercice, à la fois émetteur indirect du jeton (via un trust familial) et acteur central du pouvoir réglementaire. Le président des États-Unis, dont les décisions influencent les orientations fiscales et financières du pays, est en position de tirer profit (même indirectement) d’un actif volatil qu’il a contribué à lancer.

Dans un système démocratique, cette situation soulève une problématique classique de conflit d’intérêts, analysée notamment par l’OCDE. Lorsqu’un détenteur d’une fonction publique peut bénéficier d’un avantage économique privé à travers ses décisions, l’intégrité de la fonction est en jeu. Dans le cas du $TRUMP, l’imbrication entre intérêts politiques et marchés financiers n’est ni théorique ni symbolique. Elle est concrète, visible, et potentiellement influente.

Ce cas invite à poser une question plus large : jusqu’où peut-on privatiser le capital symbolique du pouvoir ? Dans un monde où les frontières entre sphère publique et marchés sont de plus en plus floues, le risque est celui d’une monétisation du charisme, où la notoriété devient un actif négociable, une valeur refuge ou spéculative, selon le cycle politique.

Cette expérience inédite soulève des questions éthiques et économiques majeures, qu’aucune régulation n’encadre encore clairement. Espérons que le $TRUMP ne soit qu’un mirage, et non le prélude à une ère où l’influence politique se négocie sur les marchés financiers.

The Conversation

Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics pour sa recherche.

26.04.2025 à 15:41

L’US Army selon Trump : purge idéologique, désengagement stratégique

Elizabeth Sheppard Sellam, Responsable du programme « Politiques et relations internationales » à la faculté de langues étrangères, Université de Tours

L’armée des États-Unis, aussi bien dans sa dimension organisationnelle qu’en sa qualité d’outil de politique étrangère, connaît des changements rapides et profonds dont les conséquences seront majeures.
Texte intégral (2201 mots)
Le 15 avril 2025, à la Maison Blanche, Donald Trump participe à la remise d’un trophée sportif aux aspirants de marine de l’Académie navale des États-Unis. Site de la Maison Blanche

Coupes budgétaires, scandales, limogeages, licenciements à l’intérieur ; désengagement progressif de théâtres majeurs à l’extérieur, accompagné de menaces de déploiement massif face à des alliés, comme au Groenland ou à la frontière du Mexique : avec Donald Trump, la politique militaire des États-Unis connaît une transformation fulgurante qui suscite moult interrogations et inquiétudes, au pays comme ailleurs dans le monde.


Cent jours après son retour au pouvoir, Donald Trump a entamé une reconfiguration brutale et idéologique de l’appareil militaire des États-Unis. Loin d’un simple ajustement stratégique, c’est une transformation profonde de la défense nationale qui est à l’œuvre : coupes budgétaires massives, marginalisation de figures clés du Pentagone, recentrage des priorités sur des zones jugées politiquement rentables et retour assumé à une armée plus « loyale » que compétente.

Cette stratégie s’accompagne de scandales internes, de dérives autoritaires et d’un affaiblissement du moral des troupes. Le bilan des cent premiers jours touche bien au-delà de la sphère militaire : il pose une question centrale sur l’avenir de l’armée dans un État de droit fragilisé. L’opinion publique reste divisée entre ceux qui voient dans ces mesures un assainissement nécessaire et ceux qui dénoncent la dénaturation d’une institution républicaine.

Une réduction budgétaire sans précédent

Malgré l’annonce d’un budget record de 1 000 milliards de dollars pour Le Pentagone, les premières mesures de l’administration Trump 2 sont marquées par des coupes ciblées : les dépenses baisseront de 8 % par an pendant cinq ans sur les lignes jugées secondaires. Sont épargnées la modernisation de l’arsenal nucléaire, les technologies de surveillance et les opérations frontalières.

En revanche, des contrats majeurs avec Accenture ou [Deloitte](https://fr.wikipedia.org/wiki/Big_Four_(audit_et_conseil) ont été révoqués, et près de 61 000 postes civils sont appelés à disparaître. Le message est clair : il s’agit à la fois de réduire les coûts et de restaurer l’efficacité, même au prix de la stabilité interne.


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Cette logique touche durement la logistique et l’entretien, ralentit la modernisation des systèmes et affecte directement l’entraînement des troupes. Pete Hegseth, le nouveau secrétaire à la défense, a ordonné la révision des standards physiques pour toutes les unités de combat, au nom d’une « culture du guerrier ». Priorité affichée : létalité et discipline. Réalité : une armée qui perd en cohésion et en compétences, déstabilisée par des choix idéologiques plus que fonctionnels.

La menace du gel des programmes de formation conjointe avec les alliés, divulguée par les médias suédois, a été démentie, mais reste une possibilité.

Les coupes budgétaires affectent aussi la recherche et le développement dans les domaines cyber, spatial et de l’intelligence artificielle, mettant en péril la compétitivité technologique des États-Unis dans des secteurs clés de la guerre du futur. Plusieurs experts militaires craignent un effet retardé, où les gains à court terme en efficacité budgétaire se paieront d’une perte de supériorité décisive dans une dizaine d’années. Ce pari sur le temps long, fondé sur une confiance idéologique dans la résilience de l’appareil militaire, pourrait s’avérer risqué dans un environnement stratégique aussi instable.

Une purge silencieuse mais réelle

En parallèle de cette rationalisation budgétaire, la structure hiérarchique de l’armée est bouleversée par une série de renvois spectaculaires de hauts gradés : Timothy Haugh (directeur de l'agence américaine de renseignement, la NSA), Shoshana Chatfield (représentante à l’Otan), Charles Q. Brown Jr (chef d’état-major interarmées), Susannah Meyers (responsable de l’unique base américaine au Groenland)… Tous perçus comme critiques, non alignés, ou coupables d’avoir manifesté des doutes sur la ligne imposée depuis la Maison Blanche. Le Pentagone assume : il s’agit de restaurer la loyauté.

Mais les profils ciblés ne trompent pas : femmes, officiers issus de minorités, responsables attachés aux alliances multilatérales. L’offensive contre les politiques DEI (diversité, équité, inclusion) a d’ailleurs pris un tour systématique. Clubs dissous à West Point, livres retirés des bibliothèques militaires, suppression puis restauration de références historiques aux Tuskegee Airmen (les premiers aviateurs militaires afro-américains des États-Unis) ou aux Navajo Code Talkers (soldats issus du peuple navajo ayant mis au point un code indéchiffrable durant la Seconde Guerre mondiale) : c’est une mémoire militaire alternative que l’administration tente de configurer.

Les militaires eux-mêmes expriment de plus en plus leur malaise face à ce qui est perçu comme une croisade idéologique.

Les initiatives autour du mentorat, du soutien psychologique ou de la médiation ont été supprimées, car jugées « non prioritaires ». Le climat se durcit, et les départs anticipés sont à craindre, ce qui pourrait avoir des effets de longue durée. Ce phénomène pourrait durablement affaiblir la capacité de commandement intermédiaire, déjà sous pression.

Retrait partiel, recentrage idéologique

Sur la scène internationale, l’administration Trump adopte une logique de repli sélectif. L’aide à l’Ukraine est brièvement suspendue en mars 2025. En avril, quand les villes ukrainiennes de Soumy et de Kryvyï Rih sont frappées par des missiles russes, la réaction des États-Unis est pour le moins évasive. Le 4 avril, après la frappe sur Kryvyï Rih, qui tue 11 adultes et 9 enfants, l’ambassadrice à Kiev Bridget Brink déplore les vies perdues sans citer la Russie, suscitant de vives critiques de Volodymyr Zelensky (elle pointera d’ailleurs la Russie du doigt après la frappe sur Soumy, le 13 avril, qui a fait plus de 30 victimes). Keith Kellogg, conseiller spécial de Trump pour la Russie et l’Ukraine, parle à propos de Soumy d’une « attaque au-delà de toute décence », sans plus de conséquences concrètes. Trump, pour sa part, se contente d’accuser… Volodymyr Zelensky et Joe Biden d’être à l’origine de la guerre. La volte-face des États-Unis vis-à-vis de l’Ukraine se ressent de plus en plus clairement.

Mais le désengagement ne s’arrête pas là. La promesse d’intégration de l’Ukraine à l’Otan est abandonnée. Les relations avec les alliés européens sont tendues. Contre l’avis du général Cavoli, commandant des forces des États-Unis en Europe (Eucom), Washington menace de retirer 10 000 soldats d’Europe.

En Asie-Pacifique, la doctrine est floue : alors que la Chine intensifie ses pressions sur Taïwan, les États-Unis gardent le silence, mais des rumeurs persistent notamment sur une réduction des effectifs stationnés en Corée du Sud.

En revanche, le pouvoir se redéploie ailleurs : Panama, la frontière du Mexique, le Groenland.

Moins d’alliés, plus de contrôle politique : c’est une géopolitique de l’entre-soi qui se dessine, déconnectée des alliances traditionnelles et source d’incertitude.

Une armée fragilisée, une société fracturée

Les effets de cette stratégie se font sentir à tous les niveaux. Le retrait logistique de Pologne et les retards de maintenance affaiblissent l’aptitude à réagir rapidement en cas de besoin (« readiness »). Le moral des troupes décline. L’incertitude sur les déploiements, les coupes dans les effectifs civils et les révisions de standards alimentent une forme de désillusion.

Les écoles des bases militaires voient apparaître des mobilisations d’élèves contre la suppression de clubs ou de manuels. À Stuttgart, une cinquantaine d’élèves ont quitté leurs cours en signe de protestation, lors d’une visite de Pete Hegseth. Chez les anciens combattants, la colère monte : les associations comme VoteVets dénoncent la trahison des promesses faites aux militaires.

Parallèlement, des fuites sur les méthodes de communication non sécurisées exposent l’improvisation de l’équipe dirigeante. Un journaliste aurait été ajouté par erreur à un groupe discutant d’opérations classifiées au Yémen (Signalgate).

Un climat de peur paralyse toute contestation au sein du commandement. La loyauté prime sur la compétence, au détriment du professionnalisme. Des officiers anonymes évoquent une purge politique permanente. Cette culture du silence, accentuée par l’absence de stratégie claire, aggrave le malaise et affaiblit l’efficacité opérationnelle.

Le décrochage américain

Le refus de Trump de se rendre à Dover (Delaware) pour accueillir les corps de soldats morts lors d’un accident en Lituanie est plus qu’un symbole : il incarne un abandon du pacte moral entre la nation et son armée. La fracture civilo-militaire se creuse, tout comme la méfiance entre institutions. Des généraux en retraite, des diplomates, et même certains élus républicains comme le président de la commission des forces armées du Sénat, le sénateur républicain Roger Wicker, du Mississippi, commencent à exprimer publiquement leurs inquiétudes.

Au niveau mondial, la stratégie trumpienne crée un vide. L’imprévisibilité de Washington affaiblit les alliances, brouille les doctrines et laisse le champ libre aux puissances révisionnistes. Le leadership des États-Unis, déjà contesté, sort durablement amoindri de ce tournant idéologique et partisan.

L’armée américaine, longtemps pilier du système international, se retrouve instrumentalisée et isolée, au moment où le monde aurait besoin de clarté, de cohérence et de stabilité. Dans les capitales alliées, le doute s’installe : les États-Unis sont-ils encore un partenaire fiable ?

The Conversation

Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.04.2025 à 17:45

Les guerres d’Israël et la question de la morale

Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po

Extraits choisis du récent ouvrage de Samy Cohen, « Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre », qui vient de paraître aux éditions Flammarion.
Texte intégral (2992 mots)

Entouré dès sa naissance en 1948 de nombreux ennemis déterminés à le faire disparaître, frappé par de multiples actes terroristes, Israël a rapidement mis sur pied un système militaire d’une redoutable efficacité… tout en affirmant son attachement à une forme d’éthique dans la conduite de la guerre et allant jusqu’à présenter son armée, Tsahal, comme étant « l’armée la plus morale du monde ». Alors que sa réaction au massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 lui vaut l’opprobre d’une large partie de la communauté internationale et des accusations de génocide, il est particulièrement éclairant de se plonger dans l’ouvrage que le politologue Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po, auteur de plusieurs livres consacrés à l’État hébreu, vient de publier chez Flammarion, Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, qui revient avec finesse et érudition sur l’évolution de la société et de l’armée d’Israël, de la formation de l’État à nos jours, et dont nous présentons ici des extraits tirés de la conclusion.


Quelles leçons tirer sur la place qu’occupe la question éthique dans la société et l’armée israéliennes ? Certains auteurs pensent que la haine et la violence sont intrinsèques à toute guerre et qu’il est vain de se poser la question de la « morale de la guerre », « la guerre pulvérise les valeurs et les lois ». Cette affirmation est discutable. Des soldats, en Israël comme ailleurs, sont en mesure de réfléchir à leurs actes, de distinguer le licite de l’illicite et de faire preuve d’humanité. C’est se dispenser de toute réflexion, surtout en cette période où le droit international humanitaire est « de moins en moins respecté ». C’est justement parce que la guerre engendre les pires sentiments, qu’il faut s’interroger sur les conditions rendant le comportement des armées moins inhumain.

Mais qu’est-ce qui est « moral » et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Un « comportement moral » n’implique pas de s’abstenir de faire la guerre dans un milieu peuplé de civils. Il y a des moments où des opérations militaires, mettant la population ennemie en danger, doivent quand même être menées, pour protéger les siens. Une armée en guerre contre le terrorisme peut être confrontée à des choix difficiles.

Un « comportement moral », surtout dans les conditions de la guerre asymétrique, s’évalue avant tout par la volonté de témoigner un minimum d’humanité aux populations civiles, par le refus d’obéir à des ordres manifestement illégaux, par la réflexion, le doute : tuer ou laisser vivre ? Des précautions sont-elles prises au moment de planifier les opérations, pour minimiser les pertes civiles ? Le système judiciaire sanctionne-t‑il les combattants qui violent la loi ? La formation donnée aux combattants en matière d’éthique est-elle suffisante ? La société civile s’érige-t‑elle en rempart contre les atrocités commises par son armée, ou au contraire laisse-t‑elle faire ? Le leadership politique, les partis, condamnent-ils les violations flagrantes des codes moraux par leurs soldats ? Au regard de ces critères, comment la société israélienne et son armée se sont-elles comportées ?

La réponse n’est pas univoque. Dans son histoire, Israël a oscillé entre brutalité et retenue. Sa trajectoire éthique comporte quatre grandes périodes, quatre grands âges : la première (1948-1960) est celle de la lutte pour la création de l’État, dans un contexte de « guerre de survie ». Elle combine faible culture démocratique et sentiment de péril national. La « pureté des armes » est ignorée par les combattants, alors que c’est justement pour cette guerre qu’elle a été inventée. Certaines unités se sont livrées à des atrocités qui n’étaient justifiées que par celles commises par l’ennemi, par pure vengeance la plupart du temps, et parfois pour terroriser une population dont on espérait le départ. Les codes moraux étaient pratiquement inexistants. Les combattants ignoraient volontiers le droit international. Il n’existait aucun mécanisme de sanctions susceptible d’inhiber les soldats tentés de se faire justice. Dans de nombreux cas, ils se livraient à des exactions sans en avoir reçu l’ordre. Par moments, rien ne distingue le comportement des forces juives de celui des milices et armées arabes, le « bon » du « méchant ». Le commandement israélien n’osait guère sévir. La société civile suivait passivement les événements à travers une presse patriotique. La direction politique au courant des crimes commis a manqué de courage et finalement a laissé faire.

[…]

La deuxième séquence (1960-2000) tranche avec le passé de manière significative. Des évolutions internes et internationales vont favoriser l’éclosion d’une nouvelle culture, d’une véritable conscience morale. Depuis la victoire de juin 1967, le contexte sécuritaire régional s’est apaisé. Les combattants qui expriment leurs « dilemmes moraux » lors d’une guerre sont perçus comme des héros. La justice internationale s’invite dans les affaires intérieures des États, ce qui n’est pas sans impacter l’armée israélienne. La haute hiérarchie militaire, s’inspirant des armées occidentales, devient plus sensible au droit international. Celui-ci est enseigné dans les écoles d’officiers. L’armée se dote d’un code éthique. La démocratie se consolide, la société s’autonomise par rapport au politique, les associations se multiplient, la population acquiert une capacité de jugement critique, ne faisant plus confiance aveuglément au gouvernement.

La guerre du Kippour en 1973 voit éclore un mouvement de protestation chez des soldats qui osent réclamer des comptes aux dirigeants, et vont obtenir leur démission. La question éthique surgit de manière éclatante avec une manifestation gigantesque contre la guerre du Liban et le massacre des camps de Sabra et Chatila. C’est à cette époque qu’apparaissent des figures morales telles que le colonel Gueva et les objecteurs de conscience. Tous refusent d’obéir à des ordres imposant à la population ennemie des souffrances inutiles. Les familles de soldats n’acceptent plus le sacrifice aveugle de leurs enfants. Elles veulent savoir pourquoi leur pays part en guerre. Les ONG de défense de droits de l’homme se multiplient et portent à la connaissance du public toute violation de la loi. Le système judiciaire gagne en indépendance. La brutalité gratuite, les sévices, voire la torture, comme ceux qui se sont manifestés pendant la première Intifada, ne sont plus acceptés de la même manière. Ils sont d’ailleurs notablement freinés par des généraux refusant les appels de la droite à la répression violente. Les journalistes se sont faits, eux aussi, plus critiques.

Le troisième acte coïncide avec l’apparition des attentats-suicides de la seconde Intifada. Il devient difficile de ne pas répliquer à des actes barbares par des actions similaires. Le discernement tend à disparaître, les civils palestiniens sont associés à la cause terroriste. Apeurés, les soldats sur le terrain ne savent pas si l’homme (ou la femme) qui s’avance vers eux est un terroriste ou un civil inoffensif. Les délais de réaction se réduisent. On tire volontiers pour éviter tout risque. Le droit international est mis au banc des accusés, au motif qu’il ne protège pas les démocraties contre le terrorisme. […]

La régression par rapport aux décennies précédentes est palpable, sans renouer pour autant avec les années 1940-1950. Les massacres ne sont plus de mise. Tsahal n’a jamais adopté les méthodes des groupes terroristes. Elle ne veut pas se trouver au banc des accusés pour crimes de guerre. Elle n’entend toutefois pas se laisser totalement brider par le droit international. Elle fait le nécessaire pour montrer autant que possible qu’elle est une armée « morale », mais ses efforts s’arrêtent là où commencent les risques pour ses soldats. Elle module sa riposte en essayant de tenir compte de ces deux contraintes.

Le terrorisme va détruire les codes moraux et déstabiliser la démocratie, créant un climat psychologique nouveau dans l’armée comme dans la société. L’opinion publique connaît une dérive tangible vers la droite. Un processus qui va s’accentuer avec les attaques du Hezbollah et les roquettes du Hamas entre 2005 et 2010. L’éthique du combat, l’humanisme, la protection des populations civiles lors des conflits armés, le respect du droit international humanitaire, toutes ces règles qui s’imposent aux démocraties en guerre comme autant d’exigences morales, qui dans le passé étaient au cœur du débat public, se sont effritées.

Dans la société, les questions éthiques ne font plus débat. Ceux qui osent les aborder sont très minoritaires et vite accusés de trahison. Achever un terroriste blessé – rendu inoffensif – devient pour beaucoup d’Israéliens une « obligation morale ». C’est l’ère des soldats qui « tirent et qui ne pleurent pas ». Quant à leurs familles, elles se mobilisent afin que l’armée ne fasse prendre aucun risque à leurs enfants. Tout comportement « moral » est perçu comme inadéquat. L’objection de conscience se fait rarissime.

[…]

Ces extraits sont issus de Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, de Samy Cohen, qui vient de paraître aux éditions Flammarion. Flammarion

La quatrième et dernière période renvoie à la guerre dans la bande de Gaza due à l’agression du Hamas, le 7 octobre 2023. Le contexte n’est pas celui d’une attaque terroriste classique, comme celles que les Israéliens connaissent bien, mais celle d’une agression qui vise l’extermination. Des dizaines de milliers d’habitants ont dû être évacués, ce qui n’était pas arrivé depuis la guerre d’Indépendance en 1948. Il s’agit pour Tsahal d’« en finir » avec cette menace. La société meurtrie, traumatisée, réclame vengeance. L’envie d’en découdre domine fût-ce au prix de vastes destructions. Le nombre impressionnant de pertes civiles dans la bande de Gaza n’intéresse pas les citoyens israéliens. Tsahal a une dette particulière envers ses citoyens qu’elle n’a pas su protéger.

Contrairement aux slogans répétés avec insistance, il n’y a pas eu de « génocide ». Mais la rage emporte tout – les dilemmes, les hésitations, les précautions – et brouille les repères entre la démocratie et les organisations terroristes. Il faut frapper fort, vite, au mépris de la souffrance endurée par les civils. Aucun volet humanitaire n’a été mis en place. « Qu’ils se débrouillent ! », pourrait être le mot d’ordre de Tsahal. C’est aussi le retour aux bombes lourdes qui ne laissent aucune chance à ses destinataires.

La démocratie israélienne a subi un revers. Une démocratie doit marquer clairement la frontière qui la sépare des groupes terroristes, qui s’attaquent délibérément à des populations civiles. Israël a pris le risque de brouiller cette frontière. En tuant des civils, une démocratie délégitime sa propre lutte et fait oublier la cause qu’elle défend.

[…]

L’« armée la plus morale au monde » ?

L’expression « Tsahal, l’armée la plus morale au monde » est un non-sens. On ne peut utiliser une qualification aussi lapidaire sur une période de plus de soixante-quinze ans, et compte tenu des nombreuses violations du droit. Tout dépend des périodes considérées, de la nature de la menace, du type d’opérations conduites. C’est une notion indéfendable, par ailleurs, tant la comparaison avec d’autres armées est difficile. La plupart des Israéliens sont convaincus que Tsahal se comporte mieux que les armées américaine, britannique et française.

Aucune étude comparative sérieuse, prenant en compte l’ensemble des données utiles, le contexte géostratégique, les particularités du terrain, le risque encouru par les soldats, les circonstances dans lesquelles des civils sont tués, n’a été entreprise pour étayer une pareille affirmation.

Dans les « jeux olympiques de la morale », la société israélienne s’est attribuée d’office la « médaille d’or », sans préciser à qui reviendraient l’argent et le bronze. Le célèbre militant de la paix, Uri Avnery, écrivit ironiquement que s’il devait classer les armées, il dirait que « Tsahal est plus morale que l’armée russe et moins que l’armée suisse. La seule armée morale est celle qui ne combat pas. »

Cette notion est d’autant plus vaine que Tsahal ne constitue pas, sociologiquement, un ensemble homogène. Il conviendrait de parler « des » Tsahal au pluriel, chaque grande unité étant dotée de sa propre sous-culture. Les unités versées dans la haute technologie, comme l’armée de l’air et les services de renseignement, se distinguent de l’infanterie, au contact quotidien de la population palestinienne qu’elle s’efforce de contrôler. L’armée de terre elle-même est traversée de multiples courants. Du côté des « good guys », les parachutistes, le Nahal, composés d’éléments plus disciplinés et sensibles aux questions éthiques. À l’autre bout de la chaîne, Golani, Guivati, la brigade Kfir et Magav, souvent commandés par des officiers issus du sionisme religieux, peuplés de militaires originaires des couches défavorisées ou de colons. Entre les deux, des unités dont le comportement dépend de la personnalité du commandant et de la dangerosité du secteur d’affectation.

Ceux qui ne jurent que par l’« armée la plus morale au monde » ignorent la complexité de Tsahal. C’est un mythe qui sert à étouffer tout débat sur la question de l’éthique. Il ne faut pas toucher à l’armée, vache sacrée de la société. Ce cri émerge d’ailleurs chaque fois que Tsahal se retrouve sur la sellette. Un véritable bouclier se lève alors pour défendre sa réputation.

Ce mythe ne s’éteindra pas à la publication de ce livre. Il résistera d’autant mieux qu’il renvoie à des croyances profondément enracinées, celle de la « supériorité morale » d’Israël sur les autres nations, qu’a analysée Daniel Bar-Tal, mais aussi à celle de la tradition biblique juive, source de l’« humanisme » du peuple juif. De plus, il favorise la cohésion sociale. Il autorise l’amnésie, le déni des moments pénibles. Il est une glace dans laquelle la société aime se regarder. Surtout, Tsahal « ce sont nos enfants, notre père, notre frère, notre sœur », des amis proches, qui « ont perdu leur vie pour nous protéger ». Bref, c’est la société israélienne. L’amour pour Tsahal interdit d’imaginer que « nos soldats » soient capables de transgresser des interdits. Tout élément de preuve en sens contraire est considéré comme « injuste », visant à délégitimer l’existence d’Israël.

La force de ce mythe, son aptitude à surmonter l’épreuve du temps, tient à sa capacité à forger une conscience collective, et au rôle qu’il joue dans la construction identitaire du pays.

The Conversation

Samy Cohen a reçu un financement de son laboratoire de recherche, le CERI/Sciences Po, pour sa mission de terrain en Israël, en novembre 2022.

24.04.2025 à 17:45

L’arrestation d’Ekrem Imamoglu : quand Erdogan tente d’éliminer toute possibilité d’alternance

Necati Mert Gümüs, ATER, doctorant en science politique, Sciences Po Grenoble

Analyse de l’« ekremisme », c’est-à-dire de la politique conduite à Istanbul par le maire Ekrem Imamoglu, actuellement emprisonné par le régime turc.
Texte intégral (2991 mots)

Ce qu’Erdogan veut détruire en envoyant en prison Ekrem Imamoglu, ce n’est pas seulement la candidature d’un homme susceptible de le battre à la prochaine présidentielle. C’est aussi, voire surtout, un modèle de gouvernance, celui que l’édile déchu a instauré à Istanbul au cours de ses six années en tant que maire, qui privilégie la démocratie directe et qui montre qu’une autre voie que celle, autoritaire et verticale, chère au pouvoir est possible.


Le mercredi 19 mars au matin, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu a été placé en garde à vue avec 105 autres personnes sous les accusations de corruption et d’aide au terrorisme. Il est manifeste que cette opération vise cet homme politique et son équipe stambouliote, c’est-à-dire les cadres de la municipalité d’Istanbul, les maires d’arrondissement et les conseillers. L’opinion publique, tant nationale qu’internationale, s’accorde largement pour qualifier cette affaire de procès politique.

C’est pourquoi les médias internationaux s’interrogent sur les raisons pour lesquelles Ekrem Imamoglu est actuellement la cible du pouvoir. Dans les analyses, l’accent est principalement mis sur le profil personnel d’Imamoglu. En résumé, il est souvent présenté comme « un homme politique issu d’une famille sunnite et conservatrice, menant une vie séculaire, qui prie mais consomme de l’alcool », en opposition au président Erdogan, perçu comme un dirigeant religieux et conservateur. Toutefois, ce type d’analyses normatives et simplistes est insuffisant pour comprendre les dynamiques en jeu : le profil d’Imamoglu, largement répandu dans le paysage politique de la Turquie, ne se distingue pas fondamentalement de celui de nombreux autres responsables politiques d’opposition.

En réalité, la raison pour laquelle Imamoglu est visé par le pouvoir est qu’il contribue progressivement à briser l’illusion d’absence d’alternative construite par un parti hégémonique, l’AKP (Parti de développement et de justice, au pouvoir), qui prétend détenir le monopole du soutien des masses depuis le début des années 2000. Dans le contexte d’autoritarisme compétitif de la Turquie, l’émergence de la politique d’Ekrem Imamoglu et de son équipe, que nous qualifions d’« ekremisme » (Ekremizm) ou de « politique ekremiste » (Ekremist siyaset), a commencé à éroder cette dynamique, depuis l’accession d’Imamoglu au poste de maire d’Istanbul en 2019, par sa gouvernance locale, son approche politique et ses succès électoraux.

Le secret de la performance électorale de la politique ekremiste : mobilisation citoyenne et volontariat

Depuis sa candidature en 2014 à la mairie de Beylikdüzü (l’un des arrondissements d’Istanbul), Ekrem Imamoglu a remporté toutes les élections auxquelles il a participé. Ces succès s’expliquent en grande partie par un modèle de campagne fondé non seulement sur la mobilisation des militants de son parti mais aussi, et surtout, sur la mobilisation citoyenne au sens large. Ce modèle permet au candidat d’isoler sa campagne électorale des dysfonctionnements de son parti, le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), tels que les conflits internes et le manque de militants actifs, tout en lui assurant l’accès aux ressources humaines nécessaires à sa mise en œuvre.


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Lors des élections municipales de 2014, une première équipe composée de plus de 500 volontaires avait été constituée. En 2019, les « Volontaires d’Istanbul » (Istanbul Gönüllüleri), un groupe formé par d’anciens membres de l’association Oy ve Ötesi — une association indépendante d’observation électorale, active depuis 2014 —, a décidé de soutenir la candidature d’Imamoglu. Ce collectif, composé majoritairement de membres ou d’électeurs du CHP ainsi que d’électeurs d’autres partis d’opposition, est devenu la principale organisation citoyenne de la stratégie électorale ekremiste.

Ekrem Imamoglu s’adresse aux volontaires lors de la Rencontre des Bénévoles d’Istanbul au début de sa campagne électorale pour les élections locales de 2024. 29 février 2024, Istanbul. Necati Mert Gümüs, Fourni par l'auteur

Les Volontaires d’Istanbul disposent aujourd’hui de représentations dans les arrondissements de la ville, les universités, et même à l’étranger depuis les élections de 2023. Ils ont activement mobilisé des citoyens bénévoles pour protéger les votes en faveur d’Imamoglu lors des élections locales de 2019 et 2024. Dans un contexte de perte de confiance dans le système électoral, marqué depuis le début des années 2010 par des accusations croissantes de fraudes et de manipulations des urnes, les Volontaires d’Istanbul ont réussi à se déployer dans tous les bureaux de vote d’Istanbul et à publier les résultats lors des élections municipales de 2019.

Ce modèle s’est progressivement diffusé à l’échelle nationale. Lors des élections générales de 2023, sous le nom de Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri), l’organisation a mobilisé plus de 100 000 citoyens à travers tout le pays pour assurer la sécurité électorale en faveur de Kemal Kilicdaroglu, candidat commun soutenu par Ekrem Imamoglu et l’Alliance de la Nation de l’opposition commune. En 2024, les Volontaires d’Istanbul ont également aidé d’autres candidats du CHP à mettre en place leurs propres réseaux de sécurité électorale. Par exemple, les Volontaires de Bursa (Bursa Gönüllüleri) ont été constitués pour soutenir la campagne de Mustafa Bozbey, candidat du CHP à la mairie métropolitaine de Bursa.

Les Volontaires d’Istanbul jouent également un rôle actif dans les campagnes électorales de 2019 et 2024 d’Ekrem Imamoglu. Ils mènent diverses activités telles que le porte-à-porte, les visites à domicile, les contacts avec les commerçants ainsi que la distribution de tracts électoraux dans des espaces publics comme les sorties de métro ou les places. Ces actions sont même adaptées aux caractéristiques socio-économiques des quartiers ciblés, avec des discours et des approches ajustés en conséquence.

Pendant ces campagnes, les volontaires recueillent les retours positifs et négatifs des citoyens, fournissant ainsi des données à la fois qualitatives et quantitatives pour orienter la stratégie électorale. En dehors des périodes électorales, les Volontaires d’Istanbul collaborent également avec la municipalité métropolitaine d’Istanbul sur des projets de volontariat urbain, notamment en matière de politiques sociales ou de protection des animaux. Ces initiatives semblent alors contribuer de manière significative à renforcer le soutien électoral à Imamoglu, en particulier parmi les femmes et les populations urbaines précarisées.

Une communication directe et participative avec les citoyens dans les processus politiques

Ekrem Imamoglu n’hésite pas à établir une communication directe et participative avec les citoyens en dehors des périodes électorales, et à les impliquer dans les processus politiques. Il est régulièrement visible dans l’espace public en interaction individuelle et directe avec les habitants d’Istanbul et ses électeurs : dans les rues, sur les places, lors de visites aux commerçants ou sur les marchés.

Désormais reconnu comme un homme politique habile dans l’art de la répartie et du dialogue spontané, Imamoglu informe continuellement les citoyens et les invite à exprimer leurs idées et propositions. Par exemple, au lendemain de la défaite de l’opposition lors de l’élection présidentielle de 2023, il a publié, tôt le matin, une vidéo dans laquelle il promettait un « changement » avant de lancer, le 4 juillet 2023, un site Internet intitulé « Le changement pour le pouvoir » (İktidar için Değişim), invitant les citoyens à partager leurs opinions sur celui-ci pour un renouveau du CHP et de la Turquie. Selon les données publiées, le site a reçu plus d’un million de visites et plus de 100 000 contributions.

Les retours de ces électeurs modifient sa ligne politique, ce qui crée chez ses sympathisants le sentiment d’être écoutés. Imamoglu a déclaré le 27 juillet 2023 que la majorité des suggestions portaient sur une demande de changement à la tête du CHP. Par la suite, lors du 38e Congrès ordinaire du CHP, le 4 novembre 2023, il a soutenu la candidature, qui allait être victorieuse, d’Özgür Özel contre celle du président sortant du parti, Kemal Kilicdaroglu, qui avait perdu contre Erdogan lors de l’élection présidentielle de 2023. Il était le seul maire des grandes métropoles du CHP ayant soutenu publiquement l’opposition au sein de son parti.

Cette stratégie se retrouve également dans les conflits et blocages opposant la municipalité d’Istanbul au gouvernement central. Pétitions, sondages, forums et ateliers participatifs comptent parmi les outils les plus fréquemment utilisés. Cette approche permet à Imamoglu de construire un leadership autonome, en dehors du cadre de son parti, et de s’appuyer sur un soutien populaire direct.

La gouvernance ekremiste : participation citoyenne et transparence

La Turquie est marquée depuis longtemps par une dérive autoritaire et par une perte de transparence dans la gouvernance publique. Si l’on considère l’approche descendante et autoritaire adoptée dans les projets du gouvernement central, ainsi que les mobilisations locales qui y réagissent — telles que les revendications pour l’abolition des entretiens discriminatoires dans les recrutements publics —, on comprend mieux pourquoi le modèle de gouvernance publique instauré par la politique ekremiste à l’échelle locale émerge comme une alternative significative qui repose sur la participation citoyenne et la transparence.

Les bases de ce modèle ont été posées dès 2010, lorsque Ekrem Imamoglu est devenu président de la section locale du CHP à Beylikdüzü. Il y a mis en place une structure organisationnelle horizontale au sein des cellules de quartier du parti, en intégrant activement les bénévoles dans un esprit participatif. Par exemple, il a fondé des Maisons de solidarité dirigées par des femmes dans plusieurs quartiers. Il a aussi appliqué un quota de genre de 50 % au sein de la direction locale du parti, si bien que, déjà à cette époque, la moitié des membres de la section étaient des femmes, et la représentation féminine dépassait les 40 % à la fois dans les structures de quartier et dans la direction de la section.

Cette stratégie a permis d’élargir la base militante et de dynamiser la structure locale du parti. Après avoir été élu maire de Beylikdüzü en 2014, Imamoglu a poursuivi cette politique de recrutement des femmes et féminisation de la direction municipale. Il a également maintenu une communication directe avec les citoyens à travers les Journées citoyennes organisées en présentiel. Enfin, il a intégré le modèle des maisons de solidarité à la municipalité en fondant des centres de vie sociale accessibles à tous.

Immédiatement après les élections municipales de 2019, la nouvelle administration d’Ekrem Imamoglu dans la municipalité métropolitaine d’Istanbul (IBB) a commencé à diffuser en direct les séances du conseil municipal d’Istanbul et à enregistrer en vidéo les entretiens d’embauche. Tandis que le nombre de femmes employées par la mairie augmentait de manière significative, le tout premier plan local d’action pour l’égalité a été élaboré en 2021. Pour renforcer la démocratie participative locale, deux institutions clés ont été créées : l’Agence de planification d’Istanbul (IPA) et le Conseil de la ville d’Istanbul.

Les bureaux de l’Agence de planification ont non seulement développé des outils de participation, mais ont également proposé des politiques publiques élaborées de manière participative. Par exemple, le bureau KonkurIstanbul soumet régulièrement des projets urbains, tels que les places publiques, à des votes citoyens (comme pour le projet de la place Taksim en 2020, auquel ont participé 209 000 Stambouliotes). Le bureau Vision2050, quant à lui, a élaboré le plan stratégique de développement de la ville sur 25 ans à l’aide d’ateliers, d’enquêtes et de groupes de discussion.

Le Bureau des statistiques d’Istanbul publie les données municipales via un portail de données ouvertes (IBB Açik Veri Portali), tout en menant des enquêtes régulières sur divers sujets. Pour la première fois dans l’histoire de la ville, le Conseil de la ville d’Istanbul a mis en place des mécanismes participatifs locaux tels que des assemblées, des groupes de travail, des forums, des cafés participatifs, le budget participatif dans lequel la municipalité élabore une partie de son budget aux projets proposés et votés par les habitants et des initiatives comme Istanbul demande aux enfants, Istanbul demande aux personnes âgées ou encore l’atelier avec les communautés roms. Ces mécanismes visent à inclure la société civile et divers groupes sociaux dans la gouvernance locale.

L’application mobile IBB Senin informe des millions de citoyens sur les projets de la mairie tout en recueillant leurs opinions via des sondages. La direction de la planification urbaine de la municipalité a également lancé plusieurs projets de planification participative, couvrant presque tous les arrondissements d’Istanbul. Le plan le plus emblématique reste « Beyoglu est à toi » (Beyoglu Senin).

Suivi de près par l’opinion publique, le programme IBB Miras (Patrimoine municipalité métropolitaine d’Istanbul) privilégie, depuis 2019, des projets de restauration qui transforment les bâtiments historiques en espaces publics gratuits accessibles à la population et aux organisations de la société civile. Parmi les exemples notables, citons des bibliothèques ouvertes aux jeunes et aux étudiants (comme Casa Botter, les bibliothèques sur les ports, ou encore la bibliothèque du trolleybus), des ateliers et des espaces d’exposition pour les associations locales, ou des forums citoyens dans des lieux tels que le Musée Gazhane, le Musée Baruthane, le lieu culturel Çubuklu Silolar. De plus, la municipalité garantit la transparence en ouvrant les chantiers au public et aux experts.

Un modèle en danger

Les résultats des élections locales de 2019 et 2024 ont permis à l’opposition en Turquie à développer une voie alternative face au pouvoir central autoritaire. La politique d’Ekrem Imamoglu lui a permis d’exercer une domination politique au niveau local d’Istanbul malgré l’hégémonie de l’AKP au niveau national.

Par ailleurs, en diffusant les dispositifs et mécanismes de ce modèle aux arrondissements de la ville d’Istanbul et au pays entier, la politique ekremiste a construit une nouvelle façon de faire la politique et a contribué à renforcer une alternative politique d’envergure. L’opposition en Turquie risque aujourd’hui de perdre son alternative la plus tangible si elle ne parvient pas à faire face aux attaques d’Erdogan.

The Conversation

Necati Mert Gümüs est membre fondateur de Initiative de Reforme Locale (Yerel Reform Girişimi, Turquie). Il a reçu des financements de l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) pour ses recherches doctorales.

24.04.2025 à 17:45

Après les camps : les trajectoires de vie des rescapés revenus en France

Denis Monneuse, Researcher - Deputy head of the diversity and inclusion chair, EDHEC Business School

Présentation des résultats d’une étude portant sur les parcours de vie de 625 survivants des camps de concentration.
Texte intégral (1593 mots)

Dimanche 27 avril, hommage sera rendu à la mémoire des victimes de la déportation de la Seconde Guerre mondiale. Seules 56 000 personnes sont revenues en France des camps de concentration ou d’extermination nazis. Leurs destinées ultérieures, hormis celles d’une poignée de personnalités, demeurent largement méconnues. Une étude récente vient combler, au moins en partie, ce manque.


Ce 27 avril, Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation, est l’occasion de commémorer le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration.

Certains survivants rentrés en France en 1945 sont connus : Robert Antelme, Stéphane Hessel, Jorge Semprun, Germaine Tillion, Simone Veil, Elie Wiesel… Mais que sont devenus les 56 000 autres rescapés qui, eux, sont restés anonymes ? Parmi eux, 3 800 avaient été déportés parce qu’ils étaient juifs ; la plupart des autres l’avaient été en tant que résistants. Plus de 70 % d’entre eux étaient de sexe masculin.

Une sociologie qui reste à écrire

L’horreur des camps est connue. « À quelques rectifications mineures près, le débat est clos sur les faits », assurait déjà, il y a trente ans, l’historien François Bédarida. En revanche, on en sait peu sur ce que sont devenus les rescapés après 1945, car leurs témoignages s’arrêtent généralement à leur retour en France. Quant aux études psychologiques et médicales, elles portent surtout sur ceux qui ont émigré en Israël ou aux États-Unis et se focalisent sur les séquelles physiques et mentales.

Pour contribuer à une sociologie des survivants, j’ai analysé le parcours de 625 d’entre eux et étudié les différences avec leurs contemporains.

Une mobilité sociale ascendante

La grande majorité d’entre eux bénéficia d’un temps de convalescence (huit mois en moyenne) avant de reprendre leurs études ou leur activité professionnelle. Ils étaient généralement pressés de se remettre au travail afin de se réinsérer dans la société, si bien que certains retrouvèrent leur emploi malgré des séquelles persistantes. Les plus atteints durent cependant se réorienter vers des métiers moins exigeants physiquement.

Les femmes rescapées présentent un taux d’activité supérieur de 50 % à la moyenne des Françaises à l’époque. Celles (majoritairement juives) dont la famille avait été décimée n’avaient guère d’autre choix que de travailler. Quant aux anciennes résistantes, elles étaient peu désireuses de devenir femmes au foyer.

La majorité des survivants s’est redirigée vers son métier initial ou celui de son père : la continuité prévaut. Une minorité profita toutefois de la possibilité qui lui était offerte de reprendre des études pour changer d’emploi.

Les professions tournées vers autrui, que ce soit dans le domaine médical ou l’enseignement, sont sur-représentées. De même pour les métiers prestigieux (l’art, la recherche, le journalisme…) ou liés à l’honneur (l’armée par exemple) ; on peut y voir une soif de revanche. On note aussi une sur-représentation d’artisans et de commerçants. Cette volonté d’indépendance provient du désir d’une partie d’entre eux d’échapper à la hiérarchie et aux ordres qui leur rappelaient de mauvais souvenirs.

Ils ne laissèrent pas passer l’ascenseur social des Trente Glorieuses puisqu’un tiers d’entre eux connut une nette mobilité ascendante par rapport au milieu social de leurs parents ou à leur situation professionnelle précédant leur arrestation. Seuls 2 % connurent un déclassement.


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Moins d’enfants, mais autant de divorces

Leur mise en couple fut assez rapide, aussi bien chez les célibataires que chez les veufs. Les survivantes se marièrent souvent dès 1946. Il faut dire qu’elles avaient du « retard » par rapport à l’âge moyen du mariage qui était autour de 23 ans à l’époque. Certaines témoignent que, pour elles, le premier homme convenable était le bienvenu, car il représentait l’occasion de quitter le domicile parental ou de se réinsérer pour celles dont la famille avait été décimée.

Les rescapées épousèrent généralement des hommes mûrs, car les « jeunets » de leur âge leur semblaient trop insouciants et superficiels pour les comprendre. Les rescapés, eux, attendirent généralement de retrouver une situation professionnelle stable avant de songer au mariage. Les anciens déportés furent deux fois moins nombreux que leurs contemporains à rester célibataires. Ceux qui restèrent célibataires furent essentiellement ceux qui souffraient le plus de séquelles physiques et mentales.

Plus de 10 % des mariages furent entre rescapés. Ces mariages endogames concernaient deux fois plus les anciens résistants que les juifs, sans doute parce que les réseaux de la Résistance puis les associations d’anciens déportés étaient propices aux rencontres.

Paradoxalement, les mariages endogames présentent un taux de divorce deux fois plus élevé que les autres. Si le vécu commun des survivants pouvait les rapprocher, cette base n’était pas nécessairement suffisante pour construire un couple durable.

Plus globalement, le taux de divorce des rescapés se situe dans la moyenne nationale. Les mariages précoces, y compris en secondes noces, ne furent pas toujours heureux. Le quotidien de la vie à deux put rapidement sembler banal et médiocre par rapport au bonheur du retour idéalisé dans les camps. Les rescapés divorcèrent deux fois moins souvent que les rescapées, notamment parce que, d'après les témoignages, les épouses de survivants étaient plus tolérantes aux séquelles que les époux des survivantes.

L’enfantement, par sa symbolique, était souvent vécu comme une victoire sur le nazisme et sur la mort, en particulier chez les juifs. L’empressement à créer une famille ne déboucha toutefois pas sur des familles nombreuses puisque les survivantes eurent en moyenne 1,9 enfant contre 2,4 pour leurs contemporaines. Cet écart s’explique par des mariages plus tardifs que la moyenne, des enfantements qui réveillaient le passé qu’une partie d’entre elles avaient cherché à oublier, mais aussi, tout simplement, par des séquelles telles que le vieillissement prématuré.

Le camp comme catalyseur

Quelle fut l’influence des camps sur les croyances ? « Ni pardon ni oubli » fut la ligne adoptée par la majorité des rescapés.

L’expérience concentrationnaire déboucha rarement sur de l’antigermanisme primaire : celui-ci fut limité et décroissant, malgré des critiques sur la faible dénazification mise en place en Allemagne.

Le ressentiment visait surtout des personnes spécifiques : tel SS ou tel kapo (un déporté chargé de superviser les autres déportés), particulièrement cruel, ou bien encore tel milicien à l’origine de leur arrestation. Une forte minorité de survivants (environ 30 %) semble être retournée sur les lieux de son ancien camp en guise de « travail de mémoire ».

Les plus jeunes d’entre eux qualifiaient parfois leur expérience concentrationnaire d’« université ». Si ce terme peut choquer, il est indéniable que ces quelques mois ou années ont marqué leur esprit. La plupart des survivants ont acquis une vision pascalienne de la condition humaine : ils disent avoir côtoyé le pire, mais aussi le meilleur à l’instar de liens de fraternité exceptionnels noués avec quelques camarades de déportation.

On peut se livrer à l’uchronie : leur vie eût-elle été radicalement différente s’ils n’avaient pas été déportés ? Paradoxalement, si l’on compare le chemin parcouru par les anciens déportés, avant leur arrestation et après leur rapatriement, on note relativement peu de discontinuités. Peu sont tombés dans le nihilisme ou disent que « Dieu est mort dans les camps ».

La déportation semble avoir été un catalyseur plutôt qu’une rupture : elle a renforcé leurs traits de caractère, leurs valeurs et leurs convictions politiques.

The Conversation

Denis Monneuse ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.04.2025 à 16:25

De Vichy à Trump : la science sous le feu du « modernisme réactionnaire »

Nicolas Brisset, Maître de conférences en sciences économiques (HDR), Université Côte d’Azur

Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’Azur

Rejet des sciences sociales pour leur gauchisme réel ou supposé, mise sur un piédestal de jeunes ingénieurs censés régénérer l’État : entre le régime de Vichy et l’administration Trump 2, les parallèles sont frappants.
Texte intégral (3219 mots)

Toute comparaison a bien sûr ses limites, mais alors que des parallèles sont effectués de plus en plus souvent entre la politique conduite par l’administration Trump et certains aspects des régimes des années 1930 et 1940, il est intéressant de souligner ce que l’actuelle administration de Washington a en commun avec le régime de Vichy, spécialement dans son rapport aux sciences sociales et dans sa vision de la modernisation technologique.


Cent jours après le début du second mandat de Donald Trump, de nombreux historiens estiment, au vu du comportement de la nouvelle administration et de certains de ses membres les plus influents, que nous assistons à une forme de retour des années 1930. Fait notable, les éminents historiens américains Robert Paxton et Timothy Snyder identifient dans le trumpisme un nouveau fascisme, dont certaines caractéristiques peuvent être autant rapprochées des pratiques de Benito Mussolini et d’Adolf Hitler. Sur ce même site, Johann Chapoutot souligne quant à lui combien le nazisme reste une « référence indépassable » pour les extrêmes droites à travers le monde, au premier titre desquelles figure celle qui gouverne les États-Unis.

À la recherche d’exemples passés susceptibles d’éclairer la situation présente, un autre cas historique – peut-être moins immédiat et moins spectaculaire – est mobilisé de façon croissante par les commentateurs anglophones : celui de la France de Vichy.

Cette analogie nous invite à examiner sérieusement les similitudes idéologiques entre l’administration Trump et le régime dirigé par Philippe Pétain de juillet 1940 à août 1944. Et, de fait, les points de convergence semblent abonder : les deux régimes alimentent le rejet qu’éprouvent des pans entiers de la population vis-à-vis de la démocratie parlementaire et des institutions républicaines ; tous deux désignent volontiers des ennemis intérieurs, définis par des caractéristiques ethniques ou idéologiques, qui mettraient en péril l’ordre social ; et l’un comme l’autre procèdent au renversement d’alliances géostratégiques, les anciens ennemis devenant les nouveaux alliés (l’Allemagne d’Hitler pour Pétain, la Russie de Poutine pour Trump).

À ces éléments vient s’ajouter une double dynamique particulièrement frappante : d’une part, l’hostilité à l’égard du savoir scientifique, notamment des sciences humaines et sociales ; et d’autre part, la tentative d’une alliance idéologique paradoxale entre tradition et modernité.

S’il est certain que les comparaisons historiques ont leurs limites, elles peuvent aussi avoir l’avantage de nous ouvrir les yeux sur des phénomènes à l’œuvre en nous offrant certaines grilles d’analyse à même d’interroger la période contemporaine.

Haro sur les sciences sociales !

Dès son accession au pouvoir, le régime de Vichy prit pour cible certaines disciplines scientifiques. La sociologie, dont la France fut l’un des berceaux, subit les foudres réactionnaires de la nouvelle administration qui l’accusait d’avoir contribué à la décadence morale du pays, ayant ainsi précipité sa défaite face à l’Allemagne nazie.


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Cette jeune discipline, intimement liée à l’essor de la IIIe République, laïque et démocratique, avait aux yeux du régime de Vichy participé de la dissolution des fondements naturels de la société, notamment de la famille et de la religion catholique. La sociologie durkheimienne fut par exemple explicitement attaquée par François Perroux, professeur d’économie et idéologue influent sous Vichy, qui lui reprochait de dangereusement relativiser l’ordre social. En lieu et place d’une analyse des déterminations sociales, Perroux défendait une vision essentialiste où corporations professionnelles, famille et nation étaient perçues comme des réalités immuables dictées par un ordre divin.

La défiance de Vichy envers les sciences humaines et sociales s’inscrivait dans un anti-intellectualisme plus large, visant également les mouvements antifascistes, féministes, socialistes et marxistes. C’est à ces mouvements que le régime de Vichy associait alors la discipline sociologique. La dissolution de la Ligue des droits de l’homme, la persécution d’intellectuels antifascistes et l’épuration des universités en furent les conséquences.

En plus d’une censure sévère s’appliquant aux idées de la sociologie durkheimienne, ses lieux d’enseignement furent supprimés (la chaire de Sociologie en Sorbonne et le Centre de documentation sociale disparaissent dès 1940) et ses grandes figures persécutées. Plus fondamentalement encore, c’est à un véritable travail de « rééducation de la sociologie », pour reprendre les mots de l’historienne Francine Muel-Dreyfus, que s’est attaché le régime de Vichy.

Le trumpisme renoue avec cette hostilité envers certaines disciplines scientifiques, en particulier envers les savoirs critiques. Il mène aujourd’hui une attaque féroce contre la communauté académique en édictant des listes de mots interdits et en effectuant des coupes budgétaires massives dans des pans entiers de la recherche américaine.

Les études sur le changement climatique et la santé publique, ainsi que les travaux traitant des questions de diversité, d’égalité et d’inclusion sont clairement en première ligne, entrant dans cette grande catégorie fourre-tout du « wokisme » vilipendée ad nauseam par l’administration Trump.

Cette guerre faite aux sciences sociales est depuis quelques semaines déguisée en procès en antisémitisme. Le cas de l’Université de Columbia, qui a cédé sous la pression du républicain et annoncé une série de mesures destinées à revoir « sa gestion des mouvements étudiants » en embauchant un nouveau service de sécurité interne, est des plus emblématiques.

Mais Columbia, que Trump menace maintenant d’une mise sous surveillance fédérale, n’est pas la seule université attaquée. L’administration a ainsi gelé les subventions et lancé des enquêtes pour « antisémitisme » au sein d’une cinquantaine d’autres établissements d’enseignement supérieur.

Un nouveau modernisme réactionnaire ?

Comme d’autres régimes autoritaires, Vichy ne célébrait pas seulement un passé idéalisé par la tradition (le « retour à la terre ») ; il ambitionnait aussi de réinventer la modernité, jouant sur une alliance paradoxale entre réaction et révolution.

Son programme de « Révolution nationale » mêlait ainsi valeurs traditionalistes et ambitions modernisatrices, comme le met bien en scène cette affiche de propagande de 1942.

Affiche diffusée en France en 1942.

Le régime poursuivait un « modernisme réactionnaire » – terme par lequel l’historien américain Jeffrey Herf (1984) définit le nazisme, mais qui s’applique également à Vichy – qui ne cherchait pas seulement à détruire les savoirs existants, mais entendait restructurer les sciences autour d’une idéologie propre.

On en trouve un exemple paradigmatique avec le cas de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains. Cet équivalent d’un CNRS pour le régime de Vichy – dirigé par le médecin eugéniste Alexis Carrel, appuyé par François Perroux, un temps secrétaire général – œuvrait à réorganiser les disciplines scientifiques (biologie, économie, psychologie et démographie) autour d’un projet eugéniste visant la régénération nationale. Il s’agissait à la fois de fortifier une population amollie par le libéralisme politique et de participer à la construction d’un système économique corporatiste en phase avec les inégalités « naturelles ».

Déjà en 1935 dans son best-seller l’Homme, cet inconnu, Alexis Carrel caressait le rêve de substituer à la démocratie un système fondé sur des qualités biologiques :

« Il faut que chacun occupe sa place naturelle. Les peuples modernes peuvent se sauver par le développement des forts. Non par la protection des faibles. »

Il est alors de la responsabilité des scientifiques du régime – au premier titre desquels les économistes, les statisticiens et les biologistes – de mettre en place ce système fidèle aux fondements de la société : le pouvoir des chefs et les hiérarchies clairement identifiées dans toutes les sphères de la vie sociale. En 1943, Perroux défendait l’idée qu’« avant d’être limité, le pouvoir doit être établi », fustigeant ainsi la « médiocrité » des « cœurs débiles » qui refusaient ces hiérarchies au nom de la lutte contre l’« oppression ».

Cette refondation de la science au nom d’un idéal réactionnaire trouve un écho troublant dans la figure d’Elon Musk. Sous couvert de champion du progrès technologique, Musk incarne surtout une vision autoritaire et intolérante, voire franchement eugéniste, où l’innovation est mise au service d’une concentration extrême du pouvoir économique et politique. Sur sa plateforme X, Musk a ainsi promu l’idée qu’une « République » fondée sur la liberté de pensée ne pourrait exister qu’à condition d’être dirigée par des « hommes de haut statut », les femmes et les « hommes à faible taux de testostérone » n’y ayant pas leur place.

Cette conception biologisante du pouvoir s’accompagne d’une rhétorique brutale qui voit Musk et Trump user régulièrement du terme « attardé » (retard) pour disqualifier leurs opposants.


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De Vichy à Washington, l’objectif de remplacer une bureaucratie supposément indolente et boursouflée par une nouvelle élite dont l’expertise technique s’exercerait au-delà du politique a un goût de déjà-vu. En effet, après l’exemple du vieux maréchal Pétain qui avait placé à la tête de certains ministères de jeunes et brillants ingénieurs civils censés renforcer l’appareil d’État, il y a une forme d’ironie tragique à voir le septuagénaire magnat de l’immobilier Trump accorder une place éminente à Musk et à ses DOGE Kids, une fidèle équipe de très jeunes ingénieurs informatiques chargés officiellement de chasser le gaspillage dans les administrations et les agences fédérales – en réalité, de les affaiblir et de privatiser ce qui peut l’être.

Qu’il s’agisse de Vichy hier, du trumpisme ou du techno-autoritarisme aujourd’hui, les mouvements réactionnaires ne cherchent pas seulement à censurer ou à discréditer les savoirs scientifiques. Leur ambition dépasse la simple suppression puisqu’ils visent à imposer leur propre vision du monde en restructurant la science et l’innovation selon des cadres idéologiques propres, faisant peser une menace inédite sur les institutions et les pratiques démocratiques.

Clairement, l’administration Trump est dans sa phase destructive, mais le précédent Vichy nous invite à suivre avec une grande attention si et comment vont s’amorcer des réagencements dans les programmes de recherches états-uniens. L’appel à une renaissance de la nation autour de valeurs chrétiennes particulièrement rigoristes et dont Trump s’affirme le premier défenseur, dans le cadre d’une véritable « guerre sainte », laisse penser que nous nous dirigeons vers une mise au pas religieuse de la science américaine.

Attentisme, défaitisme ou sursaut ?

Face à cette incroyable percée autoritaire et aux pressions exercées sur les contre-pouvoirs, l’Amérique pourra-t-elle se contenter de faire le dos rond pour les quatre prochaines années (deux, si la majorité bascule lors des prochaines élections du Congrès) ? Certains, à l’image de John Ganz, voient dans ce moment Vichy de l’Amérique un test pour les différentes strates de la société civile, et avant tout pour le personnel politique lui-même, républicain comme démocrate.

Il est d’ailleurs significatif de voir que l’épithète « Vichy » affublé à la situation états-unienne est apparu avant même la première prise de fonctions de Trump. Dès juin 2016, l’historien et documentariste Ken Burns avait parlé de « Vichy Republicans » pour fustiger ceux qui avaient abandonné à Trump le Grand Old Party ; ceux qui, par opportunisme ou par résignation, avaient trahi l’intérêt supérieur de la nation, tout comme trahirent l’écrasante majorité de députés et des sénateurs français lorsqu’ils accordèrent les pleins pouvoirs constituants à Pétain, le 10 juillet 1940.

Il y eut, ne les oublions pas, les Vincent Auriol, les Léon Blum et les Paul Ramadier. Ils furent 80 (contre 569) à dire non à Pétain. Où sont, aujourd’hui, les figures démocrates qui résistent ouvertement à l’administration Trump ? Cette question travaille déjà l’opinion américaine, et c’est au tour du Parti démocrate et de ses représentants de se voir ramenés à la France des années noires : ces « Vichy Democrats » sont accusés d’abandonner trop vite la lutte face aux prises de décisions de la nouvelle administration Trump, offrant la vision lénifiante d’un parti d’opposition qui semble atone et aphone.

Pour autant, certains démocrates tentent de se faire entendre. Le 12 mars dernier, le représentant John Larson s’est vivement emporté contre ses collègues républicains qui étaient intervenus pour bloquer l’audition d’Elon Musk, dispensant ce dernier de devoir rendre des comptes devant la principale Commission fiscale du Congrès. À mesure que les élections de mi-mandat approchent, on peut s’attendre à ce que les prises de parole protestataires se multiplient.

En réalité, alors que le régime de Vichy n’avait suscité qu’une résistance tardive de la population et de ses élites, les États-Unis de Trump voient déjà se structurer d’importants mouvements de contestation. Les coupes budgétaires tous azimuts dans le financement de la recherche universitaire trouvent sur leur chemin des contre-pouvoirs, notamment à l’échelon des États fédéraux tels que la Californie et New York, qui saisissent la justice et assurent des financements d’urgence.


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Le 7 mars 2025, de larges manifestations à l’appel du collectif Stand Up For Science ont eu lieu dans une trentaine de villes américaines, trouvant d’ailleurs un réel écho international (en France notamment). À l’inverse de Columbia, Harvard vient d’annoncer qu’elle n’entendait pas se plier aux injonctions de l’administration Trump, renonçant ainsi à quelque 2,2 milliards de dollars de financement.

Ce refus, le tout premier auquel l’administration Trump est confrontée, a provoqué l’ire du président qui engage désormais un véritable bras de fer pour faire plier Harvard. La résistance de la plus ancienne et la plus prestigieuse des universités américaines annonce-t-elle un réveil des institutions académiques dans leur ensemble ? Plus largement, l’opinion publique américaine se rangera-t-elle derrière ses scientifiques ? Se retournera-t-elle contre l’homme qu’elle vient tout juste d’installer une seconde fois à la Maison Blanche ? Les prochains mois diront si la mobilisation du monde académique préfigure un sursaut de l’opinion publique dans le même sens.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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