22.06.2025 à 17:29
Dominique Boullier, Professeur des universités émérite en sociologie. Chercheur au Centre d'Etudes Européennes et de Politique Comparée, Sciences Po
Plusieurs crimes racistes récents (comme les assassinat commis à La Grand-Combe, dans le Gard, et à Pujet-sur-Argens, dans le Var) ont été annoncés, filmés ou commentés sur les réseaux sociaux, sans intervention efficace des plateformes. L’annonce et la mise en scène d’un crime, valorisés par les algorithmes, permettent désormais une visibilité sur les réseaux sociaux, constituant un élément attractif du passage à l’acte. Il est indispensable d’imposer à ces plateformes le cadre légal standard des médias, qui comporte une responsabilité éditoriale pour les contenus publiés.
La dimension médiatique des meurtres racistes auxquels on a assisté récemment est très frappante. Dans les deux cas, les auteurs présumés des faits ont annoncé leurs intentions sur les réseaux sociaux (sur Discord puis Instagram pour l’assassinat de La Grand-Combe, sur Facebook pour celui Puget-sur-Argens). Ces publications en ligne avaient précédé leur passage à l’acte, affichant pour le meurtrier d’Aboubakar Cissé, dans le premier cas, une « fascination morbide » (selon la procureure) sur son serveur Discord, et pour celui d’Hichem Miraou à Puget-sur-Argens, un racisme explicite et une intention de tuer, cette fois sur Facebook.
Un signalement avait même été transmis à la plateforme et à Pharos par des femmes présentes sur le serveur Discord du premier, mais sans aucun effet apparemment. Personne n’avait signalé, détecté ou dénoncé le second, qui annonçait clairement son intention de dire « stop aux islamistes » et de faire « un petit carton déjà rien qu’en sortant de chez lui, tous les sans-papiers ». Pire encore, le premier s’est même filmé pendant l’exécution et l’a diffusée en direct, tout comme le meurtrier de la mosquée de Christchurch en Nouvelle-Zélande l’avait fait en 2019. C’est à ce moment de la publication de cette vidéo sur Instagram que les deux anciennes membres du serveur Discord de l’auteur ont fait un nouveau signalement qui a entraîné le retrait de la vidéo par la plateforme. Et enfin à la suite de son crime, le meurtrier de Puget-sur-Argens a pris le temps de commenter et de justifier ses interventions dans quatre vidéos postées sur Facebook, sans aucune entrave ni modération.
Dans ces affaires, la distribution des responsabilités se fait avant même la conclusion de l’enquête à travers les médias, chaînes d’info et réseaux sociaux. La première tendance consiste à vérifier l’origine ethnique du meurtrier et à appliquer la grille de lecture habituelle sur les conséquences du laxisme en matière d’immigration. Mais, dans les deux cas, les meurtriers se trouvent être des Français sans marque particulière, ce qui oblige à changer de registre. Le cadrage stéréotypé ne fonctionne plus. D’autres font alors appel au cadrage plus large de la brutalisation ou de l’ensauvagement, largement propagé par des propos répétés du personnel politique ces derniers mois.
Ces cadrages ne sont pas seulement des effets de manche. Ils peuvent fournir une justification à certains qui veulent se faire justice eux-mêmes, tant ils sont frustrés de leur propre impuissance.
Ces deux cadrages stéréotypés, immigration et ensauvagement, conduisent à désigner des boucs émissaires que la viralité des réseaux sociaux amplifie largement, ce qui affecte même ceux qui ne seraient pas en contact direct avec les cibles dans leur vie quotidienne. Il faudrait suivre méthodiquement la propagation de ces phrases, de ces expressions qui s’insinuent ainsi dans tous les esprits, même pour les critiquer. Cela permettrait de donner corps à ce « racisme d’atmosphère », pour, à la fois, montrer qu’il ne peut effacer la responsabilité de certains émetteurs dans cette propagation mais aussi pour admettre qu’une fois lancés, ces termes deviennent des mèmes qui se propagent à la moindre occasion, comme des évidences prétendument partagées, comme un climat qui s’insinue dans nos vies malgré nous.
Doit-on alors accuser les plateformes de réseaux sociaux de cette contagion de la violence, de la banalisation du racisme, des propos de haine et de harcèlement grâce à la viralité des images et des propos ?
Leur responsabilité est certain,e mais à condition d’éviter les condamnations morales incantatoires. Il est, en effet, demandé aux plateformes de cibler certains émetteurs (dans le cas du terrorisme) ou de mieux modérer les contenus, mais cette recommandation ne sera contrôlée qu’après coup, c’est-à-dire, comme ici, trop tard, et jusqu’ici sans réelle sanction, malgré les menaces de la Commission européenne vis-à-vis de X.
S’il est exact que, dans les deux assassinats, les plateformes n’ont rien modéré du tout ou trop tard (avec la suppression de la vidéo de La Grand-Combe sur Instagram après signalement), cela n’est guère étonnant quand on sait qu’elles ont réduit leurs charges de personnel de modération partout dans le monde. Et quand bien même elles auraient eu les ressources humaines en place, cette détection après coup aurait nécessité une intervention très rapide des forces de police et de la justice, sommées d’adopter un rythme accéléré de traitement pour pallier les manquements des plateformes.
Or, la réputation gagnée en ligne par ces crimes contribue désormais au passage à l’acte. La mise en scène de ses intentions puis du crime et, enfin, des commentaires sur ces crimes constitue désormais un pattern qui doit alerter : la visibilité gagnée sur les réseaux sociaux constitue un des éléments attractifs du passage à l’acte. Selon les cas, on pourra parler d’enfermement dans une « bulle de filtre », lorsqu’une communauté de suiveurs, d’amis s’est constituée et reste à l’écoute.
Toutes leurs réactions (like, partages, commentaires) seront vécues comme autant de récompenses et de reconnaissance qui alimentent l’estime de soi souvent mise à mal dans la vie ordinaire. Dans d’autres cas, cela peut constituer une façon de provoquer l’attention d’un public hors de son cercle d’amis et de gagner ainsi en visibilité ou en réactivité, et donc en viralité. Le « score de nouveauté » d’une annonce d’un meurtre à venir est valorisé par les algorithmes des plateformes puisqu’il engendre un « taux d’engagement » élevé.
Dans ces deux cas, cibler a priori des populations à risque (terrorisme, ultradroite) ne suffit pas. Car les contenus porteurs d’indicateurs de haine et de harcèlement prolifèrent et sont accélérés par la viralité des réseaux qui offre la gloire instantanée et éphémère à de parfaits inconnus. Or, les plateformes ne détectent pas ces contenus pourtant illégaux, non pas parce que ce n’est pas techniquement faisable, mais parce que ce serait économiquement dommageable pour elles, pour leur modèle économique fondé sur les placements publicitaires sur des contenus à haut potentiel de viralité.
Il faut donc trouver un moyen légal de leur faire endosser cette responsabilité, et ce moyen est très simple : les faire revenir dans le cadre légal standard de tous les médias, qui comporte une responsabilité éditoriale pour tous les contenus publiés sur leurs supports. Dans les crimes en question, ces contenus auraient pu ainsi être modérés et supprimés avant même leur publication, comme le font les médias qui disposent de courriers des lecteurs par exemple. Chaque observateur peut constater que cela n’empêche pas la publication de propos d’orientation politique très différente ou de ton parfois très virulent, du moment qu’ils respectent la loi.
Pourquoi, donc, accepte-t-on de laisser ces plateformes encore sous un statut d’hébergeurs, régime qui date de 1996 et du Communications Decency Act états-unien qui était destiné à réduire la responsabilité légale des firmes d’opérateurs de téléphone, à une époque où aucun réseau social n’existait ?
Il est temps de changer radicalement et très simplement de point de vue en les traitant comme des médias. Tous les messages qui ont la forme d’appels à la haine, au racisme, à l’antisémitisme, à la violence, à la calomnie et à l’insulte seront ainsi filtrés a priori avant publication, sous la responsabilité des plateformes. Certes, ce sont des tiers qui publient, mais cela n’enlève rien au fait que ce sont elles qui leur donnent les moyens techniques et la visibilité qui atteint une échelle sans commune mesure avec celle d’un graffiti raciste dans la cage d’escalier.
Ces plateformes avanceront que, techniquement, elles n’ont pas les ressources pour tout filtrer avant les publications de milliards de messages par jour. Il suffira de leur rappeler leurs revenus des quinze années précédentes fondées sur une impunité totale : oui, elles auront l’obligation d’investir dans cette tâche, quitte à rogner sur leurs marges exorbitantes qui leur ont fourni leur actuelle toute-puissance, qu’elles utilisent même pour contrer l’État de droit. Elles afficheront le soutien du public qui criera à la censure, sans aucun doute, et se vanteront d’être les championnes de la liberté d’expression, comme a su si bien le faire Elon Musk, avec son sens aigu de la modération et de la liberté d’expression qu’on observe sur X.
Mais il faudra leur rappeler précisément qu’elles ont pratiqué depuis longtemps des choix éditoriaux et qu’elles ont donc elles-mêmes censuré bon nombre d’expressions. Ce qu’il ne faut pas leur reprocher, mais au contraire utiliser pour exiger qu’elles assument leur rôle d’éditeur avec toutes les responsabilités légales sur tout contenu publié par leurs clients. Lorsque les conditions du pluralisme sont remplies dans les pays démocratiques, il devrait être tout à fait possible de quitter une plateforme dont on désapprouve la politique éditoriale pour aller sur une autre, exactement comme on le fait avec les mass médias. On peut même faciliter ces migrations en obligeant à la portabilité des données et des réseaux d’amis qu’on a ainsi constitués.
Qu’on mesure bien la faillite de ces plateformes pour la vie sociale et leur responsabilité directe dans la propagation d’appels au crime qu’on observe. Comment peut-on encore en rester au laisser-faire de toutes les années 2010 où le dogme libéral exigeait de ne jamais freiner le business ni l’innovation ? L’idéologie libertarienne, qui domine à la tête de ces plateformes, ne peut plus être associée aux idéaux des débuts d’Internet et du Web qui ont été trahis au profit d’une excitation générale des internautes, d’une emprise sur l’attention des publics pour générer toujours plus de revenus publicitaires. Le souci du bien commun, du débat public, de la santé mentale des internautes et de la sécurité des citoyens a disparu de leur agenda.
Les règlements européens se limitent à des demandes de transparence qui ne sont jamais respectées tant les algorithmes deviennent encore plus opaques avec les IA génératives, et à des principes de reporting sur les efforts faits pour modérer les contenus. Or, on le voit encore avec ces crimes récents publiés en ligne, les quelques efforts, qui avaient été faits après Cambridge Analytica, ont été réduits au service minimum et n’étaient de toute façon pas efficaces. Le rythme des propagations, la viralité, est le critère clé qui rend toute modération a posteriori impuissante. Il est temps de changer de méthode et de cesser d’inventer des exceptions légales pour traiter un problème créé de toutes pièces par les plateformes et leur modèle économique publicitaire.
Le choix est donc clair et la solution très simple si la volonté politique existe. Tous les contenus publiés sur les plateformes seront de la responsabilité légale de ces mêmes plateformes, car elles seront désormais assimilées à des médias.
L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et du numérique (Arcom) doit les réguler de la même façon, en allant, s’il le faut, jusqu’à leur interdiction d’opérer sur le territoire français, si elles ne respectent pas ce cahier des charges. Puisque le cadre européen s’avère insuffisant, que le danger pour la sécurité publique est désormais avéré, l’État doit donc prendre l’initiative pour recadrer ces réseaux sociaux qui sont en fait des médias sociaux, certes des médias appuyés sur de fortes contributions des internautes mais des médias cependant.
Des faits aussi graves que les deux homicides qui viennent d’être commis, avec la publicité qui leur a été donnée avant, pendant et après leur exécution, sur les plateformes demandent une réaction à la hauteur du risque social ainsi créé. Mais cela doit se faire non pas en réagissant de façon_ ad hoc_, mais bien en révisant le statut légal de ces plateformes, pour celles qui sont devenues des médias et des éditeurs.
Dominique Boullier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.06.2025 à 18:07
Damien Lecomte, Docteur en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La conflictualité croissante des débats politiques se traduit notamment par des batailles d’amendements à l’Assemblée nationale. En séance publique, 4 000 amendements annuels étaient déposés en moyenne entre 2002 et 2007, 10 000 par an entre 2007 et 2012, 20 000 par an entre 2012-2017 et plus de 38 000 par an entre 2017 et 2022. Une évolution qui menace le fonctionnement de nos institutions.
Le lundi 27 mai à l’Assemblée nationale, l’adoption de la motion de rejet contre la proposition de loi du sénateur Duplomb « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » a suscité une importante controverse parlementaire. En effet, le « socle commun » (MoDem, Renaissance et LR) et le RN ont adopté cette motion non pour rejeter définitivement le texte, mais pour empêcher son examen et accélérer la procédure parlementaire, permettant la tenue d’une commission mixte paritaire avec le Sénat, sans discuter des amendements déposés par la gauche. Un usage assez inédit de la motion de rejet, bien loin de sa raison d’être, que le bloc gouvernemental justifie par la lutte contre l’obstruction dont il accuse les groupes de gauche.
Cette controverse est le dernier épisode en date illustrant la conflictualité croissante des débats à l’Assemblée nationale et notamment des batailles d’amendements. Dans une institution où beaucoup repose sur les usages, les précédents et les échanges de bons procédés, la polarisation et le durcissement des clivages rendent difficile la construction de compromis transpartisans qui seraient pourtant nécessaires en l’absence de majorité. Les amendements tendent à servir davantage le combat politique que l’élaboration de la loi.
Le jargon parlementaire distingue différentes espèces d’amendements : « rédactionnels », « de repli », « d’appel »… Ces appellations montrent les multiples usages de cet instrument. Usages qui recouvrent la tension inhérente de l’institution parlementaire entre « Working Parliament » et « Talking Parliament ». D’une part, la fonction législative du Parlement chargé d’élaborer, d’examiner et d’adopter la loi. D’autre part, sa fonction tribunitienne et de représentation, lieu de débats et d’expression des clivages politiques et sociaux.
L’amendement est un droit essentiel du parlementaire, garanti par l’article 44 de la Constitution. Dans un régime où la loi vient souvent de projets déposés par le gouvernement, l’amendement est le principal outil dont disposent les élus pour participer activement à l’écriture de la loi qu’ils votent. Le droit d’amendement est ainsi un droit individuel inaliénable de chaque député (et sénateur), même s’il est exercé souvent collectivement et encadré par les groupes politiques.
L’amendement est donc d’abord le moyen de modifier une loi examinée par le Parlement – l’idéal parlementaire étant que la délibération permette d’améliorer les textes. Les modifications proposées peuvent être plus ou moins substantielles. Parfois, elles se contentent même de changer un choix de vocabulaire ou de formulation, de préciser une notion ou de mettre la loi en cohérence avec d’autres dispositions législatives. C’est là qu’intervient la distinction entre les amendements « rédactionnels », « techniques », « de précision » ou « de coordination ». Parce que le diable se cache dans les détails, ceux-ci peuvent avoir des conséquences plus importantes qu’ils ne le laissent paraître.
Les parlementaires qui ambitionnent d’améliorer la loi examinée dans le sens qu’ils recherchent doivent parfois s’attendre à revoir leurs attentes à la baisse, à rechercher le compromis avec le gouvernement et leurs collègues, pour faire adopter leurs amendements. D’où l’existence des amendements dits « de repli » : au cas où une disposition proposée serait rejetée, son auteur peut se rabattre sur une version plus modeste capable de faire davantage consensus.
Mais les amendements déposés par les élus parlementaires ne le sont pas toujours dans l’espoir, même ténu, d’être adoptés. Leur raison d’être est, parfois, de donner à leur auteur l’occasion de s’exprimer dans les débats, d’attirer l’attention sur un problème.
Cet usage de l’amendement n’est pas le monopole de l’opposition : les députés des groupes qui soutiennent le gouvernement pratiquent aussi les « amendements d’appel », visant à leur permettre de s’exprimer, parfois d’engager la discussion avec le ministre sur ce qui les préoccupe. La règle de courtoisie veut qu’un député du bloc gouvernemental, une fois entendu, accepte de retirer son amendement à la demande du ministre, souvent en échange de l’engagement de traiter le problème soulevé.
Pour l’opposition, les amendements sans espoir d’être adoptés ont généralement moins pour fonction d’attirer l’attention du gouvernement sur un sujet que d’exprimer leur désaccord, de défendre leurs positions alternatives et de montrer leur combativité. L’objectif est de représenter leurs électeurs et de s’adresser à eux.
Plus encore : des amendements déposés en grand nombre peuvent viser à ralentir les débats pour faire appel à l’opinion, donner du temps au mouvement social voire, dans certains cas, compromettre l’adoption du texte si les contraintes de l’ordre du jour empêchent d’aller au bout de son examen. C’est le principe de l’obstruction parlementaire, employée non seulement par l’opposition contre les projets gouvernementaux, mais aussi désormais par la majorité relative contre les propositions de loi de ses opposants.
Les frontières entre ces catégories d’amendement sont bien sûr poreuses et mouvantes. Mais elles reflètent néanmoins la dualité de la fonction parlementaire, entre coopération pour écrire la loi et affrontement pour exprimer les clivages politiques. Le délitement du « fait majoritaire » et la fragmentation du système partisan appelleraient à des délibérations plus constructives et, plus souvent, transpartisanes. Mais la tendance lourde depuis deux décennies est à l’inflation exponentielle des amendements et à la conflictualisation des débats.
Journalistes et analystes ont évoqué la conflictualisation croissante de l’Assemblée nationale, en particulier depuis 2017. Le phénomène est attribué en grande partie aux attitudes combatives des élus, d’une part, de La France insoumise (LFI) et, d’autre part, du Rassemblement national (RN) – même si la « stratégie de respectabilisation » de ce dernier l’en éloigne depuis 2022.
S’il est vrai que la polarisation parlementaire s’est accentuée avec l’arrivée à l’Assemblée d’une nouvelle gauche radicale et le renforcement de l’extrême droite, la tendance est plus ancienne.
Depuis le milieu des années 2000, chaque nouvelle législature apparaît plus conflictuelle que la précédente. Dès 2007, la présidence de Nicolas Sarkozy est marquée par un vrai durcissement des clivages. Après 2012, l’opposition conservatrice à François Hollande se montre combative et « revancharde », comme en témoigne en particulier l’obstruction considérable contre le projet de loi de mariage pour tous. Et depuis 2017, en effet, la nouvelle donne politique tripolarisée par la montée du macronisme, de LFI et du RN accroît encore le phénomène. L’explosion du nombre d’amendements déposés en témoigne.
Les chiffres sont édifiants. Si l’on ne retient que les amendements déposés en séance publique (et donc, pas dans les commissions parlementaires) : ils étaient un peu plus de 4 000 en moyenne par an entre 2002 et 2007, puis presque 10 000 par an de 2007 à 2012, plus de 20 000 par an lors de la XIVe>/sup> législature (2012-2017) et plus de 38 000 par an de 2017 à 2022 ! Lors de la courte législature de 2022 à 2024, environ 48 000 amendements par an en moyenne ont été déposés.
À noter toutefois que, depuis la dissolution de juin 2024, les amendements ont été seulement d’un peu moins de 30 000. Un nombre à mettre en lien néanmoins avec le fort ralentissement de l’activité parlementaire dans une Assemblée nationale désormais loin de toute majorité claire.
L’absence de majorité absolue et disciplinée au gouvernement, qui pourrait devenir la règle plus que l’exception du fait de la fragmentation du système partisan, serait susceptible de donner plus d’importance à la délibération parlementaire, pour rechercher les accords capables de produire des lois appuyés sur des majorités d’idées. Mais si la tendance à privilégier les batailles d’amendements devait se maintenir voire s’amplifier, la paralysie des institutions demeurerait.
Damien Lecomte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.06.2025 à 16:13
Maite Aurrekoetxea Casaus, Profesora Doctora en Sociología en la Facultad de Ciencias Sociales y Humanas, Universidad de Deusto
L’antiféminisme est l’un des principaux axes de mobilisation politique de l’extrême droite et il séduit de nombreux jeunes hommes. Il s’exprime notamment sur les réseaux sociaux, à travers des discours masculinistes qui promettent de rétablir un ordre supposé naturel entre hommes et femmes.
La montée de l’extrême droite en Europe n’est plus une anomalie politique ou une simple tendance électorale. C’est le reflet d’une crise structurelle qui traverse nos sociétés. Dans leur expansion, ces mouvements ont trouvé un allié efficace et stratégique : l’antiféminisme.
Cette réaction n’est pas seulement symbolique. C’est devenu l’un des principaux axes de mobilisation politique et émotionnelle, en particulier chez les jeunes hommes. L’antiféminisme fonctionne comme un canal d’expression du mal-être social et comme une porte d’entrée vers des discours encore plus radicaux.
Dans une enquête, j’ai analysé comment le discours néolibéral avait pénétré l’imaginaire féministe de nombreuses jeunes femmes. Une idée d’émancipation individuelle a été construite qui a dépolitisé les luttes collectives. La liberté, l’estime de soi ou la responsabilité personnelle sont devenues des mantras qui ont dilué la dimension transformatrice du féminisme.
Aujourd’hui, cette logique a été absorbée par la droite radicale. Ils présentent le féminisme comme une idéologie inutile, voire nuisible, en particulier pour ceux dont la frustration est liée à un déclassement social. À partir de là, l’extrême droite construit son récit : le féminisme serait un privilège plutôt qu’un outil de justice sociale.
Ce discours imprègne des secteurs de la jeunesse qui vivent dans la précarité, l’incertitude et l’insécurité. En Europe, les partis radicaux ont gagné du terrain chez les électeurs de moins de 30 ans, un groupe historiquement lié au progressisme. En Espagne, Vox est devenu l’un des partis préférés des moins de 25 ans : une personne sur quatre voterait pour cette formation entre 18 et 25 ans.
Cette tendance est identique dans d’autres pays. En France, Marine Le Pen a obtenu 39 % des voix chez les 18-24 ans en 2022 et 49 % chez les 25-34 ans. En Italie, Giorgia Meloni est en tête du vote des jeunes avec 29 %. En Allemagne, l’Afd a été le premier choix des moins de 30 ans dans des régions comme la Thuringe.
L’extrême droite n’est plus l’héritage des personnes âgées désabusées. Il séduit également une jeunesse qui perçoit son avenir comme bouché et qui cherche des explications immédiates et des solutions simples.
Le genre apparaît comme une variable clé. En Espagne, le Baromètre de la jeunesse et du genre 2023 a montré que 51 % des garçons âgés de 15 à 29 ans pensent que « le féminisme est allé trop loin ». En Catalogne, le pourcentage atteint 54 % chez les hommes âgés de 16 à 24 ans.
Ce changement idéologique répond à de multiples facteurs. L’European Policy Centre identifie les causes structurelles : la précarité de l’emploi, la désindustrialisation, la rupture des liens communautaires et l’idéal néolibéral de la réussite individuelle. Ce contexte a érodé la figure de l’homme comme « soutien de famille », laissant de nombreux jeunes en manque de référence claire concernant leur identité et leur appartenance.
Dans ce vide symbolique, les discours masculinistes offrent une réponse. Ils promettent de rétablir un ordre supposé naturel, où les hommes retrouvent autorité et visibilité. Ils ne font pas appel à la justice, mais à la nostalgie et au ressentiment.
Les médias sociaux ont amplifié ce récit. Des référents tels que l’extrémiste Andrew Tate ou des espaces comme la manosphère diffusent des messages misogynes dissimulés derrière des conseils d’entraide, de masculinité « forte » et de réussite économique. À travers des mèmes, des vidéos virales et des slogans agressifs, l’extrême droite ne se contente pas de communiquer des idées, elle construit aussi des identités.
Cet antiféminisme n’est pas un phénomène marginal. Il s’agit d’une stratégie articulée qui permet de canaliser un mal être sans remettre en question les structures économiques ou politiques. Blâmer le féminisme devient un alibi émotionnel qui transfère la responsabilité à un ennemi facile.
Loin de nier la frustration des jeunes, l’extrême droite l’instrumentalise. Elle offre des explications claires, une appartenance symbolique et une promesse de restauration. Son message séduit parce qu’il simplifie : face à un monde incertain, elle propose un retour à une hiérarchie connue, où les hommes dominent et où les femmes s’adaptent.
Ce processus a de profondes implications socioculturelles. Il montre une jeunesse fracturée. Une partie de cette jeunesse est alignée sur des valeurs égalitaires ; une autre partie se retrouve dans des propositions réactionnaires. Pour elle, l’extrême droite a mis au point un langage émotionnel puissant. Son message ne se limite pas aux meetings politiques : il circule sur les réseaux, sur les chaînes YouTube, avec une esthétique virale.
Il ne s’agit pas de blâmer les jeunes hommes, mais de comprendre quels sont les besoins, les manques et les frustrations qui sous-tendent leur adhésion à ces idéologies. Beaucoup d’entre eux ne trouvent pas d’espaces où ils peuvent se sentir écoutés.
La solution réside dans la reconstruction de discours qui revalorisent l’égalité en tant que bien collectif, qui désactivent l’identification haineuse et qui proposent des modèles de masculinité ouverts, diversifiés et démocratiques.
Les jeunes ne sont pas devenus spontanément plus machistes ou xénophobes. En revanche, l’extrême droite a été capable d’interpréter et de canaliser leur désorientation émotionnelle.
Il est essentiel de comprendre cela pour relever le défi posé. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le vote des jeunes, mais la possibilité d’un futur en commun. Et avec lui, la possibilité même d’une démocratie plurielle et inclusive.
Maite Aurrekoetxea Casaus ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.06.2025 à 17:30
François Gemenne, Chercheur en science politique, spécialiste du climat et des migrations, HEC Paris Business School
Alors que la troisième conférence de l’ONU sur l’océan vient de s’achever, en France, les reculs sur l’écologie se multiplient : « mise en pause » des aides à la rénovation thermique, restrictions des normes d’artificialisation des sols, autorisation de pesticides dangereux, suppression des zones à faible émission. Le « backlash » (retour de bâton) concernant l’écologie est spectaculaire, au niveau politique comme dans le monde des entreprises. Pourtant, l’opinion reste favorable à des choix écologiques ambitieux. Comment l’expliquer ? Comment y remédier ? Entretien avec le politiste François Gemenne.
The Conversation : Comment analysez-vous les choix politiques faits par le gouvernement Bayrou ou par des alliances parlementaires qui rassemblent généralement le centre, la droite et l’extrême droite – mais aussi LFI – pour la suppression des zones à faibles émission ?
François Gemenne : À l’évidence, il y a une tendance de fond, et elle est très inquiétante. Ces reculs témoignent du fait qu’en France, l’engagement écologique a été contraint et pas choisi. Il s’agissait de le faire parce que les scientifiques alertaient, parce que les militants alertaient, mais nous n’avons pas réussi à faire de l’écologie un vrai projet économique, social et démocratique.
Si l’on regarde du côté de la Chine, on constate que ce pays a fait de la transition un projet moteur pour dynamiser son économie (sur les marchés de la voiture électrique, du solaire, des batteries, du nucléaire) et pour gagner en puissance sur la scène internationale. Mais les Européens regardent surtout du côté de Washington, qui se désengage. Du coup, la transition est désormais perçue comme un frein à la compétitivité ou comme un engagement « woke ».
Emmanuel Macron s’est récemment exprimé en critiquant le gouvernement Bayrou sur l’écologie. Avec la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc) qui se tenait à Nice, le président de la République a affiché une ambition écologique forte. Que pensez-vous de son action et de son bilan ?
F. G. : La conférence sur les océans était un exercice de communication et de diplomatie plutôt réussi de la part d’Emmanuel Macron, même si, au plan des résultats, le bilan est relativement modeste.
La conférence a permis de glaner les derniers signataires pour le traité sur la haute mer. Il a également permis de poser frontalement le sujet de l’exploitation minière des fonds marins, sur lequel rien n’est gagné.
Pour le reste – techniques de pêche, chalutage, aires marines protégées –, il y a eu très peu d’avancées.
Concernant les critiques formulées par Emmanuel Macron envers le « détricotage » des politiques écologiques par le gouvernement Bayrou, je rappellerai que le bilan du président est loin d’être spectaculaire en la matière. Il y a eu des avancées, mais souvent modestes et loin des ambitions affichées. Par ailleurs, le président Macron a une part de responsabilité dans les reculs : c’est lui qui a demandé une « pause » dans les normes environnementales européennes en mai 2023. Enfin, critiquer un gouvernement qu’il a choisi semble un peu facile.
Quel lien faites-vous entre le recul du consensus sur l’écologie et la montée en puissance de forces réactionnaires ou d’extrême droite ?
F. G. : Pour les forces réactionnaires, la transition écologique est devenue un totem à abattre. Or, cela n’a pas toujours été le cas. Souvenons-nous du consensus qui s’était formé au moment des marches pour le climat, portées par Greta Thunberg, vers 2018. Ce consensus s’est achevé vers 2023-2024 et, désormais, l’écologie est devenue un sujet très polarisé. Pourtant, ce consensus en faveur de l’écologie reste très fort dans la population : 85 % des Français disent vouloir davantage d’action de leurs gouvernements face au changement climatique, par exemple. Le débat public amplifie donc les voix des 15 % qui veulent en finir avec la transition.
Professeur à HEC, vous rencontrez de nombreux chefs d’entreprises. Quelle est leur position dans ce contexte de recul écologique ?
F. G. : Les entreprises réagissent aux mouvements de société. Certaines entreprises ont joué le jeu d’une mode, visant de nouveaux contrats, de nouveaux clients, de nouveaux marchés, à travers l’engagement écologique. Dès lors que la transition apparaît comme moins désirable et plus clivante, elles changent de cap : elles investissent dans l’intelligence artificielle, ou dans ce qu'elles perçoivent comme l'enjeu du moment - comme si ces enjeux étaient en concurrence entre eux.
D’autres entreprises maintiennent leur engagement écologique, mais n’en parlent plus, de crainte d’être accusées de « greenwashing » par des militants, ou par crainte de perdre des marchés, notamment aux États-Unis. Elles vont donc cacher leur action, comme si c’était quelque chose de honteux, laissant croire qu’il ne se passe plus rien.
Le PDG d’une très grande entreprise française de service me confiait récemment qu’il ne communiquait plus sur son engagement écologique pour protéger son marché, ou ses collaborateurs, aux États-Unis. Mais en Europe aussi, les entreprises sont prises entre deux feux. Le fait qu’une certaine gauche ait associé la transition à la « lutte des classes », par exemple, complique les choses pour embarquer les entreprises.
Au-delà des effets de mode, l’organisation actuelle des marchés permet-elle aux acteurs économiques de réellement s’engager dans la transition ?
F. G. : C’est le problème de fond. Le modèle économique ne permet pas aux entreprises d’aller au bout de leur démarche. Le bio dans l’agriculture recule, une partie de l’industrie européenne, notamment automobile ne parvient pas développer son offre électrique. Enfin, toute une série d’investissements dans la décarbonation n’ont pas vraiment été faits, et on a assisté à certaines faillites retentissantes comme celle de Northvolt. Finalement, de nombreuses entreprises qui voulaient pivoter n’ont pas réussi à trouver de vrais modèles économiques de rentabilité.
Nous avons un vrai problème de régulation macro-économique du côté des taux d’intérêt directeurs des investissements, ou dans la manière d’intégrer le coût carbone dans les productions. Tant que l’on n’intégrera pas les coûts environnementaux des biens et des services produits, la transition sera limitée.
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Un exemple frappant est celui de la législation européenne sur les normes comptables CSRD qui visait à juger de la performance des entreprises à l’aune de leurs résultats sociaux et environnementaux, et plus uniquement de leurs résultats financiers. Cette législation était largement imparfaite, mais elle allait dans le sens d’une régulation structurante. Or, aujourd’hui, l’Europe recule et donne un signal terrible aux entreprises. Celles qui ont investi des millions pour anticiper cette nouvelle comptabilité vont être pénalisées au détriment de celles qui n’ont rien fait.
Comment aborder le discours écologique pour qu’il redevienne audible ?
F. G. : Il faut se débarrasser du discours écologiste culpabilisant et donneur de leçons – a fortiori si ces leçons sont données par des individus nantis qui semblent vouloir régenter la vie des pauvres.
Par ailleurs, il faut mettre en avant les bénéfices associés à la transition, assumer un discours égoïste sur ce que chacun peut gagner concrètement : moins de dépenses en carburant ou en chauffage, un meilleur confort dans les habitats, une meilleure santé pour les individus ; une plus grande compétitivité et de nouveaux marchés pour les entreprises ; moins de dépendance énergétique à des dictatures comme la Russie et plus de puissance pour l’Europe…
Il semble également pertinent de communiquer sur les risques comme le fait le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau. En substance, il répète que les risques environnementaux peuvent avoir des conséquences dramatiques sur la finance et sur l’économie, et qu’il est irresponsable de les ignorer. C’est un discours hyperrationnel et très pragmatique, pas du tout politique ou moral.
Enfin, un discours constructif sur l’écologie peut être associé à un nouveau projet de société. En questionnant sans cesse ses choix et en doutant de ses actions, en louvoyant, selon l’air du temps, l’Europe, comme le gouvernement français, a du mal à fixer un cap et à construire. Or, la transition représente un modèle économique porteur, mais aussi un nouvel horizon politique et démocratique.
Propos recueillis par David Bornstein.
François Gemenne est président du Conseil scientifique de la Fondation pour la Nature et l'Homme, président du Sustainable Finance Observatory, président de l'Alliance pour la décarbonation de la route. Ses projets de recherche ont reçu des financements des programmes Horizon, Twinning, Acronym, Habitable, Magyc.
16.06.2025 à 09:49
Roxanne Panchasi, Associate Professor, Department of History, Simon Fraser University
Le 13 juin 1995, le président Jacques Chirac annonçait la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique Sud. La population de la Polynésie française attend encore une juste indemnisation pour les préjudices subis. En 2021, le président Macron a reconnu que la France avait une « dette » envers le peuple de Maō’hui Nui, appelant à l’ouverture d’archives clés. Une commission d’enquête parlementaire s’est emparée du sujet.
Ces derniers mois, la viabilité de l’arsenal nucléaire français a fait la une des journaux, entraînant des discussions sur un « parapluie nucléaire » français qui pourrait protéger ses alliés sur le continent européen. Face à la guerre entre la Russie et l’Ukraine, et aux déclarations du président russe Vladimir Poutine concernant la possibilité de déployer des armes nucléaires dans ce conflit, la question quant à la meilleure manière de défendre l’Europe crée une urgence inédite depuis l’époque la plus tendue de la guerre froide.
Malgré ses capacités nucléaires plus solides, les États-Unis, sous l’ère Donald Trump, semblent moins engagés dans la défense de leurs alliés de l’OTAN. Les débats sur le parapluie nucléaire français mis à part, ces discussions – combinées à l’augmentation des dépenses militaires dans le monde entier et à la résurgence des craintes d’une guerre nucléaire – rendent l’histoire française de la préparation nucléaire et de ses essais d’armes, douloureusement contemporaine.
Le 13 juin 1995, le président Jacques Chirac a annoncé que la France allait reprendre ses essais nucléaires dans le Pacifique Sud. Quelques semaines seulement après son élection, Jacques Chirac a mis fin à un moratoire de trois ans sur les essais que son prédécesseur, François Mitterrand, avait mis en place en avril 1992.
Jacques Chirac a insisté sur le fait que cette nouvelle série d’essais nucléaires était essentielle à la sécurité nationale de la France et au maintien de l’indépendance de sa force de dissuasion nucléaire. Les huit essais prévus au cours des mois suivants fourniraient, selon lui, les données nécessaires pour passer des explosions réelles à de futures simulations informatiques. Il a également déclaré que cela permettrait à la France de signer le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT) interdisant toutes les explosions nucléaires, à des fins militaires ou autres, d’ici à l’automne 1996.
L’annonce faite par Jacques Chirac en juin 1995, suivie de la première nouvelle explosion en septembre de la même année, a suscité une vive opposition de la part des groupes écologistes et des pacifistes, ainsi que des protestations allant de Paris à Papeete, à travers la région Pacifique et dans le monde entier.
Des représentants des autres puissances nucléaires mondiales ont exprimé leur inquiétude face à la décision de la France de mener de nouveaux essais si près de l’entrée en vigueur d’une interdiction complète. Les gouvernements de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Japon ont également manifesté leur ferme opposition, en publiant des déclarations diplomatiques, ainsi qu’en appelant au boycott des produits français et en mettant en œuvre d’autres mesures de rétorsion.
Une posture défensive a constitué un pilier de la politique française en matière d’armement nucléaire depuis l’entrée du pays dans le club atomique en 1960, avec la détonation de « Gerboise Bleue », une bombe de 70 kilotonnes, à Reggane, en Algérie. Les trois essais atmosphériques suivants ainsi que les treize essais souterrains réalisés au Sahara ont entraîné de graves conséquences sanitaires et environnementales à long terme pour les populations de la région.
En 1966, le programme d’essais nucléaires de la France fut transféré à Maō’hui Nui, connue sous le nom colonial de « Polynésie française ».
Au cours des 26 années suivantes, 187 détonations nucléaires et thermonucléaires françaises supplémentaires furent réalisées, en surface et en souterrain, sur les atolls pacifiques de Moruroa et Fangataufa. Ces essais ont exposé la population locale à des niveaux dangereux de radiation, contaminé les réserves alimentaires et en eau, endommagé les coraux ainsi que d’autres formes de vie marine.
Ces expériences – ainsi que les six dernières détonations souterraines menées par la France en 1995 et 1996 – ont laissé un héritage toxique pour les générations futures.
Lorsque Jacques Chirac a exposé ses raisons pour la nouvelle série d’essais nucléaires de la France devant une salle pleine de journalistes réunis au palais de l’Élysée en juin 1995, il a insisté sur le fait que ces essais prévus, ainsi que toutes les détonations nucléaires françaises, n’avaient absolument aucune conséquence écologique.
Aujourd’hui, nous savons que cette affirmation était bien plus qu’inexacte. Il s’agissait d’un mensonge fondé sur des données et des conclusions qui ont gravement sous-estimé les effets néfastes du programme d’essais nucléaires français sur la santé des soldats français et du personnel non militaire présents sur les sites, sur les habitants des zones environnantes, ainsi que sur les environnements où ces explosions ont eu lieu.
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Plus récemment, lors des Jeux olympiques de Paris 2024, il était difficile de ne pas ressentir l’évidente contradiction entre la « Polynésie française » en tant que paradis touristique et lieu idyllique pour les compétitions de surf, et celle d’un territoire marqué par l’injustice persistante envers les victimes des essais nucléaires – une réalité qui met en lumière l’histoire de l’impérialisme nucléaire de la France dans la région.
En 2010, le gouvernement français a adopté la loi Morin censée répondre à la souffrance des personnes gravement affectées par les radiations lors des détonations nucléaires françaises entre 1960 et 1996.
Le nombre de personnes ayant obtenu une reconnaissance et une indemnisation reste insuffisant, en particulier en Algérie. Sur les 2 846 demandes déposées – émanant seulement d’une fraction des milliers de victimes estimées – un peu plus de 400 personnes à Maō’hui Nui et une seule en Algérie ont été indemnisées depuis 2010.
En 2021, le président Emmanuel Macron a reconnu que la France avait une « dette » envers le peuple de Maō’hui Nui. Il a depuis appelé à l’ouverture d’archives clés liées à cette histoire, mais de nombreux efforts restent à faire sur tous les fronts.
Les conclusions d’une récente commission parlementaire française sur les effets des essais dans le Pacifique, dont la publication est prévue prochainement, pourraient contribuer à une plus grande transparence et à une meilleure justice pour les victimes à l’avenir.
À Maʻohi Nui, les demandes de reconnaissance et de réparation sont étroitement liées au mouvement indépendantiste, tandis que l’impact et l’héritage des explosions nucléaires en Algérie restent une source de tensions persistantes avec la France, d’autant plus liée à son passé colonial.
En janvier 1996, la France a procédé à son dernier essai nucléaire en faisant exploser une bombe de 120 kilotonnes sous terre dans le Pacifique Sud. En septembre de la même année, elle a signé le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), rejoignant les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la Chine et 66 autres États non dotés d’armes nucléaires dans leur engagement à ne plus effectuer d’explosions nucléaires, quel qu’en soit le motif.
Près de 30 ans plus tard, le TICE n’est toujours pas entré en vigueur. Bien que la majorité des signataires l’aient ratifié, la Chine, l’Égypte, l’Iran, Israël et les États-Unis figurent parmi les neuf pays qui ne l’ont pas encore fait. Par ailleurs, la Russie a retiré sa ratification en 2023. Parmi les principaux non-signataires se trouvent l’Inde, la Corée du Nord et le Pakistan – trois États dotés de l’arme nucléaire ayant mené leurs propres essais depuis 1996.
En raison de ces exceptions majeures à l’interdiction des essais, les perspectives d’un projet aussi ambitieux que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires de 2017, qu’aucun État possédant l’arme nucléaire n’a signé à ce jour, restent pour le moins incertaines.
Roxanne Panchasi a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
15.06.2025 à 19:54
Etienne Farvaque, Professeur d'Économie, Université de Lille, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Jan Fidrmuc, Professeur d'Économie, Université de Lille, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Nur Bilge, Doctorante en économie, LEM (UMR 9221), Université de Lille
Les partis populistes ont spectaculairement progressé entre 2002 et 2022. Si de multiples facteurs peuvent l’expliquer, la dégradation ou la disparition des services publics dans nombre de zones rurales ou périphériques jouent un rôle non négligeable. C’est ce que montre une étude analysant la relation entre la disparition des services publics et l’évolution des comportements électoraux en France.
La recherche d’une meilleure efficacité de l’administration se traduit, dans certains territoires, par une disparition progressive des services publics, générant pour les usagers le sentiment de devenir des « oubliés », comme dans la chanson de Gauvain Sers. En effet, la fermeture des écoles, des bureaux de poste, des trésoreries ou des services de police ne se limite pas, du point de vue des citoyens, à une réorganisation administrative : elle façonne le quotidien de milliers de communes, accentuant les inégalités d’accès à des infrastructures jugées essentielles. Ce n’est donc peut-être pas une coïncidence que ce phénomène s’accompagne d’une recomposition du paysage électoral, où les partis politiques d’extrême droite et de la gauche radicale captent une part croissante du vote protestataire.
Dans une étude, nous nous intéressons à la relation possible entre la réduction des services publics et l’évolution des comportements électoraux en France. L’analyse repose sur des données couvrant la période 1998-2018, recoupées avec les résultats des élections présidentielles de 2002, 2012 et 2022. Les résultats confirment notre intuition : plus un territoire voit l’État se retirer, plus le vote « extrême » y progresse.
En étudiant la présence des infrastructures publiques à l’échelle communale, nous dressons le portrait d’une France où l’accès aux services de l’État est de plus en plus inégal.
Dans les grandes agglomérations, l’offre publique demeure relativement stable, bien que certaines restructurations aient également lieu. En revanche, dans les zones rurales et périurbaines, le maillage administratif s’élargit peu à peu.
Les chiffres sont assez éloquents. Comme le montre le tableau 1, entre 1998 et 2018, la présence des services publics en matière d’écoles primaires et maternelles a reculé en moyenne de 7,36 %. Cette baisse concerne en premier lieu les établissements scolaires du primaire, et ce principalement dans les communes de petite et moyenne taille. Les bureaux de poste ont également été durement touchés, ainsi que les services de police et de gendarmerie.
Tableau 1 : Évolution de la présence des services publics.
Les fermetures ne suivent pas un schéma uniforme. Certaines régions, notamment dans le nord-est et le centre de la France, cumulent des pertes importantes, alors que d’autres territoires, mieux intégrés aux réseaux métropolitains, sont moins affectés. Cette dynamique reflète des tendances de fond : la désindustrialisation, l’exode rural et la concentration des services dans les pôles urbains au détriment des petites communes.
Figure 1 : La carte ci-dessous montre la distribution spatiale des services publics en 2018
Les effets de ces fermetures ne se limitent pas à une simple réorganisation administrative. La disparition progressive des infrastructures publiques modifie en profondeur la relation des citoyens à l’État, renforçant certainement un sentiment de déclassement territorial. Ce sentiment de marginalisation ne se traduit pas seulement par une abstention croissante, mais aussi par un vote contestataire qui s’exprime à la fois à gauche et à droite de l’échiquier politique.
Figure 2 : Évolution des voix des partis de la gauche radicale (2002-2022).
Figure 3 : Évolution des voix des partis d’extrême droite (2002-2022)
Tableau 2 : Résultats électoraux des partis au cours des années
Les résultats de notre analyse sont clairs : chaque perte d’un service public pour 1000 habitants entraîne une augmentation du vote pour les partis de la gauche radicale de 0,233 point de pourcentage, et pour les partis d’extrême droite de 0,158 point.
Cependant, ce phénomène ne touche pas tous les électeurs de la même manière. En effet, les citoyens réagissent différemment en fonction du type de service qui disparaît. La fermeture des écoles et des bureaux de poste est davantage corrélée à un renforcement du vote pour les partis de la gauche radicale, probablement en raison de leur rôle central dans la vie quotidienne et la transmission des services essentiels.
Loin de s’estomper, cette tendance s’est renforcée au cours des vingt dernières années. En comparant les résultats des élections présidentielles de 2002, 2012 et 2022, l’étude montre une accélération du vote « extrême » à mesure que les services publics se raréfient. Entre 2002 et 2022, la part des voix obtenues par les partis d’extrême droite a quasiment doublé, atteignant 38,7 % en 2022. Parallèlement, le vote en faveur des partis de la gauche radicale a également progressé, avec une dynamique plus marquée dans certaines régions.
Si d’autres facteurs sont évidemment à l’œuvre, le sentiment d’abandon, généré par le retrait de l’offre de services publics, est un facteur non négligeable.
Cette évolution s’inscrit dans un contexte plus large de polarisation politique. Alors qu’en 2002, les partis de gouvernement captaient encore la majorité des voix, les partis contestataires ont dépassé la barre des 50 % en 2022. L’étude montre que ce basculement n’est pas un simple phénomène conjoncturel, mais bien une transformation structurelle du vote, largement influencée par des facteurs territoriaux.
Ce lien entre sentiment d’abandon et vote populiste ne se limite pas au cas français. Des dynamiques similaires sont présentes, entre autres, aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Elles s’ancrent dans des réalités économiques, sociales et culturelles que la littérature académique a donc maintenant assez bien identifiées.
Les zones les plus particulièrement sensibles aux discours populistes sont celles abritant des populations marquées par un faible niveau d’éducation, des revenus modestes, un passé industriel aujourd’hui révolu, et un fort taux de chômage.
Quant aux politiques austéritaires, notamment les réformes ayant réduit l’ampleur et l’accessibilité des aides sociales, elles fragilisent davantage des populations déjà vulnérables.
La mondialisation est un autre moteur puissant de cette inquiétude. Les régions les plus touchées par la concurrence internationale, en particulier la concurrence des importations manufacturières à bas coût, ont vu disparaître des milliers d’emplois sans bénéficier des gains économiques générés ailleurs.
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Face à ces constats, la question se pose : le retour des services publics pourrait-il suffire à inverser la tendance ? Il faut rester prudent : si la restauration des infrastructures publiques peut contribuer à atténuer le sentiment de marginalisation, le vote « extrême » est aussi alimenté par des dynamiques plus profondes. En outre, le coût du maintien des services publics n’est pas à négliger, en particulier dans la situation de finances publiques dégradées que connaît la France.
La montée du chômage ou la désindustrialisation jouent également un rôle clé dans le rejet des partis traditionnels.
Pour lutter contre ces fractures, il s’agit aussi de repenser le développement des territoires, en tenant compte des besoins spécifiques de chaque région.
Réinvestir ces espaces laissés en déshérence ne sera pas une tâche facile. Mais à défaut d’une action rapide et adaptée, le risque est grand de voir se prolonger et s’amplifier une dynamique qui façonne déjà en profondeur le paysage politique français.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.