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06.11.2025 à 16:45

Non, toutes les abeilles ne meurent pas après avoir piqué (loin de là !)

Sébastien Moreau, Maître de conférences en biologie, Université de Tours

Contrairement à une idée bien ancrée, toutes les abeilles ne meurent pas après une piqûre ! En réalité, moins de 0,1 % des abeilles pratiquent l’autotomie de l’aiguillon, de même que certaines guêpes.
Texte intégral (1375 mots)

Selon une croyance populaire, les abeilles mourraient après avoir piqué, contrairement aux guêpes. Cette affirmation mérite d’être questionnée scientifiquement, et la réponse est surprenante !


L’autotomie de l’aiguillon désigne la séparation physique d’un aiguillon et des glandes venimeuses qui lui sont associées, du reste de l’abdomen d’un insecte piqueur. Elle entraîne généralement la mort de l’insecte piqueur. L’autotomie intervient à la suite de la piqûre d’un organisme cible duquel l’insecte piqueur ne parvient pas à dégager son aiguillon.

Première constatation, l’autotomie de l’aiguillon est un phénomène rarissime chez les abeilles : sur près de 20 000 espèces d’abeilles répertoriées à travers le monde, elle ne s’observe que chez les abeilles du genre Apis, qui compte moins de dix espèces, dont l’abeille à miel domestique (Apis mellifera).

Plus surprenant, d’autres hyménoptères sociaux, dont des guêpes (tribus des Epiponini, Polistini et Ropalidiini) et des fourmis (genre Pogonomyrmex), pratiquent également l’autotomie de l’aiguillon. En 1992, Lorraine Mulfinger et ses collaborateurs observèrent que, si près de 80 % des ouvrières de l’abeille domestique Apis mellifera subissaient une autotomie après piqûre, ce phénomène touchait également 7 % à 8 % des ouvrières de deux espèces de guêpes nord-américaines, la guêpe jaune Dolichovespula arenaria et Vespula maculifrons ainsi que 6 % des ouvrières d’autres guêpes du genre Polistes.

Des abeilles peuvent piquer sans arracher leur aiguillon

Il ne s’agit donc ni d’un phénomène qui affecterait toutes les abeilles ni d’une spécificité propre aux abeilles, dont les guêpes seraient exclues. Même chez les espèces pratiquant parfois l’autotomie, telle qu’A. mellifera, celle-ci n’est pas systématique, puisque 20 % des ouvrières parviennent à dégager leur aiguillon après piqûre.

Lorsque la cible est un invertébré, le retrait de l’aiguillon se fait sans difficulté particulière, ce qui permet à ces abeilles de se défendre quotidiennement contre de nombreux insectes et arachnides. C’est heureux, car les reines A. mellifera doivent, par exemple, utiliser leur aiguillon dès l’émergence, qui marque leur passage au stade adulte, pour éliminer leurs sœurs rivales. Si elles devaient toutes mourir après ces duels sororicides, l’espèce ne pourrait sans doute pas maintenir son organisation sociale !

L’autotomie ne s’observe en fait qu’en cas de piqûre d’un vertébré cible, dont les tissus mous tégumentaires (peau, muqueuses) peuvent entraver le retrait de l’aiguillon. Chez les ouvrières de l’abeille domestique, le stylet et les deux lancettes qui composent l’aiguillon sont pourvus de minuscules barbillons (petites pointes dirigées vers l’abdomen, donc à l’opposé du sens de pénétration telles des pointes de harpon). Ces adaptations anatomiques facilitent la pénétration de l’aiguillon mais rendent encore plus difficile son extraction, surtout si la peau de l’animal ciblé est molle.

Une défense pour le collectif

Alors que l’autotomie de l’aiguillon condamne l’insecte piqueur, elle permettrait paradoxalement une meilleure défense contre des prédateurs volumineux (lézards, guêpiers d’Europe, ours, humains…) attirés par les ressources alléchantes que représentent des nids d’insectes sociaux. Même séparés du reste du corps de l’insecte piqueur, l’aiguillon et ses glandes assurent la diffusion du venin pendant près d’une minute. Tenter de retirer sans précaution cette douloureuse perfusion peut conduire à vider le réservoir de l’appareil venimeux et à s’injecter soi-même une dose de venin équivalente à plusieurs piqûres simultanées ! Pire, l’odeur du venin ainsi injecté peut agir comme une phéromone d’alarme et recruter de nouveaux insectes piqueurs… C’est le cas pour l’abeille domestique qui est mise en alerte par l’un de ses composés venimeux volatile, l’isopentyl acetate. Le recrutement rapide et en cascade de dizaines de congénères par le biais des aiguillons abandonnés sur la cible permet des attaques massives qui peuvent être fortement incapacitantes, voire mortelles, y compris pour un humain.

Contrairement à une autre idée reçue, la mort de l’abeille ou de la guêpe autotomisée n’est pas toujours immédiate : en 1951, Mykola Haydak a montré qu’environ 50 % des ouvrières d’A. mellifera autotomisées mouraient dans les 18 h après la piqûre et que certaines pouvaient survivre plus de 4 jours. Même privées de leur aiguillon et d’une partie de leur abdomen, des ouvrières A. mellifera restent parfois capables de mordre, de poursuivre ou de harceler un ennemi !

Chez les espèces qui la pratiquent, l’autotomie de l’aiguillon résulte d’une convergence évolutive, apparue plusieurs fois et de manière indépendante au cours de l’évolution. Elle semble donc leur avoir conféré un avantage sélectif vis-à-vis des vertébrés et s’être maintenue grâce à un coût minime (la mort de quelques individus issus d’une colonie populeuse) au regard des avantages procurés (l’éloignement d’un prédateur). L’autotomie de l’aiguillon serait un exemple, parmi d’autres, des comportements de défense autodestructeurs rencontrés chez les insectes sociaux et décrits par Shorter et Rueppell en 2012.

Une lutte microbiologique

Mais ce phénomène les aide aussi à lutter contre des organismes beaucoup plus dangereux : les microbes ! Si l’on considère que les venins de ces espèces contiennent des composés antimicrobiens et qu’ils induisent soit la mort soit une réaction inflammatoire chez les organismes cibles, alors on réalise que la piqûre d’une abeille, d’une guêpe ou d’une fourmi serait moins un acte défensif qu’une opération de désinfection radicale, visant à prémunir la pénétration d’un intrus dans la colonie et donc d’une contamination accidentelle.

Les piqûres d’abeilles ou de guêpes sont en effet connues pour être remarquablement saines d’un point de vue microbiologique : des aiguillons isolés persistent parfois des décennies dans le corps des personnes piquées (jusqu’à 28 ans pour un aiguillon de guêpe retrouvé par hasard dans l’œil d’un patient !).

Dans cette perspective plus originale, la mort des ouvrières piqueuses constituerait l’une des composantes d’un processus indispensable à la survie des colonies : le maintien de l’immunité sociale. Ces éléments expliqueraient en partie pourquoi l’autotomie de l’aiguillon n’est pas apparue ou n’a pas été conservée chez plus de 99,9 % des espèces d’abeilles. Elles sont majoritairement solitaires et donc moins soumises à la pression des vertébrés prédateurs et/ou moins exposées aux risques de transmission de maladies. De plus le coût de l’autotomie serait pour elles trop élevé par rapport aux avantages procurés, car la disparition d’une femelle solitaire entraînerait directement une perte de chances reproductives.

The Conversation

Sébastien Moreau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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05.11.2025 à 15:24

Les gènes de fusion, de nouveaux leviers thérapeutiques contre le cancer

Maël Bouillon, Doctorant, recherche sur les gènes de fusion, Université d’Angers

Audrey Rousseau, Professeur en Anatomie Pathologique - Médecin enseignant-chercheur au CHU d'Angers, Université d’Angers

Emmanuel Garcion, Directeur de recherche Inserm, Université d’Angers

Le déclenchement de certains cancers est lié à la fusion de deux gènes donnant naissance à une protéine anormale. Le ciblage de ces gènes pourrait être une cible thérapeutique intéressante.
Texte intégral (1798 mots)

Le déclenchement de certains cancers est lié à la fusion de deux gènes donnant naissance à une protéine anormale. En ciblant spécifiquement ces gènes, il pourrait être possible de traiter spécifiquement des cancers sans avoir les effets secondaires d’une chimiothérapie « classique ».


Le cancer est une maladie complexe qui résulte d’un déséquilibre important dans le fonctionnement normal des cellules. Chaque cellule de notre organisme agit selon un « programme » inscrit dans son ADN, véritable manuel d’instructions qui contrôle la croissance, la réparation et la mort cellulaire. L’ADN est constitué de gènes comparables à des mots qui composent ce manuel. Les gènes orchestrent la production des protéines nécessaires au bon fonctionnement de la cellule.

Parfois, ce programme se dérègle. Des erreurs, appelées mutations, apparaissent dans l’ADN et modifient les lettres composant les mots du manuel d’instructions. Des instructions erronées peuvent entraîner un comportement anormal des cellules. Certaines vont se multiplier de manière incontrôlée, échapper aux signaux de mort cellulaire et même envahir les tissus voisins. C’est cette perte de contrôle, couplée à la capacité des cellules anormales à s’adapter et à contourner les défenses naturelles de l’organisme, qui peut aboutir au développement d’un cancer.

L’ADN, un code sensible aux fautes de frappe

Pour mieux comprendre comment apparaissent ces mutations à l’origine du cancer, il est utile de revenir sur la nature de l’ADN. L’ADN est constitué de quatre « lettres » (ou bases chimiques : A, T, C, G) qui s’enchaînent pour former des mots (les gènes), puis des chapitres (les chromosomes) et enfin un livre (le génome qui définit un individu). Dans la majorité des cas, l’ADN est fidèlement recopié lorsque la cellule se divise, mais il peut arriver que des erreurs surviennent : des lettres manquent, d’autres sont remplacées, ou encore des chapitres entiers sont mal rangés.

Ces accidents peuvent être dus au hasard, mais peuvent aussi être favorisés par des facteurs extérieurs comme le tabac, l’alcool, l’exposition au soleil ou certains produits chimiques. La cellule possède des capacités de réparation pour corriger les fautes de frappe, mais les mécanismes impliqués alors ne sont pas toujours efficaces. Avec le temps, les erreurs s’accumulent et peuvent favoriser le développement d’un cancer. Certaines anomalies de l’ADN entraînent l’apparition de gènes de fusion.

Qu’est-ce qu’un gène de fusion ?

Un gène de fusion résulte d’un accident dans l’organisation du génome. Imaginez deux mots du manuel d’instructions qui, au lieu d’être séparés, se retrouvent collés l’un à l’autre pour former un nouveau mot, hybride. Par exemple, prenons une phrase dans laquelle les mots « tuba » et « morale » sont coupés et accolés pour donner le mot « tumorale ». Ce mot « tumorale », qui n’existe pas normalement dans la bibliothèque génétique de la cellule, peut donner des instructions inédites et parfois nocives à cette dernière.

Le mot « tumorale » correspond à ce que l’on appelle un gène de fusion. Lorsqu’une cassure de l’ADN se produit, deux morceaux appartenant à des gènes différents peuvent se mettre bout à bout et fusionner. Le résultat est un gène hybride ou chimérique, qui code parfois pour une protéine anormale dite oncogénique, c’est-à-dire pouvant initier le développement d’une tumeur ou accélérer le processus tumoral. Cette protéine chimérique peut agir comme un véritable moteur du cancer, en favorisant la multiplication, la migration et la survie des cellules tumorales.

Quels cancers présentent ces gènes de fusion ?

Les gènes de fusion sont fréquents dans les cancers du sang, tels que les leucémies et les lymphomes, ou dans des tumeurs agressives appelées sarcomes. Ils sont aussi détectés dans certaines tumeurs du cerveau. Ils sont plus rares dans les autres types de cancer mais lorsqu’ils sont présents, ils jouent souvent un rôle majeur dans l’initiation et l’évolution de la maladie.

Ce qui distingue les gènes de fusion des autres anomalies du génome est leur singularité. Contrairement à d’autres mutations que l’on peut retrouver dans plusieurs types de cancer, un gène de fusion n’est habituellement observé que dans une maladie donnée. Certains cancers sont en effet caractérisés par la présence d’une fusion précise entre deux gènes. La détection de cette fusion peut donc aider au diagnostic du cancer.

Les gènes de fusion comme cibles thérapeutiques

Les gènes de fusion représentent des cibles thérapeutiques idéales. Comme ils sont propres au cancer (ces anomalies n’existent pas dans les cellules saines), les thérapies qui les ciblent ont plus de chances de ne tuer que les cellules tumorales et d’épargner les tissus sains (contrairement aux chimiothérapies conventionnelles qui agissent sur toutes les cellules de l’organisme). De plus, comme ces gènes ont un rôle clé dans le développement du cancer, bloquer leur action pourrait freiner considérablement, voire guérir, la maladie. Une piste innovante est actuellement explorée par notre laboratoire pour neutraliser les gènes de fusion dans le cancer : l’interférence ARN. L’interférence ARN est une approche qui consiste à empêcher spécifiquement la production d’une protéine chimérique.

Pour fabriquer une protéine, l’information génétique (le gène) contenue dans l’ADN est transformée en ARN messager. L’ARN est en conséquence l’expression dans une autre langue du message contenu dans l’ADN et sera lui-même converti dans une version finale qu’est la protéine. Cette séquence de conversion ADN vers ARN messager vers protéine peut être bloquée en interférant précisément avec l’ARN messager à l’aide de l’interférence ARN. Cette approche repose sur l’utilisation de petits fragments synthétiques d’ARN, les ARN interférents, choisis pour leur capacité à se fixer sur l’ARN messager issu du gène de fusion et de le détruire avant qu’il ne soit traduit en protéine. Cette méthode, associée à des outils de vectorisation adéquats (transport des ARN interférents jusqu’à la tumeur) est une piste prometteuse pour cibler spécifiquement les gènes de fusion et leurs ARN messagers sans affecter les gènes normaux.

Du gène à la protéine : comment un ARN interférent interrompt le processus de production d’une protéine. Figure réalisée par les auteurs avec BioRender, CC BY

Un pas de géant vers une médecine de précision

Les études sur les gènes de fusion s’inscrivent dans un objectif de médecine de précision. Identifier les spécificités génétiques des tumeurs devrait permettre de proposer à chaque patient les traitements les plus adaptés à son cancer. Détecter un gène de fusion dans une tumeur pourrait permettre de créer de petits ARN interférents pour bloquer la production de la protéine chimérique et contrôler la maladie. De telles stratégies basées sur l’ARN interférence sont actuellement testées dans des modèles animaux et montrent des résultats encourageants dans le cancer de la prostate et le glioblastome (tumeur du cerveau).

Cette approche pourrait transformer la prise en charge des cancers porteurs de gènes de fusion. Au lieu d’administrer des chimiothérapies standards à tous les patients, l’objectif est de développer des traitements sur mesure, basés sur l’empreinte génétique unique de chaque tumeur. Les avancées en matière de séquençage (lecture) du génome offrent des perspectives inédites en médecine de précision. Décoder le manuel d’instructions des cancers aboutira certainement à des thérapies innovantes et plus efficaces.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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04.11.2025 à 17:22

Une nouvelle étude en Ouganda montre que des chimpanzés appliquent des insectes sur leurs blessures

Kayla Kolff, Postdoctoral researcher, Osnabrück University

Loin d’être passifs face à la douleur, les chimpanzés explorent leur environnement pour soigner leurs blessures. Dans le parc national de Kibale (Ouganda), certains ont été vus immobilisant des insectes pour les presser sur une plaie ouverte…
Texte intégral (1424 mots)

Observé par hasard, l’usage d’insectes par les chimpanzés pour soigner leurs blessures révèle leur capacité à faire face de manière inventive à la douleur, et à s’entraider.


Les animaux réagissent aux blessures de multiples façons. Jusqu’ici, les preuves d’un usage de substances biologiquement actives pour soigner leurs plaies restaient très rares. Pourtant, une étude récente a rapporté le cas d’un orang-outan appliquant une plante médicinale sur une blessure, ouvrant une piste prometteuse.

Chez les chimpanzés, on sait qu’ils lèchent leurs plaies et qu’ils y pressent parfois des feuilles, mais ces comportements demeurent encore mal compris. On ignore à quelle fréquence ils surviennent, s’ils relèvent d’un geste intentionnel, et jusqu’où les chimpanzés peuvent faire preuve d’inventivité pour se soigner.

De récentes observations de terrain menées en Ouganda, en Afrique de l’Est, apportent aujourd’hui des éclairages fascinants sur la manière dont les chimpanzés font face à leurs blessures.

En tant que primatologue, je m’intéresse de près à la vie cognitive et sociale de ces animaux, et à ce que leurs comportements liés à la maladie peuvent révéler sur les origines évolutives du soin et de l’empathie chez l’être humain. Les chimpanzés comptent parmi nos plus proches parents vivants, et mieux les comprendre, c’est aussi en apprendre davantage sur nous-mêmes.

Dans nos recherches menées dans le parc national de Kibale, en Ouganda, nous avons observé à cinq reprises des chimpanzés appliquant des insectes sur leurs propres plaies ouvertes, et une fois sur la blessure d’un congénère.

De tels comportements montrent que les chimpanzés ne restent pas passifs face à une blessure. Ils explorent leur environnement, parfois seuls, parfois en interaction avec d’autres. S’il est encore prématuré de parler de « médecine », ces observations révèlent leur capacité à réagir de manière inventive – et parfois coopérative – aux blessures.

Chaque nouvelle découverte enrichit notre compréhension des chimpanzés et nous offre un aperçu des racines évolutives partagées avec nos propres réponses face à la douleur et à l’instinct de soin.

Attraper d’abord l’insecte

Nous avons observé ces applications d’insectes par hasard, alors que nous suivions et filmions le comportement des chimpanzés en forêt, en portant une attention particulière à ceux qui présentaient des plaies ouvertes. Dans tous les cas recensés, la séquence d’actions semblait délibérée. Le chimpanzé attrapait un insecte volant non identifié, l’immobilisait entre ses lèvres ou ses doigts, puis le pressait directement sur sa blessure. Le même insecte pouvait être réappliqué plusieurs fois, parfois après avoir été brièvement tenu dans la bouche, avant d’être finalement rejeté. D’autres chimpanzés observaient parfois la scène avec attention, comme mus par la curiosité.

Le plus souvent, ce comportement était dirigé vers la propre plaie du chimpanzé. Toutefois, dans un cas rare, une jeune femelle a appliqué un insecte sur la blessure de son frère. Une étude menée sur la même communauté avait déjà montré que les chimpanzés pouvaient tamponner les plaies d’individus non apparentés à l’aide de feuilles, ce qui soulève la question de savoir si l’application d’insectes pourrait, elle aussi, s’étendre au-delà du cercle familial. Qu’ils visent un proche ou un individu extérieur, ces gestes de soin révèlent les bases précoces de l’empathie et de la coopération.

La séquence observée ressemble fortement aux applications d’insectes déjà documentées chez les chimpanzés du Gabon. Cette similitude laisse penser que ce comportement pourrait être bien plus répandu chez les chimpanzés qu’on ne l’avait supposé jusqu’ici.

La découverte réalisée dans le parc national de Kibale élargit notre compréhension des réactions des chimpanzés face aux blessures. Plutôt que de les laisser sans soin, ils adoptent parfois des comportements qui semblent délibérés et ciblés.

Premiers secours version chimpanzé ?

La question évidente est de savoir à quoi sert ce comportement. Nous savons déjà que les chimpanzés utilisent volontairement certaines plantes d’une manière bénéfique pour leur santé : en avalant par exemple des feuilles rugueuses qui aident à expulser les parasites intestinaux, ou en mâchant des tiges amères susceptibles d’avoir des effets antiparasitaires.

Les insectes, en revanche, posent une autre question. Rien ne prouve encore que leur application sur des plaies accélère la cicatrisation ou réduise le risque d’infection. De nombreux insectes produisent des substances antimicrobiennes ou anti-inflammatoires, ce qui rend l’hypothèse plausible, mais des tests scientifiques restent nécessaires.

Pour l’instant, on peut affirmer que ce comportement semble ciblé, structuré et volontaire. Le cas unique d’un insecte appliqué sur un autre individu est particulièrement intrigant. Les chimpanzés sont des animaux très sociaux, mais l’entraide active demeure relativement rare. À côté de comportements bien connus comme le toilettage, le partage de nourriture ou le soutien lors des conflits, l’application d’un insecte sur la blessure d’un frère suggère une autre forme de soin, qui dépasserait le simple maintien des liens sociaux pour peut-être améliorer concrètement l’état physique d’autrui.

Des questions en suspens

Ce comportement soulève de vastes interrogations. Si l’application d’insectes s’avère réellement médicinale, cela pourrait expliquer pourquoi les chimpanzés l’adoptent. Mais cela amène aussitôt une autre question : comment ce geste apparaît-il au départ ? Les chimpanzés l’apprennent-ils en observant leurs congénères, ou bien surgit-il de manière plus spontanée ?

Vient ensuite la question de la sélectivité : choisissent-ils certains insectes volants en particulier, et, si oui, les autres membres du groupe apprennent-ils à sélectionner les mêmes ?

Dans la médecine traditionnelle humaine, des insectes volants comme les abeilles ou les mouches vertes sont appréciés pour leurs effets antimicrobiens ou anti-inflammatoires. Reste à déterminer si les insectes utilisés par les chimpanzés procurent des bénéfices similaires.

Enfin, si les chimpanzés appliquent réellement des insectes dotés de propriétés médicinales, et qu’ils les placent parfois sur les blessures d’autrui, cela pourrait constituer une forme d’entraide active, voire de « comportement prosocial » – un terme qui désigne les actions profitant à autrui plutôt qu’à celui qui les accomplit.

Voir les chimpanzés du parc national de Kibale immobiliser un insecte volant pour le presser délicatement sur une plaie ouverte rappelle combien leurs capacités restent encore largement à découvrir. Cela s’ajoute aussi aux preuves croissantes que les racines des comportements de soin et de guérison plongent bien plus loin dans le temps de l’évolution. Si l’application d’insectes s’avère réellement médicinale, cela renforce l’importance de protéger les chimpanzés et leurs habitats, habitats qui préservent en retour les insectes qui peuvent contribuer à leur bien-être.

The Conversation

Kayla Kolff a reçu un financement de la Fondation allemande pour la recherche (DFG), projet n° 274877981 (GRK-2185/1 : Groupe de recherche en formation DFG « Situated Cognition »).

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