LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

22.06.2025 à 12:15

Éclairer la ville ou protéger la biodiversité : faux dilemme

Léa Tardieu, Chercheuse en économie de l’environnement, Inrae

Chloé Beaudet, Doctorante en économie de l’environnement, AgroParisTech – Université Paris-Saclay

Léa Mariton, Post-doctorante en sciences de la conservation & éco-acoustique, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Maia David, Professeure et chercheuse en économie de l’environnement, AgroParisTech – Université Paris-Saclay

La pollution lumineuse a de nombreux effets délétères. Mais pour être efficaces, les mesures doivent dépasser l’opposition binaire entre éclairage ou extinction des feux.
Texte intégral (3130 mots)
La pollution lumineuse affecte les écosystèmes et la santé humaine, comme le montre cette image satellitaire de l’agglomération de Montpellier de nuit. Image acquise le 26 août 2020 par Jilin-1 de CGsatellite et distribuée par La TeleScop, Fourni par l'auteur

La pollution lumineuse a de nombreux effets délétères. Elle menace la biodiversité, la santé humaine et même les observations astronomiques. Pour être efficaces, les mesures mises en place doivent toutefois dépasser l’opposition binaire entre éclairage ou extinction des feux. L’enjeu est de s’adapter à chaque situation locale.


La pollution lumineuse a considérablement augmenté ces dernières années (d’au moins 49 % entre 1992 et 2017) et continue de croître à un rythme alarmant (7 à 10 % par an). Cette progression rapide est due à la multiplication des sources de lumière artificielle, née de l’expansion urbaine et des changements dans le spectre lumineux des éclairages (couleurs plus froides qui affectent davantage les insectes, par exemple). L’effet rebond du passage à la technologie LED, qui permet d’éclairer davantage pour le même coût, aggrave la situation en multipliant les points lumineux.

Or, la lumière artificielle nocturne a de nombreux effets néfastes, désormais bien démontrés par la communauté scientifique. Elle pèse sur la biodiversité, sur la santé humaine, sur la recherche en astronomie et même, indirectement, sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) du fait de la consommation d’énergie accrue que représente l’éclairage.

Les discours autour de l’éclairage sont aujourd’hui réduits à une logique de « tout ou rien » selon que l’on cherche à privilégier les résidents ou la biodiversité. Dépasser cette binarité est tout l’enjeu de l’étude que nous avons publiée dans Nature Cities.

Celle-ci montre que des compromis entre biodiversité et société sont possibles, mais qu’aucune politique uniforme ne sera efficace. Seule une politique d’éclairage nocturne pensée au niveau local, pour chaque point d’éclairage, adaptée au contexte environnemental et social, permettra de concilier les besoins des uns et des autres. Ceux-ci sont parfois concomitants, et parfois antagonistes.

Les multiples ravages de la pollution lumineuse

En matière de biodiversité, tout d’abord, les éclairages nocturnes perturbent une large gamme de taxons (groupes d’espèces) nocturnes comme diurnes.

Ils masquent en effet les cycles naturels d’alternance jour-nuit. La nuit constitue un habitat pour les espèces nocturnes – et représente un temps de repos pour les espèces diurnes. La nuit représente en quelque sorte une face cachée trop souvent oubliée des politiques environnementales.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Les effets de la pollution lumineuse sur la biodiversité ont pourtant été documentés à différents niveaux : à l’échelle individuelle (altérations de la physiologie, du comportement reproductif, alimentaire ou d’orientation), à l’échelle communautaire (impacts sur les interactions de compétition et de prédation), et même à l’échelle des écosystèmes. Elle affecte par exemple les processus de pollinisation, la diversité des plantes ou encore le fonctionnement des récifs coralliens tempérés et tropicaux.

Mais la pollution lumineuse représente aussi un enjeu de santé publique. Elle interfère avec les rythmes circadiens et la production de mélatonine chez l’humain, affectant ainsi les cycles de sommeil, l’éveil, les habitudes alimentaires et le métabolisme.

Elle interfère aussi avec les observations astronomiques en diminuant la visibilité des étoiles à l’œil nu. De 250 aujourd’hui en moyenne, elle pourrait chuter à seulement 100 d’ici dix-huit ans. Lorsqu’on ne peut admirer que 200 étoiles dans une ville comme Milan (Italie), un lieu non pollué en offre à nos yeux environ 2 000. Non seulement cette disparition détériore les observations scientifiques astronomiques, mais elle abîme aussi le lien culturel qui nous unit à la nuit.

La Voie lactée depuis l’observatoire de Paranal (désert d’Atacama, nord du Chili), où se trouve le Very Large Telescope (VLT). La lueur rouge à droite est due au halo de la ville d’Antofagasta, bien visible malgré sa distance, 100 kilomètres plus au nord. Bruno Gilli/ESO, CC BY, CC BY-NC-SA

Enfin, l’éclairage associé à la pollution lumineuse est une source de consommation excessive d’énergie qui génère des émissions de CO2. La consommation énergétique liée à l’éclairage artificiel représente environ 2 900 térawattheures (TWh), soit 16,5 % de la production mondiale annuelle d’électricité et environ 5 % des émissions de CO2. Cela fait de ce secteur un enjeu incontournable pour tenir les objectifs de l’accord de Paris.

Restaurer les paysages nocturnes, un enjeu politique

La restauration des paysages nocturnes est pourtant possible, et cela, même dans les grandes villes. Cela requiert toutefois une volonté politique : il s’agit à la fois de sensibiliser à ces enjeux, mais aussi de prendre des décisions qui ne soient pas exclusivement dictées par le coût énergétique de l’éclairage et d’orienter l’urbanisme vers des systèmes d’éclairage plus durables.

Des politiques ambitieuses, aux niveaux mondial comme local, sont donc indispensables pour réduire et atténuer significativement la pollution lumineuse. Dans certains pays tels que la France, la législation nationale prescrit des mesures et des seuils d’ajustement de l’éclairage public pour éclairer plus directement les zones cibles et réduire le halo lumineux (arrêté du 27 décembre 2018 ou la nouvelle proposition de loi pour la préservation de l’environnement nocturne).

Certaines sources lumineuses artificielles peuvent avoir une température de couleur (indiquée en Kelvin, comme une température) qui se rapproche de celle de la lumière du jour. Wikimedia, CC BY-SA

Toutefois, le respect des seuils réglementaires en termes de température de couleur, d’intensité lumineuse ou d’extinction, demeure à ce stade à la discrétion des élus locaux. La proposition de loi envisage de donner cette compétence à l’Office français de la biodiversité (OFB). Ce qui interroge, étant donné les fonctions dont il a déjà la charge, les entraves croissantes que ses agents rencontrent dans l’exercice de leur travail, et les récents appels à sa suppression.

Dépasser les arbitrages du « tout ou rien »

Certes, il ne peut être ignoré que le contexte urbain représente un défi pour les urbanistes. Ces derniers doivent, potentiellement, arbitrer entre les préférences des habitants et les besoins de la biodiversité.

« Potentiellement », car la majeure partie des mesures de réduction de la pollution lumineuse sont reçues positivement par la population. La résistance (ou la perception d’une résistance) au changement, liée à des raisons de sécurité, et cristallisée autour de l’extinction, constitue souvent le principal obstacle à leur mise en œuvre pour les élus locaux. Elle constitue aussi le principal argument pour faire machine arrière.

Notre étude publiée dans Nature Cities a été menée dans la métropole de Montpellier Méditerranée (3M), qui regroupe 31 communes, 507 526 habitants, et qui enregistre la plus forte croissance démographique de France (1,8 % par an).

La pollution lumineuse émise y est particulièrement problématique en raison de sa proximité avec le Parc national des Cévennes, l’un des six parcs français labellisés réserves internationales de ciel étoilé (Rice).

S’adapter localement aux besoins

Nous développons, dans l’étude, une analyse spatiale qui porte sur deux aspects :

  • les besoins des espèces en matière de réduction de la pollution lumineuse, d’une part,

  • et l’acceptabilité des habitants face aux changements d’éclairage de l’espace public, d’autre part.

Les besoins des espèces ont été évalués à partir d’images satellites multispectrales (c’est-à-dire, évalués dans plusieurs longueurs d’onde du spectre lumineux) à très haute résolution spatiale.

Ceci permet de délimiter deux dimensions de la pollution lumineuse :

  • le niveau d’émission lumineuse qu’émet chaque lampadaire vers le haut (la radiance),

  • et le nombre de points lumineux visibles, pour un observateur placé à 6 mètres de haut, compte tenu des objets présents dans l’espace (p.ex. : immeubles, arbres, etc.).

Nous prédisons ensuite, à partir de savoirs d’experts locaux et d’inventaires naturalistes, la connectivité du paysage (c’est-à-dire, la capacité des espèces à traverser le paysage pour passer d’un milieu habitable à un autre), avec et sans pollution lumineuse, pour six groupes d’espèces particulièrement sensibles à la pollution lumineuse ou d’intérêt pour la région. Il s’agissait ici : des insectes inféodés aux milieux humides et des Lampyridae, de deux groupes de chiroptères (chauves-souris), Rhinolophus et Myotis, d’un groupe d’espèces d’amphibiens Pelodytes, Pelobates et Epidalea calamita, et de l’engoulevent d’Europe, (qui appartient à une famille d’oiseaux nocturnes, ndlr).

Ceci a été mené en collaboration avec trois associations d’experts naturalistes : l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie), la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et le Groupe chiroptères du Languedoc-Roussillon.

Cela nous a permis, d’abord, de classer les points d’éclairage selon l’urgence à réduire la pollution lumineuse pour protéger la biodiversité. Les préférences citoyennes face à différentes mesures de réduction de la pollution lumineuse (réduction de l’intensité, extinction sur différentes périodes de la nuit, changement de couleur, etc.) ont ensuite été cartographiées à partir des résultats d’une vaste expérience de choix, c’est-à-dire une enquête durant laquelle les individus sont amenés à choisir, parmi plusieurs scénarios composites, leur option préférée. Celle-ci a été menée auprès de 1 148 habitants de la métropole.

Nous avons, enfin, croisé les besoins de la biodiversité et des citoyens pour identifier les actions sur l’éclairage public mutuellement bénéfiques et celles qui nécessitent des compromis. Les résultats ont été intégrés dans une application interactive, SustainLight, destinée à aider les décideurs et les citoyens à explorer les différentes situations possibles.

Adapter les stratégies à chaque territoire

Trois situations principales ressortent de notre analyse :

  • Certains quartiers comportant des enjeux forts pour la biodiversité peuvent bénéficier de réductions rapides de la pollution lumineuse avec le soutien des habitants.

  • Dans d’autres, situés en zones urbaines centrales avec des enjeux écologiques modérés, certaines mesures de réduction (par exemple le changement de couleur, la baisse de l’intensité, l’ajustement de la directivité/direction des luminaires pour qu’ils éclairent plus directement le sol) semblent être mieux reçues que des extinctions.

  • Des quartiers à forts enjeux écologiques, enfin, sont marqués par une forte résistance du public aux mesures d’extinction. Dans ce cas, il est possible d’avoir un éclairage plus respectueux de la biodiversité en adoptant les mesures mentionnées ci-dessus. Cela peut être accompagné d’actions de sensibilisation pour informer les résidents des multiples effets néfastes de la pollution lumineuse.

Nos travaux confirment que, pour être efficaces dans la préservation de la biodiversité contre la pollution lumineuse, les politiques d’éclairage durable doivent être socialement acceptées et tenir compte des besoins à la fois de la biodiversité et de la société.


Sarah Potin, Vincent Delbar et Julie Chaurand, de la start-up La Telescop, ont contribué à la rédaction de cet article.

The Conversation

Léa Tardieu est chercheuse à l'UMR TETIS et associée à l'UMR CIRED. Elle est membre du GDR 2202 Lumière & environnement nocturne (LUMEN) et de l'Observatoire de l'Environnement Nocturne du CNRS. Léa a reçu des financement de la Région Occitanie (projet Readynov Pollum).

Chloé Beaudet est membre du GDR 2202 Lumière & environnement nocturne (LUMEN) et de l'Observatoire de l'Environnement Nocturne du CNRS. Elle a reçu des financement de la Région Occitanie (projet Readynov Pollum).

Léa Mariton est membre du GDR 2202 Lumière & environnement nocturne (LUMEN) et de l'Observatoire de l'Environnement Nocturne du CNRS.

Maia David a reçu des financements de l'INRAE et AgroParisTech en tant que chercheuse à l'UMR Paris-Saclay Applied Economics (PSAE).

PDF

19.06.2025 à 18:06

Peut-on brûler toutes les réserves d’énergies fossiles et compenser en plantant des arbres ?

Alain Naef, Assistant Professor, Economics, ESSEC

Planter des arbres ou capturer le CO₂ sont des solutions intéressantes mais irréalistes si l’on continue à brûler des ressources fossiles jusqu’à épuisement.
Texte intégral (1511 mots)

Lorsque l’on parle d’atténuation du changement climatique, on pense souvent au fait de replanter des arbres, qui consomment du CO2, ou à des solutions techniques consistant à recapturer le gaz carbonique depuis l’atmosphère. Mais ces approches, si elles peuvent être intéressantes, sont irréalistes pour stocker le réchauffement, si on souhaite continuer à brûler des ressources fossiles jusqu’à épuisement.


Quand on prend l’avion, on nous offre souvent la possibilité de planter des arbres à l’autre bout de la planète pour compenser les émissions de notre vol. Un luxe qui permet aux quelques 2 à 4 % des habitants de la planète qui volent chaque année de réduire leur bilan carbone et soulager leur conscience. Mais que se passerait-il si on étendait ce luxe à toute notre économie ? Peut-on vraiment continuer à émettre du CO2 gaiement et espérer le compenser plus tard ? La question devient urgente alors que nous sommes actuellement au-dessus de 1,5 °C d’augmentation de température depuis l’ère industrielle.

Dans une nouvelle étude, nous montrons que compenser les émissions de CO2 coûte trop cher pour être une solution viable. Par exemple, si l’on souhaite capter directement le CO₂ dans l’air, le coût que cela représente est d’environ 1 000 € par tonne, selon les estimations des quelques projets existants, tels que le projet de Climeworks en Islande. La technologie fonctionne avec des ventilateurs géants qui aspirent directement le CO2 de l’air. Pour le mettre où ? Les Norvégiens ont débuté jeudi 12 juin l’installation d’une infrastructure de captage et de stockage du CO₂ sous le plancher océanique, opération marketing à l’appui. Cela parait idéal pour continuer à polluer, tout en n’affectant pas la planète.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Les estimations dans notre étude montrent que les 200 plus grandes entreprises pétrolières produiraient environ 673 gigatonnes de CO2 en brûlant leurs réserves de pétrole, gaz et charbon. Ces réserves sont inscrites dans leurs rapports annuels et il s’agit de la base de leur valorisation financière. Leurs actionnaires savent que c’est grâce à ces réserves qu’ils ont une certaine capitalisation boursière plutôt qu’une autre.

La capture et le stockage du carbone ? Hors de prix

Le problème, comme le montre notre étude, est que pour compenser les réserves actuelles des entreprises de gaz, pétrole et charbon, cela coûterait environ 673 700 milliards d’euros, soit presque sept fois le PIB mondial. Cela implique que si l’on souhaite continuer à polluer jusqu’à avoir épuisé les réserves d’énergies fossiles, nous devrions payer l’équivalent de sept ans de toute la production mondiale. À ce prix là, autant ne pas polluer.

À l’échelle des entreprises fossiles, le calcul ne serait pas rentable non plus. Pour Total Énergie, qui possède des réserves d’environ 4,25 gigatonnes de CO2 en réserves, c’est trop cher. À 1 000 € la tonne, Total devrait payer environ 4 253 milliards d’euros. C’est presque 34 fois sa valeur boursière, qui s’élève aujourd’hui à environ 126 milliards d’euros.

Dans notre étude, nous appelons cela la valeur environnementale nette, c’est-à-dire la valeur d’une entreprise fossile une fois le CO2 contenu dans ses réserves compensées. Dès que le prix pour compenser une tonne de CO2 dépasse les 150 dollars, la valeur environnementale nette des 200 plus grandes entreprises du secteur des énergies fossiles devient négative. En d’autres termes, si les entreprises fossiles devaient compenser leurs émissions, elles mettraient toutes la clé sous la porte. Heureusement pour elles, aucune législation en ce sens ne s’applique pour le moment. Certaines l’ont compris et ont commencé à investir dans des technologies génératrices d’énergie verte.

Planter des arbres ? Il faudrait recouvrir au moins toute l’Amérique du Nord !

Il existe cependant des solutions plus abordables, comme celle qu’on nous propose à bord des avions notamment : planter des arbres. Selon une étude de l’OCDE, le prix est minime puisqu’il s’élève à environ 16 dollars la tonne. Ce coût infime s’entend sans le prix du terrain : planter des arbres à Manhattan est probablement plus cher.

Les arbres sont en effet généralement composés à moitié de carbone. Pour de nombreuses espèces d’arbres, cette séquestration est la plus efficace pendant les vingt premières années de croissance. Mais pour que la plantation d’arbres capture du carbone, il faut bien sûr éviter qu’ils soient ensuite coupés ou brûlés, ce qui relâcherait à nouveau tout le carbone séquestré. Et il faut éviter de les planter dans un lieu où cela pourrait perturber l’écosystème déjà en place… Pouvons-nous donc sauver la planète en plantant des arbres ?

Dans notre étude, nous avons utilisé les moyennes de captures de carbone par les arbres, en fonction des régions où ils seraient plantés, d’ici à 2050. Si l’on voulait compenser les émissions potentielles de l’ensemble des réserves de gaz, pétrole et charbon, il faudrait planter des arbres sur une très grande surface, qui dépend des régions du monde (certaines étant plus propices que d’autres à la séquestration du carbone). Une de nos estimations est qu’il faudrait couvrir environ 27 millions de kilomètres carrés, soit l’entièreté de l’Amérique du Nord et centrale, ainsi qu’une partie de l’Amérique du Sud. Cela impliquerait de remplacer toutes les constructions, les routes, les lacs, et de planter des arbres partout, et sans compter ceux qui poussent déjà.

Bien que l’idée est absurde, la carte ci-dessous permet de se représenter la surface que cela représente. En d’autres termes, même si la plantation d’arbres peut être une bonne forme de capture de carbone, la solution n’est pas viable si on regarde les étendues des réserves de gaz, pétrole et charbon actuellement en possession des entreprises fossiles.

Et si on pousse cette idée encore plus loin, en voulant planter suffisamment d’arbres pour compenser le CO2 déjà émis au cours de l’histoire, il faudrait cette fois transformer en forêt géante non seulement l’Amérique du Nord, mais aussi l’Europe et presque toute l’Afrique, de la côte méditerranéenne jusqu’au Zimbabwe.

Des solutions utiles, mais invraisemblables sans changements profonds de nos émissions

On voit donc que la compensation carbone n’est pas une baguette magique. Si l’on veut le faire avec de la technologie, le prix actuel est bien trop élevé. De plus, il faut transporter le carbone de son lien d’émission vers le lien de stockage, par exemple de la France vers la Norvège, ce qui génère également des émissions. Les solutions naturelles sont bien sûr à favoriser, telles que la plantation d’arbres.

Mais là aussi la place manque. La solution ? Arrêter les émissions, bien sûr. Et pour les secteurs difficiles à décarboner, comme la métallurgie, l’industrie chimique ou l’agriculture, il faut d’abord diminuer les activités polluantes, et compenser pour celles qui demeurent nécessaires. La compensation carbone doit donc rester un joker à utiliser en dernier recours, et non la solution par défaut, pour réduire les émissions humaines dans un monde à +1,5 C° et qui continue de se réchauffer.

The Conversation

Alain Naef a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR).

PDF

19.06.2025 à 11:52

Comment l’un des pesticides les plus répandus en France menace les moineaux

Pauline Bellot, Chercheuse postdoctorale à l’Université du Québec à Montréal (UQAM, laboratoire AVITOX), Université du Québec à Montréal (UQAM)

Frédéric Angelier, Directeur de Recherche en Biologie de l'environnement, des populations, écologie, La Rochelle Université

Une étude expérimentale inédite montre comment un des pesticides les plus utilisés en France affecte la reproduction et la survie des moineaux.
Texte intégral (2759 mots)

Moins connus que les insecticides, les fongicides triazolés sont pourtant très présents dans les milieux agricoles. L’un d’eux, le tébuconazole, est suspecté d’affecter la santé des oiseaux. Notre étude expérimentale met en effet en évidence des altérations du métabolisme, de la reproduction et de la survie chez les jeunes moineaux.


Depuis 1900, la population mondiale a quintuplé, ce qui a posé un défi de taille : nourrir toujours plus d’humains. Dans les années 1950-1960, la « révolution verte » a permis d’augmenter considérablement les rendements agricoles grâce à la modernisation et à l’intensification des pratiques agricoles. Cette mutation s’est appuyée en partie sur l’usage massif d’engrais et de pesticides, dont l’utilisation n’a cessé de croître au fil des décennies.

Les triazoles, des fongicides omniprésents

Parmi les pesticides, on trouve trois grandes catégories : les herbicides qui tuent les végétaux considérés comme indésirables, les insecticides qui s’attaquent aux insectes considérés comme nuisibles, et les fongicides. Ces derniers, destinés à lutter contre les champignons pathogènes des plantes, représentent en France près de 42 % des ventes totales de pesticides, soit une part bien supérieure à la moyenne mondiale.

Cette proportion élevée s’explique notamment par le poids de la viticulture dans l’agriculture française, les vignes étant particulièrement vulnérables aux maladies fongiques comme le mildiou.

Photo représentant un paysage viticole homogène, typique des zones de monoculture intensive Huney.
Un paysage viticole homogène, typique des zones de monoculture intensive. Fourni par l'auteur

Parmi les fongicides, une famille se distingue : celle des triazoles. Très prisés pour leur efficacité contre un éventail de maladies fongiques, ces composés sont utilisés sur des cultures aussi variées que les céréales, les fruits ou la vigne. Aujourd’hui, les triazoles représenteraient à eux seuls environ un quart des ventes mondiales de fongicides.

Aux États-Unis, leur utilisation a augmenté de 400 % en seulement dix ans, entre 2006 et 2016.

Les oiseaux, sentinelles des milieux agricoles

Mais cet usage massif soulève des inquiétudes. Les triazoles sont suspectés d’être des perturbateurs endocriniens, c’est-à-dire d’interférer avec le système hormonal des êtres vivants, et d’impacter des espèces non ciblées. En la matière, les oiseaux sont dangereusement vulnérables. En effet, nombre d’entre eux, l’alouette des champs, le busard cendré ou le merle noir par exemple, accomplissent tout ou une partie de leur cycle de vie dans les milieux cultivés, c’est-à-dire des territoires où les fongicides triazolés peuvent se retrouver dans les sols, l’eau ou l’air, et contaminer la faune par l’intermédiaire des graines ou des insectes consommés par de nombreux oiseaux.

Une étude récente a ainsi révélé des concentrations particulièrement élevées de triazoles dans le sang de merles noirs vivant dans des zones viticoles intensives.

Cette exposition, qu’elle soit directe ou indirecte, pourrait nuire à leur santé, à leur reproduction ou au bon fonctionnement de leur organisme. Les oiseaux sont depuis longtemps considérés comme de bons indicateurs biologiques : leur présence, leur comportement ou leur état de santé donnent des indices de la qualité de l’environnement. En particulier dans les zones agricoles, leur déclin peut révéler des problèmes comme la pollution ou la dégradation des habitats. Et les tendances sont alarmantes : depuis 1980, 60 % des oiseaux des terres agricoles ont disparu en Europe.

Comprendre les causes pour mieux agir : l’enjeu d’une approche ciblée

Si les pesticides, triazoles inclus, participent potentiellement à ce déclin, ils ne sont pas les seuls en cause. La perte d’habitats naturels, l’intensification des pratiques agricoles, la mécanisation et le changement climatique exercent également une pression croissante sur la biodiversité.

Face à cette dégradation multifactorielle, les oiseaux nous envoient un signal d’alarme. Il est plus que jamais nécessaire de comprendre quelle pression exerce quels effets, et dans quelle mesure. Cela suppose de pouvoir isoler l’impact propre de chaque facteur, en particulier celui des contaminants chimiques, afin d’identifier précisément leur rôle dans les déclins observés et ainsi mieux orienter les mesures de conservation et de réglementation.

Pour cela, il est nécessaire de les étudier isolément, dans des conditions contrôlées. C’est pourquoi nous avons choisi de nous pencher sur un fongicide triazolé en particulier : le tébuconazole.

Il s’agit du fongicide que nous avons le plus fréquemment détecté chez les oiseaux vivant en zone viticole, et également de l’un des plus utilisés dans le monde.

Pour en évaluer les effets, nous avons mené une étude en conditions contrôlées sur des moineaux domestiques, une espèce typique des milieux agricoles, aujourd’hui en déclin. Faciles à maintenir en captivité, y compris pour la reproduction, les moineaux domestiques constituent un modèle biologique pertinent pour explorer les effets du tébuconazole en conditions expérimentales.

Les individus ont été répartis aléatoirement dans six volières expérimentales : trois recevaient une eau non contaminée et les trois autres une eau contenant du tébuconazole à des concentrations réalistes, comparables à celles mesurées chez des oiseaux vivant en milieu viticole intensif.


Visuel d'illustration de la newsletter Ici la Terre représentant la planète Terre sur un fond bleu.

Abonnez-vous dès aujourd'hui. Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ».


Des effets sur le métabolisme et la survie des juvéniles

Après plusieurs mois d’exposition, nous avons analysé divers paramètres de santé chez les adultes, notamment le métabolisme, les hormones thyroïdiennes et l’immunité. Nous avons aussi suivi la reproduction, la croissance des poussins, leur survie, ainsi que plusieurs indicateurs de succès reproducteur.

À gauche, photo fournie par l’autrice, présentant un moineau domestique quelques jours après la naissance. À droite : photo représentant un jeune moineau d’environ 14 jours. Fourni par l'auteur

Pour la première fois, nos recherches ont montré que le tébuconazole, un fongicide largement utilisé en agriculture, peut perturber de manière significative la physiologie et la reproduction des oiseaux.

Chez les moineaux adultes exposés pendant plusieurs mois, nous avons observé une dérégulation des hormones thyroïdiennes, essentielles à la croissance, au métabolisme et à la mue. Bien que nous n’ayons pas trouvé d’effet sur l’immunité, le métabolisme des oiseaux était réduit.

Une diminution du métabolisme signifie que les oiseaux dépensent moins d’énergie pour assurer leurs fonctions vitales, ce qui peut réduire leur niveau d’activité, limiter leur capacité à maintenir leur température corporelle et ralentir des processus essentiels comme le fonctionnement cérébral ou la réparation des tissus.

De plus, la qualité de leur plumage était diminuée avec des plumes moins denses, ce qui pourrait altérer leur isolation thermique et leur efficacité en vol par exemple. Nous avons également obtenu des résultats notables du côté de la reproduction. Le tébuconazole a été transféré de la mère à ses œufs, exposant ainsi les poussins dès les premiers stades de leur développement. Ce transfert maternel s’est accompagné d’effets marqués : les poussins issus de parents exposés au tébuconazole présentaient une anomalie de croissance, environ 10 % plus petits en fin de développement, ainsi qu’une mortalité accrue.

Ces effets étaient particulièrement prononcés chez les femelles : leur taux de mortalité atteignait 65 % dans le groupe exposé, contre seulement 7 % dans le groupe témoin. Ces résultats suggèrent une sensibilité accrue au fongicide selon le sexe, et soulèvent des questions quant à la survie des jeunes dans les milieux contaminés.

Vers une meilleure régulation des usages ?

Ainsi, le tébuconazole pourrait représenter l’un des facteurs contribuant au déclin des oiseaux, en particulier dans les paysages agricoles intensifs.

Fait notable : ces effets sont survenus à une concentration environ 36 fois inférieure au seuil actuellement utilisé pour évaluer la toxicité reproductive chez les oiseaux. Bien que notre étude porte sur une seule molécule, elle met en lumière un angle mort persistant : la toxicité des fongicides reste encore largement sous-estimée, au profit d’une attention historique portée aux insecticides.

Or, dans les milieux cultivés, les espèces sont exposées à des mélanges complexes de pesticides, aux effets potentiellement cumulatifs ou synergiques. Mieux comprendre ces interactions ouvre de nouvelles pistes de recherche pour affiner l’évaluation des risques et repenser les pratiques agricoles dans une perspective plus durable et respectueuse de la biodiversité.

The Conversation

Cette recherche a été financée par l’Agence Nationale de la Recherche (projet ANR VITIBIRD attribué à F.A.), par la Région Nouvelle-Aquitaine (projet MULTISTRESS), par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (projet ANSES BiodiTox attribué à F.B.), par le Centre National de la Recherche Scientifique ainsi que par MITI-PEPSAN (mission pour les initiatives transversales et interdisciplinaires, attribuée à C.F.). Ce travail a également été soutenu par le partenariat PARC (WP4), financé par l’Union européenne dans le cadre de la subvention 101057014. Les points de vue et opinions exprimés n’engagent toutefois que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ou de l’Agence exécutive européenne pour la recherche ; ni l’Union européenne ni l’autorité de financement ne peuvent en être tenues responsables.

Frédéric Angelier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

18.06.2025 à 16:10

Quel avenir pour les forêts ? Un nécessaire pas de côté pour la recherche forestière

Jacques Tassin, Chercheur en écologie forestière (HDR), spécialiste des rapports Homme / Nature, Cirad

Les forêts font face à une tension permanente entre conservation de la biodiversité et développement économique. La recherche forestière, pour être encore utile, doit s’adapter.
Texte intégral (1554 mots)

La forêt est un lieu où abondent des problèmes pernicieux marqués par l’absence de solutions claires et définitives et, notamment, par la présence d’acteurs aux valeurs conflictuelles. Un conflit permanent y opère entre la conservation de la biodiversité et le développement économique. La recherche forestière conventionnelle est mise en défaut par une telle complexité lorsqu’elle implique une approche réductrice ou monodisciplinaire. Elle a désormais pour mission d’appréhender l’incertitude, la diversité et l’hétérogénéité qui président au devenir des forêts.

Le livre Vivre la forêt, coordonné par Jacques Tassin, auteur de plusieurs livres sur les arbres et les forêts, dont Penser comme un arbre, également publié chez Odile Jacob, explore les enjeux d’une recherche forestière rénovée à l'aide d'une démarche critique et réflexive. En sont présentés ici quelques extraits tirés de l’introduction.


Ce livre propose d’entreprendre un pas de côté pour réenvisager, dans toute son étendue et sa complexité, cette fameuse « communauté de destins » prêtée aux avenirs respectifs des forêts et des sociétés. Parler de la forêt, c’est en effet aussi parler des humains, de leurs regards, de leurs rapports et leurs relations aux espaces forestiers, de leurs imaginaires ou des inflexions que leurs ancêtres ou contemporains leur confèrent. En déroulant le fil des forêts, aussi « étrangères » soient-elles, on en arrive toujours aux hommes et aux femmes.

Qu’est-ce même que la forêt sinon le regard que l’on pose sur elle ? Et comment pourrions-nous considérer que ce regard est immuable ou, pire encore, que la forêt est elle-même un objet, sinon inerte, du moins voué à demeurer dans une présumée permanence ? La litanie invariable des chiffres de la déforestation mondiale, engouffrant avec eux une multitude de situations amalgamées sans même en rechercher les causes, intervient en effet tel un barrage de fumée nous empêchant, un peu plus en amont, de nous saisir d’une question clé que nous posons en ouverture de ce livre, « l’humanité et les forêts sont-elles compatibles ? ». […]

La forêt, bien plus que la déforestation

Toute vision réductrice est fâcheuse. Certes, les suivis satellitaires révèlent de manière indéniable un recul global des surfaces forestières. Pour autant, la forêt ne saurait se réduire de manière absurde à la déforestation, comme s’il était raisonnablement justifié de caractériser un objet par son absence. D’évidence, une telle proposition ne saurait être considérée comme neutre et l’un des paris de ce livre est de décrypter l’illusion d’une présumée neutralité.

Les suivis satellitaires, comme toute autre démarche consistant à moyenner le monde, ont leurs limites et ne nous révèlent pas grand-chose de plus que des cohortes de données chiffrées qu’il s’agit ensuite de réduire à des bilans ou à des inventaires simplifiés. Le bon sens inviterait pourtant à réinscrire les forêts dans des dynamiques situées, contingentes et localisées, selon des processus écologiques et humains qui conservent eux-mêmes souvent une dimension insaisissable. Toute forêt s’ancre dans une configuration, un environnement, une histoire, et nulle ne s’enracine dans des généralités planétaires.

Tout territoire forestier est parcouru de stratégies d’adaptation, certes souvent assorties d’un recul forestier ou d’une dégradation forestière de caractère effectif. Mais s’adjoignent aussi des dynamiques de reforestation, selon des situations contrastées qui instaurent de la nuance dans le mantra de la lutte contre la déforestation répétée ad nauseam dans toutes les conférences internationales.

Re-territorialiser les forêts, ici et ailleurs

Dans le même ordre d’esprit, l’idéalisation de la forêt primaire tropicale se construit en Occident moyennant l’oubli du rapport que les humains entretiennent ailleurs avec cet « écoumène », en tant que lieu de vie et de pratiques. Elle renvoie implicitement à un idéal colonial qui fait porter aux populations du Sud la charge mentale de la préservation des forêts tropicales sans partage avec les responsabilités du Nord ni perspectives de cocréer un avenir commun. […] En outre, il s’agit de considérer la tendance selon laquelle la mise en protection d’un espace donné agit en compensation d’un blanc-seing concédé pour permettre de détruire ailleurs.[…]


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Déterritorialiser les espaces forestiers n’a rien de satisfaisant. Cela revient non seulement, le lorgnon posé sur le nez, à promouvoir une approche disciplinaire et segmentée d’une réalité formidablement complexe, mais aussi, une fois encore, à refuser de considérer les interdépendances locales opérant entre les forêts et les personnes qui y vivent ou en vivent, à commencer sans doute par les agriculteurs qui tentent de composer dans les limites de leurs propres contingences, mais sans toutefois s’y cantonner, dans un monde où les causalités les plus déterminantes sont aussi parfois les plus lointaines.

De la même manière qu’il s’agit aujourd’hui de considérer l’arbre comme un élément d’infrastructure de la ville, dès lors capable de concourir à l’infiltration des eaux dans le sol plutôt que les évacuer dans des réseaux d’évacuation coûteux, et de participer à la résorption des îlots de chaleur, il semble judicieux de réinscrire la forêt comme une composante clé du territoire qui l’englobe. De fait, dans chaque espace doté d’une composante forestière, un réapprentissage mutuel permanent s’établit, de sorte que la société environnante redéfinit cette part forestière, de la même manière que la forêt requalifie en retour cette société.

Couverture de l’ouvrage Vivre la forêt Editions Odile Jacob

Rétablir la dimension territoriale de la forêt suppose non seulement de concéder à l’apprentissage de la complexité, mais aussi d’accepter que les problèmes que l’on identifie au premier abord ne soient pas toujours conformes à notre représentation, ni même au mode de pensée que l’on déploie pour parvenir à cette représentation.

Cela revient parfois à concéder à l’incertitude et à l’inconnu, sans toutefois s’en dessaisir, et à considérer que les alternatives ou solutions à des problèmes ne peuvent émerger que dans un cadre collectif de pensée et de dialogue.

The Conversation

Jacques Tassin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

17.06.2025 à 17:29

Energies renouvelables, voitures électriques… quels sont leurs effets sur le réseau électrique ?

Nouredine Hadjsaïd, Professeur à Grenoble INP, directeur du G2Elab, Grenoble INP - UGA

Alors que le ministre de l'intérieur Bruno Retailleau demande l'arrêt des subventions publiques aux énergies renouvelables, leur intégration aux réseaux électriques soulève de vrais défis — mais loin d’être insurmontables.
Texte intégral (2703 mots)

Après la tentative de moratoire sur les énergies renouvelables du Rasemblement national en juin, c'est le ministre de l'intérieur Bruno Retailleau (Les Républicains) qui a demandé l'arrêt des subventions publiques à l'éolien et au photovoltaïque, estimant que ces énergies « n’apportent au mix énergétique français qu’une intermittence coûteuse à gérer ». Des propos dénoncés comme « irresponsables » par la ministre de la transition écologique, Agnès Pannier-Runacher.

Est-ce vraiment le cas ? Certes, la transition énergétique et la décarbonation de l’économie font peser des contraintes inédites sur les réseaux électriques. Les incertitudes de planification augmentent, à la fois du fait de la variabilité des énergies renouvelables sensibles aux conditions météorologiques (solaire, éolien…). Mais le problème vient aussi de la montée en puissance du véhicule électrique, dont le lieu de consommation change au cours du temps. Des défis qu’il est possible de relever, à condition de s’en donner les moyens.

Quant à l'augmentation des capacités nucléaires défendue par Bruno Retailleau, elle serait très coûteuse car elle impliquerait de sous-exploiter ces nouvelles installations une partie de l'année.


On l’appelle « fée électricité ». De fait, les réseaux électriques sont l’une des infrastructures les plus emblématiques jamais conçues par l’humain. Ils sont aussi l’une des plus complexes. Essentiels à l’électrification de nos sociétés humaines, ils sont devenus cruciaux pour d’autres infrastructures vitales, telles que les transports, les technologies de l’information en passant par la gestion des ressources en eau.

Ces réseaux sont aussi très étendus : leur échelle est celle de l’Europe, et même au-delà. De ce fait, ils peuvent être sources de tensions du fait du jeu d’interdépendances complexes et du comportement non linéaire des systèmes électriques. Ceci peut provoquer quelques fois des blackouts, comme on l’a vu en Espagne, fin avril 2025.

S’ajoute désormais l’impératif de transition énergétique et de décarbonation de l’économie. Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, nous misons, en grande partie, sur une électrification encore plus poussée de nos usages et des sources d’énergies (renouvelables).

En cela, les réseaux électriques sont la véritable « colonne vertébrale » de la neutralité carbone. Déjà complexe à la base, ils font face aujourd’hui à de nouveaux défis dans le cadre de la décarbonation, qui ajoute un étage de complexité supplémentaire. Mais des pistes existent.


À lire aussi : Avenir énergétique de la France : le texte du gouvernement est-il à la hauteur des enjeux ?


Les réseaux électriques, un système complexe…

Le principal facteur de complexité des systèmes électriques tient à la nécessité d’équilibrer la production (l’offre) et la consommation (la demande), dans un contexte où les capacités de stockage d’électricité sont limitées. De nombreuses technologies de stockage de l’électricité existent et sont en cours de développement. Mais, aujourd’hui, les moyens les plus répandus pour, les réseaux électriques, sont le stockage par turbinage-pompage sur certaines infrastructures hydroélectriques

Cet équilibre est fait à travers les réseaux électriques. Ces derniers, grâce au foisonnement qu’ils permettent entre les divers moyens de production et les diverses formes d’usage et de consommation, permettent à chaque utilisateur d’accéder à la source d’énergie la plus disponible et la plus économique à chaque instant. Ceci lui permet de bénéficier de la concurrence éventuelle entre les différentes sources d’énergie – même les plus éloignées – pour bénéficier des coûts les plus bas.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Cela permet aussi de faire face plus facilement aux diverses défaillances pouvant survenir dans le système électrique. En effet, en cas de défaillance d’une unité de production, le caractère interconnecté et mutualisé du réseau permet facilement à une autre de prendre le relais. Les réseaux électriques, à travers la mutualisation à large échelle qu’ils permettent, sont donc une source d’économie et de sécurité pour tous leurs utilisateurs.

… rendu plus complexe encore par l’enjeu de décarbonation

Pour atteindre la neutralité carbone, il faut poursuivre et accélérer l’électrification des usages (par exemple, passage du véhicule thermique au véhicule électrique) tout en augmentant les capacités de production d’électricité.

À titre indicatif, l’humanité a mis environ cent cinquante ans pour passer de 0 à près de 25 % de part d’électricité dans sa consommation d’énergie finale.

Affiche de la fin du XIXᵉ siècle vantant l’énergie électrique.

Or, pour atteindre les objectifs de la neutralité carbone, il faudra que la part d’électricité dans cette consommation d’énergie finale passe d’environ 25 % à 60 %, et cela en moins de vingt-cinq ans : c’est dire l’ampleur du défi. C’est une véritable seconde révolution électrique qui nous attend, la première étant celle qui a apporté la lumière à l’humanité – la fameuse « fée électricité » – à la fin du XIXe siècle.

Il faut également prendre en compte l’impact des énergies renouvelables (EnR) sur les systèmes électriques, en particulier, la variabilité de certaines productions du fait de leur dépendance des conditions météorologiques, ainsi que du caractère décentralisé et distribué pour une grande partie d’entre elles.

Le développement rapide des véhicules électriques est également un défi, comme leur lieu de consommation (en fonction du site de recharge) n’est pas constant dans le temps. Enfin, la complexité croissante du réseau européen interconnecté, dans un contexte de fort développement des EnR, constitue un enjeu supplémentaire.

Il est à noter que la grande majorité des EnR mais aussi les véhicules électriques rechargeables sont connectés au niveau des réseaux de distribution. Cependant, ces derniers n’ont pas été conçus pour raccorder en masse des sources d’énergie ni des charges « qui se déplacent », avec un niveau d’incertitude en constante augmentation, qui complexifient encore la gestion de ces réseaux.

Les réseaux électriques sont au cœur de cette révolution, qui pose des défis scientifiques, technologiques, économiques, sociologiques et réglementaires considérables.


À lire aussi : La flexibilité électrique, ou comment décaler nos usages pour optimiser la charge du réseau


Une réalité physique : équilibrer production et consommation en temps réel

Le réseau électrique a ceci d’unique que la consommation (la demande) doit être égale à la production (l’offre) à tout instant. Les centrales de production interconnectées produisent à la même fréquence électrique, sous peine de perte de synchronisme. Une bonne analogie pour comprendre le phénomène est celle du vélo tandem. Pour qu’il roule à la vitesse souhaitée, il faut que les deux cyclistes pédalent à la même vitesse.

Des mécanismes de régulation permettant d’assurer cet équilibre sont donc essentiels à la stabilité du réseau, notamment en fréquence et en tension. Trois niveaux de réglages peuvent intervenir : le réglage primaire, qui vise à compenser rapidement le déséquilibre le réglage secondaire, qui vise à coordonner les réglages pour corriger les écarts qui peuvent persister localement du fait du réglage primaire et revenir aux valeurs de référence (p.ex., 50 Hz) et, enfin, le réglage tertiaire, qui intervient pour reconstituer les réserves. À la différence des réglages primaires et secondaires qui sont automatiques, le réglage tertiaire est mis en œuvre manuellement par le gestionnaire du réseau.

La difficulté, pour ces mécanismes de régulation, tient surtout aux temps de réponse nécessaires. Les dynamiques considérées, en termes d’ordres de grandeur, vont de la dizaine de secondes à une dizaine de minutes. Le temps à disposition pour réagir à un déséquilibre est donc très faible. Lors du black-out en Espagne, qui a récemment fait l’actualité, il ne s’est produit que 19 secondes entre la première perte de production et le blackout !

La complexification croissante des systèmes électriques tend à réduire davantage le temps de réaction disponible pour faire face à une défaillance. En effet, la décarbonation ajoute plusieurs difficultés supplémentaires dans la gestion dynamique des réseaux électriques :

  • elle impose de gérer des systèmes de production non pilotables (par exemple : éoliennes, solaire…) et souvent largement dispersés sur le territoire. De ce fait, il est plus difficile de prédire avec précision, à l’échelle locale, la production électrique qui sera disponible à un instant donné.

  • De même, il existe de plus en plus de charges « sans domicile fixe » (voitures électriques, par exemple) et de consommations qui changent de profil au cours du temps, qui compliquent les modèles traditionnels de prévision de la consommation.

  • De plus en plus d’EnR sont raccordées au réseau électrique à travers des interfaces basées sur l’électronique de puissance, qui introduisent moins « d’inertie » en cas de déséquilibre momentané que les systèmes électromécaniques traditionnels (à base d’alternateurs directement raccordés au réseau, par exemple via des turbines hydrauliques ou des centrales thermiques). De ce fait, leur raccordement impose des temps de réaction bien plus rapides que dans le cas des alternateurs classiques.

Tous ces facteurs d’incertitude représentent un défi pour la planification des nouvelles infrastructures à long terme.

Les défis pour l’avenir

Compte tenu de cette complexité, il n’existe pas de solution unique. Le salut viendra d’un savant cocktail de solutions multi-échelles, bien coordonnées entre elles avec une intelligence accrue.

Cela peut passer par :

  • des dispositifs de contrôle-commande et de pilotage avancés, que ce soit au niveau des composants du réseau ou des systèmes de gestion et de coordination,

  • des dispositifs et systèmes de protection intelligents,

  • davantage de coordination des solutions au niveau local (distribution) et globale (transport, stockage),

  • la généralisation et l’extension des solutions de flexibilité à tous les niveaux (consommation, production classique et production EnR).

Le défi tient notamment au caractère coûteux du stockage. Pour stocker de l’énergie, il faut d’abord l’acheter pour la stocker puis la déstocker au moment où l’on en a besoin. Ces deux opérations (stockage puis déstockage) entraînent des pertes énergétiques – et donc financières. À ceci il faut ajouter des coûts d’investissement élevés (par exemple pour acquérir des batteries) ainsi que le coût d’accès au réseau. Autant de paramètres qui compliquent le modèle économique du stockage.

D’un point de vue mathématique, les réseaux électriques ont un fonctionnement non-linéaire. Cette particularité impose des efforts de R&D accrus pour mieux modéliser les phénomènes complexes en jeu. Ceci permettra de proposer les solutions adaptées de contrôle, de pilotage, d’aide à la décision, de maîtrise de risque ou encore de planification stochastique (c’est-à-dire, qui prennent en compte les incertitudes). Dans ce contexte, les apports du numérique et de l’intelligence artificielle pour l’exploitation des données du réseau sont de plus en plus significatifs, permettant d’améliorer les temps de réaction et de mieux gérer les incertitudes.

Ces enjeux sont d’autant plus cruciaux qu’au-delà de la décarbonation, qui entraîne un besoin d’électrification accrue, les réseaux électriques font aussi face à de nouvelles menaces. Notamment, l’augmentation des risques de cyberattaques, mais aussi l’exigence de résilience du fait du changement climatique. La résilience des réseaux est par nature protéiforme, et elle sera clairement un des grands enjeux des systèmes électriques de demain.


Le colloque « Les grands enjeux de l’énergie », co-organisé par l’Académie des sciences et l’Académie des technologies, se tiendra les 20 et 21 juin 2025 en partenariat avec The Conversation et Le Point. Inscription gratuite en ligne.

The Conversation

Nouredine Hadjsaïd ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

17.06.2025 à 17:28

BD : L’Héritage du dodo (épisode 8)

Mathieu Ughetti, Illustrateur, vulgarisateur scientifique, Université Paris-Saclay

Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay

La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp.
Texte intégral (808 mots)
Qu'est-ce qui nous empêche d'agir pour préserver l'environnement ? Fourni par l'auteur

La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, chaque mercredi, les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Dans l’épisode 8, on s’interroge sur les raisons qui nous empêchent d’agir en faveur de l’environnement. Du mouvement climatosceptique, aux freins psychologiques, en passant par les barrières structurelles de nos sociétés.


L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…

On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !

Retrouvez ici le huitième épisode de la série !

Ou rattrapez les épisodes précédents :

Épisode 1
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
Épisode 5
Épisode 6
Épisode 7


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !



Rendez-vous la semaine prochaine pour l’épisode 9 !
Pour ne pas le rater, laissez-nous votre adresse mail


Ou abonnez-vous à L’Héritage du dodo sur :


Une BD de Franck Courchamp & Mathieu Ughetti
Qui sommes-nous ?

Republication des planches sur support papier interdite sans l’accord des auteurs


Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur X @AXAResearchFund.

The Conversation

Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo.

Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF
24 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌓