24.06.2025 à 17:19
Dominique Andolfatto, Professeur de science politique, Université Bourgogne Europe
Après l’échec du « conclave » sur les retraites entre patronat et syndicats, lundi 23 juin, François Bayrou cherche toujours une « voie de passage » pour obtenir un accord. Une partie de la gauche menace désormais le premier ministre de censure. Au-delà de la réforme des retraites, quel bilan tirer de ces quatre mois de négociation sous un format inédit ? Pourquoi cet exercice de « démocratie sociale » a-t-il échoué ?
Le « conclave » sur les retraites (réunissant Medef et CPME, et trois syndicats – CFDT, CFE-CGC et CFTC) a donc échoué. Aucune évolution sur l’âge de départ de la retraite (fixé à 64 ans) n’aura lieu. Également abandonnées, les évolutions a minima escomptées – réduction des inégalités hommes-femmes, assouplissement de la décote (minoration des pensions faute de trimestres cotisés suffisants), prise en compte de la pénibilité.
Faute d’abrogation de la réforme de 2023, une partie de la gauche menace déjà le premier ministre de censure. Mais quels enseignements tirer de cet exercice inédit de démocratie sociale ?
En janvier dernier, François Bayrou rouvrait de façon inattendue l’épineux dossier des retraites. Cette réforme impopulaire avait soulevé beaucoup de colère, les syndicats étant vent debout contre le report de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans.
Pour le premier ministre, cette réouverture était d’abord tactique : éviter une nouvelle censure du gouvernement en remettant autour de la table les partenaires sociaux (organisations syndicales et patronales). Les syndicats, comme une majorité des partis politiques, avaient rejeté la réforme de 2023. Décider de la rediscuter, c’était assurer au gouvernement une certaine longévité en obtenant une neutralité relative des acteurs syndicaux et politiques.
Pour le premier ministre, il s’agissait également d’innover en redonnant la parole à la démocratie sociale au moment où les institutions de la démocratie politique, particulièrement l’Assemblée nationale, semblent bloquées. François Bayrou choisit alors une forme originale, celle d’un « conclave » réunissant les partenaires sociaux pour proposer une nouvelle réforme, plus acceptable pour l’opinion et soucieuse d’équilibre financier du système.
En ce sens, le « conclave » est bien un objet nouveau. Il déroge aux cadres habituels des négociations interprofessionnelles qui débouchent – ou pas – sur des « accords » modifiant le droit du travail ou social. Des locaux ministériels accueillent, à partir de la fin du mois de février, les négociateurs et de hauts fonctionnaires mis à disposition pour produire les informations et notes techniques nécessaires aux débats. Un animateur est désigné : Jean-Jacques Marette, personnalité appréciée des syndicats, ancien directeur général de l’Agirc-Arrco, le régime de retraite complémentaire des salariés du privé aux comptes équilibrés.
Si ce nouveau cadre de dialogue séduit certaines organisations, notamment la CFDT ou la CFE-CGC, d’autres se montrent plus réservées ou peu demandeuses, comme le Medef. Ce nouveau cadre pour la démocratie sociale n’est-il pas trop soudain et placé sous la tutelle étroite de l’État et de son administration ? De fait, FO, troisième organisation syndicale, quitte le « conclave » dès son premier jour, déplorant une instrumentalisation. La CGT le quitte un peu plus tard pour des raisons revendicatives.
Mais comment croire que les syndicats renonceraient aux 62 ans (voire aux 60 ans) comme la CGT et certaines formations politiques qui le défendent toujours officiellement ? La CGT part lorsque le premier ministre ferme la porte au retour aux 62 ans.
Par ailleurs, les organisations patronales se montrent hostiles à toute revendication de cotisation nouvelle qui alourdiraient le coût du travail. Le syndicat patronal U2P (artisans et professions libérales) exige même des « mesures drastiques » comme un nouveau recul de l’âge de départ à la retraite.
De nombreuses interférences perturbent également le « conclave ». Celle de la Cour des comptes qui annonce que le déficit des retraites va progressivement se creuser (en milliards d’euros) si aucune nouvelle mesure d’économie n’est prise. Mais aussi celle du COR (Conseil d’orientation des retraites) selon lequel l’équilibre financier dépendra du recul de l’âge de départ à la retraite (son président évoquant même un âge de 66,5 ans).
Tous ces éléments ont rendu cet exercice de démocratie sociale difficile, alors que les partenaires n’y étaient pas forcément préparés.
Rappelons que François Bayrou a confié aux partenaires sociaux un dossier majeur, alors que les gouvernements précédents les avaient largement déresponsabilisés lors de la fabrique de la réforme de 2023 : cycle de négociations « très cadré », absence d’interlocuteur politique lors des discussions, « contenu ficelé » des éléments à discuter, comme a pu en témoigner le négociateur de la CFDT.
Lors du « conclave », syndicats et patronat ont, jusqu’au bout, tenté de faire preuve d’esprit de responsabilité, tentant de reconstruire ensemble de nouveaux pans de la réforme.
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Reste que, pour les syndicats, il était difficile de faire une croix sur les revendications de 2023 dont l’abaissement de l’âge légal de départ à la retraite, malgré l’impératif de réduction du déficit. Rappelons que, depuis la loi de 2008 sur la « rénovation de la démocratie sociale », les syndicats sont en perpétuelle concurrence dans les entreprises et les branches d’activités pour la représentativité et les moyens et ressources qui en découlent. Pour une organisation syndicale, « céder » sur l’âge de la retraite en entérinant la réforme de 2023, c’était prendre le risque d’être accusée de trahir les mobilisations de 2023 – avec des conséquences probables lors des prochaines élections professionnelles.
La fabrique des réformes de la protection sociale et l’administration de cette dernière interrogent aussi la raison d’être du « conclave » et expliquent sans doute l’échec final.
En 1945, aux origines du système français de protection sociale (dont celui des retraites), il avait été décidé que celui-ci serait fondé sur la démocratie sociale. Autrement dit, la gestion des caisses de sécurité sociale, à l’origine uniques, était confiée aux représentants syndicaux et patronaux.
Ce mode de gestion – qui vaut toujours pour les retraites complémentaires – a été remis en cause pour le régime général à compter de 1967. Les partenaires sociaux ont été progressivement mis à l’écart pour ne plus tenir qu’un rôle symbolique, l’État et des fonctionnaires spécialisés reprenant l’administration directe du système et fixant ses orientations.
Depuis, ce système a perdu son enracinement social et l’État impose des réformes récurrentes et souvent brutales alors que, dans d’autres pays, l’État fait confiance aux organisations qui procèdent de façon consensuelle.
Le « conclave » de 2025, trop circonstanciel, n’a pas réussi à inverser la tendance, même s’il a permis de mettre clairement – et démocratiquement – sur la table les arguments des diverses parties et éclairé l’opinion sur la complexité de la gestion des retraites.
Dominique Andolfatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.06.2025 à 17:05
Alexis Poulhès, Enseignant-chercheur, Laboratoire Ville Mobilité Transport, École Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC)
Les zones à faibles émission (ZFE), déjà en place à Paris, Grenoble, Lyon ou Strasbourg, excluent progressivement les automobiles les plus polluantes des centres urbains. Pourtant, mardi 17 juin, une majorité de députés (essentiellement MoDem, LR et RN) a adopté un projet de loi mettant fin à l’extension des ZFE. Les députés LFI avaient déjà voté pour leur suppression en mai au nom de la justice sociale. Mais les ZFE sont-elles vraiment injustes socialement ? Plusieurs études en région parisienne évaluent leur impact sur les différentes catégories de populations – avec des résultats inattendus.
Malgré une amélioration constante de la qualité de l’air en France depuis plusieurs décennies, les seuils de dangerosité pour la santé de concentration des polluants réglementaires ne sont toujours pas respectés. Politiques territoriales très diffusées en Europe, les zones à faibles émissions (ZFE) devaient être la clé de voute d’une politique française de lutte contre la pollution atmosphérique dans les grandes villes. En janvier 2025, la loi Climat et Résilience impose de déployer les ZFE dans de nouvelles agglomérations et de renforcer celles de Paris et Lyon, villes toujours trop polluées. Un certain nombre de partis politiques se sont alors érigés en défenseur des travailleurs et artisans qui seraient contraints dans leur déplacement par les ZFE. Ainsi, le 28 mai 2025, l’Assemblée nationale a voté pour la suppression des ZFE en France avec comme principale critique qu’elles n’étaient pas juste socialement. Mais est-ce vraiment justifié ?
Les études scientifiques montrent unanimement que, quelles que soient les restrictions et le périmètre, les bénéfices sur la qualité de l’air sont là. Les concentrations de particules fines et de dioxyde d’azote, les 2 polluants atmosphériques visés par les ZFE, diminuent de quelques pour cent indépendamment du renouvellement naturel du parc automobile. Les retards dans les restrictions et l’absence de contrôle limitent leur efficacité. Le nombre de maladies cardiovasculaires et de cas d’asthmes seraient aussi moins nombreux grâce aux ZFE. Les populations défavorisées sont plus vulnérables aux problèmes environnementaux comme la pollution de l’air. Elles sont en effet fragilisées par leurs contraintes sur leur mode de vie comme leur emploi plus physique ou leur alimentation moins diversifiée et ainsi à la multiplication des expositions environnementales néfastes pour leur santé. En France, une seule étude montre sur la région parisienne que les bénéfices de santé publique des ZFE seraient également répartis socialement, résultat qu’il faudra consolider avec d’autres études.
Les politiques ont tendance à attendre que le renouvellement naturel du parc automobile limite la part des voitures polluantes avant de mettre en place les ZFE. Des premières études montrent que ce sont alors les plus défavorisés qui sont impactés dans leurs déplacements. Les autres ménages ont pu acheter une voiture plus récente ou adapter leur déplacement. Finalement ces retards dans le calendrier n’ont que peu d’impacts sur la nécessité d’accompagner les ménages défavorisés contraints mais limitent les bénéfices sur les concentrations de polluants. Le sentiment d’injustice est renforcé par les très nombreux SUV récents et chers qui sont toujours autorisés à circuler. S’ils peuvent émettre moins de polluants que des véhicules anciens, ils n’en sont pas moins des nuisances environnementales et urbaines.
Certains partis politiques se veulent clairement les défenseurs des habitants d’une « France périphérique » qui n’auraient plus accès aux centres des métropoles et seraient alors rejetés.
Pourtant, une exploitation de l’Enquête Global Transport de la région datant de 2020 sur les pratiques de mobilité des résidents montre que la ZFE ne concernait que 2 % des déplacements quotidiens en Île-de-France. De plus, dans une étude récente, nous avons montré que les déplacements des 20 % les plus pauvres ne contribuent qu’à hauteur de 9 % de la pollution automobile. Si l’on considère les conducteurs du périurbain qui se déplacent dans le centre, les proportions sont quasiment identiques : 20 % des plus pauvres ne contribuent qu’à hauteur de 7 % de la pollution automobile. On peut expliquer ces résultats par le fait que les populations défavorisées sont moins nombreuses à utiliser leurs voitures quotidiennement dans le centre ou la périphérie.
Ce résultat montre que les ZFE ne concernent qu’une très faible part des pollutions émises par les véhicules particuliers dans les centres. La plus grande part n’est pas produite par les populations précaires. Ce résultat confirme que l’étalement des emplois peu qualifiés en périphérie et la réalité des prix immobiliers rendent les centres inaccessibles à certaines populations défavorisées. La faible part des déplacements des plus pauvres vers le centre soulèvent donc plutôt des enjeux d’aménagement du territoire et de conditions de logement dans les centres.
La non-régulation de l’étalement urbain et les politiques de logement successives favorisant la maison individuelle ont participé au développement des territoires périurbains dépendants de la voiture.
N’oublions pas que la périurbanisation et l’obligation dans de très nombreux territoires d’utiliser la voiture est le fruit de politiques. Le détricotage actuel de la politique de zéro artificialisation nette (ZAN) par les mêmes partis politiques critiquant la ZFE participe de cette fuite en avant vers toujours plus de dépendance à la voiture et donc de vulnérabilités).
En ciblant les véhicules les plus anciens, les ZFE sont effectivement inégalitaires, pour autant, elles servent de cadre et d’argument pour construire des politiques volontaristes et faire face à cette vulnérabilité. Pour créer des alternatives efficaces à la voiture dans les grandes métropoles, les politiques de développement de nouvelles offres comme les réseaux cyclables et de tramway doivent être accompagnés de mesures restrictives de la circulation routière comme les zones à trafics limités (ZTL), la végétalisation des chaussées ou l’agrandissement des trottoirs. Ce type de mesures qui restreint tous les véhicules est non inégalitaire socialement et protège la santé et la sécurité des urbains.
Pour rappel, en France en 2023, 660 piétons et cyclistes ont été tués, la plupart en ville, et par des véhicules motorisés. Les communes ou les départements qui gèrent le réseau de voirie manquent de coordinations politiques pour proposer des politiques cohérentes et ambitieuses. L’intérêt des ZFE est aussi d’être à l’échelle des métropoles, un échelon territorial souvent plus pertinent pour prendre des décisions sur la mobilité. Elles pourraient ainsi être la première étape vers une redéfinition des compétences.
Les ZFE mettent en exergue ces inégalités et ces contraintes territoriales fortes qui dessinent des trajectoires de mobilité opposées entre centres, qui restreignent la voiture, et périphéries qui la défendent. Enterrer encore une fois les questions d’inégalités plutôt que d’améliorer le système de mobilité autour des ZFE ne fera que renforcer le ressentiment des Français. Ce débat autour de la restriction de la circulation des populations précaires n’est pas le signe d’un abandon total de la remise en cause des autres inégalités ?
La voiture serait le dernier lien avant le déclassement total. Reconstruire les autres liens et prendre à bras le corps les nombreuses autres inégalités réduiraient la tension autour de ce symbole qui, comme l’avion pour les plus riches, devra par anticipation ou par contrainte naturelle, être réduit aux usages les plus essentiels.
Alexis Poulhès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.06.2025 à 17:29
Dominique Boullier, Professeur des universités émérite en sociologie. Chercheur au Centre d'Etudes Européennes et de Politique Comparée, Sciences Po
Plusieurs crimes racistes récents (comme les assassinat commis à La Grand-Combe, dans le Gard, et à Pujet-sur-Argens, dans le Var) ont été annoncés, filmés ou commentés sur les réseaux sociaux, sans intervention efficace des plateformes. L’annonce et la mise en scène d’un crime, valorisés par les algorithmes, permettent désormais une visibilité sur les réseaux sociaux, constituant un élément attractif du passage à l’acte. Il est indispensable d’imposer à ces plateformes le cadre légal standard des médias, qui comporte une responsabilité éditoriale pour les contenus publiés.
La dimension médiatique des meurtres racistes auxquels on a assisté récemment est très frappante. Dans les deux cas, les auteurs présumés des faits ont annoncé leurs intentions sur les réseaux sociaux (sur Discord puis Instagram pour l’assassinat de La Grand-Combe, sur Facebook pour celui Puget-sur-Argens). Ces publications en ligne avaient précédé leur passage à l’acte, affichant pour le meurtrier d’Aboubakar Cissé, dans le premier cas, une « fascination morbide » (selon la procureure) sur son serveur Discord, et pour celui d’Hichem Miraou à Puget-sur-Argens, un racisme explicite et une intention de tuer, cette fois sur Facebook.
Un signalement avait même été transmis à la plateforme et à Pharos par des femmes présentes sur le serveur Discord du premier, mais sans aucun effet apparemment. Personne n’avait signalé, détecté ou dénoncé le second, qui annonçait clairement son intention de dire « stop aux islamistes » et de faire « un petit carton déjà rien qu’en sortant de chez lui, tous les sans-papiers ». Pire encore, le premier s’est même filmé pendant l’exécution et l’a diffusée en direct, tout comme le meurtrier de la mosquée de Christchurch en Nouvelle-Zélande l’avait fait en 2019. C’est à ce moment de la publication de cette vidéo sur Instagram que les deux anciennes membres du serveur Discord de l’auteur ont fait un nouveau signalement qui a entraîné le retrait de la vidéo par la plateforme. Et enfin à la suite de son crime, le meurtrier de Puget-sur-Argens a pris le temps de commenter et de justifier ses interventions dans quatre vidéos postées sur Facebook, sans aucune entrave ni modération.
Dans ces affaires, la distribution des responsabilités se fait avant même la conclusion de l’enquête à travers les médias, chaînes d’info et réseaux sociaux. La première tendance consiste à vérifier l’origine ethnique du meurtrier et à appliquer la grille de lecture habituelle sur les conséquences du laxisme en matière d’immigration. Mais, dans les deux cas, les meurtriers se trouvent être des Français sans marque particulière, ce qui oblige à changer de registre. Le cadrage stéréotypé ne fonctionne plus. D’autres font alors appel au cadrage plus large de la brutalisation ou de l’ensauvagement, largement propagé par des propos répétés du personnel politique ces derniers mois.
Ces cadrages ne sont pas seulement des effets de manche. Ils peuvent fournir une justification à certains qui veulent se faire justice eux-mêmes, tant ils sont frustrés de leur propre impuissance.
Ces deux cadrages stéréotypés, immigration et ensauvagement, conduisent à désigner des boucs émissaires que la viralité des réseaux sociaux amplifie largement, ce qui affecte même ceux qui ne seraient pas en contact direct avec les cibles dans leur vie quotidienne. Il faudrait suivre méthodiquement la propagation de ces phrases, de ces expressions qui s’insinuent ainsi dans tous les esprits, même pour les critiquer. Cela permettrait de donner corps à ce « racisme d’atmosphère », pour, à la fois, montrer qu’il ne peut effacer la responsabilité de certains émetteurs dans cette propagation mais aussi pour admettre qu’une fois lancés, ces termes deviennent des mèmes qui se propagent à la moindre occasion, comme des évidences prétendument partagées, comme un climat qui s’insinue dans nos vies malgré nous.
Doit-on alors accuser les plateformes de réseaux sociaux de cette contagion de la violence, de la banalisation du racisme, des propos de haine et de harcèlement grâce à la viralité des images et des propos ?
Leur responsabilité est certain,e mais à condition d’éviter les condamnations morales incantatoires. Il est, en effet, demandé aux plateformes de cibler certains émetteurs (dans le cas du terrorisme) ou de mieux modérer les contenus, mais cette recommandation ne sera contrôlée qu’après coup, c’est-à-dire, comme ici, trop tard, et jusqu’ici sans réelle sanction, malgré les menaces de la Commission européenne vis-à-vis de X.
S’il est exact que, dans les deux assassinats, les plateformes n’ont rien modéré du tout ou trop tard (avec la suppression de la vidéo de La Grand-Combe sur Instagram après signalement), cela n’est guère étonnant quand on sait qu’elles ont réduit leurs charges de personnel de modération partout dans le monde. Et quand bien même elles auraient eu les ressources humaines en place, cette détection après coup aurait nécessité une intervention très rapide des forces de police et de la justice, sommées d’adopter un rythme accéléré de traitement pour pallier les manquements des plateformes.
Or, la réputation gagnée en ligne par ces crimes contribue désormais au passage à l’acte. La mise en scène de ses intentions puis du crime et, enfin, des commentaires sur ces crimes constitue désormais un pattern qui doit alerter : la visibilité gagnée sur les réseaux sociaux constitue un des éléments attractifs du passage à l’acte. Selon les cas, on pourra parler d’enfermement dans une « bulle de filtre », lorsqu’une communauté de suiveurs, d’amis s’est constituée et reste à l’écoute.
Toutes leurs réactions (like, partages, commentaires) seront vécues comme autant de récompenses et de reconnaissance qui alimentent l’estime de soi souvent mise à mal dans la vie ordinaire. Dans d’autres cas, cela peut constituer une façon de provoquer l’attention d’un public hors de son cercle d’amis et de gagner ainsi en visibilité ou en réactivité, et donc en viralité. Le « score de nouveauté » d’une annonce d’un meurtre à venir est valorisé par les algorithmes des plateformes puisqu’il engendre un « taux d’engagement » élevé.
Dans ces deux cas, cibler a priori des populations à risque (terrorisme, ultradroite) ne suffit pas. Car les contenus porteurs d’indicateurs de haine et de harcèlement prolifèrent et sont accélérés par la viralité des réseaux qui offre la gloire instantanée et éphémère à de parfaits inconnus. Or, les plateformes ne détectent pas ces contenus pourtant illégaux, non pas parce que ce n’est pas techniquement faisable, mais parce que ce serait économiquement dommageable pour elles, pour leur modèle économique fondé sur les placements publicitaires sur des contenus à haut potentiel de viralité.
Il faut donc trouver un moyen légal de leur faire endosser cette responsabilité, et ce moyen est très simple : les faire revenir dans le cadre légal standard de tous les médias, qui comporte une responsabilité éditoriale pour tous les contenus publiés sur leurs supports. Dans les crimes en question, ces contenus auraient pu ainsi être modérés et supprimés avant même leur publication, comme le font les médias qui disposent de courriers des lecteurs par exemple. Chaque observateur peut constater que cela n’empêche pas la publication de propos d’orientation politique très différente ou de ton parfois très virulent, du moment qu’ils respectent la loi.
Pourquoi, donc, accepte-t-on de laisser ces plateformes encore sous un statut d’hébergeurs, régime qui date de 1996 et du Communications Decency Act états-unien qui était destiné à réduire la responsabilité légale des firmes d’opérateurs de téléphone, à une époque où aucun réseau social n’existait ?
Il est temps de changer radicalement et très simplement de point de vue en les traitant comme des médias. Tous les messages qui ont la forme d’appels à la haine, au racisme, à l’antisémitisme, à la violence, à la calomnie et à l’insulte seront ainsi filtrés a priori avant publication, sous la responsabilité des plateformes. Certes, ce sont des tiers qui publient, mais cela n’enlève rien au fait que ce sont elles qui leur donnent les moyens techniques et la visibilité qui atteint une échelle sans commune mesure avec celle d’un graffiti raciste dans la cage d’escalier.
Ces plateformes avanceront que, techniquement, elles n’ont pas les ressources pour tout filtrer avant les publications de milliards de messages par jour. Il suffira de leur rappeler leurs revenus des quinze années précédentes fondées sur une impunité totale : oui, elles auront l’obligation d’investir dans cette tâche, quitte à rogner sur leurs marges exorbitantes qui leur ont fourni leur actuelle toute-puissance, qu’elles utilisent même pour contrer l’État de droit. Elles afficheront le soutien du public qui criera à la censure, sans aucun doute, et se vanteront d’être les championnes de la liberté d’expression, comme a su si bien le faire Elon Musk, avec son sens aigu de la modération et de la liberté d’expression qu’on observe sur X.
Mais il faudra leur rappeler précisément qu’elles ont pratiqué depuis longtemps des choix éditoriaux et qu’elles ont donc elles-mêmes censuré bon nombre d’expressions. Ce qu’il ne faut pas leur reprocher, mais au contraire utiliser pour exiger qu’elles assument leur rôle d’éditeur avec toutes les responsabilités légales sur tout contenu publié par leurs clients. Lorsque les conditions du pluralisme sont remplies dans les pays démocratiques, il devrait être tout à fait possible de quitter une plateforme dont on désapprouve la politique éditoriale pour aller sur une autre, exactement comme on le fait avec les mass médias. On peut même faciliter ces migrations en obligeant à la portabilité des données et des réseaux d’amis qu’on a ainsi constitués.
Qu’on mesure bien la faillite de ces plateformes pour la vie sociale et leur responsabilité directe dans la propagation d’appels au crime qu’on observe. Comment peut-on encore en rester au laisser-faire de toutes les années 2010 où le dogme libéral exigeait de ne jamais freiner le business ni l’innovation ? L’idéologie libertarienne, qui domine à la tête de ces plateformes, ne peut plus être associée aux idéaux des débuts d’Internet et du Web qui ont été trahis au profit d’une excitation générale des internautes, d’une emprise sur l’attention des publics pour générer toujours plus de revenus publicitaires. Le souci du bien commun, du débat public, de la santé mentale des internautes et de la sécurité des citoyens a disparu de leur agenda.
Les règlements européens se limitent à des demandes de transparence qui ne sont jamais respectées tant les algorithmes deviennent encore plus opaques avec les IA génératives, et à des principes de reporting sur les efforts faits pour modérer les contenus. Or, on le voit encore avec ces crimes récents publiés en ligne, les quelques efforts, qui avaient été faits après Cambridge Analytica, ont été réduits au service minimum et n’étaient de toute façon pas efficaces. Le rythme des propagations, la viralité, est le critère clé qui rend toute modération a posteriori impuissante. Il est temps de changer de méthode et de cesser d’inventer des exceptions légales pour traiter un problème créé de toutes pièces par les plateformes et leur modèle économique publicitaire.
Le choix est donc clair et la solution très simple si la volonté politique existe. Tous les contenus publiés sur les plateformes seront de la responsabilité légale de ces mêmes plateformes, car elles seront désormais assimilées à des médias.
L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et du numérique (Arcom) doit les réguler de la même façon, en allant, s’il le faut, jusqu’à leur interdiction d’opérer sur le territoire français, si elles ne respectent pas ce cahier des charges. Puisque le cadre européen s’avère insuffisant, que le danger pour la sécurité publique est désormais avéré, l’État doit donc prendre l’initiative pour recadrer ces réseaux sociaux qui sont en fait des médias sociaux, certes des médias appuyés sur de fortes contributions des internautes mais des médias cependant.
Des faits aussi graves que les deux homicides qui viennent d’être commis, avec la publicité qui leur a été donnée avant, pendant et après leur exécution, sur les plateformes demandent une réaction à la hauteur du risque social ainsi créé. Mais cela doit se faire non pas en réagissant de façon_ ad hoc_, mais bien en révisant le statut légal de ces plateformes, pour celles qui sont devenues des médias et des éditeurs.
Dominique Boullier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.06.2025 à 18:07
Damien Lecomte, Docteur en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La conflictualité croissante des débats politiques se traduit notamment par des batailles d’amendements à l’Assemblée nationale. En séance publique, 4 000 amendements annuels étaient déposés en moyenne entre 2002 et 2007, 10 000 par an entre 2007 et 2012, 20 000 par an entre 2012-2017 et plus de 38 000 par an entre 2017 et 2022. Une évolution qui menace le fonctionnement de nos institutions.
Le lundi 27 mai à l’Assemblée nationale, l’adoption de la motion de rejet contre la proposition de loi du sénateur Duplomb « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » a suscité une importante controverse parlementaire. En effet, le « socle commun » (MoDem, Renaissance et LR) et le RN ont adopté cette motion non pour rejeter définitivement le texte, mais pour empêcher son examen et accélérer la procédure parlementaire, permettant la tenue d’une commission mixte paritaire avec le Sénat, sans discuter des amendements déposés par la gauche. Un usage assez inédit de la motion de rejet, bien loin de sa raison d’être, que le bloc gouvernemental justifie par la lutte contre l’obstruction dont il accuse les groupes de gauche.
Cette controverse est le dernier épisode en date illustrant la conflictualité croissante des débats à l’Assemblée nationale et notamment des batailles d’amendements. Dans une institution où beaucoup repose sur les usages, les précédents et les échanges de bons procédés, la polarisation et le durcissement des clivages rendent difficile la construction de compromis transpartisans qui seraient pourtant nécessaires en l’absence de majorité. Les amendements tendent à servir davantage le combat politique que l’élaboration de la loi.
Le jargon parlementaire distingue différentes espèces d’amendements : « rédactionnels », « de repli », « d’appel »… Ces appellations montrent les multiples usages de cet instrument. Usages qui recouvrent la tension inhérente de l’institution parlementaire entre « Working Parliament » et « Talking Parliament ». D’une part, la fonction législative du Parlement chargé d’élaborer, d’examiner et d’adopter la loi. D’autre part, sa fonction tribunitienne et de représentation, lieu de débats et d’expression des clivages politiques et sociaux.
L’amendement est un droit essentiel du parlementaire, garanti par l’article 44 de la Constitution. Dans un régime où la loi vient souvent de projets déposés par le gouvernement, l’amendement est le principal outil dont disposent les élus pour participer activement à l’écriture de la loi qu’ils votent. Le droit d’amendement est ainsi un droit individuel inaliénable de chaque député (et sénateur), même s’il est exercé souvent collectivement et encadré par les groupes politiques.
L’amendement est donc d’abord le moyen de modifier une loi examinée par le Parlement – l’idéal parlementaire étant que la délibération permette d’améliorer les textes. Les modifications proposées peuvent être plus ou moins substantielles. Parfois, elles se contentent même de changer un choix de vocabulaire ou de formulation, de préciser une notion ou de mettre la loi en cohérence avec d’autres dispositions législatives. C’est là qu’intervient la distinction entre les amendements « rédactionnels », « techniques », « de précision » ou « de coordination ». Parce que le diable se cache dans les détails, ceux-ci peuvent avoir des conséquences plus importantes qu’ils ne le laissent paraître.
Les parlementaires qui ambitionnent d’améliorer la loi examinée dans le sens qu’ils recherchent doivent parfois s’attendre à revoir leurs attentes à la baisse, à rechercher le compromis avec le gouvernement et leurs collègues, pour faire adopter leurs amendements. D’où l’existence des amendements dits « de repli » : au cas où une disposition proposée serait rejetée, son auteur peut se rabattre sur une version plus modeste capable de faire davantage consensus.
Mais les amendements déposés par les élus parlementaires ne le sont pas toujours dans l’espoir, même ténu, d’être adoptés. Leur raison d’être est, parfois, de donner à leur auteur l’occasion de s’exprimer dans les débats, d’attirer l’attention sur un problème.
Cet usage de l’amendement n’est pas le monopole de l’opposition : les députés des groupes qui soutiennent le gouvernement pratiquent aussi les « amendements d’appel », visant à leur permettre de s’exprimer, parfois d’engager la discussion avec le ministre sur ce qui les préoccupe. La règle de courtoisie veut qu’un député du bloc gouvernemental, une fois entendu, accepte de retirer son amendement à la demande du ministre, souvent en échange de l’engagement de traiter le problème soulevé.
Pour l’opposition, les amendements sans espoir d’être adoptés ont généralement moins pour fonction d’attirer l’attention du gouvernement sur un sujet que d’exprimer leur désaccord, de défendre leurs positions alternatives et de montrer leur combativité. L’objectif est de représenter leurs électeurs et de s’adresser à eux.
Plus encore : des amendements déposés en grand nombre peuvent viser à ralentir les débats pour faire appel à l’opinion, donner du temps au mouvement social voire, dans certains cas, compromettre l’adoption du texte si les contraintes de l’ordre du jour empêchent d’aller au bout de son examen. C’est le principe de l’obstruction parlementaire, employée non seulement par l’opposition contre les projets gouvernementaux, mais aussi désormais par la majorité relative contre les propositions de loi de ses opposants.
Les frontières entre ces catégories d’amendement sont bien sûr poreuses et mouvantes. Mais elles reflètent néanmoins la dualité de la fonction parlementaire, entre coopération pour écrire la loi et affrontement pour exprimer les clivages politiques. Le délitement du « fait majoritaire » et la fragmentation du système partisan appelleraient à des délibérations plus constructives et, plus souvent, transpartisanes. Mais la tendance lourde depuis deux décennies est à l’inflation exponentielle des amendements et à la conflictualisation des débats.
Journalistes et analystes ont évoqué la conflictualisation croissante de l’Assemblée nationale, en particulier depuis 2017. Le phénomène est attribué en grande partie aux attitudes combatives des élus, d’une part, de La France insoumise (LFI) et, d’autre part, du Rassemblement national (RN) – même si la « stratégie de respectabilisation » de ce dernier l’en éloigne depuis 2022.
S’il est vrai que la polarisation parlementaire s’est accentuée avec l’arrivée à l’Assemblée d’une nouvelle gauche radicale et le renforcement de l’extrême droite, la tendance est plus ancienne.
Depuis le milieu des années 2000, chaque nouvelle législature apparaît plus conflictuelle que la précédente. Dès 2007, la présidence de Nicolas Sarkozy est marquée par un vrai durcissement des clivages. Après 2012, l’opposition conservatrice à François Hollande se montre combative et « revancharde », comme en témoigne en particulier l’obstruction considérable contre le projet de loi de mariage pour tous. Et depuis 2017, en effet, la nouvelle donne politique tripolarisée par la montée du macronisme, de LFI et du RN accroît encore le phénomène. L’explosion du nombre d’amendements déposés en témoigne.
Les chiffres sont édifiants. Si l’on ne retient que les amendements déposés en séance publique (et donc, pas dans les commissions parlementaires) : ils étaient un peu plus de 4 000 en moyenne par an entre 2002 et 2007, puis presque 10 000 par an de 2007 à 2012, plus de 20 000 par an lors de la XIVe>/sup> législature (2012-2017) et plus de 38 000 par an de 2017 à 2022 ! Lors de la courte législature de 2022 à 2024, environ 48 000 amendements par an en moyenne ont été déposés.
À noter toutefois que, depuis la dissolution de juin 2024, les amendements ont été seulement d’un peu moins de 30 000. Un nombre à mettre en lien néanmoins avec le fort ralentissement de l’activité parlementaire dans une Assemblée nationale désormais loin de toute majorité claire.
L’absence de majorité absolue et disciplinée au gouvernement, qui pourrait devenir la règle plus que l’exception du fait de la fragmentation du système partisan, serait susceptible de donner plus d’importance à la délibération parlementaire, pour rechercher les accords capables de produire des lois appuyés sur des majorités d’idées. Mais si la tendance à privilégier les batailles d’amendements devait se maintenir voire s’amplifier, la paralysie des institutions demeurerait.
Damien Lecomte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.06.2025 à 16:13
Maite Aurrekoetxea Casaus, Profesora Doctora en Sociología en la Facultad de Ciencias Sociales y Humanas, Universidad de Deusto
L’antiféminisme est l’un des principaux axes de mobilisation politique de l’extrême droite et il séduit de nombreux jeunes hommes. Il s’exprime notamment sur les réseaux sociaux, à travers des discours masculinistes qui promettent de rétablir un ordre supposé naturel entre hommes et femmes.
La montée de l’extrême droite en Europe n’est plus une anomalie politique ou une simple tendance électorale. C’est le reflet d’une crise structurelle qui traverse nos sociétés. Dans leur expansion, ces mouvements ont trouvé un allié efficace et stratégique : l’antiféminisme.
Cette réaction n’est pas seulement symbolique. C’est devenu l’un des principaux axes de mobilisation politique et émotionnelle, en particulier chez les jeunes hommes. L’antiféminisme fonctionne comme un canal d’expression du mal-être social et comme une porte d’entrée vers des discours encore plus radicaux.
Dans une enquête, j’ai analysé comment le discours néolibéral avait pénétré l’imaginaire féministe de nombreuses jeunes femmes. Une idée d’émancipation individuelle a été construite qui a dépolitisé les luttes collectives. La liberté, l’estime de soi ou la responsabilité personnelle sont devenues des mantras qui ont dilué la dimension transformatrice du féminisme.
Aujourd’hui, cette logique a été absorbée par la droite radicale. Ils présentent le féminisme comme une idéologie inutile, voire nuisible, en particulier pour ceux dont la frustration est liée à un déclassement social. À partir de là, l’extrême droite construit son récit : le féminisme serait un privilège plutôt qu’un outil de justice sociale.
Ce discours imprègne des secteurs de la jeunesse qui vivent dans la précarité, l’incertitude et l’insécurité. En Europe, les partis radicaux ont gagné du terrain chez les électeurs de moins de 30 ans, un groupe historiquement lié au progressisme. En Espagne, Vox est devenu l’un des partis préférés des moins de 25 ans : une personne sur quatre voterait pour cette formation entre 18 et 25 ans.
Cette tendance est identique dans d’autres pays. En France, Marine Le Pen a obtenu 39 % des voix chez les 18-24 ans en 2022 et 49 % chez les 25-34 ans. En Italie, Giorgia Meloni est en tête du vote des jeunes avec 29 %. En Allemagne, l’Afd a été le premier choix des moins de 30 ans dans des régions comme la Thuringe.
L’extrême droite n’est plus l’héritage des personnes âgées désabusées. Il séduit également une jeunesse qui perçoit son avenir comme bouché et qui cherche des explications immédiates et des solutions simples.
Le genre apparaît comme une variable clé. En Espagne, le Baromètre de la jeunesse et du genre 2023 a montré que 51 % des garçons âgés de 15 à 29 ans pensent que « le féminisme est allé trop loin ». En Catalogne, le pourcentage atteint 54 % chez les hommes âgés de 16 à 24 ans.
Ce changement idéologique répond à de multiples facteurs. L’European Policy Centre identifie les causes structurelles : la précarité de l’emploi, la désindustrialisation, la rupture des liens communautaires et l’idéal néolibéral de la réussite individuelle. Ce contexte a érodé la figure de l’homme comme « soutien de famille », laissant de nombreux jeunes en manque de référence claire concernant leur identité et leur appartenance.
Dans ce vide symbolique, les discours masculinistes offrent une réponse. Ils promettent de rétablir un ordre supposé naturel, où les hommes retrouvent autorité et visibilité. Ils ne font pas appel à la justice, mais à la nostalgie et au ressentiment.
Les médias sociaux ont amplifié ce récit. Des référents tels que l’extrémiste Andrew Tate ou des espaces comme la manosphère diffusent des messages misogynes dissimulés derrière des conseils d’entraide, de masculinité « forte » et de réussite économique. À travers des mèmes, des vidéos virales et des slogans agressifs, l’extrême droite ne se contente pas de communiquer des idées, elle construit aussi des identités.
Cet antiféminisme n’est pas un phénomène marginal. Il s’agit d’une stratégie articulée qui permet de canaliser un mal être sans remettre en question les structures économiques ou politiques. Blâmer le féminisme devient un alibi émotionnel qui transfère la responsabilité à un ennemi facile.
Loin de nier la frustration des jeunes, l’extrême droite l’instrumentalise. Elle offre des explications claires, une appartenance symbolique et une promesse de restauration. Son message séduit parce qu’il simplifie : face à un monde incertain, elle propose un retour à une hiérarchie connue, où les hommes dominent et où les femmes s’adaptent.
Ce processus a de profondes implications socioculturelles. Il montre une jeunesse fracturée. Une partie de cette jeunesse est alignée sur des valeurs égalitaires ; une autre partie se retrouve dans des propositions réactionnaires. Pour elle, l’extrême droite a mis au point un langage émotionnel puissant. Son message ne se limite pas aux meetings politiques : il circule sur les réseaux, sur les chaînes YouTube, avec une esthétique virale.
Il ne s’agit pas de blâmer les jeunes hommes, mais de comprendre quels sont les besoins, les manques et les frustrations qui sous-tendent leur adhésion à ces idéologies. Beaucoup d’entre eux ne trouvent pas d’espaces où ils peuvent se sentir écoutés.
La solution réside dans la reconstruction de discours qui revalorisent l’égalité en tant que bien collectif, qui désactivent l’identification haineuse et qui proposent des modèles de masculinité ouverts, diversifiés et démocratiques.
Les jeunes ne sont pas devenus spontanément plus machistes ou xénophobes. En revanche, l’extrême droite a été capable d’interpréter et de canaliser leur désorientation émotionnelle.
Il est essentiel de comprendre cela pour relever le défi posé. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le vote des jeunes, mais la possibilité d’un futur en commun. Et avec lui, la possibilité même d’une démocratie plurielle et inclusive.
Maite Aurrekoetxea Casaus ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.06.2025 à 17:30
François Gemenne, Chercheur en science politique, spécialiste du climat et des migrations, HEC Paris Business School
Alors que la troisième conférence de l’ONU sur l’océan vient de s’achever, en France, les reculs sur l’écologie se multiplient : « mise en pause » des aides à la rénovation thermique, restrictions des normes d’artificialisation des sols, autorisation de pesticides dangereux, suppression des zones à faible émission. Le « backlash » (retour de bâton) concernant l’écologie est spectaculaire, au niveau politique comme dans le monde des entreprises. Pourtant, l’opinion reste favorable à des choix écologiques ambitieux. Comment l’expliquer ? Comment y remédier ? Entretien avec le politiste François Gemenne.
The Conversation : Comment analysez-vous les choix politiques faits par le gouvernement Bayrou ou par des alliances parlementaires qui rassemblent généralement le centre, la droite et l’extrême droite – mais aussi LFI – pour la suppression des zones à faibles émission ?
François Gemenne : À l’évidence, il y a une tendance de fond, et elle est très inquiétante. Ces reculs témoignent du fait qu’en France, l’engagement écologique a été contraint et pas choisi. Il s’agissait de le faire parce que les scientifiques alertaient, parce que les militants alertaient, mais nous n’avons pas réussi à faire de l’écologie un vrai projet économique, social et démocratique.
Si l’on regarde du côté de la Chine, on constate que ce pays a fait de la transition un projet moteur pour dynamiser son économie (sur les marchés de la voiture électrique, du solaire, des batteries, du nucléaire) et pour gagner en puissance sur la scène internationale. Mais les Européens regardent surtout du côté de Washington, qui se désengage. Du coup, la transition est désormais perçue comme un frein à la compétitivité ou comme un engagement « woke ».
Emmanuel Macron s’est récemment exprimé en critiquant le gouvernement Bayrou sur l’écologie. Avec la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc) qui se tenait à Nice, le président de la République a affiché une ambition écologique forte. Que pensez-vous de son action et de son bilan ?
F. G. : La conférence sur les océans était un exercice de communication et de diplomatie plutôt réussi de la part d’Emmanuel Macron, même si, au plan des résultats, le bilan est relativement modeste.
La conférence a permis de glaner les derniers signataires pour le traité sur la haute mer. Il a également permis de poser frontalement le sujet de l’exploitation minière des fonds marins, sur lequel rien n’est gagné.
Pour le reste – techniques de pêche, chalutage, aires marines protégées –, il y a eu très peu d’avancées.
Concernant les critiques formulées par Emmanuel Macron envers le « détricotage » des politiques écologiques par le gouvernement Bayrou, je rappellerai que le bilan du président est loin d’être spectaculaire en la matière. Il y a eu des avancées, mais souvent modestes et loin des ambitions affichées. Par ailleurs, le président Macron a une part de responsabilité dans les reculs : c’est lui qui a demandé une « pause » dans les normes environnementales européennes en mai 2023. Enfin, critiquer un gouvernement qu’il a choisi semble un peu facile.
Quel lien faites-vous entre le recul du consensus sur l’écologie et la montée en puissance de forces réactionnaires ou d’extrême droite ?
F. G. : Pour les forces réactionnaires, la transition écologique est devenue un totem à abattre. Or, cela n’a pas toujours été le cas. Souvenons-nous du consensus qui s’était formé au moment des marches pour le climat, portées par Greta Thunberg, vers 2018. Ce consensus s’est achevé vers 2023-2024 et, désormais, l’écologie est devenue un sujet très polarisé. Pourtant, ce consensus en faveur de l’écologie reste très fort dans la population : 85 % des Français disent vouloir davantage d’action de leurs gouvernements face au changement climatique, par exemple. Le débat public amplifie donc les voix des 15 % qui veulent en finir avec la transition.
Professeur à HEC, vous rencontrez de nombreux chefs d’entreprises. Quelle est leur position dans ce contexte de recul écologique ?
F. G. : Les entreprises réagissent aux mouvements de société. Certaines entreprises ont joué le jeu d’une mode, visant de nouveaux contrats, de nouveaux clients, de nouveaux marchés, à travers l’engagement écologique. Dès lors que la transition apparaît comme moins désirable et plus clivante, elles changent de cap : elles investissent dans l’intelligence artificielle, ou dans ce qu'elles perçoivent comme l'enjeu du moment - comme si ces enjeux étaient en concurrence entre eux.
D’autres entreprises maintiennent leur engagement écologique, mais n’en parlent plus, de crainte d’être accusées de « greenwashing » par des militants, ou par crainte de perdre des marchés, notamment aux États-Unis. Elles vont donc cacher leur action, comme si c’était quelque chose de honteux, laissant croire qu’il ne se passe plus rien.
Le PDG d’une très grande entreprise française de service me confiait récemment qu’il ne communiquait plus sur son engagement écologique pour protéger son marché, ou ses collaborateurs, aux États-Unis. Mais en Europe aussi, les entreprises sont prises entre deux feux. Le fait qu’une certaine gauche ait associé la transition à la « lutte des classes », par exemple, complique les choses pour embarquer les entreprises.
Au-delà des effets de mode, l’organisation actuelle des marchés permet-elle aux acteurs économiques de réellement s’engager dans la transition ?
F. G. : C’est le problème de fond. Le modèle économique ne permet pas aux entreprises d’aller au bout de leur démarche. Le bio dans l’agriculture recule, une partie de l’industrie européenne, notamment automobile ne parvient pas développer son offre électrique. Enfin, toute une série d’investissements dans la décarbonation n’ont pas vraiment été faits, et on a assisté à certaines faillites retentissantes comme celle de Northvolt. Finalement, de nombreuses entreprises qui voulaient pivoter n’ont pas réussi à trouver de vrais modèles économiques de rentabilité.
Nous avons un vrai problème de régulation macro-économique du côté des taux d’intérêt directeurs des investissements, ou dans la manière d’intégrer le coût carbone dans les productions. Tant que l’on n’intégrera pas les coûts environnementaux des biens et des services produits, la transition sera limitée.
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Un exemple frappant est celui de la législation européenne sur les normes comptables CSRD qui visait à juger de la performance des entreprises à l’aune de leurs résultats sociaux et environnementaux, et plus uniquement de leurs résultats financiers. Cette législation était largement imparfaite, mais elle allait dans le sens d’une régulation structurante. Or, aujourd’hui, l’Europe recule et donne un signal terrible aux entreprises. Celles qui ont investi des millions pour anticiper cette nouvelle comptabilité vont être pénalisées au détriment de celles qui n’ont rien fait.
Comment aborder le discours écologique pour qu’il redevienne audible ?
F. G. : Il faut se débarrasser du discours écologiste culpabilisant et donneur de leçons – a fortiori si ces leçons sont données par des individus nantis qui semblent vouloir régenter la vie des pauvres.
Par ailleurs, il faut mettre en avant les bénéfices associés à la transition, assumer un discours égoïste sur ce que chacun peut gagner concrètement : moins de dépenses en carburant ou en chauffage, un meilleur confort dans les habitats, une meilleure santé pour les individus ; une plus grande compétitivité et de nouveaux marchés pour les entreprises ; moins de dépendance énergétique à des dictatures comme la Russie et plus de puissance pour l’Europe…
Il semble également pertinent de communiquer sur les risques comme le fait le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau. En substance, il répète que les risques environnementaux peuvent avoir des conséquences dramatiques sur la finance et sur l’économie, et qu’il est irresponsable de les ignorer. C’est un discours hyperrationnel et très pragmatique, pas du tout politique ou moral.
Enfin, un discours constructif sur l’écologie peut être associé à un nouveau projet de société. En questionnant sans cesse ses choix et en doutant de ses actions, en louvoyant, selon l’air du temps, l’Europe, comme le gouvernement français, a du mal à fixer un cap et à construire. Or, la transition représente un modèle économique porteur, mais aussi un nouvel horizon politique et démocratique.
Propos recueillis par David Bornstein.
François Gemenne est président du Conseil scientifique de la Fondation pour la Nature et l'Homme, président du Sustainable Finance Observatory, président de l'Alliance pour la décarbonation de la route. Ses projets de recherche ont reçu des financements des programmes Horizon, Twinning, Acronym, Habitable, Magyc.
16.06.2025 à 09:49
Roxanne Panchasi, Associate Professor, Department of History, Simon Fraser University
Le 13 juin 1995, le président Jacques Chirac annonçait la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique Sud. La population de la Polynésie française attend encore une juste indemnisation pour les préjudices subis. En 2021, le président Macron a reconnu que la France avait une « dette » envers le peuple de Maō’hui Nui, appelant à l’ouverture d’archives clés. Une commission d’enquête parlementaire s’est emparée du sujet.
Ces derniers mois, la viabilité de l’arsenal nucléaire français a fait la une des journaux, entraînant des discussions sur un « parapluie nucléaire » français qui pourrait protéger ses alliés sur le continent européen. Face à la guerre entre la Russie et l’Ukraine, et aux déclarations du président russe Vladimir Poutine concernant la possibilité de déployer des armes nucléaires dans ce conflit, la question quant à la meilleure manière de défendre l’Europe crée une urgence inédite depuis l’époque la plus tendue de la guerre froide.
Malgré ses capacités nucléaires plus solides, les États-Unis, sous l’ère Donald Trump, semblent moins engagés dans la défense de leurs alliés de l’OTAN. Les débats sur le parapluie nucléaire français mis à part, ces discussions – combinées à l’augmentation des dépenses militaires dans le monde entier et à la résurgence des craintes d’une guerre nucléaire – rendent l’histoire française de la préparation nucléaire et de ses essais d’armes, douloureusement contemporaine.
Le 13 juin 1995, le président Jacques Chirac a annoncé que la France allait reprendre ses essais nucléaires dans le Pacifique Sud. Quelques semaines seulement après son élection, Jacques Chirac a mis fin à un moratoire de trois ans sur les essais que son prédécesseur, François Mitterrand, avait mis en place en avril 1992.
Jacques Chirac a insisté sur le fait que cette nouvelle série d’essais nucléaires était essentielle à la sécurité nationale de la France et au maintien de l’indépendance de sa force de dissuasion nucléaire. Les huit essais prévus au cours des mois suivants fourniraient, selon lui, les données nécessaires pour passer des explosions réelles à de futures simulations informatiques. Il a également déclaré que cela permettrait à la France de signer le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT) interdisant toutes les explosions nucléaires, à des fins militaires ou autres, d’ici à l’automne 1996.
L’annonce faite par Jacques Chirac en juin 1995, suivie de la première nouvelle explosion en septembre de la même année, a suscité une vive opposition de la part des groupes écologistes et des pacifistes, ainsi que des protestations allant de Paris à Papeete, à travers la région Pacifique et dans le monde entier.
Des représentants des autres puissances nucléaires mondiales ont exprimé leur inquiétude face à la décision de la France de mener de nouveaux essais si près de l’entrée en vigueur d’une interdiction complète. Les gouvernements de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Japon ont également manifesté leur ferme opposition, en publiant des déclarations diplomatiques, ainsi qu’en appelant au boycott des produits français et en mettant en œuvre d’autres mesures de rétorsion.
Une posture défensive a constitué un pilier de la politique française en matière d’armement nucléaire depuis l’entrée du pays dans le club atomique en 1960, avec la détonation de « Gerboise Bleue », une bombe de 70 kilotonnes, à Reggane, en Algérie. Les trois essais atmosphériques suivants ainsi que les treize essais souterrains réalisés au Sahara ont entraîné de graves conséquences sanitaires et environnementales à long terme pour les populations de la région.
En 1966, le programme d’essais nucléaires de la France fut transféré à Maō’hui Nui, connue sous le nom colonial de « Polynésie française ».
Au cours des 26 années suivantes, 187 détonations nucléaires et thermonucléaires françaises supplémentaires furent réalisées, en surface et en souterrain, sur les atolls pacifiques de Moruroa et Fangataufa. Ces essais ont exposé la population locale à des niveaux dangereux de radiation, contaminé les réserves alimentaires et en eau, endommagé les coraux ainsi que d’autres formes de vie marine.
Ces expériences – ainsi que les six dernières détonations souterraines menées par la France en 1995 et 1996 – ont laissé un héritage toxique pour les générations futures.
Lorsque Jacques Chirac a exposé ses raisons pour la nouvelle série d’essais nucléaires de la France devant une salle pleine de journalistes réunis au palais de l’Élysée en juin 1995, il a insisté sur le fait que ces essais prévus, ainsi que toutes les détonations nucléaires françaises, n’avaient absolument aucune conséquence écologique.
Aujourd’hui, nous savons que cette affirmation était bien plus qu’inexacte. Il s’agissait d’un mensonge fondé sur des données et des conclusions qui ont gravement sous-estimé les effets néfastes du programme d’essais nucléaires français sur la santé des soldats français et du personnel non militaire présents sur les sites, sur les habitants des zones environnantes, ainsi que sur les environnements où ces explosions ont eu lieu.
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Plus récemment, lors des Jeux olympiques de Paris 2024, il était difficile de ne pas ressentir l’évidente contradiction entre la « Polynésie française » en tant que paradis touristique et lieu idyllique pour les compétitions de surf, et celle d’un territoire marqué par l’injustice persistante envers les victimes des essais nucléaires – une réalité qui met en lumière l’histoire de l’impérialisme nucléaire de la France dans la région.
En 2010, le gouvernement français a adopté la loi Morin censée répondre à la souffrance des personnes gravement affectées par les radiations lors des détonations nucléaires françaises entre 1960 et 1996.
Le nombre de personnes ayant obtenu une reconnaissance et une indemnisation reste insuffisant, en particulier en Algérie. Sur les 2 846 demandes déposées – émanant seulement d’une fraction des milliers de victimes estimées – un peu plus de 400 personnes à Maō’hui Nui et une seule en Algérie ont été indemnisées depuis 2010.
En 2021, le président Emmanuel Macron a reconnu que la France avait une « dette » envers le peuple de Maō’hui Nui. Il a depuis appelé à l’ouverture d’archives clés liées à cette histoire, mais de nombreux efforts restent à faire sur tous les fronts.
Les conclusions d’une récente commission parlementaire française sur les effets des essais dans le Pacifique, dont la publication est prévue prochainement, pourraient contribuer à une plus grande transparence et à une meilleure justice pour les victimes à l’avenir.
À Maʻohi Nui, les demandes de reconnaissance et de réparation sont étroitement liées au mouvement indépendantiste, tandis que l’impact et l’héritage des explosions nucléaires en Algérie restent une source de tensions persistantes avec la France, d’autant plus liée à son passé colonial.
En janvier 1996, la France a procédé à son dernier essai nucléaire en faisant exploser une bombe de 120 kilotonnes sous terre dans le Pacifique Sud. En septembre de la même année, elle a signé le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), rejoignant les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la Chine et 66 autres États non dotés d’armes nucléaires dans leur engagement à ne plus effectuer d’explosions nucléaires, quel qu’en soit le motif.
Près de 30 ans plus tard, le TICE n’est toujours pas entré en vigueur. Bien que la majorité des signataires l’aient ratifié, la Chine, l’Égypte, l’Iran, Israël et les États-Unis figurent parmi les neuf pays qui ne l’ont pas encore fait. Par ailleurs, la Russie a retiré sa ratification en 2023. Parmi les principaux non-signataires se trouvent l’Inde, la Corée du Nord et le Pakistan – trois États dotés de l’arme nucléaire ayant mené leurs propres essais depuis 1996.
En raison de ces exceptions majeures à l’interdiction des essais, les perspectives d’un projet aussi ambitieux que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires de 2017, qu’aucun État possédant l’arme nucléaire n’a signé à ce jour, restent pour le moins incertaines.
Roxanne Panchasi a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
15.06.2025 à 19:54
Etienne Farvaque, Professeur d'Économie, Université de Lille, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Jan Fidrmuc, Professeur d'Économie, Université de Lille, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Nur Bilge, Doctorante en économie, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Les partis populistes ont spectaculairement progressé entre 2002 et 2022. Si de multiples facteurs peuvent l’expliquer, la dégradation ou la disparition des services publics dans nombre de zones rurales ou périphériques jouent un rôle non négligeable. C’est ce que montre une étude analysant la relation entre la disparition des services publics et l’évolution des comportements électoraux en France.
La recherche d’une meilleure efficacité de l’administration se traduit, dans certains territoires, par une disparition progressive des services publics, générant pour les usagers le sentiment de devenir des « oubliés », comme dans la chanson de Gauvain Sers. En effet, la fermeture des écoles, des bureaux de poste, des trésoreries ou des services de police ne se limite pas, du point de vue des citoyens, à une réorganisation administrative : elle façonne le quotidien de milliers de communes, accentuant les inégalités d’accès à des infrastructures jugées essentielles. Ce n’est donc peut-être pas une coïncidence que ce phénomène s’accompagne d’une recomposition du paysage électoral, où les partis politiques d’extrême droite et de la gauche radicale captent une part croissante du vote protestataire.
Dans une étude, nous nous intéressons à la relation possible entre la réduction des services publics et l’évolution des comportements électoraux en France. L’analyse repose sur des données couvrant la période 1998-2018, recoupées avec les résultats des élections présidentielles de 2002, 2012 et 2022. Les résultats confirment notre intuition : plus un territoire voit l’État se retirer, plus le vote « extrême » y progresse.
En étudiant la présence des infrastructures publiques à l’échelle communale, nous dressons le portrait d’une France où l’accès aux services de l’État est de plus en plus inégal.
Dans les grandes agglomérations, l’offre publique demeure relativement stable, bien que certaines restructurations aient également lieu. En revanche, dans les zones rurales et périurbaines, le maillage administratif s’élargit peu à peu.
Les chiffres sont assez éloquents. Comme le montre le tableau 1, entre 1998 et 2018, la présence des services publics en matière d’écoles primaires et maternelles a reculé en moyenne de 7,36 %. Cette baisse concerne en premier lieu les établissements scolaires du primaire, et ce principalement dans les communes de petite et moyenne taille. Les bureaux de poste ont également été durement touchés, ainsi que les services de police et de gendarmerie.
Tableau 1 : Évolution de la présence des services publics.
Les fermetures ne suivent pas un schéma uniforme. Certaines régions, notamment dans le nord-est et le centre de la France, cumulent des pertes importantes, alors que d’autres territoires, mieux intégrés aux réseaux métropolitains, sont moins affectés. Cette dynamique reflète des tendances de fond : la désindustrialisation, l’exode rural et la concentration des services dans les pôles urbains au détriment des petites communes.
Figure 1 : La carte ci-dessous montre la distribution spatiale des services publics en 2018
Les effets de ces fermetures ne se limitent pas à une simple réorganisation administrative. La disparition progressive des infrastructures publiques modifie en profondeur la relation des citoyens à l’État, renforçant certainement un sentiment de déclassement territorial. Ce sentiment de marginalisation ne se traduit pas seulement par une abstention croissante, mais aussi par un vote contestataire qui s’exprime à la fois à gauche et à droite de l’échiquier politique.
Figure 2 : Évolution des voix des partis de la gauche radicale (2002-2022).
Figure 3 : Évolution des voix des partis d’extrême droite (2002-2022)
Tableau 2 : Résultats électoraux des partis au cours des années
Les résultats de notre analyse sont clairs : chaque perte d’un service public pour 1000 habitants entraîne une augmentation du vote pour les partis de la gauche radicale de 0,233 point de pourcentage, et pour les partis d’extrême droite de 0,158 point.
Cependant, ce phénomène ne touche pas tous les électeurs de la même manière. En effet, les citoyens réagissent différemment en fonction du type de service qui disparaît. La fermeture des écoles et des bureaux de poste est davantage corrélée à un renforcement du vote pour les partis de la gauche radicale, probablement en raison de leur rôle central dans la vie quotidienne et la transmission des services essentiels.
Loin de s’estomper, cette tendance s’est renforcée au cours des vingt dernières années. En comparant les résultats des élections présidentielles de 2002, 2012 et 2022, l’étude montre une accélération du vote « extrême » à mesure que les services publics se raréfient. Entre 2002 et 2022, la part des voix obtenues par les partis d’extrême droite a quasiment doublé, atteignant 38,7 % en 2022. Parallèlement, le vote en faveur des partis de la gauche radicale a également progressé, avec une dynamique plus marquée dans certaines régions.
Si d’autres facteurs sont évidemment à l’œuvre, le sentiment d’abandon, généré par le retrait de l’offre de services publics, est un facteur non négligeable.
Cette évolution s’inscrit dans un contexte plus large de polarisation politique. Alors qu’en 2002, les partis de gouvernement captaient encore la majorité des voix, les partis contestataires ont dépassé la barre des 50 % en 2022. L’étude montre que ce basculement n’est pas un simple phénomène conjoncturel, mais bien une transformation structurelle du vote, largement influencée par des facteurs territoriaux.
Ce lien entre sentiment d’abandon et vote populiste ne se limite pas au cas français. Des dynamiques similaires sont présentes, entre autres, aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Elles s’ancrent dans des réalités économiques, sociales et culturelles que la littérature académique a donc maintenant assez bien identifiées.
Les zones les plus particulièrement sensibles aux discours populistes sont celles abritant des populations marquées par un faible niveau d’éducation, des revenus modestes, un passé industriel aujourd’hui révolu, et un fort taux de chômage.
Quant aux politiques austéritaires, notamment les réformes ayant réduit l’ampleur et l’accessibilité des aides sociales, elles fragilisent davantage des populations déjà vulnérables.
La mondialisation est un autre moteur puissant de cette inquiétude. Les régions les plus touchées par la concurrence internationale, en particulier la concurrence des importations manufacturières à bas coût, ont vu disparaître des milliers d’emplois sans bénéficier des gains économiques générés ailleurs.
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Face à ces constats, la question se pose : le retour des services publics pourrait-il suffire à inverser la tendance ? Il faut rester prudent : si la restauration des infrastructures publiques peut contribuer à atténuer le sentiment de marginalisation, le vote « extrême » est aussi alimenté par des dynamiques plus profondes. En outre, le coût du maintien des services publics n’est pas à négliger, en particulier dans la situation de finances publiques dégradées que connaît la France.
La montée du chômage ou la désindustrialisation jouent également un rôle clé dans le rejet des partis traditionnels.
Pour lutter contre ces fractures, il s’agit aussi de repenser le développement des territoires, en tenant compte des besoins spécifiques de chaque région.
Réinvestir ces espaces laissés en déshérence ne sera pas une tâche facile. Mais à défaut d’une action rapide et adaptée, le risque est grand de voir se prolonger et s’amplifier une dynamique qui façonne déjà en profondeur le paysage politique français.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
12.06.2025 à 17:32
Camille Mazé-Lambrechts, Directrice de recherche en science politique au CNRS, titulaire de la chaire Outre-mer et Changements globaux du CEVIPOF (Sciences Po), fondatrice du réseau de recherche international Apolimer, Officier de réserve Marine nationale CESM/Stratpol, Sciences Po
Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant, Sciences Po
Jordan Hairabedian, Enseignant en climat, biodiversité et transformations socio-environnementales, Sciences Po
Mathieu Rateau, Assistant researcher en politiques environnementales., Sciences Po
La troisième Conférence des Nations unies sur l’océan est l’occasion de mettre en lumière les enjeux de l’outre-mer en lien avec les changements globaux en cours. Pour cela, il est utile de commencer par remettre en question la notion même d’« outre-mer ». Dans ce contexte, une nouvelle vision portée par les peuples océaniques appelle à considérer les terres émergées et les mers qui les entourent comme un tout.
La troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3), qui se déroule cette année à Nice, a été ouverte par des déclarations fortes de la part des peuples de l’océan. Des leaders des territoires ultramarins français et des représentants des peuples autochtones comme des petits États insulaires du Pacifique se mobilisent. L’occasion de questionner leur rôle politique actuel dans la vision et la régulation de l’océan.
En matière de protection des océans, l’un des objectifs internationaux est de protéger 30 % des écosystèmes marins dans le monde (notamment via des aires marines protégées, ou AMP) à l’horizon 2030. Officiellement, la France affiche un taux de protection de 33 %, mais dans les faits, les AMP françaises ne bénéficient pas d’un niveau de protection suffisamment fort. Selon l’association de protection des océans Bloom, moins de 1 % des eaux marines hexagonales le seraient réellement, notamment du fait des autorisations de chalutage de fond dans celles-ci.
Les scientifiques et peuples autochtones réunis à l’Unoc font ainsi porter leurs voix pour réguler et limiter la pêche industrielle et l’exploitation minière des fonds marins, avec des pratiques moins invasives et en garantissant l’accès aux ressources pour les populations locales.
Là où les premiers mobilisent la science, les autres rappellent la primauté du lien à l’océan. Celui-ci peut aussi relever des domaines de la spiritualité, de la famille, du clan voire de l’intime. C’est pour accompagner les territoires ultramarins dans la transformation vers la soutenabilité que s’est construite la nouvelle chaire Outre-mer et changements globaux (Chaire OMEGA) à Sciences Po. Son objectif : identifier les leviers et les blocages à cette transformation, en analysant les discours et les pratiques, les mobilisations collectives, les résistances et les opérations politiques en lien avec les données scientifiques. Des enjeux clés dans le contexte de la conférence onusienne.
Porté par le Sénat coutumier et les huit aires coutumières de Nouvelle-Calédonie, le groupe de travail Vision kanak de l’Océan a ainsi publié, à l’occasion du sommet, un document développant sa conception holistique de l’océan.
Elle ne sépare pas l’humain du milieu océanique et des espèces qui y vivent, à l’image de la vision polynésienne et plus largement océanienne. La mer, associée au commencement de la vie et à la mort, y est vue comme lieu d’accueil des âmes des défunts, et comme trait d’union entre les humains et les non-humains. Cette vision est à l’origine de pratiques plus régénératives et respectueuses de l’océan et de ses habitants.
L’exploitation pour la survivance alimentaire d’espèces marines, vues comme des gardiennes de l’histoire, de la culture et de la mémoire, est dès lors soumise à des règles strictes, car relevant du sacré. Dans cette vision, les captures non nécessaires entravent la capacité de régénération des milieux et constituent non seulement un désastre écologique, mais également un effondrement culturel.
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À l’heure des changements globaux, les bouleversements écologiques qui dérèglent les écosystèmes marins ne sont donc pas seulement des faits biologiques mais aussi des faits socioculturels et politiques. Ainsi, certains groupes sociaux adaptent leur mode de prélèvement dans les milieux et réintègrent une vision des espèces et des écosystèmes mis à mal par la colonisation occidentale. Par exemple, en gelant l’accès de manière temporaire et spécialisée et s’opposant à l’exploitation des fonds marins de manière concertée.
Pour les peuples des océans, l’Unoc a également été l’occasion de rappeler leur opposition au deep sea mining (exploitation minière en haute mer). La prise de position des présidents de la Polynésie française et de la République des Palaos, publiée en juin 2025 dans la revue Nature, a été particulièrement remarquée. Signe que les gouvernants de ces populations se réapproprient le sujet, marquant la distance avec la Fondation Pew Charitable Trust, impliquée de longue date dans les discussions concernant le Pacifique, laissant craindre une appropriation des territoires, des modes de gestion et des ressources marines.
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Dans le même temps, un nouveau paradigme, notamment développé par les anthropologues Alexander Mawyer et Tamatoa Bambridge, tend à considérer le Pacifique comme un véritable « continent bleu ». Dans celui-ci, il n’y a pas de dissociation entre les terres et les mers, qui forment un tout indissociable, un espace de souveraineté partagé et interconnecté. Les frontières contemporaines, héritées de la colonisation, s’en trouvent questionnées.
Ainsi Moetai Brotherson, président de la Polynésie française, a déclaré lors du sommet :
« Nous, les [États insulaires du Pacifique], ne sommes pas des petites nations, nous sommes des grands pays océaniques. »
Ce paradigme prend à rebours la vision occidentale du Pacifique, souvent perçu comme un espace vide, composé d’une multitude d’îles isolées, de faibles superficies et riches en ressources. De ce fait, elles font facilement l’objet de convoitises extérieures hors de contrôle des communautés des États insulaires.
Cette approche de l’espace océanien entre en tension avec la géopolitique actuelle, dans laquelle des puissances telles que les États-Unis, la Chine ou encore la France, projettent sur le Pacifique des logiques de contrôle, d’exploitation et de rivalité, en limite des zones économiques exclusives (ZEE) et des eaux territoriales dont dépendent les habitants des archipels qui y vivent.
Face à ces stratégies d’affirmation de souveraineté maritime, qu’elles soient motivées par des enjeux géopolitiques ou économiques, les États du Pacifique s’organisent pour affirmer d’autres formes de légitimité avec, par exemple, le Forum des îles du Pacifique.
Cela passe aussi par une remise en cause des catégories habituellement utilisées pour les désigner, à commencer par le mot d’« outre-mer ». Ce terme marque une distance, une périphérie en rapport à un centre (« métropole »). Or, sur place, ce n’est pas comme cela que les populations se voient, mais comme des pays à part entière, dotés d’histoires, de langues, de priorités et d’orientations propres. Parler d’« outre-mer », c’est imposer un point de vue extérieur sur des mondes qui se pensent eux-mêmes. Dans le cadre du mouvement du « continent bleu », cette terminologie devient d’autant plus inopérante que la mer, loin de séparer, relie.
Cette terminologie doit ainsi être questionnée. Un exercice de pensée critique sur la décolonisation du lexique et de l’évolution institutionnelle, adaptée à chaque territoire, est nécessaire. Ces réflexions, très attendues des dits « ultramarins » eux-mêmes, sont l’un des objectifs de la Chaire OMEGA.
À lire aussi : Débat : Comment décoloniser le lexique sur l’« outre-mer » ?
Il existe des liens intrinsèques entre protection de la biodiversité marine, politiques publiques et géostratégie, comme l’ont rappelé le commandant Guillaume Garnoix (capitaine de vaisseau et responsable du centre des opérations de la Marine nationale) et le biologiste Gilles Bœuf à l’occasion de la table ronde organisée pour le lancement de la chaire.
Préserver l’océan et en faire un « commun » en renforçant la gouvernance internationale et la protection dans les zones économiques exclusives comme en haute mer doit s’accompagner de moyens. En particulier, ceux des armées et des marines nationales. En effet, ce sont elles qui sont en charge de la surveillance, du contrôle, de la dissuasion, de l’action humanitaire et de la défense.
Au-delà des déclarations chiffrées quant à la création d’aires marines protégées en outre-mer et des signatures de traités, il faut se donner les moyens de pouvoir garantir les régimes de protection déclarés.
En France, c’est le rôle de la Marine nationale de surveiller et de protéger le domaine maritime, comme de lutter contre les trafics et les activités illicites (par exemple la pêche illégale, non déclarée et non réglementée, ou INN). Il revient aussi à la Marine d’avoir une action humanitaire, en restaurant l’ordre et la sécurité afin de permettre aux acteurs du secteur d’effectuer des actions humanitaires et d’aide au développement.
Mais les mers demeurent des zones de tension et de rivalités, qui se multiplient et s’amplifient. La perspective d’un retour des affrontements navals refait surface, alimentée par les stratégies de contrôle des espaces insulaires et l’exploitation des ressources marines, de la colonne d’eau jusqu’aux fonds océaniques, dont dépend pourtant le vivant.
Ainsi, les acteurs de la protection de l’environnement, les scientifiques, les détenteurs de savoirs locaux, les militaires et les acteurs de la gestion des risques et des crises, ont tout intérêt à davantage collaborer. Cela ne pourra que renforcer l’efficacité de leurs prises de position et de leurs actions, au bénéfice de l’environnement, des espèces vivantes non humaines et des sociétés humaines qui en dépendent.
C’est la raison d’être de la Chaire Outre-mer et changements globaux, qui déploie ses activités dans les territoires ultramarins en étroite interaction avec les acteurs sur place. Elle invite à repenser l’océan et l’interface terre-mer non plus comme une frontière, mais comme un espace de souverainetés partagées. En se fondant sur une forte et nécessaire mobilisation des « humanités bleues », elle souhaite contribuer à maintenir les conditions d’habitabilité de la Terre dans un contexte de dépassement des limites planétaires.
Loup Lamazou, assistant de recherche à Sciences Po, a contribué à l’écriture de cet article.
Jordan Hairabedian fait partie du collectif Chercheurs sans frontière.
Mathieu Rateau fait partie du collectif Chercheurs sans frontière.
Camille Mazé-Lambrechts et Florent Parmentier ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
11.06.2025 à 17:38
Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l'information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel
TikTok est l'un des réseaux sociaux les plus populaires chez les adolescents. Selon les études des chercheurs, la plateforme reconfigure leurs repères attentionnels, affectifs et cognitifs, avec un impact important sur leur santé mentale et leur construction personnelle.
Les témoignages de familles endeuillés ont démontré les conséquences parfois tragiques d’une exposition non encadrée. En novembre 2024, par exemple, sept familles françaises ont assigné TikTok en justice, accusant l’application de promouvoir des contenus favorisant les troubles alimentaires, l’automutilation et le suicide, ciblant particulièrement les jeunes utilisateurs. Parmi ces cas, deux adolescentes de 15 ans se sont suicidées, et quatre ont tenté de le faire. Ces affaires illustrent les risques d’une exposition prolongée à des contenus nocifs, d’autant que les utilisateurs fragiles reçoivent jusqu’à 12 fois plus de contenus mortifières (suicide et automutilation) et 3 fois plus de contenus « nuisibles » (troubles alimentaires, anxiété, etc.).
En mars 2025, une commission d’enquête parlementaire – à laquelle nous avons remis un rapport scientifique dans le cadre d’une contribution citoyenne – s’est penchée sur les effets sur les effets psychologiques de la plateforme sur les mineurs. Elle a offert une reconnaissance institutionnelle des constats jusque là cantonnés aux cercles académiques.
Au-delà de sa portée symbolique, la commission d’enquête permet de faire émerger plusieurs nouveaux éléments dans le débat public. Elle a mis en lumière le rôle central de l’algorithme dans la fabrique des vulnérabilités psychiques des mineurs.
Elle porte également la discussion sur des propositions concrètes opérationnelles : renforcement du contrôle parental, paramétrage horaire des usages, meilleure éducation à la critique des environnements numériques, tout en faisant émerger certaines réflexions déjà connues du monde académique comme les normes identitaires, genrées et antisémites véhiculés par la plateforme.
Mais au-delà des constats admis – trouble de l’attention, fatigue mentale, perte d’estime de soi – une question persiste : que savons-nous réellement de ce que TikTok fait aux adolescents ? Et que reste-t-il à comprendre ?
Comme le montrent de récentes études, l’anxiété croissante chez les jeunes est nourrie par l’exposition à des contenus violents, sexualisés ou humiliants mais aussi par une dynamique de comparaison sociale continue. Cette exposition engendre un narcissisme fragile fondé sur le paraître au détriment de l’être et alimente des formes d’addictions comportementales.
Il est désormais clairement mis en évidence qu’en enfermant les jeunes dans des boucles de contenus anxiogènes ou stéréotypés, la logique de personnalisation devient elle-même un facteur de risque. L’algorithme ne se contente pas de recommander : il structure les parcours attentionnels en fonction des interactions de chacun, enfermant les jeunes dans une spirale de répétition émotionnelle.
Mais certains travaux de recherche invitent à approfondir l’analyse de TikTok au-delà des seuls contenus diffusés, en l’abordant comme un dispositif structurant. Des notions comme la désintermédiation éducative, le panoptique inversé ou la souveraineté cognitive permettent de penser les plates-formes comme des environnements qui modulent les repères attentionnels, identitaires et sociaux, souvent à l’insu des utilisateurs.
Les travaux en psychologie cognitive et sociale de Serge Tisseron et Adam Alter, montrent que les technologies reposant sur le défilement infini et la récompense immédiate perturbent l’attention et modifient le rapport à l’émotion. En l’espèce, TikTok agit comme un raccourci affectif remplaçant la réflexion par l’impulsion.
De plus, les normes implicites de visibilité, de beauté, de viralité imposent une esthétique de la reconnaissance qui façonne les représentations de soi. La recherche montre qu’elles accentuent la comparaison sociale, l’anxiété et une estime de soi conditionnée à la validation numérique, notamment chez les adolescentes surexposées à des modèles filtrés bien souvent irréalistes.
Sur TikTok, les contenus émotionnels, pseudo-scientifiques ou anxiogènes circulent sans hiérarchie ni médiation éducative. Cette désintermédiation cognitive, bien documentée dans la recherche sur les réseaux sociaux, fragilise les capacités critiques des jeunes, où l’influenceur tend à remplacer l’enseignant.
Cette logique est analysée dans la lignée évolutive des travaux de Jeremy Betham sur le panoptique, par le concept de panoptique assisté par ordinateur de Laetitia Schweitzer et de panoptique inversé de Borel, dont on comprend qu’en l’espèce, les jeunes se surveillent eux-mêmes pour exister dans l’espace numérique.
L’attention est souvent abordée comme un simple mécanisme cognitif, mais elle est aussi – comme l’ont montré Yves Citton, Dominique Boullier ou Bernard Stiegler – une ressource stratégique captée et exploitée par les plateformes numériques. En sciences de l’information et de la communication (SIC), elle est analysée comme un rapport social structurant, façonné par des logiques de captation continue. Ce n’est donc pas seulement la concentration des jeunes qui est en jeu, mais leur rapport au temps, à la présence et à la possibilité d’une pensée critique.
La construction de soi sur TikTok se fait à travers des codes viraux, des filtres esthétiques, des modèles performatifs. Mais quelle est la nature exacte de cette exposition ? Que signifie se montrer pour exister, se conformer pour être visible ? Peu d’analyses saisissent TikTok comme un dispositif d’injonction identitaire où l’individu devient le principal agent mais aussi le principal produit de sa propre visibilité.
C’est là que l’on comprend que l’adolescent est profilé, influencé à son insu. Il devient, dans cette dynamique algorithmique, à la fois le spectateur, le producteur et la marchandise.
Cette logique relève d’un état de souveillance : une forme de surveillance douce et invisible. L’environnement numérique n’impose rien frontalement, mais oriente subtilement ce qu’il faut être, montrer, ressentir. Un point qui reste à documenter finement chez les publics mineurs.
Par ailleurs, TikTok ne hiérarchise pas les discours. Les témoignages, émotions, faits, récits, discours politique… tous coexistent dans un même flux. Cette indifférenciation des régimes de discours produit une confusion cognitive permanente persistante que les jeunes finissent par intégrer comme norme. La question de la véracité de l’information n’est plus aux premières loges. On est désormais plus dans de la fonctionnalité, dans le nombre de vues, de like.
Or, la délégitimation progressive du savoir structuré au profit de la viralité affective pose un enjeu démocratique de premier ordre : c’est la capacité des jeunes à discerner, argumenter, contester – bref, à exercer leur citoyenneté – qui s’en trouve fragilisé.
Enfin, une autre dimension rarement abordée concerne la territorialisation des algorithmes. TikTok ne propose pas les mêmes contenus ni les mêmes logiques de personnalisation selon les pays ou les contextes culturels. L’algorithme reflète, et parfois accentue, des inégalités d’accès à l’information ou des priorités idéologiques. Cela invite à s’interroger : qui décide de ce que les jeunes voient, ressentent ou pensent ? Et depuis où ces choix sont-ils pilotés ?
TikTok concentre les logiques les plus puissantes du numérique contemporain : captation algorithmique, personnalisation affective, exposition identitaire et désintermédiation éducative. Il est désormais important de comprendre comment il agit, ce qu’il transforme et ce que ces transformations révèlent de nos propres vulnérabilités affectives.
Loin des approches moralisantes ou strictement réglementaires, une lecture interdisciplinaire invite à repenser la question autrement : comment armer les jeunes cognitivement, socialement et symboliquement face à ces environnements ?
Les premiers diagnostics sont posés. Les effets sont visibles. Mais les concepts pour penser TikTok à sa juste mesure restent encore à construire.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.06.2025 à 17:21
Virginie Saliou, Titulaire de la chaire 4M, Sciences Po Rennes
Avec 10,6 millions de km2 d’espaces maritimes, la France est le second espace maritime mondial. Alors qu’elle envisageait l’exploitation des ressources minières des grands fonds marins en 2013, elle plaide depuis 2022 pour leur moratoire. Comment expliquer cet apparent renoncement ? Ces ressources sont-elles des richesses en sommeil ? Ou la maîtrise des fonds marins ne devient-elle pas une question militaire et de compétition entre les puissances?
En mars 2025, à l’occasion de l’évènement « SOS Océan » en préparation de la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc), Emmanuel Macron déclare que nous ne connaissons pas suffisamment les grands fonds marins pour endosser un code minier. Il réaffirme son souhait d’un moratoire pour l’exploitation des grands fonds marins dans les eaux internationales.
Dans un contexte de tensions internationales pour l’approvisionnement en métaux critiques, indispensables à nos nouvelles technologies – téléphones, ordinateurs –, à la transition énergétique – éolienne, batterie de voitures électriques – mais aussi à nos industries d’armement – radars, satellites –, les ressources minérales non énergétiques des grands fonds marins apparaissent comme un nouvel eldorado.
La France, qui dispose du deuxième espace maritime mondial réparti sur plusieurs océans, bénéficie de fait d’un potentiel géologique important. Alors qu’elle envisageait l’exploitation de ces ressources en 2013, la France plaide depuis 2022 pour un moratoire sur l’exploitation des ressources minières des grands fonds marins. Comment expliquer cet apparent renoncement ?
Alors que la France s’est lancée dans la course à la connaissance des profondeurs marines dans les années 1960-1970, son intérêt pour les grands fonds marins s’est manifesté sans équivoque en 2013 en faveur d’une exploration et d’une exploitation des ressources minières de ces espaces maritimes. Le rapport d’Anne Lauvergeon « Innovation 2030 » classait, parmi les sept ambitions stratégiques de la France, la valorisation des métaux contenus dans les grands fonds marins.
La stratégie interministérielle d’octobre 2015 affichait l’ambition de « permettre à la France de valoriser ses atouts dans le domaine de l’exploration et de l’exploitation minières des grands fonds marins » afin d’assurer son indépendance stratégique en métaux. Avec ses 10,6 millions de km² d’espaces maritimes sous souveraineté, ainsi que de nouveaux droits obtenus sur l’extension de son plateau continental, la France dispose d’un fort potentiel de ressources minières.
La zone de Clarion-Clipperton où la France possède des espaces maritimes est connue pour ses nodules polymétalliques, ou nodules de manganèse, entre 4 000 m et 6 000 m de profondeur. Constitués en majorité de manganèse et de fer, contenant du silicium ou de l’aluminium, du cobalt, du nickel ou du cuivre, ils sont scrutés de près par les industriels. Les eaux de Polynésie recèlent, selon les estimations, environ 50 millions de tonnes de cobalt, soit l’équivalent de 600 ans de consommation mondiale. La zone de Wallis et Futuna a pour sa part été explorée avant de rencontrer l’opposition des autorités locales, réaffirmées en 2015 et 2018.
La France peut théoriquement exploiter les fonds marins dans ses eaux. La Convention de Montego Bay sur le droit de la mer précise en son article 56 que les États disposent de droits souverains sur les ressources des eaux et des fonds marins dans leur zone économique exclusive (ZEE), ainsi que des droits de juridiction leur conférant par exemple une exclusivité de la recherche dans ces espaces. Parallèlement, la France dispose d’un code minier encadrant les activités d’exploration et d’exploitation des ressources minérales marines. Pour pouvoir éventuellement exploiter, il est nécessaire d’obtenir un titre minier ainsi qu’une autorisation d’ouverture de travaux après étude d’impact et, si besoin, une autorisation d’occupation du domaine public.
Si le cadre légal existe, la France, sans l’interdire, n’a encore jamais donné d’autorisation pour exploiter ses ressources minières marines.
Dans les eaux internationales, régies par le droit de la mer et l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), la France dispose depuis 2001 de deux permis d’exploration sur la zone de fracture de Clarion-Clipperton et sur la dorsale médio-atlantique. À l’occasion de la COP 27 en 2022, le président de la République française annonçait, presque à rebours, que la France soutenait l’interdiction de toute exploitation des grands fonds marins. Elle plaiderait pour un moratoire dans les enceintes internationales auprès d’autres pays tels que l’Allemagne, la Nouvelle-Zélande, le Panama, ou encore le Costa Rica, le Chili, et certains États insulaires du Pacifique.
La sensibilité écologique de la question, les oppositions des populations locales et le manque de données environnementales ont alors conduit à une évolution de la posture française en faveur d’une pause de précaution sur les exploitations et d’une priorité à l’exploration scientifique.
En amont de cette demande de moratoire, la France avait réorienté sa stratégie pour les grands fonds marins dans une perspective plus militaire. En février 2022, le ministère des Armées s’était en effet doté d’une stratégie ministérielle visant à la maîtrise des grands fonds marins. Cette stratégie élargit les perspectives. Les grands fonds marins n’y sont plus abordés uniquement du point de vue de leurs ressources potentielles, mais également d’un point de vue sécuritaire.
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Dans cette optique, ils sont perçus comme de potentiels espaces de conflictualités entre États, en raison de leur potentiel minier, mais aussi de l’avantage stratégique qu’ils confèrent. L’intérêt pour ces espaces est également lié aux enjeux de lutte informationnelle et énergétique. Près de 99 % des communications mondiales passent par des câbles sous-marins gisant sur le fond des océans tandis que croissent les câbles énergétiques et autres « tubes » gaziers et pétroliers. Surtout, les profondeurs marines, bien avant les éventuels projets d’exploitation, sont l’apanage des grandes marines militaires océaniques où elles mettent en œuvre la dissuasion. Dissuasion, sécurité des flux et sécurité énergétique – autant d’enjeux de souveraineté des États qui accroissent l’intérêt pour les fonds marins.
L’évolution de la position française est de fait symptomatique d’un changement de perspective sur l’intérêt mondial pour les grands fonds marins. Elle passe
d’un eldorado minier potentiel, patrimoine commun de l’humanité, à un nouvel espace de conflictualité tel que décrit dans la loi de programmation militaire de 2024. Au niveau français, ce changement de posture s’explique certes par la nécessité environnementale. Mais il trouve également des motifs dans le besoin de se repositionner dans la compétition pour la maîtrise des grands fonds marins face à des puissances qui investissent beaucoup et rapidement.
L’entreprise canadienne, The Metals company, avec laquelle l’administration Trump vient de conclure un accord d’exploitation des ressources dans les eaux américaines, annonçait, suite à des essais fructueux en 2022, sa capacité à commencer l’exploitation industrielle des nodules polymétalliques pour 2025. La Chine pour sa part annonçait dès novembre 2018 le lancement du projet Hadès, visant à installer un avant-poste sous-marin à 5500 m de profondeur dans la fosse de Manille pour la surveillance des tremblements de terre et l’exploration scientifique à grand renfort de drones et d’intelligence artificielle.
L’exploitation des grands fonds marins, l’augmentation des acteurs et des capacités en mer sont susceptibles de fragiliser la dissuasion. Tempérer pour s’adapter à ces nouvelles contraintes s’avère dès lors nécessaire. D’un point de vue industriel, les revirements successifs des gouvernements français n’ont pas permis de dessiner une vision politique de long terme dont ont besoin les investissements privés afin de développer des technologies rentables.
Connaître, explorer et maîtriser les fonds marins a un prix. Les coûts engendrés par le développement de capacités dans un milieu méconnu et extrême nécessitent une visibilité et une stabilité du cadre juridique et politique. La dualité des technologies sous-marines offre ici une solution intéressante pour le développement des capacités dans les grands fonds. Les enjeux militaires donnent en effet au secteur industriel une option de long terme via le développement de technologie à double usage civil et militaire.
La stratégie nationale de 2020 conditionnait l’exploitation des ressources minérales marines à un faible impact environnemental, dont les conditions d’acceptabilité demeuraient floues. Dans ce contexte, les investissements nécessaires à la connaissance préalable des fonds marins ne rimaient pas nécessairement avec retour sur investissement par une exploitation future de ces ressources.
La stratégie de maîtrise des fonds marins du ministère des Armées, en revanche, ouvre des perspectives de plus long terme. Elle offre des possibilités variées de valorisation de l’exploration. De quoi permettre une protection de l’environnement marin, tout en maîtrisant son environnement stratégique…
Virginie Saliou a travaillé pour le ministère des Armées de 2014 à 2018 puis pour le Secrétariat général de la mer.
11.06.2025 à 16:27
Léa Havard, Maître de conférences en droit public, Directrice adjointe du Laboratoire de Recherches Juridique & Économique, Université de Nouvelle Calédonie
L’« indépendance-association » est une forme institutionnelle reconnue par l’ONU dans le cadre des processus de décolonisation. Si la quasi-totalité des anciennes colonies a privilégié l’indépendance totale, quelques territoires liés à la Nouvelle-Zélande (les îles Cook) et aux États-Unis (Micronésie et les îles Marshall) ont choisi ce modèle qui permet l’indépendance dans le cadre d’une association forte entre deux nations. Cette option serait-elle pertinente pour l’archipel néo-calédonien ? Le projet proposé par le ministre des outre-mer Manuel Valls n’est pas sans rappeler l’indépendance-association, ce que lui reproche le camp loyaliste. Les discussions entre indépendantistes, loyalistes et gouvernement français reprendront à Paris, à la mi-juin, à l’invitation du président Macron, alors que Christian Tein, le leader indépendantiste, incarcéré depuis les émeutes, vient d'être remis en liberté le jeudi 12 juin.
Pour tenter de sortir la Nouvelle-Calédonie de l’impasse politique dans laquelle elle est plongée depuis des mois, voire des années, le ministre des outre-mer propose un projet de « souveraineté avec la France ». Cette actualité place la notion d’« indépendance-association » au cœur du débat public. Source de crispations et d’inquiétudes aggravées par de forts a priori, la notion doit être déconstruite pour participer à des échanges éclairés sur l’avenir institutionnel de l’archipel.
Longtemps taboue, parfois fantasmée, souvent source d’inquiétudes, l’indépendance-association a toujours suscité de fortes crispations en Nouvelle-Calédonie, tant auprès des politiques que de la population.
C’était vrai en janvier 1985 quand l’État a proposé pour la première fois un projet portant cette dénomination pour faire évoluer le statut de l’archipel. Tout juste présenté, le « plan Pisani » (du nom du haut-commissaire de l’époque) avait immédiatement été rejeté et l’idée d’indépendance-association remisée aux oubliettes.
Quarante ans plus tard, elle semble pourtant exhumée, de nouveau placée au cœur de l’actualité. Dans un contexte marqué par l’impasse politique qui a résulté de la tenue contestée du 3ᵉ référendum de 2021, auquel s’est ajoutée la grave crise politique, économique et sociale provoquée par les émeutes débutées le 13 mai 2024, le ministre des outre-mer Manuel Valls a réuni plusieurs fois les représentants politiques calédoniens ces dernières semaines pour tenter de trouver une issue à l’inextricable question de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.
Lors de sa conférence de presse du 8 mai 2025, le ministre a révélé le contenu des discussions qui se sont déroulées pendant les trois jours du « conclave » de Deva (Bourail, sud de la Nouvelle-Calédonie). Bien qu’elles n’aient pas abouti (elles devraient reprendre à Paris mi-juin à l’invitation du président de la République), elles ont le mérite d’avoir relancé un débat de fond, à l’arrêt depuis plus de quatre ans. Deux projets ont été discutés : le premier, porté par une partie des loyalistes, promeut une forme de fédéralisme au sein de la République française ; le second, défendu par le ministre des outre-mer, repose sur une « souveraineté avec la France ».
À peine ces mots étaient-ils prononcés qu’ils ont été assimilés à la notion d’indépendance-association dont on n’osait plus parler, suscitant l’enthousiasme des uns, la crainte des autres et créant une confusion générale.
Confusion des mots, d’abord : « État associé », « indépendance-association », « souveraineté partagée », « plan Pisani », « souveraineté avec la France »… autant de notions connexes mobilisées dans le débat public calédonien sans être définies.
Confusion des postures politiques, également : pour les non-indépendantistes, l’indépendance-association est souvent synonyme d’un abandon camouflé par la France. Pour leur part, les indépendantistes dénonçaient dans les années 1980 un statut néocolonial, un ersatz d’indépendance permettant à la France de maintenir son emprise sur le Caillou, quand, aujourd’hui, ils saluent la perspective d’une évolution vers un tel statut.
Alors de quoi parle-t-on vraiment ? À quoi renvoie réellement l’indépendance-association ? Pour démêler cet imbroglio, éloignons-nous de l’actualité pour revenir au sens premier de la notion.
En 1960, alors que les peuples du monde entier se libéraient du joug colonial, les Nations unies ont identifié dans leur résolution 1541 (XV) les trois hypothèses permettant de considérer un territoire comme décolonisé :
« a) quand il est devenu un État indépendant et souverain ; b) quand il s’est librement associé à un État indépendant ; ou c) quand il s’est intégré à un État indépendant. »
Entre l’intégration et l’indépendance totale, les Nations unies ont imaginé de toutes pièces une troisième voie de décolonisation : la libre association, aussi appelée « indépendance-association ».
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À rebours de la quasi-totalité des colonies qui a privilégié l’indépendance totale, les îles Cook ont été les premières à emprunter cette voie inédite. En 1965, elles sont devenues un État associé à la Nouvelle-Zélande et, ce faisant, ont conservé des liens étroits avec leur ancienne puissance administrante tout en établissant des rapports nouveaux, fondés sur une égalité souveraine et non sur une domination coloniale.
Niue a fait de même en 1974, toujours avec la Nouvelle-Zélande. Enfin, les États fédérés de Micronésie et les îles Marshall se sont associés aux États-Unis en 1990, avant que les Palaos ne les imitent en 1994, portant à cinq seulement le nombre de territoires décolonisés dans le monde via l’indépendance-association.
Plus qu’un statut transitoire de décolonisation, l’indépendance-association est devenue une forme d’organisation politique pérenne.
Elle caractérise aujourd’hui encore ces cinq territoires que la doctrine juridique appelle couramment « État associé ». Mais quelles caractéristiques font de lui un État si singulier ?
L’État associé est une communauté politique souveraine caractérisée par des liens si resserrés avec un État partenaire que cette association lui est consubstantielle. L’association fait partie de son ADN à tel point qu’elle est inscrite dans sa Constitution, tout comme dans celle de son État partenaire. S’il n’est pas immuable (rien ne l’est dans le monde du droit !), ce lien gravé dans le marbre constitutionnel bénéficie de la garantie juridique suprême, assurant ainsi sa stabilité.
En outre, l’État associé se distingue par sa « souveraineté déléguée » pour reprendre les termes du professeur de droit Guy Agniel. En concertation avec son partenaire, l’État associé décide de ne pas exercer toutes ses compétences et de lui en confier certaines. Ce type de délégation est, par exemple, pratiquée en matière de nationalité aux îles Cook et à Niue où les habitants ont la nationalité néo-zélandaise, ou encore dans le domaine de la défense et des relations extérieures, les États fédérés de Micronésie confiant ainsi leur protection militaire aux États-Unis. L’État associé et son État partenaire sont donc étroitement imbriqués dans un subtil équilibre qui vise à valoriser leur identité commune tout en préservant leur existence propre.
Dans le contexte néo-calédonien, la notion d’indépendance-association ne renvoie pas nécessairement aux statuts des voisins du Pacifique et peut revêtir un sens différent, créant par là même un profond quiproquo. En effet, elle est souvent assimilée au très critiqué plan Pisani de 1985 qui avait vocation à endiguer l’escalade de la violence entre indépendantistes et non-indépendantistes en créant une Nouvelle-Calédonie en indépendance‑association.
Les quelques orientations dudit plan rendues publiques suggèrent toutefois que de l’indépendance-association, il n’avait que le nom. La lecture des débats parlementaires à son sujet dénote l’incompréhension de la classe politique envers un projet réalisé hâtivement dont le contenu était confus (par exemple, il est fait référence à la fois à un traité de coopération et à un traité d’association, les deux étant pourtant à distinguer).
Aussi, et surtout, ce projet avait été élaboré par le seul gouvernement français, sans concertation avec les principaux intéressés, ce qui s’opposait frontalement à la vraie indépendance-association dont l’essence même repose sur le consensus entre les deux parties. L’inscription de l’association dans le cadre de l’article 88 de la Constitution française était d’ailleurs équivoque, ce dernier étant empreint de l’esprit colonialiste des années 1950.
« Mort‑né », le plan Pisani a disparu cinq jours seulement après avoir été présenté. Il n’en a pas moins durablement marqué les esprits comme un repoussoir, et son assimilation fréquente à la notion générique d’indépendance-association brouille, aujourd’hui encore, les discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.
Dans un courrier en date du 16 mai dernier, Manuel Valls explique que son projet de « souveraineté avec la France » a vocation à « conjuguer les aspirations divergentes à la pleine émancipation et au lien structurant avec la France ». Les grandes lignes sont posées : transfert des compétences régaliennes à la Nouvelle-Calédonie assorti d’une délégation à la France, instauration d’une double nationalité française et néo-calédonienne, accès à un statut international, lien constitutionnellement garanti… Autant d’éléments qui ne sont évidemment pas sans rappeler l’indépendance-association.
Il faut toutefois se garder de toute conclusion hâtive. À ce stade, en l’absence d’informations publiques détaillées quant au contenu du projet, mieux vaut éviter de le faire entrer dans une case théorique qui risquerait de limiter le champ des possibles à un moment où la Nouvelle-Calédonie a plus que jamais besoin d’ouvrir pleinement la réflexion.
Léa Havard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.06.2025 à 15:58
Jakub Beneš, Associate Professor in Central European History, UCL
Au début du XXᵉ siècle, des mouvements paysans européens ont nourri une haine des villes et développé des projets imaginatifs de réforme sociale et économique. Récit d'une histoire politique méconnue.
De la Pologne et de la France aux États-Unis, les partis populistes de droite dominent les zones rurales et postindustrielles, tandis que les votes libéraux centristes se concentrent dans les villes. Cette fracture entre les zones urbaines et rurales est sans doute la principale ligne de fracture politique en Europe et en Amérique du Nord aujourd’hui.
Il semble que la réaction contre le capitalisme mondialisé soit la plus forte lorsqu’elle est associée au conservatisme rural et à la xénophobie envers les migrants. Mais le populisme anti-urbain n’a pas toujours été – et n’est peut-être plus aujourd’hui – une simple réaction contre les forces de la modernité.
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Dans mon nouveau livre, The Last Peasant War : Violence and Revolution in Twentieth-Century Eastern Europe, j’explore comment les mouvements paysans en Europe de l’Est pendant la première moitié du XXe siècle ont souvent combiné un profond ressentiment envers les villes avec des aspirations à un changement social et économique radical. Ces mouvements visaient à créer une campagne plus égalitaire tout en renforçant son influence et sa prospérité.
La Première Guerre mondiale a été le principal catalyseur. Les pays belligérants d’Europe centrale et orientale ont mis en place des contrôles stricts de l’économie rurale afin d’assurer l’approvisionnement en nourriture des armées et de la main-d’œuvre urbaine. Les villageois qui travaillaient de petites parcelles de terre ont ressenti du ressentiment à l’égard de ces mesures et des villes qui en dictaient les conditions.
Confrontés à la pénurie chez eux et à la mort au front, des centaines de milliers de paysans désertèrent les armées mal dirigées de l’Autriche-Hongrie et de la Russie. En Autriche-Hongrie, puis pendant la guerre civile russe, des dizaines de milliers de paysans déserteurs armés se regroupèrent pour former des forces « vertes » hétéroclites basées dans les forêts et les régions vallonnées.
Ces hommes, accompagnés de soldats récemment démobilisés, ont été à l’origine d’une vague de violence sanglante dans de nombreuses régions rurales d’Europe de l’Est alors que les anciens empires se désintégraient. Les grands domaines ont été pillés, les fonctionnaires chassés et les marchands juifs volés et humiliés. Les foules paysannes ont souvent pris pour cible les villes, considérées comme les lieux qui semblaient orchestrer et tirer profit de leur exploitation.
Dans la plupart des endroits, les troubles ne durèrent pas longtemps. Pourtant, les mouvements de déserteurs et d’autres formes de résistance rurale en temps de guerre galvanisèrent la politique agraire de l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire la politique relative à la culture et à la distribution des terres, à une échelle jamais vue auparavant ni depuis.
Les paysans réclamaient le démantèlement et la redistribution des grandes propriétés foncières, la fin des guerres menées par les villes parasites, une représentation des paysans au sein des gouvernements nationaux proportionnelle à leur nombre, ainsi que l’autonomie locale.
Il s’agissait là d’objectifs indéniablement révolutionnaires. Le leader bolchevique russe Vladimir Lénine et ses partisans ont été contraints de réviser la vision marxiste dominante d’une paysannerie arriérée. Son gouvernement a légalisé les saisies de terres par les paysans en vertu d’un décret de 1917, avant de réintroduire l’économie de guerre tant décriée et de conclure plus tard une trêve difficile avec les campagnes dans les années 1920. La guerre contre la paysannerie soviétique a finalement été gagnée lors de la brutale campagne de collectivisation menée par Staline au début des années 1930.
De nombreuses initiatives paysannes ambitieuses sont restées isolées les unes des autres : des républiques villageoises ont vu le jour dans certaines parties des anciens empires Habsbourg et Romanov, avec pour objectif principal la redistribution des grandes propriétés foncières.
Alors que les nouveaux pays d’Europe centrale et orientale consolidaient leur pouvoir, ils ont dû faire face à la concurrence de micro-États dans certaines parties de la Croatie, de la Slovénie et de la Pologne. De nombreuses républiques éphémères ont été signalées en Ukraine et en Russie européenne.
Les partis populistes ruraux, qui sont devenus une caractéristique déterminante de la politique est-européenne, ont été plus durables. De 1919 à 1923, la Bulgarie a été dirigée par l’Union nationale agraire bulgare sous la direction d’Aleksandar Stamboliyski, qui a introduit des réformes de grande envergure pour valoriser et récompenser le travail agricole avant d’être assassiné lors d’un coup d’État.
Dans les anciens territoires des Habsbourg, la politique agraire s’est développée rapidement après la Première Guerre mondiale, influençant la politique nationale jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les masses paysannes se sont tournées vers le Parti populaire polonais, le Parti paysan croate et d’autres pour les guider vers une « troisième voie » vers la modernité, évitant les écueils du libéralisme impitoyable et du communisme tyrannique.
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Les gouvernements d’Europe de l’Est ont mis en œuvre une réforme agraire au profit des villageois avides de terres, mais celle-ci n’a pas répondu aux attentes. Plus tard, la montée des régimes autoritaires dans une grande partie de la région au début des années 1930 a contraint de nombreux mouvements paysans à se retirer de la politique parlementaire. Marginalisés politiquement, sous le choc de la Grande Dépression, des millions de villageois ont embrassé des politiques extrémistes, y compris le fascisme.
Mais l’occupation d’une grande partie de l’Europe de l’Est par Hitler n’a trouvé que peu de soutien parmi eux. Un grand nombre de paysans ont rejoint ou soutenu les mouvements de résistance, faisant pencher la balance contre les forces de l’Axe en Yougoslavie. En Pologne, les populistes ruraux disposaient de leur propre résistance armée, forte de plusieurs centaines de milliers de membres : les bataillons paysans.
Vers 1950, la révolution paysanne s’éteignit en Europe. La collectivisation à l’Est et la mécanisation à travers le continent modifièrent le tissu de la vie rurale. Des dizaines de millions de personnes quittèrent la campagne pour les villes, pour ne plus jamais revenir.
La politique qu’ils soutenaient à l’époque des guerres mondiales n’est plus qu’un lointain souvenir. À l’époque, les citadins les regardaient avec un mélange de crainte et d’incompréhension. Comment, se demandaient-ils, des hommes comme Stamboliyski et Stjepan Radić, du Parti paysan croate, pouvaient-ils dénoncer la vie urbaine tout en affirmant vouloir rendre leurs sociétés plus égalitaires et plus prospères ?
À l’époque comme aujourd’hui, le monde en dehors des métropoles nourrissait des sentiments bien plus radicaux que nous ne le supposons souvent.
Jakub Beneš ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.06.2025 à 17:05
Frédéric Sawicki, professeur de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Réélu premier secrétaire avec 50,9 % des voix par les adhérents du PS, Olivier Faure veut désormais rassembler la gauche et les écologistes, notamment à travers une primaire sans Jean-Luc Mélenchon. Il devra d’abord convaincre son concurrent Nicolas Mayer-Rossignol ou encore Raphaël Glucksmann qui s’y opposent. Reste aussi à trancher une stratégie d’alliance claire en vue des municipales en 2026. Analyse des enjeux et perspectives avec le politiste Frédéric Sawicki.
Olivier Faure a été réélu premier secrétaire du PS sur un fil. Nicolas Mayer-Rossignol et Boris Vallaud, ses concurrents, réclament plus de pouvoir au sein du parti. Quelles seront les conséquences de ce vote sur la gouvernance et l’orientation stratégique du PS, notamment vis-à-vis de La France insoumise (LFI), mais aussi sur le fond du projet socialiste ?
Frédéric Sawicki : C’est une courte victoire pour Olivier Faure, mais une victoire quand même, alors que le front de ses opposants s’est élargi par rapport au congrès précédent. Les 42 % obtenus par sa motion l’obligent à intégrer des représentants des autres courants au sein de la direction, à se plier à l’exercice de la synthèse si caractéristique du Parti socialiste. Historiquement, tous les premiers secrétaires du PS, à commencer par François Mitterrand, ont dû passer des accords avec d’autres courants que le leur.
Derrière les débats sur la stratégie électorale, notamment vis-à-vis de LFI, il y a bien deux lignes politiques qui s’opposent et qui rendent la synthèse délicate : d’un côté, une ligne qui considère que le PS ne doit pas renier tout ce qui a été réalisé durant le quinquennat de François Hollande et qui assume le « socialisme de marché », de l’autre, une ligne critique et révisionniste, qui plaide pour un réancrage à gauche et une orientation résolument social-écologiste. Les tenants de la première ligne défendent « l’esprit de responsabilité » et la « gauche de gouvernement » ; ils se montrent peu prompts à critiquer la politique de l’offre et très prudents vis-à-vis de toute hausse d’impôts et de dépenses sociales. L’autre ligne, défendue par Olivier Faure, mais aussi par Boris Vallaud, critique les cadeaux aux entreprises sans contrepartie, la position trop timorée vis-à-vis des traités européens, la nécessité de « démarchandiser » certains services (crèches, enseignement supérieur, Ehpad…), de réformer le système fiscal pour le rendre plus équitable ou encore de décarbonner plus rapidement l’économie.
On a beaucoup entendu que les questions stratégiques et les conflits de clans étaient au premier plan et que les débats d’idées étaient peu présents dans ce congrès. Qu’en pensez-vous ?
F. S. : Tout dépend de ce qu’on appelle débat d’idées. Si, par idées, on entend propositions de réforme, on ne peut pas dire qu’elles fassent défaut. En 2023, Olivier Faure a ainsi proposé le versement à chaque jeune débutant dans la vie d’un « chèque républicain » inversement proportionnel au nombre d’années d’études suivies. Dans sa motion Nicolas Mayer-Rossignol entend pour sa part renouer avec l’idée de « grande Sécu », en instaurant une complémentaire obligatoire d’assurance maladie directement adossée au régime général. En revanche, quand on lit les textes des motions, force est de constater que les discussions sur le projet de société que portent les socialistes et les moyens d’y parvenir font défaut. Il ne suffit pas de se dire « social-démocrate », « social-écologiste » ou « républicain » ou d’affirmer l’attachement à des valeurs (justice sociale, laïcité, respect de la planète…) pour définir un cap et dessiner un chemin. Mais on peut aussi constater que c’est aussi le cas dans les autres partis de gauche.
Comment le comprendre ? Dans un contexte de faiblesse historique de la gauche, tous les partis essaient de sauver les meubles, l’appareil, leur petit milieu militant. Les congrès se gagnent avec les voix des militants, pas celles du grand public : on parle essentiellement à soi ou à ses proches et on perd parfois de vue les grands enjeux pour se concentrer sur la stratégie visant à regagner des batailles. Quand vous devez survivre, avec des troupes de moins en moins nombreuses, c’est un peu le radeau de la Méduse, vous bricolez une embarcation comme vous pouvez, en espérant accoster sur une île quelque part où vous pourrez bâtir un nouveau navire.
Les municipales arrivent très vite, en 2026. Quelle est la situation du PS pour aborder ces échéances majeures avec ses partenaires de gauche ?
F. S. : Lors des précédentes municipales, en 2020, le paysage électoral est resté assez stable. Les écologistes ont certes gagné des villes importantes, mais, globalement, au-delà des métropoles, les sortants ont été reconduits : les socialistes ont limité la casse et la droite a plutôt progressé. La particularité de ces élections de 2020 fut que les deux grands partis émergents au moment de la présidentielle, La République En Marche et LFI, ont totalement échoué à s’implanter localement.
Or, LFI a changé de stratégie. En 2020, le parti de Jean-Luc Mélenchon avait suscité des listes citoyennes dans lesquels ses militants se sont dilués. Mélenchon considérait qu’investir des candidats localement, c’était créer des notables et risquer de pervertir la ligne en favorisant des compromis bancals avec le PS ou le PCF. Désormais, LFI a décidé de faire de ces municipales un enjeu très fort et vise à s’implanter dans les territoires en menaçant de présenter des candidats face aux socialistes, aux communistes et aux écologistes.
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Jusqu’où ira l’affrontement ? Est-ce que les socialistes vont refuser de s’allier à LFI au risque de perdre des villes ? Olivier Faure acte la rupture avec Mélenchon mais annonce qu’ils pourront négocier au cas par cas. Nicolas Mayer-Rossignol a dit « pas d’alliance même au second tour » avant de dire qu’il pourrait y avoir des exceptions ! Le scrutin majoritaire à deux tours, tel qu’il fonctionne, pousse aux alliances, c’est inévitable. Malgré les grandes déclarations martiales, socialistes ou celles de Jean-Luc Mélenchon, des alliances auront probablement lieu entre les deux tours au risque de faire basculer certaines villes à droite ou à l’extrême droite.
L’un des enjeux du congrès du PS était la question de la primaire. Olivier Faure défend l’idée d’une primaire qui irait « de Glucksmann à Ruffin » excluant Jean-Luc Mélenchon, qui est déjà candidat. Or, Glucksmann ne veut pas de cette primaire, pas plus que Mayer-Rossignol. Quelle est finalement la crédibilité de cette hypothèse ? Plus largement, quelle est la crédibilité de la gauche à la présidentielle en l’état actuel des choses ?
F. S. : La primaire est revenue fortement dans le débat, portée par ceux qui, à gauche, considèrent que Jean-Luc Mélenchon, qui a d’ores et déjà annoncé sa candidature, n’est pas en situation de l’emporter face au RN ou à une candidature du centre-droit. De fait, il y a plus de Français aujourd’hui qui rejettent Mélenchon que de Français qui rejettent Marine Le Pen. Sans une candidature commune des socialistes, des écologistes, de Place publique, des insoumis en rupture de ban, voire des communistes, tout porte à penser que la gauche, comme en 2017 et en 2022, fera de la figuration.
Aux yeux de ceux qui défendent la primaire, cette dernière a l’avantage de donner une légitimité démocratique forte au candidat élu. Elle peut également être l’occasion de débattre des idées, des programmes, des personnalités, et de trancher. C’est la seule voie crédible pour que la gauche non mélenchonniste puisse jouer les trouble-fête en 2027.
Certains opposants à la primaire répliquent qu’« il faut d’abord trancher les différends programmatiques », voire idéologiques. Le pourra-t-on jamais ? La primaire ne serait-elle pas précisément l’occasion de les trancher, en demandant aux électeurs de gauche ce qu’ils souhaitent comme orientation, au-delà des personnes.
Les débats portent évidemment sur le champ de la primaire : peut-on prendre le risque de voir un représentant de la gauche radicale François Ruffin l’emporter ? Les partisans de Nicolas Mayer-Rossignol ou de Raphaël Glucksmann considèrent que cela empêcherait de récupérer les voix des électeurs de centristes séduits par Emmanuel Macron. Se pose donc ici une autre question, symétrique, évacuée pour le moment, avec qui gouverner à l’avenir ? Qui sont les macronistes ou les centristes prêts à une alliance, au-delà de Bernard Cazeneuve ? Je n’en connais pas beaucoup. François Hollande rêverait de ce scénario, mais qui voudrait de François Hollande chez les macronistes ou même chez les Français ?
Comment comprendre la position de Raphaël Glucksmann qui a annoncé refuser la primaire ?
F. S. : C’était une façon d’imposer sa candidature avant le congrès du PS. Raphaël Glucksmann est fort de son score de 13 % aux européennes et d’une bonne popularité. Mais ce score est tout de même lié au soutien du Parti socialiste alors que Place publique, son parti, demeure groupusculaire. Glucksmann a peut-être parié sur une défaite d’Olivier Faure, mais avec la victoire de ce dernier, il semble peu probable qu’il s’impose comme le « candidat naturel » et incontournable du PS. Sa stratégie de passage en force n’a pas fonctionné avec les militants PS et il se retrouve maintenant dans une situation délicate. Ni les socialistes, ni les écologistes, ni les communistes ne se rallieront naturellement à lui. En partant seul, il pourrait favoriser les répliques des écologistes, des communistes, de Ruffin. Cet émiettement des candidatures conduirait à une myriade de scores sous les 5 % et à une domination probable de Jean-Luc Mélenchon. Retour à la case départ.
Entretien réalisé par David Bornstein.
Frédéric Sawicki ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.06.2025 à 13:43
Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l'Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP)
Après Donald Trump, qui a menacé l’archipel français d’être taxé à 50 % sur ses exportations de poisson, le député LR Laurent Wauquiez a proposé d’y envoyer les étrangers sous OQTF, le 9 avril. Victime de ce double « bad buzz », les autorités locales du territoire de 5000 habitants ont réagi avec humour à travers une campagne promotionnelle « OQTF » (On Quitte Tout Facilement pour vivre à Saint-Pierre-et-Miquelon), mettant en avant sa qualité de vie et ses paysages exceptionnels.
Saint-Pierre-et-Miquelon est un petit archipel français situé au large de Terre-Neuve, dans la partie nord-ouest de l’océan Atlantique.
Le territoire ne s’étend que sur 244 kilomètres carrés et compte seulement 5 800 habitants. Il a néanmoins récemment fait parler de lui à l’échelle internationale, d’une part en raison de son inclusion dans une vague d’imposition de droits de douane par les États-Unis et, d’autre part, à cause d’une remarque controversée de Lurent Wauquiez, président du groupe parlementaire LR, suggérant d’y déporter des sans-papiers.
Ces événements sont l’occasion d’examiner les liens historiques et géopolitiques complexes qui concernent Saint-Pierre-et-Miquelon et qui impliquent la France, le Canada et les États-Unis.
Visité par les peuples autochtones pendant près de 5 000 ans, l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon a été découvert par des navigateurs européens à la fin du XVe siècle pour ensuite être officiellement revendiqué pour la France par Jacques Cartier en 1536.
L’archipel est rapidement devenu une base stratégique pour les pêcheurs français de morue et de baleine. Au cours des siècles suivants, la France et la Grande-Bretagne se sont âprement disputé ces îles, qui ont changé de mains à plusieurs reprises avant d’être définitivement rendues à la France en 1816.
Au XXe siècle, l’archipel a été le théâtre de conflits incessants entre le Canada et la France autour de la pêche.
Ces conflits ont atteint leur paroxysme en 1988 avec la saisie de navires de pêche, le rappel d’ambassadeurs et la violation d’accords. Malgré des droits historiques inscrits dans des traités, l’accès de la France aux zones de pêche a diminué après le moratoire sur la pêche à la morue décrété par le Canada en 1992, ainsi qu’une décision arbitrale accordant à Saint-Pierre-et-Miquelon une zone économique exclusive de seulement 38 kilomètres autour de l’archipel, à l’exception d’une bande de 16 kilomètres qui s’étend sur 320 kilomètres vers le sud.
Ces deux événements ont eu des répercussions économiques importantes pour Saint-Pierre-et-Miquelon
Aujourd’hui, l’économie locale est faible, représentant moins de 0,001 % du PIB de la France, et dépend fortement des fonds publics et des apports extérieurs, notamment du Canada voisin.
Néanmoins, le territoire a d’abord été inclus dans les cibles des tarifs douaniers dits du « jour de la libération », annoncés par le président américain Donald Trump en avril. Il a été soumis à des droits de douane de 50 %, ce qui en a fait temporairement un des territoires les plus taxés au monde, à l’égal du Lesotho, pays africain enclavé.
Si Trump a fait volte-face et ramené les droits de douane à 10 % quelques jours plus tard, la décision initiale laisse perplexe étant donné le poids économique minime de l’archipel et sa position géopolitique périphérique. Pourquoi l’administration Trump a-t-elle ciblé aussi brutalement ces îles ?
Les relations commerciales entre Saint-Pierre-et-Miquelon et les États-Unis étaient équilibrées de 2010 à 2025, sauf en juillet 2024, où un écart marqué est apparu. Les États-Unis ont alors importé pour 3,4 millions de dollars de marchandises en provenance des îles, tandis que leurs exportations n’ont totalisé que 100 000 dollars sur toute l’année.
Le gouvernement américain a interprété ce déséquilibre commercial de 3 300 % pour l’année 2024 comme la preuve de l’imposition d’un droit de douane de 99 % par le territoire. Le même type de calcul erroné a été utilisé pour d’autres pays.
Selon plusieurs rapports, cette anomalie statistique est en fait le résultat d’un différend de longue date entre la France et le Canada au sujet des quotas de pêche dans les eaux bordant Saint-Pierre-et-Miquelon.
Historiquement, le territoire exporte principalement des produits de la mer vers la France et le Canada, et presque rien vers les États-Unis.
Pourtant, en juin 2024, un bateau français a déchargé plusieurs tonnes de flétan – un poisson cher et très prisé des gastronomes – à Saint-Pierre.
Bien que la prise ait été effectuée dans les eaux internationales et qu’elle soit techniquement légale, elle s’est déroulée dans un contexte de tensions entre la France et le Canada concernant les stocks de flétan et la durabilité de l’espèce dans la région.
En raison de ces tensions, le poisson a été redirigé vers le marché américain et vendu pour 3,4 millions de dollars, devenant ainsi la cause de l’imposition de droits de douane élevés par l’administration Trump.
La France et le Canada sont parvenus à une entente sur le flétan plus tard en 2024. Mais cette « guerre du flétan » n’est que le plus récent exemple des conflits récurrents entre les deux pays concernant les quotas de pêche au large des Grands Bancs de Terre-Neuve, une des zones de pêche les plus abondantes au monde.
Ainsi, les droits de douane élevés imposés par les États-Unis à l’archipel français, même s’ils ont été rapidement modifiés, étaient une conséquence indirecte des vieilles tensions entre la France et le Canada.
Quelques jours après s’être remis du choc tarifaire, Saint-Pierre-et-Miquelon se retrouve à nouveau sur la sellette.
Laurent Wauquiez, l’un des prétendants LR à la présidence de la République, a proposé que les migrants faisant l’objet d’un ordre de quitter le territoire (OQTF) se voient offrir deux possibilités : être détenus à Saint-Pierre-et-Miquelon ou retourner dans leur pays d’origine.
Ce n’est pas la première fois que des politiciens parlent d’expulser des prisonniers vers les territoires français d’outre-mer.
Cette suggestion s’inscrit dans la lignée de l’utilisation historique par la France de certains territoires comme sites de colonies pénitentiaires, notamment Cayenne, en Guyane française et la Nouvelle-Calédonie, dans le Pacifique Sud.
Les propos de Laurent Wauquiez ont été largement condamnés pour leur ton méprisant et colonial, y compris par des membres du gouvernement.
En réponse, les autorités locales ont tenté de tirer parti de la controverse en lançant une campagne médiatique humoristique reprenant le sigle OQTF pour « On Quitte Tout Facilement pour vivre à Saint-Pierre-et-Miquelon).
Leur objectif était de changer le discours et de mettre en avant les attraits de l’archipel : faible taux de chômage, grande sécurité publique, paysages naturels exceptionnels et vie paisible et familiale, et ce, si possible, sans les lourds droits de douane américains.
Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.06.2025 à 13:42
Michel Miné, Professeur du Cnam, titulaire de la chaire Droit du travail et droits de la personne, Lise/Cnam/Cnrs, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Après une loi de 2004 instaurant une journée dite « de solidarité », de travail non rémunéré, initialement prévue le lundi de Pentecôte, le repos du 1er Mai est remis en cause par une récente proposition de loi. L’objectif : permettre aux employeurs de certains secteurs, notamment la boulangerie-pâtisserie, de faire travailler leurs salariés. Faire le point sur le droit applicable s’avère nécessaire.
Une proposition de loi, enregistrée au Sénat le 25 avril, vise à réduire le champ d’application de la règle du repos le 1er Mai. Le 28 avril, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée pour faire adopter ce texte. La commission des affaires sociales du Sénat a désigné un rapporteur le 21 mai.
Cette proposition ne porterait-elle pas en germe la suppression généralisée dans le commerce du droit au repos le 1er Mai ? Permettre de faire travailler certains salariés le 1er Mai dans des commerces de proximité ne justifierait-il pas ensuite l’emploi de salariés ce jour-là, dans d’autres secteurs, au nom de la concurrence « libre et non faussée » ?
Le repos du 1er Mai s’inscrit dans la relation entre employeurs et salariés, mais trouve aussi sa raison d’être dans la nécessité de repères temporels dans la cité. Les « besoins du public », sous l’angle de la consommation, étant sans limites, doivent être contenus par des règles de droit.
Le Code du travail prévoit 11 jours fériés. D’autres jours fériés sont prévus dans certains territoires, notamment les journées de commémoration de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à Mayotte, à La Réunion, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin.
Le code du travail ne prévoit pas le chômage obligatoire de ces journées, ni une majoration de salaire en cas de travail. Le chômage de jours fériés ne peut entraîner aucune perte de salaire pour les salariés totalisant au moins 3 mois d’ancienneté dans l’entreprise. Les heures de travail perdues ne donnent pas lieu à récupération.
Ce sont les accords collectifs, d’entreprise ou, à défaut, de branche, qui déterminent les jours fériés chômés. À défaut d’accord, l’employeur fixe par décision unilatérale les jours fériés chômés dans l’entreprise. Lorsque le jour férié est travaillé, les accords collectifs peuvent prévoir une majoration de la rémunération, mais ce n’est pas obligatoire.
Le régime est donc inégalitaire entre les salariés, suivant les accords collectifs de branche et d’entreprise. Certains accords d’entreprise peuvent prévoir le repos de seulement trois jours fériés dans l’année et aucune majoration de salaire pour les jours fériés travaillés.
Si la loi pouvait utilement être modifiée, elle rendrait le régime légal des jours fériés plus protecteur pour tous les salariés en assurant de meilleures contreparties aux salariés obligés de travailler les jours fériés et l’égalité de traitement.
Le régime des jours fériés connaît une exception : le 1er Mai.
Cette journée trouve sa source dans l’histoire du mouvement ouvrier au niveau international. Tout d’abord aux États-Unis, où les syndicats revendiquent à partir de 1884 la journée de travail de 8 heures. Ce mouvement revendicatif donnera lieu, en 1886 et en 1887, à des grèves, des manifestations et une sanglante répression. En 1889, la IIe Internationale socialiste, réunie à Paris, décidera de faire du 1er Mai la journée internationale de lutte pour les droits des travailleuses et des travailleurs. Il en est ainsi depuis 1890.
Le 1er Mai exprime la solidarité des travailleuses et des travailleurs au plan international avec la revendication de la réduction de la durée du travail, à l’origine la journée de 8 heures. La convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) n°1 de 1919 prévoit la journée de travail de 8 heures.
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Le 1er Mai est aujourd’hui un jour férié dans 24 des 27 États membres de l’Union européenne et dans la plupart des États du monde.
En France, depuis la loi n°47-778 du 30 avril 1947, « le 1er Mai est jour férié et chômé ». Le code du travail prescrit le repos, et ce repos ne peut être une cause de réduction de salaire. Il s’agit d’une disposition légale d’ordre public.
Par exception, des établissements et services « ne peuvent interrompre le travail en raison de la nature de leur activité ». Il s’agit notamment des hôpitaux, des hôtels et des transports en commun. Les salariés qui y travaillent ont droit, en plus du salaire correspondant au travail effectué, à une indemnité égale au montant de ce salaire, à la charge de l’employeur.
« En instituant cette exception au chômage du 1er Mai, pour les établissements et services qui ne peuvent interrompre le travail en raison de la nature de leur activité, l’article L. 3133-6 du code du travail est rédigé en termes suffisamment clairs et précis pour permettre son interprétation, qui entre dans l’office du juge pénal, sans risque d’arbitraire », rappelle l’arrêt du 20 janvier 2015, de la Cour de cassation, Chambre criminelle.
Il convient d’analyser au cas par cas chaque situation de fait afin de déterminer si, en raison de la nature de l’activité, l’interruption du fonctionnement de l’entreprise le 1er Mai est ou non possible. Par conséquent, il n’y avait pas lieu de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
Le repos ou, à défaut, le salaire doublé sont protégés par la loi : toute contravention aux dispositions relatives au 1er Mai est passible d’une amende de 750 €, appliquée autant de fois qu’il y a de salariés indûment employés ou rémunérés. En cas de poursuite pénale, il appartient à l’employeur, qui a fait travailler des salariés, de démontrer que la nature de son activité ne lui permettait pas d’interrompre le travail le 1er Mai.
À défaut, l’employeur est condamné pour infraction : arrêt de la Cassation criminelle du 25 juin 2013 et arrêt de la Cassation criminelle du 8 février 2000 pour les magasins de jardinerie, arrêt de la Cassation criminelle du 14 mars 2006 pour les location de DVD, etc.
Une proposition de loi présentée au Sénat, fin avril, vise à réduire le champ d’application de la règle du repos le 1er Mai. Le 28 avril, trois jours après son enregistrement, le gouvernement a engagé une procédure accélérée pour faire adopter ce texte. La proposition en faisant référence à l’article L. 3132-12 vise à appliquer au repos du 1er Mai des dérogations existantes pour contourner le repos dominical.
Cette proposition « visant à permettre aux salariés de certains établissements et services de travailler le 1er Mai » est en réalité destinée à permettre aux employeurs de certains établissements et services de faire travailler les salariés le 1er Mai. Ainsi, aucune disposition ne prévoit le volontariat des salariés pour travailler ce jour, même si la notion de volontariat dans les très petites entreprises est à apprécier avec prudence.
Son article unique prévoit de modifier le code du travail comme suit : dans les établissements et services « dont le fonctionnement ou l’ouverture est rendu nécessaire par les contraintes de la production, de l’activité ou les besoins du public, mentionnés à l’article L. 3132-12 » les salariés occupés le 1er mai ont droit, en plus du salaire correspondant au travail accompli, à une indemnité égale au montant de ce salaire.
La proposition en faisant référence à l’article L. 3132-12 vise à appliquer au repos du 1er Mai des dérogations existantes pour contourner le repos dominical.
Cette proposition va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour de cassation. Cette dernière rappelle de façon constante, notamment dans un arrêt de la Chambre criminelle du 14 mars 2006, que le code du travail n’institue aucune dérogation de principe au repos du 1er Mai en faveur des établissements et services bénéficiant du repos hebdomadaire par roulement.
L’exposé des motifs de cette proposition contenant plusieurs formulations ambiguës sur le plan juridique, certains points méritent d’être reprécisés.
« Ces règles sont d’ordre public, mais elles ne portent que sur les salariés. Ainsi, les personnes qui ne sont pas salariées et qui travaillent dans les boulangeries-pâtisseries peuvent naturellement faire le 1er Mai. », rappelle une réponse ministérielle du 20 mai 2025.
Sur la portée de l’interdiction de travail : ce qui est interdit par la loi, c’est de porter atteinte au repos des salariés. Il n’est pas interdit aux commerçants de travailler. Le boulanger peut ouvrir son commerce et vendre du pain s’il le souhaite, le fleuriste de même peut vendre du muguet. Dans l’entreprise familiale, le conjoint du chef d’entreprise peut également travailler ce jour-là.
Sur les dispositions conventionnelles applicables : la convention collective nationale de la boulangerie-pâtisserie mentionne « le 1erMai dont le régime est défini par la loi », sans contester le régime légal applicable.
La proposition est présentée comme portant sur deux secteurs d’activité particuliers : les boulangeries et les fleuristes. Mais la formulation modifiée de l’article de loi envisagé va bien au-delà.
Comme indiqué dans la réponse ministérielle précitée :
« Le gouvernement est favorable à une évolution de la loi pour clarifier le cadre applicable et tenir compte à l’avenir, de manière pragmatique, des besoins sur certains secteurs spécifiques, dont fait partie le secteur de la boulangerie-pâtisserie. »
Cette proposition porte en germe la suppression généralisée dans le commerce du droit au repos le 1er Mai. Permettre de faire travailler les salariés le 1er Mai dans des commerces de proximité justifierait ensuite la demande d’ouverture et d’emploi de salariés par les grandes surfaces au nom de la concurrence « libre et non faussée ».
Une seconde proposition de loi concernant « les établissements de moins de dix salariés » s’inscrit dans la même démarche de remise en cause du repos.
Après la remise en cause du repos le dimanche, par la multiplication des dérogations depuis plusieurs années, après la facilitation du travail de nuit, l’ultime norme qui résiste encore serait à renverser pour satisfaire les besoins illimités du Marché.
Le repos le 1er Mai rappelle que la personne humaine ne peut être réduite à un Homo œconomicus, consommateur-travailleur. Ce temps de repos, prévu par le droit, permettant de pratiquer ses activités sociales, culturelles, de se consacrer à sa vie familiale, etc., signifie la nécessité d’une limite, la souveraineté de la limite pour faire société.
Michel Miné est membre de l'association RACSE - Réseau académique de la Charte sociale européenne
05.06.2025 à 16:42
Gwenaël Leblong-Masclet, Chaire Mers, Maritimités et Maritimisations du Monde (4M), Sciences Po Rennes
Romain Pasquier, Responsable de la Chaire Territoires et Mutations de l'Action Publique, Sciences Po Rennes
La 3ᵉ Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3) se tient à Nice à partir du 9 juin 2025. Elle met notamment en lumière un enjeu souvent sous-estimé : la place stratégique des collectivités territoriales dans la gouvernance maritime. Étude de cas à Lacanau en Aquitaine, au Parc naturel marin d’Iroise en Bretagne et au Parlement de la mer en Occitanie.
L’océan, théâtre des bouleversements de l’anthropocène, n’est pas une abstraction lointaine. Pour les territoires littoraux, il est une réalité concrète, quotidienne, faite de défis de submersion, d’érosion, d’aménagement, de développement portuaire ou encore d’adaptation des politiques touristiques. C’est depuis ces territoires que la préservation des océans peut – et doit – être repensée.
Dans un prochain article « Les politiques publiques locales au prisme de la maritimité » dans la revue Pouvoirs locaux, nous nous sommes demandé si, plutôt que de voir la mer comme un obstacle, nous la considérions comme un levier de transformation de l’action publique ?
Les élus locaux sont les premiers à affronter les conséquences visibles du changement climatique : tempêtes plus fréquentes, recul du trait de côte, érosion accélérée. La compétence de gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (Gemapi), confiée aux intercommunalités, les placent en première ligne.
À Lacanau, des projets de désurbanisation volontaire ont été lancés pour anticiper le recul du littoral, en concertation avec les habitants et les acteurs économiques. Au programme : suppression des parkings littoraux, aménagement d’un pôle d’échange multimodal plus à l’intérieur des terres, repositionnement des missions de secours ou encore le déplacement de certains commerces situés sur le front de mer.
Ce processus implique des arbitrages difficiles entre maintiens des activités touristiques, relocalisation des infrastructures, préservation des écosystèmes et accompagnement des habitants concernés. La loi Climat et résilience de 2021 a introduit des outils juridiques pour anticiper ce recul. Leur mise en œuvre concrète reste à parfaire. Sans action locale forte et coordonnée, les effets du changement climatique sur le littoral risquent d’être incontrôlables et, surtout, d’être une nouvelle source d’inégalités humaines et territoriales.
Si l’océan couvre 70 % de la planète, son interface avec la terre – le littoral – est l’un des espaces les plus disputés et les plus fragiles. Y coexistent des usages parfois antagonistes : tourisme, conchyliculture, urbanisation, activités portuaires, pêche, énergies marines renouvelables (EMR)… Cette multiplicité appelle une gouvernance intégrée, à la fois verticale – de l’échelon local à l’échelon international – et horizontale – entre acteurs publics, privés et citoyens.
Elle implique de penser une gouvernance écosystémique des littoraux, s’appuyant sur :
Aux collectivités, mises en situation d’agir par la gestion intégrée des zones côtières ou par les documents stratégiques de façade, de savoir créer les espaces de négociation et de consensus entre ces acteurs.
Certaines collectivités ont déjà innové. En Bretagne, le Parc naturel marin d’Iroise a été conçu avec les pêcheurs locaux et les associations environnementales, permettant une cogestion efficace.
L’exemple de la Région Occitanie, avec son Parlement de la mer, lancé dès 2013, montre que les collectivités peuvent innover en matière de gouvernance maritime. Ce parlement régional fédère élus, professionnels, ONG et chercheurs pour co-construire une stratégie maritime partagée.
À Brest, la métropole a su capitaliser sur sa fonction portuaire et scientifique pour faire émerger une véritable « capitale des océans », mobilisant universités, centres de recherche, industriels et autorités portuaires autour d’une même ambition.
Acteurs traditionnellement davantage « terriens » que maritimes, les collectivités territoriales revendiquent aujourd’hui une place à la table des négociations sur les politiques océaniques.
À rebours d’une vision exclusivement étatique, les élus locaux portent une connaissance fine des dynamiques littorales, des conflits d’usages et des attentes citoyennes. Ces démarches incitent à penser la mer comme bien commun.
L’un des apports essentiels de la conférence Unoc 3 sera, du moins peut-on l’espérer, de rappeler que la protection des océans ne peut se faire sans la reconnaissance de l’ensemble des acteurs territoriaux.
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La mobilisation des territoires insulaires, par exemple au sein de l’ONG Smilo, contribue à une reconnaissance du rôle des initiatives locales comme levier de changement. L’insularité est le « laboratoire » d’un développement durable et concerté des stratégies territoriales.
Le développement des aires marines protégées (AMP) en est une bonne illustration : leur efficacité dépend en grande partie de l’implication des communautés locales, des pêcheurs, des associations. À ce titre, intégrer les savoirs empiriques dans les politiques de gestion maritime n’est pas un luxe, mais une nécessité. Ainsi, le rahui polynésien – interdiction temporaire d’exploitation d’une zone pour permettre sa régénération – inspire désormais les pratiques de préservation de la ressource halieutique, bien au-delà du seul triangle polynésien.
Plus globalement, l’insularité, problématique récurrente dans les Outre-mer, implique de penser et d’accepter la différenciation des politiques publiques. Les élus d’Ouessant, de Mayotte ou des Marquises rappellent que les contraintes logistiques, la dépendance à la mer et la fragilité des écosystèmes appellent des réponses sur mesure, souvent loin des seuls standards gouvernementaux.
Observer les politiques locales depuis le large permet d’inverser le regard. Le littoral, espace de contact entre l’humain et le vivant, devient alors un laboratoire d’innovation démocratique, écologique et institutionnelle, où se dessinent des formes renouvelées de coopération et d’engagement. L’Unoc 3 offre une occasion décisive de rappeler que la transition maritime ne se fera pas sans les territoires.
Il est donc temps de reconnaître pleinement le rôle des élus locaux dans cette dynamique. Ils sont les chevilles ouvrières d’une action publique renouvelée, plus proche du terrain, plus attentive aux équilibres écosystémiques et plus sensible aux savoirs citoyens.
Parce que la mer est ici – sur les plages, dans les ports, dans les écoles et les projets municipaux –, elle engage la responsabilité de tous, à commencer par celles et ceux qui construisent au quotidien les politiques publiques locales.
Je suis DGA de Brest métropole.
Romain Pasquier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:31
Dominique Andolfatto, Professeur de science politique, Université Bourgogne Europe
Plus de trois mois après son ouverture, le « conclave » sur les retraites touche à sa fin (prévue le 17 juin). La très contestée réforme de 2023, reculant l’âge du départ à la retraite de 62 à 64 ans, pourrait-elle être remise en cause ? La CGT, qui est sortie des négociations, appelle à une nouvelle manifestation pour son abrogation ce jeudi 5 juin. Au même moment, les députés communistes et ultramarins soumettront au vote une résolution pour l’abrogation du report de l’âge de la retraite à 64 ans.
Lors de sa déclaration de politique générale, le 14 janvier 2025, François Bayrou rouvrait l’épineux dossier sur la réforme des retraites, mal refermé en 2023, après des manifestations réunissant plus d’un million de personnes, le recours contesté à l’article 49 alinéa 3 et le rejet d’un référendum sur le sujet par le Conseil constitutionnel. Le premier ministre faisait alors une proposition spectaculaire : ouvrir ce qu’il dénommait un « conclave » sur la question, en d’autres termes, une négociation nationale interprofessionnelle sur les retraites avec les partenaires sociaux.
Il s’agissait de réfléchir à de nouvelles perspectives pour le système de retraite et sa soutenabilité, d’apaiser les colères et, plus tactiquement, d’installer le gouvernement dans la durée, en s’assurant d’une neutralité des gauches comme de l’extrême droite, favorables à une révision de la réforme de 2023. C’était aussi un geste inattendu pour renouer le dialogue avec les partenaires sociaux – organisations patronales et syndicales – et les remettre dans le jeu, alors que ces acteurs historiques du système de protection sociale s’étaient sentis mis à l’écart de la réforme de 2023.
À quelques jours de l’échéance finale, quel est l’état des lieux de ces négociations ?
Dès la mi-février, François Bayrou adressait aux partenaires sociaux un courrier de cadrage très serré. Si les parties prenantes du conclave avaient toute liberté pour « discuter de l’ensemble des paramètres » du système des retraites, « sans totem ni tabou », le premier ministre fixait pour priorité le « retour à l’équilibre financier à un horizon proche ». Or ce dernier avait dramatisé la situation lors de sa déclaration de politique générale, évoquant un déficit de plus de 40 milliards d’euros, s’appuyant sur des données contestées qui ne seront pas validées par la Cour des comptes. Selon l’institution, le déficit serait de plus de 6 milliards d’euros dès 2025. Si aucune mesure n’était prise, il doublerait d’ici 2035 puis quadruplerait d’ici 2045.
Le « conclave » s’ouvrait fin février. Il consistait en une réunion hebdomadaire des partenaires sociaux et devrait rendre ses conclusions (éventuelles) au bout de trois mois. S’il s’agissait d’un « accord d’un nombre suffisant d’organisations », François Bayrou promettait de le traduire en un projet de loi qui serait soumis au Parlement.
Cependant, dès la première réunion, Force ouvrière (FO), troisième syndicat français en termes de représentativité, préférait quitter le « conclave ». Le syndicat déplorait que la lettre de cadrage se concentre sur le déficit, oubliant l’âge du départ à la retraite. Sans compter un véritable tir de barrage de plusieurs ministres sur le sujet. Bref, l’opinion semblait oubliée. Plus intéressant (et peu commenté), FO assénait implicitement une leçon de syndicalisme au gouvernement : elle refusait – en tant qu’organisation syndicale – d’être intégrée dans un processus de décision politique et « instrumentalisée ». En d’autres termes, le syndicat doit s’en tenir au rôle de porte-parole des salariés et à défendre leurs revendications sans participer au processus décisionnel, conformément au principe d’« indépendance politique » qui fonde l’identité de FO.
Restaient six organisations dans le jeu : trois patronales, quatre syndicales. L’une des premières devait également quitter la table à la mi-mars : l’U2P, l’organisation des entreprises artisanales et des professions libérales. Elle considérait qu’il était inutile de laisser croire qu’un retour aux 62 ans serait possible et de se perdre en conjecture. Cela ne pourrait qu’alourdir le « poids de notre protection sociale » alors que, selon l’U2P, des « mesures drastiques » s’imposent, notamment repousser l’âge légal de départ à la retraite » tout en permettant un départ anticipé de « personnes exposées à une forme d’usure professionnelle », dont l’espérance de vie est réduite.
Enfin, la CGT, second syndicat français en termes de représentativité, hésitante depuis la sortie de FO du « conclave », annonçait aussi le quitter après de nouvelles déclarations de François Bayrou, le 16 mars : il estimait un retour aux 62 ans impossible, compte tenu notamment du contexte international. Pour la secrétaire générale de la CGT, c’était là « enterrer » le conclave. Elle annonçait donc, dans un vocabulaire caractéristique, qu’« après consultation de la base », la CGT quittait ce dernier et appelait « les salariés à se mobiliser » et à construire un nouveau « rapport de force ».
Restaient en lice cinq organisations sur huit, avec deux absences de la CFTC, la plus petite des confédérations syndicales représentatives, en désaccord avec certains thèmes abordés. Il est vrai que les échanges vont alors se poursuivre sur des thématiques élargies. Une nouvelle « feuille de route » était en effet établie à la mi-avril. Elle proposait de discuter de l’ensemble de l’État-providence et de possibles redistributions de ressources entre les différentes branches qui le composent (assurance-maladie, famille, retraite…). Si la CFTC, attachée à la branche « famille », désapprouvait cette approche plus globale, la CFDT, première organisation syndicale représentative, favorable – au contraire de FO – à une co-construction de l’action publique, se félicitait que puisse s’ouvrir un « second round de discussions ».
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Au fil des réunions hebdomadaires, les diverses modalités de financement des retraites ont été examinées : augmentation des cotisations patronales, part de capitalisation dans le financement (épargne retraite, fonds de pension), TVA sociale (transfert d’une partie de cotisations des entreprises pour financer la retraite sur la TVA, et donc augmentation de celle-ci d’un ou deux points). Aucun accord n’a véritablement émergé sur ces différents aspects, les syndicats étant particulièrement opposés à une TVA sociale (qui pèserait notamment sur les plus modestes) et les organisations d’employeurs rejetant toute cotisation nouvelle.
Dans la dernière période, le Medef, a semblé faire de la TVA sociale la solution pour sortir du déficit des retraites, cette dernière favorisant une baisse des cotisations sociales des entreprises et, en conséquence, leur compétitivité mais aussi les salaires nets. Emmanuel Macron, interrogé sur ce déficit, reprenait aussi l’argument lors de l’émission télévisée « Les enjeux de la France », le 13 mai.
La « gouvernance » et le « pilotage » du système des retraites ont donné lieu à d’autres échanges. Les syndicats et les patronats n’ont pratiquement plus qu’un rôle symbolique au sein de celle-ci, contrairement à ce qui avait été imaginé par les fondateurs de la Sécurité sociale en 1945. Une élite administrative spécialisée a pris la relève. La reconquête d’un rôle politique au sein de la gouvernance du système semble séduisante pour les syndicats mais les organisations patronales restent dubitatives, compte tenu de la complexité de celui-ci.
Les différentes parties prenantes encore autour de la table ont finalement décidé de prolonger leurs échanges jusqu’au 17 juin. Un accord est-il envisageable entre les cinq ? C’est la conviction de la CFDT qui escompte toujours un « bougé sur l’âge ». Il ne sera sans doute pas général mais, au cas par cas, en fonction de la pénibilité du travail ou d’impératifs d’égalité de genre. Pour la CFTC, il est probable que, d’une façon ou d’une autre, il faudra prévoir aussi des augmentations de cotisations afin d’assurer la pérennité du système.
In fine, pas d’abrogation de la réforme de 2023 en vue mais des ajustements et, à court terme probablement, des pensions moins bien revalorisées ou des cotisations alourdies. L’arithmétique est implacable. Tout cela sera-t-il mentionné dans l’accord escompté, faute duquel on parlerait d’un nouvel échec syndical ? Ce n’est pas certain. À son degré de technicité ou de cosmétique, on pourra juger si ce dialogue social inédit a relancé effectivement la démocratie sociale ou n’a constitué qu’une mascarade politique.
Dominique Andolfatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 13:57
Christophe Capuano, Professeur des universités en histoire contemporaine, Université Grenoble Alpes (UGA)
Contrairement à un cliché tenace, à l’approche de l’été, les familles ne s’empressent pas de déposer leurs proches âgés en maison de retraite pour partir en vacances. Pourtant, l’idée d’un entourage égoïste persiste, entretenu par les médias et les politiques au fil de crises, comme celle de la canicule de 2003. Les recherches sur les solidarités familiales dessinent une tout autre histoire. Comment expliquer son invisibilisation ?
Les réticences face à l’adoption d’une loi sur l’accompagnement de la fin de vie réactivent un certain nombre de représentations négatives sur les familles et leur supposé égoïsme. Certaines d’entre elles seraient susceptibles d’encourager, par intérêt, leur parent âgé à recourir à cette aide à mourir – soit pour recevoir un héritage, soit pour ne plus payer l’Ehpad. Quant aux personnes vulnérables concernées, elles seraient davantage susceptibles de la solliciter lorsque le sentiment d’abandon par leurs proches et d’isolement relationnel serait le plus aigu.
Lors de la crise sanitaire du Covid-19 ou de la canicule de l’été 2003, l’opprobre avait déjà été jeté sur les familles soupçonnées de délaisser leurs proches, tant en institution qu’à domicile.
Sans nier la réalité d’un sentiment d’isolement chez certains, il semble nécessaire d’éclairer la réalité de ces solidarités familiales intergénérationnelles. Et surtout de comprendre comment des représentations négatives, construites au cours des deux derniers siècles, se sont renforcées depuis les années 2000.
Les familles sont depuis longtemps soupçonnées de se défausser de leur responsabilité sur la solidarité publique. Cette vision naît avec le développement d’un système d’assistance en France, parallèlement au développement d’une pensée anti-individualiste et moralisante au XIXᵉ siècle.
La solidarité vis-à-vis des personnes âgées relève d’une logique de subsidiarité, fondée notamment sur l’article 205 du Code civil (1804) et l’obligation alimentaire des descendants vis-à-vis des ascendants. L’assistance publique intervient – pour des vieillards de bonnes mœurs et sans ressource – uniquement si les familles sont défaillantes ou trop pauvres pour aider leur parenté. Cela concerne le placement en hospices comme le versement de prestations à domicile, généralisé avec la loi d’assistance du 14 juillet 1905. Selon celle-ci, les sommes versées par les familles pour soutenir leur proche âgé sont défalquées des sommes (pourtant minimes) attribuées par la solidarité publique.
Or, les besoins sont immenses dans une société où il n’existe pas de dispositif de retraite et où les corps sont usés par le travail. De nombreux vieillards sont contraints de demander à entrer en institution pour échapper à la misère et rejoignent ainsi une longue liste d’attente. Dans ce contexte, les familles optent alors massivement pour une aide clandestine : il s’agit de dissimuler aux pouvoirs publics les quelques ressources qu’elles pourraient verser à leurs vieux parents restés à leur domicile.
Cette situation est révélée au grand jour lors de la Première Guerre mondiale lorsque des fils, envoyés sur le front, ne peuvent plus assurer ce transfert secret d’argent. Privées de ce complément financier, de nombreuses personnes âgées sombrent alors dans la misère la plus extrême. L’invisibilisation de ces solidarités au début du siècle a construit le mythe selon lequel les familles abandonneraient leurs proches à leur propre sort ou qu’elles frauderaient pour éviter de faire jouer l’obligation alimentaire ou la récupération sur succession après décès.
Durant l’entre-deux-guerres, le nombre d’entrées en institution continue sa hausse, parallèlement à une suspicion croissante vis-à-vis des familles. Celles-ci font pourtant ce qu’elles peuvent mais la dégradation de la conjoncture et le spectre du chômage rendent plus difficiles d’aider un proche âgé.
Durant l’Occupation et les années 1950, la cohabitation intergénérationnelle augmente pourtant, avec son lot de tensions intrafamiliales, mais elle est contrainte, et due aux circonstances exceptionnelles de la période. Il y a d’abord la nécessité de sortir son parent de l’hospice pour éviter qu’il ne meure de faim puis, après-guerre, une crise aiguë du logement que subissent toutes les générations françaises.
Le fort recul de cette cohabitation à partir des années 1960 et l’augmentation de la part des personnes âgées vivant seules sont lus comme un déclin des solidarités au sein des familles – y compris par les sociologues qui se focalisent sur l’éclatement des liens familiaux contemporains, en parallèle à la hausse des divorces. De leur côté les médecins dénoncent ce qu’ils désignent comme « le syndrome de la canne à pêche » : le dépôt à l’hôpital de leur proche âgé par les familles pour les vacances.
Ces condamnations moralisatrices et culpabilisantes masquent pourtant une autre réalité : le manque criant de soutien des pouvoirs publics aux familles aidantes et l’absence de dispositifs de répit pour permettre à ces dernières de souffler quelques semaines. Par ailleurs, les mutations sociales renforcent l’invisibilité des solidarités. La cohabitation intergénérationnelle recule avec la sortie de la crise du logement, les personnes âgées, en meilleure santé aspirent à vivre de manière autonome.
Mais vivre seul ne signifie pas vivre de manière isolée. La géographe Françoise Cribier et la sociologue Claudette Collot prouvent au début des années 1970 l’importance de l’habitat de proximité entre les générations. La régularité de visites des enfants adultes permet alors de nouvelles relations d’intimité à distance. À leur suite, plusieurs travaux comme ceux d’Agnès Pitrou montrent l’importance de cette redécouverte des solidarités familiales et de l’habitat choisi.
Se multiplient ainsi les études qui définissent la parenté comme réseau d’entraide. Les sciences sociales utilisent alors, durant les années 1980, l’expression d’« aidants familiaux » : la capacité protectrice de la famille est mise en regard des limites de la protection publique.
Ces travaux insistent sur le rôle attendu et assumé par les familles dans la promotion de la santé des personnes âgées fragiles. Ils utilisent différentes notions empruntées pour partie au monde anglo-saxon : support, secours, soins, assistance.
Les recherches en gérontologie et en sociologie de la santé traitent de la solidarité familiale en termes de soutien ou de support social ; elles mettent aussi au jour l’existence de « générations pivots » ou « générations sandwichs », des générations d’aidants au croisement de l’aide aux aînés et du support aux enfants ou jeunes adultes.
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Si les travaux scientifiques sur l’aide familiale font pièce aux représentations d’un désengagement familial, cette vision biaisée continue d’être alimentée par des politiques et dans les médias. Dans le Paravent des égoïsmes, publié en 1989, l’ancienne ministre de la santé et de la famille, Michèle Barzach, reprend le schéma d’un supposé déclin des solidarités, dénonçant un « égoïsme collectif, qui nous mène à un lent dépérissement de la population, et un égoïsme individuel qui, au nom de la solidarité nationale, nous dispense de regarder autour de nous ». Elle condamne également la fin de la cohabitation avec les aînés qui n’aurait pas été remplacée par « d’autres formes de solidarité ». Voilà qui « aurait favorisé l’exclusion des personnes âgées, l’amélioration de leur situation matérielle ne suffisant pas à compenser leur isolement ».
En 1989, pour se prémunir de familles financièrement intéressées, la loi sur l’accueil familial fixe les conditions de rémunérations des familles nourricières, mais en exclut les familles naturelles qui hébergeraient un parent âgé. Durant les années 1990, lors des débats sur la création d’une allocation dépendance, certains sénateurs disent suspecter les familles de vouloir se « décharger de leurs obligations sur l’aide sociale ».
Ces conceptions idéologiques sont réactivées lors de la canicule de 2003 dont l’essentiel des victimes (14 802 morts) a plus de 75 ans. Les dirigeants et les médias accusent à tort les familles d’avoir délaissé leurs proches durant l’été comme le démontre bien l’historien Richard Keller. Ils diffusent cette affirmation alors même que 64 % des personnes sont mortes en institution, notamment en Ehpad.
Durant les années 2000-2020, dans un contexte où l’injonction est au maintien au domicile, les familles qui placent malgré tout leur parent âgé en institution restent soupçonnées de l’abandonner. Et comme le coût de l’hébergement en Ehpad, une fois soustraite l’ASH est à leur charge, elles sont également suspectées d’espérer un séjour le plus court possible. De là à voir certains membres familiaux souhaiter un décès rapide il n’y a qu’un pas, surtout qu’il pourrait être franchi en complicité avec une partie du corps médical qui y verrait une forme de thérapie létale – risques que brandissent les pourfendeurs de la loi sur l’aide à mourir.
C’est oublier pourtant que ces familles – en particulier les femmes aidantes – constituent les principales pourvoyeuses de « care » dans nos sociétés contemporaines, que le proche âgé soit maintenu au domicile ou en établissement. Et qu’une loi sur la fin de vie d’une telle portée sociétale ne peut être acceptée sans que les familles françaises y soient associées et y souscrivent, d’une façon ou d’une autre. C’est à cette condition que cette nouvelle disposition fonctionnera pleinement, comme nous le montrent les exemples belges ou néerlandais.
Cet article s’inscrit dans le projet KAPPA « Conditions d’accès aux aides et politiques publiques de l’autonomie. Origines, implications et perspectives d’évolution de la segmentation par âge », bénéficiant du soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Christophe Capuano a reçu des financements de la MIre/Drees et de la CNSA.