17.06.2025 à 12:35
Kaitlin Cook, DECRA Fellow, Department of Nuclear Physics and Accelerator Applications, Australian National University
L’enrichissement de l’uranium est au cœur des tensions autour du programme nucléaire iranien. Cette technologie, indispensable pour produire de l’électricité, peut aussi permettre de fabriquer des armes atomiques si elle atteint des niveaux de concentration élevés.
En fin de semaine dernière, Israël a ciblé trois des principales installations nucléaires de l’Iran – Natanz, Ispahan et Fordo – tuant plusieurs scientifiques nucléaires iraniens. Ces sites sont fortement fortifiés et en grande partie souterrains, et les rapports divergent quant aux dégâts réellement causés.
Natanz et Fordo sont les centres d’enrichissement de l’uranium en Iran, tandis qu’Ispahan fournit les matières premières. Toute détérioration de ces installations pourrait donc limiter la capacité de l’Iran à produire des armes nucléaires. Mais qu’est-ce que l’enrichissement de l’uranium, et pourquoi cela suscite-t-il des inquiétudes ?
Pour comprendre ce que signifie « enrichir » de l’uranium, il faut d’abord connaître un peu les isotopes de l’uranium et le principe de la fission nucléaire.
Toute matière est composée d’atomes, eux-mêmes constitués de protons, de neutrons et d’électrons. Le nombre de protons détermine les propriétés chimiques d’un atome et définit ainsi les différents éléments chimiques.
Les atomes comportent autant de protons que d’électrons. L’uranium, par exemple, possède 92 protons, tandis que le carbone en a six. Toutefois, un même élément peut présenter un nombre variable de neutrons, formant ainsi ce qu’on appelle des isotopes.
Cette différence importe peu dans les réactions chimiques, mais elle a un impact majeur dans les réactions nucléaires.
Quand on extrait de l’uranium du sol, il est constitué à 99,27 % d’uranium-238 (92 protons et 146 neutrons). Seul 0,72 % correspond à l’uranium-235, avec 92 protons et 143 neutrons (le
0,01 % restant correspond à un autre isotope, qui ne nous intéresse pas ici).
Pour les réacteurs nucléaires ou les armes, il faut modifier ces proportions isotopiques. Car parmi les deux principaux isotopes, seul l’uranium-235 peut soutenir une réaction en chaîne de fission nucléaire : un neutron provoque la fission d’un atome, libérant de l’énergie et d’autres neutrons, qui provoquent à leur tour d’autres fissions, et ainsi de suite.
Cette réaction en chaîne libère une quantité d’énergie énorme. Dans une arme nucléaire, cette réaction doit avoir lieu en une fraction de seconde pour provoquer une explosion. Tandis que dans une centrale nucléaire civile, cette réaction est contrôlée.
Aujourd’hui, les centrales produisent environ 9 % de l’électricité mondiale. Les réactions nucléaires ont aussi une importance vitale dans le domaine médical, via la production d’isotopes utilisés pour le diagnostic et le traitement de diverses maladies.
« Enrichir » de l’uranium consiste à augmenter la proportion d’uranium-235 dans l’élément naturel, en le séparant progressivement de l’uranium-238.
Il existe plusieurs techniques pour cela (certaines récemment développées en Australie), mais l’enrichissement commercial est actuellement réalisé via centrifugation, notamment dans les installations iraniennes.
Les centrifugeuses exploitent le fait que l’uranium-238 est environ 1 % plus lourd que l’uranium-235. Elles prennent l’uranium sous forme gazeuse et le font tourner à des vitesses vertigineuses, entre 50 000 et 70 000 tours par minute, les parois extérieures atteignant une vitesse de 400 à 500 mètres par seconde. C’est un peu comme une essoreuse à salade : l’eau (ici, l’uranium-238 plus lourd) est projetée vers l’extérieur, tandis que les feuilles (l’uranium-235 plus léger) restent plus au centre. Ce procédé n’est que partiellement efficace, donc il faut répéter l’opération des centaines de fois pour augmenter progressivement la concentration d’uranium-235.
La plupart des réacteurs civils fonctionnent avec de l’uranium faiblement enrichi, entre 3 % et 5 % d’uranium-235, ce qui suffit à entretenir une réaction en chaîne et produire de l’électricité.
Pour obtenir une réaction explosive, il faut une concentration bien plus élevée d’uranium-235 que dans les réacteurs civils. Techniquement, il est possible de fabriquer une arme avec de l’uranium enrichi à 20 % (on parle alors d’uranium hautement enrichi), mais plus le taux est élevé, plus l’arme peut être compacte et légère. Les États disposant de l’arme nucléaire utilisent généralement de l’uranium enrichi à environ 90 %, dit « de qualité militaire ».
Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Iran a enrichi d’importantes quantités d’uranium à 60 %. Or, il est plus facile de passer de 60 % à 90 % que de passer de 0,7 % à 60 %, car il reste alors moins d’uranium-238 à éliminer.
C’est ce qui rend la situation iranienne particulièrement préoccupante pour ceux qui redoutent que le pays produise des armes nucléaires. Et c’est pour cela que la technologie des centrifugeuses utilisée pour l’enrichissement est gardée secrète. D’autant que les mêmes centrifugeuses peuvent servir à la fois à fabriquer du combustible civil et à produire de l’uranium de qualité militaire.
Des inspecteurs de l’AIEA surveillent les installations nucléaires dans le monde entier pour vérifier le respect du traité mondial de non-prolifération nucléaire. Bien que l’Iran affirme n’enrichir l’uranium que pour des fins pacifiques, l’AIEA a estimé la semaine dernière que l’Iran avait violé ses engagements au titre de ce traité.
Kaitlin Cook reçoit des financements de l’Australian Research Council (Conseil australien de la recherche).
17.06.2025 à 12:34
Olivia Chevalier, Ingénieur de recherche, Institut Mines-Télécom Business School
Gérard Dubey, Sociologue, Institut Mines-Télécom Business School
Johann Herault, Maître-assistant en robotique bio-inspirée, Laboratoire des Sciences du Numérique de Nantes, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom
L’intelligence artificielle, aussi fascinante qu’elle puisse être, se cantonne largement au monde numérique. En d’autres termes, elle ne modèle pas directement la réalité physique. À moins d’être embarquée dans un objet capable d’agir sur le monde… comme un robot par exemple.
Des roboticiens et chercheurs en sciences sociales nous expliquent comment l’avènement de l’IA permet de changer la manière de penser les robots. En particulier, en leur permettant de mieux percevoir et d’interagir avec leur environnement.
En quelques décennies, les nouvelles méthodes informatiques regroupées sous l’appellation d’« intelligence artificielle » ont révolutionné le traitement automatisé de l’information. Certaines de ces méthodes s’inspirent du fonctionnement du cerveau, en reproduisant son architecture en réseau de neurones et les processus cognitifs humains tels que l’apprentissage.
En robotique, l’utilisation de telles approches laisse espérer des progrès rapides dans l’autonomisation des robots humanoïdes. L’essor de la vision par ordinateur, reposant sur ces nouvelles architectures de réseaux de neurones, a, par exemple, permis d’améliorer considérablement l’interaction des robots avec leur environnement, notamment pour éviter les obstacles et pour manipuler des objets. Néanmoins, une limite demeure aux avancées de l’IA en robotique : les robots humanoïdes peinent encore à atteindre la fluidité et la précision des mouvements humains, notamment en ce qui concerne la bipédie et la préhension.
En effet, la coordination des fonctions motrices nécessaires au mouvement ne se résume pas à une simple planification mécanique, comparable à une succession de coups dans une partie d’échecs. En réalité, le mouvement humain et, plus largement, le mouvement animal reposent sur un enchevêtrement complexe d’opérations et d’interactions impliquant des composantes internes à l’individu, telles que le contrôle moteur (l’équivalent de l’IA chez le robot), le système sensoriel ou la biomécanique, ainsi que des composantes externes, comme les interactions physiques avec l’environnement.
Par exemple, un joggeur amateur est capable de maintenir son regard globalement stable malgré les irrégularités du terrain et la fatigue, en tirant parti de propriétés passives du corps humain (de l’articulation plantaire au mouvement des hanches), de réflexes, ainsi que d’un contrôle moteur fin des muscles oculaires et cervicaux. Nos systèmes musculosquelettiques et nerveux ont ainsi évolué de manière conjointe pour relever les défis posés par des environnements hétérogènes et imprévisibles.
En comparaison, pour accomplir des tâches qui exigent un ajustement continu entre l’action et son objectif, les robots disposent d’un nombre limité d’actionneurs (en d’autres termes, de moteurs) et plus encore de capteurs.
Dans ce contexte de contraintes matérielles, peut-on réellement espérer que la puissance de calcul des IA et leurs capacités d’apprentissage suffisent à atteindre les performances motrices observées chez les humains et chez les animaux ?
L’approche dite « incarnée » prend justement le contrepied de l’approche purement calculatoire en ne dissociant pas les composantes algorithmiques et physiques du robot. Elle vise au contraire à explorer les synergies possibles entre le corps et le contrôle, entre les mécanismes passifs et actifs, pour qu’une « intelligence motrice » ou « incarnée » émerge aussi de ces interactions. Cet article examine ainsi les limites et perspectives des synergies entre l’intelligence artificielle, le robot et son environnement.
Rodney Brooks, ancien directeur du laboratoire d’IA au Massachusetts Institute of Technology (MIT), y a dirigé pendant des années un programme de recherche intitulé : « The Cog Project : Building a Humanoid Robot ». Brooks distingue deux phases dans l’histoire de la recherche en robotique. Au cours de la première phase (années 1970-1980), la recherche est fondée sur le fait que le programme du robot contient les données du milieu dans lequel il évolue, ou plutôt où il n’évolue pas. Lors de la seconde phase, à partir des années 1990, la recherche se fonde précisément sur l’interaction avec l’environnement.
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Ce rapport dynamique à l’environnement permet de voir dans quelle mesure les robots se complexifient et s’auto-organisent, ou s’autonomisent au fil de l’histoire de la recherche en robotique. Comme le dit Brooks, « l’intelligence humanoïde requiert des interactions humanoïdes avec le monde ». Il s’agit par conséquent de développer des programmes capables de se modifier eux-mêmes en fonction des interactions avec l’environnement.
Les recherches de la seconde robotique visent donc à développer un « behaviour-based robot » (robot fondé sur un modèle comportemental), dont une des exigences intéresse notre propos : pour que l’action du robot soit proche de la nôtre, on doit entre autres la supposer « non planifiée ».
C’est, précisément, d’abord là que les progrès en IA se révèlent fructueux. Mais dans quelle mesure l’IA peut-elle permettre de réduire le fossé entre les comportements des robots et ceux, extrêmement complexes, qu’on cherche à leur faire reproduire ? Parce que l’IA joue un grand rôle dans la conception des robots, dans la fabrication des matériaux dont ils sont faits et évidemment dans la simulation et la modélisation, elle offre les moyens de cette approche incarnée.
Un des principaux objectifs de cette approche est l’autonomie des robots, c’est-à-dire leur capacité à prendre des décisions et à s’adapter à leur environnement.
Pour mieux comprendre ce point, on peut opposer l’approche physicaliste à celle de l’IA incarnée. Ainsi, l’approche traditionnelle (aussi qualifiée de « physicaliste » ou « objectiviste ») ne donne pas les moyens de savoir si une machine peut sentir ou comprendre, tandis l’approche de l’IA incarnée pose le problème de l’autonomie de la machine en des termes qui permettraient en principe de vérifier cette hypothèse de la possibilité pour une machine de sentir ou comprendre. En effet, en considérant, d’une part, que le tout – le corps – est plus que l’addition des parties (les composants) et, d’autre part, que les phénomènes qui nous intéressent (conscience phénoménale, compréhension, sensation, par exemple) sont le produit émergeant de ce tout immergé dans l’environnement, cette seconde approche offre les moyens de tester cette hypothèse.
La robotique souple (dans sa version bio-inspirée) semble ainsi plus apte que les autres approches robotiques évoquées ci-dessus à se rapprocher de cet objectif de l’approche incarnée. En effet, en s’inspirant des comportements des organismes biologiques et en essayant d’en reproduire certains aspects, elle vise à construire des robots qui s’adaptent au milieu et construisent leur autonomie dans leur interaction avec lui.
Le couplage de la robotique et de l’IA préfigure potentiellement un autre imaginaire du rapport entre humains et machines et de la technique à la nature que celui qui a prévalu à l’ère industrielle.
En effet, dès les années 1940, la théorie cybernétique, avec le concept d’« homéostasie » (autorégulation de l’organisme avec son milieu), aux sources de l’actuelle IA, était déjà une pensée de l’insertion des machines dans le milieu. L’association cybernétique entre capteurs et traitement du signal avait ouvert la voie au rapprochement de l’intelligence machinique (qu’on peut définir brièvement comme intelligence principalement régie par des algorithmes) avec celle des êtres vivants dans le monde naturel. L’autonomie des machines était toutefois toujours pensée sur le modèle de la capacité des organismes vivants à maintenir leurs équilibres internes en résistant aux perturbations de l’environnement, c’est-à-dire en accordant la priorité à tout ce qui permet de réduire ce « désordre » externe.
Les recherches actuelles en robotique semblent infléchir ce rapport en considérant que les perturbations du milieu représentent des potentialités et des ressources propres qui méritent d’être comprises et appréhendées en tant que telles.
Il ne s’agit pas seulement aujourd’hui d’insérer un robot dans un environnement neutre ou déjà connu par lui, mais de faire de cet environnement – imprévisible, souvent inconnu – un composant de son comportement. Ces recherches se concentrent ainsi sur les interactions du corps ou du système mécatronique avec le monde physique – c’est-à-dire avec les forces de contact et les processus de traitement de l’information mis en œuvre dans l’expérience sensible par les êtres vivants.
Soft robotique, robotique molle, bio-inspirée, intelligence incarnée sont des déclinaisons possibles de ces nouvelles approches et révèlent l’importance du rôle joué par l’IA dans l’ouverture de la robotique à d’autres problématiques que celles qui étaient traditionnellement les siennes, en apportant des éclairages ou en levant certains verrous scientifiques.
La nouvelle robotique ne fait donc pas que déboucher sur un renouveau de l’intérêt pour le vivant. Les conceptions de la machine dont elle est porteuse – une machine immergée dans son environnement, qui en dépend profondément – résonnent fortement avec les nouvelles approches du vivant en biologie qui définissent celui-ci principalement à partir de ses interactions. Le nouveau dialogue qui s’instaure entre robotique et biologie contribue ainsi à repenser les frontières qui séparent le vivant du non-vivant.
Dès lors, l’approche incarnée de la robotique pourrait-elle permettre de combler l’écart entre machine et vivant ?
Le projet ANR-19-CE33-0004 est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Olivia Chevalier a reçu des financements du PEPR O2R
Gérard Dubey a reçu des financements du PEPR O2R.
Johann Hérault a reçu des financements de ANR (Project-ANR-19-CE33-0004) , du PEPR O2R et de la région Pays de La Loire.
15.06.2025 à 17:32
Paulomi (Polly) Burey, Professor in Food Science, University of Southern Queensland
Pourquoi certains œufs s’écalent facilement et d’autres non ? Une histoire de pH, de température et de chambre à air, répondent les scientifiques qui se sont penchés sur la question.
Nous sommes tous passés par là : essayer d’écaler un œuf dur, mais finir par le réduire en miettes tant la coquille s’accroche obstinément au blanc. Et ça peut être pire encore, quand l’œuf se retrouve couvert de petits morceaux de membrane.
Internet regorge d’astuces censées vous éviter ce désagrément mais plusieurs causes très différentes peuvent expliquer qu’un œuf soit difficile à « éplucher ». Heureusement, la science offre des stratégies pour contourner le problème.
Les œufs se composent d’une coquille dure et poreuse, d’une membrane coquillière externe et d’une membrane coquillière interne, du blanc d’œuf (ou albumen), et d’un jaune enveloppé d’une membrane. On trouve également une chambre à air entre les deux membranes, juste sous la coquille.
Dans les années 1960 et 1970, de nombreuses recherches ont été menées sur les facteurs influençant la facilité d’écalage des œufs après cuisson. L’un de ces facteurs est le pH du blanc d’œuf. Une étude des années 1960 a montré qu’un pH compris entre 8,7 et 8,9 — donc assez alcalin — facilitait l’épluchage des œufs.
La température de conservation joue également un rôle. Une étude de 1963 a révélé qu’un stockage à environ 22 °C donnait de meilleurs résultats en matière d’épluchage qu’un stockage à 13 °C, ou à des températures de réfrigérateur de 3 à 5 °C.
Il faut bien sûr garder à l’esprit qu’un stockage à température ambiante élevée augmente le risque de détérioration (NDLR : L’Anses recommande de conserver les œufs toujours à la même température afin d’éviter le phénomène de condensation d’eau à leur surface).
Les recherches ont également montré qu’un temps de stockage plus long avant cuisson — autrement dit des œufs moins frais — améliore la facilité d’épluchage.
Le fait que les œufs frais soient plus difficiles à éplucher est relativement bien connu. D’après les facteurs évoqués plus haut, plusieurs explications permettent de comprendre ce phénomène.
D’abord, dans un œuf frais, la chambre à air est encore très petite. En vieillissant, l’œuf perd lentement de l’humidité à travers sa coquille poreuse, ce qui agrandit la chambre à air à mesure que le reste du contenu se rétracte. Une chambre à air plus grande facilite le démarrage de l’épluchage.
Par ailleurs, même si le blanc d’œuf est déjà relativement alcalin au départ, son pH augmente encore avec le temps, ce qui contribue aussi à rendre l’écalage plus facile.
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Plusieurs experts de la cuisson des œufs estiment que commencer avec de l’eau bouillante puis la ramener à un frémissement avant d’y déposer délicatement les œufs donne de meilleurs résultats. Il est alors recommandé d’utiliser des œufs à température ambiante pour éviter qu’ils ne se fissurent à cause d’un choc thermique. L’idée derrière cette méthode est qu’une exposition immédiate à une température élevée facilite la séparation entre la membrane, la coquille et le blanc d’œuf.
En outre, un démarrage à chaud favorise la dénaturation des protéines du blanc d’œuf (c’est-à-dire leur changement de structure sous l’effet de la chaleur), ce qui les incite à se lier entre elles plutôt qu’à adhérer à la membrane.
Après avoir fait bouillir les œufs pendant le temps désiré (généralement 3 à 5 minutes pour un jaune coulant, 6 à 7 minutes pour un jaune crémeux, et 12 à 15 minutes pour un œuf dur), on peut les plonger dans de l’eau glacée. Cela aide le blanc à se rétracter légèrement, facilitant ainsi l’épluchage.
Parmi les autres astuces suggérées pour faciliter l’écalage, on trouve l’ajout de sel dans l’eau bouillante, mais les résultats sont à nuancer. Une étude a montré que cela pouvait effectivement améliorer l’épluchage, mais que cet effet disparaissait après une période de stockage prolongée des œufs.
L’ajout d’acides et de bases a également démontré une certaine efficacité pour aider à retirer la coquille. Un brevet s’appuyant sur cette idée propose ainsi d’utiliser des substances agressives dans le but de dissoudre la coquille. Mais partant de ce principe, vous pourriez simplement tenter d’ajouter à l’eau de cuisson du bicarbonate de soude ou du vinaigre. En théorie, ce dernier devrait attaquer le carbonate de calcium de la coquille, facilitant ainsi son retrait. Quant au bicarbonate, étant alcalin, il devrait aider à détacher la membrane de la coquille.
Il existe plusieurs façons de cuire des œufs durs en dehors de l’ébullition classique. Parmi elles : la cuisson vapeur sous pression, la cuisson à l’air chaud (avec un air fryer), et même le micro-ondes.
Dans le cas de la cuisson vapeur, certains avancent que la vapeur d’eau traversant la coquille aiderait à décoller la membrane du blanc d’œuf, ce qui rendrait l’épluchage beaucoup plus facile.
Des recherches récentes ont porté sur la cuisson à l’air chaud d’autres aliments, mais on ne sait pas encore précisément comment ce mode de cuisson pourrait influencer la coquille et la facilité d’écalage des œufs.
Enfin, une fois vos œufs épluchés, évitez de jeter les coquilles à la poubelle. Elles peuvent servir à de nombreux usages : compost, répulsif naturel contre les limaces et escargots au jardin, petits pots biodégradables pour semis… ou même contribuer à des applications bien plus poussées, notamment dans la recherche sur le cancer.
Paulomi (Polly) Burey a reçu des financements du ministère australien de l'Éducation, qui a soutenu les recherches sur les coquilles d'œufs mentionnées à la fin de cet article.
11.06.2025 à 17:35
Raquel Rodriguez Suquet, Ingénieure d'applications d'Observation de la Terre, Centre national d’études spatiales (CNES)
Vincent Lonjou, expert applications spatiales, Centre national d’études spatiales (CNES)
Entre sa densité de population et ses richesses naturelles, le littoral est une zone stratégique, mais vulnérable aux événements extrêmes et à la montée du niveau de la mer. Pour mieux prévenir les risques d’inondations côtières, les « jumeaux numériques » allient imagerie spatiale, mesures de terrain et modélisations sophistiquées – afin de fournir des informations fiables aux particuliers et aux décideurs publics.
La zone littorale, située à l’interface entre la terre et la mer, est une bande dynamique et fragile qui englobe les espaces marins, côtiers et terrestres influencés par la proximité de l’océan. À l’échelle mondiale, elle concentre une forte densité de population, d’infrastructures et d’activités économiques (tourisme, pêche, commerce maritime), qui en font un espace stratégique mais vulnérable.
On estime qu’environ un milliard de personnes dans le monde et plus de 800 000 de personnes en France vivent dans des zones littorales basses, particulièrement exposées aux risques liés à la montée du niveau de la mer due au changement climatique et aux phénomènes météorologiques extrêmes. Les enjeux associés sont multiples : érosion côtière, submersions marines, perte de biodiversité, pollution, mais aussi pressions liées à la forte artificialisation du sol, due à la forte augmentation démographique et touristique. La gestion durable de la zone littorale représente un enjeu crucial en matière d’aménagement du territoire.
Dans le cadre de notre programme Space for Climate Observatory, au CNES, avec nos partenaires du BRGM et du LEGOS, nous créons des « jumeaux numériques » pour étudier les zones côtières dans un contexte de changement climatique et contribuer à leur adaptation.
À lire aussi : Pourquoi l’océan est-il si important pour le climat ?
Dans cet article, focus sur trois zones représentatives de trois sujets emblématiques des zones côtières : le recul du trait de côte en France métropolitaine, la submersion marine en Nouvelle-Calédonie (aujourd’hui liée aux tempêtes et aux cyclones, mais à l’avenir également affectée par l’élévation du niveau de la mer) et l’évolution des écosystèmes côtiers en termes de santé de la végétation, de risque d’inondation et de qualité de l’eau sur la lagune de Nokoué au Bénin.
Avec près de 20 000 kilomètres de côtes, la France est l’un des pays européens les plus menacés par les risques littoraux. Sa façade maritime très urbanisée attire de plus en plus d’habitants et concentre de nombreuses activités qui, comme la pêche ou le tourisme, sont très vulnérables à ce type de catastrophes. Ainsi, cinq millions d’habitants et 850 000 emplois sont exposés au risque de submersion marine et 700 hectares sont situés sous le niveau marin centennal, c’est-à-dire le niveau statistique extrême de pleine mer pour une période de retour de 100 ans) dans les départements littoraux.
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Le trait de côte désigne la frontière entre la terre et la mer. Cette limite se modifie continuellement sous l’action de facteurs naturels tels que les marées, les tempêtes, le dépôt de sédiments, les courants marins et les vagues. En France hexagonale, un quart du littoral est concerné par un recul du trait de côte (soit plus de 5 000 bâtiments menacés d’ici 2050) du fait de l’érosion côtière, aggravée par le changement climatique qui s’accompagne, entre autres, d’une élévation du niveau marin et de la puissance des tempêtes.
Grâce à la télédétection par satellites, notamment Sentinel-2 et Landsat, il est possible d’observer avec précision la position du trait de côte et d’analyser sa dynamique sur le long terme. Ces informations permettent de mieux comprendre les phénomènes d’érosion ou d’accrétion (à rebours du recul du trait de côte, son avancée est due en bonne partie au dépôt sédimentaire et concerne 10 % du littoral français), ainsi que les risques liés à ces évolutions.
En réponse à ces enjeux, un jumeau numérique du trait de côte est en cours de construction à l’échelle de la France. Cet outil permettra de « prendre le pouls » de la zone côtière en fournissant des données actualisées à échelle mensuelle et trimestrielle aux acteurs concernés, des mairies aux ministères, afin de faciliter la prise de décision pour une gestion durable et adaptée du littoral. Par exemple, les principaux leviers d’actions sont la mise en place d’infrastructures de protection potentiellement fondées sur la nature, des opérations d’ensablement ou d’enrochement ainsi que l’évolution des autorisations d’urbanisme pouvant aller jusqu’à la destruction de bâtiments existants.
À lire aussi : Climat : Pourquoi l’ouverture des données scientifiques est cruciale pour nos littoraux
La lagune de Nokoué au Bénin est représentative des systèmes lagunaires d’Afrique de l’Ouest : bordée d’une large population qui avoisine les 1,5 million de personnes, cette lagune constitue une ressource vivrière majeure pour les habitants de la région.
La lagune subit une importante variabilité naturelle, notamment aux échelles saisonnières sous l’influence de la mousson ouest-africaine. Ainsi, les zones périphériques sont inondées annuellement (en fonction de l’intensité des pluies), ce qui cause des dégâts matériels et humains importants. La lagune est aussi le cœur d’un écosystème complexe et fluctuant sous l’effet des variations hydrologiques, hydrobiologiques et hydrochimiques.
Là aussi, le changement climatique, avec la montée des eaux et l’augmentation de l’intensité des évènements hydrométéorologiques, contribue à faire de la lagune de Nokoué une zone particulièrement sensible.
Nous mettons en place un jumeau numérique de la lagune de Nokoué qui permettra de répondre aux besoins des acteurs locaux, par exemple la mairie, afin de lutter contre les inondations côtières en relation avec l’élévation du niveau de la mer, les marées et les événements météorologiques extrêmes.
En particulier, ce jumeau numérique permettra de modéliser la variabilité du niveau d’eau de la lagune en fonction du débit des rivières et de la topographie. Il géolocalisera l’emplacement des zones inondées en fonction du temps dans un contexte de crue — une capacité prédictive à court terme (quelques jours) appelée « what next ? »
Le jumeau numérique sera également en mesure de faire des projections de l’évolution du risque de crue sous l’effet du changement climatique, c’est-à-dire prenant en compte l’élévation du niveau de la mer et l’augmentation de l’intensité des pluies. Cette capacité prédictive sur le long terme, typiquement jusqu’à la fin du siècle, est appelée « what if ? »
Enfin, il permettra de modéliser et d’évaluer la qualité de l’eau de la lagune (par exemple sa salinité ou le temps de résidence de polluants). Par exemple, en période d’étiage, quand l’eau est au plus bas, la lagune étant connectée à l’océan, elle voit sa salinité augmenter de manière importante, bouleversant au passage l’équilibre de cet écosystème. Le riche écosystème actuel est en équilibre avec cette variation saisonnière mais des aménagements (barrages, obstruction du chenal de connexion à l'océan…) pourraient le mettre en péril.
L’élévation du niveau de la mer causée par le changement climatique, combinée aux marées et aux tempêtes, constitue un risque majeur pour les populations côtières à l’échelle mondiale dans les décennies à venir. Ce risque est « évolutif » — c’est-à-dire qu’il dépend de comment le climat évoluera dans le futur, notamment en fonction de notre capacité à atténuer les émissions de gaz à effet de serre.
Il est donc très important d’être capable de modéliser le risque de submersion marine et de projeter ce risque dans le futur en prenant en compte la diversité des scénarios d’évolution climatiques afin de supporter l’action publique au cours du temps, avec différentes stratégies d’adaptation ou d’atténuation : relocalisation de populations, modification du plan local d’urbanisme, création d’infrastructures de protection côtières qu’elles soient artificielles ou bien basées sur la nature.
La modélisation de la submersion marine nécessite une connaissance en 3D sur terre (du sol et du sursol, incluant bâtiments, infrastructures, végétation…), mais aussi – et surtout ! – sous l’eau : la bathymétrie. Si cette dernière est assez bien connue sur le pourtour de la France métropolitaine, où elle est mesurée par le Service hydrographique et océanographique de la marine (Shom), une grande partie des zones côtières en outre-mer est mal ou pas caractérisée.
En effet, le travail et le coût associé aux levés topobathymétriques in situ sont très élevés (supérieur à 1 000 euros par km2). À l’échelle du monde, la situation est encore pire puisque la très grande majorité des côtes n’est pas couverte par des mesures bathymétriques ou topographiques de qualité. Aujourd’hui, plusieurs techniques permettent de déterminer la bathymétrie par satellite en utilisant la couleur de l’eau ou le déplacement des vagues.
En Nouvelle-Calédonie, nous explorons le potentiel des satellites pour alimenter un jumeau numérique permettant de faire des modélisations de submersion marine. Nous nous concentrons dans un premier temps sur la zone de Nouméa, qui concentre la majeure partie de la population et des enjeux à l’échelle de l’île. Une première ébauche de jumeau numérique de submersion marine a ainsi été réalisée par le BRGM. Il permet par exemple d’évaluer la hauteur d’eau atteinte lors d’un évènement d’inondation et les vitesses des courants sur les secteurs inondés.
Dans un deuxième temps, nous étudierons la capacité à transposer notre approche sur une autre partie de l’île, en espérant ouvrir la voie à un passage à l’échelle globale des méthodes mises en place.
Vincent Lonjou a reçu des financements du CNES
Raquel Rodriguez Suquet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.06.2025 à 11:41
Glen Farivar, Lecturer in Power Electronics, The University of Melbourne
Pour désigner l’énergie consommée par un chargeur qui reste branché sans être utilisé, les Québécois ont un joli terme : l’« énergie vampire » ou « énergie fantôme ». Cette énergie est-elle un mythe ? Peut-on laisser les chargeurs branchés ? Y a-t-il d’autres risques – du vieillissement accéléré à la surchauffe, voire au départ de feu ?
Combien de chargeurs possédez-vous ? Nous sommes entourés d’appareils électroniques rechargeables : téléphones mobiles, ordinateurs portables, montres intelligentes, écouteurs, vélos électriques, etc.
Il y a peut-être un chargeur de téléphone branché à côté de votre lit, que vous ne prenez jamais la peine de le débrancher quand vous ne l’utilisez pas. Et un autre, d’ordinateur portable, près de votre bureau ?
Mais est-ce risqué ? Y a-t-il des coûts cachés liés au fait de laisser les chargeurs branchés en permanence ?
Bien sûr, tous les chargeurs sont différents. En fonction de leur application et de la puissance requise, leur structure interne peut varier et être très simple… ou très complexe.
Toutefois, un chargeur classique reçoit le courant alternatif (AC) de la prise murale et le convertit en courant continu (DC) à basse tension, qui est adapté à la batterie de votre appareil.
Pour comprendre la différence entre courant continu et alternatif, il faut considérer le flux d’électrons dans un fil. Dans un circuit à courant continu, les électrons se déplacent dans une seule direction et continuent de tourner dans le circuit. Dans un circuit à courant alternatif, les électrons ne circulent pas et se bougent successivement dans un sens puis dans l’autre.
La raison pour laquelle nous utilisons les deux types de courant remonte à l’époque où les inventeurs Thomas Edison et Nicola Tesla débattaient de savoir quel type de courant deviendrait la norme. In fine, aucun n’a vraiment eu le dessus, et aujourd’hui, nous sommes toujours coincés entre les deux. L’électricité est traditionnellement générée sous forme de courant alternatif (quand on utilise des bobines d’alternateurs), mais les appareils modernes et les batteries requièrent un courant continu. C’est pourquoi presque tous les appareils électriques sont équipés d’un convertisseur AC-DC.
Pour effectuer la conversion du courant alternatif en courant continu, un chargeur a besoin de plusieurs composants électriques : un transformateur, un circuit pour effectuer la conversion proprement dite, des éléments de filtrage pour améliorer la qualité de la tension continue de sortie, et un circuit de contrôle pour la régulation et la protection.
L’« énergie vampire », ou « énergie fantôme » – le terme utilisé par les Québécois pour désigner l’énergie consommée par un chargeur qui reste branché sans être utilisé – est bien réelle.
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Si vous le laissez branché, un chargeur consommera continuellement une petite quantité d’énergie. Une partie de cette énergie est utilisée pour faire fonctionner les circuits de contrôle et de protection, tandis que le reste est perdu sous forme de chaleur.
Si l’on considère un petit chargeur individuel, l’énergie vampire – également connue sous le nom d’énergie de veille – est négligeable. Toutefois, si vous additionnez la consommation des chargeurs de tous les appareils de la maison, le gaspillage d’énergie peut devenir important au fil du temps. De plus, l’énergie de veille n’est pas l’apanage des chargeurs : d’autres appareils électroniques, comme les téléviseurs, consomment également un peu d’énergie lorsqu’ils sont en veille.
Selon le nombre d’appareils laissés branchés, cela peut représenter plusieurs kilowattheures au cours d’une année.
Ceci étant, les chargeurs modernes sont conçus pour minimiser la consommation d’énergie vampire, avec des composants de gestion de l’énergie intelligents, qui les maintiennent en veille jusqu’à ce qu’un appareil externe tente de tirer de l’énergie.
Les chargeurs s’usent au fil du temps lorsqu’ils sont traversés par un courant électrique, en particulier lorsque la tension du réseau électrique dépasse temporairement sa valeur nominale. Le réseau électrique est un environnement chaotique et diverses hausses de tension se produisent de temps à autre.
Exposer un chargeur à ce type d’événements peut raccourcir sa durée de vie. Si ce n’est pas vraiment un problème pour les appareils modernes, grâce aux améliorations sur leur conception et leur contrôle, il est particulièrement préoccupant pour les chargeurs bon marché et non certifiés. Ceux-ci ne présentent souvent pas les niveaux de protection appropriés aux surtensions, et peuvent constituer un risque d’incendie.
Bien que les chargeurs modernes soient généralement très sûrs et qu’ils ne consomment qu’un minimum d’énergie vampire, il n’est pas inutile de les débrancher de toute façon – quand c’est pratique.
En revanche, si un chargeur chauffe plus que d’habitude, fait du bruit, ou est endommagé d’une manière ou d’une autre, il est temps de le remplacer. Et il ne faut surtout pas le laisser branché.
Glen Farivar ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.06.2025 à 11:39
François Gu, Post-doctorant, Massachusetts Institute of Technology (MIT)
Benjamin Guiselin, Maître de conférences en physique, Université de Montpellier
La foule intimide voire terrifie certaines personnes. Ses mouvements peuvent conduire à des drames. C’est pourquoi mieux les comprendre est essentiel. Une nouvelle étude démontre que ces mouvements ne sont pas chaotiques comme on pourrait l’imaginer, mais, au contraire, quasi circulaires et périodiques.
Vous avez déjà vécu l’expérience d’être au milieu d’une foule compacte dans un espace confiné : sur les quais du métro bondés à l’heure de pointe, devant un magasin pour la sortie du dernier livre d’une autrice à succès, ou encore devant la scène lors d’un concert. Au-delà de l’inconfort suscité par les contacts physiques fréquents involontaires avec vos voisins, ces situations semblent incontrôlables et potentiellement dangereuses : on se sent comme contraint de bouger selon un mouvement dicté par l’impatience ou la pression exercée par les autres. Mais quelle est véritablement la nature des mouvements des individus au sein d’une foule dense ? Et peut-on en comprendre l’origine, notamment afin d’anticiper des drames ?
Si l’on se fie à notre intuition, ces mouvements semblent aléatoires et imprévisibles. Pourtant, notre étude, menée au sein de l’équipe de Denis Bartolo, professeur à l’ENS Lyon, et récemment publiée dans la revue Nature, révèle un phénomène contre-intuitif : au lieu d’un chaos désordonné, la foule bouge collectivement selon un mouvement régulier et spontané. Au-delà d’une densité critique de quatre personnes par mètre carré (imaginez-vous à quatre personnes dans une cabine de douche !), et sans consigne extérieure, la foule adopte spontanément un mouvement quasi circulaire et périodique.
Notre premier défi, pour caractériser la dynamique des foules denses, était de taille : réaliser des expériences pour filmer, avec un bon angle de vue, la dynamique de centaines d’individus, tout en évitant les accidents. Il était donc évident qu’on ne pouvait pas faire cela dans notre laboratoire. L’opportunité idéale s’est présentée, quand Iker Zuriguel, professeur à l’Université de Navarre, nous a parlé des fêtes de San Fermín en Espagne. Chaque année, le 6 juillet, environ 5 000 personnes se rassemblent Plaza Consistorial, à Pampelune, pour la cérémonie du « Chupinazo », qui marque le début d’une semaine de fêtes. La densité atteint environ 6 personnes par mètre carré !
Cette place, qui mesure 50 mètres de long par 20 mètres de large, est délimitée par des immeubles de plusieurs étages, dont les balcons donnent une vue imprenable sur ce qui se passe sur la place. Nous avons filmé lors de quatre éditions avec huit caméras placées sur deux balcons les mouvements de la foule avec une très bonne résolution. Nous avons ainsi collecté un jeu de données unique au monde pour l’étude des foules denses.
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Grâce à une technique utilisée, par exemple en aérodynamique, nous avons pu cartographier les vitesses de déplacement dans la foule, comme on suit des courants d’air autour d’un avion. Nous en avons extrait que tous les individus dans un rayon d’environ 10 mètres se déplaçaient dans la même direction.
Lors du « Chupinazo », la densité de personnes est très importante, de l’ordre de six personnes par mètre carré : il faut donc imaginer environ 500 personnes entraînées ensemble de façon spontanée, ce qui représente une masse de plusieurs dizaines de tonnes en mouvement.
Nous avons également montré que la direction du mouvement de cette masse tournait progressivement, avant de revenir à son point de départ, toutes les 18 secondes. Autrement dit, les individus ne se déplacent pas de manière chaotique, mais suivent des trajectoires quasi circulaires et périodiques.
Ce mouvement lent s’explique par le fait que ce ne sont pas des individus isolés qui bougent, mais plusieurs centaines, entraînés les uns avec les autres.
Enfin, nous avons observé que les mouvements circulaires oscillants de la foule se font autant dans le sens des aiguilles d’une montre que dans le sens inverse, alors même que la majorité des êtres humains sont droitiers ou qu’ils ont tendance à s’éviter par la droite dans les pays occidentaux. Les facteurs cognitifs et biologiques ne sont donc plus pertinents pour expliquer le déplacement des masses d’individus dans les foules denses qui sont entraînées dans des mouvements à très grande échelle.
Pour modéliser mathématiquement la dynamique d’une foule, constituée d’un ensemble de piétons, il apparaît naturel de considérer les individus comme des particules en interaction.
Prenez un piéton au sein de cette foule. Il subit des forces qui le mettent en mouvement. Ces forces peuvent avoir une origine physique – comme des forces de contact avec un mur ou un autre piéton – ou une origine cognitive – comme lorsqu’on cherche à éviter un autre piéton. Malheureusement, la modélisation mathématique de ces forces repose sur de nombreuses hypothèses invérifiables sur le comportement des individus, ce qui rend cette approche irréalisable.
Il n’est en réalité pas nécessaire de décrire la dynamique de chaque individu pour prédire la dynamique de la foule. Prenez l’écoulement de l’eau dans un tuyau : les lois de la physique permettent de prédire l’écoulement de l’eau, alors même que déterminer la force subie par une seule molécule d’eau dans cet écoulement s’avère impossible.
Nous avons donc déterminé l’équation qui décrirait le mouvement d’une masse d’individus entraînés tous ensemble, sans déterminer les lois qui régissent le mouvement d’un seul piéton. Notre démarche n’utilise que des principes fondamentaux de la physique (conservation de la masse, conservation de la quantité de mouvement) et ne fait aucune hypothèse comportementale sur le mouvement des individus. Elle nous a permis de construire un modèle mathématique dont la résolution a montré un excellent accord avec les observations expérimentales.
Nous avons également analysé des vidéos issues des caméras de surveillance de la Love Parade de 2010 à Duisbourg, en Allemagne. Bien que cette foule soit très différente de celle du « Chupinazo », nous y avons observé les mêmes oscillations collectives. Cela suggère que ce comportement de masse est universel, indépendamment du type d’événement ou du profil des participants.
Comme nous l’avons souligné précédemment, ces oscillations peuvent mettre en mouvement plusieurs dizaines de tonnes. Nous pensons qu’un tel déplacement non contrôlé de masse peut devenir dangereux. Lors du « Chupinazo », aucun accident n’a jamais été signalé, sans doute parce que l’événement est court (une à deux heures) et que les participants y viennent de leur plein gré, avec une certaine conscience des risques. Ce n’était pas le cas lors de la Love Parade de 2010, où un accident a causé des dizaines de morts et des centaines de blessés. Juste avant que l’accident ne se produise, nous avons détecté ces oscillations.
Cette détection peut se faire en temps réel, à partir d’une analyse directe et simple des caméras de vidéosurveillance. Et puisque cette dynamique est universelle, la même méthode pourrait être appliquée à d’autres foules. Ainsi, nos découvertes pourraient, dans le futur, inspirer le développement d’outils de détection et de prévention d’accidents de masse.
Ce travail a été soutenu par le Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne (convention de subvention numéro 101019141) (D.B.) et par la subvention numéro PID2020-114839GB-I00 soutenue par MCIN/AEI/10.13039/501100011033 (I.Z.).
Benjamin Guiselin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.