22.09.2025 à 15:15
Brian Padilla, écologue, recherche-expertise "biodiversité et processus d'artificialisation", Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Léo-Paul Jacob, Chargé de projet « priorisation des espèces à enjeux de conservation », Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Ces derniers mois, plusieurs propositions réglementaires sont venues fragiliser le statut d’espèce protégée. Les sanctions prévues en cas d’infraction s’allègent, tandis que les possibilités de dérogation s’élargissent, au risque de réduire ce dispositif central de protection de la biodiversité en une simple formalité administrative.
Fin février 2025, un jugement du tribunal administratif de Toulouse a annulé temporairement le projet d’autoroute A69, en indiquant qu’il ne remplissait pas les conditions nécessaires pour déroger au statut d’espèce protégée. En décembre 2024, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a, pour sa part, jugé illégales quatre retenues d’eau (ou, bassines) en l’absence de dérogation espèces protégées, notamment en raison de l’impact de ces projets sur l’outarde canepetière.
Le statut d’espèce protégée, inscrit dans la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, est considéré aujourd’hui comme un des outils du droit de l’environnement les plus efficaces pour atténuer certaines pressions sur la biodiversité.
Mais, ces derniers mois, plusieurs évolutions l’affaiblissent considérablement.
Selon l’article L. 411-1 du Code de l’environnement, certaines plantes non cultivées et certains animaux non domestiques bénéficient d’une protection intégrale. Il est interdit de les détruire, de les mutiler et de les déplacer, à quelconque stade de leur vie.
Les listes d’espèces protégées sont édictées par le biais d’arrêtés ministériels, signés par les ministères de l’environnement et de l’agriculture. Ces arrêtés couvrent, d’une façon plus ou moins exhaustive, des groupes d’espèces spécifiques, qui sont pour la plupart bien connus par les naturalistes (ex. : oiseaux, insectes, mammifères, reptiles, amphibiens, mollusques, etc.).
Mi-2025, une dizaine d’arrêtés de protection étaient en vigueur à l’échelle du territoire hexagonal (dont la Corse), accompagnés d’une vingtaine d’arrêtés de protection régionaux (très majoritairement liés à la flore) et d’une quinzaine d’arrêtés de protection dans les territoires d’Outre-mer (en dehors des territoires qui disposent de leur propre Code de l’environnement). En 2023, l’Inventaire national du patrimoine naturel (INPN) estimait qu’environ 4 % de la faune, de la flore et de la fonge connues étaient protégées en France, soit un peu plus de 7 200 espèces.
Il est important de noter que toute violation des interdictions prévues par l’article L. 411-1 peut être punie par le biais d’une sanction financière et d’une peine de prison, au titre de l’article L.•415-3 du Code de l’environnement. Bien que de tels agissements soient parfois difficiles à contrôler, des personnes physiques ou morales sont régulièrement condamnées au titre de la destruction d’espèces protégées.
L’article L. 411-2 du Code de l’environnement prévoit la possibilité de déroger à la protection d’une espèce. Ces dérogations sont notamment sollicitées dans le cadre de projets d’aménagement du territoire, par exemple lorsqu’une espèce protégée est présente sur un site sur lequel un chantier est prévu et que celui-ci menace de lui porter atteinte.
Sous le contrôle de l’administration, les porteurs de projet peuvent déroger à la protection de l’espèce seulement à trois conditions :
il n’existe pas de solution alternative satisfaisante ;
le projet ne porte pas atteinte au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ;
le projet répond à l’un des cinq motifs établis par l’article L. 411-2 (motif scientifique, écologique, agricole, sélectif ou pour des raisons impératives d’intérêt public majeur [RIIPM]).
L’application de l’article L. 411-2 a été largement précisée par la jurisprudence administrative. Le Conseil d’État a notamment rappelé, dans une décision du 9 octobre 2013, que les trois conditions permettant d’obtenir une dérogation étaient cumulatives. Autrement dit, un projet ne peut y prétendre que s’il satisfait simultanément à chacune d’entre elles.
Le 9 décembre 2022, le Conseil d’État a précisé que la question d’une dérogation se posait dès lors qu’une espèce protégée était présente dans la zone du projet, indépendamment du nombre d’individus ou de l’état de conservation des espèces.
Le même jugement a toutefois ouvert une possibilité particulière. Un porteur de projet peut se passer d’une dérogation « dans l’hypothèse où les mesures d’évitement et de réduction proposées présentent, sous le contrôle de l’administration, des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé ».
Concrètement, il revient aux porteurs de projets, accompagnés par des bureaux d’étude spécialisés en écologie, d’établir si leurs projets vont porter atteinte à des espèces protégées et, le cas échéant, si des mesures d’évitement (par exemple, le déplacement de l’emprise du projet) ou de réduction (par exemple, l’organisation du chantier dans le temps et dans l’espace) permettent de diminuer le risque pour les espèces. Si ces mesures sont considérées comme suffisantes, une dérogation n’est alors pas nécessaire.
Autrement dit, évaluer les incidences sur les espèces protégées est devenu un passage obligé pour tout porteur de projet. Mais les récentes interprétations jurisprudentielles interrogent : en assouplissant les conditions d’application, ne risquent-elles pas d’affaiblir un statut qui se voulait pourtant protecteur ? À cet assouplissement viennent s’ajouter de nouvelles atteintes à ce statut.
Plusieurs lois adoptées en 2025 fragilisent, en effet, le statut d’espèce protégée. Cette remise en cause s’opère à la fois au niveau des sanctions prévues en cas d’infraction, mais également au niveau des conditions d’obtention de dérogations.
I. Un affaiblissement du régime de sanctions en cas d’infraction
Tout d’abord, la récente loi d’orientation agricole a affaibli le régime de sanctions associé aux espèces protégées. Son article 31 a modifié l’article L. 415-3 du Code de l’environnement, qui prévoyait des sanctions allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende en cas de violation des interdictions associées au statut d’espèce protégée. Ces sanctions ne s’appliquent dorénavant que pour les faits commis de manière intentionnelle ou par négligence grave.
Un nouvel article (L. 171-7-2) introduit dans le Code de l’environnement prévoit qu’en dehors de ces cas, seule une amende de 450 euros ou un stage de sensibilisation peuvent être exigés par l’autorité administrative, hors cas de récidive. Au-delà du montant peu élevé, le principal affaiblissement provient de l’introduction d’une notion d’intentionnalité. Celle-ci, difficile à établir, risque de limiter considérablement la portée du dispositif.
II. Des dérogations simplifiées, au titre de la RIIPM
Certaines dispositions récentes visent également à faciliter l’obtention d’une dérogation espèce protégée pour certains types de projets, en élargissant les conditions d’application de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM).
L’article 5 de la loi du 11 août 2025 visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur (dite « loi Duplomb ») introduit un nouvel article dans le Code de l’environnement (L. 211-1-2), qui prévoit que les ouvrages de stockage d’eau ainsi que les prélèvements sur les eaux superficielles qui poursuivent à titre principal une finalité agricole puissent, dans certains cas spécifiques, être présumés d’intérêt général majeur.
Actuellement en commission mixte paritaire à la suite de son adoption par l’Assemblée nationale en juin 2025, l’article 15 du projet de loi de simplification de la vie économique prévoit une modification de l’article L. 300-6-2 du Code de l’urbanisme pour qu’un projet d’infrastructure répondant à certaines conditions puisse être qualifié par décret de projet d’intérêt national majeur. Il en est de même avec l’implantation de certains centres de données.
Ces évolutions s’inscrivent dans une tendance déjà amorcée. La loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables avait introduit dans le droit le fait que certains projets d’installation de production d’énergies renouvelables ou de stockage d’énergie dans le système électrique pouvaient répondre à une RIIPM, et le Conseil constitutionnel avait déjà validé en 2025 la possibilité d’accorder cette qualification de manière anticipée à des projets d’intérêt national majeur.
À noter toutefois que, même dans ce cas, les deux autres conditions prévues par l’article L. 411-2 demeurent nécessaires.
III. Vers une réduction du nombre de projets soumis à une dérogation
La troisième atteinte au statut d’espèce protégée provient de l’article 23 de la loi du 30 avril 2025 portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne (également appelée loi DDADUE). Cet article ajoute un nouvel alinéa dans le Code de l’environnement : une dérogation espèce protégée « n’est pas requise lorsqu’un projet comporte des mesures d’évitement et de réduction présentant des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque de destruction ou de perturbation des espèces » et « lorsque ce projet intègre un dispositif de suivi permettant d’évaluer l’efficacité de ces mesures ».
Si cette disposition semble au premier abord retranscrire la décision du Conseil d’État du 9 décembre 2022, voire l’encadrer davantage en imposant un suivi, elle pourrait, en réalité, réduire le nombre de demandes de dérogation espèces protégées. En effet, elle inverse la charge de la preuve : une dérogation n’est désormais plus la règle, mais l’exception, dès lors qu’un dossier est construit avec des garanties d’effectivité jugées suffisantes. Autrement dit, les porteurs de projet peuvent considérer qu’ils échappent d’emblée à la case « dérogation », sans attendre l’interprétation de l’administration.
Ces différentes réformes affaiblissent discrètement le statut d’espèce protégée, en rognant à la fois les sanctions, les conditions et les procédures.
Le risque est clair : faire glisser ce statut de rempart juridique fort à simple formalité administrative, laissant au juge le soin d’être le dernier recours.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.