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24.11.2025 à 12:06

OnlyFans, MYM, Fansly : quand l’intime et la solitude sont marchandisables

Faouzi Bensebaa, Professeur de sciences de gestion, Université Paris Nanterre

Mokhtar Bouzouina, Docteur en sciences de gestion, Université Paris Nanterre

Derrière la promesse d’intimité se terre un système qui exploite les vulnérabilités humaines. Les offreurs et les demandeurs semblent y trouver leur compte. Un contentement de façade ?
Texte intégral (1830 mots)
L’intimité devient un espace transactionnel où la relation humaine se convertit en service numérique tarifé. MelnikovDmitriy/shutterstock

Les plateformes numériques du sexe sont en pleine croissance. Que dit leur succès de notre société ? Leur modèle reposant sur la promesse d’intimité, la liberté des créateurs et des abonnés est questionnée, tant du côté de la répression que de celui de l’émancipation. Au milieu, les pouvoirs publics tentent de réguler ce marché singulier.


L’économie du sexe accompagne les grandes innovations technologiques : la presse au XIXe et une bonne partie du XXe siècle, le Video Home System (VHS) dans les années 1980 et 1990, les webcams au début des années 2000. Aujourd’hui, une nouvelle génération de plates-formes numériques, comme OnlyFans, MYM ou Fansly, occupe une place centrale dans le paysage numérique.

Leur succès ne repose pas seulement sur la diffusion d’images intimes, mais sur la monétisation de l’interaction personnalisée entre créateurs et abonnés – une forme d’économie de la proximité simulée. Ce positionnement, que d’aucuns qualifient de girlfriend experience transformerait le lien simulé en produit marchandisable. L’attention, le désir et les émotions sont transformés, dans cette perspective, en produits de consommation. Un système qui monétise la solitude, exploite les vulnérabilités et banalise la marchandisation du lien humain.

Ces plateformes posent une question fondamentale sur l’économie de l’intimité : que dit leur succès de notre société ? Loin d’être neutre, leur modèle, qui se veut idiosyncrasique, soit propre à chaque individu, repose essentiellement sur la monétisation de l’intime et de la solitude.

Un marché concentré et florissant

Acteur majeur, OnlyFans, propriété de la société britannique Fenix International ltd, domine largement le marché avec plus de 220 millions d’utilisateurs et plus de 5,7 milliards d’euros de revenus. MYM, en forte croissance, a atteint 150 millions d’euros la même année, essentiellement en Europe. Les autres platesformes – Fansly, Fanvue, Loyalfans – restent pour l’instant marginales.

Modèle d’intermédiaire

S’appuyant sur un modèle économique asset light, où l’entreprise ne possède pas des actifs, les plateformes mettent en relation des créateurs et des abonnés. Elles agissent en intermédiaire technique et financier, se rémunérant via une commission sur les flux générés. Elles prélèvent une commission de 20 à 30 % sur les revenus générés par des créateurs individuels de contenu… sexuel.

Les créateurs sont responsables du contenu qu’ils publient, tandis que la plateforme assure uniquement l’hébergement et le paiement. En Europe, cette logique est encadrée par le Digital Services Act (DSA), entré en vigueur en 2023. Il renforce les obligations de diligence, de modération et de transparence des plateformes, tout en maintenant le principe d’exonération conditionnelle.

Une plateforme n’est pas responsable d’un contenu illicite tant qu’elle n’en a pas connaissance, mais doit agir rapidement après signalement.

Contenu sexuellement explicite

Quelques fragilités sont associées à cette configuration :

  • une dépendance envers une minorité de créateurs stars ;

  • de faibles barrières à l’entrée amenant constamment de nouveaux concurrents ;

  • une volatilité des abonnés, qui peuvent rompre leur contrat à tout moment.

Cette logique rappelle sans doute les analyses classiques sur la structure concurrentielle. En dépit de marges élevées, l’absence de barrières à l’entrée solides rend le secteur vulnérable à la régulation et aux changements d’usages. De surcroît, bien que les plateformes soulignent à l’envi la nécessité de la diversification – coaching, fitness, lifestyle –, la quasi-totalité des revenus provient d’un unique contenu, sexuellement explicite.

Le président-directeur général de OnlyFans, Keily Blair, déclare :

« Notre site héberge du contenu pour adultes, mais également toute une variété d'autres contenus : humour, sports, musique ou encore yoga. »

« Empowerment » ou exploitation ?

Le travail du sexe en ligne des femmes sur OnlyFans peut être interprété ? Peut-il être expliqué à travers les perspectives de l’oppression et de l’émancipation ? C’est que questionne une étude de la sociologue Dilara Cılızoğlu.


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Sur le plan sociétal, ces plateformes cristallisent le débat. Pour certains créateurs, elles représentent une forme d’« empowerment » : possibilité de choisir son corps, de le mettre en scène et de le monétiser, pratiquement en toute autonomie.

Ce choix serait contingent à une pression économique et sociale liée à la sexualisation, qui conduit à la monétisation, appréhendée comme une nouvelle forme d’exploitation du corps humain.

Ces interrogations se reflètent dans les risques identifiés tant pour les créateurs que les consommateurs. Pour les premiers, l’exposition permanente les rend vulnérables au harcèlement, aux fuites de contenus ou à une dépendance économique à la plateforme. Pour les seconds, consommateurs, le danger réside dans les dépenses impulsives, l’isolement renforcé et la distorsion de la perception des relations intimes.

Réponse marchande à la solitude

Ces plateformes ont le vent en poupe parce qu’elles répondraient à des besoins bien réels : difficulté à établir des relations authentiques, isolement affectif, solitude. Mais en instrumentalisant ces fragilités, elles les aggravent. Les plateformes d’intimité offrent une réponse marchande à la solitude, transformant le manque de lien en source de profit.

S’agissant des consommateurs, la relation est conditionnée au paiement. Cette logique favorise des comportements compulsifs : confusion entre intimité simulée et relation réelle, dépenses répétées, isolement renforcé.

Concernant les créateurs, les risques sont tout autant dommageables. Derrière l’image d’un choix libre et d’un empowerment revendiqué, la réalité est souvent celle d’une dépendance économique substantielle et loin d’être exaltante. L’intimité, autrefois domaine privé, devient un espace transactionnel où la relation humaine se convertit en service numérique tarifé.

Le revenu dépend du maintien d’une exposition sexuelle constante, avec des pressions croissantes pour produire plus et aller plus loin. Le harcèlement en ligne, les fuites de contenus et la stigmatisation sociale sont, de surcroît, des menaces réelles et permanentes. L’argument de l’autonomie serait fallacieux et masquerait alors une réalité d’exploitation, peut-être plus subtile que ce qui est connu. C’est le marché qui imposerait ses règles, faisant fi de la liberté de l’individu et de son bien-être.

La régulation, une épée de Damoclès

Conscientes de ces risques, les autorités publiques ont cherché à asseoir une régulation avisée de ce marché. Dans cette veine, la vérification de l’âge, la lutte contre les contenus non consentis et la protection des mineurs sont devenues des priorités.

En France, MYM a choisi d’anticiper ces changements en adoptant des standards plus stricts, voulant à cet égard se distinguer et faire de la conformité un avantage concurrentiel.

La mise en conformité avec les exigences réglementaires comme le Digital Economy and Society Index (DESI) – notamment en matière de vérification d’âge, de modération des contenus ou de traitement des signalements – reste complexe et coûteuse. Si ces plateformes affichent aujourd’hui des marges élevées, leur développement s’inscrit dans un secteur soumis à une vigilance réglementaire continue, dont l’évolution peut rendre le modèle plus fragile à long terme.

Au final, entre misère affective, faux pouvoir et vraies victimes, le succès de ces plateformes dit moins l’essor de l’innovation numérique, que celui d’une société capable de transformer la solitude et l’intimité en marchandise, avec les risques sociétaux que cela implique.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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22.11.2025 à 08:18

Syndicats : la longue marche des femmes pour se faire entendre

Fanny Gallot, Historienne, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Longtemps dominés par les hommes, les syndicats français ont tardé à intégrer les luttes féministes, explique l’historienne Fanny Gallot dans un chapitre de l’ouvrage collectif « Théories féministes », paru au Seuil.
Texte intégral (2460 mots)

Si deux femmes sont aujourd’hui à la tête de deux des principaux syndicats français, les organisations syndicales ont mis du temps à intégrer les questions féministes. Dans le chapitre « En finir avec un syndicalisme d’hommes » de l’ouvrage collectif « Théories féministes » (Seuil, septembre 2025), l’historienne Fanny Gallot raconte leur difficile mue féministe au sein d’un mouvement ouvrier au départ méfiant envers le travail des femmes.


Si les revendications féministes ont longtemps été perçues par les organisations syndicales comme divisant la classe ouvrière et représentant des intérêts considérés comme bourgeois, elles ont néanmoins servi d’aiguillon, jouant un rôle fondamental dans la prise en compte des droits sociaux et professionnels des femmes. Pour mieux saisir les défis théoriques et militants actuels dans l’articulation entre revendications féministes et orientations syndicales, il importe de revenir sur l’histoire de l’articulation entre ces mouvements.

Pour la période d’avant 1914, l’historienne Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard rappelle la méfiance du mouvement ouvrier envers le travail des femmes, perçu comme une menace pour les salaires masculins et l’organisation traditionnelle du travail. « Ménagère ou courtisane », écrivait Pierre-Joseph Proudhon au milieu du XIXe siècle à propos du rôle des femmes dans la société : leur travail professionnel était loin d’être alors une évidence. Au tournant du XXe siècle, ces orientations expliquent leur faible syndicalisation et les tensions entre objectifs féministes et syndicaux, tandis que les femmes ne peuvent se syndiquer sans l’autorisation de leur mari jusqu’en 1920.

Résistance syndicale à l’intégration des femmes

En 1901, l’affaire Berger-Levrault, analysée par l’historien François Chaignaud, est emblématique des tensions entre féminisme et syndicalisme : la direction de l’imprimerie Berger-Levrault (à Nancy, ndlr) fait appel à des ouvrières pour remplacer des grévistes masculins, ce qui provoque un conflit avec le Syndicat des femmes typographes. En 1913, une typographe voit ainsi son adhésion syndicale refusée sous prétexte qu’elle est mariée à un syndiqué (le fond du problème, c’est qu’elle est elle-même typographe et que la Fédération du Livre voyait d’un mauvais œil le travail des femmes, ndlr) : c’est l’affaire Couriau, qui illustre bien la résistance syndicale à l’intégration des femmes et montre comment le travail féminin est perçu comme dévalorisant les conditions salariales globales, limitant la reconnaissance des femmes comme partenaires légitimes dans la lutte sociale.

Les organisations syndicales relèguent ainsi les revendications portant sur l’égalité salariale au second plan, au profit de la lutte des classes considérée comme prioritaire, et ce d’autant plus que le travail des femmes, moins bien rémunéré, tendrait à « tirer les salaires vers le bas ».

Seule photographie connue de Lucie Baud, non datée.

Les femmes sont alors perçues comme des travailleuses temporaires apportant un salaire d’appoint au ménage : c’est le salaire de l’homme gagne-pain qui est censé nourrir l’ensemble de la famille.

Des initiatives pionnières, à l’image de celles de Lucie Baud, syndicaliste et ouvrière en soierie, révèlent néanmoins l’implication des femmes dans les grèves et leur appropriation de l’outil syndical pour lutter contre des conditions de travail inhumaines.

De leur côté, les institutrices s’organisent en amicales puis en syndicats et groupes d’études. […] Les femmes vont ensuite participer massivement aux grèves de mai-juin 1936 dans tous les secteurs et sur l’ensemble du territoire.


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Tandis que Martha Desrumaux coordonne les grèves du textile dans le Nord, les femmes des grands magasins – où elles composent 80 % de la main-d’œuvre – entrent dans la mobilisation et occupent leurs lieux de travail bien qu’elles n’y soient pas toujours bien accueillies par les hommes, y compris syndicalistes.

Cependant, la plupart du temps, elles ne prennent pas la tête des mobilisations. Malgré leur participation active aux grèves et la montée en puissance de la revendication « à travail égal, salaire égal » depuis les années 1920, l’écart de salaires entre les femmes et les hommes est maintenu, le patronat autant que les syndicats tenant à cette différenciation. Si la revendication est formellement portée par les structures syndicales sous la pression des militantes, elle n’est pas prioritaire et n’est pas reprise par les hommes qui, seuls, participent aux négociations.

La difficile mue féministe des syndicats

Après la Seconde Guerre mondiale, la création de commissions féminines au sein des syndicats, notamment à la CGT, marque un tournant. Ces structures, destinées à intervenir spécifiquement auprès des salariées, restent cependant limitées dans leur portée. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que des avancées significatives émergent, bien que l’idée de complémentarité naturalisée des sexes continue de prédominer au sein des syndicats.

Cependant, durant les « années Beauvoir » que l’historienne Sylvie Chaperon a étudiées, l’action des militantes conduit à poser plus largement la question de la syndicalisation des femmes.

Ainsi que l’ont montré les travaux de la sociologue Margaret Maruani, les années 1970 constituent une décennie de rupture marquée par l’émergence de mouvements féministes autonomes et l’intensification des luttes ouvrières. Ces deux dynamiques, bien que distinctes, ont souvent convergé dans leurs revendications. Les luttes pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, portées par des collectifs comme le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), exercent une pression importante sur les organisations syndicales, les obligeant à prendre position sur ces enjeux, tandis que les premières théorisations du travail domestique sont discutées.

Face à ces revendications, la CGT et la CFDT adoptent des stratégies distinctes. La CGT crée des secteurs féminins, tandis que la CFDT intègre ces questions de manière transversale. Ces approches reflètent des compréhensions différentes du féminisme, mais également des enjeux internes concernant la répartition des tâches et les rapports de pouvoir au sein des syndicats.

Ainsi, en 1970, la CGT récuse nationalement une conception « féministe de l’égalité », qu’elle considère comme étroite et, en 1973, elle précise cette analyse : « La conception “féministe” selon laquelle la société aurait été construite “par les hommes et pour les hommes” est erronée. » […]

Le mouvement féministe prend de l’importance et la CGT ne peut pas y rester imperméable, d’autant qu’une nouvelle génération de femmes syndicalistes se forge dans la foulée du mouvement de mai-juin 1968. Ces changements provoquent des conflits importants. Ainsi, à l’Union départementale du Rhône, les tensions, voire les heurts, entre le collectif féminin de la CGT et la direction syndicale sont fréquents, soulignant l’incapacité des organisations à concilier pleinement luttes pour les droits des femmes et stratégies syndicales.

Normes viriles de militantisme

C’est dans ce contexte tendu qu’intervient le suicide d’une militante de la CGT, Georgette Vacher. Intensément impliquée dans la construction du collectif féminin, elle déplore les « bâtons dans les roues » permanents et l’opprobre dont elle a fait les frais en interne. La veille du 29e congrès de l’UD du Rhône, tenu du 21 au 23 octobre 1981, Georgette Vacher met fin à ses jours après avoir préalablement laissé des cassettes audio dans lesquelles elle raconte son histoire et explique son geste en mettant en accusation les dirigeants départementaux de la CGT. […]

Au début des années 1980, ces débats sont également portés par des militantes de la CFDT qui aspirent à en finir « avec un syndicalisme d’hommes » :

« La situation vécue par les travailleuses n’est pas celle vécue par les hommes, et il n’est pas suffisant que l’Organisation – c’est-à-dire les hommes qui en sont les responsables – soit à l’écoute, encore faut-il que l’Organisation soit capable à tous les moments de la vie syndicale de traduire les situations vécues par l’ensemble de la classe ouvrière. Comment cela pourrait-il se réaliser si nous ne réussissons pas une politique de présence active des travailleuses dans tous les lieux d’analyse, d’élaboration et de décision ? […] La prédominance du monde des hommes, leur mode de fonctionnement, leur forme de militantisme, leur disponibilité plus grande introduisent, au plus bas niveau de notre structure, un filtre, un système de sélection dont pâtit l’ensemble des autres niveaux de la structure. » (Extrait du rapport mixité au Conseil national (CN) du 21 mai 1981, Archives CFDT, fonds Marcel-Gonin, cité par Fanny Gallot dans « Mobilisées, une histoire féministe des contestations populaires », Seuil, 2024, p.159.)

Y compris localement et dans le cadre de grèves de femmes des classes populaires, des tensions apparaissent entre les normes de militantisme viril et les stratégies mises en œuvre par les femmes pour se faire entendre, comme le montre la sociologue Ève Meuret-Campfort.

De nouveaux défis

Après les années 1980, qualifiées de « décennie silencieuse » par l’économiste Rachel Silvera du point de vue de l’appréhension syndicale des enjeux féministes, les mobilisations sociales de novembre-décembre 1995 marquent un renouveau, tandis que les féminismes se redéploient après la puissante manifestation féministe du 25 novembre 1995.

À la CGT, par exemple, le collectif Femmes mixité est relancé en 1993 et revendique la parité des structures de la confédération, laquelle est actée par le congrès confédéral en 1999. Dans le même temps, la syndicaliste Maryse Dumas, alors élue au bureau confédéral de la CGT, souligne qu’il s’agit de « dépasser la notion de “spécificité” », car, précise-t-elle, « parler de spécificité pour les femmes signifie bien que le centre, le global, le majoritaire est masculin ». Elle ajoute, « notre syndicalisme est féministe parce qu’il agit pour l’émancipation et la liberté des femmes ». Dans cette dynamique, la FSU, la CGT et Solidaires coorganisent les intersyndicales femmes, à partir de 1997.

Cependant, malgré des avancées, de nombreux défis restent à relever. La sous-représentation des femmes dans les postes à responsabilité demeure un problème majeur, comme le montre la sociologue Cécile Guillaume à propos de Solidaires, tandis que les comportements sexistes et de pratiques excluantes persistent, ce qui freine l’ascension des militantes dans les structures syndicales. Des normes de genre implicites valorisant les hommes persistent et conduisent au maintien d’une division sexuée du travail syndical.

Un autre enjeu contemporain se rapporte à la prise en compte des oppressions croisées, ce qui nécessite une refonte des stratégies syndicales pour mieux répondre aux besoins des travailleuses, notamment racisées ou occupant des emplois précaires, comme le montre la sociologue Sophie Béroud. Parmi les enjeux à repenser, on trouve également le « hors-travail », selon le terme de Saphia Doumenc, qui se concentre sur les mobilisations et l’implication syndicale des femmes de chambre à Lyon et à Marseille. Tandis que se déploie la perspective de la grève féministe dans de nombreux pays, l’enjeu du travail reproductif, qu’il soit rémunéré ou non, invite les organisations syndicales à repenser leur intervention dans une approche désandrocentrée du travail et de la contestation.

The Conversation

Fanny Gallot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.11.2025 à 12:29

Assassinat de Mehdi Kessaci à Marseille : un tournant dans la guerre des narcos et de l’État ?

Dennis Rodgers, Professeur, Chaire d'excellence A*Midex, Aix-Marseille Université (AMU)

L’assassinat de Mehdi, frère du militant Amine Kessaci, engagé dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, est-il un crime « politique » ?
Texte intégral (2396 mots)

Depuis l’assassinat, jeudi 13 novembre, de Mehdi Kessaci, frère du militant écologiste Amine Kessaci, engagé dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, les réactions politiques et médiatiques se multiplient. Ce meurtre signalerait une nouvelle étape de la montée en puissance du narcobanditisme en France, avec un crime ciblant la société civile ou même l’État. Entretien avec le sociologue Dennis Rodgers, auteur d’enquêtes sur les trafiquants de drogue en Amérique latine et à Marseille.


The Conversation : Le meurtre de Mehdi Kessaci peut-il être interprété comme un tournant dans la montée en puissance du narcobanditisme, avec une violence qui touche désormais la société civile ou l’État – certains commentateurs comparant la France à certains pays d’Amérique latine ou à l’Italie ?

Dennis Rodgers : Je ne partage pas cette lecture et je pense qu’il faut faire très attention avec ce genre de représentation. Cet événement est tragique, mais il n’est pas nouveau. À Marseille, il n’y a pas que des règlements de comptes entre trafiquants. D’ailleurs, la notion de règlement de compte en elle-même est une notion problématique. Elle réduit la violence à une violence entre dealers en la décontextualisant : les conflits liés aux drogues sont souvent liés à des conflits plus locaux, parfois intercommunautaires ou familiaux.

J’ai longuement enquêté au sein de la cité Félix-Pyat à Marseille (3ᵉ), et, en 2023, un groupe de dealers locaux avait fait circuler une lettre qui était assez menaçante envers des habitants du quartier. Ce n’est pas aussi violent qu’un assassinat, mais c’est aussi de l’intimidation, et des meurtres d’intimidation ont déjà eu lieu. Je pense aux victimes tuées et brûlées dans le coffre d’une voiture. Ces crimes sont destinés à faire peur et à faire passer un message.

Mais un cap n’est-il pas franchi avec ce meurtre du frère d’un militant politique ?

D. R. : Je ne pense pas qu’on ait assassiné le frère d’Amine Kessaci pour des raisons liées à son militantisme politique, mais probablement plus parce qu’il dénonce le trafic de drogue dans le quartier de Frais-Vallon (13ᵉ arrondissement de Marseille), dont il est issu. Je pense que ce serait une erreur de dire que ceci est un événement exceptionnel qui marque, en France, une transformation dans la confrontation entre des organisations trafiquantes et l’État. Or, c’est le discours mis en avant, sans doute pour que certaines personnes puissent se positionner en vue des prochaines élections ainsi que pour légitimer la mise en œuvre de certaines politiques.

Comment a évolué l’organisation du trafic à Marseille ces dernières années ?

D. R. : Premièrement, il faut dire que le trafic de drogue n’est pas monolithique, et il évolue sans cesse. On a ces images et ces mythes d’un trafic de drogue en tant que business centralisé, d’une entreprise avec des règles fixes, avec des logiques très claires. Mais c’est souvent un assemblage de différents groupes, d’échafaudages bricolés et sans cesse reconstruits. L’image de la mafia tentaculaire qui contrôle tout, de la production à la distribution, n’est pas avérée. Les jeunes qui vendent dans les cités ne sont pas directement liés à ceux qui importent la drogue en France. Ces différents niveaux ont des logiques différentes. Souvent le trafic de drogue local a lieu à travers des liens intimes, familiaux, des liens de voisinage, par exemple, ce qui n’est généralement pas le cas au niveau de l’exportation à grande échelle. Les personnes qui sont dans les cités ne sont pas celles qui amènent la drogue à Marseille, et elles ne le seront probablement jamais.

Cela semble contradictoire avec ce que l’on entend à propos d’organisations notoires, comme la DZ Mafia ou Yoda…

D. R. : Le journaliste Philippe Pujol a très bien décrit l’organisation du trafic à Marseille, expliquant comment, tout en haut, il y a les grossistes à l’échelon international qui font de l’import-export en grandes quantités vers les ports européens, dont Marseille, même si ces gros bonnets ne sont pas à Marseille, puis il y a des semi-grossistes, ceux qui récupèrent de la drogue et la distribuent dans les cités. À Marseille, ces derniers représentent une cinquantaine de personnes, ceux de la DZ Mafia, des Blacks, du Yoda, d’autres encore, avec autour d’eux une armée de peut-être 300 personnes. Mais ils ne s’occupent pas de la vente de terrain qu’ils sous-traitent dans les cités. Le terrain et les cités sont donc gérés par des petits délinquants, pas par les gros caïds du crime.

En vérité, on ne sait pas grand-chose d’organisations comme Yoda ou la DZ Mafia. Cette dernière par exemple communique souvent à travers des vidéos YouTube ou TikTok qui mettent en scène des hommes cagoulés et armés de kalachnikovs debout devant des drapeaux, mais il s’agit clairement de propagande, et on ignore véritablement si cette organisation est très centralisée ou composée de groupes franchisés qui se rallient sous un nom commun. La seule chose dont je suis relativement sûr est qu’en 2023, le nombre de morts à Marseille a explosé en raison d’une guerre entre ces deux groupes. Ceci étant dit, dans la cité Félix-Pyat, leurs noms étaient sur toutes les lèvres à ce moment-là, mais personne n’en parlait en 2022, ce qui montre bien à quel point les choses sont floues…

Mais que disent les autorités à propos de ces deux organisations, DZ Mafia et Yoda ?

D. R. : Il existe peu d’informations publiques concrètes à leur sujet. La police a tendance à communiquer sur des arrestations « spectaculaires » de tel ou tel « chef », ou bien sur le démantèlement d’un point de vente. On entend circuler des noms : cette personne serait le grand chef de Yoda, telle autre de la DZ Mafia, on parle d’arrestations au Maroc ou à Dubaï. Mais s’agit-il des chefs ou des lieutenants ? Comment est-ce que ces personnes basées à l’étranger communiquent avec ceux en France ? Quelle est la division du travail entre différents niveaux de ces groupes ? Il y a un vide de connaissance à propos de la nature de ces organisations, et ça laisse la place pour des interprétations et des discours stéréotypants et stéréotypés qui se construisent sans fondements solides…

Le ministre de l’intérieur Laurent Nuñez a parlé de mafia à la suite du meurtre de Mehdi Kessaci. L’hypothèse d’organisations de type mafieux au sens italien serait fausse ?

D. R. : La mafia italienne tuait régulièrement des juges, des hommes d’État, elle les corrompait massivement aussi. Cela était aussi le cas des cartels en Colombie dans le passé ou au Mexique à présent. Cela n’est pas le cas en France aujourd’hui. Ces mots de « mafia » ou de « cartel » portent un imaginaire puissant et permettent de mettre en scène une action de reprise en main, et à des hommes politiques de se positionner comme « hommes forts ». Mais ils ne sont pas forcément adaptés à la réalité.

Les politiques mises en œuvre à Marseille sont-elles efficaces ?

D. R. : Dans les cités à Marseille, le gouvernement envoie des CRS qui peuvent interrompre le trafic quelque temps, et qui arrêtent le plus souvent des petites mains, mais, à moins de camper dans les cités toute l’année, cela ne sert à rien : le trafic reprend après leur départ. Cette stratégie de « pillonage » épisodique ne s’attaque pas à la racine du problème, qui est bien évidemment social.

Sans coordination entre politiques sociales et politiques sécuritaires, on ne pourra pas résoudre le problème du trafic de drogue. En Suisse, où j’ai travaillé, il y a beaucoup plus de coordination entre services sociaux, éducatifs, et la police par exemple. Ces services échangent des informations pour comprendre quelles sont les personnes à risque et pourquoi, afin de faire de la prévention plutôt que de la répression…

La politique française est essentiellement fondée sur une notion très régalienne de l’État qui doit avoir le contrôle. Il est évidemment nécessaire de réprimer, mais il faudrait surtout concentrer l’attention sur les plus grands trafiquants, ceux qui amènent la drogue dans la ville, pour interrompre la chaîne du trafic dès le départ. Par ailleurs, il faut trouver des moyens de casser les marchés illégaux. Sans prôner une légalisation tous azimuts, on peut apprendre de l’expérience du Québec, par exemple, où l’on peut acheter la marijuana à des fins ludiques dans des dispensaires officiels depuis 2018. Cela a permis de fortement réduire les trafics locaux tout en générant des revenus pour l’État.

En 2023, il y a eu 49 homicides à Marseille, 18 en 2024, puis 9 en 2025. On constate une baisse, comment l’expliquez-vous ?

D. R. : En fait, les chiffres actuels reviennent aux proportions qu’on a connues avant 2023, qui oscillaient entre 15 et 30 meurtres par an. Comme je l’ai déjà mentionné, en 2023, il y a eu un conflit entre la DZ Mafia et Yoda pour reprendre le contrôle de points de vente dans différentes cités. Les origines de ce conflit sont assez obscures. On m’a rapporté à plusieurs reprises que les chefs de ces deux organisations étaient des amis d’enfance qui s’étaient réparti les points de vente. Puis il y aurait eu un conflit entre ces deux hommes dans une boîte de nuit à Bangkok, en Thaïlande, à cause d’une histoire de glaçons jetés à la figure… J’ignore si tout cela est vrai, mais c’est la rumeur qui circule, et il n’y a pas de doute qu’il y ait eu une guerre, finalement perdue par Yoda.

La conséquence de la victoire de la DZ Mafia est que les homicides baissent. Il faut comprendre que les trafiquants ne cherchent pas nécessairement à utiliser la violence, car elle attire l’attention et gêne le commerce. Même si le trafic de drogue est souvent associé à des menaces ou à de l’intimidation, les actes de violence sont souvent déclenchés par des incidents mineurs – mais ils peuvent ensuite devenir incontrôlables.

Vous avez enquêté sur le terrain et rencontré de nombreux jeunes des cités marseillaises, y compris engagés dans le trafic. Quel regard portez-vous sur leurs parcours ?

D. R. : Le choix de s’engager dans le trafic est lié à une situation de violence structurelle, d’inégalités, de discrimination. Les jeunes hommes et femmes qui font ce choix n’ont pas un bon accès au marché du travail formel. Faire la petite main, même si ce n’est pas très bien payé, représente une opportunité concrète. Pour ces jeunes, cela permet de rêver d’obtenir mieux un jour.

J’insiste sur le fait que le contexte structurel ne doit jamais être ignoré dans cette question des trafics. J’ai constaté qu’à l’école primaire de la cité Félix-Pyat, qui bénéficie du programme de soutien aux quartiers prioritaires REP+, les jeunes bénéficient d’opportunités fabuleuses : ils voyagent, peuvent faire de la musique, de la cuisine, les professeurs sont très disponibles. C’est pour ainsi dire une véritable expérience des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité. Mais dès le collège, ces jeunes sont le plus souvent orientés vers des filières professionnelles ou découragés de poursuivre des études. Ensuite, ils se retrouvent au chômage pour des raisons qui dépassent le cadre éducatif. Un jeune avec lequel j’ai fait un entretien en 2022 m’a raconté qu’après une centaine de CV envoyés, il n’avait rien obtenu. Un jour, il a changé l’adresse sur son CV et a trouvé du travail très vite…

Les discriminations vis-à-vis des habitants des cités, des origines ou de la religion sont profondes, et restent un angle mort de la politique française. Si on veut vraiment agir contre des trafics, il faut prendre au sérieux ces problématiques.


Propos recueillis par David Bornstein.

The Conversation

Les recherches de Dennis Rodgers bénéficient d’une aide du gouvernement français au titre de France 2030, dans le cadre de l’initiative d’Excellence d’Aix-Marseille Université – AMIDEX (Chaire d'Excellence AMX-23-CEI-117).

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20.11.2025 à 15:13

Sainte-Soline, gilets jaunes, retraites : comment les manifestants ont revu leur organisation face à la répression policière

Elise Lobbedez, Assistant professor, Neoma Business School

Lors des manifestations, secouristes, psychologues ou juristes interviennent fréquemment dans un contexte de plus en plus violent.
Texte intégral (1849 mots)

Les vidéos de la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en 2023 récemment publiées par « Médiapart » mettent en lumière la violence de la répression qui y a été exercée par les forces de l’ordre envers les manifestants. Loin d’être isolé, cet épisode s’inscrit dans une transformation profonde des pratiques de gestion des manifestations en France depuis deux décennies, marquée par une logique de remilitarisation du maintien de l’ordre et de judiciarisation croissante des mouvements sociaux. Face à ce tournant répressif, comment s’organisent les militants ?


À l’échelle de plusieurs mobilisations françaises (gilets jaunes, manifestations contre la réforme des retraites, « Bloquons tout »…), on remarque une généralisation de la mise en place de fonctions « support » du côté des manifestants : équipes juridiques, personnes chargées de la documentation des violences subies, street medics (médecins de rue), formation aux premiers secours, etc.

Dans cette lignée, un dispositif de soutien nommé « base arrière » est conçu pour le rassemblement de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en réponse à des manifestations antérieurement réprimées. Une équipe juridique s’organise en mars 2022, lors du Printemps maraîchin contre les mégabassines. En rendant accessible des ressources juridiques pour les militants, celle-ci constitue un maillon important du soin en manifestation. Elle aide à protéger de l’épuisement émotionnel et psychologique lié aux procédures judiciaires, souvent longues, stressantes, et financièrement coûteuses, d’autant plus lorsqu’on les affronte seul. Le soutien psychologique, lui, se structure à la suite des affrontements lors de la première manifestation à Sainte-Soline, en octobre 2022.

Sur le terrain, ces équipes assurent la prise en charge des personnes arrêtées ou blessées. Mais leur action ne se limite pas aux urgences : avant le rassemblement, elles font de la prévention. Par exemple, le pôle médical propose des recommandations pour l’équipement à apporter, conseillant d’amener des masques et des lunettes de protection contre les gaz lacrymogènes tout en partageant des astuces pour en limiter leurs effets (mélange à base de Maalox ou citron). De leur côté, les juristes identifient des avocats disponibles pour soutenir les personnes interpellées, et diffusent leur contact ainsi que des réflexes à adopter en cas d’arrestation.

Des pratiques éminemment politiques

Avec le mouvement des gilets jaunes et l’adoption d’une doctrine de maintien de l’ordre plus offensive, de nouveaux acteurs, souvent professionnels de santé, émergent partout sur le territoire pour prodiguer des soins en manifestation. Ceux-ci adoptent souvent une posture de secouristes volontaires apartisans, proche du devoir humanitaire, et prennent en charge tous les blessés : militants, journalistes mais aussi policiers.

Au contraire, la « base arrière » de Sainte-Soline incarne une réflexion explicitement politique sur la mise en œuvre du soin dans les mouvements sociaux, en réponse à la répression accrue. De la sorte, elle s’inscrit dans l’approche historique des street medics.

Apparus en France dans les années 2010 lors de l’occupation de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), ces derniers sont à l’origine proches des mouvances anarchistes et de gauche, loin de cette neutralité revendiquée. Les fonctions support de la « base arrière » sont alors pensées comme des pratiques militantes, qui s’inscrivent dans une dynamique de soin engagé et d’autodéfense qui vise à assurer avant tout la protection des manifestants. Les membres des équipes rappellent d’ailleurs être présents « en soutien aux camarades qui manifestent ».

Ensuite, le mouvement promeut une posture partagée, où le soin n’est pas délégué à des experts. L’objectif est ici de rendre possible une certaine autonomisation, notamment dans un contexte où il peut être difficile ou risqué d’accéder au soin dispensé par les institutions. Cela peut par exemple être lorsque des médecins transmettent aux ministères de l’intérieur ou de la justice des fichiers recensant les identités et descriptions de blessés en manifestation. Par ailleurs, une approche collective évite de recréer des relations asymétriques et des hiérarchies entre soignants, ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir de décision, et soignés, qui sont en position de dépendance sans toujours comprendre les choix.

Enfin, les organisateurs tentent d’étendre cette culture du soin à d’autres aspects de la mobilisation. Une garderie autogérée, un pôle dévalidiste (pour lutter contre les discriminations et faciliter la participation des personnes en situation de handicap), et un dispositif consacré aux violences sexistes et sexuelles sont, par exemple, mis en place pour permettre au plus grand nombre de participer, quelles que soient ses contraintes.

De surcroît, l’information circule sous de multiples formats (flyers, briefings oraux, lignes téléphoniques, etc.). Elle est traduite en plusieurs langues, pour que tout le monde puisse y avoir accès. Il y a donc une attention particulière portée à l’inclusivité des dispositifs et une volonté d’insuffler une responsabilité commune. Ainsi, le pôle psychoémotionnel souligne vouloir se détacher des « cultures militantes […] virilistes qui glorifient un certain rapport à la violence » et permettre à chacun de demander de l’aide en cas de besoin sans se sentir faible.

Les défis d’une approche politique du soin en contexte répressif

Développer une culture du soin partagée et inclusive pose néanmoins de nouvelles questions. Un premier défi est celui du suivi du soin après les manifestations : comment faire en sorte de garantir une continuité dans le soin à l’échelle des groupes locaux après un rassemblement ? Sous quelles modalités ? Et comment s’assurer que des personnes plus isolées puissent en bénéficier ?

Dans mes recherches en cours, certains militants racontent avoir bénéficié d’un soutien psychologique collectif qui a joué un rôle crucial pour digérer leurs vécus. C’est le cas de Thérèse qui explique :

« Ça nous a permis de faire en sorte que notre cerveau qui avait été vraiment malmené puisse se dire “Voilà, ça s’est passé comme ça. C’est une réalité, c’est pas du délire. Je peux dire très précisément que Darmanin a cherché à nous bousiller avec sa force armée”. »

Cependant, d’autres personnes racontent ne pas avoir bénéficié d’une telle expérience, comme le soulignent mes entretiens avec Katia, puis avec Chloé. La première me dit ne pas avoir participé aux événements de soin collectif après la manifestation et s’être reposée plutôt sur ses proches. La seconde exprime s’être « sentie très très seule après » et pas toujours à sa place dans les espaces de discussion. Plusieurs personnes interrogées expliquent aussi ne pas avoir rejoint les moments de soutien car habitant loin des centres urbains. D’autres soulignent ne pas s’être sentis légitimes pour utiliser les dispositifs existants, car certains militants en auraient eu plus besoin qu’eux, notamment les blessés graves.

La manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 25 mars 2023, filmée par les caméras-piétons des gendarmes.

Un autre défi de taille pour l’avenir des mobilisations est celui du soin des soignants, qui peuvent vite se retrouver débordés. Plusieurs membres des équipes rapportent avoir été physiquement et mentalement traumatisés de leur expérience, parfois sous le choc pendant plusieurs jours après l’événement. C’est aussi un constat que Vincent, un manifestant présent à Sainte-Soline et proche des équipes de street medics, fait lors de notre entretien :

« J’ai échangé avec les copains qui étaient « medics » là-bas. Je pense qu’eux, ils auraient eu besoin d’un soutien psy derrière parce qu’ils étaient vraiment choqués ».

À l’aune des révélations sur la manifestation de Sainte-Soline, la répression semble s’imposer comme un enjeu crucial des luttes sociales et environnementales. Alors que de nombreux manifestants sont prêts à accepter le risque de s’exposer à des gaz lacrymogènes voire à de potentielles blessures, le soin ne peut pas rester un impensé.

The Conversation

Elise Lobbedez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.11.2025 à 12:12

‘Digital sovereignty’: why the EU may be shifting from internet regulation to building homegrown tech

Michael FitzGerald, Doctoral Researcher in Law, European University Institute

A summit on the future of the European digital sector comes after a shift in how Brussels sees its role.
Texte intégral (2019 mots)

Over the past decade, prominent European politicians seemed to think that legal regulation would be enough to control the internet. They focused primarily on drafting laws to regulate foreign platforms rather than prioritising investment in developing European alternatives. This focus contributed to producing the internet Europeans experience today, in which users typically must rely on foreign private platforms for modern necessities like search engines, maps, communication, online commerce, social media, cloud storage, and AI software, owing to the lack of compelling homegrown services.

Why did EU legislators place so much stock in the promise and power of legislation? And why have those same legislators gradually moved, since 2020 – and particularly since Donald Trump’s election to a second term as US president in late 2024 – towards a viewpoint that instead emphasises the limitations of legal solutions and the need for ownership and control of digital infrastructure?

Two policy paradigms

European political leaders have paid lip service to the need for so-called digital sovereignty), a slogan that typically refers to the need for control of digital technology, not just regulation. French President Emmanuel Macron and former German chancellor Angela Merkel began emphasising the issue in 2017 and 2019, respectively. In 2020, Merkel committed to establish “digital sovereignty as a leitmotif of European digital policy”. And since then, European Commission President Ursula von der Leyen has made sovereignty a “centrepiece of her Commission’s digital agenda”.

But at the same time – at least until 2024 – politicians’ actual solution has been “an almost exclusive focus on the regulation of services by US tech platforms”. This focus was based on a more optimistic presumption: that the EU could achieve its objectives by controlling foreign tech platforms through law because the bloc sat in the driver’s seat for governing the global internet.

This optimistic view of Europe’s role was encouraged by legal scholarship between 2012 and 2022, which promoted a positive and confident vision of Europe’s “global regulatory power” – the idea that the EU writes the rulebook for the global internet – and the idea of “digital constitutionalism” – that this rulebook has the power “to rein in” platforms such as Meta, X and TikTok, thus manifesting European notions of privacy and the rule of law in the online platform economy.

But it’s important to understand that unlike the idea of digital sovereignty, which emphasises the need for concrete policy change, digital constitutionalism is primarily an interpretive movement. By looking through a “constitutionalist lens”, scholars reinterpreted a period of intense privatisation online as a more benign development, which gained “superficial appeal” from the legitimating vocabulary of constitutional law. This encouraged a rose-coloured view of Europe’s position in the internet economy, allowing scholars and policymakers to miss the deepening crisis of its technological dependence until it was arguably too late: the return of Trump in 2024.

The influence of ‘The Brussels Effect’

In 2012, Columbia University law professor Anu Bradford published “The Brussels Effect”, a seminal article that influenced a generation of legal scholars and policymakers. It painted a compelling picture of the EU as a “benign regulatory hegemon”, or rulemaking superpower. For Bradford, it was US citizens who were subject to European power every day. As the author put it: “Few Americans are aware that EU regulations determine the makeup they apply in the morning, the cereal they eat for breakfast, the software they use on their computer, and the privacy settings they adjust on their Facebook page.”

Bradford explained that the EU could leverage access to its huge consumer market to impose stringent standards on internet companies, and those companies, in many cases, would apply those standards globally to benefit from economies of scale, rather than engage in the costly business of tailoring services to the particular regulations of each country. “All the EU needs to do,” she said after publishing the book version of The Brussels Effect in 2020, “is to regulate its internal market, and it is then the global companies that globalise those EU rules”.

In her book, Bradford demonstrated how tech giants like Facebook and Google had complied with EU online privacy standards and applied them globally. An important question, however, which Bradford never quite resolved, was who had made the decision really: the EU legislator or the companies in Silicon Valley? Had the EU legislator actually compelled the platforms to comply, or had the platforms, for reasons of their own, merely decided it was in their interest to play ball with the EU for the time being?

Since late 2024, it has seemed increasingly likely that the apparent power of EU law has actually been dependent upon the platforms’ willingness to comply, and their willingness has now run out.

A reality check… and a path forward?

Trump’s election win shook European politicians’ belief in the optimistic vision espoused by Bradford and the constitutionalists. So did the events that followed. In early January 2025, Meta announced major changes in its content moderation policies, including that it would stop working with outside fact-checkers, signalling allegiance to the White House’s vision of online free speech. Later that month, big tech executives were prominently in attendance at the inauguration in Washington. It has become gradually more difficult for Europeans to sustain the optimistic constitutionalist view of the past decade. Even authors prominently associated with digital constitutionalism have begun to see the glass half empty. Writing in Verfassungsblog in February, Giovanni De Gregorio and Simona Demková recognised a “looming enforcement crisis” and a “need to reassess the European approach to regulating the digital age”.

The publication in September 2024 of a major report, “The future of European competitiveness” by former European Central Bank president Mario Draghi, had already sent shockwaves through the EU political community. With dire warnings regarding the costs of the EU’s status-quo regulatory strategies and the depth of Europe’s technological dependence – “the EU relies on foreign countries for over 80% of digital products, services, infrastructure and intellectual property”, according to the text – the report weakened the bloc’s belief in legal solutions.

Following the report and Trump’s win, and amid the first year of the new US administration, members of the European parliament such as Alexandra Geese, Axel Voss and Aura Salla have swung towards the sovereignty paradigm with a new fervour, embracing an enforcement-focused legal “simplification” agenda that borders on deregulation, and supporting research for funding and policy proposals that would likely have seemed farfetched even two years ago. Ideas for public service media alternatives include an AI-powered “European News Streaming Platform”. And then there’s the EuroStack, an initiative for investment in Europe-based digital infrastructures.

The news platform is still somewhat speculative, but the EuroStack initiative has gained significant traction in Brussels. The EU commissioner for technological sovereignty, Henna Virkunnen, spoke at a EuroStack event in June. Her speech came a little more than six months after a EuroStack pitch document criticised the bloc’s years of US-focused regulation as a misstep that has likely condemned the EU to a future “as a definitive and irreversible ‘US colony’ in digital infrastructure”. Today, as the European Commission “prepares to simplify digital rules with a new omnibus plan”, it appears that EU politicians’ belief in the optimistic, constitutionalist paradigm has significantly deteriorated, if not collapsed.

But old habits die hard, and the EU has for decades been described as a “regulatory state” that effects change primarily through legal rulemaking. It must now resist slipping back into that comfort zone, and also take care, while simplifying the rules, not to destroy the essence of the regulations it has built. If the EU is to offer a genuinely alternative and rights-conscious vision of the internet, it must cast off idealistic visions of achieving hegemony through law and redirect its energies towards technological creation. Initiatives like the Eurostack and the European News Streaming Platform appear to offer promising places to start.


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Michael FitzGerald ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.11.2025 à 11:52

Pourquoi publier une « nouvelle » histoire de France en 2025

Éric Anceau, Professeur d'histoire contemporaine, Université de Lorraine

La recherche dispose aujourd’hui de méthodes qui renouvellent notre connaissance du passé et nous invitent à considérer l’histoire sous des angles inédits.
Texte intégral (2153 mots)
_Le 28 juillet 1830. La Liberté guidant le peuple_ (1830), tableau d’Eugène Delacroix (1798-1863) exposé au Louvre (Paris). Musée du Louvre via Wikimédia Commons

La connaissance du passé évolue au fil des recherches. Du big data à l’archéologie préventive, la palette d’outils à disposition de l’historien s’enrichit. Et on s’intéresse aujourd’hui à des sujets longtemps restés sous silence, comme l’environnement ou le genre. Regard sur cette nouvelle approche de l’histoire.


L’histoire de France est un inépuisable sujet de discussion pour les personnalités politiques de tous bords, les médias, les Français et les étrangers qui observent les querelles qui agitent notre pays autour de son passé avec un mélange d’admiration, d’amusement et d’agacement. Les représentations qui en ont été proposées lors de la cérémonie des Jeux olympiques de Paris, à l’été 2024, ont ainsi fait couler beaucoup d’encre.

De fait, la connaissance du passé progresse au fil des recherches. Le contexte de naguère n’est plus celui d’aujourd’hui et les interprétations de l’histoire s’entrechoquent. On ne peut ainsi pas parler du passé colonial de la France en 2025 comme on le faisait au « temps béni des colonies », pour reprendre le titre de la chanson ironique et critique, en 1976, de Michel Sardou, Pierre Delanoë et Jacques Revaux – pour ne donner que cet exemple.

C’est pourquoi nous avons entrepris avec une centaine de spécialistes une Nouvelle Histoire de France. Publiée en octobre 2025 aux éditions Passés composés, cette somme de 340 éclairages, des Francs à la crise actuelle de la Ve République, de Vercingétorix à Simone Veil, tient compte des renouvellements de la discipline. Explications.

Une histoire trop longtemps tiraillée entre roman national et déconstruction

Non seulement la France a été au cœur de la plupart des principaux événements qui ont scandé l’histoire mondiale des derniers siècles, mais elle a également été en proie à des clivages politiques, religieux et idéologiques majeurs : les catholiques face aux protestants, les républicains contre les monarchistes ou encore la droite face à la gauche.

Ce passé, long, riche et tumultueux, n’a cessé d’être instrumentalisé. À partir du XIXe siècle, et plus particulièrement de la IIIe République, a dominé un « roman national » qui présentait la France sans nuances, puissante et rayonnante, et faisait de tous ces affrontements un préalable douloureux mais nécessaire à un avenir radieux.

À partir des années 1970, cette histoire a commencé à être déconstruite par le postmodernisme soucieux de rompre avec la modernité née pendant les Lumières, de libérer la pensée et de délivrer l’individu du passé pour l’inscrire pleinement dans le présent, en fustigeant les grands récits historiques.

Cette approche a été salutaire car elle a fait réfléchir, a remis en cause de fausses évidences et a fait progresser notre connaissance. Ainsi, pour reprendre le cas de l’histoire coloniale, Edward Saïd (1935-2003) a-t-il souligné, dans l’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978, 1980 pour l’édition française), ce que le regard occidental porté sur l’Orient et sur les colonisés avait pu avoir de biaisé, voire de méprisant, même s’il a pu pécher lui-même par réductionnisme et caricature pour défendre sa thèse.

Et certains déconstructeurs en sont venus à noircir systématiquement l’histoire de France, comme le fit par exemple Claude Ribbe avec son Crime de Napoléon (2005) comparant l’esclavage et la traite négrière à la Shoah et Napoléon à Hitler.

Cependant, d’autres ont rapidement profité de ces derniers excès pour proposer de nouveau un roman national qui a pu prendre un tour essentialiste. Il existe pourtant et évidemment une voie entre la fierté aveugle des uns et la passion destructrice des autres.

Un troisième moment historiographique

De la fin des années 2000 au milieu de la décennie suivante, trois grandes entreprises collectives ont contribué à explorer une autre voie, à distance des interprétations partisanes.

À partir de 2009, Joël Cornette a ainsi dirigé, pour l’éditeur Belin, une Histoire de France en plus de dix volumes et 10 000 pages, faisant la part belle aux sources et aux illustrations. Claude Gauvard a pris peu après la tête d’une Histoire personnelle de la France en six volumes aux Presses universitaires de France, avant que Patrick Boucheron et un autre collectif ne publient, en 2017, aux éditions du Seuil, une Histoire mondiale de la France autour d’événements destinés à faire réfléchir.

Ces trois histoires proposaient un récit chronologique et s’appuyaient sur des spécialistes reconnus pour essayer de recentrer un pendule de l’histoire qui avait sans nul doute trop oscillé. Il nous est cependant apparu qu’il y avait nécessité de proposer un autre projet de grande ampleur, une Nouvelle Histoire de France. Nous avons emprunté cette même voie médiane, en rassemblant d’ailleurs plusieurs des autrices et auteurs qui avaient participé aux entreprises précédentes, mais en procédant aussi différemment, sous forme encyclopédique et chronologico-thématique.

Pierre Nora (1931-2025) qui avait dirigé une somme pionnière au milieu des années 1980, les Lieux de mémoire, nous disait au début du processus éditorial, en 2023, que le temps était sans doute venu d’ouvrir un troisième moment historiographique, celui d’une histoire soustraite à la fausse modernité qui conduit à ne lire le passé qu’avec des schémas actuels de pensée, celui d’une histoire renonçant au nouveau mantra qui rend l’Occident coupable de tous les maux et qui pare le reste du monde de toutes les vertus par un excès symétrique à celui par lequel le premier s’est longtemps pris pour le phare de la planète renvoyant le second à sa supposée arriération, celui enfin d’une histoire extraite du cadre étroit de notre hexagone pour montrer ce que la France doit au monde mais aussi ce qu’elle lui a apporté, dans un incessant mouvement de circulation à double sens, à la fois humain, matériel et immatériel.

De nouveaux sujets et des méthodes nouvelles

Avec cette Nouvelle Histoire de France, il s’agit de renoncer aux effets de mode, d’accorder toute leur place aux incontournables – les personnalités, les faits marquants, les œuvres majeures – sans omettre aucun des renouvellements majeurs de ces dernières années. La discipline a évolué en effet tant dans les objets (histoire impériale et coloniale, histoire des voix oubliées et des marges négligées, histoire du genre et des femmes, histoire environnementale…), que dans les méthodes (archéologie préventive, prosopographie, approche par le bas, jeu sur les échelles, big data…).

Parmi les nouveaux sujets historiques, l’environnement est très certainement l’un de ceux qui ont pris le plus de place dans la recherche en raison de la dégradation accélérée de la planète due au double processus de marchandisation du monde
– porté par un imaginaire économique de croissance infinie – et d’artificialisation de la planète – reposant sur un imaginaire technoscientifique prométhéen – qui se développe depuis la fin du XVIIIe siècle. En mettant en avant ces alertes précoces et les alternatives proposées dans le passé, l’histoire environnementale est porteuse de sens pour l’avenir et c’est pourquoi nous voulions lui accorder une grande place en confiant à Charles-François Mathis, son chef de file en France, le soin de l’aborder.

Quant aux méthodes nouvelles à disposition de l’historien, il nous faut dire un mot, là encore à titre d’exemple, de l’archéologie préventive. Celle-ci a commencé à se développer en France à partir des années 1970, avec l’ambition de préserver et d’étudier les éléments significatifs du patrimoine archéologique français menacés par les travaux d’aménagement et les projets immobiliers. Elle a permis de mieux comprendre l’héritage gaulois de la France et ses limites. Et qui mieux que Dominique Garcia, grand spécialiste de la Gaule préromaine et directeur de l’Institut national de la recherche archéologique préventive (Inrap) pour traiter le chapitre « Gaulois » de notre ouvrage ?

En outre, l’histoire n’est pas une discipline isolée mais elle s’enrichit du dialogue avec les autres sciences humaines et sociales et c’est dans cet esprit que nous avons aussi fait appel à 17 auteurs et autrices de 14 autres disciplines, habitués à travailler en profondeur historique : le géographe Jean-Robert Pitte, le spécialiste de la littérature française Robert Kopp, l’historienne de l’art Anne Pingeot, le philosophe Marcel Gauchet… Tous ont accepté de mettre leur savoir à la portée du plus grand nombre au prix d’un effort de synthèse et de vulgarisation.

C’est à ce prix que cette histoire en 100 chapitres, 340 éclairages et 1 100 pages se veut renouvelée et tout à la fois érudite et vivante, encyclopédique et ludique, dépassionnée… mais passionnante !

The Conversation

Éric Anceau a dirigé la « Nouvelle histoire de France » publiée aux éditions Passés composés.

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18.11.2025 à 16:49

Loi de finances : le Parlement sous la menace d’un recours à l’ordonnance

Alexandre Guigue, Professeur de droit public, Université Savoie Mont Blanc

Si la loi de finances n’est pas adoptée avant la fin de l’année, le gouvernement peut la mettre en œuvre par ordonnance. Un coup porté à la démocratie parlementaire ?
Texte intégral (1895 mots)

Selon la Constitution, le Parlement doit se prononcer sur le projet de loi de finances dans un délai de soixante-dix jours pour permettre à l'État de fonctionner au 1er janvier 2026. En cas de non-respect de ce délai, le gouvernement peut mettre le projet de loi en œuvre par ordonnance, en retenant les amendements qu’il souhaite parmi ceux qui ont été votés. Cette option, de plus en plus crédible, serait une première sous la Ve République. Un coup porté à la démocratie parlementaire ?


En France, la loi de finances autorise le prélèvement des recettes (dont les impôts) et l’exécution des dépenses publiques pour une année civile. Pour que l’État puisse fonctionner au 1er janvier, la loi de finances doit être adoptée au plus tard le 31 décembre de l’année précédente (principe d’antériorité budgétaire).

Sous la IVe République, les lois financières étaient rarement adoptées dans les temps. La discussion se prolongeait souvent longtemps l’année suivante, parfois même jusqu’au mois d’août. Dans l’intervalle, le gouvernement était autorisé à fonctionner avec des « douzièmes provisoires », c’est-à-dire avec un douzième du budget de l’année précédente pour chaque mois entamé. Cette situation était jugée très insatisfaisante.

Lors de la rédaction de la Constitution de 1958, la décision fut prise de soumettre la procédure budgétaire à un calendrier strict. En cas de non-respect, le gouvernement peut reprendre la main.

L’encadrement de la procédure budgétaire dans les délais

L’article 47 de la Constitution prévoit dans son alinéa 3 :

« si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance. »

L’idée du constituant était de contraindre le Parlement à ne pas utiliser plus de temps que ce qui lui était accordé avant la fin de l’année civile pour son travail législatif et de garantir, ainsi, l’adoption d’une loi de finances avant le 31 décembre. Pour les projets de lois de financement de la Sécurité sociale, le Parlement dispose de cinquante jours (art. 47-1 de la Constitution).

Le cadre général de soixante-dix jours a été complété par plusieurs autres règles temporelles, d’abord dans l’ordonnance organique du 2 janvier 1959, puis dans la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 (appelée Lolf). Celles-ci concernent, d’abord, la date du dépôt qui doit intervenir au plus tard le premier mardi d’octobre (art. 39 de la Lolf). Le Conseil constitutionnel se montre souple et tolère les retards tant que le Parlement dispose de son délai global.

En 2024, le gouvernement Barnier l’a déposé avec neuf jours de retard (le 10 octobre au lieu du 1er octobre au plus tard) et, en 2025, le gouvernement Lecornu avec sept jours de retard (le 14 octobre au lieu du 7 octobre au plus tard). Dans les deux cas, le calendrier a été bousculé, mais pas au point de priver le Parlement de soixante-dix jours calendaires pour l’examen.

Ensuite, chaque assemblée doit respecter un délai intermédiaire (quarante jours pour l’Assemblée nationale et vingt jours pour le Sénat). L’objectif est de donner aux députés et aux sénateurs le temps d’examiner le texte dans le délai imparti. Il reste alors dix jours pour adopter le texte, au besoin avec l’intervention d’une commission mixte paritaire (CMP) chargée de proposer un texte de compromis en cas de désaccord entre les deux assemblées.

Si le désaccord persiste, le gouvernement peut donner le dernier mot à l’Assemblée nationale (art. 45 alinéa 4 de la Constitution) ou engager sa responsabilité sur le texte (art. 49 alinéa 3 de la Constitution). Cette dernière procédure, souvent décriée, permet au gouvernement de considérer la loi de finances comme adoptée sans la faire voter, sauf si les députés le renversent au moyen d’une motion de censure.

L’ordonnance, une sanction dirigée contre le Parlement

Tant pour les projets de lois de finances (PLF, soixante-dix jours) que pour les projets de lois de financement de la Sécurité sociale (PLFSS, cinquante jours), la possibilité d’une mise en œuvre par ordonnance se présente comme une sanction de l’incapacité du Parlement à finir son travail dans les temps. La Constitution est claire sur ce point : l’ordonnance n’intervient que si le Parlement « ne s’est pas prononcé » dans le délai de soixante-dix jours.

Si le Parlement rejette formellement le projet, le gouvernement ne peut pas prendre d’ordonnance. Il est contraint de proposer un projet de loi de finances spéciale dans l’attente de l’adoption d’une loi de finances complète (art. 40 de la Lolf). C’est ce qui s’est produit en 1979 et en 2024.

Depuis 1958, jamais un gouvernement n’a eu besoin de recourir à de telles ordonnances, ce qui leur donne plus un caractère dissuasif que répressif. Il s’agit surtout d’inciter le Parlement à tenir ses délais. Comme le dispositif n’a jamais été testé, plusieurs questions restent à ce jour sans réponse.

Quel contenu pour l’ordonnance ?

L’article 47 alinéa 3 de la Constitution se contente d’indiquer que le gouvernement met en œuvre « le projet de loi de finances » par ordonnance. Le premier réflexe est de penser au projet initial déposé par le gouvernement. C’est la lecture que le secrétariat général du gouvernement a proposée dans une note d’août 2024 relative « aux PLF et PLFSS » révélée par le média Contexte.

Cette lecture interpelle. Une analogie est possible avec le dessaisissement d’une chambre pour non-respect de son délai. Dans un tel cas, le gouvernement transmet à l’autre chambre le texte initialement présenté, « modifié le cas échéant par les amendements votés par l’assemblée (dessaisie) et acceptés par lui ». La logique peut être transposée à l’ordonnance. Le gouvernement pourrait choisir les amendements qu’il souhaite parmi ceux qui ont été votés, mais il ne pourrait pas intégrer des amendements qui ne l’auraient pas été.

Dans un contexte où l’Assemblée nationale est très divisée, les choix du gouvernement pourraient être critiqués, mais ils ne seraient pas nécessairement contestables en droit.

Quel recours contre l’ordonnance ?

L’ordonnance mettant en œuvre un projet de loi de finances ne peut pas être déférée au Conseil constitutionnel au titre de l’article 61 de la Constitution (contrôle avant entrée en vigueur) et une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ne serait, en principe, pas recevable puisqu’elle ne serait pas dirigée contre une « disposition législative » (art. 61-1 de la Constitution).

Une analogie avec les ordonnances de l’article 38 de la Constitution permet de déterminer leur régime juridique. Ces dernières sont prises sur habilitation du Parlement et ont un caractère réglementaire tant qu’elles ne sont pas ratifiées. Pour les ordonnances de l’article 47 de la Constitution, l’habilitation provient de la Constitution elle-même et, surtout, elles n’ont pas besoin d’être ratifiées par le Parlement. Elles ont donc un caractère réglementaire et peuvent être contestées devant le Conseil d’État, c’est-à-dire comme des ordonnances de l’article 38 de la Constitution dans l’attente de leur ratification.

Devant le Conseil d’État, un recours pour excès de pouvoir aurait, cependant, une portée limitée. En 1924, dans un célèbre arrêt Jaurou, la haute juridiction a jugé que les crédits prévus par la loi de finances ne créent pas de droits au profit des administrés, ce qui les empêche de les contester. Il reste d’autres dispositions, notamment celles touchant à la fiscalité. Il ne fait pas de doute que si un gouvernement était amené à prendre une ordonnance de l’article 47 de la Constitution pour mettre en œuvre le budget, des contribuables saisiraient le Conseil d’État pour tester l’étendue du contrôle qu’il voudra bien exercer.

Quid de la démocratie parlementaire ?

Pendant le mois de novembre, des voix se sont élevées au sein de l’Assemblée pour accuser le gouvernement de vouloir contrôler les débats (retarder le vote de la taxe Zucman, supprimer les débats prévus pendant un week-end). Pourtant, si le gouvernement peut demander des modifications du calendrier, c’est la conférence des présidents de l’Assemblée nationale qui en décide. En outre, le premier ministre a annoncé qu’il n’aurait recours ni à l’article 49 alinéa 3 ni aux ordonnances. Surtout, si les délais ne sont pas respectés, c’est moins la conséquence des modifications du calendrier que du dépôt de milliers d’amendements par les députés.

Quoi qu’il en soit, si le gouvernement devait avoir recours aux ordonnances, ce que la Constitution lui permet de faire, il s’expose au risque d’une censure par les députés (vote d’une motion de censure spontanée comme celle qui a fait tomber le gouvernement Barnier en décembre 2024).

Le principe du consentement à l’impôt par les représentants de la nation est une conquête de la Révolution française. Pour doter la France d’un budget, le gouvernement serait bien avisé de ne pas court-circuiter l’Assemblée nationale, même si celle-ci est très divisée. En cas de blocage, un moindre mal serait l’adoption d’une loi de finances spéciale, comme en 2024. Celle-ci ne résout pas tout, mais elle a le mérite de ne pas constituer un passage en force.

The Conversation

Guigue Alexandre est membre de membre de la Société française de finances publiques, association reconnue d'utilité publique réunissant universitaires et praticiens des finances publiques.

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17.11.2025 à 16:02

Elon Musk a raison de dire que Wikipédia est biaisé, mais Grokipedia et l’IA ne feront pas mieux

Taha Yasseri, Workday Professor of Technology and Society, Trinity College Dublin

Elon Musk veut concurrencer Wikipédia avec Grokipedia, une encyclopédie générée par IA censée corriger les biais de la célèbre plateforme collaborative. Mais l’IA risque surtout de reproduire, voire d’accentuer, les travers que dénonce le magnat de la tech.
Texte intégral (2456 mots)
Musk présente son projet Grokipedia comme une réponse aux « biais politiques et idéologiques » de Wikipédia. Miss Cabul/Shutterstock

Grokipedia, le nouveau projet d’Elon Musk, mis en ligne le 27 octobre 2025, promet plus de neutralité que Wikipédia. Pourtant, les modèles d’IA sur lesquels il repose restent marqués par les biais de leurs données.


La société d’intelligence artificielle d’Elon Musk, xAI, a lancé, le 27 octobre 2025, la version bêta d’un nouveau projet destiné à concurrencer Wikipédia, Grokipedia. Musk présente ce dernier comme une alternative à ce qu’il considère être « le biais politique et idéologique » de Wikipédia. L’entrepreneur promet que sa plateforme fournira des informations plus précises et mieux contextualisées grâce à Grok, le chatbot de xAI, qui générera et vérifiera le contenu.

A-t-il raison ? La problématique du biais de Wikipédia fait débat depuis sa création en 2001. Les contenus de Wikipédia sont rédigés et mis à jour par des bénévoles qui ne peuvent citer que des sources déjà publiées, puisque la plateforme interdit toute recherche originale. Cette règle, censée garantir la vérifiabilité des faits, implique que la couverture de Wikipédia reflète inévitablement les biais des médias, du monde académique et des autres institutions dont elle dépend.

Ces biais ne sont pas uniquement politiques. Ainsi, de nombreuses recherches ont montré un fort déséquilibre entre les genres parmi les contributeurs, dont environ 80 % à 90 % s’identifient comme des hommes dans la version anglophone. Comme la plupart des sources secondaires sont elles aussi majoritairement produites par des hommes, Wikipédia tend à refléter une vision plus étroite du monde : un dépôt du savoir masculin plutôt qu’un véritable panorama équilibré des connaissances humaines.

Le problème du bénévolat

Sur les plateformes collaboratives, les biais tiennent souvent moins aux règles qu’à la composition de la communauté. La participation volontaire introduit ce que les sciences sociales appellent un « biais d’autosélection » : les personnes qui choisissent de contribuer partagent souvent des motivations, des valeurs et parfois des orientations politiques similaires.

De la même manière que Wikipédia dépend de cette participation volontaire, c’est aussi le cas de Community Notes, l’outil de vérification des faits de Musk sur X (anciennement Twitter). Une analyse que j’ai menée avec des collègues montre que sa source externe la plus citée, après X lui-même, est en réalité Wikipédia.

Les autres sources les plus utilisées se concentrent elles aussi du côté des médias centristes ou orientés à gauche. Elles reprennent la même liste de sources « approuvées » que Wikipédia ; c’est-à-dire précisément le cœur des critiques de Musk adressées à l’encyclopédie ouverte en ligne. Pourtant, personne ne reproche ce biais à Musk.

Le profil X d’Elon Musk
Illustration des Community Notes. Tada Images

Wikipédia reste au moins l’une des rares grandes plateformes à reconnaître ouvertement ses limites et à les documenter. La recherche de la neutralité y est inscrite comme l’un de ses cinq principes fondateurs. Des biais existent, certes, mais l’infrastructure est conçue pour les rendre visibles et corrigibles.

Les articles contiennent souvent plusieurs points de vue, traitent des controverses et même consacrent des sections entières aux théories complotistes, comme celles entourant les attentats du 11-Septembre. Les désaccords apparaissent dans l’historique des modifications et sur les pages de discussion, et les affirmations contestées sont signalées. La plateforme est imparfaite mais autorégulée, fondée sur le pluralisme et le débat ouvert.

L’IA est-elle impartiale ?

Si Wikipédia reflète les biais de ses contributeurs humains et des sources qu’ils mobilisent, l’IA souffre du même problème avec ses données d’entraînement. Grokipedia : Elon Musk a raison de dire que Wikipédia est biaisée, mais son alternative fondée sur l’IA ne fera pas mieux

Les grands modèles de langage (LLM) utilisés par Grok sont formés sur d’immenses corpus issus d’Internet, comme les réseaux sociaux, les livres, les articles de presse et Wikipédia elle-même. Des études ont montré que ces modèles reproduisent les biais existants – qu’ils soient de genre, d’ordre politique ou racial – présents dans leurs données d’entraînement.

Musk affirme que Grok a été conçu pour contrer de telles distorsions, mais Grok lui-même a été accusé de partialité. Un test, dans laquelle quatre grands modèles de langage ont été soumis à 2 500 questions politiques, semble montrer que Grok est plus neutre politiquement que ses rivaux, mais présente malgré tout un biais légèrement orienté à gauche (les autres étant davantage marqués à gauche).

Étude montrant des biais dans les LLM
Michael D’Angelo/Promptfoo, CC BY-SA

Si le modèle qui soustend Grokipedia repose sur les mêmes données et algorithmes, il est difficile d’imaginer comment une encyclopédie pilotée par l’IA pourrait éviter de reproduire les biais que Musk reproche à Wikipédia. Plus grave encore, les LLM pourraient accentuer le problème. Ceux-ci fonctionnent de manière probabiliste, en prédisant le mot ou l’expression la plus probable à venir sur la base de régularités statistiques, et non par une délibération entre humains. Le résultat est ce que les chercheurs appellent une « illusion de consensus » : une réponse qui sonne de manière autoritaire, mais qui masque l’incertitude ou la diversité des opinions.

De ce fait, les LLM tendent à homogénéiser la diversité politique et à privilégier les points de vue majoritaires au détriment des minoritaires. Ces systèmes risquent ainsi de transformer le savoir collectif en un récit lisse mais superficiel. Quand le biais se cache sous une prose fluide, les lecteurs peuvent même ne plus percevoir que d’autres perspectives existent.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain

Cela dit, l’IA peut aussi renforcer un projet comme Wikipédia. Des outils d’IA contribuent déjà à détecter le vandalisme, à suggérer des sources ou à identifier des incohérences dans les articles. Des recherches récentes montrent que l’automatisation peut améliorer la précision si elle est utilisée de manière transparente et sous supervision humaine.

L’IA pourrait aussi faciliter le transfert de connaissances entre différentes éditions linguistiques et rapprocher la communauté des contributeurs. Bien mise en œuvre, elle pourrait rendre Wikipédia plus inclusif, efficace et réactif sans renier son éthique centrée sur l’humain.

De la même manière que Wikipédia peut s’inspirer de l’IA, la plate-forme X pourrait tirer des enseignements du modèle de construction de consensus de Wikipédia. Community Notes permet aux utilisateurs de proposer et d’évaluer des annotations sur des publications, mais sa conception limite les discussions directes entre contributeurs.

Un autre projet de recherche auquel j’ai participé a montré que les systèmes fondés sur la délibération, inspirés des pages de discussion de Wikipédia, améliorent la précision et la confiance entre participants, y compris lorsque cette délibération implique à la fois des humains et une IA. Favoriser le dialogue plutôt que le simple vote pour ou contre rendrait Community Notes plus transparent, pluraliste et résistant à la polarisation politique.

Profit et motivation

Une différence plus profonde entre Wikipédia et Grokipedia tient à leur finalité et, sans doute, à leur modèle économique. Wikipédia est géré par la fondation à but non lucratif Wikimedia Foundation, et la majorité de ses bénévoles sont motivés avant tout par l’intérêt général. À l’inverse, xAI, X et Grokipedia sont des entreprises commerciales.

Même si la recherche du profit n’est pas en soi immorale, elle peut fausser les incitations. Lorsque X a commencé à vendre sa vérification par coche bleue, la crédibilité est devenue une marchandise plutôt qu’un gage de confiance. Si le savoir est monétisé de manière similaire, le biais pourrait s’accentuer, façonné par ce qui génère le plus d’engagements et de revenus.

Le véritable progrès ne réside pas dans l’abandon de la collaboration humaine mais dans son amélioration. Ceux qui perçoivent des biais dans Wikipédia, y compris Musk lui-même, pourraient contribuer davantage en encourageant la participation d’éditeurs issus d’horizons politiques, culturels et démographiques variés – ou en rejoignant eux-mêmes l’effort collectif pour améliorer les articles existants. À une époque de plus en plus marquée par la désinformation, la transparence, la diversité et le débat ouvert restent nos meilleurs outils pour nous approcher de la vérité.

The Conversation

Taha Yasseri a reçu des financements de Research Ireland et de Workday.

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16.11.2025 à 15:39

L’affrontement sur la taxe Zucman : une lutte de classe ?

Gérard Mauger, Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le débat sur la taxe Zucman a révélé un violent clivage de classe entre une infime minorité de patrons et l’immense majorité des Français.
Texte intégral (1324 mots)

Le terme de lutte des classes est peu utilisé depuis l’effondrement du communisme. Pourtant, le débat sur la taxe Zucman révèle un violent clivage de classe entre une infime minorité de très grandes fortunes et l’immense majorité des Français.


Pendant près de six mois, le projet de taxe Zucman a focalisé l’intérêt médiatique et politique. Il a aussi contribué à mettre en évidence un clivage de classes habituellement occulté par une forme « d’embargo théorique » qui pèse depuis le milieu des années 1970 sur le concept de classe sociale, comme sur tous les concepts affiliés (à tort ou à raison) au marxisme.

Retour sur le feuilleton de la taxe Zucman

Le 11 juin dernier, Olivier Blanchard (économiste en chef du Fonds monétaire international entre 2008 et 2015), Jean Pisani-Ferry (professeur d’économie à Sciences Po Paris et directeur du pôle programme et idées d’Emmanuel Macron en 2017) et Gabriel Zucman (professeur à l’École normale supérieure) publiaient une tribune où ils se prononçaient, en dépit de leurs divergences, en faveur d’un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des foyers fiscaux dont la fortune dépasse 100 millions d’euros (environ 1 800 foyers fiscaux), susceptible de rapporter de 15 milliards à 25 milliards d’euros par an au budget de l’État (les exilés fiscaux éventuels restant soumis à l’impôt plancher cinq ans après leur départ).

Dès la rentrée, les médias ouvraient un débat sur fond de déficit public et de « dette de l’État » que relançait chaque apparition de Gabriel Zucman. Sur un sujet économique réputé aride, ils recyclaient la confrontation à la fois inusable et omnibus entre « intellectualisme », « amateurisme » sinon « incompétence », imputés aux universitaires, et « sens pratique » des « hommes de terrain » confrontés aux « réalités » (de la vie économique) et/ou entre « prise de position partisane » et « neutralité », « impartialité », « apolitisme », attribués à la prise de position opposée. Le débat s’étendait rapidement aux réseaux sociaux : il opposait alors les partisans de la taxe qui invoquaient la « justice fiscale et sociale » à des opposants qui dénonçaient « une mesure punitive », « dissuasive pour l’innovation et l’investissement ».

Le 20 septembre, dans une déclaration au Sunday Times, Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH et première fortune de France, avait décliné in extenso les deux volets de l’anti-intellectualisme médiatique en mettant en cause la « pseudo-compétence universitaire » de Gabriel Zucman et en dénonçant « un militant d’extrême gauche » dont « l’idéologie » vise « la destruction de l’économie libérale ».

Le Medef lui avait emboîté le pas. En guerre contre la taxe Zucman, Patrick Martin, affirmant que Zucman « serait aussi économiste que [lui] serait danseuse étoile au Bolchoï », annonçait un grand meeting le 13 octobre à Paris. Pourtant, il avait dû y renoncer face à la division créée par cette initiative au sein du camp patronal : l’U2P et la CPME (artisans et petites et moyennes entreprises) avaient décliné l’invitation : « On ne défend pas les mêmes intérêts », disaient-ils.

Mi-septembre, selon un sondage Ifop, 86 % des Français plébiscitaient la taxe Zucman.

Une bataille politique

À ces clivages que traçait le projet de taxe Zucman au sein du champ médiatique (audiovisuel public, d’un côté, et « supports » contrôlés par une dizaine de milliardaires, de l’autre) et de l’espace social (où les milliardaires s’opposaient à tous les autres) correspondaient approximativement ceux du champ politique. Portée initialement par une proposition de loi de Clémentine Autain et Éva Sas (groupe Écologiste et social), la taxe Zucman avait d’abord été adoptée par l’Assemblée nationale, le 20 février, avant d’être rejetée par le Sénat, le 12 juin.

Mais l’opportunité du projet se faisait jour au cours de l’été avec l’exhortation de François Bayrou à « sortir du piège mortel du déficit et de la dette », puis à l’occasion de l’invitation de Sébastien Lecornu à débattre du projet de budget du gouvernement « sans 49.3 ».

Le 31 octobre dernier, non seulement la taxe Zucman était balayée par une majorité de députés, mais également « sa version light » portée par le Parti socialiste (PS). Mesure de « compromis », la taxe « Mercier » (du nom d’Estelle Mercier, députée PS de Meurthe-et-Moselle) pouvait sembler plus ambitieuse, mais, en créant des « niches et des « exceptions », elle comportait, selon Gabriel Zucman, « deux échappatoires majeures » qui amorçaient « la machine à optimisation ».

Refusant de « toucher à l’appareil productif », selon sa porte-parole Maud Bregeon, le gouvernement Lecornu s’y opposait. Les députés d’Ensemble pour la République (députés macronistes) votaient contre (60 votants sur 92 inscrits) comme ceux de la Droite républicaine (28 sur 50). Le Rassemblement national (RN), qui s’était abstenu en février, s’inscrivait désormais résolument contre ce projet de taxe (88 sur 123) que Marine Le Pen décrivait comme « inefficace, injuste et dangereuse puisqu’elle entraverait le développement de nos entreprises ». Soixante-et-un députés socialistes et apparentés sur 69, 60 députés sur 71 de La France insoumise (LFI), 33 députés sur 38 du groupe Écologiste et social ainsi que 12 députés sur 17 du groupe Gauche démocrate et républicaine avaient voté pour le projet. Les députés LFI appelaient alors à la censure du gouvernement.

La lutte des 1 % les plus riches pour leurs privilèges

L’essor du néolibéralisme au cours des cinquante dernières années a certes transformé la morphologie des classes sociales (à commencer par celle de la « classe ouvrière » délocalisée et précarisée), accréditant ainsi l’avènement d’une « société post-industrielle », l’extension indéfinie d’une « classe moyenne » envahissante ou l’émergence d’une « société des individus » ou encore la prééminence des clivages (de sexe, de phénotype, d’âge, etc.) associés au revival des « nouveaux mouvements sociaux ».

Pourtant, le débat sur la taxe Zucman révèle bien un clivage de classe – comment l’appeler autrement ? – entre le 1 % et les 99 %, et l’âpreté de la lutte des 1 % pour la défense de leurs privilèges. Tout se passe comme si, en effet, à l’occasion de ce débat, s’était rejoué en France, sur la scène politico-médiatique, le mouvement Occupy Wall Street de septembre 2011 qui avait pour mot d’ordre :

« Ce que nous avons tous en commun, c’est que nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité des 1 % restants. »

The Conversation

Gérard Mauger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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13.11.2025 à 17:19

La privatisation du service public, un non-sens économique et une menace pour notre démocratie

Nathalie Sonnac, Professeure en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas

Le Rassemblement national souhaite privatiser l’audiovisuel public. Quelles seraient les conséquences de cette privatisation aux plans économique et politique ?
Texte intégral (1841 mots)

Les campagnes de dénigrement de l’audiovisuel public, portées par des médias privés, ont récemment pris une ampleur inédite. Le Rassemblement national ne cache pas son intention de le privatiser s’il arrive au pouvoir. Quelles seraient les conséquences de ce choix aux plans économique et politique ?


Nous assistons depuis plusieurs années à une crise des régimes démocratiques, qui se traduit par la montée de dirigeants populistes et/ou autoritaires au pouvoir et à une défiance massive des populations envers les institutions, journalistes et médias. En l’espace d’une génération, les réseaux sociaux les ont supplantés comme les principales sources d’information : 23 % des 18-25 ans dans le monde (Reuters Institute, 2024) s’informent sur TikTok, 62 % des Américains s’informent sur les réseaux sociaux, tandis que seul 1 % des Français de moins de 25 ans achètent un titre de presse.

Pour autant, dans ce nouveau paysage médiatique, la télévision continue d’occuper une place centrale dans la vie des Français, qu’il s’agisse du divertissement, de la culture ou de la compréhension du monde. Elle demeure le mode privilégié d’accès à l’information : 36 millions de téléspectateurs lors d’une allocution du président Macron pendant la crise sanitaire ; près de 60 millions de Français (vingt heures en moyenne par personne) ont suivi les JO de Paris sur France Télévisions. Le groupe public – qui réunit 28 % de part d’audience en 2024 – est la première source d’information chez les Français, il bénéficie d’un niveau de confiance supérieur à celui accordé aux chaînes privées.

L’impossible équation économique d’une privatisation de l’audiovisuel public

Pourtant, tel un marronnier, l’audiovisuel public est régulièrement attaqué par des politiques prônant sa privatisation, voire sa suppression, parfois au nom d’économies pour le contribuable ; d’autres fois, par idéologie. La « vraie-fausse » vidéo des journalistes Thomas Legrand et Patrick Cohen, diffusée en boucle sur la chaîne CNews, donne l’occasion à certains de remettre une pièce dans la machine.

Concrètement, privatiser l’audiovisuel public signifierait vendre les chaînes France 2, France 3 ou France 5 à des acheteurs privés, comme le groupe TF1, propriétaire des chaînes gratuites, telles que TF1, LCI et TFX ; le groupe Bertelsmann, propriétaire des chaînes gratuites M6, W9 ou 6Ter… ou encore le groupe CMA-CGM, propriétaire de BFM TV.

Sur le plan économique, cela relève aujourd’hui du mirage. Même les chaînes privées, pourtant adossées à de grands groupes, peinent à équilibrer leurs comptes. Dans un environnement aussi fortement compétitif, sur l’audience et les revenus publicitaires – les chaînes, les plateformes numériques, comme YouTube, et les services de vidéo à la demande (SVOD), comme Netflix ou Disney+ (qui ont ouvert leur modèle à la publicité), se livrent une concurrence acharnée. Comment imaginer qu’un nouvel entrant aussi puissant qu’une chaîne du service public soit viable économiquement ? Cela revient à ignorer la situation du marché de la publicité télévisée, qui n’est plus capable d’absorber une chaîne de plus.

Ce marché a reculé de 9 % entre 2014 et 2024. Et la télévision ne pèse plus que 20 % du marché total contre 26 % en 2019, quand le numérique capte désormais 57 % des recettes et pourrait atteindre 65 % en 2030. La fuite des annonceurs vers les plateformes en ligne fragilise toutes les chaînes gratuites de la TNT, dont le financement repose quasi exclusivement sur la publicité.

Le service public, pivot économique de l’écosystème audiovisuel

Une chaîne de télévision, ce sont d’abord des programmes : documentaires, films, séries, jeux, divertissements et informations. Or, malgré l’arrivée de nouveaux acteurs, comme les services de vidéo à la demande, qui investissent à hauteur d’un quart des obligations versées au secteur, la production audiovisuelle reste largement dépendante des chaînes de télévision. Ce secteur pèse lourd : plus de 5 500 entreprises, 125 000 emplois et un chiffre d’affaires d’environ 3 milliards d’euros.

Le paysage audiovisuel français reste dominé par trois groupes : TF1, M6 et France TV concentrent plus de 90 % du chiffre d’affaires des chaînes gratuites et assurent 75 % de la contribution totale de la production. Parmi eux, le groupe public France TV est le premier partenaire de la production audiovisuelle et cinématographique nationale : il investit chaque année 600 millions d’euros en achat de programmes audiovisuels et cinématographiques et irrigue ainsi toute l’industrie culturelle.

Le secteur de la production audiovisuelle, malgré l’arrivée des acteurs de la SVOD et leur demande croissante de programmes de création originale française (films, animation, documentaires), demeure largement dépendant des commandes des chaînes de télévision : la diminution du nombre de chaînes, notamment publiques, conduirait à fragiliser l’ensemble de la filière audiovisuelle et culturelle.

Une étude d’impact, réalisée en 2021, établit que le groupe France Télévisions génère 4,4 milliards d’euros de contribution au produit intérieur brut (PIB) pour 2,3 milliards d’euros de contributions publiques, 62 000 équivalents temps plein (pour un emploi direct, cinq emplois supplémentaires sont soutenus dans l’économie française), dont 40 % en région et en outre-mer » et pour chaque euro de contribution à l’audiovisuel public (CAP) versé, 2,30 € de production additionnelle sont générés. Loin d’être une charge, le service public audiovisuel est donc un levier économique majeur, créateur d’emplois, de richesse et de cohésion territoriale.

Le service public : un choix européen

Au-delà des chiffres, l’audiovisuel public constitue un choix démocratique. Les missions de services publics sont au cœur des missions de l’Europe, déjà présentes dans la directive Télévision sans frontière, à la fin des années 1980. Aujourd’hui, c’est la directive de services de médias audiovisuels qui souligne l’importance de la coexistence de fournisseurs publics et privés, allant jusqu’à formuler qu’elle caractérise le marché européen des médias audiovisuels.

Le Parlement européen l’a rappelé en réaffirmant l’importance d’un système mixte associant médias publics et privés, seul modèle capable de garantir à la fois la diversité et l’indépendance. Il ajoute en 2024 dans le règlement sur la liberté des médias l’indispensable « protection des sources journalistiques, de la confidentialité et de l’indépendance des fournisseurs de médias de service public ».

L’étude publiée par l’Observatoire européen de l’audiovisuel en 2022, malgré la diversité des médias publics européens, tous s’accordent autour de valeurs communes : l’indépendance face aux ingérences politiques, l’universalité pour toucher tous les publics, le professionnalisme dans le traitement de l’information, la diversité des points de vue, la responsabilité éditoriale.

Un rôle démocratique indispensable

En France, un suivi très concret et précis du fonctionnement des services publics est assuré par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Ces principes sont encadrés par des contrats d’objectifs et de moyens (COM) qui garantissent leur mission démocratique, leur transparence et font l’objet d’un suivi rigoureux par l’autorité de régulation. Plus de 70 articles déterminent les caractéristiques de chaque service public édité, qui vont de la nécessité de faire vivre le débat démocratique à la promotion de la langue française ou l’éducation aux médias et à l’information, en passant par la communication gouvernementale en temps de crise ou encore la lutte contre le dopage. Un cahier des charges est adossé à des missions d’intérêt général, il garantit le pluralisme, la qualité de l’information et l’indépendance éditoriale.

L’information est une de ses composantes essentielles de sa mission d’intérêt général. Elle représente 62,6 % de l’offre globale d’information de la TNT (hors chaînes d’information) en 2024 : JT, émissions spéciales au moment d’élections, magazines de débats politiques et d’investigations. Ces derniers apparaissent comme des éléments distinctifs de l’offre.

Une consultation citoyenne de 127 109 personnes, menée par Ipsos en 2019 pour France Télévisions et Radio France, faisait apparaître que « la qualité de l’information et sa fiabilité » ressortaient comme la première des attentes (68 %), devant « un large éventail de programmes culturels » (43 %) et « le soutien à la création française » (38 %). Dans un climat généralisé de défiance à l’égard des institutions, l’audiovisuel public demeure une référence pour les téléspectateurs.

Il est temps de siffler la fin de la récréation

Le cocktail est explosif : concurrence féroce entre chaînes d’info, fuite des annonceurs vers les plateformes numériques, déficit chronique des chaînes privées. En pleine guerre informationnelle, sans réinvestissement massif dans le service public et sans réflexion sur le financement de la TNT, le risque est clair : l’affaiblissement des piliers démocratiques de notre espace public.

En France, ce rôle doit être pleinement assumé. L’État, à travers l’Arcom, est le garant de la liberté de communication, de l’indépendance et du pluralisme. Il va de sa responsabilité d’assurer la pérennité du financement du service public et de protéger son rôle contre les dérives des logiques commerciales et idéologiques.

The Conversation

Nathalie Sonnac est membre du Carism et du Laboratoire de la République.

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12.11.2025 à 14:47

Nicolas Sarkozy interdit de contact avec Gérald Darmanin : l’indépendance de la justice renforcée ?

Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre

Nicolas Sarkozy, mis en liberté sous contrôle judiciaire, ne peut entrer en contact avec les personnes liées à l’enquête ni avec le ministre de la justice Gérald Darmanin, qui lui avait rendu visite en prison.
Texte intégral (2057 mots)

Nicolas Sarkozy a été mis en liberté sous contrôle judiciaire, lundi 10 novembre, par la Cour d’appel de Paris. Il n’a plus le droit de quitter le territoire, et ne doit pas entrer en contact avec les personnes liées à l’enquête ni avec le ministre de la justice Gérald Darmanin. Cette interdiction est liée à la visite que lui a rendu le ministre en prison, interprétée comme une pression exercée sur les magistrats. Le contrôle judiciaire de l’ancien président de la République va donc dans le sens d’une réaffirmation du principe d’indépendance des magistrats vis-à-vis du pouvoir exécutif. Au-delà de l’affaire Sarkozy, quelles sont les capacités d’influence du pouvoir exécutif sur la justice ?


Le 10 novembre 2025, la Cour d’appel de Paris a fait droit à la demande de mise en liberté de Nicolas Sarkozy. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette décision n’est nullement le résultat des pressions diverses qui pèsent sur l’institution judiciaire depuis le prononcé de la condamnation de l’ancien chef de l’État. D’une part, la Cour d’appel a estimé que les conditions de la détention provisoire n’étaient pas réunies, aucun élément objectif ne laissant craindre que l’ancien chef de l’État soit tenté de prendre la fuite avant le jugement définitif de son affaire. D’autre part, et surtout, la Cour a assorti la mise en liberté d’un contrôle judiciaire strict, interdisant en particulier à M. Sarkozy tout contact avec le garde des sceaux Gérald Darmanin et avec son cabinet, considérant que de tels liens lui permettraient d’influer sur le cours de la procédure.

Ce faisant, la juridiction vient non seulement réaffirmer l’indépendance du pouvoir judiciaire, mais aussi apporter une réponse à la polémique soulevée par la visite du garde des sceaux, agissant à titre officiel, à l’ancien locataire de l’Élysée incarcéré, le 27 octobre. Cette démarche avait en effet suscité de nombreuses critiques au sein du monde judiciaire, à l’image des propos du procureur général de la Cour de cassation dénonçant un risque « d’obstacle à la sérénité et d’atteinte à l’indépendance des magistrats » ou, plus encore, de la plainte pour prise illégale d’intérêt déposée à l’encontre du ministre par un collectif d’avocats.

Le ministre de la justice peut-il rendre visite à un détenu ?

Au-delà de la polémique médiatique, c’est d’abord l’état de la relation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire – sensément séparés et indépendants – que cette visite interroge. Certes, les textes actuels permettent bien au ministre, au moins indirectement, d’y procéder. Le Code pénitentiaire reconnaît en effet à certains services de l’administration pénitentiaire le droit de procéder à des visites de contrôle du bon fonctionnement des établissements carcéraux. Dans la mesure où le ministre de la justice est à la tête de cette administration, rien ne lui interdit donc, en théorie, de procéder lui-même à de telles visites. Par ailleurs, toute personne détenue « peut demander à être entendue par les magistrats et fonctionnaires chargés de l’inspection ou de la visite de l’établissement, hors la présence de tout membre du personnel de l’établissement pénitentiaire ». Ainsi, le cadre juridique aujourd’hui applicable au contrôle des prisons n’interdit pas au garde des sceaux de visiter lui-même un établissement et de s’entretenir, à cette occasion, avec les personnes incarcérées.

Mais c’est justement un tel cadre qui, du point de vue de la séparation des pouvoirs, mérite d’être questionné. Faut-il le rappeler, c’est toujours en vertu d’une décision de l’autorité judiciaire qu’un individu peut être mis en prison, qu’il s’agisse d’un mandat de dépôt prononcé avant l’audience ou de la mise à exécution d’un jugement de condamnation définitif. C’est également l’autorité judiciaire, en la personne du juge d’application des peines, qui est seule compétente pour décider des mesures d’aménagement des peines d’emprisonnement (réduction de peines, semi-liberté, libération conditionnelle…). Et si la direction de l’administration pénitentiaire peut prendre seule certaines décisions (placement à l’isolement, changement d’établissement…), c’est sous le contrôle du juge administratif, non du ministre.

C’est pourquoi la visite dans un établissement carcéral du garde des sceaux, lequel – à la différence des fonctionnaires placés sous son autorité – est membre du pouvoir exécutif, est toujours porteuse d’un risque d’immixtion ou de pression, au moins indirecte, sur le pouvoir judiciaire. Tel est notamment le cas quand cette visite a pour seul objet d’accorder, sinon un soutien, du moins une attention particulière à un détenu parmi d’autres, quand les juges ont pour mission de traiter chacun d’entre eux sur un strict pied d’égalité.

À cet égard, il est intéressant de relever que les autres autorités habilitées – aux côtés des magistrats – à se rendre en prison ont, quant à elles, pour seule attribution de veiller au respect des droits fondamentaux de l’ensemble des personnes emprisonnées, à l’image du défenseur des droits et du contrôleur général des lieux de privation de liberté ou, encore, du comité de prévention de la torture du conseil de l’Europe.

Les leviers du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire

La polémique suscitée par la visite faite à l’ancien chef de l’État a ainsi le mérite de mettre en lumière à quel point le pouvoir exécutif dispose, encore aujourd’hui, de nombreux leviers pour intervenir plus ou moins directement dans le champ d’intervention du pouvoir judiciaire. Ainsi, ce qui est vrai pour l’exécution des peines l’est, plus encore, pour l’exercice de la police judiciaire, c’est-à-dire l’ensemble des actes ayant pour objet la constatation et l’élucidation des infractions pénales. Alors que l’ensemble des agents et officiers de police judiciaire sont en principe placés sous l’autorité exclusive du procureur de la République ou – lorsqu’il est saisi – du juge d’instruction, ils demeurent en pratique sous l’autorité du ministre de l’intérieur, seul compétent pour décider de leur avancement, de leurs mutations et, plus largement, de leurs conditions générales de travail. C’est en particulier le ministère qui décide, seul, de l’affectation des agents à tel ou tel service d’enquête, du nombre d’enquêteurs affectés à tel service et des moyens matériels qui leur sont alloués. En d’autres termes, les magistrats chargés des procédures pénales n’ont aucune prise sur les conditions concrètes dans lesquelles leurs instructions peuvent – ou non – être exécutées par les services de police.

Mais le pouvoir exécutif dispose d’autres leviers lui permettant d’exercer encore plus directement son influence sur le cours de la justice. Les magistrats du parquet sont ainsi placés sous la stricte subordination hiérarchique du garde des sceaux, seul compétent pour décider de leur affectation, de leur avancement, et des éventuelles sanctions disciplinaires prises à leur encontre.

Une situation de dépendance institutionnelle qui explique que, depuis plus de quinze ans, la Cour européenne des droits de l’homme considère que les procureurs français ne peuvent être regardés comme une autorité judiciaire au sens du droit européen. Si les magistrats du siège bénéficient quant à eux de réelles garanties d’indépendance, ils ne sont pas à l’abri de toute pression. Certes, ils sont inamovibles et le Conseil supérieur de la magistrature a le dernier mot sur les décisions disciplinaires et les mutations les concernant. Toutefois, si les juges ne peuvent être mutés contre leur gré, c’est le ministère qui reste compétent pour faire droit à leurs demandes de mutation, le Conseil n’intervenant que pour valider (ou non) les propositions faites par les services administratifs – à l’exception des présidents de tribunal et des magistrats à la Cour de cassation, qui sont directement nommés par le Conseil supérieur de la magistrature.

Des juridictions dépendantes du ministère pour leur budget

Par ailleurs, alors que le conseil d’État négocie et administre en toute indépendance le budget qui lui est confié pour la gestion des juridictions de l’ordre administratif, les juridictions judiciaires ne bénéficient quant à elles d’aucune autonomie budgétaire. Là encore, c’est le ministère de la justice qui, seul, négocie le budget alloué aux juridictions et prend les principales décisions quant à son utilisation, notamment en matière d’affectation des magistrats et des greffiers à telle ou telle juridiction et en matière immobilière. Le pouvoir exécutif dispose ainsi d’une influence considérable sur l’activité concrète des tribunaux et, en particulier, sur leur capacité à s’acquitter de leurs missions dans de bonnes conditions.

Au final, c’est peu dire qu’il existe de significatives marges de progression si l’on veut soustraire pleinement le pouvoir judiciaire à l’influence du pouvoir exécutif. Une émancipation qui, faut-il le rappeler, n’aurait pas pour fonction d’octroyer des privilèges aux magistrats, mais tendrait uniquement à assurer à tout justiciable – et, plus largement, à tout citoyen – la garantie d’une justice véritablement indépendante, à même d’assurer à chaque personne le plein respect de ses droits, quelle que soit sa situation sociale.

The Conversation

Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.11.2025 à 14:41

Paris grapples with the remembrance of terrorist attacks, from 1974 to November 13, 2015

Sarah Gensburger, Directrice de recherche au CNRS, Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po Paris, Sciences Po

Of the nearly 150 attacks that have taken place in Paris since 1974, only a few have left a mark on its ‘urban memory’. Why do so many attacks remain absent from the public sphere?
Texte intégral (2611 mots)

Since 1974, almost 150 terrorist attacks have either taken place in or departed from Paris. The sinister list includes the attacks against the synagogue on Copernic Street (1980), the Jo Goldenberg restaurant on Rosiers Street in the Marais district (1982), the Tati shop in Rennes Street (1986), as well as two bomb explosions on the RER B commuter train at Saint-Michel (1995) and Port-Royal (1996) stations. However, only a few attacks continue to be recollected in urban memory. Why have so many fallen into oblivion?

On November 13, 10 years after the terrorist attacks in Paris and its northern suburb of Saint-Denis, the French capital’s mayor will open a garden in tribute to the victims, located on Saint-Gervais Square at the back of city hall. Well-tended and original, the new memorial site comes after the plaques that were placed in front of the targeted locations of the attacks in November 2016. Some of the names of the victims have already been honoured in other spaces. This is the case, for example, of Lola Saline and Ariane Theiller, who used to work in the publishing industry and whose names adorn a plaque in the interior hall of the National Book Centre in the 7th arrondissement.

The attacks of November 13 have profoundly transformed the Parisian public space. While commemorative plaques are now more numerous and almost systematic, they also shed light on the memory lapses surrounding most of the terrorist attacks that have taken place in the capital since 1974.

Collective memory and oblivion

In Paris, there are now more than 15 plaques commemorating the various attacks that have taken place in the city and paying tribute to their victims. Spread across seven arrondissements, they commemorate the attacks of October 3, 1980 against the synagogue on rue Copernic (16th arrondissement); August 9, 1982 against the kosher restaurant Jo Goldenberg on rue des Rosiers (4th arrondissement); September 17, 1986 against the Tati store on rue de Rennes (6th arrondissement); and the two explosions that targeted the RER B commuter train on July 25, 1995 at Saint-Michel station (5th arrondissement) and December 3, 1996 at Port-Royal station (5th arrondissement).

The rest of these plaques refer to attacks in January, 2015 (11th and 12th arrondissements), and, above all, November 2015 (10th and 11th arrondissements), with the exception of those commemorating the attack that killed Xavier Jugelé on April 20, 2017 on the Champs-Élysées (8th arrondissement), and the attack that killed Ronan Gosnet on May 12, 2018 on rue Marsollier (2nd arrondissement).

Commemorative plaques for the November 13, 2015 attacks. Fourni par l'auteur

While demonstrating a desire for commemoration, these examples of urban memory also highlight the real memory gap surrounding most of the terrorist attacks that have occurred in Paris in the contemporary period.

How the 1974 attack on the Drugstore Publicis paved the way for modern-day terrorism

The French state has designated 1974 as the starting point of contemporary terrorism. Indeed, this year has been retained as the start of the period that the permanent exhibition of the future Terrorism Memorial Museum aims to cover. And the “victims of terrorism”, who stand apart in France through their right to be awarded a special medal, are those affected by attacks that have occurred since 1974. This choice refers to the attack on the Drugstore Publicis Saint-Germain-des-Prés, which took place in Paris (on the Boulevard Saint-Germain, 6th arrondissement) on September 15 of that year. This chronological milestone is, of course, open to debate, as is any temporal division. However, it is taken here as a given.

Since 1974, historian Jenny Raflik-Grenouilleau has recorded nearly 150 attacks in Paris or originating in Paris in her preliminary research for the Terrorism Memorial Museum. Of this total, 130 attacks resulted in at least one injury and just over 80 resulted in the death of at least one victim. Depending on where one chooses to draw the line between what is worthy of commemoration – from deaths to property damage alone – there are more than 80 attacks and up to nearly 150 in Paris that could potentially have given rise to a permanent memorial in the public space.

The 17 existing plaques therefore concern only a very small minority of the terrorist acts that have taken place in the city. In this respect, the situation in Paris mirrors that described by Kenneth Foote in his pioneering study: plaques are both sources of memory and producers of oblivion. For example, the attack on the Drugstore Publicis Saint-Germain-des-Prés in 1974 left two people dead and thirty-four wounded. Although it is considered the starting point of the contemporary wave of terrorism, there is no plaque to remind passers-by, whether they are Parisians or tourists, many of whom pass through this busy crossroads in the Saint-Germain-des-Prés neighbourhood every day.

Selective narratives and invisible perpetrators

What do the few plaques in Paris that commemorate attacks there have in common?

Firstly, it appears that it is the deadliest attacks that are commemorated, foremost among which, of course, are those of November 13, 2015. All attacks that have claimed at least four lives are commemorated in public spaces. There is only one exception: the bomb attack by a revolutionary brigade in June 1976, which targeted a temporary employment agency to denounce job insecurity. The building’s concierge and her daughter, as well as two residents, were killed.

Only two attacks that resulted in a single death are commemorated: these are the most recent ones, which occurred in 2017 and 2018, and whose victims were named above.

Furthermore, the existing plaques only refer to attacks carried out by Islamist organisations (Armed Islamic Group, al-Qaida, Daesh, etc.) on the one hand, or attacks claimed in the name of defending the Palestinian cause on the other. In this respect, the existing plaques primarily reflect the infinitely more criminal nature of the attacks carried out by these groups, as well as their majority presence. Nevertheless, they consequently only show two sides of terrorism.

Diverse forms of terrorism, but a partial memory

And yet, there has been no shortage of variety since 1974. For example, memory of extreme left-wing terrorism and, to a lesser extent, of extreme right-wing terrorism is nowhere to be found in the public space – notwithstanding their importance in the 1970s and 1980s and the many injuries and deaths left in their wake.

Take, for example, the 1983 attack carried out by far-right group Action Directe at the restaurant Le Grand Véfour, which left Françoise Rudetzki seriously injured as she was having dinner. The event inspired Rudetzski to found SOS Attentats, an organisation that enabled public authorities to compensate terrorism victims. However, even today, there is not a word about the attack on the walls of the building in question in the 1st arrondissement.

The memory gap is all the more puzzling given that the justifications put forward for these invisible attacks have not disappeared. Between July 5 and 21, 1986, Action Directe carried out three successive bomb attacks. The attack on July 9 targeted the police anti-gang squad, killing one officer and injuring 22 others. In their claim, the perpetrators mentioned that they had sought to “avenge” Loïc Lefèvre, a young man killed by a member of the security forces in Paris four days earlier. In October 1988, this time it was Catholic fundamentalists who attacked the Saint-Michel cinema, which was screening Martin Scorsese’s film The Last Temptation of Christ, which they considered blasphemous. The attack injured 14 people. These two examples show how some of the attacks that have remained invisible in the public sphere nonetheless resonate with themes that are still very much present in contemporary public debate, from “police violence” to “freedom of expression”.

Finally, no plaque mentions the motivations of the perpetrators of the attack. Whether they were installed in 1989 or 2018, Paris’s plaques either pay tribute to “the victims of terrorism” or commemorate an “act of terrorism”, without further detail. Although, here too, there is an exception to this rule, which in turn allows us to reflect implicitly through a borderline case. The plaques commemorating the 1982 attack on the kosher restaurant Jo Goldenberg and the 2015 attack on the Hyper Casher supermarket on avenue de la Porte de Vincennes are the only ones to add an adjective, in this case “antisemitic”, to the mention of the attack, while the plaque hung on rue Copernic, which was targeted by a bomb in 1980, refers to “the heinous attack perpetrated against this synagogue”, thus specifying the reason for the attack. To date, only antisemitic attacks are named as such.

Commemorative plaque for the attack on the Jo Goldenberg restaurant on rue des Rosiers. Fourni par l'auteur

Memorial practices in Parisian public spaces

Only a tiny fraction of the terrorist acts committed in Paris since 1974 are now marked for passers-by’s attention, producing, thereby, memory as well as oblivion. The question of how these reminders of the past are used in Parisian public spaces remains open.

While the issue is not specific to the commemoration of terrorist attacks, it is particularly acute in the case of plaques referring to them, since they refer to an event – “terrorism” – which, unlike a war marked by a beginning and an end, is an ongoing process that is difficult to consider as having ended. In 1996, when the public transport company, the RATP, was asked by the families of the victims of the RER B attack to have their names included on a plaque, it initially expressed its hesitations. It said it feared dangerous crowds on the narrow metro platform. These fears proved unfounded. Very few passengers actually look up to see the plaque.

In this respect, the new November 13, 2015 memorial garden creates a form of commemoration that leaves open the possibility of new ways of remembering, combining the uses of an urban park with participation in the preservation of memory.


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The Conversation

Sarah Gensburger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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10.11.2025 à 17:27

Menace terroriste en France : sur TikTok, une propagande djihadiste à portée des jeunes

Laurène Renaut, Maîtresse de conférence au Celsa, Sorbonne Université

Le profil des volontaires au djihad armé se rajeunit en France. Sur les réseaux sociaux comme TikTok, l’accès à la propagande djihadiste est extrêmement facile.
Texte intégral (2324 mots)

Dix ans après les attentats de 2015, la menace terroriste, toujours vive, s’est transformée : elle émane d’individus de plus en plus jeunes, présents sur le territoire français, sans lien avec des organisations structurées. La propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, très facile d’accès, permettrait un « auto-endoctrinement » rapide. Entretien avec Laurène Renaut, spécialiste des cercles djihadistes en ligne.


The Conversation : Dix ans après les attentats de 2015, comment évolue la menace terroriste en France ?

Laurène Renaut : Le procureur national antiterroriste Olivier Christen a souligné que la menace djihadiste reste élevée et qu’elle a même tendance à croître au regard du nombre de procédures pour des contentieux djihadistes ces dernières années. Mais cette menace a muté. Elle est aujourd’hui endogène, moins commandée de l’étranger et plutôt liée à des individus inspirés par la propagande djihadiste, sans contact avec des organisations terroristes. Par ailleurs, il y a une évolution des profils depuis fin 2023 avec un rajeunissement des candidats au djihad armé. En 2023, 15 jeunes de moins de 21 ans étaient impliqués dans des projets d’attentats, 19 en 2024 et 17 en 2025. Ce phénomène de rajeunissement est européen, et pas seulement français. La seconde mutation réside dans une forme d’autoradicalisation de ces jeunes qui ne vont pas forcément avoir besoin de contacts avec les organisations terroristes pour exprimer des velléités de passage à l’acte.

Enfin, ce qui semble se dessiner, ce sont des formes de basculement très rapides, que l’on n’observait pas il y a quelques années. Lorsque j’ai commencé mon travail de thèse, fin 2017, la radicalisation s’inscrivait sur du long terme, avec de nombreuses étapes, un environnement familial, des rencontres, des échanges en ligne. Or là, depuis fin 2023 début 2024, le délai entre le moment où ces jeunes commencent à consommer de la propagande en ligne et le moment où certains décident de participer à des actions violentes tend à se réduire.

Comment arrivez-vous à ces conclusions ?

L. R. : Je m’appuie ici sur les données fournies par le parquet national antiterroriste ainsi que sur des échanges avec des acteurs de terrain et professionnels de la radicalisation. Mon travail, depuis huit ans, consiste à analyser l’évolution des djihadosphères (espaces numériques où y est promu le djihad armé), sur des réseaux comme Facebook, X ou TikTok. En enquêtant sur ces communautés numériques djihadistes, j’essaie de comprendre comment les partisans de l’organisation de l’État Islamique parviennent à communiquer ensemble, malgré la surveillance des plateformes. Comment ils et elles se reconnaissent et interagissent ? Quels moyens ils déploient pour mener le « djihad médiatique » qu’ils considèrent comme essentiel pour défendre leur cause ?

Quels sont les profils des jeunes radicalisés dont on parle ?

L. R. : On sait que la radicalisation, quelle qu’elle soit, est un phénomène multifactoriel. Il n’y pas donc pas de profil type, mais des individus aux parcours variés, des jeunes scolarisés comme en décrochage scolaire, d’autres qui ont des problématiques familiales, traumatiques, identitaires ou de santé mentale. On retrouve néanmoins un dénominateur commun : une connexion aux réseaux sociaux. Et il est possible de faire un lien entre cette hyperconnexion aux réseaux, où circulent les messages djihadistes, et la forme d’autoradicalisation observée. On n’a plus besoin de rencontrer un ami qui va nous orienter vers un prêche ou un recruteur : il est aujourd’hui relativement facile d’accéder à des contenus djihadistes en ligne, voire d’en être submergé.

Peut-on faire un lien entre le rajeunissement et la présence des jeunes sur les réseaux sociaux ?

L. R. : Les organisations terroristes ont toujours eu tendance à cibler des jeunes pour leur énergie, leur combativité, parce qu’ils sont des proies manipulables aussi, en manque de repères, sensibles aux injustices et, bien sûr, aujourd’hui familiers des codes de la culture numérique. On sait aussi que les jeux vidéo sont devenus des portes d’entrée pour les recruteurs. Sur Roblox, par exemple, il est possible de harponner ces jeunes ou de les faire endosser des rôles de combattants en les faisant participer à des reconstitutions de batailles menées par l’État Islamique en zone irako-syrienne.

Ce qu’on appelle l’enfermement algorithmique, c’est-à-dire le fait de ne recevoir qu’un type de contenu sélectionné par l’algorithme, joue-t-il un rôle dans ces évolutions ?

L. R. : Oui certainement. Sur TikTok, c’est assez spectaculaire. Aujourd’hui, si j’y tape quelques mots clés, que je regarde trois minutes d’une vidéo labellisée État islamique et que je réitère ce comportement, en quelques heures on ne me propose plus que du contenu djihadiste.

Les réseaux sociaux sont censés lutter activement contre les contenus de propagande terroriste. Ce n’est donc pas le cas ?

L. R. : Ce que j’observe, c’est que la durée de vie de certains contenus violents sur TikTok reste importante et que des centaines de profils appelants au djihad armé et suivis par de larges communautés parviennent à maintenir une activité en ligne. Les spécialistes de la modération mettent en évidence que les contenus de nature pédocriminelle ou terroriste sont actuellement les mieux nettoyés et bénéficient d’une attention particulière des plateformes, mais celles-ci n’en demeurent pas moins submergées, ce qui explique que de nombreux contenus passent sous les radars. Sans compter que les partisans de l’État Islamique déploient une certaine créativité, et même un savoir-faire, pour faire savoir qu’ils sont « là » sans se faire voir. Quand je tape « ma vengeance » par exemple (titre d’un chant djihadiste qui rend hommage aux terroristes du 13 novembre 2015), il est tout à fait possible, encore aujourd’hui, de retrouver des extraits de ce chant particulièrement violent. S’il est toujours présent en ligne, comme d’autres contenus de propagande, c’est parce que les militants djihadistes trouvent des astuces pour recycler d’anciens contenus et déjouer les stratégies de détection des plateformes (langage codé, brouillage du son et camouflage des images par exemple, afin d’éviter une reconnaissance automatique).

Le contenu de la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux a-t-il évolué depuis 2015 ?

L. R. : En 2015, l’organisation de l’État Islamique avait encore une force de frappe importante en termes de propagande numérique. Puis elle est défaite militairement en Syrie et en Irak, en 2017, et on observe une nette baisse de la production de propagande. Mais il y a eu une certaine détermination chez ses partisans à rester en ligne, comme si les espaces numériques étaient des prolongements du champ de bataille militaire. Ont alors émergé des tactiques de camouflage et des incitations à une forme de résistance ou de patience avec une vision de long terme du combat pour « la cause ». L’objectif pour ces cybermilitants était d’être à la fois visibles pour leur réseau et invisible des « surveillants », tapis dans l’ombre mais prêts à agir le moment opportun.

Puis on note un pic d’activité de propagande qui coïncide aux massacres perpétrés par le Hamas, le 7 octobre 2023, en Israël. Il faut préciser que l’organisation de l’État Islamique est ennemie du Hamas qu’elle considère comme un groupe de faux musulmans (ou apostats). Néanmoins, le 7-Octobre a été un moment d’euphorie collective dans les djihadosphères, avec la volonté pour l’État islamique de promouvoir ses militants comme les seuls « vrais moudjahidine » (combattants pour la foi).

Aujourd’hui, dans les djihadosphères, cohabitent des contenus ultraviolents (formats courts) que certains jeunes consomment de manière frénétique et des contenus théoriques qui nécessitent une plus grande accoutumance à l’idéologie djihadiste.

Quels sont les principaux contenus des échanges de djihadistes sur les réseaux que vous étudiez ?

L. R. : On trouve des vidéos violentes, mais de nombreux contenus ne sont pas explicitement ou visuellement violents. Ils visent à enseigner le comportement du « vrai musulman » et à condamner les « faux musulmans » à travers le takfir (acte de langage qui consiste à déclarer mécréant une personne ou un groupe de personnes). Dans sa conception salafiste djihadiste, cette accusation de mécréance équivaut à la fois à une excommunication de l’islam et à un permis de tuer – puisque le sang du mécréant est considéré comme licite.

La grande question, que l’on retrouve de manière obsessionnelle, c’est « Comment être un vrai musulman ? Comment pratiquer le takfir ? Et comment éviter d’en être la cible ? » Pour l’État islamique et ses partisans, il y a les « vrais musulmans » d’un côté et les « faux musulmans » (apostats) ou les non-musulmans (mécréants) de l’autre. Il n’y a pas de zone grise ni de troisième voie. La plupart des débats dans les djihadosphères portent donc sur les frontières de l’islamité (l’identité musulmane) : à quelles actions est-elle conditionnée et qu’est-ce qui entraîne sa suspension ?

« Est-ce que je pratique l’islam comme il le faut ? Si je fais telle prière, si je parle à telle personne (à mes parents ou à mes amis qui ne sont pas musulmans, par exemple), est-ce que je suis encore musulman ? » Telles sont, parmi d’autres, les sources de préoccupation des acteurs de ces djihadosphères, la question identitaire étant centrale chez les jeunes concernés.

Dans cette propagande, il y a un lien très fort entre le fait de se sentir marginalisé et l’appartenance au « vrai islam »…

L. R. : Effectivement, un autre concept majeur, connecté au concept de takfir, c’est celui d’étrangeté (ghurba). Dans la propagande djihadiste, le « vrai musulman » est considéré comme un « étranger » et désigné comme tel.

Ce concept, qui n’est pas présent dans le Coran, renvoie à un hadith (recueil des actes et des déclarations du prophète Muhammad), qui attribue ces paroles au prophète Muhammed : « L’islam a commencé étranger et il redeviendra étranger, heureux soient les étrangers ». Pour l’expliquer brièvement, si l’islam a commencé étranger, c’est qu’il a d’abord été, tout comme ses premiers adeptes, incompris. En effet, ceux qui adhèrent à cette religion à l’époque et qui ont suivi le prophète lors de l’Hégire sont perçus comme des marginaux ou des fous et sont même réprimés.

Mais progressivement le message de Muhammed s’étend, et l’islam devient la norme dans une grande partie du monde ; les musulmans cessant d’y être perçus comme étranges ou anormaux. Selon la tradition prophétique, c’est à ce moment-là, quand la nation musulmane grandit, que les « vrais croyants » se diluent dans une masse de mécréants et de « faux musulmans » corrompus.

Aujourd’hui, l’État Islamique s’appuie sur ce hadith pour dire que si on se sent étranger à cette terre de mécréance, à l’Occident, à sa propre famille, c’est qu’on est certainement sur le chemin du véritable islam. Leurs propagandistes se nourrissent d’une littérature apocalyptique qui met sur le même plan ces « étrangers » et « la secte sauvée » (al-firqah an-najiyah), le groupe de croyants qui combattra les mécréants jusqu’au Jugement dernier et qui, seul parmi les 73 factions de l’islam, gagnera le paradis.

Leur message est clair : aujourd’hui les « vrais musulmans » sont en minorité, marginalisés et mis à l’épreuve mais eux seuls accéderont au paradis. Cette rhétorique de l’étrangeté est centrale dans le discours djihadiste en ligne. Sur TikTok, on lit beaucoup de messages du type : « Si tu te sens seul ou rejeté, si personne ne te comprend, c’est peut-être parce que tu es un étranger », un « vrai musulman » appelé ici à combattre.


Propos recueillis par David Bornstein.

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Laurène Renaut ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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07.11.2025 à 14:07

Grenades lacrymogènes, LBD, Flash-Ball : une doctrine d’État au service de la violence légale ?

Clément Rouillier, MCF en droit public, Université Rennes 2

La doctrine officielle d’usage d’armes non létales lors d’opérations de maintien de l’ordre vise-t-elle réellement à protéger les manifestants de blessures graves ?
Texte intégral (2042 mots)

Filmées à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en mars 2023, lors de la mobilisation contre les mégabassines, des vidéos, diffusées par « Médiapart » et « Libération », issues des caméras-piétons des forces de l’ordre montrent des gendarmes lançant illégalement des grenades en tirs tendus sur les manifestants et se félicitant d’en avoir blessé certains. Ces images ravivent le débat sur l’utilisation des armes dites « non létales ». Présentées comme un moyen d’éviter le recours aux armes à feu, leur usage est censé être strictement encadré. Mais ces règles apparaissent largement théoriques, ces armes infligeant régulièrement des blessures graves. Dans le cas du lanceur de balles de défense, l’évolution des règles d’emploi interroge : cherche-t-on vraiment à protéger les manifestants ou à légitimer l’usage d’une arme controversée ?


Tirs de lanceurs de balles de défense LBD 40 depuis des quads en mouvement, tirs tendus de grenades lacrymogènes ou encore jubilation des agents à l’usage de la violence armée (« Une [grenade] dans les couilles, ça fait dégager du monde », « Je compte plus les mecs qu’on a éborgnés », « On n’a jamais autant tiré de notre life »), la manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres, 25 mars 2023) montre que les pratiques et consignes pourtant illégales revêtent une certaine constance dans les opérations de maintien de l’ordre.

La gravité des blessures causées par les lanceurs de balles de défense (Flash-Ball et LBD 40) et leurs modalités d’emploi interroge la doctrine des autorités publiques. Les conditions d’usage des lanceurs sont fixées par la loi, qui arrête un nombre limité de cas où leur utilisation est légale. C’est notamment le cas de la légitime défense, de l’état de nécessité, ou encore, en maintien de l’ordre, dans l’hypothèse où les agents sont visés par des violences ou qu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, à la condition de respecter une stricte exigence de nécessité et de proportionnalité.

Toutefois, au-delà de ce cadre très général, la loi n’indique rien quant à la manière d’utiliser ces armes, notamment en ce qui concerne leurs précautions d’emploi. Celles-ci sont fixées par les autorités du ministère de l’intérieur elles-mêmes : ministre de l’intérieur, directeur général de la police nationale (DGPN) et directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) ont adopté de nombreuses circulaires, instructions et notes de service. Ces dernières renseignent sur la façon dont les autorités de la police et de la gendarmerie interprètent la nécessité et la proportionnalité inhérentes à l’usage de la force, et la façon dont elles se représentent l’intensité acceptable de la force physique armée contre les manifestants.

LBD : de l’absence de cadre légal à l’introduction progressive de précautions d’emploi

Les lanceurs de balles de défense (LBD) ont été introduits dans l’arsenal des forces de l’ordre avec des précautions d’emploi très superficielles. Alors que certaines unités de police s’équipent des premiers Flash-Balls, dès 1992, en dehors de tout cadre légal, le DGPN réglemente leur usage par une note de service en 1995, sans prévoir de précautions particulières d’emploi. Les premières distances de tirs n’apparaissent dans les textes qu’en 2001 à titre indicatif. L’introduction expérimentale du LBD 40, en 2007, est accompagnée d’une instruction qui indique des distances opérationnelles (lesquelles varient dans le texte même de l’instruction), mais sans fixer de distance minimale ou maximale ni interdire les tirs à la tête.

Ce n’est qu’après son expérimentation in vivo en manifestation et les premières blessures qu’une instruction rectificative de 2008 interdit explicitement les tirs à la tête et dans le triangle génital.

Aujourd’hui, si les précautions réglementaires en vigueur prohibent les tirs à la tête, ceux dans le triangle génital sont à nouveau autorisés, et aucune distance minimale de tir n’est impérativement prescrite. Les textes précisent simplement qu’un tir en deçà de 3 mètres ou de 10 mètres, selon le type de munitions, « peut générer des risques lésionnels plus importants ».

La protection des manifestants : une considération secondaire

L’encadrement succinct des lanceurs de balles de défense (LBD) et leur enrichissement a posteriori semble s’expliquer par une logique institutionnelle. L’essentiel est d’éviter que les policiers aient à tirer avec leur arme létale.

Selon l’ancien préfet de police Didier Lallement, « les LBD visent à maintenir à distance les manifestants pour éviter un corps-à-corps qui serait tout à fait catastrophique, les fonctionnaires risquant même d’utiliser leur arme de service s’ils étaient en danger ». Les blessures infligées par le LBD semblent parfois regardées comme un « moindre mal ».

Considérer que l’utilisation du LBD 40 évite le recours à l’arme létale renseigne sur la doctrine française du maintien de l’ordre et explique pourquoi les LBD sont introduits dans l’arsenal des forces de l’ordre sans aucun critère de puissance et sans concertation avec des médecins spécialisés en traumatologie. Le préfet de police et le commissaire en charge de l’ordre public à Paris eux-mêmes semblent ignorer les caractéristiques balistiques de l’arme lorsqu’ils estiment que la balle d’un LBD 40 est d’une vitesse de 10 mètres par seconde. Elle est en réalité dix  fois supérieure.

Auditions du 3 avril 2019 devant la commission des lois du Sénat de la ministre de la justice Nicole Belloubet et du préfet de police de Paris Didier Lallement qui semble ignorer (à partir 3:32:17) les caractéristiques balistiques du LBD.

Aujourd’hui, les précautions d’emploi des LBD sont particulièrement fournies. L’instruction de 2017 impose une multitude de paramètres à prendre en compte avant un tir : s’assurer que les tiers se trouvent hors d’atteinte, prendre en compte la distance de tir, la mobilité, les vêtements et la vulnérabilité de la personne, s’assurer qu’elle ne risque pas de chuter, etc. Cependant, cette méticulosité ne signifie pas nécessairement une meilleure protection des manifestants, les agents soulignant eux-mêmes la grande difficulté à les respecter en pratique :

« Pour bosser avec des collègues habilités LBD, j’ai pu constater la difficulté [à l’utiliser] sur les manifs, avec la mobilité et la foule autour. Souvent, le point visé n’est pas celui atteint, à cause de ces conditions, et aussi parce que, passé une certaine distance, le projectile n’a plus une trajectoire rectiligne. » (Déclaration d’un syndicaliste policier.)

Une guerre de communication : encadrer pour légitimer la violence légale

Pourquoi prévoir autant de précautions d’emploi si leur respect semble aussi délicat en pratique ? Ce caractère en partie théorique des précautions d’emploi s’explique parce qu’elles ne visent pas seulement à fournir un guide de maniement des armes : elles remplissent également une fonction de légitimation de la violence légale.

En maintien de l’ordre, les forces de l’ordre sont engagées dans une guerre de communication destinée à imposer un récit officiel des événements. Légitimer l’usage de la force suppose de garder la main sur ce récit, là où une blessure ou un décès fait toujours courir le risque de la perdre. L’édiction et l’enrichissement des textes réglementaires au gré des blessures que causent les LBD et des critiques permettent notamment aux autorités de démontrer leur activisme sur la dangerosité d’une arme.

Bien plus, en définissant les contours du « bon usage » des armes, ces textes posent un cadre juridique formel qui permet de désamorcer les critiques en sous-entendant que les blessures ou les décès résultent d’un mauvais usage individuel ou d’une faute de la victime.

Pour autant, cet encadrement est problématique pour les autorités policières, car il réduit la marge de manœuvre des agents sur le terrain en les soumettant à des règles à respecter au moment de tirer. C’est le double tranchant des instructions : elles permettent de légitimer l’usage des armes en montrant qu’elles sont bien encadrées, mais elles contraignent les agents parce que les victimes pourront se servir de ces instructions dans leurs recours juridictionnels (pénal ou en responsabilité) en montrant qu’elles ne sont pas respectées. C’est toute l’ambiguïté de la légitimation par le droit, et c’est ce qui explique la réticence initiale à prévoir des conditions trop strictes ou à les publier trop ouvertement.

Mais cette rhétorique réglementaire du mauvais usage individuel semble validée par les juridictions elles-mêmes. Lorsque le Conseil d’État est saisi, en 2019, de la demande d’interdiction du LBD 40, un magistrat compare à l’audience les 193 blessures graves causées par le LBD 40 durant le mouvement des gilets jaunes aux quelque 12 000 tirs effectués entre novembre 2018 et janvier 2019 pour conclure que les précautions d’emploi paraissent respectées.

C’est probablement là une des fonctions essentielles des textes réglementaires adoptés par les autorités du ministère de l’intérieur. Dans un État de droit, pour être légitime, le monopole étatique de la violence physique doit apparaître contrôlé, soumis à des règles juridiques qui neutralisent les arbitrages politiques fondant le choix d’autoriser la force armée contre les individus. À travers les précautions réglementaires d’emploi, les autorités publiques prévoient des règles juridiques à respecter qui, en encadrant et en limitant la violence légale, permettent d’en légitimer le principe même.

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Clément Rouillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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06.11.2025 à 15:26

Du Drugstore Publicis au 13-Novembre : Paris face à ses attentats, une mémoire partielle

Sarah Gensburger, Directrice de recherche au CNRS, Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po Paris, Sciences Po

Sur près de 150 attentats survenus à Paris depuis 1974, seuls quelques-uns ont laissé une trace dans la mémoire urbaine. Pourquoi tant d’attaques restent-elles absentes de l’espace public ?
Texte intégral (2638 mots)

Attaques contre la synagogue de la rue Copernic (1980), contre le restaurant Jo Goldenberg de la rue des Rosiers (1982), le magasin Tati rue de Rennes (1986), le RER B aux stations Saint-Michel (1995) et Port-Royal (1996)… sur près de 150 attentats survenus depuis 1974 à Paris ou au départ de la capitale, seuls quelques-uns ont trouvé place dans la mémoire urbaine. Comment expliquer que tant d’attaques passées restent invisibles ?

Le 13 novembre prochain, dix ans jour pour jour après les attaques de Paris et de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), aura lieu l’inauguration officielle du jardin en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, place Saint-Gervais derrière l’Hôtel de Ville de Paris (Paris Centre). Ce nouveau site de mémoire, particulièrement soigné et original, s’ajoute aux plaques commémoratives qui, dès novembre 2016, ont été inaugurées devant les lieux visés. Certaines victimes voient aussi, depuis plusieurs années déjà, leur nom honoré dans d’autres espaces. Il en est, par exemple, ainsi de Lola Salines et d’Ariane Theiller, qui travaillaient dans le milieu de l’édition et dont une plaque disposée dans le hall intérieur du Centre national du livre, dans le VIIe arrondissement de Paris, porte les noms.

L’espace public parisien a été profondément transformé par les attaques du 13-Novembre. Si les plaques commémoratives d’attentat y sont désormais plus nombreuses et quasi systématiques, elles mettent simultanément en lumière le trou de mémoire qui entoure la majeure partie des attaques terroristes qui ont frappé la ville depuis 1974.

Mémoire collective et trou de mémoire

À Paris, près de 20 plaques qui rappellent le souvenir d’attentats survenus dans la ville, et rendent hommage à celles et ceux qui en furent victimes, sont aujourd’hui visibles dans l’espace public. Elles se répartissent dans sept arrondissements différents. Elles concernent les attaques du 3 octobre 1980 contre la synagogue de la rue Copernic (XVIe arrondissement) ; du 9 août 1982 contre le restaurant casher Jo Goldenberg, rue des Rosiers (IVe) ; du 17 septembre 1986, contre le magasin Tati, rue de Rennes (VIe) et les deux explosions qui ont visé le RER B, le 25 juillet 1995 à la station Saint-Michel (Ve) et le 3 décembre 1996 à Port-Royal (Ve).

Le reste de ces plaques renvoient aux attentats de janvier (XIe et XIIe arrondissements) et surtout du 13 novembre 2015 (Xe et XIe arrondissements) à l’exception de celles commémorant les attaques, postérieures, contre Xavier Jugelé, survenues le 20 avril 2017 sur l’avenue des Champs-Élysées (VIIIe), et contre Ronan Gosnet, le 12 mai 2018 rue Marsollier (IIe).

Plaques commémoratives des attentats du 13-Novembre. Fourni par l'auteur

Si elle donne à voir une volonté de commémoration, cette mémoire urbaine met aussi en lumière le véritable trou de mémoire qui entoure la majeure partie des attaques terroristes à être survenues à Paris dans la période contemporaine.

1974 : l’attaque du Drugstore Publicis, point de départ du terrorisme contemporain

En France, l’État a institué l’année 1974 comme le point de départ du terrorisme contemporain. C’est, en effet, cette date qui marque le début de la période que l’exposition permanente du futur Musée mémorial du terrorisme a pour vocation de couvrir. Et les « victimes du terrorisme », qui sont notamment définies par leur droit à l’attribution d’une médaille particulière, sont celles touchées par des attentats survenus depuis cette même année 1974. Celle-ci renvoie à l’attaque contre le Drugstore Publicis Saint-Germain-des-Prés qui a eu lieu à Paris (149, boulevard Saint-Germain, VIᵉ arrondissement), le 15 septembre de cette année-là. Cette borne chronologique peut bien sûr être discutée, comme tout découpage temporel. Elle est toutefois prise ici comme une donnée.

Depuis 1974 donc, dans le cadre du travail de préfiguration du Musée mémorial du terrorisme, l’historienne Jenny Raflik-Grenouilleau a recensé près de 150 attentats à Paris ou au départ de Paris. Sur ce total, 130 attaques ont fait au moins un ou une blessée et un peu plus de 80 ont entraîné le décès d’au moins une victime. Selon le lieu où chacun souhaite placer le curseur de ce qui est digne d’être commémoré – des morts jusqu’aux seules atteintes aux biens, c’est plus de 80 attentats et jusqu’à près de 150 qui, à Paris, pourraient potentiellement avoir donné lieu à un rappel permanent dans l’espace public.

Les 17 plaques existantes ne concernent donc qu’une toute petite minorité des actes terroristes qui ont eu lieu dans la ville. À cet égard, à Paris, le constat rejoint celui dressé par Kenneth Foote dans son étude pionnière : elles sont à la fois sources de mémoire et productrices d’oubli. Ainsi, l’attentat qui a frappé le Drugstore Publicis Saint-Germain en 1974 a fait deux morts et trente-quatre blessés. Alors qu’il fait donc figure de point de départ de la séquence contemporaine du terrorisme, aucune plaque ne mentionne l’événement aux passants, Parisiens comme touristes, nombreux à emprunter chaque jour ce carrefour très fréquenté de Saint-Germain-des-Prés.

Récits sélectifs et invisibilisation des responsables

Qu’ont donc en commun les quelques plaques commémoratives parisiennes qui rappellent, rarement donc, des attentats survenus dans la capitale ?

Il apparaît tout d’abord que ce sont les attentats les plus meurtriers qui sont rappelés au souvenir et au premier rang desquels, évidemment, ceux du 13 novembre 2015. Tous les attentats qui ont fait au moins quatre victimes décédées sont signalés dans l’espace public. Ce fait ne compte qu’une exception. En juin 1976, une explosion fait quatre morts boulevard Sébastopol (IIIe). L’attentat à la bombe est le fait d’une « brigade révolutionnaire » qui a visé une agence d’intérim pour dénoncer la précarisation de l’emploi. La concierge de l’immeuble et sa fille ainsi que deux habitants trouvent la mort.

Par contre, seuls deux attentats qui ont fait un mort unique sont commémorés : il s’agit des plus récents, survenus en 2017 et en 2018, dont les victimes ont été nommées plus haut. Les attaques qui ont conduit à moins de quatre décès sont invisibles.

Ensuite, les plaques existantes ne font référence qu’à des attentats qui sont le fait d’organisations islamistes (Groupe islamique armé, Al-Qaida, Daesh…), d’une part, ou qui ont été revendiqués au nom de la défense de la cause palestinienne, de l’autre. À cet égard, les plaques existantes sont d’abord le reflet de la nature infiniment plus criminelle des attaques portées par ces groupes comme de leur présence majoritaire. Il n’en reste pas moins qu’elles ne portent, en conséquence, que deux visages du terrorisme.

Des terrorismes divers mais une mémoire partielle

Ceux-ci ont pourtant été divers depuis 1974. Sont par exemple absentes de l’espace public la mémoire des terrorismes d’extrême gauche et, dans une moindre mesure, celle d’extrême droite, qui ont pourtant été des faits importants des années 1970 et 1980 à Paris et qui ont fait plusieurs morts et de nombreux blessés.

C’est ainsi que, dans un attentat fomenté par Action directe, en 1983, Françoise Rudetzki, créatrice de l’association SOS Attentats qui a permis de faire advenir la prise en charge des victimes du terrorisme par les pouvoirs publics telle qu’on la connaît aujourd’hui, est grièvement blessée alors qu’elle dîne au restaurant Le Grand Véfour. Encore aujourd’hui, aucune mention de cet attentat n’existe pourtant sur les murs de l’immeuble en question du Ier arrondissement.

Ce trou de mémoire interroge d’autant plus que les justifications mises en avant par ces attentats invisibles n’ont pas disparu. Entre les 5 et 21 juillet 1986, le groupe Action directe, toujours, réalise successivement trois attentats à la bombe. L’attaque du 9 juillet vise la brigade de répression du banditisme, tue un policier et fait 22 blessés. La revendication fait mention de Loïc Lefèvre, jeune tué par un membre des forces de l’ordre à Paris quatre jours auparavant, qu’il s’agissait de « venger ». En octobre 1988, ce sont cette fois-ci des intégristes catholiques qui attaquent le cinéma Saint-Michel, qui projette le film qu’ils jugent blasphématoire la Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese, et font 14 blessés. Ces deux exemples montrent à quel point certaines des attaques demeurées invisibles dans l’espace public n’en résonnent pas moins avec des thèmes encore très présents dans le débat public contemporain : des « violences policières » à la « liberté d’expression ».

Enfin, cette différenciation quant à l’identité de leurs responsables entre les attentats mentionnés dans la ville et ceux qui ne le sont pas se dissout dans le fait qu’aucune plaque ne mentionne les motivations des auteurs de l’attentat.

Qu’elles aient été posées en 1989 ou en 2018, ces plaques rendent hommage « aux victimes du terrorisme » ou rappellent un « acte de terrorisme », sans précision. Là aussi, une exception à cette règle existe et, à son tour, permet de réfléchir en creux à travers un cas limite. Les plaques commémorant l’attentat de 1982 contre le restaurant casher Jo Goldenberg, rue des Rosiers, ou celui de 2015 contre l’Hyper Casher, avenue de la porte de Vincennes, sont les seules à ajouter un adjectif épithète, en l’espèce « antisémite », à la mention de l’attentat tandis que la plaque apposée rue Copernic, visée par une bombe en 1980, renvoie à « l’odieux attentat perpétré contre cette synagogue », précisant ainsi la raison de l’attaque. À ce jour, seuls les attentats antisémites sont nommés comme tels.

Plaque commémorative de l’attentat contre le restaurant Jo Goldenberg, rue des Rosiers. Fourni par l'auteur

Les pratiques mémorielles dans l’espace public parisien

Produisant à la fois mémoire et oubli, ce sont donc une infime partie des actes terroristes commis à Paris depuis 1974 qui sont aujourd’hui signalés au passant. La question de savoir quels usages sont faits de ces rappels du passé dans l’espace public parisien reste ouverte.

Si la question n’est pas propre à la commémoration des attentats, elle se pose avec une acuité particulière pour les plaques qui y font référence, puisque celles-ci renvoient à un événement – « le terrorisme » – qui, contrairement à une guerre – qui a un début et un fin –, est un processus continu dont il est délicat de considérer qu’il est terminé. En 1996, lorsque la RATP avait été sollicitée par les familles de victimes de l’attentat du RER B pour faire figurer leurs noms sur une plaque, celle-ci avait dans un premier temps fait part de ses hésitations. Elle disait redouter des attroupements, dangereux, sur un quai de métro trop étroit. Ces craintes se sont révélées sans fondement. Très peu de voyageurs lèvent effectivement les yeux pour regarder la plaque.

À cet égard, le nouveau jardin mémoriel du 13-Novembre crée une forme inédite de commémoration qui laisse ouverte la possibilité de nouvelles pratiques mémorielles, au croisement des usages d’un parc urbain et de la participation à l’entretien du souvenir.

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Sarah Gensburger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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06.11.2025 à 15:26

Qu’est-ce que le 13-Novembre a changé à la politique de mémoire parisienne ?

Sarah Gensburger, Directrice de recherche au CNRS, Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po Paris, Sciences Po

Dix ans après les attaques du 13-Novembre, comment Paris inscrit-elle la mémoire du terrorisme dans son paysage urbain ? De la rue Copernic au Bataclan, une histoire des plaques et de monuments commémoratifs.
Texte intégral (3046 mots)

Dix ans après les attaques du 13-Novembre, Paris s’apprête à inaugurer un jardin en hommage aux victimes, place Saint-Gervais, derrière l’Hôtel de Ville (Paris Centre). Longtemps absente des politiques municipales, la commémoration du terrorisme s’est construite pas à pas, au fil des décennies, sous l’impulsion d’associations et, plus récemment, de la Ville elle-même. De la rue Copernic (1980) au Bataclan (2015), l’histoire de ces plaques et monuments raconte aussi celle d’une lente reconnaissance publique des victimes et du rôle de la capitale dans la mémoire nationale.


Le 13 novembre prochain aura lieu l’inauguration officielle du jardin en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, place Saint-Gervais derrière l’Hôtel de Ville de Paris (Paris Centre). Celui-ci a vocation à être un « lieu de recueillement à la mémoire des victimes » et un « oasis de calme et d’apaisement en hommage à la vie et à la résilience ». Il marque l’aboutissement d’une politique publique de mémoire municipale investie dans la commémoration du 13-Novembre dans l’espace public. Dès le premier anniversaire des attaques, des plaques avaient en effet été apposées sur chacun des lieux touchés.

Cet investissement municipal dans la commémoration du terrorisme est pourtant récent. Il est possible d’en retracer l’évolution. En effet, jusqu’en 2015, aucune des plaques commémoratives rappelant des attentats survenus dans l’espace parisien n’avait été posée à l’initiative de la Ville.

Les premières plaques commémoratives et l’action des associations

Les deux premières plaques relatives à des actes de terrorisme contemporain à avoir été apposées à Paris sont dues à la mobilisation d’organisations de la communauté juive en référence aux deux attentats antisémites survenus le 3 octobre 1980 contre la synagogue de la rue Copernic (dans le XVIᵉ arrondissement) et le 9 août 1982 contre le restaurant casher Jo Goldenberg, rue des Rosiers (IVe). Rue Copernic comme rue des Rosiers, les textes reprennent à l’époque la forme mémorielle traditionnelle de la lecture des noms. Elle commence par l’expression canonique : « À la mémoire de… »

La Ville de Paris n’est pas davantage à la manœuvre pour la pose de la plaque sur la façade du magasin Tati, rue de Rennes, frappé en 1986. Posée en 1989, celle-ci est due à l’initiative de la principale association de victimes du terrorisme existant à l’époque, SOS Attentats. La pose de la plaque s’inscrit ainsi dans la stratégie de mobilisation de l’association pour l’obtention de droits pour les victimes du terrorisme par les pouvoirs publics. Seul le nom du président François Mitterrand y est ainsi mentionné, comme un symbole de l’investissement attendu de l’État dans la prise en charge des victimes. Les sept personnes décédées dans l’attaque restent, elles, anonymes pour les passants. Du point de vue de SOS Attentats, c’est la cause des victimes qu’il s’agit de promouvoir et non le destin, tragique, de telle ou tel.

Les attentats commis dans le RER B en juillet 1995 et en décembre 1996 occupent à cet égard une position intermédiaire. Là non plus, la Ville de Paris n’est pas à la manœuvre. Les quais et couloirs du métro sont en effet de la responsabilité de la RATP. D’ailleurs, au cours des longs débats consacrés à ces deux attentats et à ses conséquences pour la ville qui ont lieu lors du Conseil municipal qui se tient en septembre 1995, aucun orateur, quel que soit son bord politique, n’évoque une éventuelle commémoration de ces événements, sous une forme ou une autre.

Vingt ans après, pourtant, immédiatement après l’attaque contre le journal satirique Charlie Hebdo, le Conseil municipal s’accorde d’emblée sur le principe de sa commémoration. En janvier 2016, pour le premier anniversaire des attentats de janvier, des plaques commémoratives sont apposées sur la façade de l’immeuble de la rue Nicolas-Appert (XIᵉ) et sur celle de l’Hyper Casher porte de Vincennes (XXᵉ). Ce jour-là, au coin de la place de la République, dans sa partie nord-ouest, côté Xe arrondissement, un « chêne du souvenir » est également inauguré accompagné d’une plaque qui rend hommage aux victimes de janvier et à celle de novembre. En novembre 2016 enfin, chacun des lieux touchés par les attentats du 13 novembre 2015 se voit doté d’une plaque commémorative qui porte le nom de victimes décédées.

Plaque commémorative inaugurée au pied du chêne du souvenir, place de la République (Paris), janvier 2016. S. Gensburger, Fourni par l'auteur

Le restaurant Goldenberg : vers une prise en charge municipale de la mémoire

Comment expliquer ce changement dans la politique municipale en matière de mémoire du terrorisme ? Le premier changement opère en réalité avant la séquence de 2015.

Depuis le début des années 1990, la Ville de Paris développe un programme de préservation du souvenir des noms des victimes juives de la Shoah, notamment des enfants, dans l’espace public. Cette politique publique va inspirer l’investissement municipal dans la commémoration des attentats. Parce qu’elle commémore un attentat antisémite dans un quartier, celui du Marais, emblématique de la persécution des Juifs sous l’Occupation, la plaque en hommage aux victimes de l’attentat du restaurant Goldenberg, rue des Rosiers en constitue le premier terrain d’action.

En effet, cette plaque, à l’origine donc associative, disparaît en 2007. Comme, trois plus tard, l’expliquera Christophe Girard, élu parisien et alors adjoint à la culture, lors d’un débat sur la question au sein du Conseil de Paris :

« La plaque était une plaque privée. Ce n’était pas une plaque apposée par la Ville. Elle a été enlevée à la suite de travaux du restaurant, qui n’existe plus, comme vous le savez, et qui a été remplacé par une boutique de vêtements. En 2008, le maire de Paris (Bertrand Delanoë, ndlr) a exprimé son souhait qu’une plaque rappelant cette tragédie soit apposée sur la façade de l’immeuble. Depuis, les contacts entre la direction des affaires culturelles et le syndic de l’immeuble ont été multiples, mais avec, je dois le dire, des réticences du côté de l’immeuble et des propriétaires privés. Nous sommes en attente de l’accord écrit du propriétaire du nouveau magasin, qui ne devrait plus tarder, pour que nous puissions délibérer et apposer enfin cette plaque que la Ville de Paris prendra en charge, bien entendu. »

En 2011, une nouvelle discussion a lieu pour voter la délibération proposée. Le propriétaire des lieux ayant accepté entre temps le principe de la pose d’une nouvelle plaque. Karen Taïeb, adjointe à l’histoire de Paris, prend alors la parole :

« “Ne pas oublier, c’est aussi rester vigilant”, avait déclaré le président François Mitterrand venu en personne témoigner “de sa solidarité et de sa fidélité au souvenir”, lors du premier anniversaire de cette triste commémoration. Aussi, pour être fidèle au souvenir, la mention “Attentat antisémite au restaurant Goldenberg” va figurer en titre sur cette plaque commémorative, c’est ainsi qu’il est inscrit dans la mémoire collective et je me félicite donc de voir cette délibération ainsi amendée avec cette précision historique. »

Catherine Vieu-Charier, adjointe elle à la mémoire qui a joué un rôle important dans la mise en œuvre des plaques en souvenir des enfants juifs déportés dans les écoles parisiennes depuis le milieu des années 1990, prend à son tour la parole. Elle fait alors le lien direct entre les deux formes de commémoration :

« Je voudrais rappeler aussi que cette rue des Rosiers a été particulièrement frappée le 16 juillet 1942 et que des enfants qui ont échappé à la dramatique rafle nous ont raconté combien il était poignant de voir jeter par terre toutes les photos et tous les documents qui jonchaient le sol. On est donc bien dans un lieu où l’âme juive dont a parlé Karen était très forte, et qui disparaît effectivement. Il nous semblait important de recontextualiser et de rappeler que c’était bien au restaurant Goldenberg, et non pas sur une boutique qui s’appelle “Le Temps des cerises” et qui n’a pas grand-chose à voir avec le Pletzl et toute sa culture. »

La nouvelle plaque est inaugurée le 29 juin 2011.

Une accélération de la mémorialisation des attentats

Lorsque surviennent les attentats de janvier et de novembre 2015, cette nouvelle plaque de la rue des Rosiers est encore la seule à avoir été posée par la Ville. Son format fournit alors un cadre à la manière desquelles les plaques liées aux attaques de 2015 vont être rédigées. Le développement du principe de l’inclusion des listes de noms de victimes de la Shoah au cours des années 1990-2000 d’une part, l’ampleur inédite des attentats de 2015 de l’autre, entraînent en effet la mise en place d’une nouvelle politique publique municipale qui se caractérise par l’accélération de la mise en mémoire dans l’espace public.

Les attentats du 13 novembre 2015 marquent ainsi un net raccourcissement du délai moyen entre la survenue de l’attentat et son rappel dans l’espace public. La plaque qui rappelle l’attentat de 1986 de la rue de Rennes comme celle qui rend hommage aux victimes de l’attentat de 1982 de la rue des Rosiers avaient, toutes deux, été apposées à l’occasion du troisième anniversaire des attaques. Le délai est désormais d’une année seulement.

Cette accélération, depuis 2015, de la mémorialisation des attentats dans l’espace public parisien va de pair avec une plus grande solennité. Depuis leur installation en 2016, les plaques commémoratives du 13-Novembre ont ainsi connu des aménagements successifs pour les rendre davantage solennelles, à la hauteur du drame dont elles doivent rappeler le souvenir.

Ce nouveau registre d’action publique n’est toutefois pas rétroactif. Il participe de la construction tant d’une mémoire publique que d’un trou de mémoire pour ce qui concerne les attentats antérieurs à 2015 et qui sont très nombreux. En 2017, le capitaine de police Xavier Jugelé est poignardé sur les Champs-Élysées lors d’une attaque terroriste. Un an plus tard, la Ville de Paris y inaugure une plaque à sa mémoire. Les débats au Conseil municipal insistent alors sur l’importance du lieu :

« Français et étrangers, touristes et Parisiens, petits et grands passeront devant cette plaque commémorative. Elle rappellera pour ne jamais oublier qu’en ces lieux un odieux attentat terroriste est survenu. »

Il n’est pourtant pas rappelé, ni dans les débats ni dans l’espace public, qu’un attentat est survenu à la Galerie Point Show sur la même avenue, le 20 mars 1980, faisant deux morts et vingt-neuf blessés.

Des lieux de mémoire à distance : entre recueillement et vie quotidienne

Pourtant, la Ville de Paris a exprimé à plusieurs reprises son intention de rendre visible des attaques antérieures à 2015 qui sont aujourd’hui invisibles. Elle s’est alors heurtée à la réticence des propriétaires ou exploitants, comme évoquée par Christophe Girard dès 2008. Dans le cas des attaques terroristes, l’apposition de plaques commémoratives a en effet ceci de particulier qu’elle est toujours le produit d’une tension entre l’importance de se souvenir du drame et des victimes et la nécessité de continuer à vivre et de reprendre une activité sociale normale, notamment économique, dans les lieux touchés, et ce alors que précisément la menace du terrorisme n’est jamais totalement révolue.

Cette tension n’échappe pas à l’apposition de plaques concernant les attentats du 13 novembre 2015, et c’est d’ailleurs une différence majeure avec celles qui rappellent les attaques de janvier 2015. L’attentat antisémite du 9 janvier 2015 contre l’Hyper Casher est rappelé par une plaque sur la façade même du bâtiment qui a certes également une vocation économique. Mais sa nature le fait s’inscrire dans une histoire propre, qui est celle de la mémoire de l’antisémitisme, et justifie que la plaque s’y trouve. De même, c’est bien sur les murs de l’immeuble de la rue Nicolas-Appert qui abritait les bureaux du journal Charlie Hebdo que figure la plaque commémorative de l’attaque contre la rédaction du journal. C’est, en effet, non une entreprise privée ou un particulier mais la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP), bailleur social en lien avec la municipalité, qui en est propriétaire.

Il en va différemment des plaques commémoratives consacrées au 13-Novembre. Chaque lieu touché compte sa propre plaque avec les noms des victimes mortes en ce lieu. Toutefois, et contrairement cette fois-ci à la pratique habituelle en matière de plaque commémorative dont les textes débutent d’ordinaire par « Ici… », « En ce lieu… », « Dans [ou devant] cet immeuble… », aucune de ces plaques inaugurées à Paris, en novembre 2016, à l’occasion du premier anniversaire des attentats n’a été accrochée sur les murs des lieux mêmes où les tueries se sont déroulées. Elles sont toutes installées à distance.

Les cafés La Bonne Bière et Casa Nostra comme la salle de concert du Bataclan ne disposent pas, face à eux, d’un bâtiment public sur lequel poser une plaque. Des parcs ont donc été choisis. Dans le premier cas, la grille extérieure du square a servi de support. Dans l’autre, l’intérieur du square sert d’écrin à la stèle commémorative. Pour les autres lieux, le mur de l’hôpital Saint-Louis, celui du Palais de la femme ou encore un poteau de lampadaire accueillent la plaque. Volontariste, la politique publique municipale systématisée depuis le 13 novembre 2015 doit ainsi composer avec deux logiques différentes, celle du deuil et celle du retour à la normale.

À cet égard, la forme de jardin mémoriel qui a été choisie pour servir de monument du 13-Novembre articule de belle manière ces deux pratiques sociales d’hommage aux victimes, d’une part, et d’usage ordinaire de l’espace public, de l’autre. Elle marque l’aboutissement d’une politique publique certes récente mais volontariste.

À lire aussi, de la même autrice, l'article Du Drugstore Publicis au 13-Novembre : Paris face à ses attentats, une mémoire partielle

The Conversation

Sarah Gensburger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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05.11.2025 à 15:23

De Mai 68 à la génération Z : ce que les révoltes apportent à la démocratie

Michel Wieviorka, Sociologue, membre Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (CADIS, EHSS-CNRS), Auteurs historiques The Conversation France

De Mai 68 à la Génération Z, un même souffle contestataire stimule la vie démocratique et rappelle que le changement social peut venir d’« en bas ».
Texte intégral (2158 mots)

Dans un contexte de droitisation qui étouffe l’horizon collectif, la mémoire de Mai 68 est parfois évoquée comme « origine du déclin ». Pourtant, son héritage rappelle qu’un changement social profond peut naître « d’en bas ». À l’échelle mondiale, la génération Z, ou Gen Z, relance aujourd’hui des formes de mobilisation qui contestent les élites, réinventent les symboles et réclament plus de démocratie. Une nouvelle promesse de transformation politique ?


Les tendances à la droitisation de la vie politique et intellectuelle française s’inscrivent dans un contexte de perte de repères. Qui ose parler de « jours heureux » à venir, comme le faisait le Conseil national de la résistance ? De « lendemains qui chantent » comme le Parti communiste français au temps de sa splendeur ?

À gauche, le discours ne prête guère à l’optimisme, il est surtout question de crises, sans horizon plus lointain que l’élection présidentielle de 2027. L’absence de perspectives est accablante, et la guerre en Ukraine, les horreurs du Proche-Orient ou la géopolitique erratique de Donald Trump alimentent des raisonnements dans lesquels les acteurs et les enjeux de la vie internationale occupent presque toute la place et semblent déconnectés des dynamiques sociales ou politiques internes aux sociétés concernées, en dehors du nationalisme.

La droitisation mine le débat démocratique en rejetant les demandes sociales au nom de leur supposé impact sur l’économie, et en disqualifiant les revendications culturelles en celui de l’intégrité de la nation et de l’universalisme abstrait que porte l’idée républicaine. La droite et l’extrême droite désignent notamment, parmi les coupables, Mai 68 et ses acteurs, qui en ayant sapé l’autorité auraient ouvert la voie au « wokisme » et autres « gangrènes ».

Le changement par le bas

Mai 68 a exercé un impact durable sur la vie collective, accélérant et même déclenchant l’entrée de la société dans l’ère postindustrielle, d’en bas, à partir de contestations, et non pas via des jeux politiciens et politiques publiques plus ou moins technocratiques. Il faut tirer une leçon de ce constat : Mai 68, dans ce qu’il a pu comporter de meilleur, nous invite à considérer avec confiance et bienveillance au moins certaines des mobilisations récentes ou contemporaines, et à y voir la marque non pas de crises (ou pas seulement) mais de nouveaux conflits propres à l’ère nouvelle, ou lui permettant d’advenir.

Hier, des actions collectives spectaculaires se sont opposées à des pouvoirs autoritaires : mouvement pro-démocratie « des parapluies » à HongKong, en 2014 ; « printemps arabe », inauguré en Tunisie en décembre 2010 ; soulèvement postélectoral de 2009 en Iran, avec le « mouvement vert », puis en 2022-2023 le mouvement « Femme-Vie-Liberté », sous la bannière de Mahsa Amini, jeune Kurde d’Iran tuée par la police des mœurs, etc.

Aujourd’hui se mobilise la génération Z, ou Gen Z, née grosso modo entre 1995 et 2010. Au Maroc, à Madagascar, en Indonésie, au Népal, au Pérou, au Kenya, etc., le mouvement Gen Z met en cause les classes dirigeantes, leurs dépenses fastueuses ou tout au moins superflues – des stades par exemple, moins urgents que l’accès à l’eau, à l’électricité, à un logement décent pour les plus démunis.


À lire aussi : Népal : La génération Z prend la rue et réinvente la contestation


Avec des différences d’un pays à l’autre, certes, Gen Z dénonce la corruption, le népotisme, les carences des services publics, l’injustice sociale, la précarité. Elle a soif d’écoute. Elle demande des droits. Elle se heurte à une répression violente, à des emprisonnements abusifs. Elle lutte à la fois pour diverses revendications, et pour les conditions de leur traitement politique, c’est-à-dire pour la démocratie ou pour son élargissement.

Gen Z est de son temps. À l’aise dans la culture du numérique, le mouvement use de l’IA non sans humour et s’organise grâce aux réseaux sociaux, tel Discord. Sa modernité culturelle globale s’observe aussi dans sa référence au manga One Piece et dans l’adoption comme emblème du drapeau de l’équipage du personnage principal, le pirate Luffy, qui libère les peuples et se bat contre un gouvernement corrompu.

Le mouvement est générationnel, mais ce n’est pas la guerre d’une génération contre d’autres.

Rien ne dit que Gen Z durera ou exercera un impact durable. La répression est toujours susceptible de l’emporter. Gen Z peut s’abolir, s’institutionnaliser pour donner naissance à un parti politique. Ou dégénérer, laisser la place à la spirale de la violence, au terrorisme, à la guerre civile. On observe déjà qu’il est lourd souvent de colère, de rage, et que, faute pour lui, de débouché politique, les débordements ne manquent pas : émeutes, pillages notamment. Mais comme Mai 68, il mérite d’être perçu dans ce qu’il présente de meilleur, son haut niveau de projet, sa capacité à innover culturellement et à se mobiliser pour des droits fondamentaux.

Et en France ?

On peut aisément repérer pour la France des points communs avec le mouvement Gen Z en considérant par exemple, pour les seules années récentes, les luttes écologistes, féministes, antiracistes, les gilets jaunes, Nuit debout, ou bien encore les manifestations contre la réforme des retraites.

Sociales, en effet, les demandes, ici, mettent aussi en jeu le revenu, la justice, l’égalité, l’accès à l’éducation, à la santé, au logement ou à l’emploi, le refus de la corruption – des thèmes chers à Gen Z.

Culturelles, elles peuvent porter sur l’environnement, ou concerner les identités minoritaires. En matière éthique, elles plaident pour d’autres relations entre les femmes et les hommes, contre le racisme, l’antisémitisme, pour des réponses appropriées aux questions liées à la vie et à la mort – des thèmes qui ne sont pas nécessairement ceux du mouvement Gen Z à l’étranger, mais qui ne s’opposent pas à eux.

Les mouvements contemporains, tout comme Gen Z, recourent aux réseaux sociaux, et tendent à privilégier une logique d’autogestion horizontale associée au refus de tout leader. Ils sont susceptibles d’adopter un objet emblématique, une couleur : un bonnet rouge (en Bretagne, en 2013), un gilet jaune (en 2018-2019).

Avec ici une différence considérable : s’il est possible de constater des caractéristiques générationnelles dans un pays comme la France, on n’a pas vu à ce jour s’affirmer une action collective puissante de jeunes de type Gen Z.

En démocratie, quand les demandes émanant de la société ne trouvent pas leur traitement politique faute de partis, d’instances, d’institutions où elles peuvent être entendues et débattues, elles débouchent chez les uns sur la violence, les rêveries révolutionnaires ou insurrectionnelles, chez d’autres sur l’apathie ou le découragement, chez d’autres encore sur un tropisme accru pour les réponses autoritaristes.

Dès lors, les forces extrêmes du spectre politique peuvent récupérer certaines de ces demandes en les intégrant et en les pervertissant. Les gilets jaunes ont ainsi été critiqués par exemple pour la place qu’a pu occuper le national-populisme dans le discours des acteurs, ou pour leur côté « mâle blanc hétéro ». Mais il n’y a aucune raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain, les dérives avec l’essentiel, qui se lit dans les significations les plus élevées de l’action, et non dans ses dérapages.

Changer de société

Des points communs existent donc entre bien des mobilisations en France, et Gen Z. Mais une distinction les sépare, selon qu’elles jouent ou non un rôle dans le changement de type de société, et selon alors les acteurs qui les portent.

Ce n’est pas faire preuve de mépris, pour reprendre une notion récemment mise à l’honneur par le sociologue François Dubet, que de dire des luttes comme celle des gilets jaunes ou sur les retraites, qu’elles ne font guère partie des mobilisations caractéristiques d’une société post-industrielle (c’est-à-dire qui en appellent à une autre relation à la nature et à l’environnement, à d’autres conceptions de la production et de la consommation). Leurs enjeux, sociaux, sont hautement respectables ; mais bien peu dessinent un contre-projet de société. Leur niveau de projet ne vise pas à faire basculer la société dans une nouvelle ère – même si ces luttes sont plus ou moins pénétrées de thèmes post-industriels, par exemple lorsqu’elles cherchent à articuler le social et l’environnement (comme dans le Pacte du pouvoir de vivre porté par la CFDT et une soixantaine d’associations).

On l’a évoqué, l’appel à un contre-projet n’est pas aussi fortement associé à l’émergence d’une jeunesse. Et le désir d’entrer dans un nouveau monde se mêle confusément à la défense de ce qui faisait les charmes de l’ancien, ou se télescope avec lui. Les gilets jaunes, par exemple, reprochaient aux élites de parler de fin du monde quand eux parlaient de fin du mois.

Nous ne manquons pas d’analyses, de mises en garde et de propositions pour sortir d’une crise – de la démocratie, de la représentation politique, des partis, des institutions, du modèle républicain… Mais à trop parler de crise, on ne s’écarte pas de jeux politiciens tournés vers l’accès au pouvoir et obsédés par la perspective de la prochaine élection présidentielle.


À lire aussi : Pour Claude Lefort, la conflictualité est le moteur de la démocratie


On en délaisse vite une toute autre perspective : celle d’une société animée par ses mouvements, par ses acteurs contestataires, et où des dynamiques conflictuelles dessinent des contre-projets, comme dans la sociologie d’Alain Touraine ou dans la philosophie politique de Claude Lefort ou de Paul Ricœur – de belles figures intellectuelles de la deuxième moitié du siècle dernier et du début de celui-ci. La leçon nous vient de pas si loin dans le temps – de ces penseurs, de Mai 68 – ou dans l’espace – de Gen Z.

Ne pas la méditer, sous-estimer aussi faibles soient-elles les mobilisations susceptibles de nous faire entrer plus vite et mieux dans l’ère post-industrielle, ou, pire encore, les disqualifier, c’est contribuer à la droitisation contemporaine de la vie collective, et faire le lit de l’extrémisme et de l’autoritarisme qui menacent.

The Conversation

Michel Wieviorka ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.11.2025 à 17:21

Ce que les statues coloniales dans l’espace public racontent de la France

Bertrand Tillier, Professeur d'histoire des patrimoines, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Retour sur l’histoire des statues coloniales, à l’occasion de l’installation à Nancy d’un « contre-monument » face à la statue du sergent Blandan, figure de la colonisation française en Algérie.
Texte intégral (2073 mots)
La statue du sergent Blandan (1819-1842), figure de la colonisation française de l’Algérie, ne trône plus seule à Nancy (Meurthe-et-Moselle). Un « contre-monument » lui fait désormais face pour interroger l'impensé colonial. Adeline Schumacker / Ville de Nancy

Que faire des statues coloniales dans l’espace public ? Y ajouter une plaque, discrète et rarement lue ? Les déboulonner, au risque de ne laisser qu’un vide qui n’aide guère à penser l’histoire ? À Nancy (Meurthe-et-Moselle), une œuvre collective, imaginée par Dorothée-Myriam Kellou pour le musée des Beaux-Arts, a été inaugurée le 6 novembre 2025.

Située face à la statue du sergent Blandan, figure de la conquête française de l’Algérie, cette Table de désorientation, invite le passant à interroger l’impensé colonial. Les contre-monuments de ce type offrent-ils une réponse pertinente ? Pour répondre à cette question, il est indispensable de saisir ce qu’ont représenté les statues coloniales.


Durant un siècle – posons des dates butoirs, puisqu’il le faut bien, même si elles pourraient être assouplies –, c’est-à-dire de la conquête de l’Algérie inaugurée en 1830 à la fastueuse célébration de son centenaire, la France fit ériger en métropole et sur le sol des territoires conquis (principalement sur le continent africain) un petit millier de statues monumentales figuratives. Ainsi distribuée dans l’espace physique et social, la statuaire publique peut être considérée comme un panthéon déconcentré et diffracté, déployé à l’échelle d’une nation et de son empire colonial.

Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon en a esquissé une typologie comprenant le militaire « qui a fait la conquête » (Blandan, Bugeaud, Faidherbe ou Lyautey) et « l’ingénieur qui a construit le pont » (Lesseps) : conquérir et bâtir étant des modalités complémentaires d’appropriation d’un territoire. À ces deux figures tutélaires, on peut en ajouter d’autres qui en sont comme des inflexions ou des extensions : l’aventurier érigé en explorateur et « découvreur » (Francis Garnier ou le sergent Bobillot en Indochine) ; l’administrateur civil, politique ou militaire (Joseph Galliéni en Afrique et en Asie, Joseph Gabard au Sénégal ou Jérôme Bertagna en Algérie et en Tunisie) ; le bienfaiteur, propriétaire foncier ou industriel (Borély de la Sapie en Algérie) ; l’homme d’Église occupé à convertir les populations autochtones (le cardinal Lavigerie en Algérie) ; le scientifique qui domine par le savoir (Paul Bert et Louis Pasteur en Indochine) et le créateur, artiste ou auteur (le peintre Gustave Guillaumet ou l’écrivain Pierre Loti), soucieux de valoriser les paysages, la culture, le pittoresque par son œuvre et par le rayonnement de celle-ci.

En louant ces figures, la statuaire publique procéda donc d’une double affirmation : celle des vertus de la colonisation et celle des mérites individuels de ses artisans les plus illustres.

“La statue du sergent Blandan, le fantôme colonial de mon père”, un podcast de Dorothee Myriam Kellou, la conceptrice du contre-monument à Nancy.

Ces figures statufiées avaient vocation à symboliser et à signifier la colonisation à destination de la société française, qui devait s’enorgueillir de l’œuvre accomplie, et à celle des populations colonisées, qu’il fallait acculturer aux valeurs occidentales. On touche là à l’imaginaire du pouvoir performatif qu’on prêtait à la statuaire publique, dans un siècle à la fois statuomaniaque et statuophobe.

Une statue, deux lectures

Quand elle s’adressait aux Occidentaux, la statue monumentale proposait un héros, un destin exemplaire, un modèle de grandeur, un sujet d’admiration auquel on donnait un visage, un corps, une attitude et un récit ayant une valeur didactique citoyenne, puisque dans les territoires colonisés, les colons jouissaient pleinement de leurs droits civiques, à la différence des « indigènes » qui n’en avaient aucun.

En revanche, quand elle était destinée aux populations colonisées, la statue agissait moins dans cette économie exemplaire de la grandeur à imiter que dans la perspective d’une gestion de la force et même d’une affirmation de la terreur.

Une même statue était donc l’objet simultané d’un double régime de réception, qui se caractérisait par l’appartenance de ceux qui la regardaient, soit à la catégorie des colonisateurs (les vainqueurs et les dominateurs), soit à celle des colonisés (les vaincus et les asservis).

En somme, on pourrait dire que la statuaire publique établissait une partition fondée, d’un côté, sur la réception de ceux qui se reconnaissaient culturellement et idéologiquement dans le message, l’exemplarité ou les valeurs qu’elle transmettait et, de l’autre, sur la réception de ceux qui en étaient les spectateurs assujettis. Ces derniers continuaient à être contraints à un système de domination, où la statue prolongeait et rejouait les violences de la conquête et de la répression, en les inscrivant durablement dans le visible par le biais de la monumentalité.

Dans un cas comme dans l’autre, s’établit « la mission psychologique du monument » définie par l’historien Reinhart Koselleck : séduire, surprendre, élever ou impressionner – peut-être même terrifier – l’esprit de celles et ceux qui le regardaient.

Les rouages d’un système

Cette histoire de la statuaire publique comme instrument de l’empire colonial français ne saurait être déconnectée ni de l’histoire militaire des conquêtes et de leurs violences ni de l’histoire économique de l’exploitation forcée des populations colonisées et des spoliations des biens culturels ou des ressources naturelles.

En effet, l’entreprise coloniale reposa sur un ensemble de décisions, de pratiques, d’actes et de propos qui firent système, pour accaparer les territoires conquis par la brutalité afin d’en soustraire les richesses et d’en soumettre les populations dont les droits furent bafoués.

Les statues monumentales érigées dans l’espace public colonisé par les puissances coloniales participèrent donc de cette ambition totale, à laquelle faisait également écho l’odonymie) des rues et des communes.

En outre, cette histoire de la sculpture coloniale monumentale publique s’inscrit dans l’ensemble des politiques qu’on pourrait qualifier de politiques culturelles coloniales, qui recouvrent l’histoire de l’administration, de l’urbanisme, des institutions (par exemple, celle des musées d’art ou d’ethnologie, ou bien celle des expositions coloniales), de l’éducation, de la presse (qui fut un haut lieu de résonance et de promotion de la colonisation)… Sans oublier l’histoire des représentations, puisque les statues appartinrent à une écologie des images coloniales, où elles co-existèrent, circulèrent et furent données à voir avec des images de presse, des photographies, des cartes postales, des gravures de manuels scolaires ou des affiches de propagande.

Des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé

Entre 1830 et 1930, la politique de la statuaire coloniale française consista à transférer vers les territoires colonisés les modèles et les pratiques déjà en usage en métropole. On y reproduisit les mêmes types d’initiatives, les mêmes visées symboliques, et souvent les mêmes héros. Représentés selon des modalités stables, leurs statues étaient parfois reproduites à l’identique (répliques) ou conçues pour dialoguer avec d’autres (pendants), à l’image des effigies de Jules Ferry présentes à Paris, à Saint-Dié-des-Vosges, à Haïphong ou à Tunis.

Cette entreprise monumentale se fondait sur une volonté de constituer ce que le politiste et historien Benedict Anderson a théorisé comme des « communautés imaginées » scellées par des valeurs et une histoire décrétées communes, avec des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé, et leurs populations respectives.

Tous ces monuments, qui sont dans d’écrasantes proportions des objets figuratifs, relèvent du portrait (en médaillon, en buste ou en pied), de la figure en pied ou du type allégorique : les populations dites « autochtones », les races, la Patrie, la République, l’Histoire, la Liberté, l’Agriculture… et du bas-relief donnant à voir des épisodes narratifs sous la forme de tableaux-sculptures intégrés aux piédestaux, en complément de la figure principale nécessairement plus figée.

À ces répertoires iconographiques conjugués en vue d’augmenter la performativité didactique de la monumentalité, il convient d’ajouter le piédestal et son environnement solennisant d’emmarchements et de grilles. Celui-ci emprunte son langage opératoire à l’architecture et renvoie à cet imaginaire qui, fondé sur la puissance politique de bâtir, jouit d’un pouvoir de représentation sociale, de distribution spatiale et de légitimation symbolique.

En tant que combinaison d’éléments sculptés et architecturaux, la statuaire publique produit donc des représentations de la colonisation, au sens que le philosophe Louis Marin a donné à ce terme : représenter consiste à re-présenter, c’est-à-dire « exhiber, exposer devant les yeux/montrer, intensifier, redoubler une présence ». Ceci explique non seulement pourquoi, en grand nombre, les monuments érigés en Algérie furent « rapatriés » en France après l’indépendance de l’ancienne colonie (1962), mais aussi pourquoi ils furent réclamés par les autorités métropolitaines et comment ils s’inscrivirent alors sans susciter d’émoi dans de nouveaux contextes urbanistiques et mémoriels : le duc d’Orléans (d’Alger à Neuilly-sur-Seine en région parisienne), le général Juchault de Lamoricière (de Constantine à Saint-Philibert-de-Grand-Lieu en Loire-Atlantique) ou Jeanne d’Arc (d’Oran à Caen en Normandie).

L’histoire de la statue du sergent Blandan, de Boufarik (entre Alger et Blida) où elle fut inaugurée en 1887 à Nancy (Meurthe-et-Moselle) où elle fut installée en 1963, en est l’emblème. L’inauguration, le 6 novembre 2025 d’un « contre-monument » érigé dans ses parages, conçu par Dorothée-Myriam Kellou, s’inscrit dans ce contexte d’une histoire polyphonique, où la négociation et la pédagogie l’emportent sur le déboulonnement et le retrait de l’espace public.

La Table de désorientation dans laquelle il a pris forme veut faire tenir ensemble les fils inextricables d’une histoire toujours vive, qui est celle de la colonisation et de la décolonisation, de leurs mémoires contradictoires et de leurs héritages complexes, dont l’espace public est le théâtre.

The Conversation

Bertrand Tillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.11.2025 à 16:20

Populisme : quand la démocratie perd son centre de gravité

Alexandre Chirat, Maître de conférences en sciences économiques (UMLP - CRESE), Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)

Cyril Hédoin, Philosophie, politique et économie, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)

Le développement du populisme est lié la perte d’une conception majoritaire de l’intérêt général.
Texte intégral (1893 mots)

La crise politique française actuelle ne se résume pas à une succession de démissions et de votes manqués. Elle traduit une faille plus profonde : la perte d’une conception majoritaire de l’intérêt général. C’est dans ce vide que prospère le populisme, nourri par le désalignement entre les actions des partis politiques et les attentes des citoyens.


Le populisme qui prospère depuis une décennie, aussi bien dans l’Hexagone qu’au niveau mondial a, selon nos travaux de recherche, deux causes profondes. D’une part, une instabilité démocratique liée à un renforcement de la polarisation idéologique qui s’exprime, dans le cas français, par une tripartition inédite sous la Ve République. D’autre part, un désalignement entre l’offre électorale des partis et les préférences des citoyens, dont l’abstention croissante est le premier symptôme. En 2009, les partis politiques en Europe sont systématiquement moins conservateurs que leurs électeurs, dans presque tous les pays, sur presque tous les sujets culturels : immigration, condamnations pénales, autorité enseignante, relation entre les sexes, etc.

Notre affirmation selon laquelle le populisme est la conséquence d’un déséquilibre politique combiné à une instabilité démocratique est déduite, par un raisonnement hypothético-déductif, de la théorie économique de la démocratie d’Anthony Downs. Formulée en 1957 dans son ouvrage An Economic Theory of Democracy, elle constitue une application de la théorie du choix rationnel au comportement des acteurs politiques en démocratie – celle-ci étant définie par la concurrence électorale entre partis pour le vote des citoyens, par analogie avec la concurrence sur un marché. Du côté de la demande, les citoyens votent, à partir d’une analyse coûts-bénéfices, pour le parti qui maximise leurs bénéfices. Du côté de l’offre, les partis choisissent le positionnement politique qui maximise le nombre de votes reçus.

Ce cadre théorique a d’abord permis de déterminer les conditions garantissant l’existence d’un équilibre politique. On a néanmoins trop souvent réduit ce classique de la science économique et de la science politique au théorème de l’électeur médian, lui-même réduit à l’idée que « les élections se gagnent au centre ». Pourtant, une leçon oubliée du travail de Downs est que, non seulement cette convergence vers le centre dépend de conditions hautement particulières (dont l’absence d’abstention notamment), mais aussi que l’alignement entre l’offre politique et les préférences des électeurs n’est pas systématique. Or, pour que de nouveaux partis prospèrent, il faut nécessairement que le positionnement électoral des partis dominants diverge suffisamment des préférences de nombreux citoyens. Dans le cas contraire, il n’existe pas d’espace politique suffisant pour l’entrée d’un nouveau concurrent. Cependant, un déséquilibre politique n’est pas une condition suffisante pour expliquer l’émergence d’un parti populiste.

Des conceptions de l’intérêt général qui divergent

Downs a par la suite enrichi sa théorie de la démocratie en insistant sur la nécessité d’introduire dans les analyses économiques des phénomènes politiques le concept d’intérêt général. En démocratie, il est au cœur de la rhétorique de tous les partis politiques. La conception de l’intérêt général d’un citoyen, explique Downs, désigne la vision qu’il va former de ce que le gouvernement doit faire, compte tenu des valeurs que ce citoyen attribue à la société. Cette vision détermine alors ses décisions en matière de vote. Or Downs montre que la stabilité d’un régime démocratique requiert un consensus démocratique minimal, c’est-à-dire que les conceptions plurielles de l’intérêt général des citoyens s’accordent sur un socle minimal de principes gouvernant le fonctionnement du système démocratique et l’action politique. L’absence d’un tel consensus, soit l’existence d’une polarisation idéologique, engendre une remise en cause de la légitimité tant des règles de fonctionnement d’une démocratie que des résultats de l’action des pouvoirs publics.

Polarisation idéologique et déséquilibre politique

La polarisation idéologique, particulièrement visible lors des élections présidentielles de 2017 et 2022, n’est pas non plus suffisante à elle seule pour expliquer l’émergence puis les succès électoraux des partis dits populistes. Ainsi, l’après Seconde-Guerre mondiale en Europe a été marquée par une forte polarisation entre communistes, sociaux-démocrates et conservateurs, sans que le populisme n’ait été un phénomène politique majeur dans les démocraties occidentales de l’époque. Il n’existait en effet pas de déséquilibre majeur entre l’offre des partis et la distribution des préférences des citoyens.

Il existe aujourd’hui un accord dans la littérature scientifique pour définir le populisme à partir d’attributs fondamentaux tels que le manichéisme politique, l’anti-élitisme et l’idéalisation du peuple. En se fondant sur la théorie économique de la démocratie de Downs, une théorie générale du populisme, par-delà la diversité de ses manifestations historiques, devient possible.

Dans un tel cadre, nous montrons qu’un parti populiste propose une idéologie politique bâtie autour d’une conception de l’intérêt général alternative à la conception caractérisant le consensus démocratique minimal préalablement établi au sein de la société. Les partis dits mainstream ou de gouvernement, en dépit de leurs désaccords sur les politiques à mettre en œuvre, ont précisément en commun d’adhérer à ce consensus.

Des années 1980 aux années 2000, les partis dits de gouvernement en France (Parti socialiste [PS] et l’Union pour un mouvement populaire [UMP]) partageaient une adhésion commune au projet européen dans le cadre de la mondialisation économique et financière (avec certes des dissensions internes). La nature du consensus, dont l’affaiblissement s’est accéléré à la suite de la crise des dettes souveraines, explique pourquoi les partis populistes en France (La France insoumise [LFI] et Rassemblement national [RN]) ont exprimé un fort euroscepticisme.

Adopter une idéologie populiste ne constitue une stratégie politique rationnelle que lorsque la polarisation idéologique a suffisamment affaibli le consensus minimal préexistant. Sans cette polarisation, la concurrence électorale a lieu uniquement entre partis de gouvernement et porte seulement sur la sélection des instruments de politique publique, mais non sur les objectifs fondamentaux de l’action politique. Quant au déséquilibre politique, il incite à recourir à une rhétorique anti-élites et à promouvoir une conception de l’intérêt général qui dit privilégier la volonté majoritaire du peuple (le principe démocratique) par rapport à la protection des droits individuels (le principe libéral) lorsque ceux-ci entrent en conflit, par exemple sur des thèmes tels que l’avortement, l’écologie, ou l’immigration.

La crise politique en France

Cette analyse théorique pose deux questions.

Premièrement : quelles sont les causes de la polarisation idéologique ? L’évolution de long terme des préférences des individus en réponse aux dislocations économiques et sociales – notamment causées par la mondialisation commerciale, la crise bancaire et financière de 2008-2012 et le progrès technologique – est généralement mise en avant. Elle interagit avec la fin du monopole de la production d’information des médias et partis traditionnels consécutive à la digitalisation de nos sociétés.

Deuxièmement : quels sont les causes du déséquilibre politique actuel ? L’explication principale réside dans le processus de convergence au centre des programmes des partis politiques en Occident dans les années 1980-2000. Majoritaire à un moment donné, les promesses non tenues de la mondialisation et de la construction européenne ont affaibli – comme l’avait déjà illustré le Non au référendum de 2005 – le consensus incarné par l’UMP et par le PS, puis par le « macronisme ».

Il serait néanmoins trop facile d’attribuer seulement aux élites politiques des anciens et des nouveaux partis dits « de gouvernement », comme le font les partis dits populistes, l’instabilité démocratique et la polarisation idéologique actuelles. Les hommes et femmes issus des partis populistes, de gauche comme de droite, n’ont pas non plus été capables de forger un consensus démocratique minimal autour d’une conception renouvelée de l’intérêt général qui suscite l’adhésion d’une majorité de citoyens.

C’est cette double faillite qui entraîne une succession de crises à l’intérieur du régime politique. Or, face à la succession de gouvernements depuis 2022, il est probable que la régulation du déséquilibre politique présent n’ait lieu qu’au cours d’une crise politique d’une ampleur que la France n’a pas connu depuis plusieurs décennies. Puissions-nous espérer qu’un consensus majoritaire renouvelé naisse rapidement des cendres du consensus en faillite.

The Conversation

Alexandre Chirat vient de recevoir un financement de l'ANR pour un projet de recherche sur l'économie politique du populisme (ANR-24-CE26-2354).

Cyril Hédoin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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