30.09.2025 à 12:27
Gonzalo Maturana, Associate Professor of Finance, Emory University
Andrew Teodorescu, Ph.D. Candidate in Finance, Stanford University
Christoph Herpfer, Assistant Professor of Business Administration, University of Virginia
Ce 1er octobre 2025, l’échec des négociations budgétaires au Congrès a mené à un shutdown. Concrètement, l’administration fédérale pourrait cesser de fonctionner. Une étude sur celui de 2013 – 16 jours durant – révèle des effets négatifs à long terme : un turnover plus élevé, des pertes de productivité mesurables et des coûts de recrutement exorbitants.
Alors que l’année fiscale fédérale touche à sa fin, une perspective malheureusement familière est discutée à Washington : une possible paralysie de l’administration fédérale. Pour les fonctionnaires fédéraux, cela ne pouvait arriver à un pire moment.
Dans le paysage politique divisé et polarisé des États-Unis, les démocrates et les républicains comptent sur des projets de loi de financement provisoires à court terme pour maintenir le gouvernement en activité, en l’absence d’accords budgétaires à plus long terme.
Alors que les partis sont éloignés d’un accord sur les termes d’une résolution budgétaire, même à court terme, le gouvernement doit cesser de fonctionner le 1er octobre 2025, à moins d’un accord de la dernière chance. Si ce shutdown se produit, cela marquerait un autre moment difficile cette année pour des fonctionnaires qui ont fait face à la suppression de plus de 300 000 emplois. Cette procédure de licenciement massif tient aux efforts de l’administration Trump pour restructurer ou supprimer en grande partie certaines agences gouvernementales. L’objectif : accroître leur efficacité.
Avec un potentiel shutdown, des centaines de milliers d’employés fédéraux seraient mis à pied – renvoyés chez eux sans salaire jusqu’à ce que le financement du gouvernement fédéral reprenne.
En tant qu’économistes spécialisés dans les marchés du travail et de l’emploi du secteur public, et ayant examiné des millions de dossiers du personnel fédéral liés à de telles fermetures gouvernementales dans le passé, nous avons constaté que les conséquences vont bien au-delà des images désormais familières de parcs nationaux fermés et de services fédéraux bloqués. Sur la base de notre étude du shutdown d’octobre 2013 au cours de laquelle environ 800 000 employés fédéraux ont été mis à pied pendant 16 jours, la fermeture des agences fédérales laisse un effet négatif durable sur ces fonctionnaires, remodelant leur composition et affaiblissant leur performance pour les années à venir.
Des millions d’États-Uniens interagissent chaque jour avec le gouvernement fédéral. Plus d’un tiers des dépenses nationales états-uniennes sont acheminées par le biais de programmes fédéraux, notamment Medicare. Les fonctionnaires fédéraux gèrent par exemple les parcs nationaux, rédigent des règlements environnementaux et aident à assurer la sécurité du transport aérien.
Quelles que soient les tendances politiques de chacun, si l’objectif est d’avoir un gouvernement qui s’acquitte efficacement de ces responsabilités, il est essentiel d’attirer et de retenir une main-d’œuvre compétente.
La capacité du gouvernement fédéral à le faire peut être de plus en plus difficile, en partie parce que les shutdown prolongées peuvent avoir des effets secondaires.
Lorsque le Congrès ne parvient pas à approuver des crédits, les agences fédérales doivent licencier des fonctionnaires dont les emplois ne sont pas considérés comme « exemptés » – parfois communément qualifiés d’essentiels. Ces fonctionnaires exclus continuent de travailler, tandis que d’autres n’ont pas le droit de travailler ou même de faire du bénévolat jusqu’à ce que le financement du gouvernement fédéral reprenne.
Le statut spécifique de ces « congés » imposés aux fonctionnaires pendant ce shutdown reflète les sources de financement de ces postes et les catégories de mission données, et non les performances d’un individu. Par conséquent, il ne donne aucun signal sur les perspectives d’avenir pour un fonctionnaire et agit principalement comme un choc pour le moral. Il est important de noter que les congés ne créent pas de pertes de richesse à long terme ; les arriérés de salaire ont toujours été accordés et, depuis 2019, sont légalement garantis. Les fonctionnaires touchent leur salaire, même s’ils peuvent faire face à de réelles contraintes financières à court terme.
Un observateur cynique pourrait qualifier les congés de congés payés, mais les données racontent une autre histoire.
À l’aide de nombreux dossiers administratifs sur les fonctionnaires civils fédéraux du shutdown d’octobre 2013, nous avons étudié la façon dont ce choc moral s’est répercuté sur le fonctionnement des agences gouvernementales. Les fonctionnaires exposés à des congés lors du shutdown étaient 31 % plus susceptibles de quitter leur emploi dans l’année.
Ces départs n’ont pas été rapidement remplacés, ce qui a forcé les agences à compter sur des travailleurs temporaires coûteux et a entraîné des déclins mesurables dans les fonctions essentielles telles que les paiements, l’application des lois et les processus pour délivrer des brevets.
En outre, nous avons constaté que cet exode s’est renforcé au cours des deux premières années suivant un shutdown. Elle se stabilise ensuite par une baisse permanente des effectifs, ce qui implique une perte durable de capital humain. Le choc moral est plus prononcé chez les jeunes femmes et les professionnels très instruits qui ont beaucoup d’opportunités extérieures. En effet, notre analyse des données d’enquête d’un shutdown ultérieur en 2018-2019 confirme que c’est le moral, et non la perte de revenus, qui est à l’origine de ces départs massifs.
Les fonctionnaires qui se sont sentis les plus touchés ont signalé une forte baisse de leur capacité d’action, d’initiatives et de reconnaissance. De facto, ils étaient beaucoup plus susceptibles de planifier un départ.
L’effet de la perte de motivation est frappant. À l’aide d’un modèle économique simple où l’on peut s’attendre à ce que les travailleurs accordent de la valeur à la fois à l’argent et à leur objectif, nous estimons que la baisse de la motivation intrinsèque après un shutdown nécessiterait une augmentation de salaire d’environ 10 % pour compenser.
Certaines personnes ont soutenu que ce départ de fonctionnaires est nécessaire, une façon de réduire le gouvernement fédéral pour « affamer la bête ».
Les preuves brossent un tableau différent. Les agences les plus durement touchées par les licenciements se sont tournées vers des entreprises de recrutement temporaire pour combler les emplois non pourvus. Au cours des deux années qui ont suivi le shutdown de 2016, ces organismes ont dépensé environ 1 milliard de dollars de plus en sous-traitants qu’ils n’ont économisé en salaires.
Les coûts vont au-delà des dépenses de remplacement, car la performance du gouvernement en souffre également. Les organismes qui ont été les plus touchés par le shutdown ont enregistré des taux plus élevés de paiements fédéraux inexacts pendant plusieurs années. Même après une récupération partielle de la main-d’œuvre fédérale, les pertes se sont élevées à des centaines de millions de dollars que les contribuables n’ont jamais récupérés.
D’autres postes nécessitant des compétences spécialisées ont également connu un déclin. Les poursuites judiciaires ont diminué dans les agences qui ont manqué d’avocats expérimentés, et les activités de brevetage ont chuté dans les agences scientifiques et d’ingénierie après le départ d’inventeurs clés.
Les estimations officielles des coûts du shutdown se concentrent généralement sur les effets à court terme sur le PIB et des arriérés de salaire. Nos résultats montrent qu’une facture encore plus importante se présente plus tard sous la forme d’un turnover plus élevé du personnel, de coûts de main-d’œuvre plus élevés pour combler les postes non pourvus et des pertes de productivité mesurables.
Les shutdown sont des chocs brutaux et récurrents qui démoralisent les fonctionnaires et érodent leurs performances. Ces coûts se répercutent sur tous ceux qui dépendent des services gouvernementaux. Si le public veut des institutions publiques efficaces et responsables, alors nous devrions tous nous soucier d’éviter ces blocages gouvernementaux.
Après une année déjà mouvementée, il n’est pas clair si un shutdown à venir ajouterait considérablement la pression sur les fonctionnaires fédéraux ou aurait un effet plus limité. Beaucoup de ceux qui envisageaient de partir sont déjà partis par le biais de rachats de leurs congés ou de licenciements forcés cette année. Ce qui est clair, c’est que des centaines de milliers d’employés fédéraux sont susceptibles de connaître une autre période d’incertitude.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
29.09.2025 à 16:50
Chloé Zanardi, Assistant professor, TBS Education
Frédéric Le Roy, Professeur de Management Stratégique - MOMA et Montpellier Business School, Université de Montpellier
La « coopétition », c’est-à-dire la coopération sur un projet donné par deux acteurs se trouvant par ailleurs en compétition, est un processus complexe qui peut achopper à divers moments. C’est ce que l’on constate en examinant la difficile progression du projet d’avion du futur porté conjointement par Dassault et Airbus Defense and Space.
Alors que Dassault enchaîne les succès à l’international avec son Rafale, le projet de Système de combat aérien du futur (Scaf), censé incarner l’avenir de l’aviation de combat européenne, s’enlise. L’été 2025 a marqué un nouveau coup d’arrêt pour l’ambitieux programme d’avion de combat du futur qui réunit Dassault, représentant les intérêts français, et Airbus Defense and Space, représentant notamment les intérêts allemands.
Depuis ses débuts, le projet, qui se présente principalement comme une « coopétition » entre Dassault et Airbus Defense and Space, peine à avancer alors qu’il est annoncé comme le successeur du Rafale. Le 22 juillet, Éric Trappier, PDG de Dassault, a dénoncé une gouvernance de projet « sans vrai leader » et menacé de quitter le programme. Berlin a alors d’abord répliqué en avertissant contre tout changement de gouvernance au profit de l’industriel français avant de menacer à son tour de quitter le projet pour se tourner vers de nouveaux partenaires.
Le constat est celui d’une coopération à l’arrêt, dans un contexte géopolitique où l’Europe cherche pourtant à renforcer son autonomie stratégique. La question centrale est la suivante : comment concilier les intérêts de la défense des États européens, qui rend nécessaires des programmes européens ambitieux comme le Scaf, avec les intérêts des entreprises nationales ?
Né en 2017, le projet Scaf vise à développer un avion de combat capable de rivaliser avec le F-35 Lightning II américain. Selon la France et l’Allemagne, qui en sont à l’origine, ainsi que l’Espagne, le F-35 représente une menace pour la souveraineté européenne et justifie le lancement d’un programme spécifiquement européen.
L’entrée en service du Scaf est prévue à l’horizon 2040, avec des objectifs ambitieux. C’est un système de système incluant un avion furtif, un « cloud de combat » et une flotte de drones, pensé afin de répondre à la montée en gamme technologique des autres puissances. Le projet est aujourd’hui en phase 1B, étape préparatoire avant la construction d’un démonstrateur de vol lors de la phase 2.
Pour Berlin, il s’agit de garantir la continuité de son industrie aéronautique militaire grâce à une coopération étroite avec la France et l’Espagne. « La réussite du projet est une condition essentielle à la compétitivité de l’industrie aéronautique militaire allemande et européenne », souligne le ministère fédéral allemand de la défense dans le 19e rapport allemand sur l’armement.
La coopétition, c’est-à-dire la coopération avec un concurrent, repose sur une logique paradoxale. Les entreprises collaborent pour créer de la valeur, mais cherchent en même temps à en capter la plus grande part possible pour elles-mêmes. Cela les conduit à partager des connaissances pour progresser et co-innover, tout en protégeant leurs savoirs stratégiques afin d’éviter des transferts non désirés. La coopétition mêle donc confiance et défiance à parts égales et génère inévitablement des tensions.
À l’échelle européenne, la coopétition entre les États et entre les industriels apparaît comme un levier stratégique pour renforcer la souveraineté technologique. Mais cette stratégie comporte aussi des risques majeurs : transferts de connaissances sensibles, captation asymétrique de la valeur co-créée avec un partenaire… qui reste, malgré tout, un concurrent (Le Roy et coll., 2022).
Ces enjeux prennent une dimension particulière lorsqu’ils touchent à la souveraineté. Coopérer avec un industriel étranger, même européen, peut revenir à lui donner les moyens de vous concurrencer demain.
Dans le projet Scaf, ce dilemme coopétitif est particulièrement important. Dassault, côté français, et Airbus Defense and Space, côté allemand doivent coopérer pour développer l’avion du futur dans le cadre d’une ambition européenne. Mais Dassault et Airbus Defense and Space sont en concurrence sur le marché mondial, avec le Rafale pour Dassault et l’Eurofighter pour Airbus. Depuis son lancement, cette relation ambivalente nourrit des tensions persistantes qui fragilisent la progression du programme.
Les tensions entre Dassault et Airbus Defense and Space portent d’abord sur la répartition des tâches et la gouvernance du projet. Au départ, un accord prévoyait une répartition équitable (50/50), Dassault étant désigné maître d’œuvre en raison de son expertise. Mais en 2019, l’intégration de l’Espagne a conduit les États à proposer un partage en trois parts égales.
Le rééquilibrage, perçu comme une remise en cause du rôle central de Dassault, a marqué le début d’un conflit qui ne s’est jamais apaisé. Airbus juge la répartition inéquitable et conteste la maîtrise d’ouvrage française, tandis que Dassault refuse de céder. Faute d’accord, la phase 1B du programme, visant à construire un démonstrateur de vol, a été bloquée.
Les tensions concernent aussi le partage des connaissances, question directement liée aux enjeux de souveraineté. Berlin a réclamé à Dassault d’ouvrir l’accès à certaines technologies, ce que l’industriel français a refusé par crainte d’un transfert non désiré de connaissances. Airbus Defense and Space considère pourtant que, sans cet échange, elle ne pourra pas pleinement bénéficier du co-développement. Angela Merkel soulignait déjà en 2021 que « les questions de propriété industrielle, de partage des tâches et de leadership » restaient centrales. Le PDG de Dassault lui répondait en écho : « Si je donne mon background aujourd’hui et que le programme est annulé dans deux ans, comment serais-je protégé vis-à-vis de la concurrence ? »
Un compromis politique a bien été trouvé fin 2022 entre Paris et Berlin pour débloquer la phase 1B et confirmer le rôle de Dassault. Mais les désaccords persistent et ralentissent à nouveau le programme, au risque de compromettre la suite du projet. Dassault Aviation réclame une gouvernance plus claire, afin de disposer de la latitude nécessaire pour exercer son rôle de maître d’œuvre du pilier n°1 (le développement de l’avion).
« La question se pose pour l’efficacité du projet qui réunit trois pays […] où il n’y a pas un vrai leader mais trois “co-co-co”. […] Comment puis-je assurer un leadership alors qu’en face de moi, j’ai quelqu’un qui pèse deux fois plus ? Comment peut-on diriger un programme si je n’ai même pas le droit de choisir mes sous-traitants en France, en Espagne et en Allemagne ? Ce n’est pas la bonne méthode pour faire voler un avion », résumait Éric Trappier, PDG de Dassault Aviation, le 22 juillet dernier.
Airbus Defense and Space, de son côté, refuse tout changement de gouvernance. « Si les gens veulent que le Scaf existe, nous savons tous comment le faire. Il suffit de revenir à ce qui a été convenu et de s’y tenir. Mais si certains pensent que nous devons repartir de zéro, ce n’est pas acceptable », déclarait son PDG, Michael Schoellhorn, le 19 juin 2025 au salon du Bourget.
Résultat : le projet reste bloqué dans sa phase 1B, censée déboucher sur un démonstrateur de vol. Pour l’instant, le « système de combat aérien du futur » n’existe encore qu’au stade d’avion de papier. Un long chemin coopétitif reste donc à parcourir.
Le Scaf se trouve au cœur d’un débat où s’entremêlent souveraineté, coopétition entre États et entreprises et partage des savoir-faire technologiques. Les tensions coopétitives mettent en péril son avancement, tandis que les États, bien plus que de simples financeurs, apparaissent comme de véritables orchestrateurs politiques et arbitres de cette coopétition fragile. « Nous prendrons une décision sur l’avenir du projet à la fin de l’année », a prévenu Friedrich Merz fin août, rappelant que le processus « ne peut pas durer indéfiniment » et qu’il est désormais impératif de « sortir de l’impasse et accélérer, car le projet ne tolère plus aucun report ». Mais comment ?
Les recherches sur la coopétition montrent que les projets coopétitifs sont traversés par des situations paradoxales que les firmes doivent apprendre à gérer (Le Roy et coll., 2024). Les coopétiteurs doivent à la fois partager et protéger leurs connaissances, co-créer de la valeur tout en cherchant à se l’approprier individuellement, développer la confiance tout en cultivant une certaine méfiance. Leurs intérêts stratégiques peuvent diverger, générant des tensions liées à des comportements opportunistes ou à la gouvernance du projet, comme l’illustre le cas du Scaf. Si elles ne sont pas anticipées et managées, ces tensions risquent d’entraver la dynamique collaborative et de freiner l’avancement des projets.
Le management des projets coopétitifs requiert ainsi des dispositifs adaptés : séparation structurelles entre les activités en coopération et les activités en compétition, intégration individuelle des paradoxes coopétitifs, et mise en place de mécanismes spécifiques à la fois formels et informels.
Dans certains cas, la littérature souligne également l’importance du recours à un acteur tiers, capable d’endosser le rôle d’orchestrateur neutre. Ainsi, une recherche sur le programme Européen Galileo, programme phare de l’industrie spatiale européenne, impliquant les compétiteurs OHB, Thales Alenia Space et Airbus Defence and Space, dévoile les tensions coopétitives au sein du projet qui ont nourri les tensions entre les coopétiteurs (Rouyre et coll., 2019).
Chaque acteur soupçonnait les autres d’être des « free riders » ou des « chasseurs de connaissances », freinant ainsi le partage d’informations stratégiques. Pour surmonter ces blocages, l’Agence spatiale européenne (ESA) a endossé un rôle d’orchestrateur neutre pour centraliser les flux de connaissances, diviser de manière claire des responsabilités industrielles, formaliser les processus et réaliser de la coordination technique. Cette gouvernance formelle a permis de limiter les tensions et d’assurer la réussite du projet.
À lire aussi : Les atouts de Galileo, le GPS européen
La nécessité de manager la coopétition et ses tensions met en évidence deux points de vigilance majeurs pour le Scaf. Premièrement, l’apparente absence de mécanismes adaptés au management d’un projet coopétitif (séparation des activités, intégration des paradoxes, dispositifs formels et informels). Deuxièmement, l’absence d’un orchestrateur neutre entre les deux coopétiteurs. S’inspirer des dispositifs de management de la coopétition identifiés par la recherche en sciences de gestion pourrait offrir des pistes concrètes pour mieux contenir ces tensions et redonner de l’élan à ce projet hautement stratégique pour la souveraineté Européenne.
Le projet Scaf est le miroir des dilemmes européens : la nécessité de coopérer pour peser face aux grandes puissances, mais aussi la volonté de préserver les entreprises nationales.
Il montre qu’un des défis majeurs de la construction d’une défense européenne réside dans la capacité à manager des projets coopétitifs impliquant des entreprises et des États aux intérêts divergents. Deux scénarios sont possibles. Si le Scaf réussit, il pourrait devenir le symbole d’une souveraineté partagée et d’une innovation collaborative entre compétiteurs européens : un modèle transposable au spatial, à l’intelligence artificielle ou au cyber. En revanche, un échec enverrait un signal inquiétant. Il signifierait non seulement l’abandon d’un programme stratégique pour l’Europe, mais aussi la démonstration des limites structurelles de l’ambition de bâtir une véritable défense européenne.
L’enjeu de fond est donc clair : apprendre à manager la coopétition à l’échelle européenne sur des enjeux de souveraineté pour en faire un levier d’innovation, plutôt que de la laisser se transformer en champ de rivalités paralysantes.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
29.09.2025 à 15:49
Tara Sonenshine, Edward R. Murrow Professor of Practice in Public Diplomacy, Tufts University
On estime à 150 000 la baisse du nombre d’étudiants étrangers sur les campus états-uniens cet automne en raison des politiques mises en place par l’administration Trump. Ce retournement de situation va peser sur les campus et sur leur économie locale.
C’est la période où les étudiants reprennent leurs marques à l’université et, comme tous les ans, les campus états-uniens, de Tucson (Arizona) à Tallahassee (Floride), bourdonnent d’activité. Une tendance nouvelle se dessine toutefois.
Par rapport aux évolutions de l’année universitaire 2024-2025, on estime que 30 à 40 % d’étudiants internationaux de moins sont attendus en cet automne 2025, selon la NAFSA-Association of International Educators – une organisation à but non lucratif spécialisée dans l’éducation internationale – et JB International, une entreprise à but lucratif spécialisée dans les technologies éducatives.
Au total, on estime à 150 000 le nombre d’étudiants internationaux en moins qui doivent arriver ces prochaines semaines, en raison des nouvelles restrictions en matière de délivrance de visas et de l’annulation de rendez-vous administratifs dans les ambassades et consulats états-uniens de nombreux pays, tels que l’Inde, la Chine, le Nigeria et le Japon.
Il y avait plus de 1,1 million d’étudiants internationaux – dont plus de la moitié venaient de Chine ou d’Inde – dans les universités états-uniennes au cours de l’année universitaire 2023-2024, selon l’Institute for International Education, qui surveille les programmes destinés aux étudiants étrangers et qui partage les données récentes les plus complètes.
Cette forte baisse du nombre d’étudiants internationaux pourrait coûter 7 milliards de dollars à l’économie des États-Unis au cours de l’année scolaire 2025-2026, selon les estimations de la NAFSA.
Pour trois étudiants internationaux aux États-Unis, un nouvel emploi américain est créé, ou soutenu, par les 35 000 dollars en moyenne que ces étudiants dépensent localement pour le logement, la nourriture, les transports et d’autres frais.
En qualité de chercheuse à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l’université Tufts et ancienne sous-secrétaire d’État à la diplomatie publique dans l’administration Obama, j’ai supervisé de nombreux programmes d’échanges étudiants impliquant de nombreux pays à travers le monde. Je pense que des conséquences économiques majeures se profilent du fait de cette crise des mobilités étudiantes, et qu’elles pourraient s’étirer sur des années.
Les étudiants étrangers ont commencé à venir aux États-Unis au début du XXe siècle, lorsque des philanthropes, tels que les familles Carnegie, Rockefeller et Mott, ont cherché à envoyer des universitaires états-uniens à l’étranger. Ils ont contribué à la création de bourses internationales qui, par la suite, ont souvent été financées par le gouvernement fédéral, comme le programme Fulbright, qui accorde des bourses à des étudiants états-uniens pour leur permettre de passer du temps et de faire des recherches à l’étranger.
En 1919, des organisations à but non lucratif, telles que l’Institute for International Education, servaient d’intermédiaires entre les étudiants étrangers et les universités américaines.
Le nombre d’étudiants étrangers inscrits aux États-Unis n’a cessé d’augmenter à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’émergeait un monde où il était devenu plus facile et moins coûteux de voyager. Alors que 26 000 étudiants étrangers sont venus aux États-Unis au cours de l’année scolaire 1949-1950, ce nombre est passé à 286 343, trois décennies plus tard.
Dans les années 1990, plus de 400 000 étudiants internationaux fréquentaient chaque année les établissements états-uniens. Ce nombre a continué d’augmenter pour dépasser les 500 000 au début des années 2000. Le nombre d’étudiants internationaux inscrits aux États-Unis a passé pour la première fois le cap du million au cours de l’année scolaire 2015-2016.
Alors que les étudiants internationaux ne représentaient que 1 % des 2,4 millions d’étudiants aux États-Unis en 1949-1950, ils représentaient environ 6 % des 18,9 millions d’étudiants en 2023-2024, selon le Migration Institute, un organisme de recherche non partisan. Ce pourcentage est toutefois relativement faible par rapport à la proportion d’étudiants étrangers dans les universités d’autres pays.
Les étudiants internationaux représentaient 38 % des inscriptions totales dans les universités canadiennes, 31 % de l’ensemble des étudiants universitaires en Australie et 27 % de l’ensemble des étudiants au Royaume-Uni au cours de l’année scolaire 2024-2025.
Dans les 90 jours suivant son retour au pouvoir, le président Donald Trump a invoqué la loi de 1952 sur l’immigration et la nationalité, qui donne au secrétaire d’État le pouvoir d’expulser les étudiants étrangers dont le comportement pourrait menacer les intérêts de la politique étrangère américaine.
Depuis, le gouvernement états-unien a révoqué les visas de 6 000 étudiants étrangers, a rapporté le département d’État en août 2025.
Plusieurs arrestations très médiatisées d’étudiants internationaux ont également eu lieu, notamment celle de Rumeysa Ozturk, une étudiante turque de l’Université Tufts (Massachusetts). Les agents des services de l’immigration et des douanes ont arrêté Mme Ozturk en mars 2025, peu après que l’administration a révoqué son visa. Son arrestation est survenue un an après qu’elle a co-rédigé un article d’opinion appelant l’Université Tufts à reconnaître le génocide dans la bande de Gaza et à se désengager de toutes les entreprises ayant des liens avec Israël.
Le secrétaire d’État Marco Rubio a pris parti pour l’arrestation d’Ozturk, déclarant en mars que le gouvernement n’accordera pas de visas aux personnes qui viennent aux États-Unis dans l’intention de « vandaliser des universités, [de] harceler des étudiants, [d’]occuper des bâtiments, [de] semer le trouble ».
En mai 2025, un juge fédéral a statué qu’il n’y avait aucune preuve démontrant qu’Ozturk représentait une menace crédible pour les États-Unis. Elle a alors été libérée du centre de détention pour immigrants.
Mais son arrestation a coïncidé avec celle d’autres étudiants étrangers dans des affaires très médiatisées, comme celle de Mahmoud Khalil, étudiant de troisième cycle à Columbia (New York) et résident permanent aux États-Unis, arrêté après avoir participé à des manifestations sur le campus en faveur des droits des Palestiniens. Ces arrestations ont envoyé le message suivant aux étudiants étrangers, « Il n’est plus aussi sûr qu’avant de venir aux États-Unis ».
L’administration a annoncé d’autres changements qui rendront plus difficile le séjour des étudiants étrangers aux États-Unis, comme une politique de restriction des voyages à partir de 2025, qui bloque ou restreint l’entrée des personnes de 19 pays, principalement du Moyen-Orient et d’Afrique.
L’administration a également annoncé, en août, son intention de limiter à quatre ans la durée de séjour des étudiants étrangers. Actuellement, ceux-ci bénéficient d’un délai de soixante jours après l’obtention de leur diplôme pour rester aux États-Unis, avant de devoir obtenir un visa de travail ou un autre type d’autorisation pour rester légalement dans le pays.
L’Université de New York, l’Université Northeastern de Boston (Massachusetts) et l’Université Columbia sont celles qui ont accueilli le plus grand nombre d’étudiants internationaux en 2023-2024. Mais ceux-ci ne se concentrent pas uniquement dans les grandes villes à tendance démocrate.
L’Université d’État de l’Arizona a accueilli le quatrième plus grand nombre d’étudiants internationaux cette année-là, et l’Université Purdue dans l’Indiana et l’Université du Texas du Nord figurent également parmi les dix établissements qui accueillent le plus grand nombre d’étudiants internationaux.
Tous ces établissements, ainsi que d’autres, comme les universités de Kansas City (Missouri) – qui ont accueilli beaucoup moins d’étudiants internationaux que prévu au printemps, certains d’entre eux n’ayant pas pu obtenir de visa – subiront les conséquences financières du refus d’accueillir des étudiants internationaux aux États-Unis.
En raison de toutes ces évaluations, je pense qu’il existe des arguments solides en faveur d’une augmentation du nombre d’étudiants étrangers accueillis aux États-Unis plutôt que d’une réduction.
Tara Sonenshine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.09.2025 à 14:52
Carmela D'Avino, Professor of Finance, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM- Lille Economie Management, F-59000 Lille, France., IÉSEG School of Management
En France, les biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouveraient à l’étranger, causant une perte fiscale de plus de 80 milliards d’euros. Comment limiter cette fraude fiscale ? Une réponse porte sur le fonctionnement des banques offshore, notamment l’encadrement des filiales étrangères de ces grandes banques globales basées dans des paradis fiscaux.
La France doit trouver environ 40 milliards d’euros d’économies pour atteindre un déficit de 4,6 % du PIB d’ici 2026. Parmi les solutions envisagées par le gouvernement de François Bayrou (décembre 2024-septembre 2025), une taxe de 2 % sur les fortunes supérieures à 100 millions d’euros, dite « taxe Zucman », pourrait rapporter près de 20 milliards par an. Cette proposition a été rejetée de justesse par le Sénat, le 12 juin 2025.
En France, l’appellation « ultrariches » désigne les personnes les plus aisées, soit environ de 0,1 % à 0,01 % des foyers fiscaux, ce qui correspond à quelque 74 500 foyers fiscaux en 2022. Selon l’Insee et l’Observatoire des inégalités, pour une personne seule après impôts le seuil d’entrée dans les 0,1 % correspond à environ 19 500 euros par mois, tandis que pour les 0,01 % il s’élève à environ 70 000 euros mensuels.
Dans ce contexte, plusieurs spécialistes préfèrent insister sur la lutte contre l’évasion fiscale offshore, qui pourrait réduire significativement le manque à gagner.
Cette orientation pourrait conférer au nouveau premier ministre Sébastien Lecornu un avantage politique : en choisissant de cibler les fraudeurs plutôt que les contribuables créateurs d’emplois, il peut à la fois répondre à l’exigence de justice fiscale exprimée par l’opinion publique et rassembler une majorité parlementaire autour de son projet de budget.
Cette exigence de justice fiscale trouve un écho jusque chez certains patrons, comme celui de Mistral. Ces derniers appellent à plus de justice fiscale tout en expliquant qu’ils ne peuvent pas payer davantage d’impôts.
Une étude des économistes Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman montre qu’un nombre conséquent d’individus très fortunés sont à l’origine des plus grandes fraudes fiscales. Les entreprises, quant à elles, privilégient souvent des stratégies d’optimisation fiscale, légales mais agressives. En revanche, une part importante de la richesse mondiale cachée provient d’évasions individuelles. En France, on estime que 30 à 40 % des biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouvent à l’étranger, causant une perte fiscale entre 80 et 100 milliards d’euros.
Les débats politiques portent beaucoup sur les moyens donnés à la direction générale des finances publiques (DGFiP) du ministère de l’économie et des finances pour lutter contre la fraude. Mais peut-être faudrait-il élargir la perspective et ne pas se limiter aux fraudeurs eux-mêmes. Ce système complexe repose sur le fonctionnement des banques offshore, notamment les filiales étrangères des grandes banques globales basées dans des paradis fiscaux.
Les fuites comme les Pandora Papers ont montré que des banques telles que la HSBC ou la Société Générale aidaient leurs clients ultrariches à créer des entités offshore dans des endroits comme les îles Vierges britanniques ou Panama. Ces filiales – près de 15 600 sociétés-écrans – permettent de masquer la véritable propriété des biens et de déplacer les actifs hors de portée des autorités fiscales, tandis que les banques mères gardent une distance officielle.
Un autre exemple prégnant du détournement du fonctionnement du système bancaire est le scandale CumCum (du latin cum, pour « avec dividendes ») de 2018. L’objectif d’une opération de CumCum est d’échapper aux prévisions de l’article 119 bis, 2, du Code général des impôts. Selon ce texte, les dividendes versés à des personnes non domiciliées ou établies sur le territoire français doivent faire l’objet d’une retenue à la source.
Concrètement, il consiste pour un actionnaire d’une entreprise à transférer temporairement la propriété de ses actions, quelques jours avant la distribution des dividendes à des sociétés-écrans ou à des établissements bancaires offshore. Après le versement des dividendes, les actions et l’argent étaient restitués à leur propriétaire initial.
Comment des banques sous haute surveillance laissent-elles passer de telles pratiques ? La réponse réside dans la supervision fragmentée des activités bancaires internationales.
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Les banques font l’objet d’une surveillance stricte dans leur pays d’origine, mais leurs filiales implantées dans les paradis fiscaux échappent souvent à un contrôle aussi rigoureux. Une banque française est supervisée par les autorités françaises et européennes (Banque centrale européenne [BCE], Aide à la création ou à la reprise d'une entreprise [Acre]) pour ses activités principales. Ses filiales, situées dans des pays comme Singapour ou les îles Caïmans, sont généralement soumises aux règles locales, qui peuvent différer en termes d’exigences et de contrôle.
Pour colmater ces failles, il faudrait une responsabilité renforcée à l’échelle du groupe bancaire. Les superviseurs nationaux doivent avoir une vision complète des réseaux mondiaux via un reporting pays par pays obligatoire, ainsi qu’une divulgation claire des bénéficiaires effectifs, souvent connus seulement des régulateurs locaux.
Même si l’Union européenne a renforcé récemment ses exigences en matière de reporting pour les pays tiers, l’application reste un problème, surtout dans des juridictions peu transparentes ou avec peu de ressources.
L’évasion fiscale profite largement à ces zones grises. Les initiatives internationales, comme la norme commune de déclaration CRS (modèle de convention de l’OCDE sur l’échange de renseignements en matière fiscale), ont amélioré les échanges d’information, mais leur efficacité varie selon les pays participants.
Une solution serait d’aller plus loin dans la coopération internationale, avec un échange rapide des données, des enquêtes conjointes et une assistance judiciaire mutuelle.
Il faudrait aussi imposer aux filiales offshore les mêmes règles de transparence que les succursales nationales, avec des sanctions en cas de manquements allant jusqu’à la limitation de leurs activités dans les juridictions à risque. Les règles pour les marchés publics ou pour les licences pourraient être conditionnées au respect des normes internationales de transparence fiscale.
Il existe des difficultés majeures en matière réglementaire. Les banques, présentes dans plusieurs pays, sont principalement supervisées par des autorités prudentielles dont le mandat vise à garantir la stabilité financière et institutionnelle, et non à faire respecter la conformité fiscale. Leur mission consiste à prévenir les risques de solvabilité et les crises systémiques, et non pas à examiner si les banques facilitent l’évasion fiscale – une responsabilité qui relève plutôt des autorités fiscales et des législateurs.
Ce découplage réglementaire crée un désalignement des priorités, susceptible de laisser prospérer des pratiques illicites sous le radar. Un rapport récent de l’Autorité bancaire européenne recommande d’intégrer la notion d’« intégrité fiscale » dans les travaux de supervision fondés sur les risques. Pour les banques européennes, l’intégrité fiscale doit être considérée avec autant d’importance que la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme : respect des règles fiscales, mise en place de contrôles internes rigoureux et supervision transparente.
Au final, ces mesures ne cherchent pas à entraver les activités bancaires transfrontalières légitimes, mais plutôt à détruire les mécanismes qui permettent les flux financiers illicites, et à restaurer la confiance dans le système financier mondial.
Carmela D'Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.09.2025 à 10:31
Wissem Ajili Ben Youssef, Professeur associé en Finance, EM Normandie
La Grèce au bord de la faillite (2008-2010) ou l’Argentine contrainte de dévaluer sa monnaie (2023)… dans chaque crise économique majeure, une institution revient sur le devant de la scène : le Fonds monétaire international (FMI). Mais quel est le rôle exact de cette institution fondée en 1944 ?
Institution créée en vertu des accords de Bretton Woods, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) a pour mission de préserver la stabilité du système monétaire international. Comment ? À travers son triple mandat : la surveillance économique de ses 191 pays membres, l’expertise en matière de politique économique et le déploiement de ses instruments financiers en cas de déséquilibres macro-économiques.
Le FMI n’impose jamais ses interventions. Les pays en butte à des crises économiques spécifiques sollicitent eux-mêmes son aide. Ces programmes soulèvent un dilemme entre efficacité macro-économique et coûts sociaux. Au fil des décennies, son rôle n’a cessé d’évoluer, tout en conservant les fondements de son mandat d’origine.
Dans quelles circonstances le FMI intervient-il dans un pays ?
L’intervention du FMI constitue une mesure d’exception, lorsque plusieurs indicateurs macro-économiques se détériorent simultanément.
L’histoire des crises financières révèle des dynamiques similaires : déséquilibre aigu de la balance des paiements, chute des réserves de change, accélération de l’inflation, dette publique dépassant des seuils soutenables (60-90 % du PIB), ou encore fuite de capitaux étrangers.
Dans ces situations critiques, le pays concerné ne parvient plus à se financer sur les marchés internationaux à des taux acceptables. Le FMI assure alors le rôle d’un prêteur de dernier ressort. L’institution intervient pour garantir le financement de l’économie et pour éviter un effondrement brutal. Son action vise à restaurer la confiance des marchés et à limiter les risques de contagion à d’autres pays.
Les interventions du FMI sont soumises à une conditionnalité, souvent critiquée, visant à garantir le remboursement du prêt et la stabilisation macro-économique.
Le FMI propose une gamme d’instruments financiers, adaptés aux besoins spécifiques des pays.
Les accords de confirmation sont les plus connus. Le FMI met à disposition d’un pays membre une ligne de crédit sur une période déterminée, généralement un à deux ans. En contrepartie, le pays s’engage à mettre en œuvre un programme de réformes économiques défini, comme la réduction des déficits publics, des réformes fiscales ou la libéralisation de certains secteurs. Les décaissements sont effectués par tranches, à mesure que le pays respecte les conditions convenues.
À l’autre extrémité du spectre, les lignes de crédit modulables s’adressent aux pays dont les fondamentaux économiques sont solides. Elles agissent comme une assurance contre les chocs externes imprévus, sans imposer de programme d’ajustement structurel au pays bénéficiaire. Ces instruments offrent un accès immédiat et sans conditionnalité ex post à des ressources importantes.
Les facilités concessionnelles, telles que la facilité élargie de crédit, ciblent les pays à faible revenu. Ces instruments intègrent désormais les Objectifs de développement durable (ODD). Ce mécanisme de prêt offre des conditions particulièrement avantageuses : des taux d’intérêt très bas, voire nuls, et des périodes de remboursement longues généralement avec un différé de remboursement de cinq ans et demi, et une échéance à dix ans. L’accès à ces ressources est conditionné à des réformes adaptées aux besoins spécifiques du pays bénéficiaire : transparence budgétaire, amélioration de la gouvernance, ou encore développement de filets de sécurité sociale.
L’Argentine face au FMI
L’Argentine incarne les difficultés persistantes que rencontrent certains pays dans leur relation avec le FMI. Après l’effondrement économique de 2001, causé par un régime de change rigide et une dette externe insoutenable, le pays reçoit plus de 20 milliards de dollars d’aide. Les mesures d’austérité imposées exacerbent la crise sociale, nourrissant une méfiance durable envers le FMI.
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En 2018, l’institution aux 191 membres intervient de nouveau avec un prêt record de 57 milliards de dollars, soit le prêt le plus important de son histoire. Les résultats restent mitigés. Le FMI assumant :
« Le programme n’a pas atteint les objectifs de rétablissement de la confiance dans la viabilité budgétaire et extérieure, tout en favorisant la croissance économique. L’accord a été annulé le 24 juillet 2020. »
La Grèce : quand l’austérité devient la seule voie de sortie
La crise grecque entre 2010 et 2015 reste l’un des épisodes les plus scrutés de l’histoire récente de la zone euro. Tout commence lorsque le gouvernement hellène révèle un déficit budgétaire bien supérieur aux chiffres officiels. En réponse, le FMI et l’Union européenne mettent en place un plan de sauvetage de 110 milliards d’euros.
Les réformes exigées – baisse des retraites, privatisations massives, hausses d’impôts – plongent le pays dans une récession profonde. Le chômage explose, la pauvreté s’installe, et la colère sociale augmente. Si la stabilité budgétaire est progressivement restaurée, le coût humain et politique reste lourd. La Grèce devient le symbole d’une austérité imposée, alimentant un euroscepticisme durable.
La Tunisie : une transition démocratique qui freine les réformes économiques
Depuis 2013, la Tunisie, engagée dans une transition démocratique post-révolution, bénéficie de plusieurs programmes du FMI totalisant plus de 3 milliards de dollars. Ces interventions visent à réformer le système de subventions, à moderniser la fiscalité et à renforcer la gouvernance publique.
Si certaines avancées techniques sont réalisées, les résultats macroéconomiques déçoivent : une croissance stagnante à 1 %, un chômage des diplômés dépassant 35 %, une augmentation de la dette publique et des inégalités croissantes.
Ce cas illustre les limites de l’action du FMI dans des contextes de transition, où les équilibres économiques sont étroitement liés à des dynamiques sociales et institutionnelles encore fragiles.
Depuis la crise financière mondiale de 2008, le FMI a engagé une réflexion profonde sur ses méthodes d’intervention.
L’évolution institutionnelle du fonds est marquée par plusieurs inflexions majeures, en développant de nouveaux mécanismes, comme les lignes de crédit modulable. Elle offre un accès rapide à des financements importants, sans conditionnalité ex post : seuls des critères stricts d’admissibilité sont exigés en amont. Son accès reste limité à un petit nombre de pays jugés exemplaires par le FMI.
L’institution internationale met l’accent sur la protection sociale, en imposant par exemple des planchers de dépenses sociales dans certains programmes. Elle adapte également ses recommandations aux contextes nationaux, avec des calendriers de réformes plus souples.
Lors de la pandémie du Covid-19, le FMI ajuste ses exigences pour permettre aux pays de soutenir leurs économies avant d’engager des réformes structurelles. Le dialogue avec les autorités et la société civile est renforcé par des consultations régulières, comme les forums avec les ONG lors de ses Assemblées annuelles, permettant de mieux intégrer les attentes locales et d’accroître l’appropriation des politiques recommandées.
Deux dilemmes persistent : comment concilier discipline budgétaire et justice sociale ? Comment éviter que les interventions du FMI ne deviennent elles-mêmes des facteurs de déstabilisation dans des sociétés déjà fragilisées ?
Wissem Ajili Ben Youssef ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.