Version smartphones allégée
🟥 Accueil 🟨 Médias 🟦 International
Lien du flux RSS
Groupe d'Etudes Géopolitiques

▸ les 4 dernières parutions

31.12.2025 à 06:30

En une décennie, la Chine est devenue le premier exportateur de caviar au monde

Marin Saillofest
img

Autrefois principalement produit et consommé sur les rives de la Caspienne et de la mer Noire, il y a aujourd’hui de fortes chances que le caviar servi lors du réveillon du Nouvel An vienne de Chine.

La croissance des exportations chinoises d’or noir est le fruit de politiques mises en place par Pékin visant à faire de la Chine l’un des principaux fournisseurs de mets fins au monde.

L’article En une décennie, la Chine est devenue le premier exportateur de caviar au monde est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (1186 mots)

Le caviar est un mets dont la consommation est relativement récente. Ce n’est qu’à partir du XVIe siècle qu’il est servi à la cour des tsars russes, avant de faire son apparition dans les hautes-sociétés européenne et américaine au XIXe siècle. En Perse, les classes populaires en mangeaient dès le Xe siècle 1.

S’il est avant tout consommé en Europe et aux États-Unis, il y a de fortes chances que le caviar servi lors du réveillon du Nouvel An vienne de Chine.

  • Pour cause, la part de marché de Pékin a triplé au cours de la dernière décennie. En 2024, les producteurs chinois représentaient 43 % des exportations mondiales, contre 14 % en 2012.
  • Ces derniers ont ainsi évincé leurs concurrents européens, notamment l’Italie et la France, où s’étaient développées au cours des dernières décennies de grandes maisons productrices de caviar comme Agroittica Lombarda ou Kaviar-Sturgeon.
  • La production cumulée des cinq principaux producteurs européens (Italie, France, Pologne, Allemagne et Belgique) est aujourd’hui moindre que celle de la Chine, ceux-ci détenant 36 % du marché global.

En raison de décennies de surpêche qui ont décimé jusqu’à 90 % des populations d’esturgeon béluga dans la mer Caspienne, le commerce international du caviar sauvage est réglementé depuis les années 1990 par la CITES. Les exportations de caviar provenant d’esturgeons sauvages par les pays riverains de la mer Caspienne, dont la Russie, sont depuis fortement limitées. Ces réglementations ont conduit au développement de fermes en aquaculture, et les œufs issus d’esturgeons d’élevage ont remplacé les œufs de poissons sauvages.

Aujourd’hui, la quasi-totalité du caviar consommé dans le monde provient de l’élevage.

  • Ce bouleversement de la production a conduit à l’émergence de nouveaux acteurs, parmi lesquels figure Kaluga Queen, une entreprise chinoise spécialisée dans le caviar, fondée en 2003 par Hangzhou Qiandaohu Xunlong Sci-Tech.
  • Soutenue par le gouvernement chinois et montée par des experts travaillant pour le ministère de l’Agriculture, la marque Kaluga Queen est devenue en deux décennies le leader mondial du secteur, et a produit 260 tonnes de caviar l’an dernier (35 % de la production mondiale).
  • Kaluga Queen fournit désormais le caviar consommé dans 70 % des restaurants étoilés Michelin dans le monde. À Paris, l’entreprise revendique approvisionner 21 des 26 restaurants trois étoiles — confondant la capitale française, qui compte 10 restaurants trois étoiles, avec le pays dans son ensemble 2.

La domination qu’exerce la Chine dans le secteur pourrait surprendre. Pour cause, les restaurants — notamment les plus prestigieux — sont réticents à l’idée d’afficher l’origine chinoise du caviar servi dans leurs plats, préférant revendiquer une provenance de Russie ou d’Iran, berceau historique 3.

  • C’est pour pallier la mauvaise réputation dont jouissent les mets gastronomiques chinois que Xi Jinping a appelé en 2022, lors d’une conférence sur le travail rural, à « accorder une attention particulière aux spécialités locales » 4.
  • Le caviar n’est pas un mets isolé dans la quête chinoise du marché de la gastronomie de luxe : Pékin produit aujourd’hui plusieurs tonnes de foie gras par an, et investit massivement dans la culture des truffes et des cerises 5.
  • En mars, le média spécialisé Salmon Business lançait un avertissement : « grâce au soutien du gouvernement, aux allégements fiscaux et à l’absence de frais d’importation, le saumon d’élevage chinois pourrait être sur le point de concurrencer les meilleurs saumons norvégiens et écossais » 6.
Sources
  1. China isn’t just dumping cheap goods anymore — it’s sending caviar », Financial Times, 26 décembre 2025.
  2. Your High Quality Caviar Might Just Be Made in China », Time, 20 décembre 2017.
  3. The World’s Best Caviar Doesn’t Come From Russia Anymore », Bloomberg, 19 septembre 2017.
  4. Xi Jinping delivers speech at central rural work conference, International Department of Central Committee of CPC, 25 décembre 2022.
  5. Caviar and foie gras ? China is becoming a luxury food powerhouse », Financial Times, 23 décembre 2025. 
  6. China has the incentives, the market, and now the fish — Nordic Aqua CEO’s stunt a wake up call for Norway », Salmon Business, 7 mars 2025.

31.12.2025 à 06:00

La pierre de folie

alevals
img

« Les cauchemars de Lovecraft, les visions de Philip K. Dick et les mathématiques terrifiantes de Hilbert — dissous dans cet espace infernal que nous appelons Internet — ont fini par devenir quelque chose qui ressemble à notre monde. Ou pire, qui l'est. » — Roberto Calasso

L’article La pierre de folie est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (14943 mots)

« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien se meurt et que le nouveau ne peut pas naître — pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. »

Antonio Gramsci 1

L’Extraction de la pierre de folie

Au cours de l’été 1926, l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft entrevit l’ombre d’une nouvelle forme d’horreur. Peinant à trouver les mots pour la décrire, il parvint toutefois à cristalliser certaines de ses visions cauchemardesques dans une nouvelle intitulée L’Appel de Cthulhu, sorte de conte moral mettant en garde notre espèce contre le retour d’une terreur ancestrale et les dangers qu’il y a à outrepasser nos limites, en nous montrant ce qui peut nous attendre, en sommeil, de l’autre côté. « Ce qui est, à mon sens, pure miséricorde en ce monde — écrit Lovecraft —, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l’infini, et n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’à présent  ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons  : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres. » 2 Dans cette nouvelle, un homme se lance sur les traces d’une secte qui tente de réveiller un dieu antédiluvien plongé dans un sommeil éternel. Au cours de sa quête, le protagoniste prend connaissance de reportages et de témoignages faisant état d’étranges vagues d’hystérie collective, de panique, de folie collective et d’accès de manie, toutes liées à trois petites statuettes représentant une idole dont la forme non seulement n’a rien de naturel, mais semble chargée d’une malice intrinsèque. L’une de ces effigies a été façonnée dans l’argile par un sculpteur de Rhode Island, qui en avait aperçu la monstrueuse silhouette dans un cauchemar particulièrement intense et réaliste  ; une autre a été confisquée par un policier à l’occasion d’une descente au beau milieu d’une cérémonie vaudou dans les marécages de la Nouvelle-Orléans, tandis que la troisième est tombée entre les mains d’un marin norvégien, qui l’a trouvée dans les éperons rocheux d’une île cyclopéenne surgie brusquement au milieu des vagues monstrueuses du Pacifique Sud, terre maudite dont les paysages immenses et torturés violaient les lois de la perspective, créant un environnement à ce point aberrant qu’un des compagnons du marin a perdu la raison après avoir contemplé une chose trop atroce pour être comprise  : un être si colossal et incrusté d’un si grand nombre de strates temporelles que, par comparaison, l’humanité et le monde semblaient bien jeunes et éphémères.

L’Appel de Cthulhu s’inspire d’un rêve qu’avait fait Lovecraft, et qu’il décrit dans une lettre à son ami Reinhardt Kleiner  : dans ce songe, Lovecraft tentait de vendre un effroyable bas-relief, qu’il avait lui-même sculpté, à un musée d’antiquités de Providence, sa ville natale. Le vieux conservateur de cet établissement se moquant de lui pour avoir tenté de faire passer pour une antiquité une œuvre d’art aussi récente, le rêveur répliquait  : « Pourquoi dites-vous que cet objet est neuf  ? Les rêves des hommes sont plus anciens que la sombre Égypte, plus archaïques que le mystère du Sphinx ou les jardins de Babylone l’éternelle. Or c’est dans mes rêves qu’il a été conçu. »

*

Deux ans après la publication de cette nouvelle de Lovecraft, David Hilbert, le pape des mathématiques du XXe siècle, prenait finalement sa retraite. 

Mathématicien le plus important de son époque, il régna en monarque sur l’Europe depuis sa chaire de professeur à l’université de Göttingen, qui était alors la plus éminente institution du monde mathématique. Hilbert avait lancé un programme d’une ambition démesurée visant à déterminer si l’on pouvait capturer toute la richesse des mathématiques dans un seul et unique ensemble d’axiomes. L’enjeu de ce programme consistait à sauver sa chère discipline de la crise profonde dans laquelle elle était tombée, après que de précédentes tentatives pour en établir les fondements avaient mis au jour des paradoxes insolubles et autres incohérences logiques qui menaçaient de faire s’effondrer l’édifice tout entier. Historiquement, le programme de Hilbert coïncida avec l’essor de mouvements fascistes barbares aux quatre coins de l’Europe, et c’était aussi — quoique de manière inconsciente, peut-être — une tentative de trouver un socle solide et de mettre un terme à cette folie de la déraison qui semblait non seulement s’imposer peu à peu dans le paysage politique, mais se frayait un chemin jusqu’au cœur de la science la plus rationnelle de l’humanité, comme si elle sourdait de la plaie ouverte par des pionniers tels que Georg Cantor, qui avait radicalement transformé les mathématiques en étendant notre notion de l’infini. Les paradoxes de l’infini et les formes captivantes de l’espace non-euclidien n’étaient que deux forces parmi toutes celles qui ravageaient alors notre inébranlable confiance dans le fait que le monde pouvait être correctement reflété, et maîtrisé, par les équations immaculées des mathématiques. Hilbert et ses disciples durent lutter avec courage contre une montée de l’inconnaissabilité, à l’heure où plusieurs points de vue antagonistes, tels que le « logicisme », le « formalisme » ou encore l’« intuitionnisme », cherchaient soit à restaurer l’ordre classique, soit à libérer les mathématiques des chaînes d’une pensée obsolète.

À l’automne 1930, après son départ à la retraite, on invita Hilbert à venir donner une conférence à Königsberg, la ville où il avait vu le jour. Là, il se présenta devant la Société des scientifiques et des médecins allemands, et disserta longuement sur les sciences naturelles, l’importance des mathématiques dans la science et la prépondérance de la logique dans les mathématiques. Il affirma avec véhémence que nous ne devions jamais accepter l’inconnaissable, qu’il n’existait aucun problème insoluble pour la science ni aucune limite ontologique à notre compréhension, rien qui dût être considéré à priori comme hors de notre portée, avant d’achever sa diatribe passionnée, si gonflé de fierté germanique qu’il semblait sur le point d’éclater, en proclamant haut et fort  : Wir müssen wissen ! Wir werden wissen !

Nous devons savoir  ! Nous saurons  !

*

Près d’un demi-siècle plus tard, en 1977, l’auteur de science-fiction Philip Kindred Dick donnait une conférence à Metz, dans le nord-est de la France.

On peut encore trouver la vidéo en ligne  : la qualité du son est très mauvaise, si bien qu’il faut tendre l’oreille pour saisir ce qu’il dit — même si, en réalité, ce qu’il dit ne semble guère avoir de sens. Le texte qu’il lit s’intitule Si ce monde vous déplaît, vous devriez voir certains des autres, et, au fil de ses divagations, Philip K. Dick laisse présager un avenir étrange qui, dans les années 1970, semblait foncer vers nous, et dans lequel nous vivons pleinement aujourd’hui. Dick évoque cette tension entre hallucination et réalité qui caractérise l’ensemble de son œuvre  ; il envisage la possibilité qu’existent des lignes de temps orthogonales — des mondes parallèles qui croisent à angle droit le flux du temps linéaire, puis se ramifient à l’infini  ; il médite sur le concept d’univers-bloc développé par Einstein, dans lequel tous les instants sont actuels et coïncident, où il n’y a ni passé sur lequel s’appuyer, ni futur à conquérir, rien qu’un vaste présent sans fin  ; il parle d’une divinité immanente, « dix mille corps de Dieu bien rangés comme autant de costumes pendus dans un immense placard », et nous enjoint de considérer le cosmos tout entier comme une seule et unique entité consciente. Alors qu’il semblait ne pas pouvoir s’enfoncer davantage dans ce paysage paranoïaque, Dick postule une idée qui relève presque, aujourd’hui, du sens commun, à l’heure où la réalité a muté en des formes qui défient l’entendement — à savoir que notre monde, la planète solide sur laquelle nous vivons, n’a en fait aucune réalité concrète — il serait plus pertinent de l’envisager comme une simulation.

Dans ses rêves déments, dans son prodigieux délire, Philip K. Dick avait senti les turbulences de certains courants qui sont en train de faire voler en éclats notre monde contemporain.

Benjamín Labatut

Le plus effrayant dans cette conférence de Dick, ce n’est pas l’idée en elle-même — après tout, cette notion du monde comme simulacre a été popularisée, depuis, par toute une série de blockbusters, et de nombreuses personnes, dont l’auteur de ces lignes, passent désormais une bonne partie de leur temps à le perdre dans des ersatz de monde numériques, où ils réalisent leurs fantasmes les plus tordus. Non, ce qu’il y a de vraiment terrifiant lorsqu’on écoute le plus grand auteur de science-fiction de la fin du XXe siècle s’exprimer sur l’estrade du festival international de science-fiction de Metz, c’est qu’il est on ne peut plus sérieux  : Dick ne plaisante pas, comme il ne cesse de le rappeler à son public abasourdi — et son visage prend alors une expression légèrement malveillante — lorsqu’il soutient que notre monde n’est pas réel. « Ce discours — dit-il — porte sur quelque chose qui a été découvert il y a très peu de temps, quelque chose qui n’existe peut-être absolument pas. Il est possible que je parle ici d’une chose qui n’existe pas. Par conséquent, je suis libre de dire tout et n’importe quoi. […] Dans mes nouvelles et mes romans, j’écris parfois sur de faux mondes. Des mondes semi-réels, ainsi que des mondes privés, détraqués, qui ne sont souvent habités que par une seule personne. Je n’ai jamais eu la moindre explication théorique ou consciente de ma préoccupation pour ces pseudo-mondes multiformes, mais je crois comprendre, à présent. Ce que je ressentais, c’était la multiplicité de réalités partiellement actualisées, tangentes à celle qui est, de toute évidence, la plus actualisée — celle sur laquelle la majorité d’entre nous, par un consensus gentium, nous accordons. »

Dick avait découvert par hasard ces idées, et d’autres encore, après avoir vécu une expérience qui transforma à tout jamais sa manière de penser  : le 2 mars 1974, ouvrant sa porte pour réceptionner un colis, il tomba nez-à-nez avec une jeune femme portant un pendentif en forme de poisson, et, à cet instant, un éclair de néon rose lui traversa le cerveau et lui annonça que l’Empire romain n’avait jamais pris fin, que les soldats continuaient de traquer les croyants dans les rues ensanglantées de la Galilée éternelle, et que son propre fils était atteint d’une maladie mortelle non encore diagnostiquée — ce qui fut ensuite confirmé par un médecin. Cet éclair fluorescent déclencha une violente tempête d’informations qui ne cessa ensuite de faire rage à l’intérieur de son cerveau et devait l’accompagner jusqu’à sa mort, lui inspirant ses textes les plus radicaux. Dick passa huit ans à envisager la réalité comme aucune personne saine d’esprit n’aurait pu le faire, s’efforçant de comprendre une expérience qui était, à l’évidence, incompréhensible, dans la mesure où elle ne pouvait s’inscrire dans aucun schéma de pensée moderne. Pourtant, dans ses rêves déments, dans son prodigieux délire, Philip K. Dick avait senti les turbulences de certains courants qui sont en train de faire voler en éclats notre monde contemporain.

*

La terreur atavique de Lovecraft — ce refrain qui, telle une vague de fond, annonce le retour de croyances archaïques et de manières prémodernes de penser et de sentir —, le logicisme radical d’Hilbert et les réalités multiples de Dick ont fusionné ensemble pour dessiner l’image troublante d’un monde qui n’est plus régi par un ordre quelconque, mais se nourrit au contraire du chaos. En fermant les yeux, nous pouvons presque sentir les furieux tentacules des démons immémoriaux de Lovecraft, qui ondulent autour de nos pieds et battent allègrement le tambour des théories du complot, tout en venant alimenter la crainte que, derrière nous, tapis dans l’esprit en apparence normal d’un grand nombre d’hommes et de femmes, se cachent l’irrationalité pure et le mal absolu. De la tentative d’Hilbert de réduire l’ensemble des mathématiques, et peut-être même de la science, à la logique pure, nous avons récolté cette pomme d’or, quoique empoisonnée, que sont les théorèmes de l’incomplétude de Kurt Gödel  : ces derniers démontrèrent, sans l’ombre d’un doute, qu’à l’intérieur de tout système logique suffisamment solide, capable d’exprimer les opérations arithmétiques les plus élémentaires, il existerait toujours des vérités qui, bien qu’étant vraies, ne pouvaient être démontrées selon les règles de ce système, et qu’en utilisant les mêmes règles, on pouvait à la fois démontrer un énoncé et sa propre négation, contradiction aussi stupéfiante que paralysante, qui met en évidence les limites ultimes de la logique. Si Lovecraft et Hilbert, chacun à sa manière, ont ouvert la voie au monde déroutant dans lequel nous vivons, c’est la vision démente de Philip K. Dick qui est finalement passée au premier plan : ses rêves paranoïaques, ses hallucinations métaphysiques, ses illuminations provoquées par les drogues et ses réalités détraquées qui n’arrêtent pas de se multiplier, s’imbriquant les unes dans les autres, font désormais partie de notre expérience quotidienne, que cela nous plaise ou non. Plus que nulle part ailleurs, c’est dans le monde de Dick que nous vivons désormais, un cauchemar paranoïaque, pluriel, où nous ne pouvons jamais vraiment faire confiance à ce que nous ressentons, entendons, disons ou même pensons. Le réel est désormais hors de notre portée. Nos expériences quotidiennes sont devenues aussi étranges et incohérentes que le domaine quantique, et les aspects factices, simulés et fictifs de l’existence semblent être en passe d’asphyxier la vérité et de prendre d’assaut l’enceinte sacrée de la raison.

Pourquoi sommes-nous de plus en plus tourmentés par le sentiment que rien n’a de sens  ? Pourquoi le monde donne-t-il l’impression de toucher à sa fin  ? Autrefois, la majorité d’entre nous pouvaient facilement ignorer la folie  ; les aliénés, hommes ou femmes, avec leurs visions déformées de la réalité, n’avaient pas grand-chose à nous dire. Mais les choses ont changé. Une certaine démence s’est immiscée subrepticement dans le monde, elle prend peu à peu de l’ampleur autour de nous. Nous ne pouvons plus nous contenter de traiter avec dédain la paranoïa, ni faire totalement confiance à la science — pas plus qu’à nos propres sens, d’ailleurs — pour nous montrer le monde tel qu’il est. Il nous faut donc apprendre à voir les choses sous un jour différent, car le flambeau de la raison ne suffit plus à éclairer le labyrinthe complexe qui est en train de prendre forme — certains diraient plutôt  : qu’on est en train de construire — autour de nous.

En 2020, j’ai publié un livre, intitulé Lumières aveugles, dans lequel j’entretisse certains des fils formant la toile d’associations, d’idées et de découvertes qui a donné naissance à la chimie, aux mathématiques et à la physique modernes, dans la mesure où ces disciplines, associées à l’explosion technologique qui a marqué les domaines de l’informatique, de la biologie et de la communication, sont au cœur de notre vision actuelle du monde. Mais cette perspective rationnelle et éclairée, bien qu’elle ait gardé son caractère impressionnant et sa puissance, sera bientôt dépassée. Les contours de la réalité se sont mis à saigner sous nos yeux, et nous sommes nombreux à subodorer, car cela nous est confirmé chaque nuit quand nous rêvons ou ne serait-ce qu’en allumant notre télévision, que notre petite forteresse, cette citadelle d’ordre et de raison que nous avons bâtie, est cernée de toutes parts, et que ses murailles, aussi hautes que nous les élevions, pourraient être facilement abattues, non seulement par ceux qui les prennent d’assaut depuis l’extérieur, mais aussi par les forces qui les sapent de l’intérieur. Depuis que mon livre est sorti, on m’a souvent posé la question qui apparaît dans l’un de ses chapitres  : quand avons-nous cessé de comprendre le monde  ? Avons-nous jamais vraiment compris la réalité  ? Pouvons-nous seulement aspirer à le faire, ou bien s’agit-il pour nous d’un but totalement inaccessible, d’une pure chimère, d’un vestige de cette ère de la Raison qui s’achemine à grands pas vers sa fin  ? Ces questions, devenues si pressantes, étaient encore il y a peu, sinon impensables, du moins faciles à ignorer, car la planète tout entière semblait avancer sur des rails, focalisée sur une seule et unique manière de faire les choses.

Le réel est désormais hors de notre portée.

Benjamín Labatut

J’ai ressenti cela de façon particulièrement intense au Chili, le pays où je vis  : ici, après les années cauchemardesques de la dictature de Pinochet, nous sommes tous rentrés dans le rang, nous avons baissé la tête et respecté les règles. Il n’y avait qu’une seule voie possible, et personne n’osait remettre en question ce qui était en train de se passer, alors qu’une forme particulièrement féroce de capitalisme néolibéral s’emparait de notre démocratie naissante, se taillant un chemin à coups de griffes jusqu’aux moindres recoins de notre tissu social. La plupart d’entre nous, sinon tous, sont restés silencieux. Parce que la plupart d’entre nous, sinon tous, avaient encore peur. Peur du changement, peur d’un retour à la brutalité, peur que des hommes armés ne reviennent au milieu de la nuit, n’enfoncent nos portes et nous traînent jusqu’aux chambres de torture que les services secrets avaient laissées, disséminées un peu partout dans Santiago, dissimulées dans des maisons qui, de prime abord, ressemblaient à des logements de la classe moyenne comme les autres, normaux, alors qu’elles avaient été le théâtre de scènes infernales que même Lovecraft n’aurait pu imaginer  ; hommes brisés, femmes enceintes, jeunes enfants — tous, l’électricité les avait traversés, et on avait dressé des rats et des chiens à faire des choses innommables. Mais les militaires ne sont pas revenus. Pinochet a fini par mourir, et nous sommes entrés dans une longue période de calme et de normalité. Tous, nous nous sommes endormis et nos rêves révolutionnaires, l’idée que nous pourrions peut-être construire un monde meilleur, appartenaient désormais au passé. Mais les chiens endormis se réveillent en sursaut, et, en octobre 2019, une gigantesque éruption de colère sociale a mis le pays à genoux. Un cataclysme qui nous a frappés avec une violence si soudaine qu’en regardant autour de nous, mes compatriotes et moi étions incapables de nous reconnaître nous-mêmes. Secoués de toutes parts, étourdis par l’angoisse et malades d’incertitude, nous avons vu notre ordre si précieux, celui-là même qui nous avait jusqu’alors distingués de nos voisins plus chaotiques d’Amérique latine, imploser soudain telle une vieille étoile qui, ayant épuisé tout son combustible nucléaire, était en train de s’effondrer catastrophiquement sur elle-même en formant un trou noir, toutes ses lignes temporelles, toutes ses trajectoires futures étant dirigées vers un seul et unique point, comme si nous avions basculé la tête la première dans l’abîme. Le plus déconcertant était que personne — pas un seul homme politique, scientifique, leader social ou artiste — ne semblait capable de comprendre, précisément, ce qui se passait. Cela ressemblait à une véritable révolution spontanée, alimentée par la brusque résurgence de désirs refoulés qui étaient restés en sommeil dans notre psyché nationale pendant des décennies. Au début, bon nombre d’entre nous se sont laissé emporter par une vague d’optimisme. Peut-être allions-nous enfin pouvoir nous débarrasser des chaînes qui nous avaient longtemps maintenus ligotés, limités et contrôlés, conformément à une feuille de route diabolique, plan gravé dans le marbre par le régime autoritaire et que nous n’avions pas réussi à modifier de manière significative en plus de trois décennies d’élections démocratiques. Nous étions des centaines de milliers à manifester. En proie à une panique aveugle, le gouvernement a déployé l’armée dans les rues pour la première fois depuis la fin de la dictature, et décrété un couvre-feu à l’échelle nationale pour contenir le soulèvement, mais il ne pouvait rien face à l’ampleur des manifestations. Les milliers sont devenus des millions qui marchaient pour le changement, mais, au fil du temps, l’élan de solidarité initial a peu à peu cédé la place à des pillages généralisés, au vandalisme et à la confusion, et il est vite devenu difficile de garder espoir alors que nos villes étaient dévastées par les flammes et les émeutes, les routes et autoroutes bloquées par tant de gens qui demandaient tant de choses différentes. La répression exercée par notre police fasciste et militarisée n’a pas tardé à devenir insoutenable  ; si vous étiez assez courageux pour défiler, fût-ce pacifiquement, vous couriez le risque bien réel qu’un tir vous arrache les deux. Nul n’était en mesure de canaliser ou de contrôler les forces titanesques qui avaient été libérées. L’épicentre de la capitale était devenu une sorte de Ground Zero, un champ de bataille permanent où des foules en colère affrontaient la police, jour après jour. À mesure que la violence des manifestations fusionnait avec celle de l’État, de plus en plus de gens, succombant à la peur, n’osaient plus sortir de chez eux.

La crise sociale s’est prolongée jusqu’à l’année suivante, de sorte que nous étions déjà à genoux lorsque la pandémie a frappé. Cette nouvelle calamité, plus étrange encore, nous a laissés abasourdis et totalement isolés les uns des autres. Nous avions commencé à construire quelque chose de nouveau — nous étions d’ailleurs sur le point de nous rendre aux urnes pour nous prononcer sur la rédaction d’une nouvelle constitution quand le confinement a été instauré —, mais après ces longs mois de chaos, il ne restait plus que des morceaux épars, des décombres, des débris, les cendres d’incendies démesurés que nous n’avions pas eu le temps d’éteindre que quelqu’un d’autre venait allumer le suivant. Le processus que nous avions lancé en tant que nation avait échappé à notre contrôle. Nous décrivions à présent des spirales, incapables de déterminer si nous nous élevions vers un avenir plus brillant, ou si nous étions juste en train de retomber dans le vide. Rien n’avait de sens. Personne ne comprenait vraiment ce qui se passait. Après tout, lorsque la crise sociale avait éclaté, nos chiffres macroéconomiques indiquaient que nous nous portions mieux que jamais. Or les chiffres ne mentent pas — qui pourrait l’ignorer  ? La génération qui avait envahi les rues était plus éduquée et plus riche que la précédente, et deux semaines à peine avant que les troubles n’explosent, la situation paraissait si normale, si paisible et si ordonnée que notre idiot de président avait comparé le Chili à une oasis, un îlot de calme au milieu des tempêtes politiques et sociales qui faisaient rage dans d’autres pays, embrasant les rues de Hong Kong, Paris, Londres, La Paz, Prague, Berlin, Bogota, Beyrouth, Port-au-Prince, Le Caire, Budapest, Harare, Séoul, Jakarta, Téhéran, Bagdad, New Dehli, Manille, Moscou et tant d’autres capitales, tempêtes qui avaient porté au pouvoir des cinglés tels que Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Malgré toute sa force, notre éclatante rébellion possédait une qualité absolument unique  : son absence de récit unificateur. Elle représentait une chose différente pour chaque personne participant au processus, et avait autant de significations qu’on pouvait lui en prêter. Si elle lui avait conféré une rapidité et une ampleur plus grandes, cette qualité avait en revanche sapé le processus, car nous ne savions pas au juste pour quoi nous nous battions, ni ce qui nous avait menés à un tel tournant décisif, ni comment aller de l’avant maintenant. Le pays donnait l’impression de muter de jour en jour, et les revendications sociales étaient si diverses, nébuleuses et généralisées que les élites politiques et économiques confortablement installées au pouvoir depuis des décennies étaient soudain sans défense, impuissantes et faibles. C’était comme si nous avions déterré la tour de Babel et nous retrouvions à parler en langues, incapables de communiquer autrement que par les tremblements que nous ressentions sous nos pieds, comme si nous avions sans le vouloir invoqué, par les hurlements de nos innombrables voix, un titan depuis longtemps endormi, et que, se redressant lentement, il secouait à présent sur son dos le pays tout entier. Le mouvement de protestation ne défendait pas une cause unique, ne disposait pas d’un principe directeur, ni d’un leader visible, ni même d’un simple slogan auquel se rallier, hormis ce refrain que nous entonnions encore et encore, mais qui s’est vite teinté de sinistres connotations  : ¡Chile despertó ! Le Chili s’est réveillé. Oui, le Chili s’était réveillé, mais qu’avons-nous vu, une fois nos yeux accoutumés à cette lumière éblouissante  ? Un entrelacs confus d’espoir et de violence, un reflet sans cesse changeant du présent, un éclat qui défiait le sens commun, car il s’était brisé en un trop grand nombre de perspectives. À mesure que les gens enregistraient et partageaient ce printemps chilien avec leurs téléphones portables, on avait l’impression qu’ils tentaient de créer, à travers l’immense volume d’informations qu’ils produisaient de minute en minute, une nouvelle image de notre pays. Mais combien de personnes, après avoir vu cette image, n’eurent plus qu’une seule envie  : se coucher et retrouver la facilité du sommeil  ? Il n’y avait aucun moyen clair d’unir toutes les étincelles et de rassembler les multiples conflagrations en un front de flamme cohérent, car ce qui arrivait était quelque chose de si nouveau — bien qu’avivé par les péchés, les inégalités et les abus du passé — que nous ne parvenions pas à le comprendre. Ce n’était pas un coup d’État, ni une insurrection armée, ce n’était pas non plus le produit, comme cela avait pu être le cas par le passé, d’une ingérence de certains pays étrangers dans nos affaires, dans le but de renverser notre gouvernement. Estallido social  : c’est par ce terme que les médias désignaient l’événement, parce que c’était la seule chose que nous savions avec certitude  : il s’était agi d’une explosion, d’une apocalypse, du surgissement massif d’une vitalité primitive, lovecraftienne, nourrie par un étrange reflux d’énergies longtemps refoulées, qui se déversaient soudain dans le temps présent et récupéraient toutes les choses que nous avions choisi de cacher, d’oublier ou de renier. Ce fut une merveille, une sorte de miracle défiant toutes les interprétations, qui effaça en un instant la logique dominante. Un Big Bang chilien. Notre singularité à nous.

*

Le réalisateur Adam Curtis a tenté d’expliquer l’absurdité et la perte de sens dont souffrent à l’heure actuelle tant de sociétés, de mouvements sociaux et de révolutions comme étant le fruit d’une crise de l’imagination  : « C’est peut-être un moment où toutes les vieilles histoires qui donnaient un sens au monde sont en train de s’effondrer — et à ce moment-là, avant que n’apparaisse le prochain grand récit, une masse de milliards et de milliards de fragments dénués de sens s’engouffrent dans ce vide, et, l’espace de ce bref instant dans l’histoire, nous voilà immergés dans un monde totalement dénué de sens. Alors, depuis un lieu que nous ne pouvons même pas imaginer pour le moment, quelqu’un commencera à réassembler tous ces fragments d’une manière totalement nouvelle — et de là surgira la prochaine grande histoire. » L’impuissance de nos grands récits à refléter correctement ce que signifie vivre dans la deuxième décennie du XXIe siècle, et l’effondrement de ce don de Dieu qu’est notre capacité merveilleuse à transcrire le monde en mots, à donner un sens à ce qui nous entoure et à partager une histoire commune, sont certainement à l’origine de l’état de confusion et d’extrême désorientation qui est actuellement le nôtre. Mais il y a, me semble-t-il, autre chose encore. Si nous ne disposons pas d’histoires capables de nous expliquer avec exactitude, c’est parce que nous sommes emportés dans une course folle, détachés du passé sans que rien ne nous attache à une image figée de l’avenir, libres de toute contrainte en apparence, mais, en fin de compte, perdus. Victimes de la vitesse, nous sommes devenus des halcyons, des martins-pêcheurs qui plongent en piqué les yeux fermés, étourdis par leur propre élan, et fracassent à l’aveugle la surface de l’eau. Comme si nous étions devenus la proie d’un processus effréné à l’imprévisibilité presque totale. 

Nous donnons l’impression d’être sortis du livre.

En 1863, les quarante parties disputées à l’occasion du championnat du monde de dames se soldèrent toutes, sans exception, par des matchs nuls. L’explication était toute simple  : le jeu de dames avait été si scrupuleusement étudié, décortiqué et analysé dans ses moindres détails qu’on en était arrivé au point où les coups et les stratégies idéaux, les attaques et les contre-attaques, étaient tous connus, et les joueurs s’étaient rendus compte qu’il était possible de réaliser la partie parfaite en se conformant tout simplement aux étapes exposées dans une immense compilation de toutes les parties possibles, de tous les coups possibles, qu’on appelait Le Livre. Après les dames, le même processus fut appliqué aux échecs  ; toutefois, la complexité de ce jeu est si grande que, très souvent, il arrive que les deux joueurs atteignent un point critique où ils plongent dans l’inconnu, la configuration des pièces sur l’échiquier n’ayant encore jamais été observée. On dit alors que les joueurs « sortent du livre ». Or je crois que nous sommes arrivés à un tel point d’inflexion, où un afflux massif de nouveauté déferle sur l’histoire, et bien que nous ayons survécu par le passé à toute une série de bouleversements de ce type, la vitesse, l’ampleur et la force de la crise actuelle sont peut-être sans précédent.

Une certaine démence s’est immiscée subrepticement dans le monde, elle prend peu à peu de l’ampleur autour de nous.

Benjamín Labatut

L’irruption du nouveau est un processus traumatisant. Aujourd’hui, les monstres et les merveilles de la technologie et de la science nous paralysent. Nous devons faire des efforts constants pour ne pas nous noyer dans les brisants d’une interminable marée de changements, tandis que les pouvoirs politique et économique nous contraignent à la soumission à force de coups, et que les grandes entreprises qui avaient juré de ne « pas faire le mal » nous espionnent avec leurs nuées d’algorithmes. Face à cette véritable avalanche de transformations, à cette orgie de nouveauté, nous ne pouvons que trembler, comme si la tête d’une créature mythologique était en train de surgir de la mer sous nos yeux  : elle anéantit toutes nos catégories de pensée, nous fait regretter la sécurité du passé, nous force à serrer nos paupières en priant pour qu’elle passe à côté de nous, pour ne pas être consumés par le feu de son regard, et elle nous laisse isolés, frémissant dans la sécurité en vase clos de notre monde intérieur. Nous aimerions, plus que tout, la bannir dans l’enfer d’où elle est sortie. Mais nous en sommes incapables. La réalité, contrairement aux sublimes histoires d’horreur dont Lovecraft nous a fait don, ne se conforme pas à nos désirs. Elle a sa propre volonté, étrange. Nous voilà confrontés à cette angoissante question que nous ne nous posons que face à l’horreur absolue, ou lorsqu’un authentique miracle nous laisse éblouis et sans voix  : tout cela est-il réel  ? C’est ce que demandent les enfants quand ils parviennent à s’échapper du cauchemar. C’est la pensée qui nous traverse quand nous nous réveillons pris au piège dans l’épave d’une voiture après un violent accident  ; c’est aussi ce que nous ressentons, chaque jour ou presque, en allumant la télévision ou en parcourant les actualités sur notre téléphone portable  : tout cela est-il réel  ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question, car ce qui arrive autour de nous est à la fois réel et irréel. Il nous faut développer de nouvelles manières d’interagir, non seulement entre nous, mais aussi avec le déluge d’informations qui assaille nos cerveaux en permanence. Il nous faut fabriquer des histoires à partir des décombres laissés par l’effondrement de nos récits universels, jetés à bas par l’irrésistible avènement du nouveau.

Il existe des réponses évidentes à la question de savoir pourquoi notre monde est devenu à ce point incompréhensible  : quand les systèmes sont interconnectés, leur complexité s’accroît et des phénomènes émergents commencent à s’y manifester, que nul n’aurait pu imaginer, dans la mesure où ils sont le fruit de multiples interactions, de manière similaire à ce qui se passe à l’intérieur de notre esprit avec nos pensées et nos perceptions. Cette myriade de connexions entre des aspects jusqu’alors épars de l’expérience humaine peut conduire à une défaillance catastrophique de notre capacité de compréhension. Mais ce n’est qu’une partie de la réponse, en ce sens que tout système soumis à un déversement d’énergie incessant tend à présenter un comportement de plus en plus turbulent. Son évolution future devient fondamentalement imprévisible. En un mot, le chaos s’installe.

À lire aussi en format papier

«  Il suffit de lire ce texte de Labatut pour comprendre pourquoi nous avons besoin d’écrivains pour notre travail de compréhension de la réalité.  » — Giuliano da Empoli

Le chaos est une chose que l’humanité craint depuis toujours, mais il est devenu si banal, si omniprésent, que nous devrions peut-être envisager de le placer résolument au cœur d’une nouvelle vision du monde. Plus que toute autre métaphore engendrée par la science au siècle dernier, c’est le chaos qui accapare nos pensées, car il semble exprimer notre condition comme aucune forme d’ordre — aussi parfaitement équilibrée, aussi belle ou rassurante soit-elle — ne saurait le faire.

Comme bon nombre de nos plus grands accomplissements, la découverte du chaos est due à une erreur aussi simple que ses conséquences furent profondes, erreur où se conjuguent étrangement la défaillance humaine et celle de la machine  : dans les années 1960, le météorologue et mathématicien Edward Lorenz testa sur son ordinateur un modèle simplifié de simulation du climat. Son modèle était rudimentaire comparé à ceux d’aujourd’hui, réduisant l’infinie complexité du climat de notre planète à une poignée de variables telles que la température, l’humidité, la pression atmosphérique et la vitesse du vent, mais il était néanmoins capable de reproduire, dans ses grandes lignes, l’atmosphère de notre planète. Lors de son premier test, Lorenz entra à la main les valeurs de ses conditions de départ, lança la simulation, alla se chercher une tasse de café, puis revint et enregistra les résultats  ; mais lors du deuxième essai, Lorenz imprima ce qu’il croyait être les mêmes chiffres, ignorant que son ordinateur les avait arrondis à la quatrième décimale, car sa capacité d’impression n’allait pas au-delà. Lorsque Lorenz lança sa nouvelle simulation, il s’attendait à obtenir des résultats identiques, dans la mesure où il pensait avoir spécifié exactement les mêmes variables de départ. Mais il se retrouva face à une situation météorologique totalement nouvelle, très différente de la première. Il relança le processus encore et encore, obtenant à chaque fois un résultat différent, jusqu’à ce qu’il identifie l’« erreur » de l’ordinateur et comprenne alors que la plus infime modification des conditions de départ bouleversait de manière imprévisible les prédictions de son modèle. Cette sensibilité extrême, qui mène à des changements profonds, résultant de différences infinitésimales qu’aucun être humain ne saurait prédire ni suivre jusqu’à leurs conséquences ultimes, puisqu’il faut la formidable puissance d’un ordinateur pour pouvoir retracer l’évolution de systèmes aussi complexes, est au cœur même du chaos. Or, il s’agit là d’un phénomène totalement contre-intuitif  : le sens commun voudrait que de petits changements entraînent de petits effets. Mais dans le cas de son système d’équations, Lorenz avait découvert tout le contraire  : de minuscules erreurs se révélaient tout bonnement catastrophiques. Grâce à cette révélation qui allait marquer son époque, Lorenz comprit qu’il serait à jamais impossible de faire des prévisions précises à long terme, car les conditions météorologiques n’étaient qu’une des nombreuses manifestations d’un type particulier de systèmes — complexes, dynamiques, non linéaires —, qui, bien que déterministes, sont impossibles à prévoir. Ces systèmes, qui peuvent changer en un clin d’œil, et dont les résultats paraissent aléatoires, ne peuvent être régis par des équations simples  : ils exigent un nouveau type de pensée.

L’irruption du nouveau est un processus traumatisant. Aujourd’hui, les monstres et les merveilles de la technologie et de la science nous paralysent.

Benjamín Labatut

Cependant, le chaos n’est pas tout à fait ce qu’il paraît être  : il ne s’agit pas d’un simple désordre. Des lois sous-tendent bel et bien ses mouvements. Il existe des formes mystérieuses capables de retracer la merveilleuse variété engendrée par les systèmes complexes, d’étranges attracteurs qui, déployés dans le temps, battent des ailes tels de délicats papillons, qui nous aimantent et nous aspirent avec une force irrésistible. La théorie du chaos fut la troisième grande révolution du XXe siècle, avec la théorie quantique et la relativité, mais, comme c’est souvent le cas avec les sciences, ce qui s’est emparé avec férocité de l’imagination humaine, ce n’est pas l’importance que revêt la sensibilité aux moindres variations des conditions initiales, mais la notion même d’imprévisibilité, l’idée que notre monde, nos sociétés et même notre esprit ne sont pas des phénomènes que nous pouvons totalement contrôler. La notion de chaos semble suggérer qu’il y a, dans l’essence même des choses, un élément qui nous échappe et que nous ne pouvons pas voir, aussi loin que nous contemplions l’avenir, quelle que soit la puissance de notre regard.

*

À mesure que la science dévoile, patiemment, les mystères de notre univers, elle nous présente une vision de la réalité qui se révèle, paradoxalement, de plus en plus difficile à comprendre. Si ce que nous connaissons s’étend, dit-on, à la vitesse de la lumière, ce que nous ne parvenons pas à comprendre déferle à la vitesse de l’obscurité, une vitesse qui n’est pas constante mais augmente exponentiellement, comme l’énergie sombre qui désagrège notre cosmos. Aujourd’hui, quelles que soient nos croyances, nous nous méfions tous de l’ordre, de n’importe quel type d’ordre, et même ceux qui possèdent la foi soupçonnent dieu de n’être pas la divinité toute-puissante, omnisciente et aimante qu’on nous a promise dans notre enfance, mais un dieu fou qui se déchaîne contre un monde qu’il a créé, mais qu’il n’arrive pas à gouverner ni à comprendre. Cet autre dieu n’est pas sans rappeler le Démiurge des gnostiques, divinité incomplète et, en définitive, ratée, qui déverse sa fureur sur la création, un peu comme les jeunes enfants lorsqu’ils cassent les jouets auxquels ils tenaient tant quelque mois plus tôt, mais qui leur paraissent soudain ennuyeux, vieux et chargés d’une nostalgie pleine de rancœur, rappelant insupportablement le temps et la joie perdus, des objets privés de cette magie particulière qui les faisait paraître si pleins de beauté, de sens et de nécessité. Cette figure tragique d’un pouvoir absolu privé de toute compréhension, c’est ce que nous sommes nous-mêmes devenus au XXIe siècle. Et si tel est notre dieu, désormais, cela expliquerait comment chaos et irrationnalité ont pu devenir, contre toute attente, des voies d’accès au monde. Mais aussi comment des fous dangereux ont pu de nouveau se retrouver à la tête de nos États, puisqu’ils portent en eux la force de la déraison et surfent les vagues frénétiques du changement comme nulle personne dotée d’un minimum de bon sens et de décence ne pourrait le faire. Ces messagers des recoins les plus sombres de notre inconscient, ces voix tordues que l’on entend crier partout autour de nous… Sont-ce les sirènes qui nous appellent vers le naufrage et la mort  ? Ou de simples idiots pleins de bruit et de fureur, débitant des histoires sans queue ni tête  ? Ou bien s’agit-il des premiers signes avant-coureurs d’une nouvelle forme de conscience, absurde et dénuée de sens, capable de regarder par-delà la logique, dont nous aurions reçu un message que, peut-être, nous n’avons jamais voulu écouter jusqu’ici  ? Il est encore trop tôt pour le savoir. La seule chose dont nous sommes certains, c’est que la réalité ne fera que devenir de plus en plus étrange dans les décennies à venir.

En nous confrontant à l’incompréhensible image que le monde nous offre, nous trouverons peut-être une réponse à l’impérieuse question de Lovecraft  : nous élèverons-nous vers la lumière, ou nous retirerons-nous dans une grotte d’effroi  ? À l’heure de prendre notre décision, n’oublions pas les mots si éclairants de l’écrivain  : « Les hommes intellectuellement doués savent qu’il n’existe pas de distinction nette entre le réel et l’irréel  ; que les choses n’apparaissent comme elles le font qu’en vertu des délicats moyens physiques et mentaux individuels par le biais desquels nous en prenons conscience  ; mais le matérialisme prosaïque de la majorité condamne comme folie les éclairs d’une vision supérieure qui déchirent le voile commun de l’empirisme évident. » Si le spectre de l’irrationnel hantera toujours l’âme de la science, à mes oreilles en tout cas, l’appel aux armes passionné de Hilbert sonne toujours aussi juste  : nous pouvons savoir, et nous saurons.

Néanmoins, nous devrions garder à l’esprit que la science n’est pas seulement une méthode, mais également un délire métaphysique  : le délire de penser que ce monde qui est le nôtre se conforme à un ordre, un ordre que nous sommes non seulement capables de découvrir, mais de comprendre. Cela ne signifie pas qu’il faudrait renoncer aux rêves de la raison  ; simplement, nous devrions aussi chérir nos cauchemars, car il se pourrait bien qu’en tant que civilisation, la seule chose à laquelle nous puissions aspirer, c’est de nous réveiller à l’intérieur de ces songes. Pour ce faire, il serait peut-être bon de nous inspirer des leçons que nous a laissées l’illumination délirante de Philip K. Dick  : que parfois, devenir fou est une réponse appropriée à la réalité, que la vérité et la folie sont peut-être les symptômes de la même maladie, et que le prix que nous payons pour accéder à la connaissance est la perte de la compréhension.

La Cure de la folie

Un homme, tête basculée en arrière, la pointe d’un couteau entaillant le haut de son front pour dévoiler une pierre  : la Pierre de la folie.

Le malheureux tend le cou pour regarder le chirurgien debout derrière lui, et ses yeux se révulsent au fond de leurs orbites, de plus en plus profondément, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le blanc de ses sclères, tandis qu’il s’écrie, Prends garde  ! Prends garde  ! Dieu te voit  !

Un moine tonsuré se dresse devant le patient  ; vêtu d’une robe de velours noir, il tient dans sa main gauche un pichet en métal tandis que la droite est suspendue près de la tête du patient, comme dans un geste de bénédiction. Dans son dos, une nonne penchée en avant, les deux coudes calés sur une table en pierre finement ciselée, contemple l’homme en train de subir la macabre trépanation avec une expression de dégoût,  ; à moins qu’il ne s’agisse d’une simple lassitude, de cette fatigue immense que l’on éprouve devant le non-sens absolu du monde. Sa joue est posée sur la paume de sa main, et un grand livre relié de cuir repose en équilibre précaire sur sa tête, recouverte d’un long voile blanc qui illumine ses traits sévères et lui tombe jusqu’à la taille. La religieuse ne semble pas du tout impressionnée par l’horrible incision que le chirurgien a ménagée dans le crâne du patient — mais n’est-ce pas une tulipe que l’on voit surgir de la plaie toute fraîche  ?

L’infortuné soumis à cette étrange procédure médiévale porte une tunique aux manches bouffantes, des collants écarlates. Il est assis au beau milieu d’un champ, sur ce qui ressemble à un banc d’église ou un confessionnal scié en deux, ses doigts agrippés aux accoudoirs, tandis que le chirurgien — même s’il serait plus exact de le qualifier de tortionnaire ou de bourreau — qui pratique la trépanation a une grande cruche en bois, ou en céramique peut-être, pendue à la ceinture de cuir noir passée autour de sa taille, la tête non pas abritée sous une calotte ou un chapeau, mais couronnée d’un gigantesque entonnoir métallique pointé vers les cieux.

Cependant, le chaos n’est pas tout à fait ce qu’il paraît être  : il ne s’agit pas d’un simple désordre. Des lois sous-tendent bel et bien ses mouvements.

Benjamín Labatut

On trouve ces quatre personnages dans un petit tableau exposé au musée du Prado, qui passe quasiment inaperçu de la plupart des touristes, puisqu’il est accroché à côté du Jardin des délices, le triptyque autrement plus célèbre de son créateur, le grand maître hollandais Jérôme Bosch. Avec ses trois immenses panneaux recouverts de scènes psychédéliques de la Terre, du Paradis et de l’Enfer, Le Jardin des délices est un joyau unique de l’art médiéval, éclipsant à peu près tout ce qui l’entoure, non seulement dans cette salle, et même cet étage, mais peut-être dans tout le reste du musée. Le petit tableau de Bosch qui l’accompagne est plus modeste par la taille — il ne mesure que 48 cm de haut —, mais tout aussi ambitieux pour ce qui est du thème  : connu sous deux noms différents, La Cure de la folie ou L’Extraction de la pierre de folie, il représente une vieille superstition du Moyen Âge, l’idée que la démence et l’idiotie étaient causées par une hypothétique pierre qui pouvait venir se loger, ou peut-être pousser d’elle-même, dans notre boîte crânienne. Dans le tableau de Bosch, la pierre que le chirurgien coiffé d’un entonnoir s’efforce de retirer de la tête du patient a été remplacée par un bulbe, dont nous pouvons supposer avec une quasi-certitude qu’il s’agit d’une tulipe, puisqu’une fleur de cette espèce — de couleur amande et déjà à demi fanée — est posée sur la table qui soutient les bras fatigués de la nonne. Consacrant à cette toile un passage de son essai Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault écrit  : « N’oublions pas le fameux médecin de Bosch plus fou encore que celui qu’il veut guérir — toute sa fausse science n’ayant guère fait autre chose que de déposer sur lui les pires défroques d’une folie que tous peuvent voir sauf lui-même. » 3

*

J’évoque souvent la folie dans mes écrits, et c’est peut-être pour cette raison qu’à chaque fois que je publie un livre, des hommes et des femmes étranges surgissent soudain d’un peu partout. Me voient-ils comme l’un des leurs  ? Désirent-ils ardemment que quelqu’un écrive les éloges de leurs idées dérangées  ? Se sentent-ils justifiés, vus, appréciés  ? Ou bien sont-ils tout simplement incapables de se contrôler — comme cela arrive si souvent, aux gens saints d’esprit comme aux fous  ? L’un de mes livres traite d’une série de découvertes scientifiques défiant toute logique, qui ont, chacune à leur manière, transformé en profondeur notre vision du monde. À sa sortie, j’ai été contacté par plusieurs personnes  : un jeune homme très enthousiaste m’a écrit pour me demander si par hasard, j’avais entendu parler de la « dématérialisation », pratique que, selon lui, les Mayas avaient employée pour échapper au temps, et qui avait été redécouverte dans les années 1960 par un neurophysiologiste mexicain qui, un jour, était entré dans son laboratoire et avait disparu sans laisser de traces  ; un certain John, originaire du Vermont en Nouvelle-Angleterre, m’enjoignait instamment de lire ses réflexions — profanes, et fières de l’être — sur les « quarks comme structures tétriques interconnectées », les « forets dimensionnels » et la manière dont « les elliptiques révèlent des informations qui permettent aux univers d’évoluer à partir d’un point »  ; un médecin chilien portant un patronyme allemand m’invitait à prendre un café, convaincu que cela me ferait du bien de parler à une « personne normale et ordinaire »  ; mais le message le plus curieux de tous m’est venu d’une femme, dont j’omettrai ici le nom, pour des raisons qui ne tarderont pas à devenir évidentes.

Elle l’avait envoyé à mon traducteur anglais, qui s’est empressé de me le faire suivre, accompagné d’un petit mot plein d’ironie  : « Bon, je reçois à l’instant cet e-mail de la part d’une personne manifestement folle. »

Bonjour, 

Tu es un meilleur écrivain que moi, et je respecte ton travail, mais j’ai quelques problèmes avec une personne qui a pris tout ce que j’avais soumis à une communauté de bêta-lecteurs en ligne, l’a remanié vite fait et l’a vendu à des gens qui, maintenant, s’en servent pour « construire leur marque littéraire ». Je suis sûre que tu n’as pas la moindre idée de comment cette personne opère, mais je pense que tu sais peut-être qui il est, puisque tu as été formé par la même communauté axée sur la sécurité. Si tu pouvais faire quelque chose pour m’aider ou me conseiller dans cette affaire, je t’en serais vraiment reconnaissante. Partout où je me tourne, je me heurte à un mur. Cette personne a fait réécrire mon premier roman en trois versions différentes  : la première est sortie en autoédition, une autre a été publiée récemment par l’auteur à succès Matt Haig, et la troisième, qui sortira au printemps, est présentée comme un « roman novateur et ultra-conceptuel » écrit par une jolie jeune femme étudiante dans une école d’art floral, mariée à un homme quelque peu négligent qui voyage beaucoup. Je te contacte parce que le roman que tu as traduit récemment semble s’être inspiré d’une chose que j’ai postée sur cette communauté littéraire en ligne. Il ne s’agit clairement pas d’un plagiat, et il aborde le sujet sous un autre angle, mais j’ai appris à prêter attention aux similitudes inhabituelles, et à m’appuyer dessus pour formuler des hypothèses sur la manière dont les idées se propagent à travers les gens. L’une des idées que j’ai développées dernièrement est qu’il existe un marché noir pour les livres que les personnes comme toi sont engagées pour écrire, et que ces livres sont vendus à des gamins chiliens riches et stupides qui veulent avoir l’air intelligents. Ce n’est pas mon problème, mais je voulais que tu saches que la personne qui est derrière tout ça vole une grande partie de sa matière première à des gens comme moi.

Ce message m’a d’abord paru très amusant — étais-je donc le gamin chilien riche et stupide qui voulait avoir l’air intelligent  ? —, mais ensuite, je suis devenu de plus en plus obsédé par cette femme. J’ai passé des jours entiers à regarder les vidéos qu’elle avait téléchargées sur YouTube, et dévoré son blog avec une curiosité morbide, après avoir cliqué sur le lien affiché tout en haut de sa page d’accueil  :

Cliquez ici

pour voir le contenu de ma tête.

Elle écrivait qu’elle avait été chercheuse en physique pendant vingt ans, et dans ses posts, elle intégrait souvent des graphiques qui représentaient les similitudes repérées, en termes de nœuds dramatiques, entre ses romans autopubliés et ceux d’écrivains aussi prestigieux que Kazuo Ishiguro  ; elle croit dur comme fer que nombre de romans à succès n’ont pas été écrits par des êtres humains, mais « moissonnés », fabriqués par des logiciels d’intelligence artificielle qui extraient leur matière brute de contenus siphonnés sur Internet. Ce que j’ai trouvé particulièrement intrigant, car l’e-mail qu’elle avait envoyé à mon traducteur était rédigé d’une manière si particulière qu’il me semblait avoir été produit par un de ces logiciels  : son étrange grammaire, ses délires paranoïaques, ses appels à l’aide suivis d’insultes bizarrement formulées, tout cela semblait faux, comme une imitation. L’unique « preuve » dont je disposais qu’il s’agissait bien d’une personne réelle, c’étaient ses vidéos  : sur ces images, son visage — elle est blonde, la peau claire, très belle, la quarantaine, avec les doux maniérismes langagiers d’une artiste ASMR — était légèrement déformé par toute une série d’effets de lumières et de filtres, mais elle semble vraiment très réelle, impression renforcée, sans doute, par le délire de persécution qui transparaît de manière si évidente lorsqu’elle se lance dans d’interminables diatribes sur ses sujets de prédilection  : le plagiat littéraire, les cabales secrètes, les agents infiltrés, les gens qui, de l’intérieur comme du dehors, font tourner les magouilles du monde de l’édition. Les histoires que je lisais sur son blog débordaient elles aussi de paranoïa, de haine de soi et d’humiliation  : l’un de ces récits, particulièrement grotesque, décrivait une femme prisonnière d’un sous-sol dont le soupirail donne sur la rue  ; les hommes de passage urinent souvent à travers la fenêtre ouverte, et non seulement la femme finit par s’y habituer, mais elle recherche volontairement l’endroit précis où tombe l’urine, car elle se sent ainsi « reconnue par ceux d’en-haut ».

Dans nombre de ses posts, elle dénonce ce qu’elle appelle la « culture des dévoreurs de mort » qui caractériserait le milieu de l’édition, une industrie qui — selon elle — survit à la manière d’un parasite géant, en se nourrissant de la créativité de talentueux inconnus qu’elle laisse vides et ratatinés, vidés de leur substance par des systèmes de plagiat automatisés. Accablée par la méchanceté dirigée, ressent-elle, contre sa personne et ses romans, elle en vient même à douter de sa propre existence, du moins aux yeux de son ennemi juré, l’hydre à mille têtes du monde éditorial. « Me croient-ils morte  ? », s’interroge-t-elle tout haut dans l’une de ses vidéos. « Hé, les dévoreurs de mort  ! s’écrie-t-elle. Je ne suis pas encore morte  ! » Ce qui confère un semblant de solidité à ses délires par ailleurs déroutants, c’est sa formation scientifique  : elle dit qu’elle a été chercheuse post-doctorante en physique des accélérateurs, et j’ai retrouvé plusieurs de ses articles en ligne portant sur la dynamique des faisceaux, les lasers à électrons libres et la génération d’harmoniques par écho. En tant que scientifique, elle croit aux chiffres et met en garde ses plagiaires contre le fait qu’ils ne peuvent échapper au regard froid et impitoyable des mathématiques. Les chiffres ne mentent pas, dit-elle, et une minutieuse analyse statistique démontre que son premier roman a bel et bien été copié, non pas une fois, ni deux, mais à plus de six reprises déjà, depuis qu’elle l’a autopublié sur Amazon, en 2018. « Désolée, gens du livre, mais il existe un truc qui s’appelle les mathématiques, et quand livres et maths entrent en collision — prévient-elle —, la fête est finie  ! » Bien que s’appuyant sur les mathématiques, ses arguments n’ont rien de convaincant  : si elle identifie effectivement de nombreuses coïncidences entre les principaux nœuds dramatiques de ses romans et ceux écrits par les auteurs qu’elle accuse de violation du droit d’auteur (elle prétend avoir identifié 280 points de recoupement entre le livre de William Gibson, Agency, et son propre roman), ces coïncidences semblent trop générales, et pourraient s’appliquer à une infinité d’œuvres. En outre, elle use et abuse d’une foule de métaphores et de concepts scientifiques relevant d’autres disciplines, telles que la neurologie et la biologie, dans sa volonté d’étayer ses visions chimériques — « la mémoire de travail humaine n’est capable de gérer qu’environ 14 éléments d’intrigues consécutifs », répète-t-elle, encore et encore, cherchant sûrement, par la simple vertu d’une incantation répétée, à investir ce simple factoïde d’un vaste et incontestable pouvoir, afin de le brandir ensuite contre ses ennemis — mais elle s’empêtre dans des concepts qui outrepassent à l’évidence sa capacité de compréhension, et les tricotent ensemble de manière peu orthodoxe. Le résultat final est un fascinant patchwork, assemblage de plus en plus étrange de coïncidences et de chiffres, sans aucun lien entre eux, qu’elle amalgame afin de créer un ordre particulièrement séduisant, non pas en dépit de sa nature chaotique, mais précisément à cause d’elle. Un schéma émerge des chiffres. Tout se recoupe  ! Bien qu’elle soit parfaitement au fait des dangers qu’il y a à sélectionner les données qui viennent confirmer une hypothèse de départ, elle refuse purement et simplement de croire que les similitudes sur lesquelles se fondent ses doutes puissent être le fruit d’une pure coïncidence. Puisque l’ordre suggère l’intelligence, les coïncidences laissent deviner une intention, et une ligne bien nette et droite de points sur un graphique indique le chemin menant à l’indéniable vérité. Mais si un petit démon, ou un ange du chaos malveillant, alignait des miettes de pain pour qu’elle les suive  ? Et si l’ordre qu’elle discerne si clairement n’était rien d’autre qu’un cruel hasard  ? Fidèle à son penchant scientifique, elle a donc élaboré une sorte d’expérience visant à démontrer l’un de ses arguments  : qu’il est non seulement beaucoup plus facile et rapide de créer un roman en copiant le travail d’un autre, mais que la copie peut sans peine surpasser l’original. Pour ce faire, elle a pris le roman d’un de ses plagiaires présumés — un livre dont elle est intimement persuadée qu’il doit beaucoup à son propre travail — et en a rédigé une nouvelle version en moins de cinq jours. Elle n’a eu aucun état d’âme à le faire  : après tout, de son point de vue, elle ne faisait que copier son propre travail, et, ce faisant, non seulement elle réparait une injustice, mais elle récupérait ses mots — les sauvait, en quelque sorte. Fascinée par ce plagiat d’un plagiaire, elle a imaginé toute une série de livres, une grande saga produite sans guère d’effort, un formidable gisement inexploré qu’elle avait incontestablement le droit d’exploiter. La vie tout entière ne fonctionne-t-elle pas ainsi, se demandait-elle, et ne devrais-je pas tirer avantage de ces mêmes mécanismes que mes ennemis utilisent pour me nuire  ? Les règles ne sont pas équitables, après tout, et le jeu est truqué en sa défaveur  : elle n’a pas facilement accès aux logiciels d’intelligence artificielle que ces éditeurs malveillants utilisent pour lui voler ses idées. Cette forme d’écriture bizarre dans laquelle elle bascule, ce serpent qui se mord la queue, crée toutes sortes de paradoxes, et l’on y reconnaît clairement ces étranges boucles dont la folie raffole. Après tout, les sinueux chemins de la déraison possèdent une beauté attrayante, quasi organique, un irrésistible attrait qui fait presque entièrement défaut aux lignes droites de la logique et aux liens de cause à effet, si ternes.

Un exemplaire unique pour nos soutiens

Pour marquer le centenaire du Procès de Kafka, nous offrons à nos abonnés soutiens une nouvelle édition hors commerce de son chapitre «  Dans la cathédrale  ».

«  Le vrai roman d’anticipation sur l’IA est Le Procès de Kafka, dans lequel personne ne comprend ce qui se passe, ni l’accusé, ni même les juges qui le mettent en examen, et pourtant les événements suivent leur cours inexorable.  » — Giuliano da Empoli

Mais le monde se défend contre l’incohérence dont elle fait preuve  : elle avoue qu’elle s’est fait exclure par des sites aussi populaires que Reddit et LessWrong — ce dernier se définissant comme une communauté en ligne dont l’objectif est d’« améliorer le raisonnement et la prise de décision ». Elle en a donc été bannie, ses posts condamnés, signalés ou effacés, et plusieurs utilisateurs ont exprimé leur inquiétude que ses idées et théories puissent se populariser, en raison du risque évident que ces croyances paranoïaques — pour reprendre ses propres termes — se « répandent à travers les gens ». Mais elle trouve toujours de nouveaux endroits où poster ses messages, ou se retire dans la sécurité de son blog, où elle n’a pas à se confronter aux critiques, ni à étouffer le chœur des voix qui s’élèvent contre elle, et semblent toutes s’accorder sur le même diagnostic sans appel  : « cliniquement paranoïaque ». Tout en niant la validité des critiques dont elle est l’objet, elle n’est pas dépourvue d’une certaine lucidité sur elle-même  : de temps à autre, elle s’interroge sur sa santé mentale, remet en question ses conclusions, émet des doutes et tente d’invalider ses propres arguments, mais sans enthousiasme. À ses yeux, le grand mystère, la seule question à laquelle elle ne trouve pas de réponse appropriée est pourquoi. Pourquoi tout cela lui arrive-t-il à elle  ? Pourquoi tant d’auteurs la copient-ils  ? « Cela arrive-t-il à de nombreuses personnes, s’interroge-t-elle, ou bien les gens qui ont utilisé mon livre comme modèle ont-ils un but caché  ? Je n’ai aucun moyen de le savoir. » La réponse la plus simple — que personne ne l’a plagiée et que, d’ailleurs, seule une poignée de personnes, tout au plus, a jamais lu ses romans — est pour elle impossible à envisager et encore plus à accepter, ce qui peut se comprendre. Qui pourrait le lui reprocher  ? Qui d’entre nous n’a jamais ressenti — ou ne ressent encore — l’effroi de cette épée dressée au-dessus de nos têtes, le doute atroce que, peut-être, nous ne valons rien, que nous n’avons aucun talent, que quoi que nous fassions nous ne parviendrons jamais à créer quelque chose qui en vaille la peine, quelque chose de beau, de précieux  ? Qui n’a pas peur d’être invisible  ? Qui ne recherche pas la reconnaissance, en sachant que s’il relève la tête, ne serait-ce qu’un instant, il risque de devenir un objet de moquerie  ? Nous sommes si nombreux à écrire avec la sensation que nous ne faisons que creuser un trou sous nos pieds, alors même que nous nous efforçons désespérément d’étayer les murailles de nos châteaux dans le ciel, qui déjà se dissolvent parmi les nuages. Je ne pouvais donc m’empêcher de compatir avec elle, même après qu’elle a posté une nouvelle vidéo, que j’ai regardée alors que l’écriture du présent texte était encore en cours, et où non seulement elle tournait en dérision mon livre, mais se moquait aussi de mes tatouages, de mes cheveux, de mon blouson en cuir, et laissait entendre que mon pays d’origine, le Chili, était un trou paumé si arriéré que je n’aurais jamais pu y avoir accès aux livres et autres documents qui m’auraient été nécessaires pour écrire l’ouvrage en question. Il lui semblait inconcevable qu’un tel travail ait pu être réalisé en dehors d’une institution académique, de sorte que la seule explication qu’elle avait pu trouver était que je ne l’avais pas écrit moi-même, évidemment, mais « acheté au marché noir pour impressionner [mes] parents ou [ma] petite amie ».

Comme dans tous ses écrits ou presque, j’ai trouvé des perles cachées parmi ses nombreuses erreurs factuelles, ses interprétations erronées, ses folles hypothèses tirées par les cheveux et ses délires purs et simples  : au milieu de cette vidéo, elle se demande si deux des scientifiques dont j’avais parlé dans mon livre — Karl Schwarzschild, la première personne à avoir trouvé une solution exacte aux équations de la relativité générale, à l’intérieur de laquelle, à l’insu de son auteur, était tapi ce monstre invisible, endormi  : le trou noir  ; et Alexander Grothendieck, ce mathématicien extraordinaire qui a révolutionné la géométrie dans la deuxième moitié du XXe siècle, avant de disparaître au fin fond des Pyrénées, de rejeter pour de bon les mathématiques et de sombrer dans le mysticisme et la folie — avaient réellement existé ou s’ils étaient de pures inventions, imaginées par d’autres scientifiques anonymes pour servir de visages à des travaux qui seraient, sinon, restés ignorés et méconnus  ; « L’un des moyens de sauvegarder une œuvre qui, en temps normal, tomberait dans l’obscurité, spécule-t-elle, est de le publier sous un nom célèbre. » Alors que trois minutes sur Internet lui auraient suffi pour tordre le cou à ces étranges soupçons, et que deux minutes supplémentaires lui auraient même permis de localiser les sources que j’ai utilisées pour mon livre, et qui sont toutes accessibles en ligne, elle se précipite en avant, incapable de se confronter aux contradictions de sa propre pensée, se trouvant sans cesse de nouveaux ennemis et de nouvelles manières d’entretenir ses délires, et se déchaîne contre moi, un parfait inconnu, en me couvrant d’insultes et d’accusations ridicules, quoique amusantes. Certaines des piques qu’elle lançait contre mon livre (« On dirait que ce n’est pas l’œuvre d’une seule personne », « … le premier chapitre donne l’impression d’avoir été écrit par un vieil Allemand ») m’enchantaient car, s’il ne tenait qu’à moi, j’adorerais devenir une entité composite, une légion d’écrivains germaniques dotés d’un fort accent habitant dans un seul et même corps, mais en examinant avec attention un échantillon du livre qu’elle m’accusait d’avoir copié, je n’ai pas trouvé, dans sa trame, le moindre fil commun, ni la moindre raison pour elle (bien que la raison ne soit décidément pas, en l’occurrence, la faculté à l’œuvre) de me mettre dans le même sac que le ramassis de pies qui volaient soi-disant son travail. Malgré le vitriol de ses propos, je n’arrivais pas à la juger sévèrement, la principale raison en étant que, de temps à autre, elle est capable d’écrire des phrases emplies d’une beauté envoûtante, comme celle qu’elle consacrait au dernier chapitre de mon livre, évoquant la rencontre entre un homme qui promène son chien et un mathématicien à la retraite qui consacre les dernières années de sa vie à s’occuper d’un jardin, où il ne travaille que la nuit, sur les hauteurs des Andes chiliennes  ; mathématicien dont le but et le destin ultimes, que j’ignorais totalement, car il me faut bien reconnaître que je ne l’avais utilisé que comme un simple accessoire, un dispositif littéraire, sans lui conférer l’épaisseur d’un véritable personnage, étaient merveilleusement mis en mots par cette femme  : « On peut finir jardinier de nuit, chargé d’élaguer les pousses indésirables de l’arbre de la connaissance. » 

En étudiant la vidéo qu’elle avait consacrée à mon livre et sa transcription sur son blog, j’ai pris conscience que la chose la plus cruelle qu’elle écrivait à mon sujet semblait s’ajuster à son propre travail tel un chausson de verre étincelant  : « Si vous zoomez sur le texte, dit-elle, ce ne sont que des mensonges, des mensonges ridicules, et pourtant si vous dézoomez, une vérité parvient à être transmise, et c’est très troublant. » Dans le cas de cette femme, la vérité est que, quoique manifestement détraquée et en proie à une grave confusion, elle ne fait que ce que tous, nous sommes contraints de faire, surtout de nos jours  : elle tente désespérément de construire son propre sens du monde. Dans son univers privé, le plagiat est la force dominante. Car ce ne sont pas seulement les écrivains qui se volent entre eux  : selon elle, Einstein a volé ses idées à son épouse, Newton a chipé à Hooke et Leibniz tout ce qu’il a accompli, Planck a pillé Boltzmann  ; Galilée, Giordano Bruno  ; Feynman, Gell-Mann  ; Heisenberg, Emmy Noether  ; quant à Erwin Schrödinger, que j’avais moi-même évoqué dans mon livre, il n’a pas réellement dérivé la fameuse équation qui porte son nom, mais l’a piquée à une certaine Sophie Germain, qui l’avait inventée plus d’un siècle plus tôt. Du fait de son implacable monomanie, tout lui semble être la copie d’une copie d’une copie, et mettre au jour l’original, retrouver le vrai pour le distinguer des ersatz et des innombrables simulacres n’était pas seulement d’une difficulté extrême — c’était impossible.

Dans toute cette affaire, je n’arrive pas à distinguer qui est le médecin, qui le moine, qui le patient, qui la nonne, et lequel d’entre nous porte la pierre de folie sur son front.

Benjamín Labatut

Ce qui m’attriste le plus, c’est qu’en écrivant ces lignes, j’ai l’impression de donner une réalité à certains de ses délires. Je suis en train de m’approprier ses idées, j’utilise ses mots et les remanie pour qu’ils s’adaptent à mes propres objectifs. En ce sens, je la trahis. Mon unique consolation est que c’est elle qui est venue me trouver, elle a écrit à mon traducteur, de sorte que ce dialogue — qui est, je le reconnais volontiers, plutôt à sens unique — a été initié par elle. Ce type particulier de paranoïa clinique est généralement facile à écarter  ; bien que son délire soit vaguement étayé par les méthodes et métaphores de la science, l’usage irresponsable qu’elle fait des chiffres et sa capacité à tisser des théories abracadabrantes, que la moindre analyse sérieuse ferait s’effondrer, témoignent d’un esprit en train de se désagréger, qui s’en prend à des hommes et des femmes de paille  ; pourtant, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle n’est pas la première — et ne sera pas la dernière — à se servir de la science comme d’une simple béquille. Combien de personnes, combien d’organisations, d’entreprises et de gouvernements ont placé une foi aveugle dans les chiffres, et cru en la solidité de « faits bruts et avérés », alors même qu’ils étaient engagés sur le chemin de la folie  ? Ils sont trop nombreux pour être cités ici. Je savais pertinemment qu’il fallait que j’arrête et que je prenne mes distances, mais j’avais beau essayer, je n’arrivais pas à la chasser de mon esprit. Existait-il un moyen d’aider cette femme  ? Je me demandais si elle avait déjà suivi un traitement quelconque. Et ses proches, alors  ? Comment faisaient-ils face à ses divagations  ? Dans son blog, elle évoquait un mari et des enfants, des voisins aussi avec lesquels elle partageait son travail, mais comment savoir s’ils étaient seulement réels  ? J’ai pensé la contacter, mais j’ai aussitôt tourné le dos à ce désir, craignant que sa folie ne vienne, d’une manière ou d’une autre, contaminer mon propre monde, comme cette femme avait déjà, à l’évidence, envahi mes pensées. La folie, après tout, court dans ma famille  : mon arrière-grand-père a fini à l’asile psychiatrique. Ma grand-mère était probablement bipolaire. Elle s’est jetée par la fenêtre du neuvième étage, quand j’avais huit ans, mais ce n’est qu’au mitan de ma vingtaine qu’on m’a parlé de son suicide, car mon père craignait que la pulsion suicidaire soit en quelque sorte contagieuse. Peut-être n’avait-il pas tout à fait tort, d’ailleurs  : sans avoir jamais soupçonné que sa mort puisse avoir quelque chose d’étrange, je me suis pourtant mis à faire, peu de temps après ses funérailles, des cauchemars où je sautais dans le vide du haut d’un grand immeuble.

Chaque fois que je pensais à cette étrange écrivaine enfermée dans sa psychose, criant sa rage contre le monde, des images de La Cure de la folie, le tableau de Jérôme Bosch, me revenaient à l’esprit, et je me demandais ce que j’aurais fait si j’avais eu le scalpel du chirurgien au creux de ma main et le crâne de cette femme devant moi. Aurais-je découpé sa peau, et perforé son crâne pour tenter d’atteindre son esprit malade afin d’en arracher la racine de la folie qui était en train de s’y développer  ? Et cela aurait-il servi à quelque chose  ? Disposons-nous d’un véritable remède aux troubles dont elle souffre, ou devons-nous nous résigner à la dureté de l’équivalent contemporain de la trépanation dépeinte par Bosch dans son tableau — cette rivière de drogues et de substances chimiques dont nous inondons les systèmes nerveux de tant d’hommes et de femmes fragiles, vivant aux confins de la raison, dans notre vaine tentative de juguler et de contrôler l’imagination fantastique des paranoïaques, les rêves dangereux des personnes en proie au délire, et les fantasmes débridés des déséquilibrés ? Pourrons-nous jamais extraire la Pierre de folie  ? Serons-nous un jour capables de déraciner pour de bon ce bulbe malin, par quelque procédure physique ou psychologique  ? Sur ce point, je ne puis que donner raison à Foucault  : le simple fait d’essayer est le signe d’un délire, d’une raison qui s’aventure au-delà de ses limites, d’une médecine et d’une science outrepassant les leurs, car quand bien même nous devions y parvenir un jour, nous ne ferions que nous amputer d’une partie de nous-mêmes.

Mais peut-être le titre de cette peinture nous induit-il en erreur. Peut-être le chirurgien n’est-il pas en train d’extraire une pierre, mais d’implanter quelque chose  : une tulipe, une fleur qui, en pleine floraison, jaillira de la tête du patient, dressée sur sa longue tige dépourvue de feuilles  ; une fleur qui, en déployant ses pétales pâles et cireux, ramènera les fruits empoisonnés quoique fertiles de la folie dans notre monde, hors de la terre où nous avions tenté de les enfouir, les rendant à cette lumière où, à n’en pas douter, ils sont à leur place, rejaillissant du néant où la raison a jugé bon de faire disparaître tout ce que nous ne pouvons accepter, tout ce que nous ne pouvons comprendre et tout ce qui nous rappelle que nous, qui avons conquis la face de la Terre, qui avons plongé dans les abysses de l’océan et voyagé par-delà les confins de notre atmosphère jusqu’au vide où seules les étoiles peuvent vivre, contenons une légion d’anges et de démons qui ne seront jamais totalement sous notre contrôle, quels que soient les progrès que nous pourrons faire. La fragilité, la démence, la créativité et le génie ne cesseront jamais de nous ronger, de nous ensorceler et de nous enchanter, de nous horrifier et de nous terroriser, parce qu’ils nous montrent nos multiples visages, non seulement les profondeurs les plus obscures de la dépravation, mais également la nature quasi miraculeuse de ce que nous considérons comme une chose banale et ordinaire  : notre sens commun. Bien qu’il y ait à n’en pas douter de réels dangers à laisser les esprits de l’irrationalité errer librement, insouciants et sauvages, nous ne pouvons pas les bannir entièrement, car non seulement cela nous appauvrirait à bien des égards, mais il est même possible que, sans eux, nous ne survivions pas.

En lisant les mots et en écoutant la voix douce, chuchotante, de cette femme perdue dans les ténèbres, je ne peux m’empêcher de me demander si nos vies ultra-connectées ne conduisent pas à un nouveau type de démence, une sorte de folie contagieuse qui s’insinue peu à peu dans le monde, érodant l’étroite barrière qui sépare les faits de la fiction, et la réalité de l’imaginaire. Aujourd’hui, nos expériences personnelles, mais aussi le paysage créé par nos médias, semblent toujours voilés, teintés d’une certaine incrédulité, de l’étrange sentiment que le monde a perdu quelque chose d’essentiel. Mais ma propre vie m’a appris qu’il vaut mieux ne pas trop s’attarder sur ces choses, ni trop y penser  ; une fois passée mon obsession passagère pour cette femme, j’ai donc tout simplement décidé de l’oublier, et de me remettre à écrire, d’autant que dans sa notice biographique, elle avouait douter elle-même de sa propre santé mentale  : « Peut-être que je suis folle, écrit-elle. Je parie que si la personne que j’étais il y a vingt ans voyait mes vidéos, elle en conclurait que j’ai perdu la tête. » Si bien que j’ai cessé de la regarder, et me suis efforcé de chasser son image de mes pensées. Mais un jour, par le plus grand des hasards, je suis tombé sur un article publié dans le New York Times.

POURQUOI DIABLE QUELQU’UN VOLE-T-IL DES MANUSCRITS NON PUBLIÉS  ?

Une escroquerie par hameçonnage ciblant auteurs, agents littéraires et éditeurs, grands et petits, et dont les motifs et objectifs demeurent inexpliqués, sème le trouble dans le monde de l’édition.

Cet article mettait en garde contre une mystérieuse opération de phishing affectant l’ensemble du monde éditorial, et racontait comment des auteurs à succès comme Margaret Atwood et Ian McEwan, mais aussi des écrivains inconnus et non publiés, avaient été amenés, par divers subterfuges, à partager ou à céder leurs manuscrits. Le plus stupéfiant dans cette affaire était qu’à ce jour, les manuscrits en question ne semblaient pas être réapparus sur le marché noir ou le dark web, et qu’aucun paiement ni aucune rançon n’avaient été exigés. Qui faisait tout cela  ? Et surtout, pourquoi  ? L’article n’apportait pas de réponses.

J’ai tout de suite pensé à ma mystérieuse inconnue. Qu’a-t-elle bien pu ressentir en lisant cette nouvelle  ? L’a-t-elle vécue comme une victoire, le monde s’alignant enfin sur ses délires  ? Ou bien a-t-elle eu l’effet exactement inverse  : la terrible confirmation de ses pires craintes, la preuve irréfutable que les forces obscures qui s’acharnent à la détruire sont absolument réelles  ? Je ne le saurai jamais. Bien que j’aie souvent songé à la contacter, je sais qu’il vaut mieux la laisser tranquille, car dans toute cette affaire, je n’arrive pas à distinguer qui est le médecin, qui le moine, qui le patient, qui la nonne, et lequel d’entre nous porte la pierre de folie sur son front.

Sources
  1. Cahiers de prison (Quaderni del carcere), 1929 — 1935, trad. M. Aymard et F. Bouillot, Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 1996.
  2. Le mythe de Cthulhu [Denoël, 1928], trad. J. Papy, S. Lamblin et Y. Rivière, J’ai lu, coll. Imaginaire n° 4176, pp. 5-6.
  3. Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1972, p. 37.
Crédits
© 2021 ExLibris S.p.A.

30.12.2025 à 20:07

Poutine a souhaité une bonne année à 36 dirigeants — dont Trump, le pape Léon XIV et Orbán

Marin Saillofest
img

Vladimir Poutine a adressé ses meilleurs vœux pour l’année 2026 à 36 chefs d’État et de gouvernement. La liste — qui inclut désormais Donald Trump — des dirigeants ayant reçu un appel ou une carte dessine les contours d’un monde vu comme épousant ou, du moins, respectant les « valeurs » traditionnelles prônées par le président russe.

L’article Poutine a souhaité une bonne année à 36 dirigeants — dont Trump, le pape Léon XIV et Orbán est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Lire plus (469 mots)

L’an dernier, Vladimir Poutine n’avait pas adressé ses vœux au président du gouvernement slovaque, Robert Fico, pourtant un proche qui s’est par la suite rendu à Moscou, en mai, pour les célébrations du Jour de la Victoire. Il était ainsi l’unique dirigeant d’un État membre de l’Union présent, puisque même Viktor Orbán, lui aussi convié, avait préféré décliner cette invitation trop risquée politiquement.

Le président russe a rectifié cet oubli cette année.

  • Ainsi, deux dirigeants d’États membres de l’Union en poste, Fico et Orbán, ont reçu les vœux de Poutine cette année.
  • L’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder a également reçu une lettre ou un télégramme, tout comme l’ancien dirigeant cubain Raúl Castro, Robert Kotcharian, Noursoultan Nazarbaïev et Serge Sarkissian.

L’ancien président bolivien Luis Arce, placé en détention provisoire pour des faits de corruption au début du mois de décembre, est le seul dirigeant à ne pas avoir reçu les vœux de Vladimir Poutine cette année, alors qu’un message lui avait été adressé l’an dernier. Arce, qui a quitté la présidence le 8 novembre, avait été l’un des rares dirigeants d’Amérique latine à ne pas condamner le lancement de l’invasion de l’Ukraine de février 2022. Lui et son gouvernement ont refusé d’attribuer la responsabilité de la guerre à Moscou.

Cinq nouveaux dirigeants, qui ne figuraient pas sur la liste du président russe en 2024, ont fait leur apparition cette année.

  • Pour la première fois depuis 2022, un président d’un des pays du G7, Donald Trump, a reçu les meilleurs vœux de Poutine pour la nouvelle année.
  • Si Biden, Trump et Obama figuraient auparavant sur cette liste, même après l’annexion de la Crimée en 2014 et l’imposition de sanctions par Washington, cette pratique avait cessé suite à l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. 

En plus de Fico et Trump, le président éthiopien Taye Atske Sélassié, le président indonésien Prabowo Subianto et la co-dirigeante du Nicaragua, Rosario Murillo, nommée en janvier, ont également reçu des voeux alors qu’ils ne figuraient pas sur la liste de Poutine en 2024.

3 / 4
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Issues
Korii
Lava
La revue des médias
Time [Fr]
Mouais
Multitudes
Positivr
Regards
Slate
Smolny
Socialter
UPMagazine
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
À Contretemps
Alter-éditions
Contre-Attaque
Contretemps
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
 
  ARTS
L'Autre Quotidien
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Gigawatts.fr
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
AlterQuebec
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview