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04.08.2025 à 17:58

Agents masqués et armés : la police migratoire de Trump sème la peur dans les rues américaines

Dafydd Townley, Teaching Fellow in US politics and international security, University of Portsmouth

Des agents masqués et armés de la police de l'immigration de Donald Trump (ICE) multiplient les arrestations agressives, suscitant inquiétudes et controverses.
Texte intégral (2066 mots)

Aux États-Unis, la police de l’immigration de Donald Trump multiplie les raids ciblant les personnes non blanches, principalement sans papiers ou titulaires d’un titre de séjour. Bras armé de la politique migratoire de Donald Trump, cette agence fédérale (Immigration and Customs Enforcement, ou ICE), renforcée par un budget historique, applique une répression de grande ampleur.


Des hommes masqués, et parfois des femmes, patrouillent dans les rues des villes des États-Unis, parfois à bord de voitures banalisées, souvent armés et vêtus de tenues militaires. Ils ont le pouvoir d’identifier, d’arrêter et de détenir des personnes qui n’ont pas la citoyenneté américaine et d’expulser les immigrés sans papiers. Ils ont également le droit d’interroger toute personne qu’ils soupçonnent de ne pas être citoyenne américaine afin de vérifier son droit de séjourner aux États-Unis.

Ce sont des fonctionnaires de l’Immigration and Customs Enforcement Agency, connue sous le nom d’ICE. Il s’agit d’une agence fédérale chargée de l’application de la loi, qui relève du département de la sécurité intérieure (DHS) et qui joue un rôle important et controversé dans la mise en œuvre de la politique migratoire stricte de Donald Trump.

Lors de la campagne électorale, Trump a promis « la plus grande opération d’expulsion intérieure de l’histoire américaine ». Et il donne à l’ICE plus de pouvoir pour réaliser ses projets.

Depuis l’entrée en fonction de Trump en janvier 2025, le financement d’ICE a été considérablement augmenté. Le « big beautiful bill » (« grand et beau projet de loi ») de Trump, adopté par le Congrès six mois plus tard en juillet, a accordé à l’ICE 75 milliards de dollars US (65 milliards d’euros) pour les quatre années à venir, contre environ 8 milliards de dollars US (6,9 milliards d’euros) par an auparavant.

Cette augmentation de financement permettra à l’agence de recruter davantage de salariés, d’ajouter des milliers de lits supplémentaires et des extensions aux bâtiments afin d’augmenter la capacité des centres de détention. De nouveaux fonds sont également prévus pour des outils de surveillance avancés, incluant la reconnaissance faciale assistée par IA et la collecte de données mobiles.

Une enveloppe supplémentaire de 30 milliards de dollars (26 milliards d’euros) est destinée aux opérations de première ligne, notamment l’expulsion des immigrés et leur transfert vers les centres de détention.

Le président s’est engagé à expulser toutes les personnes en situation irrégulière aux États-Unis, soit, selon le Wall Street Journal, environ 4 % de la population actuelle. Au cours des cinq derniers mois, le nombre de personnes interpellées par les agents d’ICE a augmenté rapidement : en juin 2025, le nombre moyen d’arrestations quotidiennes a augmenté de 268 % (comparé à juin 2024, atteignant environ 1 000 par jour.


À lire aussi : Rafles, expulsions… la gestion de l’immigration, illustration du tournant autoritaire de Donald Trump ?


Et, cela représente également une hausse de 42 % par rapport à mai 2025, selon une analyse des données réalisée par le Guardian et le Deportation Data Project. Cependant, ce chiffre reste bien en deçà des 3 000 arrestations par jour ordonnées par la secrétaire à la sécurité intérieure Kristi Noem et le chef adjoint de cabinet de la Maison-Blanche Stephen Miller.

Les tactiques d’ICE ont déjà suscité de vives critiques. La chaîne de télévision conservatrice Fox News a rapporté que des agents masqués ne présentaient pas leur carte d’identité ni le nom de leur agence lorsqu’ils interpellaient des personnes lors de raids. D’autres reportages ont mis en lumière des allégations selon lesquelles des citoyens états-uniens seraient également parfois pris dans ces raids.

Fonctionnement et organisation d’ICE

L’agence, actuellement dirigée par le directeur par intérim Todd M. Lyons, comporte trois divisions principales :

Lyons a affirmé que le port du masque était nécessaire, car les agents de l’ICE étaient victimes de « doxxing », c’est-à-dire que leurs informations personnelles, telles que leurs noms et adresses, étaient divulguées en ligne sans leur consentement. Il a également déclaré que les agressions contre les agents d’ICE avaient augmenté. Les données du DHS indiquent qu’il y avait eu 79 agressions contre des agents d’ICE entre janvier et juin 2025, contre dix sur la même période en 2024.

Le chef de la minorité démocrate à la Chambre des représentants Hakeem Jeffries a comparé le port du masque par les agents d’ICE à des forces de police secrète dans des régimes autoritaires :

« Nous ne sommes pas derrière le rideau de fer. Nous ne sommes pas dans les années 1930. »

L’agence ICE a été créée en 2003 par l’administration de George W. Bush, en partie à la suite des attentats terroristes du 11-Septembre, et faisait partie d’une réorganisation plus large des agences fédérales sous la direction du DHS alors tout juste créé. Elle a intégré des parties de l’ancienne Immigration and Naturalization Service (INS) ainsi que certains éléments du service des douanes des États-Unis.

Selon le site Web de l’agence, la mission principale d’ICE est

« de protéger l’Amérique par le biais d’enquêtes criminelles et de l’application des lois sur l’immigration afin de préserver la sécurité nationale et la sécurité publique ».

Comment l’ICE a accru ses moyens et son champ d’action

Au début du mandat présidentiel en janvier dernier, la Maison-Blanche a donné à l’ICE le droit d’accélérer l’expulsion des immigrés entrés légalement dans le pays sous l’administration précédente. Ce « droit d’expulsion accélérée » permettait à l’ICE d’expulser des personnes sans qu’elles aient à comparaître devant un juge de l’immigration.

Alors que les arrestations se sont multipliées ces derniers mois, Lyons a déclaré à CBS News que l’ICE traquait tout immigrant sans papiers, même s’il n’avait pas de casier judiciaire.

L’administration Trump a également autorisé les agents de l’ICE à procéder à des arrestations dans les tribunaux d’immigration, ce qui était auparavant interdit. Cette restriction avait été introduite par l’administration Biden en 2021 afin de garantir que les témoins, les victimes de crimes et les accusés puissent toujours comparaître devant la justice sans craindre d’être arrêtés pour des infractions à la législation sur l’immigration (à l’exception des personnes représentant une menace pour la sécurité nationale).

La plupart du temps, l’ICE a ciblé les immigrés illégaux. Mais l’agence a aussi arrêté et détenu certaines personnes qui étaient résidentes (détentrices de la carte verte) ou touristes – et, dans certains cas même des citoyens états-uniens.

Ces dernières semaines, selon le Washington Post, l’ICE a reçu l’ordre d’augmenter le nombre d’immigrés ou migrants équipés de bracelets électroniques GPS. Cela augmenterait considérablement le nombre d’immigrés sous surveillance. Ces dispositifs limitent également la liberté de mouvement des personnes concernées.

Des manifestations face aux raids de l’ICE

De nombreuses manifestations publiques ont eu lieu contre les raids d’ICE, notamment en Californie. Le point culminant a été atteint le 6 juin après que l’ICE a mené plusieurs raids à Los Angeles, qui ont donné lieu à des affrontements entre agents et manifestants. Cela a conduit la Maison-Blanche à envoyer environ 2 000 soldats de la garde nationale et 700 marines à Los Angeles, malgré l’opposition du gouverneur de Californie, Gavin Newsom.


À lire aussi : Trump face à la Californie : affrontement à haute tension


Une partie des tensions entre l’administration Trump et l’État vient du fait que Los Angeles et San Francisco ont adopté des politiques locales limitant la coopération avec les autorités fédérales en matière d’immigration, notamment avec l’ICE. La Californie dispose de lois sur les sanctuaires, telles que la SB 54, qui interdisent aux forces de police et aux shérifs locaux d’aider l’ICE dans l’application des lois civiles sur l’immigration.

Cependant, Trump semble déterminé à durcir et à accélérer la répression contre les migrants illégaux et les agents d’ICE sont clairement en première ligne de cette stratégie.

The Conversation

Dafydd Townley ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.08.2025 à 17:59

Les « crimes rituels » au Gabon : un phénomène moderne

Luce Manomba Obame, Doctorante en anthropologie religieuse, École pratique des hautes études (EPHE)

Les crimes rituels, qui répondent à des objectifs variés, mettent en présence un « triangle criminel », composé du commanditaire, du sorcier et des exécutants.
Texte intégral (3189 mots)

Corps mutilés, parfois vidés de leurs organes ou de leur sang : au Gabon, ces meurtres, communément appelés « crimes rituels », n’ont pas disparu. Si la racine de ces pratiques plonge dans la période précoloniale, leurs modalités et surtout leurs objectifs ont évolué avec le temps.


Un homme sans vie, près d’une rivière : le 13 février 2023, des pêcheurs sur le Ntem, fleuve du nord du Gabon, retrouvent André Ngoua, disparu trois jours plus tôt. Les yeux, la langue et le sexe manquent, relate une proche de la famille. Cinq personnes seront arrêtées, soupçonnées de « crimes rituels »… Seule l’une d’elles est en détention aujourd’hui, nous explique la famille de la victime.

Au Gabon, pays d’Afrique centrale de 2,53 millions d’habitants, nombreux sont les corps retrouvés ainsi, mutilés, sans compter les disparitions. Bien qu’on ne dispose pas de statistiques fiables, les « crimes rituels » sont aujourd’hui ancrés dans le paysage sociétal gabonais, créant de vraies psychoses.

De prime abord, on pourrait penser que ces pratiques appartiennent à un passé lointain. Il n’en est rien.

Capter la force de la victime

Le mot « crime », du latin crimen, renvoie au langage judiciaire ; « rituel », du latin ritus, à tout culte, coutume ou habitus.

L’expression « crime rituel » est controversée au Gabon du fait de l’utilisation du terme « rituel » : les adeptes du rite initiatique du bwiti y voient une stigmatisation infondée de cette spiritualité. Le bwiti, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, n’accepte aucun meurtre et s’appuie principalement sur l’utilisation des plantes. Mais en Afrique, quand on parle de rite, on pense d’abord aux rites traditionnels ; c’est pourquoi la notion de « crime rituel » peut être inconsciemment associée au bwiti, qui est le rite principal du Gabon – d’où la controverse.

Dans le Code pénal du pays, on parle, plus factuellement, de « prélèvement d’organes ». Car ce type de crime implique avant tout une mort avec extraction de morceaux du corps de la victime, parfois vivante au moment de l’acte.

Les parties ôtées ou « pièces détachées », selon une formule employée au Gabon – « le sang, le crâne, les yeux, les oreilles, les dents, les cheveux, les seins, la langue, le pénis, le vagin, le clitoris », rapporte Jean-Elvis Ebang Ondo, président de l’Association de lutte contre les crimes rituels, dans son Manifeste contre les crimes rituels au Gabon paru en 2010, sont utilisées pour la conquête ou la pérennisation d’un pouvoir, ou encore pour la réussite dans les affaires. D’où une augmentation de ces meurtres au moment des élections ou de changements de gouvernement, constate Ebang Ondo.

Plus largement, le « crime rituel » s’inscrit dans le même paradigme que le trafic d’ossements humains (« or blanc » au Gabon), ou même la sodomie non consentie, qui permettrait de « prendre la chance » de la personne sodomisée.

Commanditaires, exécutants et « sorciers »

Pour les « crimes rituels », un macabre triangle se dessine entre les « exécutants », les « commanditaires » et les « sorciers ». Le/la commanditaire paye un ou plusieurs exécutant(s), parfois à travers un/des intermédiaire(s) pour tuer et dépecer la/les victime(s), sur instruction du « sorcier ».

Les commanditaires sont forcément aisés financièrement. Ainsi, 98 % d’entre eux seraient issus du monde politique, selon Eddy Minang. Cet ancien procureur d’Oyem (ville du nord du Gabon), actuel procureur de la République près la Cour d’appel de Libreville, est le premier à avoir écrit un livre examinant les « crimes rituels » commis dans le pays d’un point de vue juridique.

Au Gabon, personne n’a jamais été condamné en tant que « commanditaire ». L’affaire du sénateur Gabriel Eyeghe Ekomie est celle qui a le plus défrayé la chronique. En 2012, ce membre du parti au pouvoir, le Parti démocratique gabonais (PDG), qui a dominé la vie politique du pays de 1968 à 2023, est placé sous mandat de dépôt à la suite du meurtre, en 2009, d’une fillette de 12 ans, avec prélèvement des organes génitaux, pour 20 millions de francs CFA (environ 30 500 euros). Libéré à la suite d’un non-lieu, il est mort en 2014.

Avec moins de retentissement, Rigobert Ikambouayat Ndeka, un temps ministre de la communication et de l’économie numérique après 2019, a été mis en examen en 2013 pour « instigation d’assassinat avec prélèvement d’organes », rapporte le journal L’Union. À l’époque, il était directeur général de l’Office des ports et des rades du Gabon (Oprag) et membre du Bureau politique du PDG. Il s’est défendu en dénonçant une machination politique et n’a jamais été condamné.

D’autres noms circulent, comme celui d’Alfred Edmond Nziengui Madoungou, alias « V ». En 2014, cinq proches de cet ancien conseiller du président Ali Bongo, à la tête du pays de 2009 à son renversement en 2023, ont été inculpés pour « assassinat avec prélèvement d’organes humains ».

Plus documenté est le personnage nodal du « sorcier ». Tel un médecin, il prescrit les organes ou le sang à prélever et indique sur quel type de victime cela doit être fait.

L’Occident colonial a longtemps associé toute spiritualité africaine à de la « sorcellerie ». Les Africains restent très marqués par ce stigmate, alors que l’immense majorité des tradipraticiens ne prônent pas les crimes rituels dans leurs pratiques, seuls certains faisant le choix du « côté obscur ». Il arrive même que des monothéistes s’adonnent aux sacrifices, comme en janvier 2015 avec le meurtre d’une jeune fille par un pasteur à Oyem, pour la prospérité d’une église.

Quant aux exécutants, ce sont les petites mains des assassinats. En 2019, nous avons pu en rencontrer, sous condition d’anonymat, qui disaient s’être repentis.

Point commun : ce sont tous des jeunes, sans problème psychiatrique visible, issus de milieux (très) modestes. Bref : des personnes lambda, parfois en couple et ayant des enfants.

Nous racontant sa « première fois », l’un d’eux, se disant « repenti », se souvient :

« Nous sommes montés dans une voiture, toute noire, vitres fumées. On était quatre ce soir. On a pris un enfant de 7-8 ans, on l’a arraché à sa maman. Je me suis dit : “C’est quel genre de travail ?” Mon frère est arrivé, il m’a donné 500 000 francs CFA (environ 720 euros). J’étais content, mais naïf, parce que j’ai vu l’argent. Au fur et à mesure, on avait des méthodes, on changeait de véhicule. »

Un autre :

« Mon parcours a commencé dans le braquage avec mes condisciples à Tchibanga. Comme on avait une renommée dans le quartier, un député est venu et a cherché à nous rencontrer. Il nous a fait rentrer dans une ligne de crimes rituels. Il commençait à nous demander des êtres humains. On volait les enfants. Après, il nous a fait monter sur Libreville. Il nous demandait d’amener les organes humains. On se rencontrait au Cap [une zone forestière proche de la capitale], en forêt. C’est là-bas qu’on traitait nos affaires. Il nous payait au travail fait : parfois 800 000 francs CFA [environ 1 200 euros]. Parfois, ça augmentait. Si c’est une grande personne, ça augmentait, vers les 1,5 million [environ 2 290 euros], 2 millions [environ 3 000 euros]. Donc, chaque crime avait son prix. […] On ne savait pas ce qu’il [le député] faisait avec ça. On savait seulement que c’était pour les rituels, pour être riche quoi. »

Ces ex-criminels décrivent les mêmes techniques : voiture aux vitres fumées, parfois taxi complice. En l’absence de véhicule, il faut attirer la victime en dehors des regards, la « droguer ou l’inviter à s’éloigner du circuit, ni vu ni connu ».

À l’origine, des sacrifices à buts collectifs ou « sectaires »

Les sacrifices humains sont loin d’être spécifiques au Gabon ou à l’Afrique. Ils étaient par exemple répandus dans des civilisations de Mésoamérique, de Chine ou encore chez les Celtes.

Au Gabon, ces mises à mort existeraient depuis longtemps, mais n’ont été documentées que par les récits de missionnaires ou d’administrateurs coloniaux. Malheureusement, ils restent parcellaires.

Citant le frère Antoine Roussel (1853), André Raponda-Walker et Roger Sillans notent que « les Eshira auraient immolé, au temps de la traite, un homme et une femme aux deux génies des chutes de Samba et de Nagosi ». Dans le rite du bieri, la victime consentait à se sacrifier pour que ses reliques soient prises après sa mort afin qu’elles deviennent un ancêtre protecteur du clan.

Autre cas de sacrifices humains rapportés par Raponda-Walker et Sillans : lors de la mort d’un chef ou d’un notable, des esclaves ou de jeunes femmes pouvaient être tués pour les servir dans l’Au-delà.

Mais des archives coloniales et missionnaires du milieu du XXe siècle parlent aussi de meurtres dans des « sectes ». Ainsi, un adepte de la « secte de l’homme-tigre » avait tué une personne et consommé sa chair (jugement du 28 janvier 1931 dans l’Ogooué-Ivindo, au nord-est) et un membre de la « secte de la panthère » avait mangé, avec d’autres adeptes, la cervelle d’une passante, suite à un guet-apens en forêt (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4). D’après les récits coloniaux, ces « sectes » offraient des privilèges aux adeptes : par exemple, être facilement innocentés dans des procès au village, être avantagés dans des partages communautaires, etc. (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4).

De fait, on remarque que la mort avait tantôt un but communautaire (assurer la prospérité d’un clan), tantôt servait les privilèges d’une élite, dans le cadre d’une « secte ».

Toutes ces mises à mort ont été réprimées durant la colonisation française. Mais la répression a aussi engendré une transformation de ces pratiques, qui sont progressivement devenues plus secrètes.

Selon l’historienne Florence Bernault (dans l’article « Économie de la mort et reproduction sociale au Gabon », 2005),

« la fabrication rituelle des reliques familiales, par exemple, pouvait s’avérer paradoxalement plus risquée, sous surveillance coloniale, que l’utilisation d’organes et d’ossements prélevés sur des cadavres “discrets”, mais extérieurs au lignage. »

La violence de l’imaginaire

Au cours du XXe siècle, la société change sous l’influence de la modernité. Le capitalisme néolibéral, la mondialisation, la montée de l’individualisme, l’urbanisation et l’argent-roi, mais aussi le syncrétisme religieux modifient les mœurs.

Les nouvelles élites, occidentalisées, usent alors de la « violence de l’imaginaire » par le « fétichisme des choses possédées » (belles voitures, belles maisons, etc.) – fétichisme au sens où l’objet aura une valeur au-delà de l’utilitaire –, analyse l’anthropologue Joseph Tonda dans le Souverain moderne.

Le Gabon est particulièrement marqué par des écarts de richesse très élevés, avec une élite ultrariche, capable de financer la Françafrique, et un peuple pauvre.

Mais dans ce pays d’Afrique centrale, contrairement à l’Occident, le visible et l’invisible ne font qu’un, avec une « matérialité des entités imaginaires » énonce Tonda. Les objets comme les corps peuvent être investis de vertus symboliques, mais aussi spirituelles.

Les crimes rituels dans la modernité : la recherche d’un pouvoir individuel

Au Gabon, le « sacrifice », parfois à but collectif ou pour servir un petit groupe comme les « hommes-tigres », se transforme progressivement en « crime rituel », plus secret, réalisé plutôt à des fins personnelles ou élitistes.

Même s’il a pu être employé avant, nous avons trouvé pour la première fois, pour le Gabon, le terme de « crime rituel » en 1939 (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4).

Dans beaucoup d’autres archives, nous avons plutôt lu des termes comme « anthropophagie ». Les utilisations des organes sont assez floues, car seuls les « commanditaires » et les « sorciers » peuvent vraiment en parler, mais ils n’ont presque jamais été entendus par la justice, et nous n’avons pas réussi à les approcher lors de nos recherches de terrain.

Dès les années 1970-1980, des récits plus ou moins avérés sur des enlèvements d’enfants par une « voiture noire » se multiplient. Mais la dictature, dans sa forme la plus stricte, règne alors.

En 1990, après le discours de La Baule de François Mitterrand, les pays d’Afrique francophone réintroduisent le multipartisme. La presse se diversifie, tout comme la politique.

Coïncidence ou pas : les Gabonais ont l’impression d’une augmentation des sacrifices humains depuis ces années 1990, souligne Eddy Minang. Faut-il y voir un lien avec la compétition politique accrue, ou avec une presse qui ose désormais parler du sujet ?

Au Gabon – et plus largement en Afrique centrale –, la population associe souvent ces crimes aux « loges » ou aux « sectes » (selon les termes employés) comme les francs-maçons, les Rose-Croix ou encore, pour le Gabon, à l’ordre de la Panthère noire.

Ces « loges » sont devenues un passage presque obligé pour l’accès à certains postes au sein des nombreuses élites d’Afrique francophone. Pour autant, nous n’avons pas pu démontrer que ces rites, tels que pratiqués aujourd’hui au Gabon, seraient demandeurs de « crimes rituels ».

Peu à peu, la société civile se met à dénoncer et à dénombrer les assassinats. En 2005, Jean-Elvis Ebang Ondo, déjà cité, retrouve son fils de 12 ans, mort, organes manquants. Face à cette tragédie, il crée l’Association de lutte contre les crimes rituels (ALCR), ce qui lui vaut de recevoir des menaces. En un seul mois, en 2008, l’ALCR a recensé 13 « crimes rituels » dans tout le pays et 24 entre janvier et mai 2013.

La presse aussi devient de plus en plus prolixe. À L’Union, Jonas Moulenda se spécialise dans ce genre de faits divers. À tel point qu’en 2015, le journaliste fuit son pays, suite, selon lui, à une traque du présumé commanditaire, « V ».

En mai 2013, le ras-le-bol des citoyens prend de l’ampleur : des manifestations éclatent contre les « crimes rituels ». Mais les mouvements sociaux ne parviennent pas à mettre fin à ces pratiques. Assassinats et disparitions continuent. « L’impunité et l’inaction des pouvoirs publics » restent la norme, déplore Eddy Minang.

En janvier 2020, des dispari†ions d’enfants embrasent tout Libreville. De présumés kidnappeurs, parfois innocents, meurent lynchés, la population estimant qu’elle seule peut se faire justice. Les autorités ont démenti tout enlèvement.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Brice Oligui, fin août 2023, la presse relate moins les informations liées aux « crimes rituels ». Pourtant, des commanditaires soupçonnés demeurent dans les structures de pouvoir, et certaines affaires restent non élucidées. C’est le cas de l’assassinat d’une famille de Franceville (nord-est) en juillet 2024. Officiellement, pas d’accusation de meurtre avec extractions d’organes ; mais pour Jonas Moulenda et une proche de la famille, il s’agirait bien d’un « crime rituel ». Le journaliste nous dit aussi avoir eu écho de cinq autres meurtres du même type depuis 2025…


Cet article a été coécrit avec la journaliste Caroline Chauvet Abalo.

The Conversation

Luce Manomba Obame ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.08.2025 à 18:49

À Gaza, l’illusion humanitaire ne nourrit pas une population affamée

Pierre Micheletti, Responsable du diplôme «Santé -- Solidarité -- Précarité» à la Faculté de médecine de Grenoble, Université Grenoble Alpes (UGA)

À Gaza, la gravité de la situation humanitaire est extrême. La reprise timide des approvisionnements humanitaires ne permet pas la mise en œuvre effective d’une sécurité alimentaire.
Texte intégral (1326 mots)

Alors que la situation humanitaire à Gaza atteint un niveau de gravité sans précédent, les annonces de reprise ou de largage d’aide humanitaire internationale masquent la réalité d’un dispositif insuffisant et strictement encadré par les autorités israéliennes, pourtant responsables du blocus. Plutôt que de mobiliser les leviers politiques et diplomatiques nécessaires pour lever ce blocus, les interventions se limitent à des actions symboliques, laissant perdurer une crise humanitaire profonde et structurelle.


Sous l’effet des pressions internationales, une timide reprise des approvisionnements humanitaires s’amorce à Gaza.Toutefois, les responsables israéliens, comme c’est le cas depuis 2005, prolongent une fois encore la « stratégie de la perfusion contrôlée ». Les mécanismes qui aboutissent à la crise actuelle sont ainsi connus et dénoncés depuis plus d’un an . Les flux alimentaires vitaux ont été maintenus, à la limite constante de la suffocation ; juste suffisants pour éviter une mortalité massive qui viendrait parachever le drame qui se joue depuis octobre 2023.

Avec une telle mortalité, le risque serait trop grand pour qu’enfin se dégage un consensus qui pourrait balayer l’incroyable inertie qui prévaut dans la gouvernance des relations internationales. Les autorités israéliennes le savent.

Les livraisons cosmétiques annoncées ne sont pourtant en rien résolutives du drame que connaît la population civile de ce territoire depuis plus de dix-huit mois maintenant.


À lire aussi : Malnutrition à Gaza : son impact sur les 1 000 premiers jours de vie des bébés


Les largages alimentaires : une aide dérisoire face à une population dévorée par la famine

Elles empruntent des modalités qui, dans le sillage du calamiteux dispositif de la Fondation humanitaire pour Gaza, continuent de déroger à toute préoccupation d’efficacité et de respect des principes humanitaires à l’égard d’une population civile qui vit dans un territoire occupé par une puissance extérieure. Car les mesures annoncées contreviennent à la mise en œuvre effective d’une sécurité alimentaire qui repose sur quatre piliers.

Premier pilier, la disponibilité des denrées. C’est sur ce seul axe que porte l’accroissement annoncé des volumes d’aide délivrée. Avec une volumétrie qui soulève cependant des doutes : 100 camions annoncés là où, avant le conflit massif, plus de 500 étaient mobilisés chaque jour. L’ONU estime à 62 000 tonnes par mois la nécessaire disponibilité de denrées alimentaires.

Le deuxième pilier concerne l’accessibilité effective de la population civile aux denrées ayant franchi la frontière. Une accessibilité qui porte sur la capacité à se déplacer pour parvenir jusqu’à la nourriture : accessibilité géographique particulièrement cruciale pour les malades, pour les blessés et les personnes âgées, pour des dizaines de milliers de personnes en l’occurrence ; l’exposition à la violence militaire met en jeu l’accessibilité sécuritaire ; et, selon les circuits de répartition ensuite empruntés par les aliments, des coûts qui peuvent être prohibitifs si livrés à la dérégulation d’un marché noir favorisé par l’absence d’encadrement sur le terrain (accessibilité financière).

Le troisième pilier repose sur la capacité des populations à utiliser effectivement les produits entrés sur le territoire. C’est-à-dire de pouvoir disposer des ustensiles de cuisine, du combustible et des autres ingrédients dont l’eau, qui permettent la préparation des aliments qui nécessitent une cuisson. Les blessés graves ou inconscients nécessitent par ailleurs une nutrition parentérale spécialisée (administration par voie intramusculaire ou intraveineuse, ndlr) et contrôlée par des professionnels de santé dont la mortalité a également été massive depuis octobre 2023.

Enfin, quatrième composante de la sécurité alimentaire : la stabilité dans le temps des trois piliers précédents et non, comme cela est le cas depuis dix-huit mois, des livraisons erratiques dans le temps et dans l’espace.

La sous-nutrition aiguë, qui peut conduire à la mort, résulte ainsi d’un déséquilibre entre les apports qui construisent la sécurité alimentaire et les excès de pertes, le plus souvent liées à des diarrhées aiguës très fréquentes là où la qualité de l’eau de boisson ne peut être garantie. Tel est le cas pour la population de Gaza, dont la densité était avant le conflit l’une des plus élevées au monde (6 090 habitants au km2 en 2023, ndlr).

Sous le siège israélien, les Gazaouis abandonnés à une famine dévastatrice

La population, dont plus de 80% est poussée à une errance perpétuelle, est aujourd’hui concentrée sur de faibles surfaces territoriales, vivant au milieu des déjections humaines et animales, sans non plus les moyens d’une hygiène corporelle minimale, et alors même que la sous-alimentation chronique expose, en particulier les enfants, à une plus grande mortalité par déficit immunitaire.

Ce sont toutes ces composantes vitales que ne peut résoudre la seule augmentation modeste en volume qui est annoncée par les autorités israéliennes. Cette décision relève du marketing humanitaire si elle reste isolée.

Cette punition collective n’a que trop duré pour les 2 millions de personnes qui errent sur un territoire de 40 km de long sur 10 km de large. Malgré les récentes annonces, la vigilance reste de mise pour que les approvisionnements dérisoires – largement médiatisés – ne soient pas érigés en solution généreuse et durable… Une mobilisation inédite de grandes ONG internationales ne cesse d’interpeller sur la situation catastrophique que vivent la population comme les équipes d’acteurs humanitaires.

Un véritable cessez-le-feu doit être instauré, et des décisions politiques prises pour qu’enfin se dégagent les perspectives d’une paix durable.

La prochaine Assemblée générale des Nations unies en septembre 2025 à New York constitue une opportunité de prendre des décisions pour « le jour d’après » la période de conflit. Des initiatives politiques se multiplient, en particulier autour de la reconnaissance de l’État de Palestine par un nombre croissant de pays.

The Conversation

Pierre Micheletti est membre : Président d'honneur d'Action Contre la Faim Ancien président de Médecins du Monde Administrateur de SOS Méditerranée Membre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme

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