07.08.2025 à 16:05
Sophie Watt, Lecturer, School of Languages and Cultures, University of Sheffield
Sur la côte du Nord-Pas-de-Calais, un nouveau type de campements apparaît depuis à peu près un an : ces « microcamps » sont une réponse à la multiplication des traversées vers le Royaume-Uni, aux conditions de vie difficiles dans les plus grands camps informels, mais aussi aux mesures policières de plus en plus agressives visant les migrants, dans les campements comme au cours de leurs tentatives de passage de la Manche.
Dans le cadre d’un projet de recherche sur les frontières, j’ai passé les deux dernières années à constater les conditions de vie dans les camps de réfugiés informels dispersés le long de la Côte d’Opale (Nord-Pas-de-Calais). Ces sites sont des lieux de rassemblement pour celles et ceux qui s’apprêtent à tenter la traversée de la Manche vers le Royaume-Uni.
Le gouvernement britannique a récemment validé un projet d’accord de renvoi de personnes migrantes vers la France, visant à décourager les tentatives de traversée. Des sanctions financières contre les passeurs ont également été décidées : elles suivent de près une augmentation des crédits consacrés à la surveillance des frontières britanniques. Les forces de l’ordre qui en sont chargées appliqueront dans le cadre de leur mission des tactiques issues de la lutte contre le terrorisme, dans le but affiché par les autorités d’« écraser les gangs ».
Mais, d’après mes observations, ces politiques ne semblent guère dissuader les départs. À l’inverse, plus la répression policière s’intensifie, plus les réseaux de passeurs prennent de risques pour contourner les obstacles qui entravent leurs activités.
Mon travail de terrain s’est principalement appuyé sur du bénévolat au sein de l’association Salam, une organisation qui distribue des repas chauds et des vêtements dans les principaux camps informels de Calais et de Dunkerque. J’ai également collaboré avec d’autres organisations, comme Alors on aide, qui s’occupe des « microcamps » au sud de Calais, et Opal’Exil, chargée des maraudes littorales.
Ces dernières années, les réseaux de passeurs ont modifié leurs méthodes pour échapper à la surveillance policière. Alors qu’ils gonflaient auparavant les embarcations directement sur les plages entre Calais et Dunkerque, ils utilisent désormais surtout des « bateaux-taxis ». Ces embarcations partent de plus au nord ou de plus au sud, parfois d’aussi loin que de la ville côtière du Touquet, à près de 70 kilomètres de Calais. Elles viennent ensuite récupérer des groupes de personnes exilées déjà à l’eau, réparties le long du littoral, pour éviter toute intervention des forces de l’ordre.
Pour tirer parti de ce nouveau système, et multiplier les traversées, des « microcamps » ont vu le jour. Il s’agit de petits campements temporaires plus proches de la mer, situés le long de la côte entre Hardelot et Calais. Ces « microcamps » servent de points d’étape entre les grands camps informels, où vivent les exilés, et les lieux de départ sur le littoral, où les bateaux-taxis viennent les récupérer. Ils permettent également de tenter la traversée à plusieurs reprises sans avoir à retourner dans les grands camps, où les conditions de vie sont plus difficiles.
Les grands camps informels, comme ceux de Loon-Plage (Nord) ou de Calais, sont le véritable centre névralgique des activités des passeurs. Ils font l’objet d’expulsions au moins une fois par semaine – toutes les 24 heures à Calais – en vertu de la politique des autorités françaises dite du « zéro point de fixation ». Cette doctrine, qui empêche les exilés de s’installer durablement, a été mise en place après le démantèlement du camp dit de la « jungle de Calais » , en octobre 2016.
Les opérations des forces de l’ordre visant à faire respecter cette politique du « zéro point de fixation » entraînent des expulsions fréquentes, des restrictions d’accès à l’aide humanitaire, ainsi que la destruction régulière des lieux de vie. À Loon-Plage, j’ai ainsi pu constater que l’unique point d’accès à l’eau des habitants était un abreuvoir pour le bétail.
Selon les directives officielles du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), les personnes vivant dans ces campements, quel que soit leur degré d’informalité, doivent pourtant avoir accès à l’eau, à des infrastructures d’hygiène et à un abri.
L’ONG Human Rights Observers a par ailleurs documenté des cas fréquents de violences policières, ainsi que la saisie systématique d’effets personnels et de tentes dans les camps.
Au-delà des opérations régulières d’expulsions visant les grands camps informels, les « microcamps » font désormais l’objet d’interventions policières de plus en plus brutales. Des témoignages racontent l’usage de gaz lacrymogène, la lacération de gilets de sauvetage et de tentes, contribuant à rendre les conditions de vie intenables. Des violences et des fusillades entre réseaux de passeurs ont également été signalées dans le camp de Loon-Plage.
Des faits observés sur le terrain témoignent de cette situation. Lors d’une mission avec l’association Alors on aide et le photographe Laurent Prum, nous avons rencontré dans un « microcamp » à la lisière de la forêt d’Écault (Pas-de-Calais) environ 50 personnes, dont sept enfants (âgés de douze mois à 17 ans). Nous avons immédiatement constaté une tension entre le groupe et les gendarmes qui surveillaient les lieux.
La plupart de ces personnes avaient passé plusieurs années en Allemagne, avant de voir leur demande d’asile refusée. Elles m’ont expliqué avoir été contraintes de revenir en France par crainte des mesures d’expulsion actuellement mises en œuvre par le gouvernement allemand.
Quelques-unes m’ont confié qu’il s’agissait de leur cinquième et ultime essai de traversée de la Manche. Pour rentabiliser plus rapidement leurs opérations, les réseaux de passeurs imposent désormais une limite au nombre de traversées qu’une personne peut tenter avant de devoir repayer. Avec les plus gros réseaux de passeurs, les exilés pouvaient auparavant tenter leur chance autant de fois qu’il était nécessaire.
La veille, ce groupe nous a raconté avoir été chassé d’un autre campement qu’ils avaient établi dans la forêt. Sur le lieu décrit, nous avons retrouvé plusieurs cartouches de gaz lacrymogène vides – ce qui corrobore plusieurs récits selon lesquels la police française en ferait usage lors d’interventions contre des camps informels.
Ce groupe souhaitait rester dans ce campement qu’il occupait, car un abri délabré leur permettait à eux et à leurs enfants de se protéger de la pluie. Les gendarmes les ont finalement expulsés, les forçant ainsi à passer la nuit dehors, sous la pluie. Du fumier a ensuite été épandu par le propriétaire du champ occupé afin d’empêcher le groupe de revenir.
Un jeune Soudanais nous a montré des vidéos de l’altercation entre les exilés et les gendarmes, au cours de laquelle cinq personnes ont été arrêtées. Les images témoignent d’un moment violent : les enfants y apparaissent terrorisés et du gaz lacrymogène, utilisé contre le groupe par les gendarmes, y est visible. Une mère palestinienne a été arrêtée et placée en garde à vue lors de cette intervention, la contraignant à laisser ses deux jeunes filles derrière elle. Lors de nos échanges, son mari m’a demandé :
« Pourquoi l’ont-ils arrêtée alors qu’ils voyaient bien qu’elle avait deux enfants avec elle ? »
L’association Alors on aide a mobilisé plusieurs de ses membres pour apporter des vêtements, des couvertures et de la nourriture au groupe, et a récupéré la jeune femme palestinienne après sa garde à vue, aucune charge n’ayant été retenue contre elle.
Alors que les conditions de vie dans les camps et la faible capacité d’accueil de demandeurs d’asile compliquent le séjour en France des personnes migrantes, la police renforce ses actions contre les bateaux tentant la traversée, les empêchant ainsi de quitter le territoire.
Le 4 juillet, lors d’une maraude littorale destinée à aider des personnes migrantes après l’échec d’une tentative de traversée, nous sommes ainsi arrivés sur la plage d’Équihen (Pas-de-Calais) vers 7 heures du matin pour constater que la gendarmerie française venait de crever un bateau dans l’eau.
Le gouvernement britannique a félicité les forces de l’ordre françaises pour cette intervention, réalisée devant les caméras des médias internationaux. Le Royaume-Uni et la France ont également évoqué la possibilité de permettre aux garde-côtes français d’intercepter les bateaux-taxis jusqu’à 300 mètres des côtes.
Cela représenterait un changement significatif par rapport à la réglementation actuelle, qui interdit aux forces de l’ordre françaises d’intervenir en mer, sauf en cas de détresse des passagers. Même la police aux frontières française émet des doutes sur la base légale de cette potentielle nouvelle mesure et sur ses implications pratiques en mer, compte tenu du risque accru d’accidents qu’elle engendrerait.
Piégés entre les opérations policières sur les plages et les évacuations incessantes des campements informels, les exilés n’ont en réalité d’autre choix que de tenter de traverser la Manche à tout prix. Quatre-vingt-neuf réfugiés sont ainsi morts à la frontière franco-britannique en 2024 – un sinistre record. Quatorze décès en mer ont déjà été recensés en 2025.
Les mesures franco-britanniques récemment annoncées pour intensifier le contrôle aux frontières ne dissuaderont pas, selon moi, les réfugiés présents sur le littoral français de tenter la dangereuse traversée de la Manche. Elles inciteront, en revanche, les réseaux de passeurs à adopter des tactiques encore plus risquées, mettant davantage de vies en péril et violant au passage les droits des personnes migrantes.
Tout accord visant à les renvoyer du territoire britannique, à restreindre leur accès à l’asile ou à forcer leur retour de l’autre côté de la Manche ne fera qu’aggraver les violences déjà subies par celles et ceux qui cherchent à trouver refuge au Royaume-Uni.
Sophie Watt a reçu des financements de l'université de Sheffield et de la British Academy / Leverhulme Small Research Grants.
06.08.2025 à 16:17
Florian Aumond, Maître de conférences en droit public, Université de Poitiers
Ninon Cochennec, Doctorante, Université de Poitiers
Le 10 juillet dernier, la loi de programmation pour la refondation de Mayotte a été définitivement adoptée par le Sénat. Si ce texte comprend un volet social, l’un de ses articles organise la création de lieux où pourront être enfermés des mineurs étrangers. Une pratique pourtant en principe interdite par le droit français.
Adopté définitivement par le Sénat le jeudi 10 juillet 2025, le projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte s’inscrit dans le processus législatif engagé à la suite des dommages causés par le cyclone Chido, qui avait ravagé l’île dans la nuit du 13 au 14 décembre 2024. Ce nouveau texte affirme « l’ambition de la France pour le développement de Mayotte », à travers une série de mesures structurelles.
La loi couvre des domaines variés, comme l’encadrement de l’habitat illégal, la convergence accélérée vers le droit commun des prestations sociales, ou encore la modification du mode de scrutin applicable à Mayotte. Mais ce texte approfondit également la dérogation au droit commun en matière d’immigration, inscrit dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) – pourtant en vigueur à Mayotte depuis 2014.
Le titre II de la loi, intitulé « Lutter contre l’immigration clandestine et l’habitat illégal », introduit ainsi une série de dispositions qui durcissent substantiellement les conditions de séjour des personnes étrangères à Mayotte. Deux titres de séjour « vie privée et familiale » se voient fortement limités : ils étaient jusqu’ici perçus comme permettant la régularisation d’un trop grand nombre d’étrangers. Désormais, l’accès à ces titres de séjour sera soumis à la condition d’être entré régulièrement sur le territoire et à une résidence à Mayotte depuis au moins sept ans pour les titres délivrés en raison des « liens personnels et familiaux ».
Le texte prévoit en outre des dispositions relatives à la lutte contre les reconnaissances frauduleuses de paternité et de maternité, ainsi qu’un chapitre sur la lutte contre l’immigration irrégulière. C’est au sein de ce dernier que se trouve une disposition significative de cette loi. Inscrite à l’article 14, elle porte sur la création de lieux de rétention « spécialement adaptés à la prise en charge des besoins de l’unité familiale ».
À l’instar des autres dispositions relatives aux droits des étrangers, la perspective de création de nouveaux centres de rétention « familiaux » a suscité de vives critiques dès la présentation du projet de loi. De nombreuses voix, notamment associatives, ont souligné la violation par cette mesure du principe d’intérêt supérieur de l’enfant. Il s’agit pourtant d’un pilier du régime juridique de protection des droits de l’enfant, depuis sa consécration par la Convention internationale sur le sujet, en 1989.
Pour Unicef France,
« la création prévue d’unités familiales […] ne (fait) que perpétuer une logique d’enfermement des familles avec enfants, alors que la fin de l’enfermement administratif des enfants était initialement prévue en 2027. »
Pour comprendre la réaction d’Unicef France, il convient de rappeler le cadre juridique actuel en matière de privation de liberté des personnes étrangères.
Le droit français distingue deux régimes : la rétention administrative concerne les étrangers déjà présents sur le territoire français et permet à l’administration d’exécuter une décision d’éloignement ; la « zone d’attente », quant à elle, ne s’applique qu’aux étrangers non admis sur le territoire français, arrivés par voie ferroviaire, maritime ou aérienne.
Cette « zone d’attente » s’apparente à une fiction juridique. Elle permet en effet de considérer qu’un étranger physiquement sur le territoire français n’y est pas juridiquement présent. Une telle fiction comporte des conséquences majeures pour les mineurs étrangers, car s’il n’est pas possible d’édicter une mesure d’éloignement à leur encontre. Il est en revanche tout à fait autorisé de leur interdire l’entrée sur le territoire, les contraignant ainsi à retourner dans leur pays d’origine ou dans le dernier pays par lequel ils ont transité.
Les zones d’attente sont donc des sas permettant de mettre en œuvre ces mesures. Celles-ci sont non seulement susceptibles de concerner les mineurs accompagnants – souhaitant entrer en France avec leur famille ou un adulte référent –, mais également les mineurs non accompagnés.
La loi n°2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration a enregistré une avancée significative par rapport à cette situation en consacrant l’interdiction générale de placer les mineurs en rétention, y compris lorsqu’ils accompagnent un adulte. L’article L.741-5 du Ceseda, inséré par la loi de janvier 2024, dispose désormais expressément que
« l’étranger mineur de 18 ans ne peut faire l’objet d’une décision de placement en rétention ».
Toutefois, l’entrée en vigueur de cette disposition a été repoussée pour Mayotte au 1er janvier 2027 en raison, selon le ministre de l’intérieur, « des spécificités de ce territoire – les mineurs rest(ant) moins de quarante-huit heures en moyenne dans le centre de rétention administrative de Mayotte, voire moins d’une journée » et, plus généralement, en raison des « difficultés particulières qui se posent sur ce territoire ».
La première justification ne convainc guère, si l’on constate que la durée de maintien en rétention n’est pas spécifiquement courte à Mayotte : elle est même souvent moindre dans l’Hexagone. Pour ce qui est des conditions spécifiques à Mayotte, s’il est indéniable que l’île connaît un contexte migratoire particulier, rien ne permet d’assurer que déroger au droit commun en enfermant des mineurs en migration y apportera une quelconque solution.
C’est dans ce contexte que s’inscrit l’article 14 de la loi de programmation pour la refondation de Mayotte. Il déroge à l’interdiction de placer en rétention un étranger mineur en introduisant de nouveaux lieux : des unités familiales « spécialement aménagées et adaptées », qui devront garantir « aux membres de la famille une intimité adéquate, dans des conditions qui tiennent compte de l’intérêt supérieur de l’enfant ».
Le gouvernement justifie la mesure par le fait qu’elle permettrait de « maintenir les capacités opérationnelles d’éloignement de ce public », c’est-à-dire les familles avec enfants.
Malgré les précautions terminologiques, ces « unités familiales » constituent bien des lieux de rétention administrative, ainsi qu’il ressort expressément de l’exposé des motifs de la loi, dans lequel le ministre des outre-mer évoque « une [unité familiale pour la rétention des mineurs] ». Leur création va donc à rebours des engagements pris par le gouvernement dans la loi de janvier 2024, qui en consacrait une interdiction générale. Ces engagements visaient à aligner le droit français avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), laquelle a déjà condamné à 11 reprises la France pour des situations de privation de liberté de mineurs en migration.
Le gouvernement a pris des mesures pour éviter que ce texte ne lui vaille de nouvelles condamnations par la CEDH. À la suite de l’avis du Conseil d’État relatif au projet de loi, il a été précisé que le placement en rétention des mineurs ne pouvait excéder une durée de 48 heures. Il est en effet connu que la CEDH retient la durée de la rétention parmi les critères pris en compte afin de conclure à la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, relatif à l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants.
Elle s’appuie cependant également sur l’âge des personnes enfermées, et les conditions du maintien en centre de rétention administrative (CRA), où sont retenues les personnes migrantes en situation irrégulière. Or, dans un rapport remis en 2023, le contrôleur général des lieux de privation de liberté dénonçait les conditions qui prévalent dans le CRA de Mayotte – situé à Pamandzi –, notamment les difficultés d’accès à l’eau, le maintien des lumières allumées toute la nuit, l’état et l’insuffisance des sanitaires ou l’impossibilité de changer de vêtements.
La création de ces nouveaux lieux d’enfermement entre, par ailleurs, en totale contradiction avec les avis de différentes institutions et autorités indépendantes, comme le défenseur des droits, la commission nationale consultative des droits de l’homme, ou encore le contrôleur général des lieux de privation de liberté, toutes ayant rappelé que la rétention – même temporaire et aménagée – compromet le développement psychique et affectif de l’enfant.
Le défenseur des droits a ainsi mis en avant que « la place d’un enfant n’est pas dans un lieu d’enfermement, fût-il conçu pour accueillir des familles ».
La France va également à l’encontre des recommandations du Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui l’a appelée à réexaminer les régimes dérogatoires en matière d’immigration dans les territoires ultramarins et à « accélérer l’extension de l’interdiction de la rétention administrative des mineurs à Mayotte ».
Saisi le 16 juillet 2025 par le premier ministre et plus de soixante députés, le Conseil constitutionnel devra se prononcer dans un délai d’un mois sur la conformité de ces dispositions avec les droits fondamentaux garantis par la Constitution.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
05.08.2025 à 19:41
Hugo Spring-Ragain, Doctorant en économie / économie mathématique, Centre d'études diplomatiques et stratégiques (CEDS)
En 2023, le taux de pauvreté a dépassé 15 % en France. Cela n’est pas tant le résultat d’une conjoncture économique défavorable que la conséquence de changements structurels emportant des mutations de long terme. Le sujet mérite d’autant plus d’être observé car, au-delà de la situation des personnes concernées, il remet en cause la stabilité des institutions politiques.
En 2023, la France a enregistré un taux de pauvreté monétaire record, atteignant 15,4 %, soit un niveau inédit depuis 1996. La question de la soutenabilité du modèle socio-économique des démocraties occidentales revient au premier plan. Cette progression de la pauvreté ne relève pas uniquement d’un choc conjoncturel, mais témoigne d’une mutation plus profonde du rapport entre croissance, redistribution et cohésion sociale. Le retour de la pauvreté de masse, y compris dans des catégories jusqu’ici intégrées au salariat protégé, signale une possible rupture de régime dans la promesse implicite d’ascension sociale et de protection des plus vulnérables.
Le taux de pauvreté monétaire a atteint 15,4 % en France en 2023, soit le niveau le plus élevé depuis 1996. Cette progression significative (+0,9 point en un an, soit environ 650 000 personnes supplémentaires) interroge profondément les fondements socio-économiques des pays développés. Loin d’un simple effet de conjoncture (inflation, crise énergétique ou guerre en Ukraine), cette inflexion marque une tendance structurelle : la multiplication des zones de précarité latente – vulnérabilité économique persistante, souvent masquée par l’emploi ou des ressources instables, mais exposée au moindre choc – dans les segments inférieurs et médians de la distribution des revenus.
À lire aussi : Polanyi, un auteur pour mieux comprendre ce qui nous arrive
Les déterminants structurels de l’augmentation de la pauvreté sont multiples : montée des emplois atypiques (et ubérisation), stagnation des salaires réels pour les déciles médians, dualisation du marché du travail, déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment du facteur travail et réduction de l’investissement public dans certains services collectifs essentiels. À cela s’ajoutent des dynamiques territoriales inégalitaires où les zones rurales, périurbaines et certains centres urbains dégradés cumulent désindustrialisation, isolement social et sous-dotation en infrastructures publiques comme privées.
Figure – Évolution comparée des niveaux de vie (D1, D5, D9) en France, 1996–2023, avant et après redistribution. – Source : Insee
Lecture : les courbes montrent l’évolution des revenus des 1er, 5e et 9e déciles, en euros constants (base 100 en 2008). Avant redistribution, les écarts sont beaucoup plus prononcés, notamment entre D1 et D9. L’effet redistributif réduit significativement ces écarts, mais ne suffit pas à inverser les dynamiques inégalitaires de long terme. La stagnation du bas de l’échelle (D1) reste visible même après transferts sociaux, alors que le haut (D9) progresse nettement.
Si les transferts sociaux jouent encore un rôle crucial dans la réduction de la pauvreté (le taux brut atteindrait 21,7 % sans redistribution), leur efficacité relative diminue. Non seulement ils ne parviennent plus à enrayer la montée tendancielle de la pauvreté, mais ils peinent aussi à répondre à la complexité des situations contemporaines : travailleurs pauvres, jeunes diplômés sous-employés, femmes seules avec enfants ou encore retraités vivant sous le seuil de pauvreté (1288 euros).
Ce glissement progressif traduit une rupture dans le compromis fordiste sur lequel reposait la cohésion des économies occidentales : emploi stable, protection sociale contributive et croissance redistributive. Il met également en tension la soutenabilité politique du modèle social à mesure que les classes moyennes perçoivent ces transferts comme moins universels et plus segmentés.
Ce phénomène n’est pas propre à la France : les économies occidentales dans leur ensemble connaissent une montée d’une pauvreté dite « intégrée », c’est-à-dire présente au sein même du salariat. Dans les pays de l’OCDE, plus de 7 % des travailleurs sont aujourd’hui pauvres, signe que l’emploi ne protège plus systématiquement du besoin. Cette évolution remet en cause le postulat selon lequel le marché du travail constitue un vecteur naturel d’intégration économique et sociale. En parallèle, les écarts de niveau de vie entre les déciles extrêmes s’élargissent, accentuant la fragmentation du tissu social.
Au-delà de la pauvreté en tant que phénomène statistique, c’est l’évolution relative des positions sociales qui alimente un sentiment profond de déclassement. Les classes moyennes, longtemps considérées comme les piliers de la stabilité démocratique et de la croissance domestique, sont désormais prises en étau. D’un côté, la paupérisation des actifs précaires et la fragilité de l’emploi fragmenté ; de l’autre, l’accumulation exponentielle de capital chez les 10 % les plus riches et plus encore chez les 1 % supérieurs. Il est ici essentiel de distinguer les flux de revenus (salaires, prestations) des stocks patrimoniaux, dont la concentration alimente des écarts croissants sur le long terme, indépendamment des efforts individuels.
Cette polarisation résulte de dynamiques économiques profondes : concentration du capital immobilier et financier, désindexation salariale, évolution défavorable du capital humain dans les secteurs intermédiaires et fiscalité régressive dans certains segments. Les gains de productivité ne se traduisent plus par des hausses de salaire ; la fonction d’utilité des agents tend à se contracter dans les déciles intermédiaires et les effets de seuils fiscaux, sociaux ou réglementaires amplifient les discontinuités dans les trajectoires de vie.
On assiste ainsi à une recomposition en sablier de la structure sociale : précarité durable en bas, enrichissement du haut, et effritement du centre. Dans ce contexte, la perception d’une mobilité sociale bloquée, ou, pire, inversée renforce le désengagement civique, la frustration relative et la radicalisation des préférences politiques. Ce que révèlent les indicateurs de pauvreté ne relève donc pas uniquement d’un appauvrissement objectif mais bien d’une perte d’espérance en la promesse méritocratique au cœur de la légitimation démocratique.
La situation est d’autant plus préoccupante que les variables d’ajustement traditionnelles comme l’éducation, le travail qualifié ou l’accession à la propriété ne jouent plus leur rôle d’ascenseur. L’immobilité relative des positions intergénérationnelles, combinée à l’explosion du coût de l’entrée dans la classe moyenne (logement, études, santé), tend à enfermer les individus dans leur position initiale. Autrement dit, la pauvreté s’ancre dans des dynamiques d’exclusion durables plus difficilement réversibles que par le passé.
L’universalité du filet de sécurité et la promesse de mobilité sociale ascendante constituaient les deux piliers implicites du contrat social des économies libérales avancées, or ces deux fondements sont aujourd’hui ébranlés. L’universalité tend à se fragmenter sous l’effet de ciblages budgétaires croissants et d’un tri social plus restrictif dans l’accès aux droits sociaux. La mobilité, quant à elle, est de moins en moins portée par les fonctions traditionnelles de l’école, de l’emploi et du logement.
La question centrale devient donc : nos démocraties disposent-elles encore des moyens économiques et politiques pour corriger les déséquilibres que leur propre trajectoire historique a produits ? Plusieurs options sont sur la table : réforme de la fiscalité sur les hauts patrimoines, réinvestissement dans les infrastructures sociales, redéfinition des politiques d’emploi, expérimentation de mécanismes de revenu minimum garanti, remise à zéro du modèle social. Mais leur mise en œuvre se heurte à une contrainte majeure : le consentement fiscal des classes moyennes, précisément celles dont la position socio-économique est la plus fragilisée.
Le taux de pauvreté à 15,4 % est plus qu’un indicateur social. Il traduit une perte d’efficacité du modèle redistributif, une fragmentation des trajectoires individuelles et une mise en tension du pacte démocratique. Le défi est donc double : restaurer une forme d’égalité réelle tout en reconstruisant les conditions d’un consentement collectif à la solidarité.
Hugo Spring-Ragain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.08.2025 à 16:54
Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College
Depuis plusieurs années, des spécialistes des relations internationales se fondent sur l’œuvre de l’auteur grec ancien Thucydide pour affirmer que les conflits entre nouvelles et anciennes puissances sont inévitables. Appliquée à notre temps, cette idée conduit à penser que les États-Unis et la Chine marchent vers la guerre. Mais est-ce bien là ce qu’affirme Thucydide ?
Le supposé piège de Thucydide est devenu un classique du vocabulaire de la politique étrangère depuis une dizaine d’années, régulièrement invoqué pour expliquer la rivalité grandissante entre les États-Unis et la Chine.
Formulée par le politologue Graham Allison – d’abord dans un article de 2012 du Financial Times, puis développée dans son livre de 2017 Destined For War (Destinés à la guerre, en français) – l’expression renvoie à une phrase de l’historien grec Thucydide (Ve-IVeavant notre ère), qui écrivit dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse :
« Ce fut la montée en puissance d’Athènes et la peur qu’elle inspira à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. »
À première vue, l’analogie est séduisante : l’émergence de nouvelles puissances inquiète les puissances établies, menant inévitablement au conflit. Dans le contexte actuel, l’implication semble claire : la montée en puissance de la Chine provoquera un jour où l’autre un affrontement militaire avec les États-Unis, tout comme celle d’Athènes en déclencha un avec Sparte.
Cette lecture risque cependant de ne pas rendre honneur à la complexité de l’œuvre de Thucydide et d’en déformer le message philosophique profond. L’objectif de Thucydide n’était pas, en effet, de formuler une loi déterministe de la géopolitique, mais d’écrire une tragédie.
Thucydide a combattu durant la guerre du Péloponnèse (431-404 av. n. è.) du côté athénien. Son univers mental était imprégné des codes de la tragédie grecque et son récit historique porte la trace de ces codes du début à la fin.
Son œuvre n’est pas un traité sur l’inévitabilité structurelle de la guerre, mais une exploration de la manière dont la faiblesse humaine, l’erreur politique et la décadence morale sont susceptibles de se combiner pour provoquer une catastrophe.
Ce goût du tragique chez Thucydide est essentiel. Là où les analystes contemporains cherchent des schémas prédictifs et des explications systémiques, lui attire l’attention du lecteur sur le rôle des choix, des perceptions et des émotions des acteurs individuels. Son récit est rempli des réactions délétères que suscite la peur, des attraits de l’ambition, des échecs des dirigeants et, finalement, du naufrage tragique de la raison. C’est une étude sur l’hubris et la némésis – la folie de la démesure et la vengeance obsessionnelle – et non pas sur le déterminisme structurel des relations entre États.
Une grande partie de cette complexité est perdue lorsque le « piège de Thucydide » est élevé au rang de quasi-loi des relations internationales. Elle devient une justification pour plaider l’inévitabilité : une puissance monte, les autres ont peur, la guerre suivra.
Mais Thucydide s’intéressait davantage aux raisons pour lesquelles la peur s’empare des esprits, à la façon dont l’ambition corrompt le jugement et à la manière dont les dirigeants – piégés face à des options toutes plus mauvaises les unes que les autres – se convainquent que la guerre est la seule voie possible. Son récit montre que les conflits surgissent souvent non par nécessité, mais par erreur d’analyse de la situation, mêlée à des passions détachées de la raison.
Il convient de rendre justice à Graham Allison, l’auteur de Destined For War : lui-même n’a jamais prétendu que le « piège » était inévitable. Le cœur de sa pensée est que la guerre est probable, mais non certaine, lorsqu’une puissance montante défie une puissance dominante. En réalité, une grande partie de ses écrits est supposée servir d’avertissement pour sortir de ce schéma destructeur, non pour s’y résigner.
Malgré tout, le « piège de Thucydide » a été bien mal utilisé, aussi bien par les commentateurs que par les décideurs politiques. Certains y voient une confirmation que la guerre est structurellement liée aux transitions de pouvoir – une excuse, par exemple, pour augmenter les budgets de la défense ou pour tenir un discours musclé face à Pékin – quand ce concept devrait plutôt nous pousser à la réflexion et à la retenue.
Lire attentivement Thucydide, c’est en effet comprendre que la guerre du Péloponnèse ne portait pas uniquement sur un rééquilibrage des puissances régionales. Il y était surtout question de fierté, d’appréciations fautives et de gouvernements insuffisamment sages.
Examinons cette remarque célèbre, tirée de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse :
« L’ignorance est audacieuse, et la connaissance prudente. »
Ce n’est pas une analyse structurelle, mais une vérité humaine. Elle s’adresse directement à ceux qui prennent leurs pulsions pour une stratégie, et la fanfaronnade pour de la force.
Ou encore cette formule glaçante :
« Le fort fait ce qu’il veut, et le faible supporte ce qu’il doit. »
Il ne s’agit pas d’une adhésion au réalisme politique, mais d’une lamentation tragique sur ce qui se produit lorsque le pouvoir du fort devient incontrôlé et que la justice est abandonnée.
Dans cette optique, la véritable leçon de Thucydide n’est pas que la guerre est déterminée à l’avance, mais qu’elle devient plus probable quand les nations laissent la peur obscurcir leur raison, quand les dirigeants délaissent la prudence au profit de postures et quand les décisions stratégiques sont guidées par la peur plutôt que par la lucidité.
Thucydide nous rappelle à quel point la perception peut facilement devenir trompeuse – et combien il est dangereux que des dirigeants, convaincus de leur vertu ou de leur caractère indispensable, cessent d’écouter les voix dissidentes.
Dans le contexte actuel, invoquer le « piège de Thucydide » pour justifier une confrontation des États-Unis avec la Chine pourrait faire plus de mal que de bien. En effet, ce raisonnement renforce l’idée selon laquelle le conflit est déjà en marche, et qu’il n’est plus question de l’arrêter.
S’il y a une leçon à tirer de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ce n’est pourtant pas que la guerre est inévitable, mais qu’elle devient probable quand la place réservée à la prudence et à la réflexion s’effondre face à la peur et à l’orgueil. Thucydide ne nous offre pas une théorie des relations internationales, mais un avertissement, un rappel aux dirigeants qui, obsédés par leur propre place dans l’histoire, précipitent leur nation vers l’abîme.
Éviter ce destin demande un jugement avisé. Cela demande surtout l’humilité de reconnaître que l’avenir ne dépend pas uniquement de déterminismes structurels, mais aussi des choix que les femmes et les hommes font.
Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.08.2025 à 15:47
Julien Rault, Maître de Conférences en linguistique et stylistique, Université de Poitiers
La formule est bien connue : « C’est du bon sens ! » Au quotidien, une telle injonction peut paraître juste. L’enjeu est toutefois différent lorsqu’il s’agit de discours politique. Dans le champ démocratique, le « bon sens » irrigue aujourd’hui la moindre prise de parole et vient supplanter le cadre idéologique, refusant toute confrontation d'idées.
Que rétorquer face à l’évidence sans appel du « bon sens » ? Qu’opposer à la rhétorique du consensus, au discours du « Ça va de soi » ? Avec le « bon sens », nul échange, nulle controverse, nulle spéculation. Ici règnent en maîtres la norme et le normal ; Descartes, on le sait, en fait la chose au monde le mieux partagée. L’abbé Girard, quant à lui, nous indique que, contrairement au jugement, à l’esprit ou à l’entendement, le bon sens est une faculté qui transcende les distinctions sociales pour « convenir avec tout le monde ».
S’il sent bon la logique et la volonté générale, le bon sens sent aussi la morale. Roland Barthes, dans l’Usager de la grève, parle en effet du « bon sens » comme d’un mixte de morale et de logique, qui substitue à l’ordre politique et social un ordre présenté comme naturel.
L’interprétation s’efface devant l’évidence. La formule est donc bien un mot d’ordre implicite, une sommation instaurant sans le nommer un ordre du monde autant qu’une parole sans réplique. Mais d’où ce mot d’ordre tient-il sa puissance d’imposition ? Et quel rapport entretenons-nous – en France notamment – avec cette disposition d’esprit qu’on appelle « le bon sens » et, plus étroitement, avec l’expression elle-même, qui resurgit ces dernières années dans les discours et slogans politiques, tous bords confondus ?
En France, le « bon sens » témoigne d’un imaginaire bien nourri politiquement. Et si l’on suit le leitmotiv de l’Union des Français de bon sens (UFBS), parti politique de droite fondé en 1977, il serait même devenu le « vrai symbole de la France » – le clip vaut le détour. Et, à en croire les images de terroir qui accompagnent chacune de ses interventions sloganisées, le « bon sens » des campagnes est aussi un bon argument marketing. La publicité pour le Crédit agricole a abondamment puisé dans cet imaginaire de la ruralité et de la proximité.
Évidemment, il est permis de douter d’une aptitude spécifiquement française au bon sens. Mais force est de constater que la notion est particulièrement bien implantée dans notre pays. Les trois conférences d’Henri Bergson, réunies sous le titre le Bon Sens ou l’esprit français (1895), en attestent : une longue tradition française habite l’expression, qui vient fédérer autour d’une aptitude supposément commune et d’une spécificité culturelle.
Politiquement, le « bon sens » appartient-il exclusivement à un camp ? À gauche, on le trouve très tôt dans des journaux progressistes. Le Bon Sens, journal républicain qui paraît de 1832 à 1839, se propose ainsi, selon Louis Blanc, de faire appel à « l’intelligence du peuple ». On le rencontre également dans les discours syndicaux : André Bergeron, syndicaliste FO, publie en 1996 Je revendique le bon sens, quand la Fédération des Travailleurs du Québec fait campagne en 2019 autour de l’expression « le gros bon sens ». En 2016, La France insoumise (LFI) reprend l’expression à son compte en lançant la chaîne YouTube « Le Bon Sens », sous l’impulsion d’Antoine Léaument, à l’époque responsable de la communication numérique de Jean-Luc Mélenchon.
La formule reste toutefois l’apanage de la pensée de droite, dans la filiation de Pierre Poujade qui en avait fait l’élément central de sa « philosophie ». On la retrouve aujourd’hui en abondance dans le discours des républicains (LR) et du Rassemblement national. Marine Le Pen, en décembre 2010, en revendiquait sans détour l’incarnation : « C’est le vrai choix d’une autre politique. J’incarne le bon sens. » En mai 2019, elle réitérait en en faisant l’élément constitutif de sa politique : « Cela fait vingt ou vingt-cinq ans que l’on parle du bon sens, ça a toujours irrigué notre conception de la politique. »
En 2017, François Fillon l’érigeait en mot d’ordre, suivi par Éric Ciotti qui affirmait, en 2022, vouloir être le « candidat du bon sens ».
En 2019, le « bon sens » formait encore l’élément de langage fédérateur de l’extrême droite française et italienne pour les élections européennes : il se retrouve aujourd’hui dans les discours de Giorgia Meloni qui souhaite « révolutionner la normalité » en proposant « des petites choses de bon sens ». En 2025, la « révolution du bon sens » est le motif litanique de Donald Trump à l’orée de son nouveau mandat.
Un tel succès est à mettre d’abord au crédit de la formule elle-même, qui active un imaginaire antisystème et anti-élite, assez proche de la pensée populiste.
Si cette dernière reste assez difficile à définir, l’invocation du « bon sens » peut apparaître finalement comme l’un de ses axiomes les plus probants. Sa fréquence actuelle s’explique aussi par le discrédit massif jeté sur l’idéologie, laquelle se doit de céder la place au réel : le « bon sens » rejoint alors la constellation des mots-consensus qui étouffent toute ambition progressiste et utopique. Enfin, l’incantation du bon sens permet surtout d’atténuer la radicalité de certaines idées. C’est l’une des fonctions actuelles du common sense, martelé par l’outrancier Donald Trump.
La substitution contemporaine du « bon sens » aux traditionnels réalisme et pragmatisme dans le discours de gouvernement peut alors se comprendre comme la manifestation langagière d’une métamorphose populiste du paysage politique.
Depuis 2020, la formule est largement utilisée par des personnalités proches du macronisme, à l’image de Jean-Michel Blanquer. Celui-ci prônait, en réponse à un mouvement lycéen d’opposition aux codes vestimentaires imposés dans les établissements scolaires, une « position d’équilibre et de bon sens ». Et prenait soin d’ajouter : « Il suffit de s’habiller normalement et tout ira bien. »
Emmanuel Macron est également friand de la formule, étayant son plaidoyer pour la réforme des retraites avec cette sentence : « Je pense que tout le monde a du bon sens dans notre pays. » En janvier 2017, alors en campagne présidentielle, il affirmait vouloir « réconcilier l’ambition avec le réel » et défendait un « projet de bon sens ».
L’usage présidentiel de l’expression offre une parfaite illustration de l’émergence de ce que Pierre Serna a nommé très justement « l’extrême centre ». Cette expression en apparence oxymorique permet de qualifier la radicalisation d’une pensée et d’une action politiques dites modérées et de raison, abritant sa violence symbolique et réelle sous les étendards discursifs de l’évidence.
Relevant d’une parole euphémisante, le « bon sens » fait figure de mot-masque. Derrière son pseudo-rejet de l’idéologie se cachent des orientations tout à fait idéologiques, aux relents poujadistes parfois flagrants. Interrogé sur le travail de chercheurs et les études réalisées par l’Insee qui montraient une stagnation de la délinquance, Gérald Darmanin avançait ainsi en mai 2021 : « J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing. » Avant d’inviter journalistes et concitoyens, de façon éloquente, à ne pas « nier le réel ».
Contrairement au réalisme, pour lequel on peut constater la présence récurrente de tournures qui tendent à le redéfinir pour mieux l’asséner (« le réalisme, c’est… », « par réalisme je veux dire… »), on rencontre beaucoup moins d’énoncés cherchant à préciser ce que l’invocation du « bon sens » implique ou signifie.
Le bon sens échappe ainsi encore plus facilement à la spécification : il s’impose avec autorité, puisqu’il est bon, évident, à la portée de tout un chacun. Pointe extrême du réalisme, il instaure une vision unique du monde social et politique, étouffant toute possibilité d’un débat démocratique, dont l’essence se fonde sur l’exact opposé : l’explicitation des points de vue, la confrontation des idées.
Argument de ceux qui n’en ont pas ou plus, le mot d’ordre du « bon sens » est la traduction langagière d’une forme de perversion du politique. Il est le reflet d’une tendance contemporaine qui vise à déresponsabiliser l’acteur. En dépolitisant l’action, il permet ainsi de neutraliser le conflit et de disqualifier toute forme d’opposition.
Dès lors, il n’est pas question d’envisager cette formule (et ses voisines) pour ce qu’elle serait supposée dire réellement : l’efficacité rhétorique et plus exactement manipulatoire d’une expression augmente à proportion de son flou sémantique. Il s’agit plutôt d’interroger l’usage politique qui en est fait, la façon dont elle se manifeste dans les discours qui la convoquent et la commentent. À ce titre, le « bon sens » est bien un moyen de polariser et de politiser et, ce faisant, témoigne d’un positionnement qui, quoi qu’on en dise, reste éminemment idéologique.
Julien Rault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
31.07.2025 à 14:48
Nonna Mayer, Directrice de recherche au CNRS/Centre d'études européennes, Sciences Po
Les traces laissées par les individus sur Internet et sur les réseaux sociaux constituent un gisement de données numériques considérable, le big data. Certains avaient prédit la mort des sciences sociales avec l’irruption de ces données massives. Il semble au contraire que les sciences sociales se transforment et affinent leurs méthodes d’enquête grâce aux données numériques. La prudence reste toutefois de mise, en raison de la non-représentativité des échantillons utilisés et de l’opacité des algorithmes – sans parler des atteintes à la vie privée liées à la captation des données.
Les traces que nous laissons sur les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les sites d’achat en ligne, ainsi que le nombre croissant des objets connectés (smartphones, montres, caméras, thermostats, enceintes, capteurs), nourrissent un fabuleux gisement de données numériques. Il éclaire jusque dans les micro-détails nos comportements quotidiens, nos déplacements, nos modes de consommation, notre santé, nos loisirs, nos centres d’intérêt, nos réseaux de sociabilité, nos opinions politiques et religieuses, sans que nous en ayons toujours conscience. La numérisation accélérée d’archives et documents, jusqu’ici inaccessibles, effectuée par les administrations, les entreprises, les partis, les journaux, les bibliothèques y contribue également.
Il en résulte des données hors norme par leur volume, leur variété et leur vélocité (les « 3 V »), communément appelées le « big data ». Et les moyens de les extraire, coder, quantifier et analyser en quelques clics se sont développés de concert, grâce aux progrès de l’intelligence artificielle (IA). Comme le souligne Dominique Boullier dans son dernier livre ce processus est en train de révolutionner le paysage des sciences sociales, pour le meilleur et pour le pire.
À cet égard deux thèses s’affrontent dès la naissance du Web. Dans un article au titre provocant, « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete », Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired consacré aux nouvelles technologies, y voit la mort programmée des sciences sociales. Les corrélations vont remplacer la causalité, point n’est besoin de modèle explicatif ou de théorie unifiée et « les chiffres parlent d’eux-mêmes ». En total désaccord, des chercheurs comme Burt Monroe ou Gary King saluent le potentiel de renouvellement des théories et des méthodes qu’apportent ces données et plaident pour l’hybridation des sciences sociales et de la « data science ».
Dans la même ligne, je donnerai quelques exemples illustrant l’apport du big data, notamment sur des sujets sensibles comme le racisme ou la sexualité, difficiles à saisir dans les enquêtes par sondages ou par entretiens à cause des biais de « désirabilité sociale », soit la tentation face à l’enquêteur ou l’enquêtrice de dissimuler son opinion si elle n’est pas conforme aux normes sociales en vigueur.
Le champ des recherches sur le racisme, en particulier le racisme anti-noir, est particulièrement développé aux États-Unis et plusieurs enquêtes par sondage ont tout naturellement voulu mesurer son impact potentiel sur les votes en faveur de Barack Obama aux élections présidentielles de 2008 et 2012. Elles ne donnent pas de résultats probants et un chercheur, Seth Stephens-Davidowitz, a eu l’idée d’utiliser un indicateur indirect de racisme, la proportion des recherches sur Google contenant le mot « nigger(s) » (« nègre(s) ») pendant les quatre ans précédant le scrutin, qu’il a mis en relation avec les votes pour Obama en 2008 et 2012, État par État. Malgré l’interdit qui pèse sur ce terme, il trouve que le « N-word » est googlé en moyenne 7 millions de fois par an. Seule face à son écran, la personne n’a aucune raison de s’autocensurer. Les résultats, après contrôles, sont sans appel. Ils montrent que les États où ce terme est le plus souvent recherché sur Google débordent largement les frontières des États du Sud traditionnellement plus racistes. Et l’usage du mot est négativement corrélé avec le vote pour Obama, lui coûtant en moyenne quatre points de pourcentage aux deux élections. Le racisme anti-noir est bien sous déclaré dans les enquêtes par sondages, et il a eu un impact non négligeable sur les choix électoraux. Un phénomène qui, jusqu’ici, était passé sous les radars.
En France, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) fait tous les ans un rapport au premier ministre sur l’état du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie, en s’appuyant notamment sur le Baromètre racisme pour les opinions, les statistiques fournies par les ministères concernés pour les actes. Mais les discours de haine sur les réseaux sociaux restaient hors de son champ de vision. D’où sa décision, en 2020, de demander au Médialab de Sciences Po, associé au Centre d’études européennes et de politique comparée (Sciences Po) et au Laboratoire interdisciplinaire Sciences-innovations-sociétés (Lisis, Université Gustave-Eiffel) de lancer une étude sur l’antisémitisme en ligne.
L’équipe choisit d’analyser pendant un an les commentaires postés sur les principales chaînes d’information et d’actualité présentes sur YouTube, au nombre de 628. Un corpus de près de deux millions de commentaires est extrait et un algorithme entraîné à détecter l’antisémitisme, y compris sous ses formes les plus allusives. La diffusion de propos antisémites apparaît relativement faible (0, 65 % du total des commentaires). Ce sont les chaînes d’extrême droite qui en abritent la proportion la plus importante, suivies par les chaînes de contre-information et de santé alternative. Les thèmes du complot et de la judéophobie y apparaissent plus présents que l’antisionisme. Les résultats nuancent donc la thèse d’un « nouvel » antisémitisme à base d’antisionisme remplaçant l’ancien et qui serait passé de l’extrême droite à l’extrême gauche. L’enquête a été élargie depuis à d’autres formes de racismes, notamment antimusulmans, au masculinisme et au complotisme.
Le big data est aussi précieux pour aborder les questions du genre et de la sexualité. Régulièrement, l’université française est présentée comme gangrénée par les études sur le genre et l’intersectionnalité, y compris par des ministres.
L’enquête minutieuse menée par le sociologue Étienne Ollion et ses collègues montre qu’il n’en est rien. Analysant la place tenue par la question du genre dans 120 revues de sciences sociales sur un quart de siècle, soit un corpus de 58 000 résumés d’articles, grâce à un modèle d’intelligence artificielle (Large Language Model), l’article montre qu’elle est passée de 9 % en 2001 à 11,4 % du total en 2022. D’une discipline à l’autre, les résultats sont contrastés, la proportion d’article traitant du genre passant de 33,7 % à 36,6 % dans les revues de démographie au sens large, mais de 3,3 % à 5,8 % en science politique. Et ils sont encore majoritairement le fait de femmes. Tandis que les approches intersectionnelles croisant genre et race et/ou classe restent résiduelles (4 % en fin de période).
Marie Bergström, sociologue à l’Ined, a utilisé le big data pour éclairer les ressorts de l’écart d’âge qu’on observe dans les couples hétérosexuels, où l’homme est généralement plus âgé que la femme. Croisant les résultats de l’enquête « Étude des parcours individuels et conjugaux » (Epic), menée par l’Ined et l’Insee en 2012-2014 auprès de 7 800 personnes, interrogées sur leurs préférences en matière d’écart d’âge, avec des données tirées du site de rencontre Meetic (400 000 profils et 25 millions d’emails) renseignant sur les pratiques effectives, elle souligne le décalage entre ce qui se dit et ce qui se fait et les écarts selon le genre.
Au niveau déclaratif, les femmes sont les plus attachées à un écart d’âge au profit du partenaire masculin, d’autant plus qu’elles sont jeunes, tandis que les hommes se disent indifférents à l’âge. Ainsi, 79 % d’entre eux disent qu’ils accepteraient une femme plus âgée alors que 53 % seulement des femmes envisageraient un partenaire plus jeune. Mais sur le site de rencontres, c’est une autre histoire, le décalage étant particulièrement marqué chez les hommes, clairement amateurs de femmes plus jeunes, surtout quand ils vieillissent.
Les dangers du big data sont non moins grands : non-représentativité et instabilité des échantillons non construits pour les besoins de la recherche, opacité et défaillance des algorithmes et des modèles, difficultés d’accès aux données, problèmes éthiques, atteintes à la vie privée, problèmes de sécurité (vols, détournement des données), coûts énergétiques exorbitants, domination politique du Nord sur les Sud, et des États-Unis sur le reste de la planète. La prudence est nécessaire et le besoin de régulation est manifeste. Mais on ne peut se priver d’un tel vivier. Et les nouvelles générations de doctorants s’en sont aussitôt emparé.
Un nombre croissant de doctorants utilisent aujourd’hui le big data pour leur thèse et font des émules. Qu’ils s’intéressent au positionnement des partis européens sur le climat ou sur l’immigration, aux politiques énergétiques européennes ou au cadrage médiatique de groupes-cibles, ils arrivent à construire des corpus gigantesques de plusieurs millions de textes (rapports, textes législatifs, posts sur les réseaux sociaux, images, articles de presse, discours parlementaires, communiqués), couvrant plusieurs pays et sur de longues périodes. Pour les analyser, ils recourent au Supervised Learning (apprentissage supervisé), entraînant des modèles d’IA à coder ces textes en fonction de leur question de recherche et de leurs hypothèses. Cela leur permet de revisiter des objets classiques de la science politique avec un regard neuf et sur une tout autre échelle, s’inscrivant dans le courant en plein essor des « sciences sociales augmentées ».
Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? » (à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025).
Nonna Mayer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.