03.08.2025 à 18:19
Brice Trémeac, Professeur et directeur du Laboratoire du froid et des systèmes énergétiques et thermiques, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Dans un contexte de réchauffement climatique accéléré, la climatisation apparaît comme une réponse évidente à la multiplication des épisodes de chaleur extrême. Pourtant, généraliser la climatisation dite « de confort » – c’est-à-dire en dehors des cas de besoin médical ou professionnel strict – n’est ni pertinente d’un point de vue environnemental ni tenable sur les plans économique et social. Car rafraîchir nos intérieurs à coups de kilowatt-heures, c’est souvent aggraver la chaleur à l’extérieur du local ou bâtiment climatisé, et creuser encore davantage les inégalités entre ceux qui peuvent se payer la fraîcheur et les autres.
L’été 2024 a battu de nouveaux records, et notamment de températures. Selon Santé publique France, 3 700 décès ont été liés à la chaleur, et plus de 17 000 passages aux urgences enregistrés. Alors que les canicules deviennent plus fréquentes, la question de la climatisation revient avec insistance dans le débat public. Faut-il équiper systématiquement nos logements, écoles, bureaux ? Pour beaucoup, la climatisation semble une solution simple et immédiate. Mais elle soulève de sérieux enjeux.
De fait, la climatisation est parfois indispensable. Pour les publics vulnérables (personnes âgées, jeunes enfants, personnes malades) ou pour certains métiers exposés (travailleurs du bâtiment, métiers en environnement confiné ou bruyant, opérateurs manipulant des machines dégageant de la chaleur), elle peut littéralement sauver des vies. On peut également citer la climatisation nécessaire pour les data centers ou dans les musées afin de préserver les œuvres. Mais pour le reste de la population, on parle de « climatisation de confort », dont la pertinence mérite d’être interrogée.
Si la recherche avance sur des innovations technologiques vers des systèmes moins énergivores et plus efficaces, ils ne pourront remplacer une réflexion globale sur notre rapport au confort thermique. La climatisation peut être un outil utile, parfois vital. Mais elle ne doit pas devenir une fuite en avant.
À l’heure du changement climatique, la question n’est pas de bannir la climatisation, mais de repenser nos façons de vivre et nos actions afin qu’elles restent soutenables, équitables et vraiment efficaces.
D’abord sur le plan énergétique. D’après l’Agence de la transition écologique (Ademe), un logement équipé d’une climatisation consomme en moyenne 304 kilowatts-heures par an pour la climatisation, une valeur qui grimpe à 482 kilowatts-heures dans le sud-est de la France. L’impact carbone reste limité grâce au mix électrique français majoritairement bas carbone, mais la facture, elle, est bien réelle : selon EDF, une climatisation peut augmenter de 15 % la consommation d’électricité d’un foyer en été, soit de 76 à 120 euros par an au tarif réglementé.
Ensuite, la généralisation de la climatisation creuse des inégalités sociales. La précarité énergétique d’été est de plus en plus présente en France. Dans de nombreux quartiers populaires, où les logements sont mal isolés, la climatisation est soit absente, soit assurée par des équipements peu performants, souvent bon marché et énergivores (les climatisations mobiles achetées dans un supermarché, par exemple).
Autrement dit, climatiser une « bouilloire thermique » mal conçue revient parfois à climatiser… l’extérieur. Le service rendu est faible, mais la facture salée.
Et pendant ce temps, les rejets de chaleur de ces appareils contribuent à accentuer la température extérieure, aggravant l’îlot de chaleur dans le cas des villes, notamment.
C’est l’un des paradoxes de la climatisation : comme un réfrigérateur, elle rafraîchit d’un côté mais rejette de la chaleur de l’autre. Plus on climatise, plus on chauffe ailleurs : la chaleur rejetée égale à l’énergie pour refroidir additionnée à l’énergie électrique consommée. À Paris, une étude menée par Météo France et le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) dans le cadre du projet Clim2 a montré que les rejets de chaleur des climatiseurs pouvaient faire grimper la température de plusieurs degrés à deux mètres du sol.
Alors, faut-il renoncer à la fraîcheur ? Pas nécessairement. Des alternatives existent et peuvent répondre efficacement aux besoins de confort thermique, tout en étant bien moins énergivores.
Le programme Climeco, porté par l’Association française du froid (AFF), a ainsi publié un guide d’« écogestes » pour limiter le recours à la climatisation, initialement destiné aux territoires ultramarins, mais parfaitement transposable à d’autres territoires.
Parmi ces gestes simples : limiter les apports de chaleur (en fermant les volets, en réduisant l’usage d’appareils électriques), ne pas régler la température de la climatisation trop bas, choisir un équipement adapté à ses besoins, ou encore entretenir régulièrement son appareil. Mais l’un des conseils les plus efficaces reste : rafraîchir sans climatiser.
Cela passe par des solutions dites passives, comme la ventilation naturelle. Ouvrir les fenêtres la nuit ou tôt le matin, lorsque l’air extérieur est plus frais, permet d’abaisser significativement la température intérieure. Certes, cette stratégie se heurte parfois à un sentiment d’insécurité ou à des contraintes d’environnement sonore, en particulier dans les logements en rez-de-chaussée ou en zone dense.
Côté solutions actives, les ventilateurs ont largement fait leurs preuves. Contrairement à la climatisation, ils ne refroidissent pas l’air, mais créent un courant d’air qui favorise l’évaporation de la sueur, renforçant la sensation de fraîcheur. Certains modèles sont équipés de brumisateurs ou d’humidificateurs, efficaces surtout dans les climats secs.
Les ventilateurs de plafond, ou brasseurs d’air en plafonnier se révèlent particulièrement performants : silencieux, peu gourmands en énergie, ils assurent un brassage homogène de l’air, même à basse vitesse, et sont bien adaptés à un usage nocturne.
Ces équipements, bien choisis et bien utilisés, constituent une alternative crédible et accessible à la climatisation de confort dans une réflexion plus large, qui inclue végétalisation, isolation, protections solaires et optimisation de l’aération : une approche plus systémique que la seule réponse technologique, quand cela est possible.
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Trop souvent, les appareils de climatisation sont surdimensionnés, mal installés ou mal entretenus. Le rôle du professionnel est de dimensionner correctement le système en fonction des besoins réels (on ne choisit pas une voiture de course pour aller chercher son pain !), d’optimiser l’installation, et de garantir un fonctionnement efficace dans le temps.
La recherche, de son côté, avance sur plusieurs fronts.
Les industriels et laboratoires travaillent sur des fluides frigorigènes alternatifs ayant un faible pouvoir de réchauffement global (abrégé PRG, c’est un indicateur qui permet de comparer l’impact du réchauffement climatique d’un gaz à effet de serre à une référence, le CO2, sur cent ans), pour remplacer les fluides actuels aujourd’hui très encadrés par la réglementation européenne F-Gas.
On développe aussi des systèmes hybrides, combinant climatisation et récupération de chaleur au niveau du condenseur (l’équivalent de la façade arrière d’un réfrigérateur ménager) pour des applications de réseaux thermiques, par exemple, ou des dispositifs de rafraîchissement par évaporation, moins énergivores.
D’autres axes visent à augmenter l’efficacité énergétique des machines de climatisation – en améliorant les échangeurs thermiques, les compresseurs ou la régulation intelligente – afin de produire plus de froid pour une même quantité d’électricité.
Les projets Analyse de méthodes asymptotiques robustes pour la simulation numérique en mécanique (ARAMIS) et Évaporateur compact pour systèmes à sorption (Ecoss) sont soutenus par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Brice Trémeac est membre et administrateur de l'association française du froid industriel (Aff) et est membre de l'Institut international du froid (IIF). Il a reçu des financements de l'ANR (ANR-12-BS01-0021, ANR-11-SEED-0007), de l'Ademe, France2030 ainsi que différentes entreprises privées dans le cadre de projets de recherche.
31.07.2025 à 14:49
Yann Chevolot, Chercheur chimie et nanotechnologies pour la santé et environnement, Centrale Lyon
Didier Léonard, Professeur de Chimie des Matériaux, Université Claude Bernard Lyon 1
Isabelle Servin, Ingénieur chercheur en microélectronique / éco-innovation, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
Jean-Louis Leclercq, Chercheur CNRS Hors Classe - Micro nanotechnologies, Centrale Lyon
Olivier Soppera, Directeur de recherche CNRS, photochimie et photophysique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Stéphane Trombotto, Maitre de conférences, chimiste organicien et polymériste, spécialiste du chitosane, Université Claude Bernard Lyon 1
Avec l’explosion du numérique, des objets connectés et de l’intelligence artificielle, la production de composants électroniques poursuit sa croissance. La fabrication de ces composants recourt à des techniques de fabrication complexes qui ont pour objet de sculpter la matière à l’échelle de quelques micromètres à quelques nanomètres, soit environ l’équivalent du centième au millième du diamètre d’un cheveu.
L’impact environnemental de ces procédés de fabrication est aujourd’hui estimé entre 360 et 600 mégatonnes équivalent CO2 par an dans le monde. Les chercheurs visent à réduire cet impact en s’attaquant aux différentes étapes de fabrication des produits électroniques.
Les procédés de fabrication en microélectronique requièrent l’emploi de matériaux et solvants pétrosourcés – c’est-à-dire issus de ressources fossiles comme le pétrole. Et certains de ces matériaux comportent des composés chimiques classés comme mutagènes, cancérigènes ou reprotoxiques. Pour des raisons économiques, réglementaires, écologiques et de sécurité, les acteurs du domaine soulignent leur volonté d’accentuer le développement de procédés plus respectueux de l’environnement et moins toxiques. De plus, les projections sur la raréfaction du pétrole imposent d’explorer des matériaux alternatifs aux matériaux pétrosourcés – un domaine que l’on appelle la « chimie verte ».
Dans ce contexte, différents matériaux biosourcés (à savoir, des matériaux issus partiellement ou totalement de la biomasse) et hydrosolubles sont étudiés comme une alternative aux matériaux pétrosourcés. Par exemple, la protéine de la soie ou les protéines du blanc d’œuf, deux matériaux appartenant à la famille des polymères (matériaux constitués de molécules de tailles importantes, aussi appelées « macromolécules ») ont été proposés comme résine de lithographie. Cependant, ces polymères biosourcés possèdent des limitations pratiques par exemple être en compétition avec l’alimentation humaine pour ce qui concerne le blanc d’œuf.
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Dans nos travaux, nous explorons le potentiel du chitosane, un matériau polymère naturel produit aujourd’hui à l’échelle industrielle à partir de la chitine, que l’on extrait principalement de déchets agroalimentaires, comme les carapaces de crevettes et de crabes, les endosquelettes de seiches et de calmars, et certains champignons.
Nous avons montré que le chitosane est compatible avec une ligne de production pilote semi-industrielle de microélectronique. L’analyse du cycle de vie du procédé que nous proposons montre une réduction potentielle de 50 % de l’impact environnemental par rapport aux résines conventionnelles lors de la réalisation d’étapes de lithographie-gravure similaires.
Par exemple, aujourd’hui, la fabrication d’un transistor nécessite plusieurs centaines d’étapes (entre 300 et 1 000 par puce suivant la nature du composant).
Parmi ces étapes, les étapes de lithographie permettent de dessiner les motifs des composants à l’échelle micro et nanométrique. Ce sont celles qui nécessitent le plus de produits chimiques actuellement pétrosourcés et pour certains toxiques.
La lithographie consiste à recouvrir la plaque de silicium avec une couche de résine sensible à la lumière ou à un faisceau d’électrons – comme une pellicule photographique – de manière à y inscrire des motifs de quelques micromètres à quelques nanomètres par interaction localisée du faisceau avec la matière. En optique, plusieurs longueurs d’onde sont utilisées selon la taille des motifs souhaités.
Plus la longueur d’onde est petite, plus la taille des motifs inscriptibles est petite, et on peut aujourd’hui atteindre des résolutions de moins de 5 nanomètres avec une lumière de longueur d’onde de 13,5 nanomètres, afin de répondre à la demande de miniaturisation des composants électroniques, correspondant à la loi de Moore. Celle-ci stipule que le nombre de transistors sur un circuit intégré double environ tous les deux ans, entraînant une augmentation exponentielle des performances des microprocesseurs tout en réduisant leur coût unitaire.
In fine, lors de l’étape de développement – encore une fois comme un terme emprunté à la photographie argentique, c’est la différence de solubilité entre les zones de la résine qui ont été exposées ou non à l’irradiation ultraviolette ou d’électrons qui permet de créer des ouvertures de géométrie définie à travers la résine de chitosane. Là où la résine disparaît, on accède au substrat de silicium (ou autre couche/matériau sous-jacente). On peut ainsi le graver ou y déposer d’autres matériaux (métaux, diélectriques et semiconducteurs), la résine restante jouant alors le rôle de masque de protection temporaire pour les zones non traitées.
Comme mentionné précédemment, le chitosane est produit à partir de la chitine, le deuxième polymère naturel le plus abondant sur Terre (après la cellulose), mais il peut aussi être produit par des procédés de biotechnologies. En plus d’être un matériau renouvelable, il est biocompatible, non écotoxique, biodégradable et soluble en milieu aqueux légèrement acide.
Au milieu de tous ces avantages, son grand intérêt pour la micro- et la nanofabrication est qu’il peut former des films minces, c’est-à-dire des couches de très faibles épaisseurs. Le chitosane peut donc être facilement étalé sur le substrat en silicium pour remplacer la résine pétrosourcée.
Dans le cadre de plusieurs projets de recherche, nous avons démontré que le chitosane était compatible avec toute la gamme des techniques de lithographie : lithographie électronique, optique (193 nanomètres et 248 nanomètres) et même en nanoimpression. Cette dernière technique consiste à presser directement le film de chitosane avec un tampon chauffé possédant des motifs de tailles submicrométriques.
Nous avons mis en évidence que, sous une exposition à des faisceaux d’électrons ou de lumière, une réduction de la longueur des macromolécules du chitosane se produit du fait de la rupture de certaines liaisons chimiques, selon un processus de « dépolymérisation partielle ».
Ceci a pour conséquence de rendre la zone irradiée de la résine soluble dans l’eau pure alors que les zones non touchées par le faisceau restent insolubles.
Au final, les performances de la résine en chitosane sont proches des résines commerciales en conditions environnementales contrôlées (salles blanches de microélectronique), et ce, d’autant mieux sous atmosphère à faible teneur en dioxygène et/ou à faible taux d’humidité relative, des conditions qui peuvent être contrôlées en salle blanche.
Les motifs ont été transférés avec succès par gravure dans la silice et le silicium pour atteindre des motifs de moins de 50 nanomètres en écriture électronique.
L’amélioration de la résolution constitue un axe de recherche en cours dans notre consortium pour atteindre les standards des résines de référence d’autant plus que l’industrie est en quête de solutions alternatives aux résines classiques pour répondre aux enjeux environnementaux, économiques et technologiques actuels. Les résines biosourcées peuvent être une réelle alternative à partir du moment où elles permettront d’atteindre les résolutions obtenues par les résines classiques, à savoir quelques nanomètres.
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L’expertise que nous avons construite au cours des années, dans le cadre notamment du projet ANR Lithogreen, a permis à notre consortium de laboratoires français d’intégrer le projet européen Horizon Europe Resin Green avec des visées de développement en lithographie optique sur toute la gamme de 365 nanomètres à 13,5 nanomètres et en lithographie électronique à haute résolution — ce qui permettrait d’atteindre des résolutions comparables à celles obtenues actuellement avec les résines pétrosourcées.
Le projet Lithogreen ANR-19-CE43-0009 a été soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Yann Chevolot a reçu des financements de l'ANR Lithogreen (ANR-19-CE43-0009). La Commission européenne et l'initiative commune Chips JU sont remerciées pour leur soutien dans le projet européen Horizon Europe Resin Green. Les points de vue et les opinions exprimés sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l'Union européenne ou de l'initiative commune Chips JU. L'Union européenne et l'autorité chargée de l'octroi des subventions ne peuvent être tenues pour responsables de ces opinions.
Didier Léonard a reçu des financements de l'ANR Lithogreen (ANR-19-CE43-0009). La Commission européenne et l'initiative commune Chips JU sont remerciées pour leur soutien dans le projet européen Horizon Europe Resin Green. Les points de vue et les opinions exprimés sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l'Union européenne ou de l'initiative commune Chips JU. L'Union européenne et l'autorité chargée de l'octroi des subventions ne peuvent être tenues pour responsables de ces opinions.
SERVIN Isabelle a reçu des financements pour le projet ANR Lithogreen
Jean-Louis Leclercq a reçu a reçu des financements de l'ANR Lithogreen (ANR-19-CE43-0009). La Commission européenne et l'initiative commune Chips JU sont remerciées pour leur soutien dans le projet européen Horizon Europe Resin Green. Les points de vue et les opinions exprimés sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l'Union européenne ou de l'initiative commune Chips JU. L'Union européenne et l'autorité chargée de l'octroi des subventions ne peuvent être tenues pour responsables de ces opinions.
Olivier Soppera a reçu des financements de l'ANR Lithogreen (ANR-19-CE43-0009). La Commission européenne et l'initiative commune Chips JU sont remerciées pour leur soutien dans le projet européen Horizon Europe Resin Green. Les points de vue et les opinions exprimés sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l'Union européenne ou de l'initiative commune Chips JU. L'Union européenne et l'autorité chargée de l'octroi des subventions ne peuvent être tenues pour responsables de ces opinions.
Stéphane Trombotto a reçu des financements de l'ANR pour le projet Lithogreen (ANR-19-CE43-0009) et de l'Union Européenne et Chips JU pour le projet Resin Green (https://resingreen.eu). Les points de vue et les opinions exprimés sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l'Union Européenne ou Chips JU. L'Union Européenne et l'autorité chargée de l'octroi des subventions ne peuvent être tenues pour responsables de ces opinions.
30.07.2025 à 16:25
Melanie Beasley, Assistant Professor of Anthropology, Purdue University
Les asticots étaient-ils un mets de base du régime alimentaire des Néandertaliens ? Cela expliquerait pourquoi ces derniers présentent des taux d’azote-15 dignes d’hypercarnivores.
Pendant longtemps, les scientifiques ont pensé que les Néandertaliens étaient de grands consommateurs de viande. Des analyses chimiques de leurs restes semblaient indiquer qu’ils en mangeaient autant que des prédateurs de haut niveau comme les lions ou les hyènes. Mais en réalité, les Hominini – c’est-à-dire les Néandertaliens, notre espèce, et d’autres parents proches aujourd’hui éteints – ne sont pas des carnivores spécialisés. Ce sont plutôt des omnivores, qui consomment aussi de nombreux aliments d’origine végétale.
Il est possible pour les humains de survivre avec un régime très carnivore. De fait, plusieurs groupes de chasseurs-cueilleurs traditionnels du Nord, comme les Inuits, ont pu survivre principalement grâce aux aliments d’origine animale. Mais les Hominini ne peuvent tout simplement pas tolérer de grandes quantités de protéines comme les grands carnivores. Chez l’humain, un excès prolongé de protéines sans une quantité suffisante d’autres nutriments peut entraîner une intoxication protéique – un état débilitant, voire mortel, historiquement appelé « famine du lapin ».
Alors, comment expliquer les signatures chimiques retrouvées dans les os de Néandertaliens, qui suggèrent qu’ils mangeaient énormément de viande sans problème apparent ?
Je suis anthropologue et j’étudie l’alimentation de nos lointains ancêtres grâce à des éléments comme l’azote. De nouvelles recherches que mes collègues et moi avons menées suggèrent qu’un ingrédient secret dans le régime des Néandertaliens pourrait expliquer ces signatures chimiques : les asticots.
Les proportions d’éléments spécifiques retrouvées dans les os d’un animal permettent d’avoir un aperçu de son alimentation. Les isotopes sont des formes alternatives d’un même élément, dont la masse diffère légèrement. L’azote possède deux isotopes stables : l’azote-14 (le plus courant) et l’azote-15 (plus lourd et plus rare). On note leur rapport sous la forme δ15N, mesuré en « pour mille ».
À mesure que l’on monte dans la chaîne alimentaire, les organismes ont relativement plus d’azote-15 en eux. L’herbe, par exemple, a une valeur de δ15N très faible. Un herbivore, lui, accumule l’azote-15 qu’il consomme en mangeant de l’herbe, de sorte que son propre corps a une valeur de δ15N légèrement plus élevée. Les animaux carnivores ont le ratio d’azote le plus élevé dans un réseau alimentaire ; l’azote-15 de leurs proies se concentre dans leur corps.
En analysant les rapports d’isotopes stables de l’azote, nous pouvons reconstruire les régimes alimentaires des Néandertaliens et des premiers Homo sapiens durant la fin du Pléistocène, qui s’étendait de 11 700 à 129 000 ans avant notre ère (av. n. è.). Les fossiles provenant de différents sites racontent la même histoire : ces Hominini ont des valeurs de δ15N élevées. Ces valeurs les placeraient typiquement au sommet de la chaîne alimentaire, aux côtés des hypercarnivores tels que les lions des cavernes et les hyènes, dont le régime alimentaire est composé à plus de 70 % de viande.
Mais peut-être y avait-il quelque chose d’autre dans leur alimentation qui gonfle ces valeurs ?
Notre suspicion s’est portée sur les asticots, qui pouvaient être une source différente d’azote-15 enrichi dans le régime alimentaire des Néandertaliens. Les asticots, qui sont les larves de mouches, peuvent être une source de nourriture riche en graisses. Ils sont inévitables après avoir tué un autre animal, facilement collectables en grande quantité et bénéfiques sur le plan nutritionnel.
Pour explorer cette possibilité, nous avons utilisé un ensemble de données qui avait été initialement créé dans un but très différent : un projet d’anthropologie médico-légale axé sur la manière dont l’azote pourrait aider à estimer le temps écoulé depuis la mort.
J’avais initialement collecté des échantillons contemporains de tissu musculaire et des asticots associés au Centre d’anthropologie médico-légale de l’Université du Tennessee, à Knoxville, pour comprendre comment les valeurs d’azote évoluent pendant la décomposition après la mort.
Bien que ces données soient pensées pour aider dans des enquêtes actuelles sur des morts, nous les avons, nous, réutilisées pour tester une hypothèse très différente. Nous avons ainsi trouvé que les valeurs des isotopes stables de l’azote augmentent modestement à mesure que le tissu musculaire se décompose, allant de -0,6 permil à 7,7 permil.
Cette augmentation est plus marquée dans les asticots eux-mêmes, qui se nourrissent de ce tissu en décomposition : de 5,4 permil à 43,2 permil. Pour mettre ces valeurs en perspective, les scientifiques estiment que les valeurs de δ15N des herbivores du Pléistocène varient entre 0,9 permil et 11,2 permil. On enregistre pour les asticots des mesures pouvant être presque quatre fois plus hautes.
Notre recherche suggère que les valeurs élevées de δ15N observées chez les Hominini du Pléistocène tardif pourraient être gonflées par une consommation tout au long de l’année de mouches larvaires enrichies en 15N trouvées dans des aliments d’animaux séchés, congelés ou stockés.
En 2017, mon collègue John Speth a suggéré que les valeurs élevées de δ15N chez les Néandertaliens étaient dues à la consommation de viande putréfiée ou en décomposition, en se basant sur des preuves historiques et culturelles des régimes alimentaires chez les chasseurs-cueilleurs de l’Arctique.
Traditionnellement, les peuples autochtones considéraient presque universellement les aliments d’animaux entièrement putréfiés et infestés de mouches larvaires comme des mets très recherchés, et non comme des rations de survie. En fait, de nombreux peuples laissaient régulièrement et, souvent intentionnellement, les aliments d’origine animale se décomposer au point où ils grouillaient de mouches larvaires et, dans certains cas, commençaient même à se liquéfier.
Cette nourriture en décomposition émettait inévitablement une puanteur si intense que les premiers explorateurs européens, les trappeurs et les missionnaires en étaient dégoûtés. Pourtant, les peuples autochtones considéraient ces aliments comme bons à manger, voire comme une gourmandise. Lorsqu’on leur demandait comment ils pouvaient tolérer cette odeur nauséabonde, ils répondaient simplement : « Nous ne mangeons pas l’odeur. »
Des pratiques culturelles des Néandertaliens similaires pourraient bien être la clé de l’énigme de leurs valeurs élevées de δ15N. Les Hominini anciens coupaient, stockaient, conservaient, cuisaient et cultivaient une grande variété de produits. Toutes ces pratiques enrichissaient leur régime alimentaire paléolithique avec des aliments sous des formes que les carnivores non-Hominini ne consomment pas. Des recherches montrent que les valeurs de δ15N sont plus élevées pour les aliments cuits, pour les tissus musculaires putréfiés provenant de spécimens terrestres et aquatiques et, selon notre étude, pour les larves de mouches se nourrissant de tissus en décomposition.
Les valeurs élevées de δ15N des asticots associées aux aliments animaux putréfiés aident à expliquer comment les Néandertaliens ont pu inclure une grande variété d’autres aliments nutritifs au-delà de la simple viande, tout en affichant des valeurs de δ15N typiques de celles des hypercarnivores.
Nous suspectons que les valeurs élevées de δ15N observées chez les Néandertaliens reflètent la consommation régulière de tissus animaux gras et de contenus d’estomac fermentés, beaucoup étant à l’état semi-putride ou putride, ainsi que le bonus inévitable des mouches larvaires vivantes et mortes enrichies en 15N.
Les asticots sont une ressource riche en graisses, dense en nutriments, ubiquitaire et facilement disponible, et tant les Néandertaliens que les premiers Homo sapiens, tout comme les chasseurs-cueilleurs modernes, auraient tiré profit de leur pleine exploitation. Mais nous ne pouvons pas affirmer que les mouches larvaires seules expliquent pourquoi les Néandertaliens ont de telles valeurs élevées de δ15N dans leurs restes.
Plusieurs questions concernant ce régime alimentaire ancien restent sans réponse. Combien d’asticots une personne devait-elle consommer pour expliquer une augmentation des valeurs de δ15N au-delà des valeurs attendues dues à la consommation de viande seule ? Comment les bienfaits nutritionnels de la consommation de mouches larvaires changent-ils en fonction du temps de stockage des aliments ? Des études expérimentales supplémentaires sur les variations des valeurs de δ15N des aliments transformés, stockés et cuits selon les pratiques traditionnelles autochtones pourraient nous aider à mieux comprendre les pratiques alimentaires de nos ancêtres.
Melanie Beasley a reçu un financement de la Haslam Foundation pour cette recherche.
30.07.2025 à 15:20
Dee Ninis, Earthquake Scientist, Monash University
John Townend, Professor of Geophysics, Te Herenga Waka — Victoria University of Wellington
Mercredi 30 juillet vers 11 h 30 heure locale, un séisme de magnitude 8,8 a frappé la côte de la péninsule du Kamtchatka à l’extrême est de la Russie. La région est le siège d’une activité sismique depuis plusieurs mois, et des dizaines de répliques ont déjà eu lieu autour de ce séisme. Des alertes au tsunami ont été lancées rapidement tout autour du Pacifique – et certaines ont déjà pu être levées.
Avec une profondeur d’environ 20 kilomètres, ce puissant séisme, qui figure parmi les dix plus forts jamais enregistrés et le plus important au monde depuis 2011, a causé des dégâts matériels et fait des blessés dans la plus grande ville voisine, Petropavlovsk-Kamtchatski, située à seulement 119 kilomètres de l’épicentre.
Des alertes au tsunami et des évacuations ont été déclenchées en Russie, au Japon et à Hawaï, et des avis ont été émis pour les Philippines, l’Indonésie et même la Nouvelle-Zélande et le Pérou.
Toute la région du Pacifique est très exposée à des séismes puissants et aux tsunamis qui en résultent, car elle est située dans la « ceinture de feu », une zone d’activité sismique et volcanique intense. Les dix séismes les plus puissants jamais enregistrés dans l’histoire moderne se sont tous produits dans la ceinture de feu.
Voici pourquoi la tectonique des plaques rend cette partie du monde si instable.
Au large de la péninsule du Kamtchatka se trouve la fosse des Kouriles, une frontière tectonique où la plaque Pacifique est poussée sous la plaque d’Okhotsk.
Alors que les plaques tectoniques se déplacent continuellement les unes par rapport aux autres, l’interface entre les plaques tectoniques est souvent « bloquée ». La tension liée au mouvement des plaques s’accumule jusqu’à dépasser la résistance de l’interface, puis se libère sous la forme d’une rupture soudaine : un séisme.
En raison de la grande superficie de l’interface aux frontières des plaques, tant en longueur qu’en profondeur, la rupture peut s’étendre sur de vastes zones à la frontière des plaques. Cela donne lieu à certains des séismes les plus importants et potentiellement les plus destructeurs au monde.
Un autre facteur qui influe sur la fréquence et l’intensité des séismes dans les zones de subduction est la vitesse à laquelle les deux plaques se déplacent l’une par rapport à l’autre.
Dans le cas du Kamtchatka, la plaque Pacifique se déplace à environ 75 millimètres par an par rapport à la plaque d’Okhotsk. Il s’agit d’une vitesse relativement élevée pour des plaques tectoniques, ce qui explique que les séismes y sont plus fréquents que dans d’autres zones de subduction. En 1952, un séisme de magnitude 9,0 s’est produit dans la même zone de subduction, à environ 30 kilomètres seulement du séisme de magnitude 8,8 d’aujourd’hui.
Parmi les autres exemples de séismes à la frontière d’une plaque en subduction, on peut citer le séisme de magnitude 9,1 qui a frappé la région de Tohoku au Japon en 2011 et le séisme de magnitude 9,3 qui a frappé Sumatra et les îles Andaman en Indonésie le 26 décembre 2004. Ces deux séismes ont débuté à une profondeur relativement faible et ont provoqué une rupture de la limite des plaques jusqu’à la surface.
Ils ont soulevé un côté du fond marin par rapport à l’autre, déplaçant toute la colonne d’eau de l’océan située au-dessus et provoquant des tsunamis dévastateurs. Dans le cas du séisme de Sumatra, la rupture du fond marin s’est produite sur une longueur d’environ 1 400 kilomètres.
Au moment où nous écrivons ces lignes, environ six heures après le séisme, 35 répliques d’une magnitude supérieure à 5,0 ont déjà été enregistrées, selon le service de surveillance sismique états-unien (l’United States Geological Survey, USGS).
Les répliques se produisent lorsque les tensions dans la croûte terrestre se redistribuent après le séisme principal. Elles sont souvent d’une magnitude inférieure d’un point à celle du séisme principal. Dans le cas du séisme d’aujourd’hui, cela signifie que des répliques d’une magnitude supérieure à 7,5 sont possibles.
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Pour un séisme de cette ampleur, les répliques peuvent se poursuivre pendant des semaines, voire des mois, mais leur magnitude et leur fréquence diminuent généralement avec le temps.
Le séisme d’aujourd’hui a également provoqué un tsunami qui a déjà touché les communautés côtières de la péninsule du Kamtchatka, des îles Kouriles, et d’Hokkaido au Japon.
Au cours des prochaines heures, le tsunami se propagera à travers le Pacifique, atteignant Hawaï environ six heures après le séisme et se poursuivant jusqu’au Chili et au Pérou. [ndlt : à l’heure où nous effectuons cette traduction, les alertes à Hawaï ont été réduites, et annulées aux Philippines. Les vagues ont atteint la côte ouest des États-Unis, jusqu’à un mètre de hauteur en Californie et dans l’Oregon.]
Les spécialistes des tsunamis continueront d’affiner leurs modèles des effets du tsunami au fur et à mesure de sa propagation, et les autorités de la protection civile fourniront des conseils faisant autorité sur les effets locaux attendus.
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Heureusement, les séismes d’une telle ampleur sont rares. Cependant, leurs effets au niveau local et à l’échelle mondiale peuvent être dévastateurs.
Outre sa magnitude, plusieurs aspects du séisme qui a frappé le Kamtchatka aujourd’hui en feront un sujet de recherche particulièrement important.
Par exemple, la région a connu une activité sismique très intense ces derniers mois et un séisme de magnitude 7,4 s’est produit le 20 juillet. L’influence de cette activité antérieure sur la localisation et le moment du séisme d’aujourd’hui sera un élément crucial de ces recherches.
Tout comme le Kamtchatka et le nord du Japon, la Nouvelle-Zélande est située au-dessus d’une zone de subduction, et même de deux zones de subduction. La plus grande, la zone de subduction de Hikurangi, s’étend au large de la côte est de l’île du Nord.
D’après les caractéristiques de cette interface tectonique et les archives géologiques des séismes passés, la zone de subduction de Hikurangi est susceptible de produire des séismes de magnitude 9. Cela ne s’est jamais produit dans l’histoire, mais si cela arrivait, cela provoquerait un tsunami.
La menace d’un séisme majeur dans une zone de subduction n’est jamais écartée. Le séisme qui s’est produit aujourd’hui au Kamtchatka est un rappel important pour tous ceux qui vivent dans des zones sismiques de rester prudents et de tenir compte des avertissements des autorités de protection civile.
Dee Ninis travaille au Seismology Research Centre, est vice-présidente de l’Australian Earthquake Engineering Society et membre du comité de la Geological Society of Australia – Victoria Division.
John Townend reçoit des financements des fonds Marsden et Catalyst de la Royal Society Te Apārangi, de la Natural Hazards Commission Toka Tū Ake et du ministère néo-zélandais des Entreprises, de l’Innovation et de l’Emploi. Il est ancien président et directeur de la Seismological Society of America ainsi que président de la New Zealand Geophysical Society.
28.07.2025 à 15:54
Rob Coyne, Teaching Professor of Physics, University of Rhode Island
Puisque l’Univers est en expansion, cela veut-il dire qu’il est parti d’un point précis, où il aurait été tout contracté ? Eh bien non ! Un physicien nous explique.
Il y a environ un siècle, les scientifiques s’efforçaient de concilier ce qui semblait être une contradiction dans la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein.
Publiée en 1915 et déjà largement acceptée dans le monde entier par les physiciens et les mathématiciens, cette théorie supposait que l’Univers était statique, c’est-à-dire immuable et immobile. En bref, Einstein pensait que l’Univers d’aujourd’hui avait la même taille et la même forme que dans le passé.
Puis, lorsque les astronomes ont observé des galaxies lointaines dans le ciel nocturne à l’aide de puissants télescopes, ils ont constaté que l’Univers était loin d’être immuable. Bien au contraire, les nouvelles observations suggéraient que l’Univers était en expansion.
Les scientifiques se sont rapidement rendu compte que la théorie d’Einstein ne stipulait pas que l’Univers devait être statique – elle pouvait tout à fait décrire un Univers en expansion. En utilisant les outils mathématiques que ceux fournis par la théorie d’Einstein, les scientifiques ont créé de nouveaux modèles, qui, eux, montraient que l’Univers était dynamique et en évolution.
J’ai passé des dizaines d’années à essayer de comprendre la relativité générale, y compris dans le cadre de mon travail actuel en tant que professeur de physique, puisque je donne des cours sur le sujet. Je sais que l’idée d’un Univers en perpétuelle expansion peut sembler intimidante, et qu’une partie du défi conceptuel auquel nous sommes tous confrontés ici consiste à dépasser notre intuition de la façon dont les choses fonctionnent.
Par exemple, s’il est difficile d’imaginer que quelque chose d’aussi grand que l’Univers n’a pas de centre… la physique dit que c’est la réalité.
Tout d’abord, définissons ce que l’on entend par « expansion ». Sur Terre, « expansion » signifie que quelque chose grossit. Et en ce qui concerne l’Univers, c’est vrai, en quelque sorte.
L’expansion peut également signifier que « tout s’éloigne de nous », ce qui est également vrai en ce qui concerne l’Univers. Il suffit de pointer un télescope sur des galaxies lointaines pour constater qu’elles semblent toutes s’éloigner de nous. En outre, plus elles sont éloignées, plus elles semblent se déplacer rapidement. Et elles semblent également s’éloigner les unes des autres.
Il est donc plus exact de dire que tout ce qui existe dans l’Univers s’éloigne de tout le reste, en même temps.
Cette idée est subtile mais essentielle. Il est facile d’imaginer la création de l’univers comme un feu d’artifice qui explose : ça commence par un Big Bang, puis toutes les galaxies de l’Univers s’envolent dans toutes les directions à partir d’un point central.
Mais cette analogie n’est pas correcte. Non seulement elle implique à tort que l’expansion de l’Univers a commencé à partir d’un point unique, ce qui n’est pas le cas, mais elle suggère également que ce sont les galaxies qui se déplacent, ce qui n’est pas tout à fait exact non plus.
Ce ne sont pas tant les galaxies qui s’éloignent les unes des autres : c’est l’espace entre les galaxies, le tissu de l’Univers lui-même, qui s’agrandit au fur et à mesure que le temps passe.
En d’autres termes, ce ne sont pas vraiment les galaxies elles-mêmes qui se déplacent dans l’Univers ; c’est plutôt l’Univers lui-même qui les transporte plus loin à mesure qu’il s’étend.
Une analogie courante consiste à imaginer que l’on colle des points sur la surface d’un ballon. Lorsque vous insufflez de l’air dans le ballon, celui-ci se dilate. Comme les points sont collés à la surface du ballon, ils s’éloignent les uns des autres. Bien qu’ils semblent se déplacer, les points restent en fait exactement à l’endroit où vous les avez placés, et la distance qui les sépare s’accroît simplement en raison de l’expansion du ballon.
Imaginez maintenant que les points sont des galaxies et que le ballon est le tissu de l’Univers, et vous commencerez à voir ce dont il s’agit ici.
Malheureusement, si cette analogie est un bon début, elle ne permet pas non plus de comprendre les détails.
Pour toute analogie, il est important de comprendre ses limites. Certains défauts sont évidents : un ballon est assez petit pour tenir dans votre main, ce qui n’est pas le cas de l’Univers. Un autre défaut est plus subtil. Le ballon est composé de deux parties : sa surface en latex et son intérieur rempli d’air.
Ces deux parties du ballon sont décrites différemment dans le langage mathématique. La surface du ballon est bidimensionnelle. Si vous marchez dessus, vous pouvez vous déplacer vers l’avant, l’arrière, la gauche ou la droite, mais vous ne pouvez pas vous déplacer vers le haut ou le bas sans quitter la surface.
On pourrait croire que nous nommons ici quatre directions – avant, arrière, gauche et droite –, mais il ne s’agit que de mouvements le long de deux axes de base : d’un côté à l’autre et d’avant en arrière. Ces deux axes, longueur et largeur, rendent la surface bidimensionnelle.
L’intérieur du ballon, en revanche, est tridimensionnel. Vous pouvez donc vous déplacer librement dans toutes les directions : en longueur et en largeur, mais aussi vers le haut ou vers le bas – ce qui constitue un troisième axe, la hauteur.
C’est là que réside la confusion. Ce que nous considérons comme le « centre » du ballon est un point situé quelque part à l’intérieur du ballon, dans l’espace rempli d’air qui se trouve sous la surface.
Mais dans cette analogie, l’Univers ressemble davantage à la surface en latex du ballon. L’intérieur du ballon, rempli d’air, n’a pas d’équivalent dans notre Univers, et nous ne pouvons donc pas utiliser cette partie de l’analogie – seule la surface compte.
Demander « Où est le centre de l’Univers ? », c’est un peu comme demander « Où est le centre de la surface du ballon ? » Il n’y en a tout simplement pas. Vous pourriez voyager le long de la surface du ballon dans n’importe quelle direction, aussi longtemps que vous le souhaitez, et vous n’atteindriez jamais un endroit que vous pourriez appeler son centre parce que vous ne quitteriez jamais la surface.
De la même manière, vous pourriez voyager dans n’importe quelle direction dans l’Univers et vous ne trouveriez jamais son centre, car, tout comme la surface du ballon, il n’en a tout simplement pas.
Si cela peut être si difficile à comprendre, c’est en partie à cause de la façon dont l’Univers est décrit dans le langage mathématique. La surface du ballon a deux dimensions, et l’intérieur du ballon en a trois, mais l’Univers existe en quatre dimensions. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de la façon dont les choses se déplacent dans l’espace, mais aussi de la façon dont elles se déplacent dans le temps.
Notre cerveau est conçu pour penser à l’espace et au temps séparément. Mais dans l’Univers, l’espace et le temps sont imbriqués en un seul tissu, appelé « espace-temps ». Cette unification modifie le fonctionnement de l’Univers, par rapport à ce que prévoit notre intuition.
Et cette explication ne répond même pas à la question de savoir comment quelque chose peut être en expansion infinie – les scientifiques tentent toujours de comprendre ce qui est à l’origine de cette expansion.
En nous interrogeant sur le centre de l’Univers, nous nous heurtons donc aux limites de notre intuition. La réponse que nous trouvons (tout est en expansion partout et en même temps) nous donne un aperçu de l’étrangeté et de la beauté de notre Univers.
Rob Coyne a reçu des financements de la National Aeronautics and Space Administration (NASA) et de la US National Science Foundation (NSF).
24.07.2025 à 20:05
Raphael Seguin, Doctorant en écologie marine, en thèse avec l'Université de Montpellier et BLOOM, Université de Montpellier
David Mouillot, Professeur en écologie, laboratoire MARBEC, Université de Montpellier
Les aires marines protégées sont-elles vraiment efficaces pour protéger la vie marine et la pêche artisanale ? Alors que, à la suite de l’Unoc-3, des États comme la France ou la Grèce annoncent la création de nouvelles aires, une étude, parue ce 24 juillet dans la revue Science, montre que la majorité de ces zones reste exposée à la pêche industrielle, dont une large part échappe à toute surveillance publique. Une grande partie des aires marines ne respecte pas les recommandations scientifiques et n’offre que peu, voire aucune protection pour la vie marine.
La santé de l’océan est en péril, et par extension, la nôtre aussi. L’océan régule le climat et les régimes de pluie, il nourrit plus de trois milliards d’êtres humains et il soutient nos traditions culturelles et nos économies.
Historiquement, c’est la pêche industrielle qui est la première source de destruction de la vie marine : plus d’un tiers des populations de poissons sont surexploitées, un chiffre probablement sous-estimé, et les populations de grands poissons ont diminué de 90 à 99 % selon les régions.
À cela s’ajoute aujourd’hui le réchauffement climatique, qui impacte fortement la plupart des écosystèmes marins, ainsi que de nouvelles pressions encore mal connues, liées au développement des énergies renouvelables en mer, de l’aquaculture et de l’exploitation minière.
Face à ces menaces, nous disposons d’un outil éprouvé pour protéger et reconstituer la vie marine : les aires marines protégées (AMP). Le principe est simple : nous exploitons trop l’océan, nous devons donc définir certaines zones où réguler, voire interdire, les activités impactantes pour permettre à la vie marine de se régénérer.
Les AMP ambitionnent une triple efficacité écologique, sociale et climatique. Elles permettent le rétablissement des écosystèmes marins et des populations de poissons qui peuvent s’y reproduire. Certaines autorisent uniquement la pêche artisanale, ce qui crée des zones de non-concurrence protégeant des méthodes plus respectueuses de l’environnement et créatrices d’emplois. Elles permettent aussi des activités de loisirs, comme la plongée sous-marine. Enfin, elles protègent des milieux qui stockent du CO2 et contribuent ainsi à la régulation du climat.
Dans le cadre de l’accord mondial de Kunming-Montréal signé lors de la COP 15 de la biodiversité, les États se sont engagés à protéger 30 % de l’océan d’ici 2030. Officiellement, plus de 9 % de la surface des océans est aujourd’hui sous protection.
Pour être efficaces, toutes les AMP devraient, selon les recommandations scientifiques, soit interdire la pêche industrielle et exclure toutes les activités humaines, soit en autoriser certaines d’entre elles, comme la pêche artisanale ou la plongée sous-marine, en fonction du niveau de protection. Or, en pratique, une grande partie des AMP ne suivent pas ces recommandations et n’excluent pas les activités industrielles qui sont les plus destructrices pour les écosystèmes marins, ce qui les rend peu, voire pas du tout, efficaces.
En effet, pour atteindre rapidement les objectifs internationaux de protection et proclamer leur victoire politique, les gouvernements créent souvent de grandes zones protégées sur le papier, mais sans réelle protection effective sur le terrain. Par exemple, la France affirme protéger plus de 33 % de ses eaux, mais seuls 4 % d’entre elles bénéficient de réglementations et d’un niveau de protection réellement efficace, dont seulement 0,1 % dans les eaux métropolitaines.
Lors du Sommet de l’ONU sur l’océan qui s’est tenu à Nice en juin 2025, la France, qui s’oppose par ailleurs à une réglementation européenne visant à interdire le chalutage de fond dans les AMP, a annoncé qu’elle labelliserait 4 % de ses eaux métropolitaines en protection forte et qu’elle y interdirait le chalutage. Le problème, c’est que la quasi-totalité de ces zones se situe dans des zones profondes… où le chalutage de fond est déjà interdit.
La situation est donc critique : dans l’Union européenne, 80 % des aires marines protégées en Europe n’interdisent pas les activités industrielles. Pis, l’intensité de la pêche au chalutage de fond est encore plus élevée dans ces zones qu’en dehors. Dans le monde, la plupart des AMP autorisent la pêche, et seulement un tiers des grandes AMP sont réellement protégées.
De plus, l’ampleur réelle de la pêche industrielle dans les AMP reste largement méconnue à l’échelle mondiale. Notre étude s’est donc attachée à combler en partie cette lacune.
Historiquement, il a toujours été très difficile de savoir où et quand vont pêcher les bateaux. Cela rendait le suivi de la pêche industrielle et de ses impacts très difficile pour les scientifiques. Il y a quelques années, l’ONG Global Fishing Watch a publié un jeu de données basé sur le système d’identification automatique (AIS), un système initialement conçu pour des raisons de sécurité, qui permet de connaître de manière publique et transparente la position des grands navires de pêche dans le monde. Dans l’Union européenne, ce système est obligatoire pour tous les navires de plus de 15 mètres.
Le problème, c’est que la plupart des navires de pêche n’émettent pas tout le temps leur position via le système AIS. Les raisons sont diverses : ils n’y sont pas forcément contraints, le navire peut se trouver dans une zone où la réception satellite est médiocre, et certains l’éteignent volontairement pour masquer leur activité.
Pour combler ce manque de connaissance, Global Fishing Watch a combiné ces données AIS avec des images satellites du programme Sentinel-1, sur lesquelles il est possible de détecter des navires. On distingue donc les navires qui sont suivis par AIS, et ceux qui ne le sont pas, mais détectés sur les images satellites.
Notre étude s’intéresse à la présence de navires de pêche suivis ou non par AIS dans plus de 3 000 AMP côtières à travers le monde entre 2022 et 2024. Durant cette période, deux tiers des navires de pêche industrielle présents dans les AMP n’étaient pas suivis publiquement par AIS, une proportion équivalente à celle observée dans les zones non protégées. Cette proportion variait d’un pays à l’autre, mais des navires de pêche non suivis étaient également présents dans les aires marines protégées de pays membres de l’UE, où l’émission de la position via l’AIS est pourtant obligatoire.
Entre 2022 et 2024, nous avons détecté des navires de pêche industrielle dans la moitié des AMP étudiées. Nos résultats, conformes à une autre étude publiée dans le même numéro de la revue Science, montrent que la présence de navires de pêche industrielle était en effet plus faible dans les AMP réellement protégées, les rares qui interdisent toute activité d’extraction. C’est donc une bonne nouvelle : lorsque les réglementations existent et qu’elles sont efficacement gérées, les AMP excluent efficacement la pêche industrielle.
En revanche, nous avons tenté de comprendre les facteurs influençant la présence ou l’absence de navires de pêche industrielle dans les AMP : s’agit-il du niveau de protection réel ou de la localisation de l’AMP, de sa profondeur ou de sa distance par rapport à la côte ? Nos résultats indiquent que l’absence de pêche industrielle dans une AMP est plus liée à son emplacement stratégique – zones très côtières, reculées ou peu productives, donc peu exploitables – qu’à son niveau de protection. Cela révèle une stratégie opportuniste de localisation des AMP, souvent placées dans des zones peu pêchées afin d’atteindre plus facilement les objectifs internationaux.
Enfin, une question subsistait : une détection de navire de pêche sur une image satellite signifie-t-elle pour autant que le navire est en train de pêcher, ou bien est-il simplement en transit ? Pour y répondre, nous avons comparé le nombre de détections de navires par images satellites dans une AMP à son activité de pêche connue, estimée par Global Fishing Watch à partir des données AIS. Si les deux indicateurs sont corrélés, et que le nombre de détections de navires sur images satellites est relié à un plus grand nombre d’heures de pêche, cela implique qu’il est possible d’estimer la part de l’activité de pêche « invisible » à partir des détections non suivies par AIS.
Nous avons constaté que les deux indicateurs étaient très corrélés, ce qui montre que les détections par satellites constituent un indicateur fiable de l’activité de pêche dans une AMP. Cela révèle que la pêche industrielle dans les AMP est bien plus importante qu’estimée jusqu’à présent, d’au moins un tiers selon nos résultats. Pourtant, la plupart des structures de recherche, de conservation, ONG ou journalistes se fondent sur cette seule source de données publiques et transparentes, qui ne reflète qu’une part limitée de la réalité.
De nombreuses interrogations subsistent encore : la résolution des images satellites nous empêche de voir les navires de moins de 15 mètres et rate une partie importante des navires entre 15 et 30 mètres. Nos résultats sous-estiment donc la pêche industrielle dans les aires protégées et éludent complètement les petits navires de moins de 15 mètres de long, qui peuvent également être considérés comme de la pêche industrielle, notamment s’ils en adoptent les méthodes, comme le chalutage de fond. De plus, les images satellites utilisées couvrent la plupart des eaux côtières, mais pas la majeure partie de la haute mer. Les AMP insulaires ou éloignées des côtes ne sont donc pas incluses dans cette étude.
Nos résultats rejoignent ceux d’autres études sur le sujet et nous amènent à formuler trois recommandations.
D’une part, la quantité d’aires marines protégées ne fait pas leur qualité. Les définitions des AMP doivent suivre les recommandations scientifiques et interdire la pêche industrielle, faute de quoi elles ne devraient pas être considérées comme de véritables AMP. Ensuite, les AMP doivent aussi être situées dans des zones soumises à la pression de la pêche, pas seulement dans des zones peu exploitées. Enfin, la surveillance des pêcheries doit être renforcée et plus transparente, notamment en généralisant l’usage de l’AIS à l’échelle mondiale.
À l’avenir, grâce à l’imagerie satellite optique à haute résolution, nous pourrons également détecter les plus petits navires de pêche, afin d’avoir une vision plus large et plus complète des activités de pêche dans le monde.
Pour l’heure, l’urgence est d’aligner les définitions des aires marines protégées avec les recommandations scientifiques et d’interdire systématiquement les activités industrielles à l’intérieur de ces zones, pour construire une véritable protection de l’océan.
Raphael Seguin est membre de l'association BLOOM.
David Mouillot a reçu des financements de l'ANR.