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28.12.2025 à 10:34

Donald Trump et les « frappes de Noël » sur le Nigeria

Pierre Firode, Professeur agrégé de géographie, membre du Laboratoire interdisciplinaire sur les mutations des espaces économiques et politiques Paris-Saclay (LIMEEP-PS) et du laboratoire Médiations (Sorbonne Université), Sorbonne Université
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S’agit-il pour Donald Trump de protéger les chrétiens du Nigeria ou de donner satisfaction à la composante la plus croyante de l’électorat « MAGA » ?
Texte intégral (2011 mots)

Selon Donald Trump, les frappes qui, le jour de Noël, ont visé des groupes djihadistes au Nigeria visaient à protéger les chrétiens de ce pays, qui seraient victimes d’un « génocide ». Qu’en est-il réellement, et quelles pourraient être les conséquences de ces bombardements ?


Cette année, la déclaration de Noël du président des États-Unis a de quoi surprendre : Donald Trump a ironiquement souhaité un « joyeux Noël à tous, y compris aux terroristes morts » dans les bombardements américains du jour même et a conclu en évoquant la possibilité d’une intervention militaire au Nigeria, dans un message censé célébrer la paix. Mais c’est la géographie de ces frappes qui étonne le plus les observateurs : les bombardements n’ont pas visé les positions bien connues de l’État islamique en Afrique de l’Ouest, situées dans l’État de Borno (nord-est du pays, dans la région du lac Tchad) mais se sont concentrés sur l’État de Sokoto (nord-ouest), soit à l’autre extrémité de la frontière septentrionale du Nigeria.

La Maison Blanche prétendant avoir touché des cibles appartenant à l’État islamique, nous pouvons en déduire que ces frappes ont certainement visé un groupe djihadiste récemment implanté dans la région appelé Lakurawa. Pour autant, contrairement à ce que Trump suggère, ce groupe ne constitue pas une menace pour la survie des chrétiens dans la région, puisqu’il ne regrouperait qu’environ 200 combattants, chiffre dérisoire si on le compare aux forces de l’État islamique en Afrique de l’Ouest ou de Boko Haram (plusieurs milliers de combattants) ou au nombre colossal de « bandits », ces groupes criminels qui s’attaquent aux communautés rurales du nord-ouest afin de s’enrichir via le pillage et les rançons.

Ce sont donc d’abord ces « bandits » qui frappent les minorités chrétiennes de Sokoto et sont à l’origine d’opérations spectaculaires — comme récemment l’enlèvement massif de fidèles le 19 novembre dernier dans une église pentecôtiste dans la ville d’Eruku — afin de capturer et de rançonner les populations rassemblées lors des messes. Dès lors, les chrétiens du Nigeria sont-ils réellement menacés avant tout par l’État islamique, comme l’affirme la Maison Blanche ? Et si tel est le cas, l’intervention américaine pourrait-elle les protéger sur le long terme ?

L’État islamique en Afrique de l’Ouest : vers une nouvelle stratégie

Il est incontestable que le sort des chrétiens dans les États du nord est préoccupant. Depuis 2009, on estime à plusieurs dizaines de milliers le nombre de victimes chrétiennes dans les 12 États septentrionaux, où ils constituent environ 10 % de la population totale. Dans la région du lac Tchad, les chrétiens sont parfois pris pour cible lors d’attaques terroristes organisées par Boko Haram comme celle de Chibok en avril 2014, quand 276 lycéennes, la plupart chrétiennes, avaient été enlevées.

Néanmoins la fréquence des attaques contre les civils chrétiens décline dans la région, notamment depuis 2021, année de la reprise de contrôle de Boko Haram par l’État islamique en Afrique de l’Ouest, qui élimina alors le chef de l’organisation, Aboubakar Shekau. Partisan d’un djihad brutal qui se nourrit de razzias menées à l’encontre des « Koufars » (les non-musulmans) et des « apostats » (les musulmans qui refusent la tutelle de Boko Haram), Shekau avait été destitué par l’EI en 2016 au profit d’Abou Mousab Al-Barnaoui, le fils du fondateur de Boko Haram, qui fut alors nommé wali, c’est-à-dire gouverneur, dans la région du lac Tchad.

Les dirigeants de l’EI reprochaient à Shekau la violence extrême de ses méthodes et son incapacité à abandonner le pillage systématique des populations civiles pour se muer en une force de gouvernement capable de gérer des territoires et d’y prélever l’impôt. Soucieux de perpétuer la razzia contre les civils, Shekau a donc créé sa propre faction, le Groupe sunnite pour la prédication et le djihad ou JAS, l’ancien nom du groupe Boko Haram, ce qui a incité l’EI à l’éliminer en 2021.

Le lac Tchad constitue donc un nouveau laboratoire où l’EI essaie de dépasser sa matrice prédatrice et criminelle en limitant l’influence de ses membres les plus extrémistes comme Shekau et en freinant les persécutions contre les civils afin de pérenniser son califat.

Dans ce contexte, les frappes décidées par Trump, qui prétendent viser l’État islamique, sont un peu à contre-courant des évolutions récentes du groupe dans la région : les principales attaques de 2024/2025 sont davantage revendiquées par la mouvance de Shekau (dirigée après 2021 par son successeur Ibrahim Mamadou Bakoura, dont la mort a été annoncée plusieurs fois sans qu’on puisse en être entièrement certains), que par l’État islamique en Afrique de l’Ouest, qui tente de ne pas complètement perdre le soutien des populations locales.

L’EI a, semble-t-il, tiré les enseignements de ses échecs au Levant, où il s’est vu supplanter par des djihadistes plus pragmatiques, qui refusent la persécution systématique des civils s’éloignant de l’orthodoxie sunnite.

Des chrétiens victimes de l’insécurité plus que de l’islamisme

Si la fréquence des opérations revendiquées par l’EI diminue, qu’est-ce qui explique la persistance des attaques dont les chrétiens sont victimes, notamment dans ce qu’on appelle la Middle Belt, ces États à l’interface entre la partie musulmane et la partie chrétienne du pays ?

Plus que la religion, c’est la question foncière qui semble être l’enjeu fondamental des affrontements inter-religieux, dans ces territoires où, comme dans l’État de Plateau, les éleveurs nomades musulmans peuls se disputent les terres possédées par les agriculteurs sédentaires chrétiens, yorubas pour l’essentiel. En mars et en avril 2025, une centaine d’agriculteurs chrétiens sont ainsi massacrés dans l’État de Plateau par des éleveurs peuls. Dans l’État voisin de Benue, des agriculteurs chrétiens sont massacrés pour des raisons identiques les 24 et 26 mai 2025.

Les migrations internes, et l’aridité croissante dans le nord du pays, qui déplace toujours plus au sud les itinéraires de la transhumance, conduisent à des conflits pour le contrôle de la terre où les clivages religieux (musulmans contre chrétiens) et ethniques (Peuls contre Yorubas) se confondent avec le clivage conflictuel classique entre pasteurs nomades et agriculteurs sédentaires.

En plus des conflits liés à la terre, les agriculteurs chrétiens, comme les populations musulmanes, sont aussi victimes des « bandits », qui s’attaquent aux communautés rurales les moins protégées, quelle qu’en soit la religion. Ils profitent de la faillite de l’État nigérian dont l’armée est débordée face aux nombreuses menaces : menaces sécessionnistes au sud-est où les insurgés igbos menacent de reprendre les armes contre l’État dans la région du Biafra, piraterie sur le littoral, djihadisme dans la région du lac Tchad et maintenant banditisme dans tout le nord du pays.

Des frappes contre-productives

Dans ce contexte, quelles pourraient être les conséquences des frappes lancées par Trump ? Bien loin d’endiguer les violences contre les civils, elles pourraient avoir l’effet inverse. Les bombardements américains ont fait ressortir l’impuissance de l’État nigérian à contrôler son propre territoire et ont mis le gouvernement sous pression. Elles peuvent, paradoxalement, inciter les « bandits » à s’en prendre encore plus aux chrétiens, dont la rançon augmente à mesure que Washington exige du Nigeria qu’il garantisse leur sécurité.

Pis : la faiblesse de l’État nigérian pourrait pousser les populations musulmanes à s’organiser en milices d’autodéfense pour pallier les faiblesses de l’État. Or, c’est précisément dans ce contexte que se développent les groupes djihadistes dans l’État de Sokoto (le groupe Lakurawa s’apparente à l’origine à une milice d’autodéfense composée de soldats provenant du Mali ou du Niger, destinée à protéger les populations musulmanes contre les « bandits »). Les frappes américaines finissent d’achever, aux yeux de nombreux musulmans du Nord, la crédibilité d’un État nigérian assimilé de façon abusive aux ethnies chrétiennes du Sud et accusé d’abandonner les États musulmans du Nord.

Assimilé à une puissance extérieure, l’État nigérian pourrait de plus en plus être perçu comme une force d’occupation par les populations musulmanes locales, ce qui permettrait aux djihadistes de développer leur propagande classique, à savoir appeler à défendre le « Dar al Islam » menacé par les « croisés » et par un « État mécréant ».

Ainsi, les frappes lancées par Trump le 25 décembre dans l’État de Sokoto ne font pas sens si l’on considère l’environnement géopolitique régional. Peu présent dans la région, l’État islamique en Afrique de l’Ouest pourrait même se voir renforcé par ces opérations américaines. Mais pour le locataire de la Maison Blanche, c’est sans doute secondaire : le plus probable est que l’objectif premier des frappes de Noël a été de satisfaire l’aile évangélique de la branche MAGA à un moment où une partie de celle-ci se met à douter du président du fait de sa gestion de l’affaire Epstein. Ici comme en d’autres points du globe, la politique étrangère de Trump poursuit des objectifs d’abord domestiques : il s’agit de conserver le soutien du mouvement MAGA, en prétendant agir au nom des intérêts stratégiques américains et de la protection d’une minorité menacée.

The Conversation

Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

27.12.2025 à 14:26

Transition énergétique juste : comment éviter les gilets jaunes en Indonésie ?

Emmanuel Fourmann, Chargé de recherche, Agence Française de Développement (AFD)
Muhammad Hanri, Responsable du pôle de recherche économique et sociale au sein de LPEM (centre pour la recherche économique et sociale de l’Université d’Indonésie), Universitas Indonesia
Rus'an Nasrudin, Responsable du Département d'économie, Faculté d'économie et de management, Universitas Indonesia
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La mise en place d’une taxe carbone peut réduire les émissions en Indonésie, mais risque d’aggraver les inégalités. Une transition juste exige un recyclage ciblé des recettes vers les ménages pauvres.
Texte intégral (3576 mots)

La réduction des émissions risque d’accroître les inégalités et de faire peser la transition sur les plus pauvres. Sans compensations sociales ciblées, des mesures en ce sens, du type taxe carbone, pourraient susciter des protestations sociales, à l’image du mouvement des « gilets jaunes » qu’a connu la France.


Le renchérissement du prix du carbone est un levier important pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais les conséquences sociales de ce type de mesure peuvent être importantes, comme l’a rappelé la crise des « gilets jaunes » en France. Cette contestation sociale, multifactorielle, a été déclenchée notamment par une hausse de la taxation des carburants, qui renforçait le clivage entre ménages urbains (plus riches en moyenne, ayant accès à des mobilités à bas coût et à une proximité des services publics) et les ménages ruraux (moins riches en moyenne, utilisant leur véhicule personnel motorisé par des carburants fossiles et moins bien desservis par des services publics dispersés).

Compte tenu de la forte sensibilité sociale du prix de l’énergie et des carburants, les décideurs publics doivent porter une forte attention aux conséquences des mesures prises sur la distribution des revenus, la position relative des groupes sociaux et l’accès aux services publics. Dans un pays aussi vaste et géographiquement fragmenté que l’Indonésie, ces questions universelles prennent un accent plus complexe et, parfois, plus dramatique qu’ailleurs.

Les politiques mises en œuvre en Indonésie

L’engagement de l’Indonésie envers la réduction des émissions de carbone est aligné avec ses responsabilités dans le cadre de l’Accord de Paris, signé et ratifié en 2016. L’Indonésie s’est engagée à réduire de 29 % ses émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici à 2030 de manière indépendante, ou de 41 % avec la coopération internationale. Plus tard en 2022, le gouvernement indonésien a mis à jour son engagement, affichant un objectif de réduction des émissions de GES plus élevé de 31,9 % (inconditionnel) et 43,2 % (conditionnel).

Dans ce cadre, la tarification du carbone est une stratégie essentielle pour réduire les émissions de GES. Les principales méthodes incluent les taxes sur le carbone et les systèmes d’échange de quotas d’émission (ETS). Les taxes carbone influencent directement les prix du carbone, tandis que les ETS limitent la quantité de carbone que les émetteurs peuvent libérer, influençant indirectement les prix du carbone à travers le coût des permis d’émission.

En 2021, l’Indonésie a initié un cadre de tarification du carbone, visant à atteindre ses objectifs climatiques et à gérer les émissions de GES dans le cadre de ses plans de développement nationaux.

Le gouvernement indonésien avait initialement l’intention d’introduire des instruments de tarification du carbone volontairement de 2021 à 2024, avec un passage à une application obligatoire prévu d’ici 2025. Avec un coût d’environ 2 $ pour chaque tonne d’équivalent CO2, ce taux serait l’un des plus bas au monde, mais malgré ses débuts modestes, l’introduction de cette taxe marque un progrès considérable en Indonésie.

Ces mesures, bien que bénéfiques pour l’environnement, peuvent involontairement augmenter les inégalités. La transition énergétique de l’Indonésie présente donc un défi complexe alors que le pays cherche à équilibrer croissance économique, sécurité énergétique et durabilité environnementale tout en s’attaquant aux émissions croissantes de CO2.

Ces politiques doivent être soigneusement conçues pour assurer une transition énergétique juste (JET) et être socialement acceptées. En partenariat avec le ministère indonésien des finances, des chercheurs du LPEM (Lembaga Penyelidikan Ekonomi dan Masyarakat – Fakultas Ekonomi dan Bisnis Universitas Indonesia), le centre de recherche économique et sociale de l’Université d’Indonésie à Jakarta, appuyés par des experts internationaux (université de Galway en Irlande, université de Tulane aux États-Unis), ont exploré et modélisé les modalités d’une telle taxation et ses conséquences en matière de redistribution des revenus. Il apparaît qu’un renchérissement de l’énergie en Indonésie pourrait diminuer les émissions mais conduirait à une aggravation des inégalités, sauf s’il était accompagné d’une politique d’allocations sociales bénéficiant effectivement aux ménages les plus pauvres.

Une problématique énergétique complexe

L’Indonésie est un très vaste archipel composé de plus de 17 000 îles dispersées sur plus de 5 000 km de large et 3 000 km de long. Autant dire que, même si la moitié de la population est concentrée sur l’île de Java, la question des transports et de l’accès aux services publics essentiels y est majeure.

La production et la distribution électriques sont un autre défi : faute d’interconnexion entre les réseaux, elles doivent être assurées « île par île ». Si cela permet à l’essentiel de la population d’avoir accès à l’électricité, chaque installation est calibrée pour la demande maximale de l’heure de pointe, ce qui fait qu’elle est fortement sous-utilisée le reste du temps. Dès lors, la construction, l’entretien et la maintenance de cette constellation de réseaux surcapacitaires sont particulièrement coûteux.

Carte des provinces indonésiennes. Wikimedia, CC BY

À cela s’ajoute une situation pour le moins étonnante : le prix de vente de l’électricité en Indonésie ne couvre pas son coût de production. Aucun consommateur indonésien, qu’il soit riche ou pauvre, industriel ou particulier, ne paye son énergie électrique au prix qu’elle coûte effectivement à produire (y compris produite avec du charbon subventionné). Cela résulte notamment de la politique de gel des prix de vente décidée en 2017 pour des motivations sociales, et des forts coûts structurels de production déjà mentionnés. Le déficit induit pour la compagnie électrique nationale PLN est important, et il est intégralement financé par une subvention d’équilibre du budget de l’État.

Comme tous les pays émergents, l’Indonésie est un gros émetteur de gaz à effet de serre (GES). Elle est l’un des cinq plus gros producteurs de charbon et le premier exportateur mondial, ce qui signifie que, dans une perspective de décarbonation de la production d’énergie, ce secteur représente un enjeu important en termes de reconversion industrielle par le nombre des sites et des emplois.

Pour autant, les incitations à la reconversion manquent, dans la mesure où le prix du charbon est subventionné par le gouvernement. S’y ajoutent les GES qu’elle exporte chez ses acheteurs de charbon et les émissions au titre de la déforestation accélérée que le pays a connue depuis les années 1990 quand il a choisi de produire massivement de l’huile de palme.

Le risque de faire peser la transition sur les plus pauvres

Une façon de réduire l’empreinte carbone de l’économie indonésienne serait de mettre en place une taxe carbone, assise sur les carburants (option simple) ou sur des quotas d’émissions de GES (option plus sophistiquée). L’objectif : réduire la demande en énergie carbonée en provoquant, via la taxe, une hausse du prix relatif.

Cependant, si l’on s’en tient à cette seule étape, le risque est de rendre les pauvres encore plus pauvres (car ils contribuent à la taxe carbone) et de leur faire payer le coût de la transition énergétique, alors qu’ils ont des émissions nettement plus faibles, qu’ils ne sont pas les principaux responsables du changement climatique et qu’ils sont plus vulnérables face à ses conséquences (notamment en zone côtière, où vit 70 % de la population).

Émissions de GES par foyer en Indonésie. Fourni par l'auteur

Ce paramètre est d’autant plus important que les inégalités de revenus demeurent fortes en Indonésie (avec un coefficient de Gini autour de 0,4), comme l’a montré le diagnostic sur les inégalités multidimensionnelles, mené par LPEM en 2023 avec l’appui de l’Institut national des statistiques indonésien (BPS). Et comme les ménages à faible revenu dépensent une plus grande proportion de leurs revenus dans l’énergie, les effets régressifs de la taxe carbone (charge relative plus élevée pour les pauvres) sont élevés et, pour atteindre l’Objectif de développement durable n°10 (réduction des inégalités), ils doivent être compensés.

Dépenses des foyers pour l’énergie en Indonésie. Fourni par l'auteur

Lorsqu’on vise une transition énergétique juste — caractérisée par une double réduction des émissions de dioxyde de carbone et des inégalités sociales et un principe émetteur-payeur pour les principaux responsables des émissions — il faut donc tenir compte de ces différentes dimensions pour trouver une juste voie.

Comment bâtir une transition juste ?

Dès lors, l’objectif environnemental n’est pas compatible avec l’objectif social… sauf si vous disposez d’un canal dédié pour rediriger une part des revenus fiscaux tirés de la taxe carbone directement vers les ménages les plus pauvres.

Si l’on parvient à rendre l’argent prélevé, on peut gagner sur les deux tableaux : réduction simultanée de l’empreinte carbone et des inégalités de revenus. Au risque, sinon, d’aller vers une contestation sociale de type « yellow batik », qui serait le pendant indonésien des gilets jaunes français.

L’étude menée par LPEM s’est donc intéressée aux mécanismes envisageables pour compenser la hausse des prix de l’énergie pour les plus pauvres, qui pourraient être financés en « recyclant » les recettes générées par la taxe : une exonération de TVA pour les produits de première nécessité ; la mise en place d’un revenu minimum universel (une sorte de RSA indonésien) ; l’octroi d’un chèque énergie aux foyers les plus pauvres ; des primes salariales pour les bas salaires ; des prestations sociales sous condition de ressources.

L’étude compare les différents effets redistributifs de ces mesures et conclut que le choix du mécanisme de « recyclage des revenus » façonne de manière significative les résultats d’équité d’une politique de taxe carbone. Les avantages ciblés (mécanismes 2 à 5) offrent le plus grand impact redistributif, tandis que les réductions des impôts indirects (mécanisme 1) ont tendance à avoir un effet plus neutre. Dans le cas de l’Indonésie, la stratégie de recyclage des recettes provenant de la taxe carbone joue un rôle plus central que la taxe carbone elle-même pour déterminer l’impact global sur la répartition.

L’étude montre qu’on peut réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) résultant des effets combinés de la taxe sur le carbone et de diverses stratégies de recyclage des revenus. Hors tout recyclage, il est possible de réduire les émissions de 9 % en Indonésie, mais au prix d’un accroissement des inégalités. Avec le recyclage des revenus, la réduction des émissions est plus faible (entre 4 et 8 %) mais les inégalités sont réduites et la transition est plus juste.

Une transition à mener par étapes

Ce type de politique avec compensations caractériserait une transition énergétique « juste » et équitable, mais elle doit être préparée avec soin pour en maximiser l’acceptabilité sociale, éviter des effets « gilets jaunes » dans une société très diverse et fragmentée et qui a connu récemment une agitation sociale. Et en prêtant une attention particulière à la classe moyenne qui vote et aux îles hors Java, qui se sentent moins considérées.

L’étude recommande de démarrer par une taxation basée sur les carburants, point de départ plus faisable qu’une taxe basée sur les émissions directes de CO2. Cela permettrait de mettre en place une stratégie territorialement différenciée, de minimiser les disparités régionales et d’améliorer la faisabilité politique, tout en s’orientant progressivement vers des mécanismes de tarification du carbone plus larges et sophistiqués après l’élimination complète des subventions énergétiques. Associée à des mécanismes de compensation mis en place graduellement, elle permettrait une transition progressive tout en évitant des charges excessives pour les ménages et régions en insécurité énergétique. Les revenus pourraient être réinvestis dans l’amélioration de l’accès à l’énergie dans la région, en particulier dans l’est de l’Indonésie.

Fourni par l'auteur

Au moment où l’Indonésie est candidate à l’OCDE, cette étude offre une approche et des outils pour construire une transition énergétique nourrie des expériences — heureuses ou malheureuses — des pays industriels.


Cette étude menée par LPEM s’inscrit dans le cadre de l’Extension de la Facilité de recherche sur les inégalités, coordonnée par l’AFD et financée par la Commission européenne pour contribuer à l’élaboration de politiques publiques visant la réduction des inégalités dans quatre pays (Afrique du Sud, Mexique, Colombie et Indonésie).

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

27.12.2025 à 10:46

Cent ans après sa sortie, « Le Cuirassé Potemkine » d’Eisenstein continue de fasciner

Dušan Radunović, Associate Professor/Director of Studies (Russian), Durham University
Daniel O'Brien, Lecturer, Department of Literature Film and Theatre Studies, University of Essex
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Le «Cuirassé Potemkine », film historique exceptionnel a exercé une influence si profonde sur la culture visuelle occidentale que nombreux sont ceux qui ne réalisent pas à quel point son langage est profondément enraciné dans le cinéma grand public.
Texte intégral (1577 mots)
L'escalier d'Odessa, où a lieu cette scène de massacre, s'est invité dans le cinéma mondial à de nombreuses reprises en cent ans. Goskino / WIkipedia, CC BY

S’il ne s’en tient que partiellement à la réalité des événements de cette mutinerie de 1905, « Le Cuirassé Potemkine » montre comment un film historique peut façonner la mémoire collective et le langage cinématographique.


Film phare du cinéma russe, Le Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein a été présenté pour la première fois à Moscou le 24 décembre 1925. Mais les nombreux hommages rendus par les cinéastes tout au long du siècle qui a suivi démontrent s’il le fallait qu’il est toujours pertinent aujourd’hui. Qu’est-ce qui a donc fait de cette œuvre, connue pour sa manière audacieuse de traiter les événements historiques, l’un des films historiques les plus influents jamais réalisés ?

L’histoire de la réalisation du film apporte quelques éléments de réponse. Après le succès de son premier long-métrage en 1924, La Grève, Eisenstein fut chargé en mars 1925 de réaliser un film commémorant le 20e anniversaire de la révolution russe de 1905. Cette vaste révolte populaire, déclenchée par des conditions de travail déplorables et un profond mécontentement social, secoua l’Empire russe et constitua un défi direct à l’autocratie impériale. L’insurrection échoua, mais sa mémoire perdura.

Initialement intitulé L’Année 1905, le projet d’Eisenstein s’inscrivait dans un cycle national d’événements publics commémoratifs à travers toute l’Union soviétique. L’objectif était alors d’intégrer les épisodes progressistes de l’histoire russe d’avant la Révolution de 1917 – dans laquelle la grève générale de 1905 occupait une place centrale – au tissu de la nouvelle vie soviétique.

Le scénario original envisageait le film comme la dramatisation de dix épisodes historiques marquants, mais sans lien direct entre eux, survenus en 1905 : le massacre du Dimanche rouge et la mutinerie sur le cuirassé impérial Potemkine, entre autres.

La fameuse scène de l’escalier d’Odessa, tiré du film « Le Cuirassé Potemkine ».

Tourner la mutinerie, recréer l’histoire

Le tournage principal débuta à l’été 1925, mais rencontra peu de succès, ce qui poussa un Eisenstein de plus en plus frustré à déplacer l’équipe vers le port méridional d’Odessa. Il décida alors d’abandonner la structure épisodique du scénario initial pour recentrer le film sur un seul épisode.

La nouvelle histoire se concentrait exclusivement sur les événements de juin 1905, lorsque les marins du cuirassé Potemkine, alors amarré près d’Odessa, se révoltèrent contre leurs officiers après avoir reçu l’ordre de manger de la viande pourrie infestée de vers.

La mutinerie et les événements qui suivirent à Odessa devaient désormais être dramatisés en cinq actes. Les deux premiers actes et le cinquième, final, correspondaient aux faits historiques : la rébellion des marins et leur fuite réussie à travers la flotte des navires loyalistes.

Quant aux deux parties centrales du film, qui montrent la solidarité du peuple d’Odessa avec les mutins, elles furent entièrement réécrites et ne s’inspiraient que très librement des événements historiques. Et pourtant curieusement, cent ans après sa sortie, sa réputation de récit historique par excellence repose principalement sur ces deux actes. Comment expliquer ce paradoxe ?

La réponse se trouve peut-être dans les deux épisodes centraux eux-mêmes, et en particulier dans le quatrième, avec sa représentation poignante d’un massacre de civils désarmés – dont la célèbre scène du bébé dans une poussette incontrôlable, dévalant les marches – qui confèrent au film une forte résonance émotionnelle et lui donnent une assise morale.

De plus, bien que presque entièrement fictive, la célèbre séquence des escaliers d’Odessa intègre de nombreux thèmes, historiquement fondés, issus du scénario original, notamment l’antisémitisme généralisé et l’oppression exercée par les autorités tsaristes sur leur peuple.

Ces événements sont ensuite rendus de manière saisissante grâce à l’usage particulier du montage par Eisenstein, qui répète les images de la souffrance des innocents pour souligner la brutalité impersonnelle de l’oppresseur tsariste.

Le Cuirassé Potemkine peut être perçu comme une œuvre de mémoire collective, capable de provoquer et de diriger une réaction émotionnelle chez le spectateur, associant passé et présent pour les redéfinir d’une manière particulière. Mais, un siècle plus tard, la manière dont Eisenstein traite le passé, insistant pour établir un lien émotionnel avec le spectateur tout en recréant l’histoire, reste étroitement liée à nos propres façons de nous souvenir et de construire l’histoire.

Avec le recul de 2025, Le Cuirassé Potemkine, avec son idéalisme révolutionnaire et sa promesse d’une société meilleure, a perdu une grande part de son attrait, après la trahison de ces mêmes idéaux, des purges staliniennes des années 1930 jusqu’à la dévastation actuelle de l’Ukraine. Les spectateurs contemporains auraient besoin que le message originel du film soit revitalisé dans de nouveaux contextes, invitant à résister au pouvoir et à l’oppression, et à exprimer la solidarité avec les marginalisés et les opprimés.

Échos dans le cinéma moderne

Il n’est pas surprenant que le British Film Institute ait choisi cette année pour publier une version restaurée du film, car il a exercé une influence si profonde et omniprésente sur la culture visuelle occidentale que de nombreux spectateurs ne réalisent peut-être pas à quel point son langage est ancré dans le cinéma grand public.

Comment Hollywood a réinterprété la fameuse scène des escaliers.

Alfred Hitchcock a repris avec succès les techniques de montage frénétique et chaotique d’Eisenstein dans la scène de la douche de Psychose (1960), où l’horreur naît moins de ce qui est montré que de ce qui est suggéré par le montage. Il rend également un hommage explicite à Eisenstein lors du deuxième meurtre du film, qui se déroule sur l’escalier de la maison des Bates.

Ce schéma a ensuite été repris dans de nombreux films, notamment dans le Batman (1989) de Tim Burton avec le Joker interprété par Jack Nicholson. Nicholson lui-même avait déjà joué une confrontation violente sur un escalier dans Shining (1980) de Stanley Kubrick, tandis que Joker (2019) de Todd Phillips est devenu emblématique pour une séquence de danse controversée sur un escalier public.

L’Exorciste (1973) de William Friedkin semble lui aussi beaucoup devoir au style d’Eisenstein, avec deux morts qui se déroulent au bas de l’escalier désormais iconique de Georgetown. Brazil (1985) de Terry Gilliam fait lui aussi un clin d’œil parodique à Eisenstein, mais c’est Les Incorruptibles (1987) de Brian De Palma qui constitue l’hommage le plus explicite à la séquence des escaliers d’Odessa, notamment avec la scène du bébé dans la poussette incontrôlable, plaçant ainsi l’influence d’Eisenstein au cœur du cinéma hollywoodien contemporain.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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