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15.06.2025 à 19:51

En Suède, la solastalgie du seul peuple autochtone d’Europe face à la ruée minière

Emma Wolton, Doctorante en géographie, École normale supérieure (ENS) – PSL

La solastalgie, la détresse face au changement de l’environnement, frappe les Samis, confrontés à l’exploitation minière qui met en péril leur mode de vie.
Texte intégral (2754 mots)
Dans la ville de Kiruna, le développement de la mine impose de déplacement certains bâtiments dans un nouveau centre-ville. Un impact qui touche aussi le bien-être mental des habitants. Arild Vågen/Wikipédia, CC BY-SA

Qu’est-ce que la solastalgie ? C’est ce sentiment de détresse psychologique que l’on ressent face au changement de son environnement. Au nord de la Suède, l’exploitation minière met en péril le mode de vie des Samis, unique peuple autochtone d’Europe. Elle transforme les paysages qu’ils habitent traditionnellement, menace leurs coutumes et pèse sur leur bien-être individuel et collectif.


La mine de Kiruna, située au nord du cercle polaire arctique dans le comté de Norrbotten, en Suède, est la plus grande mine de fer souterraine au monde. Implantée sur le territoire ancestral du peuple sami depuis 1900, l’exploitation atteint aujourd’hui une profondeur de 1 365 mètres, si bien que l’affaissement et la déformation du sol provoqués par l’excavation obligent les habitants à s’établir dans un nouveau centre-ville où les bâtiments les plus importants ont été déplacés.

Il est prévu que l’église emblématique de Kiruna soit démantelée puis transportée jusqu’à son nouvel emplacement en août 2025. L’exploitation minière a remodelé radicalement le paysage urbain et le paysage naturel, ce qui éveille chez une partie de la population un sentiment dit de solastalgie, c’est-à-dire une souffrance psychologique face à la dégradation de son environnement proche.

Solastalgie et exploitation minière

Le terme solastalgie est créé en 2005 par le philosophe de l’environnement Glenn Albrecht, pour désigner une douleur provoquée par la transformation de son environnement proche : c’est un mal du pays que l’on éprouve chez soi, dans son lieu de vie. Albrecht fait l’expérience de la solastalgie suite aux changements causés par l’exploitation minière dans la Hunter Valley, en Australie. La construction de mines de charbon à ciel ouvert a perturbé le bien-être physique, mental et social des habitants de la région, ce qui le conduit à établir un lien entre la santé des humains et celle des écosystèmes. Il invente le concept de solastalgie, composé de deux mots anglais solace (réconfort) et nostalgia (nostalgie), pour décrire la perte de réconfort associé à un lieu familier auquel on est attaché.


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La solastalgie peut être provoquée à la fois par des activités humaines comme l’extractivisme, mais également par des causes naturelles brutales telles que des incendies, des processus lents et progressifs comme l’érosion, ou des phénomènes météorologiques cycliques (vagues de chaleur, précipitations irrégulières, retard de la mousson, sécheresses précoces). Dans une époque où les impacts des activités humaines sur Terre sont de plus en plus visibles, de nombreuses personnes sont touchées par des troubles mentaux tels que la solastalgie ou l’écoanxiété.

Ces deux concepts, souvent associés, renvoient pourtant à des réalités différentes. La solastalgie est une expérience vécue liée à un lieu, tandis que l’écoanxiété est une peur par anticipation d’une catastrophe environnementale. Le premier est un phénomène spatial qui se rattache à un site, à une topographie et à des pratiques. Le second est un phénomène temporel qui se rapporte à une inquiétude vis-à-vis d’un avenir incertain et incontrôlable.

L’écrivain Baptiste Morizot soutient que la solastalgie renouvèle notre rapport au monde : l’individu qui se pensait éphémère au milieu d’un monde stable se découvre aujourd’hui plus constant que ne l’est son environnement. La solastalgie est un « affect d’exil immobile », écrit-il, qui transforme notre rapport ordinaire aux lieux : l’environnement immédiat et familier paraît soudainement inhabituel et étranger.

En Suède, la situation du peuple sami

La Suède est l’un des premiers producteurs de métaux d’Europe. En 2020, 93 % du minerai de fer produit dans l’Union européenne sortait de ses mines. Le comté de Norrbotten est une zone stratégique pour les compagnies minières et l’État suédois, car les sous-sols y sont riches en matières premières minérales. Face au développement de projets d’explorations minières, le nombre de conflits socio-environnementaux a augmenté ces dernières années. Les contestations proviennent de riverains, de collectifs locaux, d’associations nationales ou d’institutions publiques comme le Parlement sami.

Les Samis sont le seul peuple autochtone d’Europe : ils ont une culture, des langues et des coutumes qui leur sont propres. Leur territoire traditionnel s’étend de la péninsule de Kola, en Russie, jusqu’aux régions du nord de la Finlande, de la Suède et de la Norvège. Bien qu’il n’existe pas de chiffre exact, on compte environ 30 000 Samis en Suède, dont une majeure partie vie dans le comté de Norrbotten. L’élevage de rennes, la chasse, la pêche et l’artisanat constituent des moyens de subsistance essentiels et sont des vecteurs de l’identité culturelle samie.

Une tente samie dressée dans un paysage enneigée
À 20 km de Kiruna, l’entreprise Sami Nutti Sámi Siida propose un expérience d’éco-tourisme fondée sur les traditions samies. Emma Wolton/ENS-PSL, Fourni par l'auteur

Considérés par les industries extractives comme un territoire vierge et inhabité, ces autochtones du nord de la Suède subissent une double pression liée à la ruée minière et aux effets du dérèglement climatique. Dans cette région arctique, les conditions hivernales changent et les événements météorologiques extrêmes se multiplient. Entre 1922 et 2018, la température printanière a augmenté d’environ 3 °C et la fonte de la neige arrive désormais plus tôt dans l’année.

Un sentiment qui irrigue l’art sami

Il existe plusieurs marqueurs, à la fois sociaux et personnels, de la solastalgie. Premièrement, la perception des risques liés à l’activité minière (déchets toxiques, contamination de l’eau, pollution de l’air) en est une des dimensions. Deuxièmement, la modification des coutumes et des pratiques associées à certains lieux, par exemple la transhumance, la pêche ou la cueillette peut aussi générer un sentiment collectif de solastalgie. Enfin, la disparition de savoirs géographiques causée par la transformation des paysages peut être une source de solastalgie : la difficulté à s’orienter, l’oubli d’un vocabulaire spécifique pour décrire les différentes formes de neige, une mauvaise compréhension du milieu, des rythmes saisonniers, des variations de températures et de luminosité…

Le travail de l’artiste sami Britta Marakatt-Labba témoigne de ce vécu particulier. Elle proteste contre les effets néfastes de l’industrie sur les modes de vie samis, notamment, sur l’élevage des rennes, symbole de l’étroite relation qui unit ce peuple et la nature :

« Aujourd’hui, il y a des intrusions encore plus graves, de toutes sortes – exploitation minière, extraction de minerais, éoliennes, abattage forcé de rennes. Je ne comprends pas le raisonnement de l’État […] : on stocke les déchets miniers dans les fjords, et on oblige les gens à abattre leurs troupeaux ».

L’artiste Britta Marakatt-Labba illustre à travers son œuvre la culture du peuple sami, son lien profond avec la nature, ses luttes politiques et la façon dont la communauté s’adapte au changement climatique.

Les Samis voient leur territoire se dégrader depuis l’époque coloniale, comme le montrent les poèmes de Paulus Utsi (1918-1975). Enfant, sa famille est touchée par le déplacement forcé des Samis dans le nord de la Suède et contrainte de déménager à 300 km au sud près de Jokkmokk. Adulte, il est à nouveau délogé à cause de la construction de barrages hydroélectriques le long de la rivière Luleå.

Ses poèmes expriment à la fois son amour pour la nature et le sentiment d’impuissance du peuple sami face à la gestion des ressources naturelles par l’État et l’industrie, fortement lié à celui de solastalgie. Les enjeux de pouvoir, connectés à l’exploitation et la dépossession des terres, accentuent les inégalités sociales.

Le paradoxe de la green transition en Suède

La Suède s’est engagée à atteindre la neutralité carbone en 2045 et s’érige en modèle de la transition énergétique. L’entreprise publique suédoise LKAB est à la pointe de la technologie. Présentée comme verte et responsable, la mine de Kiruna est entièrement électrifiée et fonctionne grâce à l’énergie éolienne et hydraulique. De plus, la compagnie promet de produire du fer décarboné à partir d’hydrogène d’ici quelques années.

Des visiteurs à l’intérieur d’une section de la mine amménagée pour la visite
Le centre des visiteurs de la compagnie minière LKAB, situé dans la mine de Kiruna, à 540 mètres de profondeur. Emma Wolton/ENS-PSL, Fourni par l'auteur

L’implantation de mines, de parcs éoliens et de centrales hydroélectriques témoigne d’une certaine vision du développement durable qui n’est pas identique à celle du peuple sami. Cela met ainsi en lumière différentes manières de penser la relation entre les humains et la nature. Pour l’État suédois, la durabilité consiste à lutter contre le changement climatique, tandis que pour la population samie, l’enjeu est de préserver un lien sensible avec la terre, support d’héritages et de culture.

Présentée par Glenn Albrecht comme une émotion nouvelle qui émerge à l’époque de l’anthropocène, la solastalgie semble pourtant être un sentiment ancien et ancré dans la mémoire collective d’une partie de la communauté samie. Si la crise climatique est une condition partagée qui touche toutes les sociétés, l’adaptabilité et la résilience des populations ne sont pas identiques.

La solastalgie est un sentiment voué à toucher de plus en plus de populations, en raison des effets visibles des activités humaines sur la Terre et du changement climatique. C’est pourquoi il importe d’approfondir les recherches et d’ancrer notre compréhension du phénomène dans des contextes géographiques, historiques et sociaux spécifiques. L’enjeu est de montrer qu’il existe des expériences plurielles et différenciées de la solastalgie, car selon les individus ou les groupes, cette émotion concernera des objets ou des situations différentes et prendra la forme d’une expérience tantôt subjective, tantôt collective.

The Conversation

Emma Wolton a reçu des financements du CNRS.

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