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L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

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27.11.2025 à 17:06

La dinde, histoire d’une domestication

Aurélie Manin, Chargée de recherche en Archéologie, Archéozoologie et Paléogénomique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Le dindon est élevé dans le monde entier, mais nos connaissances sur ses interactions à long terme avec les sociétés humaines restent éparses.
Texte intégral (2581 mots)

La dinde constitue un mets de choix sur les tables des fêtes d’Europe et d’Amérique du Nord, que ce soit pour Thanksgiving ou Noël. Son origine et les péripéties qui l’ont menée jusque dans nos cuisines sont toutefois peu connues du grand public.


La période des festivités de fin d’année semble tout indiquée pour revenir sur l’histoire naturelle et culturelle de cet oiseau de basse-cour, qui a fait l’objet d’un ouvrage collectif sorti en juin 2025 aux éditions scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle.

La dinde ou le dindon commun, selon que l’on parle de la femelle ou du mâle, appartiennent à l’espèce Meleagris gallopavo que l’on retrouve encore à l’état sauvage sur l’essentiel du territoire des États-Unis, dans le sud du Canada et le nord du Mexique. Les sociétés américaines ont longtemps interagi avec ces oiseaux, essentiellement à travers la chasse. Le plus ancien kit de tatouage retrouvé en contexte archéologique, au Tennessee (États-Unis), daté d’entre 3500 et 1500 ans avant notre ère, était constitué d’os de dindon appointés. Mais ce n’est ni dans cette région ni à cette époque que la domestication du dindon a commencé, c’est-à-dire que le dindon et les humains sont entrés dans une relation de proximité mutualiste conduisant aux oiseaux de basse-cour que l’on connaît aujourd’hui [figure 1].

Figure 1 : Dindon commun sauvage (gauche, photographie de Franck Schulenburg) et domestique (droite, photographie de Wee Hong). CC BY-SA

Une première domestication en Amérique centrale

Jusqu’au début de notre ère, les indices archéologiques d’un rapprochement entre dindons et humains sont, de fait, ténus. C’est en Amérique centrale, au Guatemala, que l’on retrouve la plus ancienne preuve de la gestion et de la manipulation des dindons. Dans cette région tropicale, on ne trouve pas de dindon commun sauvage mais son proche cousin, le dindon ocellé [figure 2]. Or sur le site d’El Mirador, quelques os de dindon commun ont été retrouvés, datés entre 300 avant notre ère et le tout début de notre ère – une identification confirmée par la génétique.

L’analyse des isotopes du strontium contenus dans ces os, spécifiques de l’environnement dans lequel un animal a vécu, ont quant à eux montré que les oiseaux avaient été élevés dans l’environnement local. Il s’agit de la trace la plus ancienne de translocation de l’espèce, son déplacement dans une région dans laquelle elle ne vivrait pas naturellement. Or un tel déplacement, sur des milliers de kilomètres et vers un environnement très différent, nécessite une connaissance fine du dindon et de ses besoins ainsi que des compétences zootechniques certaines. C’est donc l’aboutissement de plusieurs générations d’interactions et de rapprochement dans la région où le dindon commun se trouve naturellement, probablement sur la côte du golfe du Mexique ou dans le centre du Mexique, près de l’actuelle ville de Mexico. Au fil du temps, le nombre de restes de dindon augmente dans les sites archéologiques jusqu’à l’arrivée des Européens au XVIe siècle.

Figure 2 : Dindon ocellé sauvage (photographie Bruno Girin). CC BY-SA

Dans le sud-ouest des États-Unis, à la convergence de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona, on sait que les dindons étaient déjà présents il y a environ 10 000 ans, au début de la période holocène mais ils sont particulièrement rares dans les sites archéologiques.

Ce n’est qu’entre le début et 200 de notre ère qu’on voit leurs ossements apparaître régulièrement dans les sites archéologiques, bien qu’en faible proportion. Les traces les plus abondantes de leur présence sont leurs crottes (que l’on appelle coprolithes une fois fossilisées, dans le registre archéologique) retrouvées en particulier dans des structures en briques de terre crue complétées de branches qui servaient probablement à maintenir les dindons en captivité.

Des oiseaux convoités pour leurs plumes

Ces oiseaux appartiennent à une lignée génétique différente de celle des dindons sauvages locaux et l’analyse des isotopes du carbone contenu dans leurs os indique qu’ils ont consommé de grandes quantités de maïs. Ce sont donc des oiseaux captifs, certainement domestiques, mais on retrouve rarement leurs os dans ce que les archéologues étudient le plus, les poubelles des maisons. Ils n’auraient donc pas été mangés, ou assez rarement par rapport aux efforts mis en place pour les garder sur les sites. Les plumes d’oiseaux étaient néanmoins importantes pour ces populations et on retrouve notamment des fragments de plumes de dindon incluses dans le tissage d’une couverture en fibre en yucca. Une seule couverture aurait nécessité plus de 11 000 plumes, soit cinq à dix oiseaux selon la taille des plumes sélectionnées. Les oiseaux maintenus en captivité auraient ainsi pu être plumés régulièrement pour fournir cette matière première.

Au fil du temps, l’usage de dindons domestiques s’étend entre cette région du sud-ouest des États-Unis, le Mexique et l’Amérique centrale, mais les dindons sauvages restent bien présents dans l’environnement. Dans l’est des États-Unis, en revanche, si les restes osseux de dindons peuvent être abondants sur les sites archéologiques, il s’agit d’oiseaux sauvages chassés. C’est une mosaïque d’usage du dindon que les Européens ont ainsi rencontré à leur arrivée sur le continent américain [figure 3].

Figure 3 : Illustration du voyage de JacquesLe Moyne (1562-1565), qui accompagnait l’expédition de Laudonnière en Floride. Des dindons sont figurés sur la droite.

Poules d’Inde

C’est lors du quatrième voyage de Christophe Colomb en Amérique, alors qu’il explore les côtes de l’actuel Honduras, que l’on trouve ce qui peut être la première rencontre entre des Européens et des dindons, en 1502. On ne sait pas exactement comment leur réputation atteint l’Europe, probablement à travers les premières villes européennes construites dans les Antilles, mais en 1511 une lettre est envoyée par la couronne d’Espagne au trésorier en chef des Indes (les Antilles) demandant à ce que chaque bateau revenant vers la péninsule rapporte des « poules d’Inde » (d’où la contraction « dinde » apparue au XVIIe siècle en français), mâle et femelle, en vue de leur élevage.

En 1520, l’évêque d’Hispaniola (île englobant aujourd’hui Haïti et la République dominicaine) offre à Lorenzo Pucci, cardinal à Rome, un couple de dindons.

L’ouvrage publié au Muséum national d’histoire naturelle montre la multiplication des témoignages de la présence du dindon dans l’entourage de l’aristocratie européenne au cours du XVIe siècle. En France, en 1534, on trouve des dindons à Alençon, en Normandie, dans le château de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier et reine de Navarre.

C’est aussi en 1534 qu’une amusante histoire se déroule en Estonie, où l’évêque de Tartu envoie un dindon en présent au duc Glinski – dindon qu’il avait précédemment reçu d’Allemagne. Mais l’oiseau exotique se répand aussi progressivement dans les basses-cours et sa consommation se généralise.

Entre le XVIe et le XVIIe siècle, il accompagne de nombreuses missions maritimes commerciales, atteignant même le Japon et revenant en Amérique – depuis l’Europe – dans les établissements coloniaux. Il semble toutefois être longtemps resté réservé aux repas de fêtes, et ce n’est qu’au cours du XXe siècle, avec l’essor de l’industrie agroalimentaire et la sélection de races de plus en plus lourdes, que sa viande entre dans la production de nombreux produits transformés. Finalement, l’animal complet, rôti et dressé sur une table à l’occasion de Thanksgiving ou de Noël, conserve la trace de cette longue histoire.

À l’abri du besoin, Norman Rockwell, 1941. « Notre cuisinière l’a faite rôtir, je l’ai peinte, puis nous l’avons mangée. C’est l’une des seules fois où j’aie jamais mangé le modèle. », déclara le peintre avec humour. Wikimedia
The Conversation

Aurélie Manin a reçu des financements des Actions Marie Sklodowska-Curie pour réaliser ce travail.

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27.11.2025 à 11:51

Le climat est-il vraiment seul responsable de l’augmentation du degré d’alcool des vins ?

Léo Mariani, Anthropologue, Maître de conférence Habilité à diriger des recherches, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Le changement climatique favorise des vendanges plus précoces, des raisins plus sucrés et des vins donc plus alcoolisés. Il vient en réalité amplifier un modèle plus ancien.
Texte intégral (3408 mots)

La précocité des vendanges que l’on observe depuis quelques années a été favorisée par le changement climatique. Mais la hausse du degré d’alcool dans les vins est aussi le fruit d’une longue tradition qui emprunte à l’histoire, au contexte social et aux progrès techniques, et qui a façonné la définition moderne des appellations d’origine protégée. Autrement dit, le réchauffement du climat et celui des vins, entraîné par lui, ne font qu’exacerber un phénomène ancien. C’est l’occasion d’interroger tout un modèle vitivinicole.


Dans l’actualité du changement climatique, la vitiviniculture a beaucoup occupé les médias à l’été 2025. En Alsace, les vendanges ont débuté un 19 août. Ce record local traduit une tendance de fond : avec le réchauffement des températures, la maturité des raisins est plus précoce et leur sucrosité plus importante. Cela a pour effet de bouleverser les calendriers et d’augmenter le taux d’alcool des vins.

La précocité n’est pas un mal en soi. Le millésime 2025 a pu être ainsi qualifié de « très joli » et de « vraiment apte à la garde » par le président d’une association de viticulteurs alsaciens. Ce qui est problématique en revanche, c’est l’augmentation du degré d’alcool : elle est néfaste pour la santé et contredit l’orientation actuelle du marché, plutôt demandeur de vins légers et fruités. Autrement dit, le public réclame des vins « à boire » et non « à garder », alors que la hausse des températures favorise plutôt les seconds.

Il faudrait préciser pourtant que l’augmentation des niveaux d’alcool dans les vins n’est pas nouvelle. Elle est même décorrélée du changement climatique :

« Les vins se sont réchauffés bien avant le climat »,

me souffle un jour un ami vigneron. Autrement dit, l’augmentation du degré d’alcool dans les vins a suivi un mouvement tendanciel plus profond au cours de l’histoire, dont on va voir qu’il traduit une certaine façon de définir la « qualité du vin ».

Se pose donc la question de savoir qui a « réchauffé » qui le premier ? Le climat en portant à maturité des grappes de raisins plus sucrées ? ou le savoir-faire des viticulteurs, qui a favorisé des vins plus propices à la conservation – et donc plus alcoolisés ? Postulons que le climat ne fait aujourd’hui qu’exacerber un problème qu’il n’a pas créé le premier. En lui faisant porter seul la responsabilité de la hausse de l’alcool dans les vins, on s’empêche de bien définir ce problème.

De plus, on inverse alors le sens des responsabilités : la vitiviniculture, en tant qu’activité agricole émettrice de gaz à effet de serre, participe à l’augmentation des températures – et cela bien avant que le changement climatique ne l’affecte en retour.


À lire aussi : Vin et changement climatique, 8 000 ans d’adaptation


Quand la définition des AOP fait grimper les degrés

Disons-le sans détour, l’instauration des appellations d’origine protégée AOP constitue un moment objectif de la hausse des taux d’alcool dans les vins. Dans certaines appellations du sud-est de la France, où j’ai enquêté, elle est parfois associée à des écarts vertigineux de deux degrés en trois à dix ans.

Il faut dire que les cahiers des charges des AOP comportent un « titre alcoométrique volumique naturel minimum » plus élevé que celui des autres vins : l’alcool est perçu comme un témoin de qualité.

Mais il n’est que le résultat visible d’une organisation beaucoup plus générale : si les AOP « réchauffent » les vins, souvent d’ailleurs bien au-delà des minima imposés par les AOP, c’est parce qu’elles promeuvent un ensemble de pratiques agronomiques et techniques qui font augmenter mécaniquement les niveaux d’alcool.

C’est ce paradigme, qui est associé à l’idée de « vin de garde », dont nous allons expliciter l’origine.

Les « vins de garde » se généralisent sous l’influence de l’État, de la bourgeoisie et de l’industrie

Contrairement à une idée répandue, le modèle incarné par les AOP n’est pas représentatif de l’histoire vitivinicole française en général.

Napoléon III, en voulant développer le commerce du vin avec l’Angleterre, a favorisé l’émergence du standard des vins de garde. Jean Hippolyte Flandrin

Les « vins de garde » n’ont rien d’un canon immuable. Longtemps, la conservation des vins n’a intéressé que certaines élites. C’est l’alignement progressif, en France, des intérêts de l’une d’elles en particulier, la bourgeoisie bordelaise du XIXe siècle, de ceux de l’État et de ceux de l’industrie chimique et pharmaceutique, qui est à l’origine de la vitiviniculture dont nous héritons aujourd’hui.

L’histoire se précipite au milieu du XIXe siècle : Napoléon III signe alors un traité de libre-échange avec l’Angleterre, grande consommatrice de vins, et veut en rationaliser la production. Dans la foulée, son gouvernement sollicite deux scientifiques.

Au premier, Jules Guyot, il commande une enquête sur l’état de la viticulture dans le pays. Au second, Louis Pasteur, il confie un objectif œnologique, car l’exportation intensive de vins ne demande pas seulement que l’on gère plus efficacement la production. Elle exige aussi une plus grande maîtrise de la conservation, qui offre encore trop peu de garanties à l’époque. Pasteur répondra en inventant la pasteurisation, une méthode qui n’a jamais convaincu en œnologie.


À lire aussi : Louis Pasteur : l’empreinte toujours d’actualité d’un révolutionnaire en blouse


Sur le principe, la pasteurisation anticipe toutefois les grandes évolutions techniques du domaine, en particulier le développement du dioxyde de soufre liquide par l’industrie chimique et pharmaceutique de la fin du XIXe siècle. Le dioxyde de soufre (SO2) est un puissant conservateur, un antiseptique et un stabilisant.

Carte des principaux crus de la région bordelaise. DemonDeLuxe/WikiCommons, CC BY-SA

Il va permettre un bond en avant dans la rationalisation de l’industrie et de l’économie du vin au XXe siècle (les fameux sulfites ajoutés pour faciliter la conservation), au côté d’autres innovations techniques, comme le développement des levures chimiques. En cela, il va être aidé par la bourgeoisie française, notamment bordelaise, qui investit alors dans la vigne pour asseoir sa légitimité. C’est ce groupe social qui va le plus bénéficier de la situation, tout en contribuant à la définir. Désormais, le vin peut être stocké.

Cela facilite le développement d’une économie capitaliste rationnelle, incarnée par le modèle des « vins de garde » et des AOP ainsi que par celui des AOC et des « crus ».

Ce qu’il faut pour faire un vin de garde

Bien sûr ce n’est pas, en soi, le fait de pouvoir garder les vins plus longtemps qui a fait augmenter les taux d’alcool. Mais l’horizon esthétique que cette capacité a dessiné.

Un vin qui se garde, c’est en effet un vin qui contient plus de tanins, car ceux-ci facilitent l’épreuve du temps. Or pour obtenir plus de tanins, il faut reculer les vendanges et donc augmenter les niveaux d’alcool, qui participent d’ailleurs aussi à une meilleure conservation.

Les vins de garde sont vieillis en fûts de chêne, ce qui a contribué à en façonner le profil aromatique. Mark Stebnicki/Pexels, CC BY

Ensuite, la garde d’un vin dépend du contenant dans lequel il est élevé. En l’espèce, c’est le chêne, un bois tanique qui a été généralisé (déterminant jusqu’à la plantation des forêts françaises). Il donne aujourd’hui les arômes de vanille aux vins de consommation courante et le « toasté » plus raffiné de leurs cousins haut de gamme.

La garde d’un vin dépend également des choix d’encépagement. En l’espèce, les considérations relatives à la qualité des tanins et/ou à la couleur des jus de raisin ont souvent prévalu sur la prise en compte de la phénologie des cépages (c’est-à-dire, les dates clés où surviennent les événements périodiques du cycle de vie de la vigne).

Grappes de raisin de variété syrah. Hahn Family Wines/WIki Commons, CC BY

Ceci a pu favoriser des techniques de sélection mal adaptées aux conditions climatiques et des variétés qui produisent trop d’alcool lorsqu’elles sont plantées hors de leur région d’origine, par exemple la syrah dans les Côtes du Rhône septentrionales.

En effet, la vigne de syrah résiste très bien à la chaleur et les raisins produisent une très belle couleur, raison pour laquelle ils ont été plantés dans le sud. Mais le résultat est de plus en plus sucré, tanique et coloré : la syrah peut alors écraser les autres cépages dans l’assemblage des côtes-du-rhône.

On pourrait évoquer enfin, et parmi beaucoup d’autres pratiques techniques, les vendanges « en vert », qui consiste à éclaircir la vigne pour éviter une maturation partielle du raisin et s’assurer que la vigne ait davantage d’énergie pour achever celle des grappes restant sur pied. Ceci permet d’augmenter la concentration en arômes (et la finesse des vins de garde), mais aussi celle du sucre dans les raisins (et donc d’alcool dans le produit final).

C’est tout un monde qui s’est donc organisé pour produire des vins de garde, des vins charpentés et taillés pour durer qui ne peuvent donc pas être légers et fruités, comme semblent pourtant le demander les consommateurs contemporains.

« Sans sulfites », un nouveau modèle de vins « à boire »

Ce monde, qui tend à réchauffer les vins et le climat en même temps, n’est pas représentatif de l’histoire vitivinicole française dans son ensemble. Il résulte de la généralisation d’un certain type de rapport économique et esthétique aux vins et à l’environnement.

C’est ce monde dans son entier que le réchauffement climatique devrait donc questionner lorsqu’il oblige, comme aujourd’hui, à ramasser les raisins de plus en plus tôt… Plutôt que l’un ou l’autre de ces aspects seulement.

Comme pistes de réflexion en ce sens, je propose de puiser l’inspiration dans l’univers émergent des vins « sans soufre » (ou sans sulfites) : des vins qui, n’étant plus faits pour être conservés, contiennent moins d’alcool. Ces vins sont de surcroît associés à beaucoup d’inventivité technique tout en étant écologiquement moins délétères, notamment parce qu’ils mobilisent une infrastructure technique bien plus modeste et qu’ils insufflent un esprit d’adaptation plus que de surenchère.

Leur autre atout majeur est de reprendre le fil d’une vitiviniculture populaire que l’histoire moderne a invisibilisée. Ils ne constitueront toutefois pas une nouvelle panacée, mais au moins une piste pour reconnaître et valoriser les vitivinicultures passées et présentes, dans toute leur diversité.


Ce texte a fait l’objet d’une première présentation lors d’un colloque organisé en novembre 2025 par l’Initiative alimentation de Sorbonne Université.

The Conversation

Léo Mariani ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.11.2025 à 16:30

Réduire l’usage des pesticides : quand les agriculteurs s’inspirent de leurs pairs

Rose Deperrois, Doctorante en économie, Inrae; Université Grenoble Alpes (UGA)

Adélaïde Fadhuile, Enseignant-Chercheur, Université Grenoble Alpes

Julie Subervie, Economiste de l'environnement

Quand les injonctions perçues comme « venant d’en haut » ont souvent une efficacité limitée, l’inspiration des pairs mérite, elle, d’être développée.
Texte intégral (1771 mots)

S’inspirer de ses semblables et changer ainsi ses habitudes, c’est quelque chose qui s’observe souvent pour tout type de comportement. C’est aussi un levier d’action non négligeable pour réduire les pesticides, quand les injonctions perçues comme « venant d’en haut » font parfois freiner des quatre fers les premiers concernés.


Qu’il s’agisse de se mettre au vélo pour aller travailler, d’arrêter de fumer ou bien de découvrir un nouveau genre musical, nos vies sont ponctuées de changements inspirés par ceux qui nous entourent. Nos habitudes se transforment rarement seules : elles se propagent, s’imitent, s’apprennent. C’est aussi le cas pour les agriculteurs, qui s’inspirent des expériences de leurs proches pour faire évoluer leurs propres pratiques. Ce processus de diffusion des connaissances et d’influence au sein de réseaux de pairs est désigné par le concept d’apprentissage social.

Prendre en compte ces effets de pairs dans la conception de politiques publiques agricoles offre une piste prometteuse pour la promotion de pratiques économes en pesticides, dont les effets néfastes sur la santé et l’environnement ont été largement documentés par la communauté scientifique.

Plusieurs études se sont déjà penchées sur l’importance de l’apprentissage social dans l’évolution des comportements, et notamment des changements de pratiques des agriculteurs. Les économistes Benyishay et Mobarak montrent ainsi que les agriculteurs sont plus susceptibles d’adopter une nouvelle technologie agricole si celle-ci leur est présentée et expliquée par d’autres agriculteurs qui leur ressemblent.

Cette transmission entre pairs est prometteuse au vu de la difficulté à faire changer les pratiques des agriculteurs. Les programmes agro-environnementaux fondés sur des subventions individuelles censées rémunérer l’effort environnemental des exploitants sont souvent perçus comme des normes arbitraires imposées d’en haut par des acteurs déconnectés des enjeux agricoles réels, et se soldent en effet régulièrement par des échecs.

C’est particulièrement vrai pour les pratiques économes en pesticides, qui cristallisent les tensions entre modèle productiviste et modèle durable, rendant leur adoption complexe à généraliser.

Dans ce contexte, notre travail s’est donc interrogé sur la capacité de l’apprentissage social à générer un bénéfice environnemental. Et s’il était un levier efficace pour diminuer l’usage des pesticides ? C’est ce que nous avons pu démontrer, sur la base d’une étude de cas d’un programme agro-environnemental d’un genre nouveau, fondé sur un réseau d’agriculteurs volontaires : le programme DEPHY.

DEPHY, laboratoire d’un changement de modèle

Cette initiative a été lancée en 2010 au sein du plan Écophyto, un dispositif affichant l’objectif ambitieux d’une réduction de 50 % de l’usage des pesticides avant 2018. Le programme Démonstration, Expérimentation et Production de références sur les systèmes économes en PHYtosanitaires (DEPHY) est un réseau de 3 000 exploitations agricoles engagées dans une démarche volontaire de réduction des pesticides. Celles-ci ont pu bénéficier d’une assistance technique gratuite et de conseillers spécialisés pour repenser leurs utilisations de pesticides. Le but ? Proposer des trajectoires concrètes de changements de pratiques, issues de l’expérience des agriculteurs.

DEPHY permet ainsi d’expérimenter, sur plusieurs années, une combinaison de pratiques alternatives, telles qu’une amélioration des rotations des cultures afin de perturber le cycle des ravageurs, l’optimisation de la densité des semis et l’espacement des rangs pour favoriser la bonne santé des plantes, la production de différentes variétés de cultures pour réduire la pression des maladies, mais aussi la sélection de variétés à maturité précoce.

D’autres techniques sont explorées, comme le remplacement des pesticides par des outils mécaniques ou encore l’usage des méthodes de biocontrôle qui placent les mécanismes naturels et les interactions entre espèces comme instruments phares de la protection des cultures.

Le programme repose également sur le partage de connaissances produites par les expérimentations des fermes DEPHY. Lors d’une journée de démonstration, la ferme engagée dans le programme DEPHY accueille d’autres agriculteurs qui peuvent ensuite tester chez eux les méthodes qu’ils ont découvertes lors de leur visite. Au fil du temps, la pratique peut ainsi se répandre dans tout le secteur : c’est l’effet domino du bouche-à-oreille agricole.

Impacts du programme

Si les actions mises en place n’ont pas permis, pour l’instant, la diminution de moitié qui était visée, les résultats de ce programme démontrent néanmoins une certaine efficacité, avec une baisse de 18 % à 38 % de l’usage des pesticides dans les exploitations participantes entre la période précédant l’implantation de DEPHY et la moyenne 2018-2020.

En France, dix cultures concentrent 90 % des usages de pesticides. Notre étude a choisi de se focaliser sur la filière « grandes cultures, polyculture, élevage », qui a vu l’usage de pesticides baisser de 26 % en moyenne au sein des agriculteurs DEPHY. Cette filière représente approximativement 67 % de l’usage des pesticides en France, elle est donc particulièrement stratégique pour examiner la réduction des pesticides au niveau français.

Dans ce contexte, nous avons ainsi tâché d’évaluer les retombées de ce programme en distinguant ses effets chez les agriculteurs directement impliqués et ceux constatés chez les observateurs actifs. Nous avons ainsi voulu répondre à une question cruciale : comment généraliser les pratiques économes en pesticides au-delà du cercle restreint d’agriculteurs DEPHY ?

Les « agriculteurs observateurs » qui ont pu se rendre à des journées de démonstration étaient environ trois fois plus nombreux que les participants.

Résultat du programme DEPHY ou motivation initiale ?

On pourrait cependant rétorquer que les agriculteurs qui ont participé à DEPHY, ou bien qui sont allés observer ce programme étaient tous volontaires : ils étaient donc sans doute déjà intéressés par l’agroécologie et auraient peut-être modifié leurs pratiques de toute manière. Dans ce cas, les performances observées au sein du réseau refléteraient moins l’efficacité du dispositif lui-même que le profil particulier de ses participants.

Afin d’éviter ce biais, nous avons construit des groupes d’exploitations comparables en tous points – taille, type de production, contexte géographique et économique – ne différant que par la proportion de fermes engagées, directement ou indirectement, dans le programme.

L’analyse statistique de ces groupes, fondée sur les enquêtes du Ministère en charge de l’agriculture et de l’alimentation conduites entre 2006 et 2021, montre que les baisses observées dans l’usage des pesticides ne peuvent être attribuées aux seules caractéristiques initiales des agriculteurs, mais traduisent un effet réel de diffusion des pratiques agroécologiques.

Changer les pratiques, une visite à la fois

Au final, les résultats de notre étude mettent en avant l’impact de l’apprentissage social. Ce dernier, qui se manifeste ici par une baisse de l’usage des pesticides chez les agriculteurs observateurs après leur visite dans des exploitations DEPHY, est quantifiable : une augmentation de 1 % de la proportion d’observateurs dans un groupe d’exploitations agricoles réduit ainsi l’usage moyen de pesticides de ce groupe de 0,05 % à 0,07 % entre la période pré-programme (2006-2011) et la période post-programme (2017-2021). En extrapolant, cela signifierait que doubler la proportion d’observateurs (une augmentation de 100 %) dans un groupe reviendrait à réduire de 5 % à 7 % l’usage moyen de pesticides dans ce groupe, simplement en organisant plus de visites.

Avec de tels résultats, le programme DEPHY présente un rapport coûts-bénéfices particulièrement intéressant pour réduire l’usage des pesticides. Augmenter les visites des exploitations participantes au programme DEPHY semble prometteur au vu de la force des résultats obtenus : un coût supplémentaire minime pour une réduction conséquente de l’usage des pesticides. L’apprentissage social apparaît ainsi comme un levier efficace, que les pouvoirs publics gagneraient certainement à déployer plus largement afin d’accompagner un changement plus global de notre modèle agricole.


Solal Courtois-Thobois et Laurent Garnier ont participé à la rédaction de cet article.

_Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Rose Deperrois a reçu un financement de thèse de l'Office Français de la Biodiversité (OFB).

Adélaïde Fadhuile a reçu un financement de l'ANR pour le projet FAST - Faciliter l'Action publique pour Sortir des pesTicides (référence 20-PCPA-0005) et IDEX UGA (référence 15-IDEX-0002).

Julie Subervie a reçu un financement de l'Agence Nationale de la Recherche pour le projet FAST - Faciliter l'Action publique pour Sortir des pesTicides (référence 20-PCPA-0005).

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