16.06.2025 à 09:49
Roxanne Panchasi, Associate Professor, Department of History, Simon Fraser University
Le 13 juin 1995, le président Jacques Chirac annonçait la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique Sud. La population de la Polynésie française attend encore une juste indemnisation pour les préjudices subis. En 2021, le président Macron a reconnu que la France avait une « dette » envers le peuple de Maō’hui Nui, appelant à l’ouverture d’archives clés. Une commission d’enquête parlementaire s’est emparée du sujet.
Ces derniers mois, la viabilité de l’arsenal nucléaire français a fait la une des journaux, entraînant des discussions sur un « parapluie nucléaire » français qui pourrait protéger ses alliés sur le continent européen. Face à la guerre entre la Russie et l’Ukraine, et aux déclarations du président russe Vladimir Poutine concernant la possibilité de déployer des armes nucléaires dans ce conflit, la question quant à la meilleure manière de défendre l’Europe crée une urgence inédite depuis l’époque la plus tendue de la guerre froide.
Malgré ses capacités nucléaires plus solides, les États-Unis, sous l’ère Donald Trump, semblent moins engagés dans la défense de leurs alliés de l’OTAN. Les débats sur le parapluie nucléaire français mis à part, ces discussions – combinées à l’augmentation des dépenses militaires dans le monde entier et à la résurgence des craintes d’une guerre nucléaire – rendent l’histoire française de la préparation nucléaire et de ses essais d’armes, douloureusement contemporaine.
Le 13 juin 1995, le président Jacques Chirac a annoncé que la France allait reprendre ses essais nucléaires dans le Pacifique Sud. Quelques semaines seulement après son élection, Jacques Chirac a mis fin à un moratoire de trois ans sur les essais que son prédécesseur, François Mitterrand, avait mis en place en avril 1992.
Jacques Chirac a insisté sur le fait que cette nouvelle série d’essais nucléaires était essentielle à la sécurité nationale de la France et au maintien de l’indépendance de sa force de dissuasion nucléaire. Les huit essais prévus au cours des mois suivants fourniraient, selon lui, les données nécessaires pour passer des explosions réelles à de futures simulations informatiques. Il a également déclaré que cela permettrait à la France de signer le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT) interdisant toutes les explosions nucléaires, à des fins militaires ou autres, d’ici à l’automne 1996.
L’annonce faite par Jacques Chirac en juin 1995, suivie de la première nouvelle explosion en septembre de la même année, a suscité une vive opposition de la part des groupes écologistes et des pacifistes, ainsi que des protestations allant de Paris à Papeete, à travers la région Pacifique et dans le monde entier.
Des représentants des autres puissances nucléaires mondiales ont exprimé leur inquiétude face à la décision de la France de mener de nouveaux essais si près de l’entrée en vigueur d’une interdiction complète. Les gouvernements de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Japon ont également manifesté leur ferme opposition, en publiant des déclarations diplomatiques, ainsi qu’en appelant au boycott des produits français et en mettant en œuvre d’autres mesures de rétorsion.
Une posture défensive a constitué un pilier de la politique française en matière d’armement nucléaire depuis l’entrée du pays dans le club atomique en 1960, avec la détonation de « Gerboise Bleue », une bombe de 70 kilotonnes, à Reggane, en Algérie. Les trois essais atmosphériques suivants ainsi que les treize essais souterrains réalisés au Sahara ont entraîné de graves conséquences sanitaires et environnementales à long terme pour les populations de la région.
En 1966, le programme d’essais nucléaires de la France fut transféré à Maō’hui Nui, connue sous le nom colonial de « Polynésie française ».
Au cours des 26 années suivantes, 187 détonations nucléaires et thermonucléaires françaises supplémentaires furent réalisées, en surface et en souterrain, sur les atolls pacifiques de Moruroa et Fangataufa. Ces essais ont exposé la population locale à des niveaux dangereux de radiation, contaminé les réserves alimentaires et en eau, endommagé les coraux ainsi que d’autres formes de vie marine.
Ces expériences – ainsi que les six dernières détonations souterraines menées par la France en 1995 et 1996 – ont laissé un héritage toxique pour les générations futures.
Lorsque Jacques Chirac a exposé ses raisons pour la nouvelle série d’essais nucléaires de la France devant une salle pleine de journalistes réunis au palais de l’Élysée en juin 1995, il a insisté sur le fait que ces essais prévus, ainsi que toutes les détonations nucléaires françaises, n’avaient absolument aucune conséquence écologique.
Aujourd’hui, nous savons que cette affirmation était bien plus qu’inexacte. Il s’agissait d’un mensonge fondé sur des données et des conclusions qui ont gravement sous-estimé les effets néfastes du programme d’essais nucléaires français sur la santé des soldats français et du personnel non militaire présents sur les sites, sur les habitants des zones environnantes, ainsi que sur les environnements où ces explosions ont eu lieu.
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Plus récemment, lors des Jeux olympiques de Paris 2024, il était difficile de ne pas ressentir l’évidente contradiction entre la « Polynésie française » en tant que paradis touristique et lieu idyllique pour les compétitions de surf, et celle d’un territoire marqué par l’injustice persistante envers les victimes des essais nucléaires – une réalité qui met en lumière l’histoire de l’impérialisme nucléaire de la France dans la région.
En 2010, le gouvernement français a adopté la loi Morin censée répondre à la souffrance des personnes gravement affectées par les radiations lors des détonations nucléaires françaises entre 1960 et 1996.
Le nombre de personnes ayant obtenu une reconnaissance et une indemnisation reste insuffisant, en particulier en Algérie. Sur les 2 846 demandes déposées – émanant seulement d’une fraction des milliers de victimes estimées – un peu plus de 400 personnes à Maō’hui Nui et une seule en Algérie ont été indemnisées depuis 2010.
En 2021, le président Emmanuel Macron a reconnu que la France avait une « dette » envers le peuple de Maō’hui Nui. Il a depuis appelé à l’ouverture d’archives clés liées à cette histoire, mais de nombreux efforts restent à faire sur tous les fronts.
Les conclusions d’une récente commission parlementaire française sur les effets des essais dans le Pacifique, dont la publication est prévue prochainement, pourraient contribuer à une plus grande transparence et à une meilleure justice pour les victimes à l’avenir.
À Maʻohi Nui, les demandes de reconnaissance et de réparation sont étroitement liées au mouvement indépendantiste, tandis que l’impact et l’héritage des explosions nucléaires en Algérie restent une source de tensions persistantes avec la France, d’autant plus liée à son passé colonial.
En janvier 1996, la France a procédé à son dernier essai nucléaire en faisant exploser une bombe de 120 kilotonnes sous terre dans le Pacifique Sud. En septembre de la même année, elle a signé le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), rejoignant les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la Chine et 66 autres États non dotés d’armes nucléaires dans leur engagement à ne plus effectuer d’explosions nucléaires, quel qu’en soit le motif.
Près de 30 ans plus tard, le TICE n’est toujours pas entré en vigueur. Bien que la majorité des signataires l’aient ratifié, la Chine, l’Égypte, l’Iran, Israël et les États-Unis figurent parmi les neuf pays qui ne l’ont pas encore fait. Par ailleurs, la Russie a retiré sa ratification en 2023. Parmi les principaux non-signataires se trouvent l’Inde, la Corée du Nord et le Pakistan – trois États dotés de l’arme nucléaire ayant mené leurs propres essais depuis 1996.
En raison de ces exceptions majeures à l’interdiction des essais, les perspectives d’un projet aussi ambitieux que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires de 2017, qu’aucun État possédant l’arme nucléaire n’a signé à ce jour, restent pour le moins incertaines.
Roxanne Panchasi a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
15.06.2025 à 19:54
Etienne Farvaque, Professeur d'Économie, Université de Lille, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Jan Fidrmuc, Professeur d'Économie, Université de Lille, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Nur Bilge, Doctorante en économie, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Les partis populistes ont spectaculairement progressé entre 2002 et 2022. Si de multiples facteurs peuvent l’expliquer, la dégradation ou la disparition des services publics dans nombre de zones rurales ou périphériques jouent un rôle non négligeable. C’est ce que montre une étude analysant la relation entre la disparition des services publics et l’évolution des comportements électoraux en France.
La recherche d’une meilleure efficacité de l’administration se traduit, dans certains territoires, par une disparition progressive des services publics, générant pour les usagers le sentiment de devenir des « oubliés », comme dans la chanson de Gauvain Sers. En effet, la fermeture des écoles, des bureaux de poste, des trésoreries ou des services de police ne se limite pas, du point de vue des citoyens, à une réorganisation administrative : elle façonne le quotidien de milliers de communes, accentuant les inégalités d’accès à des infrastructures jugées essentielles. Ce n’est donc peut-être pas une coïncidence que ce phénomène s’accompagne d’une recomposition du paysage électoral, où les partis politiques d’extrême droite et de la gauche radicale captent une part croissante du vote protestataire.
Dans une étude, nous nous intéressons à la relation possible entre la réduction des services publics et l’évolution des comportements électoraux en France. L’analyse repose sur des données couvrant la période 1998-2018, recoupées avec les résultats des élections présidentielles de 2002, 2012 et 2022. Les résultats confirment notre intuition : plus un territoire voit l’État se retirer, plus le vote « extrême » y progresse.
En étudiant la présence des infrastructures publiques à l’échelle communale, nous dressons le portrait d’une France où l’accès aux services de l’État est de plus en plus inégal.
Dans les grandes agglomérations, l’offre publique demeure relativement stable, bien que certaines restructurations aient également lieu. En revanche, dans les zones rurales et périurbaines, le maillage administratif s’élargit peu à peu.
Les chiffres sont assez éloquents. Comme le montre le tableau 1, entre 1998 et 2018, la présence des services publics en matière d’écoles primaires et maternelles a reculé en moyenne de 7,36 %. Cette baisse concerne en premier lieu les établissements scolaires du primaire, et ce principalement dans les communes de petite et moyenne taille. Les bureaux de poste ont également été durement touchés, ainsi que les services de police et de gendarmerie.
Tableau 1 : Évolution de la présence des services publics.
Les fermetures ne suivent pas un schéma uniforme. Certaines régions, notamment dans le nord-est et le centre de la France, cumulent des pertes importantes, alors que d’autres territoires, mieux intégrés aux réseaux métropolitains, sont moins affectés. Cette dynamique reflète des tendances de fond : la désindustrialisation, l’exode rural et la concentration des services dans les pôles urbains au détriment des petites communes.
Figure 1 : La carte ci-dessous montre la distribution spatiale des services publics en 2018
Les effets de ces fermetures ne se limitent pas à une simple réorganisation administrative. La disparition progressive des infrastructures publiques modifie en profondeur la relation des citoyens à l’État, renforçant certainement un sentiment de déclassement territorial. Ce sentiment de marginalisation ne se traduit pas seulement par une abstention croissante, mais aussi par un vote contestataire qui s’exprime à la fois à gauche et à droite de l’échiquier politique.
Figure 2 : Évolution des voix des partis de la gauche radicale (2002-2022).
Figure 3 : Évolution des voix des partis d’extrême droite (2002-2022)
Tableau 2 : Résultats électoraux des partis au cours des années
Les résultats de notre analyse sont clairs : chaque perte d’un service public pour 1000 habitants entraîne une augmentation du vote pour les partis de la gauche radicale de 0,233 point de pourcentage, et pour les partis d’extrême droite de 0,158 point.
Cependant, ce phénomène ne touche pas tous les électeurs de la même manière. En effet, les citoyens réagissent différemment en fonction du type de service qui disparaît. La fermeture des écoles et des bureaux de poste est davantage corrélée à un renforcement du vote pour les partis de la gauche radicale, probablement en raison de leur rôle central dans la vie quotidienne et la transmission des services essentiels.
Loin de s’estomper, cette tendance s’est renforcée au cours des vingt dernières années. En comparant les résultats des élections présidentielles de 2002, 2012 et 2022, l’étude montre une accélération du vote « extrême » à mesure que les services publics se raréfient. Entre 2002 et 2022, la part des voix obtenues par les partis d’extrême droite a quasiment doublé, atteignant 38,7 % en 2022. Parallèlement, le vote en faveur des partis de la gauche radicale a également progressé, avec une dynamique plus marquée dans certaines régions.
Si d’autres facteurs sont évidemment à l’œuvre, le sentiment d’abandon, généré par le retrait de l’offre de services publics, est un facteur non négligeable.
Cette évolution s’inscrit dans un contexte plus large de polarisation politique. Alors qu’en 2002, les partis de gouvernement captaient encore la majorité des voix, les partis contestataires ont dépassé la barre des 50 % en 2022. L’étude montre que ce basculement n’est pas un simple phénomène conjoncturel, mais bien une transformation structurelle du vote, largement influencée par des facteurs territoriaux.
Ce lien entre sentiment d’abandon et vote populiste ne se limite pas au cas français. Des dynamiques similaires sont présentes, entre autres, aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Elles s’ancrent dans des réalités économiques, sociales et culturelles que la littérature académique a donc maintenant assez bien identifiées.
Les zones les plus particulièrement sensibles aux discours populistes sont celles abritant des populations marquées par un faible niveau d’éducation, des revenus modestes, un passé industriel aujourd’hui révolu, et un fort taux de chômage.
Quant aux politiques austéritaires, notamment les réformes ayant réduit l’ampleur et l’accessibilité des aides sociales, elles fragilisent davantage des populations déjà vulnérables.
La mondialisation est un autre moteur puissant de cette inquiétude. Les régions les plus touchées par la concurrence internationale, en particulier la concurrence des importations manufacturières à bas coût, ont vu disparaître des milliers d’emplois sans bénéficier des gains économiques générés ailleurs.
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Face à ces constats, la question se pose : le retour des services publics pourrait-il suffire à inverser la tendance ? Il faut rester prudent : si la restauration des infrastructures publiques peut contribuer à atténuer le sentiment de marginalisation, le vote « extrême » est aussi alimenté par des dynamiques plus profondes. En outre, le coût du maintien des services publics n’est pas à négliger, en particulier dans la situation de finances publiques dégradées que connaît la France.
La montée du chômage ou la désindustrialisation jouent également un rôle clé dans le rejet des partis traditionnels.
Pour lutter contre ces fractures, il s’agit aussi de repenser le développement des territoires, en tenant compte des besoins spécifiques de chaque région.
Réinvestir ces espaces laissés en déshérence ne sera pas une tâche facile. Mais à défaut d’une action rapide et adaptée, le risque est grand de voir se prolonger et s’amplifier une dynamique qui façonne déjà en profondeur le paysage politique français.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
12.06.2025 à 17:32
Camille Mazé-Lambrechts, Directrice de recherche en science politique au CNRS, titulaire de la chaire Outre-mer et Changements globaux du CEVIPOF (Sciences Po), fondatrice du réseau de recherche international Apolimer, Officier de réserve Marine nationale CESM/Stratpol, Sciences Po
Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant, Sciences Po
Jordan Hairabedian, Enseignant en climat, biodiversité et transformations socio-environnementales, Sciences Po
Mathieu Rateau, Assistant researcher en politiques environnementales., Sciences Po
La troisième Conférence des Nations unies sur l’océan est l’occasion de mettre en lumière les enjeux de l’outre-mer en lien avec les changements globaux en cours. Pour cela, il est utile de commencer par remettre en question la notion même d’« outre-mer ». Dans ce contexte, une nouvelle vision portée par les peuples océaniques appelle à considérer les terres émergées et les mers qui les entourent comme un tout.
La troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3), qui se déroule cette année à Nice, a été ouverte par des déclarations fortes de la part des peuples de l’océan. Des leaders des territoires ultramarins français et des représentants des peuples autochtones comme des petits États insulaires du Pacifique se mobilisent. L’occasion de questionner leur rôle politique actuel dans la vision et la régulation de l’océan.
En matière de protection des océans, l’un des objectifs internationaux est de protéger 30 % des écosystèmes marins dans le monde (notamment via des aires marines protégées, ou AMP) à l’horizon 2030. Officiellement, la France affiche un taux de protection de 33 %, mais dans les faits, les AMP françaises ne bénéficient pas d’un niveau de protection suffisamment fort. Selon l’association de protection des océans Bloom, moins de 1 % des eaux marines hexagonales le seraient réellement, notamment du fait des autorisations de chalutage de fond dans celles-ci.
Les scientifiques et peuples autochtones réunis à l’Unoc font ainsi porter leurs voix pour réguler et limiter la pêche industrielle et l’exploitation minière des fonds marins, avec des pratiques moins invasives et en garantissant l’accès aux ressources pour les populations locales.
Là où les premiers mobilisent la science, les autres rappellent la primauté du lien à l’océan. Celui-ci peut aussi relever des domaines de la spiritualité, de la famille, du clan voire de l’intime. C’est pour accompagner les territoires ultramarins dans la transformation vers la soutenabilité que s’est construite la nouvelle chaire Outre-mer et changements globaux (Chaire OMEGA) à Sciences Po. Son objectif : identifier les leviers et les blocages à cette transformation, en analysant les discours et les pratiques, les mobilisations collectives, les résistances et les opérations politiques en lien avec les données scientifiques. Des enjeux clés dans le contexte de la conférence onusienne.
Porté par le Sénat coutumier et les huit aires coutumières de Nouvelle-Calédonie, le groupe de travail Vision kanak de l’Océan a ainsi publié, à l’occasion du sommet, un document développant sa conception holistique de l’océan.
Elle ne sépare pas l’humain du milieu océanique et des espèces qui y vivent, à l’image de la vision polynésienne et plus largement océanienne. La mer, associée au commencement de la vie et à la mort, y est vue comme lieu d’accueil des âmes des défunts, et comme trait d’union entre les humains et les non-humains. Cette vision est à l’origine de pratiques plus régénératives et respectueuses de l’océan et de ses habitants.
L’exploitation pour la survivance alimentaire d’espèces marines, vues comme des gardiennes de l’histoire, de la culture et de la mémoire, est dès lors soumise à des règles strictes, car relevant du sacré. Dans cette vision, les captures non nécessaires entravent la capacité de régénération des milieux et constituent non seulement un désastre écologique, mais également un effondrement culturel.
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À l’heure des changements globaux, les bouleversements écologiques qui dérèglent les écosystèmes marins ne sont donc pas seulement des faits biologiques mais aussi des faits socioculturels et politiques. Ainsi, certains groupes sociaux adaptent leur mode de prélèvement dans les milieux et réintègrent une vision des espèces et des écosystèmes mis à mal par la colonisation occidentale. Par exemple, en gelant l’accès de manière temporaire et spécialisée et s’opposant à l’exploitation des fonds marins de manière concertée.
Pour les peuples des océans, l’Unoc a également été l’occasion de rappeler leur opposition au deep sea mining (exploitation minière en haute mer). La prise de position des présidents de la Polynésie française et de la République des Palaos, publiée en juin 2025 dans la revue Nature, a été particulièrement remarquée. Signe que les gouvernants de ces populations se réapproprient le sujet, marquant la distance avec la Fondation Pew Charitable Trust, impliquée de longue date dans les discussions concernant le Pacifique, laissant craindre une appropriation des territoires, des modes de gestion et des ressources marines.
À lire aussi : Une brève histoire de la diplomatie des océans
Dans le même temps, un nouveau paradigme, notamment développé par les anthropologues Alexander Mawyer et Tamatoa Bambridge, tend à considérer le Pacifique comme un véritable « continent bleu ». Dans celui-ci, il n’y a pas de dissociation entre les terres et les mers, qui forment un tout indissociable, un espace de souveraineté partagé et interconnecté. Les frontières contemporaines, héritées de la colonisation, s’en trouvent questionnées.
Ainsi Moetai Brotherson, président de la Polynésie française, a déclaré lors du sommet :
« Nous, les [États insulaires du Pacifique], ne sommes pas des petites nations, nous sommes des grands pays océaniques. »
Ce paradigme prend à rebours la vision occidentale du Pacifique, souvent perçu comme un espace vide, composé d’une multitude d’îles isolées, de faibles superficies et riches en ressources. De ce fait, elles font facilement l’objet de convoitises extérieures hors de contrôle des communautés des États insulaires.
Cette approche de l’espace océanien entre en tension avec la géopolitique actuelle, dans laquelle des puissances telles que les États-Unis, la Chine ou encore la France, projettent sur le Pacifique des logiques de contrôle, d’exploitation et de rivalité, en limite des zones économiques exclusives (ZEE) et des eaux territoriales dont dépendent les habitants des archipels qui y vivent.
Face à ces stratégies d’affirmation de souveraineté maritime, qu’elles soient motivées par des enjeux géopolitiques ou économiques, les États du Pacifique s’organisent pour affirmer d’autres formes de légitimité avec, par exemple, le Forum des îles du Pacifique.
Cela passe aussi par une remise en cause des catégories habituellement utilisées pour les désigner, à commencer par le mot d’« outre-mer ». Ce terme marque une distance, une périphérie en rapport à un centre (« métropole »). Or, sur place, ce n’est pas comme cela que les populations se voient, mais comme des pays à part entière, dotés d’histoires, de langues, de priorités et d’orientations propres. Parler d’« outre-mer », c’est imposer un point de vue extérieur sur des mondes qui se pensent eux-mêmes. Dans le cadre du mouvement du « continent bleu », cette terminologie devient d’autant plus inopérante que la mer, loin de séparer, relie.
Cette terminologie doit ainsi être questionnée. Un exercice de pensée critique sur la décolonisation du lexique et de l’évolution institutionnelle, adaptée à chaque territoire, est nécessaire. Ces réflexions, très attendues des dits « ultramarins » eux-mêmes, sont l’un des objectifs de la Chaire OMEGA.
À lire aussi : Débat : Comment décoloniser le lexique sur l’« outre-mer » ?
Il existe des liens intrinsèques entre protection de la biodiversité marine, politiques publiques et géostratégie, comme l’ont rappelé le commandant Guillaume Garnoix (capitaine de vaisseau et responsable du centre des opérations de la Marine nationale) et le biologiste Gilles Bœuf à l’occasion de la table ronde organisée pour le lancement de la chaire.
Préserver l’océan et en faire un « commun » en renforçant la gouvernance internationale et la protection dans les zones économiques exclusives comme en haute mer doit s’accompagner de moyens. En particulier, ceux des armées et des marines nationales. En effet, ce sont elles qui sont en charge de la surveillance, du contrôle, de la dissuasion, de l’action humanitaire et de la défense.
Au-delà des déclarations chiffrées quant à la création d’aires marines protégées en outre-mer et des signatures de traités, il faut se donner les moyens de pouvoir garantir les régimes de protection déclarés.
En France, c’est le rôle de la Marine nationale de surveiller et de protéger le domaine maritime, comme de lutter contre les trafics et les activités illicites (par exemple la pêche illégale, non déclarée et non réglementée, ou INN). Il revient aussi à la Marine d’avoir une action humanitaire, en restaurant l’ordre et la sécurité afin de permettre aux acteurs du secteur d’effectuer des actions humanitaires et d’aide au développement.
Mais les mers demeurent des zones de tension et de rivalités, qui se multiplient et s’amplifient. La perspective d’un retour des affrontements navals refait surface, alimentée par les stratégies de contrôle des espaces insulaires et l’exploitation des ressources marines, de la colonne d’eau jusqu’aux fonds océaniques, dont dépend pourtant le vivant.
Ainsi, les acteurs de la protection de l’environnement, les scientifiques, les détenteurs de savoirs locaux, les militaires et les acteurs de la gestion des risques et des crises, ont tout intérêt à davantage collaborer. Cela ne pourra que renforcer l’efficacité de leurs prises de position et de leurs actions, au bénéfice de l’environnement, des espèces vivantes non humaines et des sociétés humaines qui en dépendent.
C’est la raison d’être de la Chaire Outre-mer et changements globaux, qui déploie ses activités dans les territoires ultramarins en étroite interaction avec les acteurs sur place. Elle invite à repenser l’océan et l’interface terre-mer non plus comme une frontière, mais comme un espace de souverainetés partagées. En se fondant sur une forte et nécessaire mobilisation des « humanités bleues », elle souhaite contribuer à maintenir les conditions d’habitabilité de la Terre dans un contexte de dépassement des limites planétaires.
Loup Lamazou, assistant de recherche à Sciences Po, a contribué à l’écriture de cet article.
Jordan Hairabedian fait partie du collectif Chercheurs sans frontière.
Mathieu Rateau fait partie du collectif Chercheurs sans frontière.
Camille Mazé-Lambrechts et Florent Parmentier ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
11.06.2025 à 17:38
Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l'information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel
TikTok est l'un des réseaux sociaux les plus populaires chez les adolescents. Selon les études des chercheurs, la plateforme reconfigure leurs repères attentionnels, affectifs et cognitifs, avec un impact important sur leur santé mentale et leur construction personnelle.
Les témoignages de familles endeuillés ont démontré les conséquences parfois tragiques d’une exposition non encadrée. En novembre 2024, par exemple, sept familles françaises ont assigné TikTok en justice, accusant l’application de promouvoir des contenus favorisant les troubles alimentaires, l’automutilation et le suicide, ciblant particulièrement les jeunes utilisateurs. Parmi ces cas, deux adolescentes de 15 ans se sont suicidées, et quatre ont tenté de le faire. Ces affaires illustrent les risques d’une exposition prolongée à des contenus nocifs, d’autant que les utilisateurs fragiles reçoivent jusqu’à 12 fois plus de contenus mortifières (suicide et automutilation) et 3 fois plus de contenus « nuisibles » (troubles alimentaires, anxiété, etc.).
En mars 2025, une commission d’enquête parlementaire – à laquelle nous avons remis un rapport scientifique dans le cadre d’une contribution citoyenne – s’est penchée sur les effets sur les effets psychologiques de la plateforme sur les mineurs. Elle a offert une reconnaissance institutionnelle des constats jusque là cantonnés aux cercles académiques.
Au-delà de sa portée symbolique, la commission d’enquête permet de faire émerger plusieurs nouveaux éléments dans le débat public. Elle a mis en lumière le rôle central de l’algorithme dans la fabrique des vulnérabilités psychiques des mineurs.
Elle porte également la discussion sur des propositions concrètes opérationnelles : renforcement du contrôle parental, paramétrage horaire des usages, meilleure éducation à la critique des environnements numériques, tout en faisant émerger certaines réflexions déjà connues du monde académique comme les normes identitaires, genrées et antisémites véhiculés par la plateforme.
Mais au-delà des constats admis – trouble de l’attention, fatigue mentale, perte d’estime de soi – une question persiste : que savons-nous réellement de ce que TikTok fait aux adolescents ? Et que reste-t-il à comprendre ?
Comme le montrent de récentes études, l’anxiété croissante chez les jeunes est nourrie par l’exposition à des contenus violents, sexualisés ou humiliants mais aussi par une dynamique de comparaison sociale continue. Cette exposition engendre un narcissisme fragile fondé sur le paraître au détriment de l’être et alimente des formes d’addictions comportementales.
Il est désormais clairement mis en évidence qu’en enfermant les jeunes dans des boucles de contenus anxiogènes ou stéréotypés, la logique de personnalisation devient elle-même un facteur de risque. L’algorithme ne se contente pas de recommander : il structure les parcours attentionnels en fonction des interactions de chacun, enfermant les jeunes dans une spirale de répétition émotionnelle.
Mais certains travaux de recherche invitent à approfondir l’analyse de TikTok au-delà des seuls contenus diffusés, en l’abordant comme un dispositif structurant. Des notions comme la désintermédiation éducative, le panoptique inversé ou la souveraineté cognitive permettent de penser les plates-formes comme des environnements qui modulent les repères attentionnels, identitaires et sociaux, souvent à l’insu des utilisateurs.
Les travaux en psychologie cognitive et sociale de Serge Tisseron et Adam Alter, montrent que les technologies reposant sur le défilement infini et la récompense immédiate perturbent l’attention et modifient le rapport à l’émotion. En l’espèce, TikTok agit comme un raccourci affectif remplaçant la réflexion par l’impulsion.
De plus, les normes implicites de visibilité, de beauté, de viralité imposent une esthétique de la reconnaissance qui façonne les représentations de soi. La recherche montre qu’elles accentuent la comparaison sociale, l’anxiété et une estime de soi conditionnée à la validation numérique, notamment chez les adolescentes surexposées à des modèles filtrés bien souvent irréalistes.
Sur TikTok, les contenus émotionnels, pseudo-scientifiques ou anxiogènes circulent sans hiérarchie ni médiation éducative. Cette désintermédiation cognitive, bien documentée dans la recherche sur les réseaux sociaux, fragilise les capacités critiques des jeunes, où l’influenceur tend à remplacer l’enseignant.
Cette logique est analysée dans la lignée évolutive des travaux de Jeremy Betham sur le panoptique, par le concept de panoptique assisté par ordinateur de Laetitia Schweitzer et de panoptique inversé de Borel, dont on comprend qu’en l’espèce, les jeunes se surveillent eux-mêmes pour exister dans l’espace numérique.
L’attention est souvent abordée comme un simple mécanisme cognitif, mais elle est aussi – comme l’ont montré Yves Citton, Dominique Boullier ou Bernard Stiegler – une ressource stratégique captée et exploitée par les plateformes numériques. En sciences de l’information et de la communication (SIC), elle est analysée comme un rapport social structurant, façonné par des logiques de captation continue. Ce n’est donc pas seulement la concentration des jeunes qui est en jeu, mais leur rapport au temps, à la présence et à la possibilité d’une pensée critique.
La construction de soi sur TikTok se fait à travers des codes viraux, des filtres esthétiques, des modèles performatifs. Mais quelle est la nature exacte de cette exposition ? Que signifie se montrer pour exister, se conformer pour être visible ? Peu d’analyses saisissent TikTok comme un dispositif d’injonction identitaire où l’individu devient le principal agent mais aussi le principal produit de sa propre visibilité.
C’est là que l’on comprend que l’adolescent est profilé, influencé à son insu. Il devient, dans cette dynamique algorithmique, à la fois le spectateur, le producteur et la marchandise.
Cette logique relève d’un état de souveillance : une forme de surveillance douce et invisible. L’environnement numérique n’impose rien frontalement, mais oriente subtilement ce qu’il faut être, montrer, ressentir. Un point qui reste à documenter finement chez les publics mineurs.
Par ailleurs, TikTok ne hiérarchise pas les discours. Les témoignages, émotions, faits, récits, discours politique… tous coexistent dans un même flux. Cette indifférenciation des régimes de discours produit une confusion cognitive permanente persistante que les jeunes finissent par intégrer comme norme. La question de la véracité de l’information n’est plus aux premières loges. On est désormais plus dans de la fonctionnalité, dans le nombre de vues, de like.
Or, la délégitimation progressive du savoir structuré au profit de la viralité affective pose un enjeu démocratique de premier ordre : c’est la capacité des jeunes à discerner, argumenter, contester – bref, à exercer leur citoyenneté – qui s’en trouve fragilisé.
Enfin, une autre dimension rarement abordée concerne la territorialisation des algorithmes. TikTok ne propose pas les mêmes contenus ni les mêmes logiques de personnalisation selon les pays ou les contextes culturels. L’algorithme reflète, et parfois accentue, des inégalités d’accès à l’information ou des priorités idéologiques. Cela invite à s’interroger : qui décide de ce que les jeunes voient, ressentent ou pensent ? Et depuis où ces choix sont-ils pilotés ?
TikTok concentre les logiques les plus puissantes du numérique contemporain : captation algorithmique, personnalisation affective, exposition identitaire et désintermédiation éducative. Il est désormais important de comprendre comment il agit, ce qu’il transforme et ce que ces transformations révèlent de nos propres vulnérabilités affectives.
Loin des approches moralisantes ou strictement réglementaires, une lecture interdisciplinaire invite à repenser la question autrement : comment armer les jeunes cognitivement, socialement et symboliquement face à ces environnements ?
Les premiers diagnostics sont posés. Les effets sont visibles. Mais les concepts pour penser TikTok à sa juste mesure restent encore à construire.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.06.2025 à 17:21
Virginie Saliou, Titulaire de la chaire 4M, Sciences Po Rennes
Avec 10,6 millions de km2 d’espaces maritimes, la France est le second espace maritime mondial. Alors qu’elle envisageait l’exploitation des ressources minières des grands fonds marins en 2013, elle plaide depuis 2022 pour leur moratoire. Comment expliquer cet apparent renoncement ? Ces ressources sont-elles des richesses en sommeil ? Ou la maîtrise des fonds marins ne devient-elle pas une question militaire et de compétition entre les puissances?
En mars 2025, à l’occasion de l’évènement « SOS Océan » en préparation de la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc), Emmanuel Macron déclare que nous ne connaissons pas suffisamment les grands fonds marins pour endosser un code minier. Il réaffirme son souhait d’un moratoire pour l’exploitation des grands fonds marins dans les eaux internationales.
Dans un contexte de tensions internationales pour l’approvisionnement en métaux critiques, indispensables à nos nouvelles technologies – téléphones, ordinateurs –, à la transition énergétique – éolienne, batterie de voitures électriques – mais aussi à nos industries d’armement – radars, satellites –, les ressources minérales non énergétiques des grands fonds marins apparaissent comme un nouvel eldorado.
La France, qui dispose du deuxième espace maritime mondial réparti sur plusieurs océans, bénéficie de fait d’un potentiel géologique important. Alors qu’elle envisageait l’exploitation de ces ressources en 2013, la France plaide depuis 2022 pour un moratoire sur l’exploitation des ressources minières des grands fonds marins. Comment expliquer cet apparent renoncement ?
Alors que la France s’est lancée dans la course à la connaissance des profondeurs marines dans les années 1960-1970, son intérêt pour les grands fonds marins s’est manifesté sans équivoque en 2013 en faveur d’une exploration et d’une exploitation des ressources minières de ces espaces maritimes. Le rapport d’Anne Lauvergeon « Innovation 2030 » classait, parmi les sept ambitions stratégiques de la France, la valorisation des métaux contenus dans les grands fonds marins.
La stratégie interministérielle d’octobre 2015 affichait l’ambition de « permettre à la France de valoriser ses atouts dans le domaine de l’exploration et de l’exploitation minières des grands fonds marins » afin d’assurer son indépendance stratégique en métaux. Avec ses 10,6 millions de km² d’espaces maritimes sous souveraineté, ainsi que de nouveaux droits obtenus sur l’extension de son plateau continental, la France dispose d’un fort potentiel de ressources minières.
La zone de Clarion-Clipperton où la France possède des espaces maritimes est connue pour ses nodules polymétalliques, ou nodules de manganèse, entre 4 000 m et 6 000 m de profondeur. Constitués en majorité de manganèse et de fer, contenant du silicium ou de l’aluminium, du cobalt, du nickel ou du cuivre, ils sont scrutés de près par les industriels. Les eaux de Polynésie recèlent, selon les estimations, environ 50 millions de tonnes de cobalt, soit l’équivalent de 600 ans de consommation mondiale. La zone de Wallis et Futuna a pour sa part été explorée avant de rencontrer l’opposition des autorités locales, réaffirmées en 2015 et 2018.
La France peut théoriquement exploiter les fonds marins dans ses eaux. La Convention de Montego Bay sur le droit de la mer précise en son article 56 que les États disposent de droits souverains sur les ressources des eaux et des fonds marins dans leur zone économique exclusive (ZEE), ainsi que des droits de juridiction leur conférant par exemple une exclusivité de la recherche dans ces espaces. Parallèlement, la France dispose d’un code minier encadrant les activités d’exploration et d’exploitation des ressources minérales marines. Pour pouvoir éventuellement exploiter, il est nécessaire d’obtenir un titre minier ainsi qu’une autorisation d’ouverture de travaux après étude d’impact et, si besoin, une autorisation d’occupation du domaine public.
Si le cadre légal existe, la France, sans l’interdire, n’a encore jamais donné d’autorisation pour exploiter ses ressources minières marines.
Dans les eaux internationales, régies par le droit de la mer et l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), la France dispose depuis 2001 de deux permis d’exploration sur la zone de fracture de Clarion-Clipperton et sur la dorsale médio-atlantique. À l’occasion de la COP 27 en 2022, le président de la République française annonçait, presque à rebours, que la France soutenait l’interdiction de toute exploitation des grands fonds marins. Elle plaiderait pour un moratoire dans les enceintes internationales auprès d’autres pays tels que l’Allemagne, la Nouvelle-Zélande, le Panama, ou encore le Costa Rica, le Chili, et certains États insulaires du Pacifique.
La sensibilité écologique de la question, les oppositions des populations locales et le manque de données environnementales ont alors conduit à une évolution de la posture française en faveur d’une pause de précaution sur les exploitations et d’une priorité à l’exploration scientifique.
En amont de cette demande de moratoire, la France avait réorienté sa stratégie pour les grands fonds marins dans une perspective plus militaire. En février 2022, le ministère des Armées s’était en effet doté d’une stratégie ministérielle visant à la maîtrise des grands fonds marins. Cette stratégie élargit les perspectives. Les grands fonds marins n’y sont plus abordés uniquement du point de vue de leurs ressources potentielles, mais également d’un point de vue sécuritaire.
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Dans cette optique, ils sont perçus comme de potentiels espaces de conflictualités entre États, en raison de leur potentiel minier, mais aussi de l’avantage stratégique qu’ils confèrent. L’intérêt pour ces espaces est également lié aux enjeux de lutte informationnelle et énergétique. Près de 99 % des communications mondiales passent par des câbles sous-marins gisant sur le fond des océans tandis que croissent les câbles énergétiques et autres « tubes » gaziers et pétroliers. Surtout, les profondeurs marines, bien avant les éventuels projets d’exploitation, sont l’apanage des grandes marines militaires océaniques où elles mettent en œuvre la dissuasion. Dissuasion, sécurité des flux et sécurité énergétique – autant d’enjeux de souveraineté des États qui accroissent l’intérêt pour les fonds marins.
L’évolution de la position française est de fait symptomatique d’un changement de perspective sur l’intérêt mondial pour les grands fonds marins. Elle passe
d’un eldorado minier potentiel, patrimoine commun de l’humanité, à un nouvel espace de conflictualité tel que décrit dans la loi de programmation militaire de 2024. Au niveau français, ce changement de posture s’explique certes par la nécessité environnementale. Mais il trouve également des motifs dans le besoin de se repositionner dans la compétition pour la maîtrise des grands fonds marins face à des puissances qui investissent beaucoup et rapidement.
L’entreprise canadienne, The Metals company, avec laquelle l’administration Trump vient de conclure un accord d’exploitation des ressources dans les eaux américaines, annonçait, suite à des essais fructueux en 2022, sa capacité à commencer l’exploitation industrielle des nodules polymétalliques pour 2025. La Chine pour sa part annonçait dès novembre 2018 le lancement du projet Hadès, visant à installer un avant-poste sous-marin à 5500 m de profondeur dans la fosse de Manille pour la surveillance des tremblements de terre et l’exploration scientifique à grand renfort de drones et d’intelligence artificielle.
L’exploitation des grands fonds marins, l’augmentation des acteurs et des capacités en mer sont susceptibles de fragiliser la dissuasion. Tempérer pour s’adapter à ces nouvelles contraintes s’avère dès lors nécessaire. D’un point de vue industriel, les revirements successifs des gouvernements français n’ont pas permis de dessiner une vision politique de long terme dont ont besoin les investissements privés afin de développer des technologies rentables.
Connaître, explorer et maîtriser les fonds marins a un prix. Les coûts engendrés par le développement de capacités dans un milieu méconnu et extrême nécessitent une visibilité et une stabilité du cadre juridique et politique. La dualité des technologies sous-marines offre ici une solution intéressante pour le développement des capacités dans les grands fonds. Les enjeux militaires donnent en effet au secteur industriel une option de long terme via le développement de technologie à double usage civil et militaire.
La stratégie nationale de 2020 conditionnait l’exploitation des ressources minérales marines à un faible impact environnemental, dont les conditions d’acceptabilité demeuraient floues. Dans ce contexte, les investissements nécessaires à la connaissance préalable des fonds marins ne rimaient pas nécessairement avec retour sur investissement par une exploitation future de ces ressources.
La stratégie de maîtrise des fonds marins du ministère des Armées, en revanche, ouvre des perspectives de plus long terme. Elle offre des possibilités variées de valorisation de l’exploration. De quoi permettre une protection de l’environnement marin, tout en maîtrisant son environnement stratégique…
Virginie Saliou a travaillé pour le ministère des Armées de 2014 à 2018 puis pour le Secrétariat général de la mer.
11.06.2025 à 16:27
Léa Havard, Maître de conférences en droit public, Directrice adjointe du Laboratoire de Recherches Juridique & Économique, Université de Nouvelle Calédonie
L’« indépendance-association » est une forme institutionnelle reconnue par l’ONU dans le cadre des processus de décolonisation. Si la quasi-totalité des anciennes colonies a privilégié l’indépendance totale, quelques territoires liés à la Nouvelle-Zélande (les îles Cook) et aux États-Unis (Micronésie et les îles Marshall) ont choisi ce modèle qui permet l’indépendance dans le cadre d’une association forte entre deux nations. Cette option serait-elle pertinente pour l’archipel néo-calédonien ? Le projet proposé par le ministre des outre-mer Manuel Valls n’est pas sans rappeler l’indépendance-association, ce que lui reproche le camp loyaliste. Les discussions entre indépendantistes, loyalistes et gouvernement français reprendront à Paris, à la mi-juin, à l’invitation du président Macron, alors que Christian Tein, le leader indépendantiste, incarcéré depuis les émeutes, vient d'être remis en liberté le jeudi 12 juin.
Pour tenter de sortir la Nouvelle-Calédonie de l’impasse politique dans laquelle elle est plongée depuis des mois, voire des années, le ministre des outre-mer propose un projet de « souveraineté avec la France ». Cette actualité place la notion d’« indépendance-association » au cœur du débat public. Source de crispations et d’inquiétudes aggravées par de forts a priori, la notion doit être déconstruite pour participer à des échanges éclairés sur l’avenir institutionnel de l’archipel.
Longtemps taboue, parfois fantasmée, souvent source d’inquiétudes, l’indépendance-association a toujours suscité de fortes crispations en Nouvelle-Calédonie, tant auprès des politiques que de la population.
C’était vrai en janvier 1985 quand l’État a proposé pour la première fois un projet portant cette dénomination pour faire évoluer le statut de l’archipel. Tout juste présenté, le « plan Pisani » (du nom du haut-commissaire de l’époque) avait immédiatement été rejeté et l’idée d’indépendance-association remisée aux oubliettes.
Quarante ans plus tard, elle semble pourtant exhumée, de nouveau placée au cœur de l’actualité. Dans un contexte marqué par l’impasse politique qui a résulté de la tenue contestée du 3ᵉ référendum de 2021, auquel s’est ajoutée la grave crise politique, économique et sociale provoquée par les émeutes débutées le 13 mai 2024, le ministre des outre-mer Manuel Valls a réuni plusieurs fois les représentants politiques calédoniens ces dernières semaines pour tenter de trouver une issue à l’inextricable question de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.
Lors de sa conférence de presse du 8 mai 2025, le ministre a révélé le contenu des discussions qui se sont déroulées pendant les trois jours du « conclave » de Deva (Bourail, sud de la Nouvelle-Calédonie). Bien qu’elles n’aient pas abouti (elles devraient reprendre à Paris mi-juin à l’invitation du président de la République), elles ont le mérite d’avoir relancé un débat de fond, à l’arrêt depuis plus de quatre ans. Deux projets ont été discutés : le premier, porté par une partie des loyalistes, promeut une forme de fédéralisme au sein de la République française ; le second, défendu par le ministre des outre-mer, repose sur une « souveraineté avec la France ».
À peine ces mots étaient-ils prononcés qu’ils ont été assimilés à la notion d’indépendance-association dont on n’osait plus parler, suscitant l’enthousiasme des uns, la crainte des autres et créant une confusion générale.
Confusion des mots, d’abord : « État associé », « indépendance-association », « souveraineté partagée », « plan Pisani », « souveraineté avec la France »… autant de notions connexes mobilisées dans le débat public calédonien sans être définies.
Confusion des postures politiques, également : pour les non-indépendantistes, l’indépendance-association est souvent synonyme d’un abandon camouflé par la France. Pour leur part, les indépendantistes dénonçaient dans les années 1980 un statut néocolonial, un ersatz d’indépendance permettant à la France de maintenir son emprise sur le Caillou, quand, aujourd’hui, ils saluent la perspective d’une évolution vers un tel statut.
Alors de quoi parle-t-on vraiment ? À quoi renvoie réellement l’indépendance-association ? Pour démêler cet imbroglio, éloignons-nous de l’actualité pour revenir au sens premier de la notion.
En 1960, alors que les peuples du monde entier se libéraient du joug colonial, les Nations unies ont identifié dans leur résolution 1541 (XV) les trois hypothèses permettant de considérer un territoire comme décolonisé :
« a) quand il est devenu un État indépendant et souverain ; b) quand il s’est librement associé à un État indépendant ; ou c) quand il s’est intégré à un État indépendant. »
Entre l’intégration et l’indépendance totale, les Nations unies ont imaginé de toutes pièces une troisième voie de décolonisation : la libre association, aussi appelée « indépendance-association ».
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À rebours de la quasi-totalité des colonies qui a privilégié l’indépendance totale, les îles Cook ont été les premières à emprunter cette voie inédite. En 1965, elles sont devenues un État associé à la Nouvelle-Zélande et, ce faisant, ont conservé des liens étroits avec leur ancienne puissance administrante tout en établissant des rapports nouveaux, fondés sur une égalité souveraine et non sur une domination coloniale.
Niue a fait de même en 1974, toujours avec la Nouvelle-Zélande. Enfin, les États fédérés de Micronésie et les îles Marshall se sont associés aux États-Unis en 1990, avant que les Palaos ne les imitent en 1994, portant à cinq seulement le nombre de territoires décolonisés dans le monde via l’indépendance-association.
Plus qu’un statut transitoire de décolonisation, l’indépendance-association est devenue une forme d’organisation politique pérenne.
Elle caractérise aujourd’hui encore ces cinq territoires que la doctrine juridique appelle couramment « État associé ». Mais quelles caractéristiques font de lui un État si singulier ?
L’État associé est une communauté politique souveraine caractérisée par des liens si resserrés avec un État partenaire que cette association lui est consubstantielle. L’association fait partie de son ADN à tel point qu’elle est inscrite dans sa Constitution, tout comme dans celle de son État partenaire. S’il n’est pas immuable (rien ne l’est dans le monde du droit !), ce lien gravé dans le marbre constitutionnel bénéficie de la garantie juridique suprême, assurant ainsi sa stabilité.
En outre, l’État associé se distingue par sa « souveraineté déléguée » pour reprendre les termes du professeur de droit Guy Agniel. En concertation avec son partenaire, l’État associé décide de ne pas exercer toutes ses compétences et de lui en confier certaines. Ce type de délégation est, par exemple, pratiquée en matière de nationalité aux îles Cook et à Niue où les habitants ont la nationalité néo-zélandaise, ou encore dans le domaine de la défense et des relations extérieures, les États fédérés de Micronésie confiant ainsi leur protection militaire aux États-Unis. L’État associé et son État partenaire sont donc étroitement imbriqués dans un subtil équilibre qui vise à valoriser leur identité commune tout en préservant leur existence propre.
Dans le contexte néo-calédonien, la notion d’indépendance-association ne renvoie pas nécessairement aux statuts des voisins du Pacifique et peut revêtir un sens différent, créant par là même un profond quiproquo. En effet, elle est souvent assimilée au très critiqué plan Pisani de 1985 qui avait vocation à endiguer l’escalade de la violence entre indépendantistes et non-indépendantistes en créant une Nouvelle-Calédonie en indépendance‑association.
Les quelques orientations dudit plan rendues publiques suggèrent toutefois que de l’indépendance-association, il n’avait que le nom. La lecture des débats parlementaires à son sujet dénote l’incompréhension de la classe politique envers un projet réalisé hâtivement dont le contenu était confus (par exemple, il est fait référence à la fois à un traité de coopération et à un traité d’association, les deux étant pourtant à distinguer).
Aussi, et surtout, ce projet avait été élaboré par le seul gouvernement français, sans concertation avec les principaux intéressés, ce qui s’opposait frontalement à la vraie indépendance-association dont l’essence même repose sur le consensus entre les deux parties. L’inscription de l’association dans le cadre de l’article 88 de la Constitution française était d’ailleurs équivoque, ce dernier étant empreint de l’esprit colonialiste des années 1950.
« Mort‑né », le plan Pisani a disparu cinq jours seulement après avoir été présenté. Il n’en a pas moins durablement marqué les esprits comme un repoussoir, et son assimilation fréquente à la notion générique d’indépendance-association brouille, aujourd’hui encore, les discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.
Dans un courrier en date du 16 mai dernier, Manuel Valls explique que son projet de « souveraineté avec la France » a vocation à « conjuguer les aspirations divergentes à la pleine émancipation et au lien structurant avec la France ». Les grandes lignes sont posées : transfert des compétences régaliennes à la Nouvelle-Calédonie assorti d’une délégation à la France, instauration d’une double nationalité française et néo-calédonienne, accès à un statut international, lien constitutionnellement garanti… Autant d’éléments qui ne sont évidemment pas sans rappeler l’indépendance-association.
Il faut toutefois se garder de toute conclusion hâtive. À ce stade, en l’absence d’informations publiques détaillées quant au contenu du projet, mieux vaut éviter de le faire entrer dans une case théorique qui risquerait de limiter le champ des possibles à un moment où la Nouvelle-Calédonie a plus que jamais besoin d’ouvrir pleinement la réflexion.
Léa Havard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.