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18.09.2025 à 16:18

Quand la criminalité organisée menace la souveraineté de l’État sur les territoires

Clotilde Champeyrache, Maitre de Conférences HDR, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Les organisations criminelles peuvent entrer en concurrence avec l’État. La France n’est pas épargnée, comme le montrent les attaques contre des prisons ou les « prestations sociales » offertes, en août, par des trafiquants à Orange (Vaucluse).
Texte intégral (2070 mots)

Loin de se limiter à une recherche de gains économiques, les organisations criminelles cherchent à accroître leur pouvoir en entrant en concurrence avec l’État et avec les institutions, voire en les déstabilisant. L’exemple de la mafia italienne est le plus célèbre, mais de nombreux exemples existent en Europe. La France n’est pas épargnée. En témoignent la série d’attaques contre des établissements pénitentiaires au printemps 2025, ou la distribution de fournitures scolaires par un gang de trafiquants de drogue à Orange (Vaucluse), fin août.


Les organisations criminelles sont souvent considérées comme n’étant motivées que par l’appât du gain. Cette vision réductrice fait que l’ampleur de la menace criminelle a longtemps été ignorée, voire niée. La réflexion se bornait fréquemment à une question de flux de marchandises et de leur contrepartie sous forme de flux monétaires. La prise en compte de l’impact multidimensionnel et durable des activités criminelles sur nos sociétés est récente.

Dans la lignée du rapport de 2021, le rapport SOCTA 2025 (Serious and Organized Crime Threat Assessment) d’Europol insiste ainsi sur le fait que la criminalité organisée « mine les fondations mêmes de la cohésion et de la stabilité politiques, économiques et sociales, à travers des gains illicites, le recours à la violence et l’extension de la corruption ». Ce constat est salutaire : pour appréhender la globalité de la menace, il faut impérativement sortir du seul prisme de la quête du profit. La volonté de certains réseaux criminels d’affirmer leur pouvoir doit être reconnue. Elle redonne d’ailleurs un sens à des politiques anticriminalité axées sur les notions de matérialité et de territorialité.

Sortir du prisme exclusivement économique

Un discours économique libéral a trop souvent servi à occulter la dimension criminelle de nos économies. Au nom de l’efficience économique, on a justifié une circulation la plus fluide et la plus rapide possible des marchandises, dans le monde et en particulier au sein de l’Union européenne. Dans cette configuration, tout contrôle douanier, par exemple sur des conteneurs dans une enceinte portuaire, est un grain de sable qui enraye la machine et retarde les flux. On estime généralement qu’environ 2 % des marchandises en entrée dans les ports européens font l’objet d’un contrôle. La sécurité a donc été en partie sacrifiée au profit d’une efficience économique idéalisée.

Il a fallu que violence et intimidation criminelles alertent l’opinion publique aux Pays-Bas, en Belgique puis en France pour que l’entrée massive de drogues sur nos territoires soit prise en compte. Pourtant, des alarmes avaient déjà été lancées quant aux flux massifs de stupéfiants. Un syndicat policier néerlandais avait ainsi dénoncé, en 2017, la dérive des Pays-Bas vers un narco-État. Ce seront les morts de victimes innocentes, d’un journaliste et d’un avocat et les menaces à l’encontre de la princesse héritière qui réveilleront les consciences). Les trafics semblent tolérés tant qu’ils restent non violents.

L’ampleur de la corruption est aussi sous-estimée, souvent non nommée pour ce qu’elle est : une atteinte au bien commun. Malgré l’identification en Italie des mécanismes du « vote d’échange » consistant pour les organisations mafieuses à donner des consignes de vote à la population afin d’obtenir ensuite des faveurs en retour (attribution de marchés publics, modification de plans d’urbanisme, etc.) du politicien corrompu, les pays européens peinent encore à comprendre ce type d’emprise criminelle.

L’affirmation du rapport SOCTA selon laquelle « les gains financiers restent la motivation première » des organisations criminelles risque d’ailleurs de banaliser les acteurs criminels en en faisant les équivalents illégaux des entrepreneurs de la sphère légale. Il faut penser la criminalité organisée en termes de pouvoir. Avec le concept de « criminalité en col blanc », Edwin Sutherland (1883-1950) a explicité le potentiel destructeur de l’illégalité combinée au pouvoir. Il montre, en effet, que les infractions commises par des personnes socialement bien insérées sont moins dénoncées et moins sanctionnées que celles commises par les pauvres. Les conséquences sont énormes en termes d’affaiblissement des institutions.

La réflexion mérite d’être étendue à une menace criminelle en croissance devant laquelle le régalien paraît en difficulté.

Des organisations criminelles en quête de pouvoir

La logique de pouvoir se manifeste dans les phénomènes dits d’hybridation, où des acteurs exerçant des stratégies de déstabilisation ou d’ingérence utilisent des organisations criminelles. Leur participation à ces opérations montre que l’instabilité géopolitique ne les effraie pas. Les conflits permettent d’alimenter divers trafics, de conditionner des populations et de corrompre tant le pouvoir en place que des opposants aspirant au pouvoir. Même le recours exacerbé à la violence des réseaux criminels en Europe peut se lire en termes de pouvoir.

Les attaques contre l’institution pénitentiaire en France, au printemps 2025, expriment une volonté d’établir un rapport de force avec l’État).

C’est d’ailleurs ce qu’avait fait la mafia sicilienne avec les assassinats des juges Falcone et Borsellino en 1992, puis avec les attentats de Rome, de Florence et de Milan en 1993. À ce moment, l’État italien était en passe de rétablir l’ascendant sur Cosa nostra. Les bombes posées visaient notamment à le faire renoncer – sans résultat – à l’entrée en vigueur du régime carcéral dur pour les chefs mafieux. Cette logique de défi est périlleuse pour l’organisation criminelle, car elle appelle une réponse régalienne. Elle montre aussi que la menace n’est pas qu’une question d’enrichissement illégal. Comprendre la globalité de la menace exige de sortir du seul prisme de la quête du profit.

La violence n’est pas l’unique façon d’affirmer une volonté de pouvoir. La corruption systémique l’est aussi. Elle n’est plus négociée au coup par coup. Elle devient un mode de relation durable entre la sphère légale et la sphère illégale. Elle n’est plus un pacte subi par le corrompu, mais perçu comme réciproquement bénéfique. En ce sens, elle est rarement dénoncée, ce qui peut expliquer le faible nombre d’affaires de corruption identifiées par rapport à la réalité du phénomène. Elle est parfois minimisée du fait qu’elle serait un « crime sans victime », voire justifiée en tant qu’« huile dans les rouages ».

Le pouvoir criminel peut également s’établir par la construction d’une légitimité sociale. Les organisations criminelles distribuent des revenus illégaux pour les trafics et même légaux lorsqu’elles disposent d’activités légales. Ces revenus font vivre une part plus ou moindre grande de la population suivant l’ampleur des activités. Des formes de prestations sociales de la part de criminels enserrent les bénéficiaires dans des relations de redevabilité vis-à-vis des réseaux criminels, ce qui a conduit en août 2025, par exemple, à l’interdiction, dans la ville d’Orange (Vaucluse), d’une distribution instrumentalisée de fournitures scolaires.

Dans un contexte socioéconomique dégradé, ce « ruissellement » des gains illégaux est source de légitimité pour les criminels. Il peut mener à ce que Charles-Antoine Thomas, directeur de cabinet du directeur général de la gendarmerie nationale, nomme une « dissidence criminelle ». La population fait alors allégeance au pouvoir criminel plutôt qu’à un État discrédité.

Territorialité et matérialité : des invariants à ne pas négliger

La question du pouvoir remet au premier plan les notions de territorialité et de matérialité. Les nouvelles technologies sont un instrument puissant aux mains des criminels, comme le souligne le rapport SOCTA. Il faut en tenir compte au niveau tant de la réglementation d’activités qui, tout en étant légales, peuvent être dévoyées (comme dans le cas des messageries cryptées) que de l’équipement et de la formation des services d’enquête. Gare cependant à ne pas négliger des invariants qui peuvent paraître triviaux, mais qui sont l’expression tangible du pouvoir criminel.

Si la criminalité en ligne progresse, la territorialité et la matérialité caractérisent encore nombre d’activités illégales. La matérialité concerne les marchandises (drogues, armes, espèces de faune et de flore protégées, déchets non traités, êtres humains…) qui circulent du producteur au consommateur. Même si des transactions ont lieu en ligne, les marchandises sont visibles et peuvent donc être interceptées. La territorialité renvoie à la circulation et au stockage de ces marchandises et à l’implantation des acteurs criminels.

La déclinaison des différents secteurs criminels prouve implicitement que ces dimensions demeurent importantes et rejoignent la question du pouvoir déstabilisateur du crime. Un travail sur la « géographie des réseaux criminels » peut participer à cette prise de conscience. Il mériterait plus de développements et un travail de cartographie tant la géographie criminelle reste lacunaire).

Il existe déjà des cartes relatives à la circulation de certaines marchandises illégales, notamment pour les routes de la drogue. La Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières a notamment publié, en 2023, un atlas des fraudes douanières.

À l’heure où des organisations criminelles de toutes origines géographiques opèrent sur notre territoire, où elles envoient des émissaires et développent des structures d’appuis logistiques à travers le monde, il faudrait se donner les moyens de cartographier également les acteurs criminels afin d’identifier les ramifications à l’international et les activités et méthodes employées suivant les lieux d’implantation. Cela permettait de mettre au jour des fragilités territoriales, de comprendre des dynamiques d’ensemble dépassant la seule sphère du narcotrafic, voire de prévenir des stratégies d’influence criminelle. Car lutter contre le crime, c’est aussi réaffirmer la souveraineté de l’État sur un territoire.

The Conversation

Clotilde Champeyrache est membre du Conseil scientifique des Douanes.

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18.09.2025 à 10:57

Pourquoi la situation politique rend les Français malheureux

Mickaël Mangot, Docteur en économie, enseignant, spécialiste d'économie comportementale et d'économie du bonheur, ESSEC

Avec déjà cinq gouvernements depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, la France est rattrapée par l’instabilité politique. Est-ce de nature à rendre les Français malheureux ?
Texte intégral (1323 mots)

Avec déjà cinq gouvernements depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, la France est rattrapée par l’instabilité politique. Est-ce de nature à rendre les Français malheureux ? ou le bonheur est-il seulement une affaire privée, imperméable aux évolutions du monde en général, et aux tribulations de la vie démocratique en particulier ?


Si les sciences du bonheur s’intéressent avant tout aux ressorts individuels du bonheur – comme la santé, les revenus, les relations sociales ou les croyances religieuses –, elles regardent également, et de plus en plus, si l’environnement commun joue un rôle significatif. La situation politique et les institutions sont particulièrement scrutées. Et les résultats très instructifs.

Sensibilité à la politique

Premier enseignement : les citoyens ne sont pas insensibles à l’actualité politique.

Son exposition par les médias est documentée comme ayant, en général, un effet négatif sur la balance émotionnelle, en augmentant la proportion d’émotions négatives ressenties durant une journée. Le « spectacle démocratique » n’est apparemment pas le meilleur des divertissements.

Le seul fait de penser à la vie politique dégrade l’évaluation que l’on fait de sa propre vie. L’institut de sondage Gallup a remarqué que lorsqu’il posait des questions sur la satisfaction de la vie politique, juste avant de poser la question sur la satisfaction de la vie (de l’individu), les sondés se disaient beaucoup moins satisfaits de leurs vies. L’effet est ressenti massivement : -0,67 sur une échelle de 0 à 10, soit l’équivalent de l’effet du chômage…

Au bruit de fond négatif s’ajoute l’effet des élections sur le moral des électeurs. Le verdict des urnes contribue positivement au bonheur des électeurs – précisément le bien-être émotionnel et la satisfaction de la vie – du camp vainqueur et inversement pour le camp défait. Cet effet est très similaire à ce qui est observé lors des compétitions sportives. Même les élections étrangères peuvent influencer le bonheur. L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a entraîné une baisse significative du bonheur à travers l’Europe, selon une étude de la Stockholm School of Economics.

Implication politique

Deuxième enseignement : être impliqué politiquement n’est pas la voie royale vers le bonheur.

À la différence du bénévolat dans les associations (apolitiques), le militantisme politique n’augmente pas systématiquement le bonheur. Les études n’aboutissent pas à un effet consensuel : le militantisme peut aider au bonheur individuel, comme y nuire.

Les effets positifs apparaissent surtout quand l’action politique est porteuse de sens et permet d’affirmer l’identité de la personne. Les effets négatifs prédominent quand l’action est conflictuelle ou conduit à un isolement social.

Qualité des décisions publiques

Troisième enseignement : la qualité de la gouvernance politique est cruciale pour le bonheur individuel.

Les indices composites de qualité de la gouvernance qui agrègent les six dimensions répertoriées par la Banque mondiale – voix et responsabilité, stabilité politique et absence de violence/terrorisme, efficacité du gouvernement, qualité de la réglementation, État de droit et contrôle de la corruption – sont positivement corrélés aux niveaux de bonheur au plan national.

La qualité des décisions publiques semble l’emporter sur la qualité du processus démocratique. Précisément, c’est lorsque les décisions publiques ont atteint une qualité suffisante que le processus démocratique apporte un plus en permettant aux individus de s’exprimer et de ressentir une sensation de contrôle (collectif) sur les événements. Le bonus démocratique est plus significatif dans les pays riches que dans les pays en développement, en miroir d’aspirations à l’expression individuelle supérieures dans ces pays.

Bonus démocratique

Quatrième enseignement : les régimes autoritaires affichent en général un niveau de bonheur inférieur à celui des démocraties, mais l’effet dépend de la confiance dans le gouvernement. Quand la confiance – laquelle est liée, entre autres, à la qualité des politiques mises en place – est très élevée (ou très faible), on n’observe pas de différence notable entre les différents types de régimes. Le bonheur est alors élevé (ou faible), quel que soit le régime.

C’est seulement lorsque la confiance est intermédiaire que le bonus démocratique se fait sentir.

De même, le bonus démocratique disparaît lorsque les sentiments antidémocratiques ou illibéraux augmentent.

Ce qui est le cas actuellement en France. Le baromètre de la confiance politique du Cevipof a mis en évidence une montée de l’attrait pour un pouvoir plus autoritaire :

  • 48 % des Français estiment que « rien n’avance en démocratie, il faudrait moins de démocratie et plus d’efficacité » ;

  • 41 % approuvent l’idée d’un « homme fort qui n’a pas besoin des élections ou du Parlement », un score au plus haut depuis 2017 ;

  • 73 % souhaitent « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre », contre 60 % en Allemagne et en Italie.


À lire aussi : Mesurer le bonheur pour mieux penser l’avenir : l’initiative du Bonheur Réunionnais Brut


Bonheur des contre-pouvoirs

Rien n’indique que l’efficacité politique soit la norme parmi les régimes autoritaires. Si l’on prend l’exemple de la croissance économique, les travaux des Prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson montrent au contraire un avantage de croissance pour les démocraties. Au-delà d’une croissance moyenne supérieure, la variabilité de la croissance est également réduite chez les démocraties grâce à de meilleures institutions et à des contre-pouvoirs qui encadrent les décisions politiques.

Tous ces résultats montrent qu’il est difficile de s’affranchir du climat politique, aussi anxiogène et décevant soit-il. Ce que rappelait déjà le comte de Montalembert dans la seconde moitié du XIXe siècle :

« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »

The Conversation

Mickaël Mangot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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