02.04.2025 à 12:23
Julien Serres, Professeur des Universités en biorobotique, Aix-Marseille Université (AMU)
Nul besoin de connexion satellite pour que les abeilles et les fourmis retrouvent le chemin de leurs foyers. Leurs stratégies reposent sur des perceptions de l’environnement bien différentes de la nôtre, que décortiquent certains roboticiens… pour mieux les imiter.
Les insectes navigateurs possèdent de minuscules cervelles, de seulement un millimètre cube et pourtant… n’y aurait-il pas plus d’intelligence chez eux que ce que l’on imagine ?
Dans une certaine mesure, ces petits animaux sont plus performants en matière d’orientation spatiale que votre application mobile de navigation favorite et que les robots taxis américains… Ils n’ont pas besoin de se connecter à Internet pour retrouver leur foyer et consomment une quantité d’énergie absolument minuscule par rapport au supercalculateur dédié à la conduite autonome de Tesla.
Le biomimétisme consiste à puiser dans les multiples sources d’inspiration que nous offre la nature, qu’il s’agisse des formes — comme le design du nez du train Shinkansen 500, inspiré du bec du martin-pêcheur ; des matériaux — comme les écrans solaires anti-UV basés sur les algues rouges ; ou bien encore des synergies et des écosystèmes durables — comme la myrmécochorie qui utilise les fourmis pour accélérer la dispersion des graines et réparer plus vite les écosystèmes.
En effet, les solutions sélectionnées dans la nature se sont perfectionnées au long de l’évolution. Les yeux des insectes et leur traitement des images en sont un exemple frappant. Leur étude a donné naissance à de nouvelles caméras bio-inspirées dites « événementielles » ultrarapides. Les pixels de ses caméras sont lus et traités uniquement lorsqu’un changement de luminosité est détecté par un pixel et l’information est codée par des impulsions de très courte durée réduisant de facto la consommation énergétique et les temps de calcul. Ces petits animaux représentent alors une véritable banque de solutions pour les roboticiens, pour résoudre certains problèmes auxquels nous sommes confrontés.
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La biorobotique a ainsi pour finalité de comprendre le comportement animal au moyen de robots mobiles imitant soit leur système perceptif, soit leur mode de locomotion, ou bien encore le couplage entre ces deux systèmes.
Les résultats obtenus sont parfois contre-intuitifs pour les roboticiens et les roboticiennes. La biorobotique propose d’explorer la navigation autonome « déconnectée » ou « en mode avion », exploitant uniquement la lumière réfléchie par l’environnent ou diffusée par le ciel comme le font les insectes navigateurs pour trouver leur cap de manière optique ou bien les oiseaux pour se géolocaliser visuellement. Nous espérons que ces recherches permettront aux véhicules intelligents d’atteindre le même niveau d’agilité et de résilience que les insectes ou oiseaux navigateurs, abeilles mellifères et fourmis du désert en tête.
De façon surprenante, les insectes navigateurs possèdent une acuité visuelle plutôt mauvaise. Ainsi, les fourmis navigatrices possèdent une vision 300 fois moins précise que celle des humains en termes d’« acuité fovéale », qui est la capacité à discerner un petit objet à grande distance. De leur côté, les abeilles mellifères possèdent une vision 100 fois moins précise que les humains, mais elles réalisent pourtant quotidiennement des trajets de plusieurs kilomètres par jour, jusqu’à 13 kilomètres de la ruche… alors qu’elles ne mesurent que treize millimètres.
Cette distance représente un million de fois leur longueur de corps. C’est comme si un humain voyageait 1 000 kilomètres et était capable de retrouver son foyer sans demander d’aide à son téléphone. Il est tout à fait stupéfiant qu’un aussi petit animal soit capable de localiser sa ruche et de retrouver sa colonie à chaque sortie — avec seulement un million de neurones et 48 000 photorécepteurs par œil (contre 127 millions pour l’œil humain).
Le secret de ces insectes est l’« odométrie visuelle », c’est-à-dire l’aptitude à mesurer les distances en voyant le sol défiler entre les différents points de sa route aérienne, entre autres, mais aussi la reconnaissance de route par familiarité visuelle à très basse résolution et la vision de la polarisation du ciel pour trouver le cap à suivre.
Pour imiter l’œil des insectes, nous avons développé en 2013 le premier capteur visuel miniature (1,75 gramme) de type œil composé de 630 petits yeux élémentaires, appelé CurvACE.
Ce capteur, aux performances toujours inégalées à ce jour, est capable de mesurer des vitesses de défilement de contrastes visuels, que ce soit par un clair de lune ou une journée très ensoleillée. L’avantage majeur de cet œil composé est son large champ visuel panoramique horizontal de 180° et vertical de 60° pour une taille de seulement 15 millimètres de diamètre et une consommation de quelques milliwatts. Même si les récepteurs GPS consomment autant que le capteur CurvACE, les calculs effectués pour déterminer votre position à partir des signaux satellitaires sont extrêmement coûteux. C’est pour cela que la navigation sur smartphone est très consommatrice d’énergie. À cela, il faut ajouter le coût énergétique et écologique de l’entretien des constellations de satellites.
Puis, nous avons équipé un drone miniature de 80 grammes d’une paire de capteurs CurvACE, grâce auxquels il peut suivre un relief accidenté. Ce type de capteur pesant seulement quelques milligrammes pourrait équiper les drones de demain.
Les fourmis du désert Cataglyphis, que l’on retrouve principalement en milieux désertiques et sur le pourtour méditerranéen, sont capables de parcourir jusqu’à un kilomètre pour trouver leur nourriture, puis de rentrer au nid en moins de trente minutes, sur un sol pouvant atteindre plus de 50 °C. Pour cela, la fourmi compte ses pas, exploite l’« odométrie visuelle », et trouve son cap en observant la lumière diffusée par le ciel.
Notre robot fourmi AntBot est équipé de capteurs visuels inspirés des fourmis. Le premier est une boussole optique constituée de deux photorécepteurs sensibles au rayonnement ultraviolet et surmontés de filtres polarisants. En faisant tourner ces filtres, il est possible de scanner le ciel pour trouver l’axe de symétrie de motif de polarisation du ciel représentant une direction à suivre, puis de déterminer le cap du robot avec une précision inférieure à 0,5° représentant la taille optique de la lune ou du soleil dans le ciel.
Le second capteur est une rétine artificielle composée de 12 photorécepteurs, dénommé M2APix, qui s’adaptent aux changements de luminosité comme l’œil composé artificiel CurvACE. La distance est alors calculée en combinant le comptage de pas et le défilement optique, comme le font les fourmis du désert.
Testé sous diverses couvertures nuageuses, le robot AntBot s’est repositionné de façon autonome avec une erreur de sept centimètres, soit une valeur presque 100 fois plus faible que celle d’un dispositif de géolocalisation après un trajet de quinze mètres. Ce mode de navigation pourrait être intégré aux véhicules autonomes et intelligents afin de fiabiliser les systèmes de navigation autonomes par la combinaison de différentes façons de mesurer sa position.
En effet, les signaux de géolocalisation sont actuellement émis par des satellites au moyen d’ondes électromagnétiques de fréquences allant de 1,1 GHz à 2,5 GHz, très voisine de celles de la téléphonie mobile et peuvent être brouillés ou usurpés par un émetteur terrestre émettant un signal identique à celui d’un satellite. Bénéficier d’un dispositif capable de se localiser de façon autonome, sans se connecter à une entité extérieure, permettra de fiabiliser les véhicules autonomes sans pour autant consommer plus d’énergie et de ressources pour les faire fonctionner.
Julien Serres a reçu des financements de la part de l'Agence de l'Innovation Défense (AID), du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), d'Aix Marseille Université (amU), de la Fondation Amidex, de la Région Sud (Provence-Alpes-Côte d'Azur), et de la Société d'Accélération du Transfert de Technologies Sud-Est (SATT Sud-Est).
02.04.2025 à 12:22
Laurent Vercueil, Neurologue hospitalier - CHU Grenoble Alpes (CHUGA) ; Laboratoire de Psychologie & Neurocognition. Equipe VISEMO. Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)
Connaissez-vous le « shifting » ? Cette pratique consiste à basculer de la réalité vers une expérience imaginaire de façon volontaire. Certains « shifteurs » racontent qu’ils sont capables de se projeter dans le monde de Harry Potter et de ressentir des sensations visuelles ou sonores.
Le confinement lors de la pandémie de Covid-19 a eu des effets significatifs sur l’activité humaine, à l’échelle de la société, bien sûr, mais également sur le plan individuel. Par exemple, une étude canadienne récente a montré que la consommation d’alcool avait augmenté pendant cette période, ce qui peut être le témoignage d’une tendance à fuir une réalité morose, privée des activités mobilisant habituellement l’intérêt. La difficulté à faire face à une réalité non souhaitée peut aussi venir expliquer l’observation d’une augmentation d’une pratique appelée « shifting » qui s’est propagée par les réseaux sociaux particulièrement au sein de la population adolescente.
Sous ce terme, on trouve une pratique qui peut se définir comme un désengagement de la réalité présente pour investir une réalité fantasmatique, souvent inspirée de la culture populaire, dans laquelle le sujet vit une expérience immersive gratifiante. Ainsi, une jeune fille se décrit basculant dans un monde inspiré de celui de Harry Potter, au sein duquel elle évolue en interagissant avec ses héros préférés. Il s’agit d’un voyage imaginaire, plus ou moins sous contrôle, interrompu par le retour à la réalité.
L’aspect « technique », qui donne son nom à cette pratique (« shifting » signifie « déplacement », « changement »), consiste dans l’aptitude à basculer de la réalité vers cette expérience imaginaire de façon volontaire. Un autre aspect souligné par les pratiquants est l’adhésion puissante à cette réalité « désirée », qui nécessite de suspendre l’incrédulité usuelle, pour apprécier pleinement le contenu de l’imagerie visuelle et sonore constituant l’expérience. C’est précisément cette adhésion et la suspension de l’incrédulité qui semblent susciter l’inquiétude de l’entourage ou des professionnels de santé, en ce qu’elles pourraient menacer l’adaptation du sujet à la réalité « vraie ».
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Ce que les pratiquants du shifting décrivent s’apparente à une forme de voyage mental sous contrôle.
Le voyage mental repose sur le désengagement de la situation présente pour générer une représentation mentale spécifique : par exemple, l’évocation d’un souvenir personnel repose sur l’activation d’une scène tirée du passé, qui est « rejouée » mentalement. Le voyage mental peut aussi être involontaire, avec l’irruption de souvenirs autobiographiques, ou de scènes fantaisistes, sans lien avec la réalité. Néanmoins, il demande toujours au sujet de se désengager de l’activité en cours, qui doit être suspendue, sauf s’il s’agit d’une activité routinière, de faible exigence, comme la marche, le tricot ou toute activité répétitive monotone, qui pourrait même favoriser le voyage.
Nous avons récemment publié un article de synthèse sur le voyage mental. Des travaux expérimentaux récents ont permis de mieux comprendre, chez l’animal, comment fonctionnait cette aptitude, qui n’est donc aucunement l’apanage de l’être humain, qui permet de se désengager du présent pour voyager mentalement dans l’espace et dans le temps.
Dans cet article, nous ne traiterons pas la question du « pourquoi » les adeptes du shifting font ce qu’ils font. Les neurosciences portent davantage sur le « comment », à la recherche des corrélats neuronaux des expériences subjectives.
Ainsi, nos activités mentales (et les comportements efférents) peuvent être classées en trois grands modes, entre lesquels nous naviguons en fonction des contextes :
d’abord, le mode « exploitation », qui consiste à remplir les tâches dictées par l’environnement, sous la forme d’un certain asservissement du cerveau à ses routines,
ensuite, le mode « exploration », lorsque nous sommes confrontés à un contexte nouveau qui nous contraint à développer des stratégies originales au résultat incertain,
enfin, le mode « désengagé », où l’absence de contrainte environnementale nous rend susceptibles de nous livrer à une activité autonome, de « vagabondage mental » (le fameux voyage) qui consiste à tripoter des idées, ressasser le passé, envisager l’avenir, etc.
Depuis les travaux pionniers du neurologue Marcus Raichle, nous savons que ce troisième mode, considéré comme un mode « par défaut », dans lequel le sujet bascule lorsqu’il n’a rien à faire (ni exploiter ni explorer), repose sur un réseau cérébral impliquant les territoires frontaux et pariétaux.
Or, le shifting repose sur un désengagement du réel, et la réalisation d’un voyage mental « contrôlé », où le sujet maîtrise, en partie au moins, le cours de son imagerie mentale.
Une étude expérimentale menée chez le rat, publiée en 2023 dans la revue Science, montre que le voyage mental peut être suivi littéralement à la trace chez l’animal.
Dans cette expérience, le rat est placé sur une sphère mobile sur laquelle il se déplace dans toutes les directions. Ces déplacements sont reportés dans un environnement virtuel qui lui est présenté sur un écran placé devant lui, de sorte qu’il peut se promener à son gré dans un labyrinthe numérique, à la recherche d’une récompense délivrée lorsqu’il atteint son but.
Ce faisant, les activités des neurones de l’hippocampe, appelés « place cells » (« cellules de lieu ») parce qu’ils codent la situation de l’animal dans l’espace, sont enregistrées afin de constituer une cartographie neuronale de ses déplacements. À l’aide de ces enregistrements, et à force de répétitions des essais, les chercheurs peuvent identifier l’endroit où se trouve l’animal dans le labyrinthe.
Et c’est là que la prouesse expérimentale réside : les chercheurs débranchent la connexion de la molette de déplacement à l’environnement virtuel et connectent, à la place, l’activité des neurones hippocampiques. Ainsi, le labyrinthe dans lequel le rat se déplace n’est plus liée à ses déplacements effectifs mais au plan cérébral qu’il est en train de suivre ! Et ça marche : le rat parvient à sa destination (virtuelle) et reçoit sa récompense (réelle). En somme, il ne se déplace que « dans sa tête », et non pas dans un environnement. Il réalise parfaitement un voyage mental.
Une autre expérimentation, plus récente encore, menée chez l’animal, a permis de cibler le commutateur qui permet de basculer d’une tâche vers un désengagement de l’environnement. Des souris dont les différentes populations de neurones du noyau du raphé médian, dans le tronc cérébral, sont influencées par le dispositif expérimental peuvent basculer d’un mode à l’autre sous l’effet de l’une des trois populations (neurones à GABA, glutamate et sérotonine), correspondant aux trois catégories décrites plus haut : exploitation, exploration et désengagement.
Ainsi, la suppression de l’activité des neurones sérotoninergiques du noyau du raphé médian permet le désengagement. L’activation ou l’inhibition de l’une des trois populations de neurones permet de basculer d’un mode à l’autre. Le shifting exploite probablement ces propriétés spécifiques, tout en développant une certaine expertise du désengagement, lorsque, tout au moins, le contexte le permet.
Mais pratiquer le voyage mental et désengager facilement ne doit pas suffire à faire l’expérience d’un shifting satisfaisant, il faut aussi, et c’est sans doute le point le plus critique, parvenir à suspendre son incrédulité. Celle-ci agit comme une sorte de « filtre de réalité », consistant à détecter les irrégularités de notre expérience mentale pour distinguer ce qui relève de la perception de ce qui appartient à notre propre fantaisie.
Nous pouvons tous imaginer des éléphants roses et les classer correctement dans les produits de cette imagination. Durant le sommeil, les structures qui assurent ce discernement entre fantaisie et réalité (le cortex orbitofrontal et le gyrus cingulaire antérieur) ont une activité qui est suffisamment inactivée pour que nous puissions adhérer au contenu de nos rêves, en dépit de leur caractère fantastique.
Au cours de l’hypnose, ces processus de critique de la réalité sont également mis au repos, de sorte que nous pouvons adhérer à des représentations erronées (par exemple, mon bras est paralysé). Il est vraisemblable qu’un tel processus, comme le suggèrent les méthodes proposées pour faciliter le shifting, et qui sont évocatrices d’une forme d’autohypnose, soit à l’œuvre pour que le sujet adhère au contenu de son voyage.
La pratique du « shifting » consiste donc à exploiter une propriété générale, propre à l’humain et à de nombreux animaux probablement, qui est de pouvoir s’abstraire du réel pour se projeter dans un monde imaginaire, réalisant un voyage mental. Nous commençons à connaître les opérateurs cérébraux de cette expérience, mais son contenu subjectif reste hors de portée : c’est bien ce qui fait toute sa magie.
Laurent Vercueil ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.