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23.12.2025 à 16:53

De Ford à Tesla : ce que l’automobile nous apprend sur l’art de s’adapter

Norchene Ben Dahmane Mouelhi, Marketing, ESCE International Business School
Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École
Nathalie HERITIER, Professeur de Marketing - Responsable de la Spécialisation Ingénierie d'Affaires (Campus de Lyon), ESCE International Business School
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L’automobile traverse une crise majeure. Pourtant, de Ford à Toyota, ce secteur a toujours su s’adapter. Décryptage d’un siècle de révolutions organisationnelles.
Texte intégral (1385 mots)
De Ford à Tesla, l’histoire de l’industrie automobile et celle du management sont liées. PxHere, CC BY

L’automobile a longtemps été au centre des mutations de l’économie capitaliste. Ce secteur a même inventé des modes de management : du fordisme au toyotisme. Sans oublier le controversé Tesla et son dirigeant aussi connu que sujet de critiques. Mais qu’en est-il vraiment ?


Ford, Toyota, Tesla… Derrière ces marques emblématiques se cachent des modèles de gestion et de management enseignés dans les écoles de commerce. Le contexte historique de chaque modèle impose aussi de s’adapter et de se renouveler.

Le fordisme : un premier modèle critiqué

En 1913, Henry Ford propose de lancer la Ford T comme modèle unique de voiture, proposée en une seule couleur : « Le client peut avoir une voiture de la couleur qu’il veut, tant qu’elle est noire ». Il va alors mettre en place un système de travail à la chaîne inspiré des abattoirs de Chicago en proposant que ce ne soit plus l’ouvrier qui se déplace mais la voiture qui vienne à l’employé posté.

Cette idée révolutionnaire, désignée par le terme d’« organisation scientifique du travail » (OST), a permis à l’entreprise un gain sur le temps de production (en passant de 12 heures à 93 minutes) avec un prix plus abordable (de 850 dollars à 260 dollars). Un an après, en 1914, Ford propose d’augmenter les salaires des employés à 5 dollars par jour pour leur permettre d’acheter les voitures qu’ils fabriquent. La Ford T devient alors l’une des voitures les plus vendues dans le monde. Cependant, ce modèle de production, aliénant et déshumanisé, ne tarde pas à subir des critiques, immortalisées par Charlie Chaplin en 1936 dans son film les Temps Modernes.


À lire aussi : Tesla en route pour les profits : mirage ou réalité ?


Et General Motors inventa le contrôle de gestion

Face à l’uniformisation excessive promue par le système de Ford, Alfred Sloan, président de General Motors en 1923, propose cinq marques, allant de Chevrolet à Cadillac, et plusieurs modèles adaptés à différents segments du marché et clients. C’est lui qui inventera le contrôle de gestion : un système où chaque marque devient un « centre de profit » autonome, le siège fixant les grandes lignes et les stratégies du groupe. Pour Sloan, il est important de « centraliser grâce à la décentralisation » ou encore « décentraliser les opérations, centraliser le contrôle ». Ce modèle de management permettra à GM de rester leader de son marché pendant 77 ans.

Le Kaizen par Toyota

Dans un contexte de post-guerre en 1950 où le Japon essaye de se reconstruire, Kiichiro Toyoda et l’ingénieur Taiichi Ohno se fixent comme défi de trouver un modèle de management novateur qui pourrait détrôner le fordisme. La production massive associée à ce premier modèle d’organisation du travail est jugée inadaptée à leur petit pays. Ils décident donc de produire à la demande ce qui est commandé, sans gaspillage. Ils suggèrent alors le Kaizen, un processus d’évaluation dans lequel chaque employé peut suggérer des améliorations. Ce sont les prémices du cercle de qualité en méthode de gestion. Cette philosophie pousse les individus à se surpasser avec des petits pas et le désir permanent de l’amélioration continue.

Ce concept a été vulgarisé en 2024 par Inoxtag, un jeune youtubeur qui ne pratiquait pas de sport, qui se fixe alors le défi de se challenger et de gravir l’Everest dans un documentaire vu par plus de 43 millions de personnes.

Stellantis ou le géant aux 14 marques

L’exemple du groupe Stellantis met en lumière la difficulté de gérer différentes marques, différentes usines dans différents pays avec des cultures différentes. En 2021, PSA Fiat et Chrysler ont fusionné.

Carlos Tavares, à la tête du groupe, a choisi une approche darwinienne selon laquelle chaque marque peut se gérer seule et être rentable ou disparaître. Il fallait dans ce contexte gérer un paradoxe : partager une chaîne de valeur éclatée par pôle d’expertise et commune à toutes les marques du groupe Stellantis, tout en cherchant à différencier les marques au détriment du contrôle de la chaîne de valeur. Cette situation reflète bien la réalité du XXIe siècle où le management devient une affaire de survie des entreprises et non pas seulement de performance.

Tesla : le management disruptif controversé

Si de nombreuses entreprises ont adopté un management disruptif, Tesla a une valeur d’exemplarité dans le secteur automobile. Fondée en 2003, elle fonctionne en mode start-up, à savoir comme une entreprise technologique qui mise sur l’innovation pour s’adapter à l’évolution du marché de l’automobile. Elon Musk, son dirigeant depuis 2004, va jusqu’à livrer lui-même les voitures à certains clients privilégiés. Ceci est difficilement transposable à l’international.

Arts et métiers Alumni, 2019.

La recherche-développement est aussi au cœur du modèle de management de Tesla (Tesla dépense en R&D 5 203 euros contre 1 000 euros chez la concurrence). Certains critiquent Tesla et notamment les conditions de travail controversées, le fait par exemple que la plupart des composants de la voiture soient chinois ou la gestion financière fragile. Il est aussi à noter que la concurrence (Mercedes, Audi, BMW, Aston Martin) s’est lancée dans une véritable course de production d’automobiles électriques, notamment face à la domination des entreprises chinoises.

De quoi sera fait demain ?

De 1903 à aujourd’hui, de Ford à Tesla en passant par Toyota, GM ou Stellantis, on peut voir que tous ces exemples révèlent qu’il est possible de voir que les révolutions opérées ne sont pas brutales, il est important d’évoluer et de s’adapter.

Le management lui aussi n’est pas figé dans le temps. Chaque modèle managérial est la résultante de plusieurs paramètres en partant d’un mécanisme spécifique à un contexte, un pays, une période, une culture.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

23.12.2025 à 16:52

La location de jouets, une nouvelle tendance pour Noël ?

Service Environnement, The Conversation France
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Pour Noël, pourquoi ne pas louer les jouets ? Économique et écologique, cette idée venue des ludothèques revient en force. Mais tous les jouets s’y prêtent-ils ?
Texte intégral (705 mots)

Et si, pour Noël, on troquait l’achat de jouets contre la location ? Moins coûteuse, plus écologique, cette solution remise au goût du jour par plusieurs marques s’inspire des ludothèques. Reste une question : tous les jouets sont-ils adaptés à ce modèle ?


Et si pour Noël, vous offriez au petit dernier des jouets de location plutôt que des objets coûteux qui finissent souvent au fond d’un placard ? L’intérêt est à la fois d’ordre économique mais aussi écologique : la durée de vie des jouets est courte. Les enfants eux-mêmes expriment une préoccupation environnementale grandissante.

Dans ce contexte, les marques de jouets commencent à proposer de nouveaux services, comme la location. Mais ces entreprises très médiatisées à la faveur de cette pratique sont-elles vraiment des pionnières ?


À lire aussi : Depuis quand offre-t-on des jouets aux enfants à Noël ?


La ludothèque, une invention ancienne

La location de jouets existe en réalité en France depuis 1968, où a ouvert la toute première ludothèque à Dijon. Une ludothèque, mot formé à partir du latin ludus « jeu » et du grec θήκη/thḗkē « lieu de dépôt », c’est un lieu qui met à la disposition de ses membres des jouets et des jeux de société en prêt. On peut aussi jouer sur place, dans des espaces dédiés, ce qui favorise les rencontres et les liens sociaux.

Des entreprises ont ainsi eu l’idée de remettre au goût du jour ce concept. Par exemple Lib&Lou, la première plateforme de location de jouets et jeux éducatifs, créée en 2019. Elle dispose d’un partenariat avec le leader du marché de location de jeux et de matériels éducatifs écoresponsable, Juratoys, entreprise jurassienne qui propose des jouets en bois de haute qualité.

Autre acteur sur le marché, Les Jouets voyageurs proposent trois formules d’abonnements, qui permettent de choisir des jouets de seconde main dans un catalogue en ligne, puis de changer tous les mois de jouets. La marque a également développé un service de rénovation des jouets usagés, autre tendance de fond depuis la loi de janvier 2023 qui impose aux magasins spécialisés dans la vente de jouets de proposer, sans condition d’achat, un service de reprise des jouets usagés

Miljo.fr, nouvel entrant sur le marché, offre également des formules d’abonnement pour ses jouets de seconde main. La marque propose des services aux structures d’accueil de la petite enfance et aux professionnels du jouet.

Une solution gagnant-gagnant

La location de jouets présente de nombreux avantages. D’un point de vue économique, elle coûte souvent moins cher que l’achat. D’un point de vue écologique, elle permet de réduire le gaspillage et les déchets car les jouets sont réutilisés. Enfin, d’un point de vue pratique, elle évite de devoir stocker des jouets encombrants lorsque les enfants grandissent. En somme, la location de jouets est une solution gagnante pour les parents, les enfants et l’environnement.

Quelques questions restent cependant en suspens : toutes les marques peuvent-elles adhérer à ce concept, par exemple pour des questions d’hygiène ? Par exemple, une poupée Corolle en location peut-elle survivre au passage des désinfectants nécessaire pour garantir une propreté irréprochable aux futurs utilisateurs ?


Cet article est la version courte de celui publié par Elodie Jouny-Rivier (ESSCA School of Management) en juillet 2024.

The Conversation

Service Environnement ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.12.2025 à 16:51

République serbe de Bosnie : les enseignements d’une présidentielle très serrée

Neira Sabanovic, Doctorante en science politique, Université Libre de Bruxelles (ULB)
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L’homme fort de la République serbe de Bosnie, Milorad Dodik, a été écarté de la présidence de l’entité, mais a réussi à faire élire à sa place un représentant de son parti.
Texte intégral (2408 mots)

Contraint à la démission par une décision de justice, Milorad Dodik, dirigeant de longue date de la République serbe (l’une des deux entités composant la Bosnie-Herzégovine), proche de Belgrade, de Budapest et de Moscou, n’a pas tout perdu : la présidentielle a été remportée de justesse par un de ses proches, Siniša Karan. Pour autant, l’opposition, malgré un candidat peu connu, a failli l’emporter, et le taux de participation a été très bas. Le parti de Dodik parviendra-t-il à conserver la haute main sur ce territoire miné bien plus par la corruption et le clientélisme que par les tensions ethnonationales ?


Le 23 novembre 2025, l’entité serbe de la Bosnie-Herzégovine, communément appelée République serbe de Bosnie (Republika Srpska, RS), a tenu une élection présidentielle anticipée qui a vu la victoire étriquée de Siniša Karan avec 50,8 % des suffrages. Le candidat issu du Parti social-démocrate indépendant (Savez nezavisnih socijaldemokrata, SNSD) de l’ancien président Milorad Dodik s’est imposé face à Branko Blanuša, du Parti démocrate serbe (Srpska demokratska stranka, SDS), qui a remporté 48,8 % des voix.

Le scrutin est intervenu après une période d’importantes turbulences politiques en Bosnie-Herzégovine suite à la condamnation de Milorad Dodik, le 26 février 2025, par la Cour constitutionnelle du pays pour avoir défié l’autorité du Haut Représentant (Office of the High Representative, OHR). Cette condamnation a abouti à la mise à l’écart de Milorad Dodik de la scène politique et à la convocation d’élections anticipées.

L’issue serrée de la présidentielle illustre, d’une part, la capacité du SNSD à maintenir son emprise sur l’appareil politique local, mais aussi, d’autre part, la fragilisation progressive du parti et du leadership de Dodik et un début de recomposition du paysage politique de la RS.

Un système institutionnel hérité de Dayton

La Bosnie-Herzégovine fonctionne depuis les accords de paix de Dayton (qui ont marqué la fin du conflit armé en 1995 et dont l’Annexe 4 constitue la Constitution) sur un modèle de consociationalisme ethnique et de fédéralisme complexe.

L’État est composé de deux entités territoriales : la Fédération de Bosnie-Herzégovine, elle-même divisée en dix cantons majoritairement bosniaques et croates ; et la Republika Srpska, qui est davantage centralisée. À ces entités s’ajoutent les municipalités ainsi que le district autonome de Brčko. Le niveau étatique comporte deux assemblées parlementaires (la Chambre des représentants et la Chambre des peuples), dont la composition reflète le partage du pouvoir entre les peuples constituants du pays : les Bosniaques, les Croates et les Serbes (selon le dernier recensement, effectué en 2013, le pays est composé de 50,1 % de Bosniaques, 30,8 % de Serbes, 15,4 % de Croates et 3,7 % d’« Autres »). Le système est supervisé par le Bureau du Haut Représentant (OHR), une institution internationale chargée de veiller à l’application civile de Dayton et dotée de larges « pouvoirs de Bonn » lui permettant d’imposer des lois ou de démettre des responsables.

L’Allemand Christian Schmidt, l’actuel Haut Représentant, nommé en 2021 par les pays du Conseil de la mise en œuvre de la paix (Peace Implementation Council, PIC), est contesté par la Republika Srpska et par la Russie, qui refusent de reconnaître sa légitimité en raison de l’absence d’aval du Conseil de sécurité de l’ONU pour sa nomination. Ce refus de soutenir Christian Schmidt s’inscrit dans le projet russe et chinois de suppression du Bureau du Haut Représentant afin d’élargir leur sphère d’influence dans le pays et de déstabiliser cette région située aux frontières de l’Union européenne.

La figure politique dominante de la RS, Milorad Dodik, 66 ans aujourd’hui, président de la RS de 2010 à 2018 et de 2022 à 2025, a commencé sa carrière en 1996 comme acteur politique modéré soutenu par les États occidentaux, avant d’opérer un tournant nationaliste en 2006. Il s’est alors progressivement imposé comme le principal leader politique serbe du pays, en développant une rhétorique nationaliste serbe radicale, un discours de haine et un système de pouvoir fondé sur la corruption et le clientélisme qui lui a valu plusieurs sanctions internationales. Son style politique s’est ensuite centré essentiellement sur une rhétorique sécessionniste prônant l’indépendance de l’entité serbe.

Des élections dominées par Milorad Dodik

Malgré ses déclarations répétées selon lesquelles il ne se soumettrait pas aux institutions de Bosnie-Herzégovine, Dodik a finalement accepté la décision de justice en convertissant sa peine d’un an de prison en une amende de 18 000 euros, reconnaissant ainsi implicitement l’autorité de la Cour de Bosnie-Herzégovine.

Après sa condamnation par la justice bosnienne, Dodik s’est empressé de désigner une membre de son entourage proche, Ana Trišić Babić, comme présidente par intérim malgré l’absence de base légale pour cette nomination. Dodik et l’élite politique se tenant derrière lui se sont d’abord opposés à l’organisation d’une nouvelle élection présidentielle en RS, et l’ancien président de la RS a à nouveau menacé d’organiser un référendum à ce sujet, avant de revenir sur cette idée. La nomination d’Ana Trišić Babić illustre cette stratégie d’« occupation » institutionnelle du SNSD qui vise à conserver le levier exécutif quelles que soient les décisions judiciaires ou internationales. L’épisode a renforcé l’image d’un exécutif de la RS prêt à contourner les normes formelles pour prolonger son influence.

La campagne électorale a reproduit les traits récurrents du style politique de Dodik et de son environnement. En mobilisant son registre habituel basé sur un nationalisme serbe agressif et un narratif sécessionniste, Dodik a saturé l’espace médiatique par des discours clivants. Karan, pour sa part, s’est présenté comme le garant de la continuité, fort de son profil technocratique et de son ancrage dans l’appareil sécuritaire en tant qu’ancien ministre de l’intérieur. Face à Karan, le SDS a présenté Branko Blanuša, un universitaire peu connu et sans ancrage politique large, une stratégie de l’opposition qui n’a pas réussi à incarner une alternative crédible face au SNSD.

Sur le plan procédural, l’élection a été entachée d’allégations d’irrégularités dans plusieurs bureaux, notamment dans les villes de Doboj et Zvornik, où l’opposition et la Commission électorale centrale (Centralna Izborna Komisija, CIK), chargée de l’organisation et la supervision de l’ensemble des élections dans le pays, ont dénoncé des pratiques d’abus de fonds publics durant la campagne, de pression sur les électeurs et d’anomalies dans les listes de vote.

Ces incidents s’inscrivent dans des tendances structurelles de clientélisme, de capture des administrations locales et de fragilité des garanties électorales. Les réseaux de dépendance économique et administrative (emplois publics, marchés, transferts) restent des instruments puissants de mobilisation et de contrôle politique en RS.

La manœuvre diplomatique et financière en coulisses a aussi joué. Le desserrement partiel et contesté des pressions internationales a été exploité par les pro-Dodik. En octobre 2025, les sanctions américaines imposées à son réseau proche depuis 2017 ont été levées et ont permis au camp pro-Dodik d’affirmer avoir obtenu une forme de « réhabilitation » internationale et d’afficher un argument électoral de légitimation.

La levée de ces sanctions s’inscrit dans une longue campagne de lobbying probablement financée par l’argent public de la RS. Parallèlement, la Russie et la Hongrie ont maintenu un appui politique visible, marqué par des messages de félicitations et des rencontres bilatérales, renforçant le narratif selon lequel la RS disposerait de parrains internationaux face à l’Occident.

Un tournant pour le SNSD et l’avenir politique de Dodik ?

Toutefois, ces élections indiquent une mutation importante dans la carrière politique de Milorad Dodik et la popularité du SNSD, qui semble s’essoufler. En effet, la mise à l’écart de Dodik de toute fonction publique pendant six ans ouvre une période d’incertitude pour le SNSD, déjà marqué par l’usure du pouvoir, et pourrait encourager certains de ses cadres et membres à prendre leurs distances pour préserver leur propre carrière politique.

L’élection de Karan assure pour le moment la continuité d’un modèle politique centré sur le contrôle partisan des institutions, la politisation des forces de sécurité et la circulation de ressources vers des réseaux clientélistes.

L’opposition, fragilisée par le choix d’un candidat peu visible et par l’absence d’une stratégie unifiée, sort affaiblie et risque de ne pas pouvoir jouer efficacement son rôle de contre-pouvoir.

Toutefois, la victoire étroite du candidat du SNSD et le taux de participation très faible soulignent un désenchantement croissant. L’élite politique semble éloignée des besoins concrets des citoyens de la RS au profit d’une rhétorique axée sur les prétendues tensions ethnonationales. Les derniers résultats électoraux du SNSD, en recul par rapport aux cycles précédents, confirment une érosion du soutien populaire. De plus, la non-participation à la présidentielle d’un des partis les plus populaires en RS, le Parti du progrès démocratique (Partija Demokratskog Progresa, PDP), aurait dû assurer une victoire aisée pour Karan face au SDS, dont le soutien populaire a également été ébranlé ces dernières années. Le succès de Karan s’explique ainsi par la faiblesse de la stratégie de l’opposition et non pas par la popularité du SNSD.

Au plan international, la victoire de Karan maintient les liens géopolitiques de Dodik avec Moscou et Budapest, tandis que les partenaires occidentaux, malgré certaines sanctions et interventions à l’encontre de la personne de Dodik comme celles de l’Allemagne et de l’Autriche, peinent à imposer des corrections structurelles durables.

De plus, cette période électorale a vu émerger une période de tension avec Aleksandar Vučić, le président serbe, dont Milorad Dodik est très proche. Belgrade a notamment exprimé son mécontentement face à la nomination d’Ana Trišić Babić et au retrait soudain de certaines lois déclarées inconstitutionnelles, notamment celles en vertu desquelles Dodik a été condamné par la justice. Le malaise de Belgrade tient probablement au fait que, en obtempérant aux décisions de la justice bosnienne et en retirant les lois inconstitutionnelles, Dodik a implicitement reconnu l’autorité des institutions centrales de Bosnie-Herzégovine. Toutefois, cette séquence allait à l’encontre de la stratégie de Vučić, qui a historiquement tiré parti de la contestation institutionnelle menée par la RS pour maintenir une influence discrète et une instabilité politique maîtrisée au sein de la Bosnie-Herzégovine.

En conclusion, la récente présidentielle a confirmé que la problématique bosnienne ne relève pas de rivalités ethnonationales. Le clientélisme, la faiblesse des institutions et la capture des médias publics créent un terrain propice à une gouvernance de plus en plus autoritaire, personnalisée et centralisée autour du clan Dodik. Sans réformes institutionnelles fortes et sans restauration de mécanismes indépendants de contrôle, la RS se retrouve dans un cycle de normalisation d’un pouvoir personnalisé avec le SNSD à sa tête, malgré la volonté des partis de l’opposition, même si ceux-ci s’inscrivent pour la plupart dans un courant idéologique nationaliste serbe, de collaborer avec les institutions centrales et apaiser les tensions cycliques initiées par Milorad Dodik.

The Conversation

Neira Sabanovic bénéificie d'une bourse de recherche Aspirant du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS - Belgique) pour mener sa recherche doctorale.

22.12.2025 à 17:48

Dermatose nodulaire : comprendre les raisons de la mobilisation agricole

Frédéric Keck, Anthropologie, EHESS, CNRS, Laboratoire d'anthropologie sociale, Collège de France, Auteurs historiques The Conversation France
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L’arrivée de la dermatose nodulaire contagieuse en France a déclenché des campagnes d’abattage qui nourrissent la colère des éleveurs.
Texte intégral (2647 mots)

La dermatose nodulaire, rarement mortelle mais très contagieuse, flambe depuis quelques semaines dans les élevages bovins français. Face à sa diffusion rapide, les autorités ont recours à l’abattage et à la vaccination. La contestation de l’abattage systématique par les éleveurs révèle des tensions profondes dans un monde agricole déjà en crise.


La dermatose nodulaire contagieuse (DNC), maladie infectieuse qui touche les bovins, a beaucoup fait parler d’elle au cours des dernières semaines. Le virus qui la cause, Capripoxvirus lumpyskinpox, se diffuse dans le sang des animaux et provoque de fortes fièvres et des nodules douloureux pour les animaux. La mortalité est faible, de 1 à 5 % environ des animaux infectés, mais le problème principal tient à sa contagiosité. Les insectes piqueurs (mouches stomoxes, moustiques, taons…) et les tiques transmettent ce virus d’un troupeau à un autre. Le virus peut également survivre plusieurs mois dans les croûtes des animaux, qui se conservent dans les environnements peu éclairés.

Historiquement présente en Afrique, la DNC a été observée en Afrique du Nord dès juin 2024, puis s’est propagée en Europe. La DNC a été détectée en France pour la première fois le 29 juin 2025 en Savoie. Pour contrôler la propagation de la maladie, les autorités se sont à la fois appuyées* sur une politique d’abattage (environ 1 000 bovins) et de vaccination (environ 300 000 doses).

Mais la colère gronde chez les agriculteurs, qui s’opposent désormais aux abattages massifs. Le 10 décembre 2025, des éleveurs dans l’Ariège se sont opposés à l’abattage de 200 bovins touchés par la DNC et ont lancé un mouvement social d’occupation des autoroutes qui a gagné une large part du sud-ouest de la France. Pour limiter ce mouvement, la ministre de l’agriculture Annie Genevard a engagé le financement de la vaccination d’un million de bovins.


À lire aussi : Ce que la crise agricole révèle des contradictions entre objectifs socio-écologiques et compétitivité


Contrairement aux zoonoses, l’enjeu n’est pas de limiter le risque de transmission à l’humain

Pour comprendre cette mobilisation, il faut d’abord rappeler la distinction entre les zoonoses et les épizooties.

Les zoonoses, tout d’abord, sont des maladies infectieuses qui se transmettent des animaux sauvages aux animaux domestiques, puis aux humains, et vice-versa. Elles font l’objet de mesures sanitaires sévères pour éviter la transmission aux humains de pathogènes dont les conséquences immunitaires sont inconnues.

Le chien viverrin aurait été l’un des vecteurs du SARS-CoV-2 vers l’espèces humaine. Animalia.bio, CC BY-SA

La grippe aviaire, hautement pathogène, et le Covid-19 sont deux exemples de zoonoses. La première a été transmise par les oiseaux sauvages aux volailles domestiques, avec une mortalité de 60 % lorsqu’elle se transmet aux humains. Le second l’aurait été par l’intermédiaire des chauves-souris et notamment les chiens viverrins, avec une mortalité de 0,5 % lorsqu’elle se transmet aux humains.

Dans ce contexte, l’abattage préventif peut faire partie de l’arsenal déployé par les autorités sanitaires :

On peut noter que ces deux virus zoonotiques (H5N1 et SARS-CoV-2) sont venus de Chine, dont les fortes populations animale et humaine connectées par les marchés aux animaux vivants sont favorables à l’émergence de nouveaux virus depuis une trentaine d’années.


À lire aussi : Maladies émergentes d’origine animale : d’où viendra la prochaine menace ?


De l’autre côté, les épizooties sont des maladies infectieuses transmises par les animaux sauvages à un grand nombre d’animaux domestiques, mais sans se transmettre aux humains.

Ces deux maladies infectieuses ont été découvertes dans les années 1930 en Afrique de l’Est. En effet, les colonisateurs anglais ont implanté dans cette partie du continent les techniques d’élevage industriel qui avaient été développées en Europe au cours du siècle précédent. Or, pour des petits élevages pastoraux de cochons ou de vaches, les épizooties ont peu de conséquences. Mais dans les élevages industriels, elles causent des ravages.

Ainsi, la première grande épizootie dans l’histoire de la médecine vétérinaire est la peste bovine, qui a ravagé l’Europe au XIXᵉ siècle du fait du commerce international du bétail, en commençant par l’Angleterre puis l’Afrique de l’Est au début du XXᵉ siècle. Elle est aujourd’hui considérée comme la maladie du bétail la plus meurtrière de l’histoire.

C’est pour contrôler la peste bovine qu’a été crée l’Office international des épizooties (OIE) à Paris en 1920. La maladie a été maîtrisée grâce à des politiques d’abattage et de vaccination qui ont conduit à son éradication en 2001. En 2003, l’organisation intergouvernementale a été renommée Organisation mondiale de la santé animale.


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Les virus ignorent la distinction faite par les humains entre épizootie et zoonose. Un virus comme celui de la grippe peut devenir épizootique ou zoonotique selon les circonstances, en fonction de ses mutations. Or, une épizootie est gérée comme un problème économique, par le ministère de l’agriculture, alors qu’une zoonose est gérée comme un problème sanitaire par le ministère de la santé.

Pourquoi les politiques d’hier sont inacceptables aujourd’hui

Le contrôle des épizooties est essentiel pour garantir les prix sur le marché international de la viande. En effet, un État indemne d’une épizootie qui circule dans d’autres pays peut vendre ses animaux (vivants ou morts) à un prix plus élevé que ses concurrents s’ils sont infectés.

Mais reste la question de fond : pourquoi cette politique, qui a fonctionné pour d’autres épizooties passées, ne semble-t-elle plus acceptable aujourd’hui ? La mobilisation des éleveurs du sud-ouest de la France s’inscrit dans un triple contexte politique.

  • D’une part, les négociations entre l’Union européenne et le Mercosur concernant les produits agricoles sont perçues par les éleveurs français comme préjudiciables à leurs intérêts. Autrement dit, la DNC survient dans un contexte déjà tendu et a, en quelque sorte, constitué « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».

  • D’autre part, les dernières élections syndicales dans le milieu agricole ont été favorables à la Confédération paysanne et à la Coordination rurale et défavorables au syndicat majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Or, le protocole sanitaire actuel a été négocié par le gouvernement avec ce syndicat majoritaire, ce qui a conduit à une alliance inédite entre les deux syndicats minoritaires, situés respectivement à la gauche et à la droite de l’échiquier politique.

  • Enfin, la période des vacances de Noël est favorable à une démonstration de force de la part du monde agricole afin d’obtenir rapidement la fin des abattages et la vaccination de tous les bovins de la part d’un gouvernement fragilisé par l’absence de budget national.

« Dermatose nodulaire des bovins : les agriculteurs basques en colère », France 3, Le 19-20, 12 décembre 2025.

Depuis début décembre 2025, les médias français se sont emparés de ce sujet en diffusant des images spectaculaires d’occupations d’espaces publics et de blocages de routes et de voies ferrées notamment par des agriculteurs venus avec leurs tracteurs et leurs vaches.


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Des vaches abattues ramenées à un statut de marchandises

Résultat : le débat politique sur les modes d’élevage des animaux, entre un modèle industriel tourné vers l’exportation et un modèle de plus petite taille tourné vers la consommation locale, se tient désormais dans l’urgence. Il aurait pourtant pu avoir lieu lors des Assises du sanitaire animal qui se sont tenues au niveau national en septembre 2025.

Le nœud du problème ? Le gouvernement demande aux éleveurs de respecter « la science » sans établir les conditions pour une démocratie sanitaire et technique des maladies animales. Il s’agirait de mettre tous les acteurs de l’élevage autour de la table pour évaluer les différentes méthodes scientifiques garantissant la santé de leurs élevages.

Les maladies animales, qu’elles soient épizootiques (comme la DNC) ou zoonotiques, montrent que les animaux ne sont pas seulement des marchandises que les humains peuvent détruire lorsqu’elles ne satisfont plus aux conditions du marché. Ce sont des êtres vivants avec lesquels se sont constitués des savoirs (notamment génétiques) et des affects.

Cet écart entre l’animal-marchandise et l’animal-être vivant s’exprime de diverses façons :

  • Pour les zoonoses, les consommateurs ont peur d’être tués par la viande qu’ils mangent : on a pu parler ainsi de « vache folle » dans les années 1990 ou de « poulets terroristes ».

  • En cas d’épizootie, lorsqu’un éleveur doit faire abattre pour des raisons sanitaires un troupeau qui n’a pas atteint la maturité : on parle alors de « dépeuplement », comme si le « repeuplement » n’était qu’une mesure technique.

  • Le traitement médiatique de la crise de la « vache folle » a ainsi donné lieu à des images bien plus spectaculaires que lors de la crise de la fièvre aphteuse, médiatisée au début des années 2000. La différence tient au fait que l’encéphalopathie spongiforme bovine passe aux humains en causant la maladie de Creutzfeldt-Jakob, alors que la fièvre aphteuse ne se transmet pas aux humains. Les abattages massifs réalisés pour contenir la fièvre aphteuse, elle aussi très contagieuse mais peu létale, semblent inacceptables aujourd’hui.

Les gouvernements savent s’appuyer sur des savoirs virologiques et épidémiologiques pour anticiper les déplacements des populations d’humains, d’animaux et de vecteurs qui vont causer les maladies infectieuses actuelles et à venir. Le réchauffement climatique favorise ainsi la persistance en décembre des mouches porteuses de la DNC.

Mais les autorités ne peuvent pas prédire les réactions des éleveurs et de ceux qui les regardent sur les réseaux sociaux pleurer la mort de leurs vaches. C’est bien ce rapport à l’animal qui se joue dans la crise agricole déclenchée par la dermatose nodulaire contagieuse.

The Conversation

Frédéric Keck ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.12.2025 à 17:46

L’Afrique subsaharienne, nouvel eldorado pour l’État islamique ?

Pierre Firode, Professeur agrégé de géographie, membre du Laboratoire interdisciplinaire sur les mutations des espaces économiques et politiques Paris-Saclay (LIMEEP-PS) et du laboratoire Médiations (Sorbonne Université), Sorbonne Université
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Au Sahel, au Nigeria ou encore à la frontière de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo, des organisations affiliées au groupe État islamique sont en plein essor.
Texte intégral (3430 mots)
Vidéo publiée par des djihadistes, au Burkina Faso, en 2019, pour affirmer leur allégeance à l’organisation État islamique. Longwarjournal.org

Le djihadisme international, en recul au Moyen-Orient, est revitalisé depuis plusieurs années dans plusieurs régions d’Afrique – essentiellement dans les zones frontalières entre États affaiblis où vivent des populations marginalisées. De la région des trois frontières entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali à l’est de la République démocratique du Congo, en passant par le lac Tchad, des dynamiques similaires sont à l’œuvre.


Le djihad global incarné par le groupe État islamique (EI) est incontestablement en recul au Moyen-Orient. L’EI a perdu la grande majorité de son éphémère califat et les pertes que lui a infligées la coalition internationale s’avèrent difficilement remplaçables. L’enracinement du groupe dans les sociétés moyen-orientales a lui aussi décliné significativement au cours de ces dernières années : l’EI se retrouve éclipsé par des groupes qui prônent un djihad d’abord régional voire national et qui, bien que salafistes, renoncent au terrorisme international, à l’image du groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) en Syrie ou des talibans en Afghanistan.

À l’inverse, l’EI semble particulièrement gagner du terrain sur le continent africain : au Nigeria, Boko Haram connaît une spectaculaire ascension depuis son allégeance à l’EI en 2015 tandis que les Forces démocratiques alliées (ADF), groupe djihadiste d’Afrique centrale rallié en 2017 à l’EI, s’implantent durablement au nord de la RDC dans la région du Nord-Kivu.

Le Sahel s’inscrit lui aussi dans cette dynamique globale puisque le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin, JNIM), affilié à Al-Qaida, ne parvient pas à supplanter totalement la filiale de l’EI dans la région, l’État islamique dans le Grand Sahara, qui gagne du terrain au Mali, au Niger comme au Burkina Faso.

Au vu de cette régression de l’EI au Levant et de son ascension en Afrique, il serait pertinent de repenser la relation centre/périphérie dans le monde du djihad global. Le continent africain devient peu à peu l’épicentre de l’EI, qui pourrait renoncer aux rêves de réaliser le Sham (un État regroupant les sunnites de la région) en Orient au profit d’un califat en terre africaine.

Quelles opportunités stratégiques le continent africain offre-t-il à l’EI ? Le groupe pourrait-il installer son sanctuaire en Afrique, inaugurant ainsi un nouvel âge dans l’histoire du djihad ?

L’émergence de sanctuaires transfrontaliers propices au djihad

L’implantation de l’EI en Afrique répond à une logique géographique récurrente : le groupe s’enracine dans des espaces transfrontaliers où les djihadistes utilisent les frontières internationales comme un refuge leur permettant d’échapper aux offensives des armées conventionnelles qu’ils affrontent. Le cas de la zone dite des « trois frontières » entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger est de ce point de vue emblématique.

Prévention et réduction de la conflictualité dans les régions frontalières du Mali, du Burkina Faso et du Niger (zone des trois frontières/Liptako Gourma). aha-international.org

Dans cette zone transfrontalière à cheval sur les trois pays, les djihadistes de l’État islamique dans le Grand Sahara peuvent échapper aux offensives de l’armée nigérienne en se réfugiant au Mali ou au Burkina Faso, les armées conventionnelles étant, à l’inverse des groupes terroristes, contraintes de respecter les frontières internationales et la souveraineté des pays voisins. D’autant que les trois pays ne parviennent plus à coordonner leurs efforts militaires contre les djihadistes, comme le montre l’échec cuisant du G5 Sahel.

Créé à l’initiative de la France et des pays du Sahel dans le contexte de l’opération Barkhane, le G5 Sahel se voulait une réponse au djihad transnational régional. L’organisation devait permettre la coopération des armées burkinabée, nigérienne et malienne, censées agir de façon concertée des trois côtés de la zone de frontière afin d’acculer les djihadistes et de les priver d’opportunités de replis. Le départ, en 2022, de la France, qui était à l’origine de cette initiative militaire, suivie par le retrait du Mali et du Burkina Faso la même année puis du Niger en 2023, a mis fin à toute forme de coordination transnationale efficace dans la région.

L’Alliance des États du Sahel (AES), créée en 2023 pour remplacer le G5 Sahel, n’a pas débouché sur des actions militaires transfrontalières concrètes tandis que les miliciens russes de l’Africa Corps, certes implantés au Mali, au Niger comme au Burkina Faso, enchaînent les revers militaires notamment depuis leur défaite face aux Touaregs à l’été 2025 dans la région de Kidal et n’ont jamais repris le contrôle de la zone des trois frontières.

Cette situation n’est pas sans rappeler le rôle qu’a joué la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan pendant l’occupation américaine de l’Afghanistan : comme les terroristes au Sahel, le réseau Al-Qaida avait pu survivre à l’incroyable effort des États-Unis et de leurs alliés en se réfugiant au Pakistan en 2005, dans les zones tribales, là où l’armée américaine ne pouvait pas se déployer sans risquer de déstabiliser complètement son allié pakistanais.

L’« effet refuge » de la frontière entre l’Ouganda et la République démocratique du Congo (Source : Screenshot at PM). Fourni par l'auteur

Cette configuration géographique « à l’afghane » concerne aussi les deux autres foyers du djihad en Afrique : la région du lac Tchad et le Nord-Kivu en République démocratique du Congo (RDC).

Dans cette dernière région, les djihadistes des ADF exploitent particulièrement l’« effet refuge » de la frontière entre l’Ouganda et la RDC. À l’origine, les ADF constituent un groupe djihadiste purement ougandais en lutte contre le gouvernement du pays. Mais à la fin des années 1990, les offensives répétées de l’armée ougandaise ont obligé le mouvement terroriste à migrer en direction de la RDC, où se situe désormais son sanctuaire, depuis lequel les djihadistes déstabilisent non seulement le Kivu mais aussi l’Ouganda, tout en échappant autant à l’armée congolaise qu’aux forces ougandaises.

Comme dans la zone des trois frontières, la frontière entre l’Ouganda et la RDC restreint les manœuvres des troupes conventionnelles, mais reste complètement ouverte aux groupes terroristes puisqu’elle sépare des États faillis qui n’ont pas les moyens d’assurer un véritable contrôle frontalier. D’autant que le Kivu comme la zone des trois frontières constituent de véritables zones grises, périphériques, où la présence de milices, la faiblesse des infrastructures, la distance par rapport aux centres du pouvoir rendent la présence de l’autorité régalienne pour le moins superficielle.

Des périphéries marginalisées en voie de devenir des terres de djihad

Screenshot at PM. Fourni par l'auteur

En plus d’être des espaces transfrontaliers, les nouveaux sanctuaires de l’EI en Afrique s’apparentent à des territoires marginalisés politiquement, économiquement et, parfois, culturellement. Éloignés des métropoles qui polarisent l’activité économique, peuplés d’ethnies minoritaires, ces territoires sont touchés par un rejet de l’État central, un régionalisme voire un sécessionnisme que l’EI exploite pour grossir ses rangs.

Le cas du Lac Tchad, territoire à cheval sur le Nigeria, le Niger, le Tchad et le Cameroun, est emblématique de ce lien entre marginalisation des territoires et développement de l’EI. Le groupe Boko Haram, affilié à l’EI depuis 2015, s’y appuie sur le sentiment d’abandon que nourrissent les ethnies musulmanes Haoussa et Kanouri peuplant le nord du pays, à l’encontre d’un État nigérian dominé par les ethnies chrétiennes du sud, comme les Yorubas.

D’autant que Boko Haram peut élargir son recrutement aux populations précarisées par l’assèchement du lac Tchad, qui basculent dans une économie de prédation à défaut de pouvoir produire de quoi se nourrir. Dans son ouvrage L’Afrique sera-t-elle la catastrophe du XXIe siècle ?, Serge Eric Menye avait déjà bien montré le lien entre marginalisation économique de certains territoires ruraux africains privés de débouchés économiques d’une part et développement du djihadisme d’autre part. Dans ces territoires, des activités criminelles, à l’image des « coupeurs de routes » autour du Lac Tchad, s’installent afin de pallier le recul de l’économie productive et créent un terreau particulièrement fertile pour le développement des groupes djihadistes.

Ces territoires offrent aux djihadistes la possibilité de développer leur classique discours de propagande appelant au djihad dit « défensif ». Au Kivu comme au nord du Nigeria, les musulmans constituent une minorité nationale, dominée par des pouvoirs exercés par (ou assimilés à) des populations chrétiennes. Cette réalité culturelle et politique sert le narratif de l’EI qui consiste souvent à mobiliser les musulmans pour protéger un « Dar al-Islam » menacé par un État « mécréant ». L’objectif proclamé – défendre des musulmans « opprimés » par un État « infidèle » – pourrait drainer des combattants de l’ensemble de l’Oumma, et il ne fait aucun doute que l’EI tentera de jouer cette carte à mesure que les marges musulmanes du Nigeria ou du Congo s’enfonceront dans la violence ou subiront les représailles des armées conventionnelles ou des milices locales non musulmanes comme les Maï-Maï au Kivu.

De ce point de vue, les territoires les plus prometteurs dans l’optique djihadiste sont ceux qui se trouvent à la frontière de l’Afrique chrétienne et de l’Afrique musulmane, comme la RDC ou le Nigeria.

Les freins à l’explosion du djihad africain

Même si le Kivu, le lac Tchad ou la zone des trois frontières tendent à devenir des sanctuaires de l’EI, l’analyse de ces territoires laisse apparaître plusieurs obstacles à l’implantation des djihadistes en Afrique.

Les mouvements djihadistes, tels qu’Al-Qaida en Irak puis son successeur l’EI, devaient leur succès au rejet par les populations locales d’une occupation étrangère : la filiale irakienne d’Al-Qaida s’était d’abord construite comme un mouvement de résistance à l’occupation américaine dans les villes du triangle sunnite au printemps 2003. Or, depuis le départ des Français du Mali, aucune puissance internationale (hormis la Russie) n’est présente dans les territoires touchés par le djihadisme, ce qui empêche les mouvements djihadistes africains de se présenter en force de résistance luttant contre une occupation étrangère.

Au lieu de s’opposer à des forces d’occupation, les djihadistes maliens, nigérians ou congolais se retrouvent souvent face à des milices locales comme les Maï-Maï au Congo ou les dozos au Mali : en Afrique, contrairement au Moyen-Orient, l’esprit local de résistance, bien loin de profiter aux djihadistes, joue clairement contre eux.

D’autant que la guerre contre les « musulmans déviants », autre moteur du djihad tel que le conçoit l’EI, ne semble pas trouver en Afrique un terreau favorable. En effet, quel que soit le pays considéré, la grande majorité des musulmans africains demeurent sunnites, malgré un essor récent du chiisme en Afrique de l’Ouest, si bien que les djihadistes de l’EI ne pourront pas transformer leur combat en une fitna (révolte) tournée contre les chiites, contrairement à leurs prédécesseurs irakiens ou syriens.

Privés du ressentiment antichiite ainsi que de l’esprit de résistance qui ont poussé tant d’Irakiens à rejoindre Al-Qaida en Irak puis l’État islamique, les djihadistes africains ne peuvent pas non plus s’appuyer sur la radicalité des populations locales. Majoritairement malikite, l’islam subsaharien reste moins exposé aux progrès de l’intégrisme que les territoires du Moyen-Orient dans lesquels l’approche hanbalite de l’islam permet des transferts plus faciles vers l’extrémisme.

Ainsi, le lac Tchad, la zone des trois frontières ou le Nord-Kivu pourraient, en théorie, devenir un « nouvel Afghanistan » pour reprendre les termes de Seidik Abba dans son ouvrage Mali-Sahel, notre Afghanistan à nous. Ces territoires présentent des caractéristiques géopolitiques communes : constitution d’un sanctuaire transfrontalier autour de périphéries marginalisées politiquement, culturellement et économiquement.

L’État islamique semble parfaitement conscient des opportunités que lui offre le continent africain, comme le montre l’essor de Boko Haram au Nigeria ou celui des ADF au Congo. Pour autant, aucune des trois provinces africaines de l’EI ne s’est pour l’instant substituée au berceau irako-syrien, malgré les défaites militaires de l’organisation au Levant.

Sans doute faut-il voir ici, entre autres facteurs explicatifs, l’effet des réticences des djihadistes à l’idée de déplacer l’épicentre du djihad du monde arabe vers les périphéries du monde musulman. Néanmoins, cet univers mental djihadiste où le monde arabe constitue encore le centre semble de plus en plus en décalage avec la réalité géographique du djihad dont l’Afrique subsaharienne tend à devenir l’épicentre.

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Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.12.2025 à 17:44

Que deviennent les gares rurales quand les trains disparaissent ?

Burcin Yilmazer, Doctorante en aménagement de l'espace, urbanisme et géographie, Cerema
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En France, les fermetures de gares ferroviaires sont légion dans les espaces ruraux. Pourtant, certaines petites gares retrouvent une nouvelle vie en se transformant en épicerie, en pôle santé ou encore en bureau.
Texte intégral (2371 mots)

En France, les fermetures de gares ou de lignes ferroviaires sont légion dans les espaces ruraux. Pourtant, ces dernières années, certaines petites gares retrouvent une nouvelle vie en se transformant en épicerie, en pôle santé ou encore en bureau. Pour quel bilan ?


Le 31 août 2025, la fermeture de la ligne ferroviaire Guéret–Busseau–Felletin a suscité de vives émotions. Ce cas est loin d’être isolé. En février 2025, ce sont 200 personnes qui se sont ainsi réunies en gare d’Ussel (Corrèze) afin de manifester pour la réouverture de la ligne ferroviaire à l’appel de la CGT-Cheminots de Tulle-Ussel.

Bien que les années s’écoulent depuis les fermetures, les territoires gardent un attachement fort au train et continuent de se mobiliser pour son retour. L’une des raisons tient à la rareté des transports en commun. Huit actifs sur dix habitant les espaces peu denses déclarent ne pas disposer d’alternatives à la voiture. Cet attachement a permis la naissance de plusieurs projets de valorisation de petites gares, comme celles d’Aumont-Aubrac, Sèvremoine ou encore Hennebont.

Des projets de recherches sont aujourd’hui menés pour penser à l’avenir des petites lignes ferroviaires. C’est le cas du projet du train léger innovant (TELLi), qui vise à développer un matériel roulant adapté à ces lignes. Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), partenaire de ce projet, mène des recherches en sciences sociales afin de déterminer les conditions de réussite des systèmes ferroviaires légers.

Ma thèse s’intéresse aux petites gares rurales, point d’entrée du réseau ferroviaire. L’une des hypothèses défendues : les expérimentations locales d’aménagement participent au renforcement du lien entre le territoire et le train.

Petites lignes, grandes difficultés

Cela fait plusieurs années que ces petites lignes ferroviaires sont sur la sellette, menacées par des limitations drastiques de vitesse ou par l’arrêt total des circulations. Mais comment ce réseau ferroviaire secondaire, qui maille finement le territoire, a peu à peu été délaissé ?

Cette situation s’explique par la forte concurrence de l’automobile qui a réduit de façon significative la fréquentation de certaines lignes. Faute d’alternatives crédibles, 80 % des déplacements dans ces territoires s’effectuent aujourd’hui en voiture. L’entretien de ce réseau ferroviaire secondaire étant devenu trop coûteux, la politique de l’opérateur SNCF a privilégié les investissements sur le réseau dit structurant, ainsi que sur les lignes à grandes vitesses.

Les petites lignes ferroviaires représentent 7 600 kilomètres du réseau ferroviaire national. Le rapport élaboré par le préfet François Philizot estime que 40 % de ce réseau de proximité est menacé faute d’entretien. Ce même rapport estime les investissements nécessaires au maintien de ces lignes ferroviaires à 7,6 milliards d’euros d’ici à 2028.

Le vieillissement de ces lignes, faute d’investissements, entraîne une dégradation du service plus ou moins importante. Dans les territoires ruraux, 70 % des petites lignes ferroviaires accueillent moins de 20 circulations par jour. Or comme le rappelle le maire de Felletin, dont la ligne a été fermée cette année en raison de la vétusté de l’infrastructure, « c’est le service qui fait la fréquentation, et non l’inverse ».

Transformer une gare en épicerie, c’est possible

Les territoires refusent de voir disparaître leurs gares ; ils se les réapproprient et les transforment en réponse aux besoins locaux.

Depuis 2023, la gare d’Aumont-Aubrac en Lozère a été transformée en épicerie, nommée Le Re’peyre. Le bâtiment de la gare, fermé aux voyageurs depuis 2015, a retrouvé un second souffle. Des produits artisanaux et locaux y sont en vente, contribuant à un commerce éthique porté par les initiateurs du projet.

Cette transformation de la gare en épicerie est permise par le programme Place de la gare de SNCF Gares & Connexions (filiale de SNCF Réseau). Celui-ci favorise l’implantation de nouvelles activités et services par de la location au sein de plusieurs gares. L’objectif principal est de permettre l’occupation de locaux vides en gare, en leur donnant une nouvelle fonction et ainsi éviter leur dégradation.

Le Re’peyre à Aumont-Aubrac, en Lozère. Tourisme-Occitanie

D’autres projets ont vu le jour. La gare de La Roche-en-Brenil (Côte-d’Or) a été transformée en un pôle santé, ou celle de la ville de Briouze (Orne) en tiers-lieu.

Ces projets favorisent le développement d’activités économiques dans des lieux bénéficiant naturellement de visibilité. Ils participent à la redynamisation à l’échelle des quartiers de gare, en attirant une clientèle diversifiée au-delà des seuls voyageurs. La gare se retrouve davantage intégrée dans la vie communautaire grâce aux échanges et aux interactions qui se créent entre voyageurs et autres usagers.

Co-construction avec les habitants de projet en gare

Au-delà de la simple réaffectation des bâtiments, certains projets menés dans des gares rurales choisissent de donner une dimension participative en associant usagers du train et citoyens dans le processus.

Communication de la commune de Sèvremoine (Maine-et-Loire) pour l’appel à projet visant à occuper la gare. Wikimedia, CC BY-SA

C’est le cas de la gare de Sèvremoine (Maine-et-Loire), propriété de la commune qui a décidé de la moderniser en repensant les espaces publics environnants. Pour le bâtiment de gare, il a été souhaité d’y créer de nouveaux équipements favorisant l’animation sociale entre habitants et associations.


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Quatre concertations citoyennes ont permis le recueil des besoins des habitants avant le lancement d’un appel d’offres. Le projet Open Gare proposé par deux habitantes de la commune a été retenu. Ce tiers-lieu, axé sur la transition écologique et sociale, propose plusieurs services, tels qu’un service de restauration, un espace de travail partagé et une boutique d’artisans locaux.

Tout au long du projet, des réunions ont été organisées pour informer et recueillir les retours des citoyens. Gouverné par une coopérative d’intérêt collectif et l’association Open Gare, ce lieu co-construit ouvrira ses portes dès 2027, après une période de travaux.

Des acteurs associatifs qui prennent la casquette SNCF

Certaines initiatives vont encore plus loin en intégrant l’ensemble du quartier.

C’est ce que montre l’exemple de l’association Départ imminent pour l’Hôtel de la Gare à Hennebont (Morbihan), qui a réhabilité le bâtiment de l’Hôtel de la Gare, situé à quelques pas de la gare elle-même. L’objectif : revitaliser de la gare et de son quartier.

Tavarn Ty Gar à Hennebont, près de Lorient. Lorientbretagnesudtourisme

Cette association occupe également le bâtiment voyageur grâce au programme programme Place de la gare. Désormais, il est possible de retrouver divers services tels que des bureaux, des logements en location, un café et un atelier. L’association, désormais devenue la société coopérative d’intérêt collectif Tavarn Ty Gar assure l’accueil et les services aux voyageurs au rez-de-chaussée de la gare. Une expérimentation de plus qui souligne le dynamisme de ces territoires et de ses habitants.

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Burcin Yilmazer a reçu des financements du Gouvernement dans le cadre du plan France 2030 opéré par l'ADEME

22.12.2025 à 17:43

Comment naît l’esprit de compétition ?

Inge Gnatt, Psychologist, Lecturer in Psychology, Swinburne University of Technology
Kathleen de Boer, Clinical Psychologist, Lecturer in Clinical Psychology, Swinburne University of Technology
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En fonction de notre personnalité, nous sommes plus ou moins enclins à avoir l’esprit de compétition, mais l’influence de l’environnement est décisive.
Texte intégral (1496 mots)

En fonction de notre personnalité, nous sommes plus ou moins enclins à avoir l’esprit de compétition, mais l’influence de l’environnement est décisive.


Si vous avez déjà assisté à une rencontre sportive chez les moins de 12 ans, vous savez que certains enfants ont un esprit de compétition très fort, tandis que d’autres sont juste là pour créer des liens. Au travail, deux collègues peuvent réagir différemment à une critique : l’un va se donner à fond pour prouver sa valeur, tandis que l’autre va facilement passer à autre chose.

Et nous savons tous ce qui se passe lors des soirées Monopoly en famille, qui nous rappellent définitivement que le goût de la compétition peut mettre à rude épreuve même les relations les plus proches. Être plus ou moins compétitif présente des avantages et des inconvénients, qui dépendent entièrement du contexte.

Mais qu’est-ce qui détermine réellement ces différences, et pouvons-nous les modifier ?

Comment définir l’esprit de compétition ?

L’esprit de compétition ne se résume pas à vouloir gagner. Il s’agit d’une tendance complexe à vouloir surpasser les autres et à évaluer ses succès en se comparant à son entourage. Certains de ses aspects sont appréciables, la satisfaction provenant à la fois de l’effort fourni et des bons résultats obtenus.

Un comportement compétitif peut être lié à la motivation de s’améliorer soi-même et de réussir. Si nous sommes très motivés pour gagner, améliorer nos résultats et nous évaluer par rapport aux autres, nous sommes alors plus enclins à être très compétitifs.

D’un point de vue évolutif, cela nous a également aidés à survivre. En tant qu’espèce sociale, notre sens de la compétition nous permet d’acquérir des ressources, un statut et, surtout, des relations.

L’extraversion et le fait d’être consciencieux sont des traits de personnalité plus marqués chez les personnes qui ont un esprit de compétition plus développé. Ces traits sont liés à la volonté d’atteindre un objectif, à la persévérance et à la détermination, autant de qualités indispensables à la compétitivité.

Nous pouvons donc être prédisposés à avoir plus ou moins l’esprit de compétition selon nos traits de personnalité qui, dans une certaine mesure, sont déterminés par la génétique.

Cependant, le sens de la compétition ne dépend pas uniquement de la biologie. Son intensité est également liée à notre environnement.

Votre culture a un impact sur votre sens de la compétition

Les familles, les salles de classe ou les lieux de travail compétitifs peuvent intensifier les sentiments de rivalité tandis que les environnements plus coopératifs peuvent les réduire.

Par exemple, des recherches ont montré qu’une implication et des attentes parentales plus élevées peuvent avoir une influence positive sur les résultats scolaires, mais peuvent également rendre les enfants plus enclins à la compétition.

La compétitivité s’interprète et s’exprime différemment aussi selon les cultures. Les cultures traditionnellement individualistes peuvent être plus compétitives en apparence, tandis que les cultures collectivistes peuvent être plus indirectement compétitives dans le but de préserver la cohésion du groupe.

Si vous êtes indirectement compétitif, cela peut se traduire par le fait de cacher des informations utiles aux autres, de vous comparer souvent à eux ou de surveiller de près la réussite de vos pairs.

Pouvons-nous mesurer l’esprit de compétition ?

Les recherches suggèrent que la compétitivité est multiforme et que différentes évaluations mettent l’accent sur différents processus psychologiques.

Bien qu’il existe plusieurs questionnaires permettant de mesurer l’esprit de compétition d’une personne, le débat reste ouvert quant aux dimensions sous-jacentes à prendre en compte.

Par exemple, une étude réalisée en 2014 a mis au point une mesure comportant quatre dimensions : l’esprit de compétition en général, la dominance, les affects liés à la compétition (le plaisir que la personne éprouve à entrer en compétition) et le développement personnel.

En outre, une autre tentative publiée en 2018 a révélé que le plaisir de la compétition (motivation et valeur perçue) et la rigueur professionnelle (être assertif) étaient les dimensions les plus importantes à mesurer.

Tout cela montre que l’esprit de compétition ne tient pas à un trait de personnalité unique. Il s’agit plutôt d’un ensemble de motivations et de comportements associés.

Quels sont les avantages et les inconvénients d’avoir un fort esprit de compétition ?

Avoir l’esprit de compétition est associé à des avantages tels qu’une haute performance, de la motivation et des réussites. Mais cela a aussi un coût.

Des études suggèrent que les personnes qui accordent davantage d’importance à leur rang social et qui s’évaluent défavorablement sont plus susceptibles de présenter des symptômes de dépression et d’anxiété. En fait, une dynamique de compétition et de comparaison sociale est systématiquement associée à une mauvaise santé mentale.

Il a également été démontré que la compétitivité à l’école était liée à une augmentation du stress et de l’anxiété.


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Dans un contexte de performance individuelle, rivaliser avec une personne plus performante peut faire progresser, selon une étude dans laquelle les participants ont été invités à passer un test neurocognitif. Cependant, la coopération, même avec un partenaire moins performant, était associée à des niveaux de réussite équivalents.

De plus, cette étude a révélé que la compétition était associée à une augmentation de la stimulation physiologique et du stress, contrairement à la coopération.

Peut-on agir sur l’esprit de compétition ?

Bien que nous n’ayons aucun contrôle sur certains traits de personnalité, nous pouvons agir d’une certaine manière sur notre esprit de compétition. Adopter un comportement plus prosocial en coopérant davantage, en partageant et en aidant les autres, peut le réduire.

De plus, revoir la manière dont nous nous évaluons et dont nous nous percevons peut contribuer à développer un rapport plus équilibré et plus flexible à la compétition. Une thérapie d’acceptation et d’engagement ou une thérapie centrée sur la compassion peut être utile pour accompagner ces changements.

En fin de compte, la recherche dans ce domaine est complexe, et il reste encore beaucoup à apprendre. Si un niveau raisonnable de compétition peut être bénéfique, il est important d’en évaluer le coût.

Réfléchissez à vos objectifs : êtes-vous prêt à tout pour gagner ? ou préférez-vous faire de votre mieux et vous faire des amis ?

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

22.12.2025 à 17:42

Comment rendre nos discussions politiques en famille moins conflictuelles ?

Antoine Marie, Chercheur post-doctorant, École normale supérieure (ENS) – PSL
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Les échanges se tendent souvent sur les sujets politiques. Des recherches éclairent les mécanismes qui alimentent ces conflits et ceux qui permettent de les désamorcer.
Texte intégral (2183 mots)
Les recherches sur les processus de résolution de conflits signalent que, pour susciter la confiance, il est utile de paraître rationnel et autonome par rapport à son « camp » politique. Gorodenkoff

Pendant les fêtes de fin d’année, les échanges se crispent souvent sur des questions politiques. Des recherches en psychologie et en sciences politiques éclairent les mécanismes qui alimentent ces conflits et ceux qui permettent de les désamorcer.


Nombreux sont ceux qui redoutent les discussions de famille sur les sujets politiques : écologie, immigration, conflit israélo-palestinien, relations entre les sexes et les générations… Celles-ci sont souvent tendues, et peuvent créer de l’autocensure ou du ressentiment.

Des recherches en psychologie et en sciences politiques, de nature aussi bien qualitative qu’expérimentale, offrent un éclairage sur les mécanismes qui causent ces tensions. Elles identifient également de bonnes pratiques susceptibles de faire de nos discussions politiques des lieux d’apprentissage et d’échange plus cordiaux et respectueux, tout en permettant l’influence idéologique et sans nier la légitimité des désaccords politiques.

La tendance à présumer de mauvaises intentions

Notre esprit est configuré pour surdétecter l’hostilité chez autrui – un mécanisme qui a vraisemblablement protégé nos ancêtres dans leurs environnements évolutionnaires, mais qui nous induit souvent en erreur aujourd’hui. En surdétectant l’hostilité, nous nous prémunissons du risque de maltraitance, mais nous risquons de présupposer de l’agressivité quand elle est absente.

Or, dans nos sociétés modernes et démocratiques, riches et condamnant largement la violence verbale et physique, la plupart de nos concitoyens n’ont qu’exceptionnellement des intentions négatives. L’un des effets psychologiques majeurs d’un environnement social plus riche et moins violent est en effet la diminution de l’impulsivité et de l’agressivité individuelle.

Les citoyens peuvent, bien sûr, être en désaccord politique vivace, et légitime, sur ce qu’il convient de faire pour rendre la société meilleure. Et la société est indéniablement parcourue de rapports de pouvoir et d’inégalités entre groupes. Mais la plupart des citoyens souhaitent des changements qu’ils pensent sincèrement susceptibles d’améliorer la société. L’impression qu’un interlocuteur est hostile ou stupide provient souvent de la distance entre ses croyances et les nôtres, acquise auprès de sources médiatiques et de fréquentations sociales très différentes, plutôt que de défaillances morales fondamentales.

Les pièges rhétoriques qui empoisonnent les échanges

Les travaux philosophiques sur l’argumentation ont identifié de longue date plusieurs procédés rhétoriques, souvent inconscients, qui empoisonnent facilement nos échanges. Comme mettent en garde les chercheurs Peter Boghossian et James Lindsay dans leur livre How to Have Impossible Conversations (2019), deux d’entre eux apparaissent particulièrement souvent dans les discussions politiques.

L’« homme de paille » (ou strawman) consiste à caricaturer la position de l’autre pour la rendre facile à contrer. Les recherches montrent que ce procédé est un produit naturel de notre esprit en contexte de désaccords moraux et qu’il empêche d’entrer réellement en dialogue.

L’interlocuteur perçoit, à raison, une absence d’effort pour comprendre ce qu’il dit dans toute sa finesse, ce qui génère une impression d’être pris pour un idiot. Il en résulte une impression de fermeture à son point de vue, de mépris pour son intelligence, qui retire toute marge de manœuvre pour la persuader.

À l’inverse, la pratique de « l’homme d’acier » ou steel man
– reformuler la position de l’interlocuteur de la manière la plus charitable possible, dans des termes dans lesquels la personne se reconnaît – permet de signaler son respect. Il est très rare que le discours idéologique soit en déconnexion totale avec les faits (fake news mises à part). La construction d’un steel man force chaque interlocuteur à adopter un minimum la perspective de l’autre, ce qui enrichit la compréhension mutuelle et produit une impression de bienveillance.

De même, notre tendance à poser de « faux dilemmes » apparaît souvent contre-productive. Ces derniers réduisent des questions nécessairement complexes à deux alternatives simplistes, mutuellement exclusives : soit nous acceptons une immigration incontrôlée, soit nous vivons dans une république raciste ; soit c’est la culture, soit c’est la biologie qui explique les différences psychologiques entre les sexes, etc.

La tendance à réduire une question sociale complexe à un faux dilemme constitue presque un réflexe lorsqu’on possède de fortes convictions morales sur le sujet. Cela amène les personnes à se comporter comme si elles avaient un message à délivrer, qu’elles affirmeront avec rigidité jusqu’à ce qu’elles aient le sentiment d’avoir été « entendues » – quitte à dénier toute nuance et toute validité aux observations pertinentes du point de vue opposé.

L’importance de reconnaître les extrémistes dans son propre camp

Les recherches qualitatives et expérimentales sur la négotiation et la résolution de conflit – dialogues intercommunautaires entre Israéliens et Palestiniens – suggèrent qu’un enjeu important pour susciter la confiance dans les situations conflictuelles est de paraître rationnel et autonome par rapport à son « camp » politique.

La reconnaissance du fait que dans son propre camp aussi, certaines personnes défendent des positions excessives, commettent des violences verbales ou physiques, ou nient certains faits scientifiques, constitue un signal d’autonomie. Cette attitude démontre qu’on n’est pas totalement aveuglé par la loyauté partisane, établit plus de confiance et peut ouvrir des voies d’influence.

Les bénéfices d’une posture d’apprentissage

La pratique de l’enquête de terrain ethnographique montre que même face à quelqu’un dont les idées nous indignent ou nous inspirent l’incrédulité (croyants en la théorie de la Terre plate), il est possible d’apprendre, avec empathie, sur sa vision du monde.

De même, il est utile d’envisager son partenaire de discussion politique comme le membre intéressant d’une tribu lointaine, qui mérite le respect, plutôt que comme le soutien d’un parti politique que l’on est tenté de mépriser.

Garder ses inférences sous contrôle

Les travaux sur la pragmatique linguistique montrent que les discussions politiques sont faites d’échanges de répliques au sujet desquelles les participants font des inférences (tirent des conclusions à partir de ce qu’ils entendent) qui vont souvent au-delà du sens que les locuteurs ont réellement voulu donner à leurs phrases. Cette pratique consistant à inférer ce que la personne serait en train de dire à partir de ce qu’elle a littéralement dit nous sert à compenser le caractère inévitablement vague de la parole.

Le problème est que ces inférences sont souvent biaisées par des stéréotypes qui négligent les subtilités des opinions individuelles, et par la peur d’entendre quelqu’un dire des choses dont on craint qu’elles aient des conséquences « dangereuses ».

Ces inférences peuvent alors conduire à « accuser » nos interlocuteurs de défendre des positions qu’ils n’ont jamais défendues ni même pensées, simplement parce que leurs phrases ressemblent à des opinions qui nous effraient. Par exemple :

« Les discriminations systémiques sont partout » : cet énoncé peut être perçu comme relevant d’une idéologie de gauche radicale, ce qui irritera nombre de personnes de droite. Mais il peut aussi simplement constater que certaines inégalités persistent au-delà des intentions individuelles, sans imputer de culpabilité collective ni nier les progrès réalisés.

« La sécurité doit redevenir une priorité » : ce type d’énoncé peut être associé, à gauche, à des positions sécuritaires, autoritaires ou à une stigmatisation des minorités. Mais il peut aussi exprimer une préoccupation légitime pour les victimes de criminalité dans certains quartiers, sans impliquer de solutions répressives disproportionnées.

Les motivations sociales au-delà de la recherche de vérité

Il importe aussi de garder en tête que nos discussions politiques sont influencées par des motivations sociales, souvent inconscientes, comme paraître moral et bien informé pour se donner une bonne image, et mobiliser les autres autour de nos causes.

Le problème est que ces préoccupations, bien qu’adaptatives dans nos cercles sociaux, nous poussent souvent vers l’exagération et la mauvaise foi. Par exemple, l’exagération d’une menace sociale – impact de l’immigration, imminence du changement climatique – ou le déni d’un progrès – déclin du sexisme, de la pauvreté – peuvent permettre de signaler sa loyauté envers un « camp » politique et de mobiliser l’engagement autour de soi.

Mais lorsque notre audience n’est pas politiquement alignée, exagération et mauvaise foi peuvent faire passer les membres de son propre camp politique comme refusant la nuance sur des sujets complexes. Cela peut endommager le lien de confiance avec ses interlocuteurs, et retire alors toute perspective d’influence.

Ces principes de base qui, lorsqu’ils sont appliqués, peuvent permettre aux discussions politiques de devenir des lieux d’influence et d’apprentissage plutôt que de confrontation stérile entre des thèses caricaturales. Sans non plus nier la légitimité de nos différences d’opinions.

The Conversation

Antoine Marie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.12.2025 à 17:42

Au-delà du QI et de la stigmatisation des personnes avec déficience intellectuelle, repensons l’intelligence

Quesne Julien, Chercheur post-doctorant en sociologie, Université Paul Valéry – Montpellier III
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Limiter l’intelligence au QI est stigmatisant pour les personnes qui vivent avec une déficience intellectuelle et réducteur, car cela ne rend pas compte du contexte social, éducatif, culturel et politique.
Texte intégral (2078 mots)

Réduire l’intelligence au QI se révèle stigmatisant pour les personnes qui vivent avec une déficience intellectuelle. Cela ne rend pas compte de la diversité de l’intelligence qui reste façonnée par le contexte social, éducatif, culturel et politique.


Dans le débat public comme en psychologie, le quotient intellectuel (QI) tient une place particulière. On l’interprète souvent comme une mesure neutre, scientifique, objective – un outil honnête d’évaluation cognitive des capacités humaines. Mais derrière les nombres qu’il distribue, le QI produit une véritable charge sociale : celui d’une classification, d’une hiérarchisation, d’une normalisation.

Pour les personnes chez qui a été diagnostiquée une déficience intellectuelle
– entre 2 et 3 % de la population générale – le QI peut devenir un outil d’assignation, de stigmatisation ou encore d’exclusion qui produit socialement du handicap. Si le DSM-5 (manuel diagnostique de référence en santé mentale) marque un progrès en rappelant que l’intelligence ne se réduit pas à un score et doit être appréciée à partir des capacités d’adaptation dans la vie quotidienne, son évaluation par la mesure est très loin de disparaître.

La récente affaire Jean Pormanove a tristement permis de mettre en lumière la permanence et l’intensité des maltraitances handiphobes en France. Le décès en direct, en août dernier, du streamer Raphaël Graven (alias Jean Pormanove) faisait suite à des mois d’humiliation à l’écran de plusieurs personnes en situation de handicap invitées à l’émission « Questions pour un golmon » sur la plateforme Kick et moquées pour leur supposée faiblesse d’esprit.


À lire aussi : Mourir pour divertir : Jean Pormanove et l’économie du sadisme numérique


Ce drame fait directement écho à nos imaginaires collectifs où l’intelligence est encore considérée comme un attribut fixe, voire naturel, mais surtout mesurable. Ainsi, ceux et celles possédant un « bon » QI sont valorisés ; ceux et celles qui sont en dessous d’un seuil arbitraire – souvent autour de 70 – sont pathologisés, médicalisés, étiquetés et stigmatisés par la société.

Cette logique ne date pas d’hier : elle puise notamment ses racines dans l’histoire de la psychométrie, portant l’empreinte d’idéologies plus anciennes, coloniales et modernes, qui ont entériné de nouvelles hiérarchies de la vie humaine.

L’héritage d’une science pas si neutre

L’histoire du QI ne peut pas être racontée sans évoquer son lien avec les idées eugénistes ou coloniales de la modernité occidentale. Les premiers travaux européens sur le crâne datant du XIXe siècle, cherchaient à établir des différences « naturelles » d’intelligence entre les groupes (notamment pour justifier l’invention de la race) en se fondant sur des mesures du crâne ou du cerveau. Ces croyances pseudoscientifiques ont servi à légitimer des politiques de domination, d’exclusion et de violence envers les esclaves, les femmes, les enfants ainsi que les personnes en prise avec une déficience intellectuelle.

Au début du XXe siècle, les psychologues français Alfred Binet et Théodore Simon voulaient, avec la création du QI, repérer et aider les enfants ayant besoin d’un accompagnement scolaire spécifique. Le QI se résume alors à un score obtenu à des tests qui mesurent certaines capacités mentales et cognitives, comme la mémoire, le raisonnement ou la compréhension des mots.

Son score moyen est fixé à 100, là où une part importante de la population mondiale possède aujourd’hui un score généralement compris entre 85 et 115.

Plus tard, la psychométrie moderne – avec des psychologues comme Charles Spearman (1904) ou plus tard Anne Anastasi (1954) – développe des tests psychomoteurs très sophistiqués, dont certains visent à capturer et naturaliser ce que Spearman désignera comme le « facteur g », c’est-à-dire une intelligence générale censée être universelle. Mais cette universalité masque l’influence prépondérante de valeurs très contextuelles et politiques dans l’évaluation de l’intelligence : des cultures, des langages, des environnements éducatifs et des positions sociales et historiques qui n’ont rien de fixe.

Le piège de la mesure et de son seuil

Le diagnostic de déficience intellectuelle repose encore largement sur un seuil de QI (par exemple, ≈ 70). Lorsqu’une personne passe en dessous, elle peut être considérée comme ayant un déficit cognitif, même si sa vie quotidienne, son autonomie, ses compétences sociales ou émotionnelles ne peuvent pas être résumées à un simple nombre.

Or, ce seuil arbitraire ne tient pas suffisamment compte de la diversité des expériences humaines : certaines personnes avec un QI faible sont très autonomes dans certains aspects de la vie, d’autres ont des compétences très différentes (mémoire visuelle, créativité artistique, etc.). Réduire les personnes vivant avec une déficience intellectuelle à un score, c’est invisibiliser leur singularité, leur histoire, mais c’est surtout les délier de leur humanité en les ramenant à de simples fonctions productives et économiques.

Cette catégorisation peut conduire à ce que la société attende moins de ces individus – ou pire, les considère comme moins dignes d’autonomie et de participation pleine à la vie sociale. Cette idée d’absence ou de perte constante d’autonomie suggère aussi celle d’un stade de développement inachevé des personnes vivant avec une déficience intellectuelle.

On tombe alors dans un piège : la mesure prétendue objective devient un outil de marginalisation voire de stigmatisation qui enferme souvent ces personnes dans une sorte d’enfance chronique.

L’intelligence, un bien collectif

Pour changer cette dynamique, il est urgent de repenser l’intelligence non pas comme un bien individuel (à maximiser, à hiérarchiser), mais comme un bien collectif et pluriel en rupture avec sa logique productiviste actuelle. Plusieurs chercheur·es, dans des domaines variés tels que la psychologie critique, les études sur le handicap, la philosophie, suggèrent que l’intelligence se joue dans les échanges, les relations, les environnements. Elle ne se limite pas aux tâches abstraites définies par les tests.

L’intelligence existe dans les gestes, dans la créativité, dans la façon d’apprendre autrement et est, à ce titre, plurielle tant elle est influencée et façonnée par le contexte social, éducatif, culturel et politique.

Reconnaître cela, c’est admettre qu’un QI ne peut pas tout dire, qu’il ne définit pas la richesse d’une personne. Au contraire, il s’agit pour nous de comprendre la fonction politique et sociale d’un tel outil pour l’organisation de la société. Pourquoi a-t-on besoin de mesurer l’intelligence ? Et dans quel but ?

Changer les normes sociales

Il faut repenser les valeurs que nous associons à l’intelligence : performance, productivité, rentabilité. Il est important de défendre une vision de la dignité qui ne passe pas par la mesure, mais par la reconnaissance de chaque être humain dans sa singularité, et dans une démarche critique de retournement voire de destruction des valeurs imposées par l’idéologie capitaliste.

Ainsi, c’est une démarche populaire autour de la dignité politique qu’il faut bâtir, avec, par et pour les personnes concernées, et qui dépasserait les stratégies trop souvent inefficaces de visibilité, de reconnaissances ou d’inclusion.

Quelques idées reçues à déconstruire


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En finir avec un modèle limité de l’intelligence

Parce que repenser l’intelligence est plus qu’un enjeu académique : c’est une urgence sociale. À l’heure où les inégalités cognitives – et la neurodiversité – deviennent de plus en plus visibles (mais encore trop incomprises), maintenir un modèle limité de l’intelligence revient à reproduire les exclusions et l’infantilisation des personnes vivant avec une déficience intellectuelle.

Nous devons contraindre les institutions (école, travail, santé, services sociaux, etc.) à évoluer et rompre avec ces pratiques discriminantes de classement de la vie humaine. La dignité des personnes concernées par une déficience intellectuelle ne peut pas être subordonnée à un score obtenu à un test : elle réside dans leur capacité à être reconnues, entendues et soutenues depuis leur humanité tout en luttant contre leur invisibilisation.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Quesne Julien ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.12.2025 à 17:41

From stadium to the wild: Sports clubs as new champions of biodiversity

Ugo Arbieu, Chercheur postdoctoral, Université Paris-Saclay
Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay
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Animals feature in sports club logos and become mascots, but their actual populations are declining. What if we turned this sporting attachment into concrete action?
Texte intégral (2772 mots)

When you walk around the Groupama Stadium in Lyon (France), you can’t miss them. Four majestic lions in the colours of Olympique Lyonnais stand proudly in front of the stadium, symbols of the influence of a club that dominated French football in the early 2000s. The lion is everywhere in the club’s branding: on the logo, on social media, and even on the chests of some fans who live and breathe for their team. These are the ones who rise as one when Lyou, the mascot, runs through the stands every time the team scores a goal. Yet while it roars in the Lyon stadium, in the savannah, the lion is dying out.

On the ninth day of Ligue 1 (whose matches took place from October 24 to 26, 2025), there were twice as many people in the stadium for the Lyon-Strasbourg match (just over 49,000 spectators) as there are lions in the wild on the planet (around 25,000). Lion populations in Africa and India fell by 25% between 2006 and 2018, like many other species on the planet, according to the International Union for Conservation of Nature (IUCN).

One of the lions that stand guard in front of the Groupama Stadium in Lyon (France). Zakarie Faibis, CC BY-SA

This is a striking paradox: while the sports sector is booming – often capitalising on animal imagery to develop brands and logos and unite crowds around shared values – those same species face numerous threats in the wild, weakening ecosystems without fans or clubs being truly aware of it.

This paradox between the omnipresence of animal representations in sport and the global biodiversity crisis was the starting point of a study published in BioScience. The study quantified the diversity of species represented in the largest team sports clubs in each region of the world, on the one hand, and assessed their conservation status, on the other. This made it possible to identify trends between regions of the world and team sports (both women’s and men’s).

The goal was to explore possible links between professional sport and biodiversity conservation. Sport brings together millions of enthusiasts, while clubs’ identities are based on species that are both charismatic and, in most cases, endangered. The result is a unique opportunity to promote biodiversity conservation in a positive, unifying, and rewarding context.

Nature on jerseys: The diversity of species represented in team sports

This research, based on 43 countries across five continents, reveals several key insights – chief among them, the importance and sheer scale of wildlife represented in sports emblems. A full 25% of professional sports organisations use a wild animal in their name, logo, or nickname. This amounts to more than 700 men’s and women’s teams across ten major team sports: football (soccer), basketball, American football, baseball, rugby union and league, volleyball, handball, cricket, and ice hockey.

Bears (here, a polar bear for the Orlando hockey team in the United States) are among the animals most commonly used as mascots by the team sports listed in the study. Vector Portal/Creative Commons, CC BY

Unsurprisingly, the most represented species are, in order: lions (Panthera leo), tigers (Panthera tigris), wolves (Canis lupus), leopards (Panthera pardus), and brown bears (Ursus arctos).

While large mammals dominate this ranking, there is in fact remarkable taxonomic diversity overall: more than 160 different types of animals. Squid, crabs, frogs, and hornets sit alongside crocodiles, cobras, and pelicans – a rich sporting bestiary reflecting very specific socio-ecological contexts. We have listed them on an interactive map interactive map available online.

Animal imagery is often associated with major US leagues, such as the NFL, NBA, or NHL, featuring clubs like the Miami Dolphins (NFL), the Memphis Grizzlies (NBA), or the Pittsburgh Penguins (NHL). Yet other countries also display diverse fauna, with over 20 species represented across more than 45 professional clubs in France for instance.

Cultural, aesthetic, or identity-based motivations behind animal emblems

Club emblems often echo the cultural heritage of a region, as in the Quetzales Sajoma basketball club in Mexico that uses the quetzal (Tragonidaespp.), an emblematic bird from the Maya and Aztec cultures. Animal symbols also communicate club values such as unity or solidarity – for example, the supporter group of LOU Rugby is called “La Meute” (“The Pack”). Nicknames can also highlight a club’s colours, as with the “Zebras,” nickname of Juventus FC, whose jerseys are famously black and white.

Logo of the Lyon Olympique Universitaire rugby team. LOU Rugby

Finally, many emblems directly reference the local environment – such as the Parramatta Eels, named after the Sydney suburb, whose Aboriginal name means “place where eels live”.

The Wild League: Sports clubs as allies to wildlife

The sports sector has grown increasingly aware of climate-related issues, both those related to sports practice and sporting events. Biodiversity has not yet received the same attention. The study also shows that 27% of the animal species used in sports identities face risks of extinction in the near or medium term. This concerns 59% of professional teams. Six species are endangered or critically endangered, according to the IUCN: the black rhinoceros (Diceros bicornis), blue whale (Balaenoptera musculus), African elephant (Loxodonta africana), Asian elephant (Elephas maximus), tiger, and Puerto Rican blackbird (Agelaius xanthomus). Lions and leopards – two of the most represented species – are classified as vulnerable.

Moreover, 64% of teams have an emblem featuring a species whose wild population is declining, and 18 teams use species for which no population trend is known. If this seems surprising, think again: the polar bear (Ursus maritimus), orca (Orcinus orca), and European wildcat (Felis silvestris) are among these poorly understood species.

Under these circumstances, can sport help promote biodiversity conservation in an inspiring way? Indeed, iconic clubs and athletes, whose identities are based on often charismatic but endangered species, bring together millions of enthusiasts.

Another study by the same research team presents a model aligning the interests of clubs, commercial partners, supporter communities, and biodiversity advocates around the central figure of animal sports emblems.

Playing as a team for a common goal: Protecting biodiversity

The Wild League project, which builds upon these recent scientific publications, aims to implement this model with the support of clubs (professional and amateur) and their communities, in order to involve as many stakeholders as possible (teams, partners, supporters) in supporting ecological research and biodiversity conservation.

These commitments are win-win: for clubs, it is an opportunity to reach new audiences and mobilise supporters around strong values. Sponsors, for their part, can associate their brands with a universal cause. By scaling up, a professional league, if it mobilised all its teams, could play a key role in raising awareness of biodiversity.

Almost all of the emblems of the German ice hockey league DEL refer to animals. Deutsche Eishockey Liga/X.com

Many mechanisms could help implement such a model, involving teams, partners, and supporters in changes to individual and institutional behaviour. Teams from different sports that share the same emblem could pool resources to create coalitions for the protection of the species and its ecosystem.

Conversely, an entire professional league with numerous teams represented by different animals could raise awareness by embracing biodiversity as a collective theme. For example, Germany’s top ice hockey league (DEL) includes 15 teams, 13 of which feature highly charismatic animals: every week, panthers face polar bears, penguins battle tigers, and sharks challenge grizzlies! These emblems provide a unique opportunity to raise awareness of the Earth’s biological diversity.

Some well known but taxonomically vague nicknames – such as “Crabs,” “Bats,” or “Bees” – conceal immense species diversity: more than 1,400 species of freshwater crabs, as many bat species (representing one in five mammal species), and over 20,000 species of bees exist worldwide.

Finally, more than 80 professional teams have a unique one-to-one association with a species. The Auckland Tuatara basketball team, for instance, is the only one to feature the Tuatara (Sphenodon punctatus), a reptile found only in New Zealand. These exclusive connections create ideal opportunities to foster a sense of responsibility between a species and its team.

Sport is above all an entertainment industry, offering powerful emotional experiences rooted in strong values. The animal emblems of sports clubs can help reignite a passion for the natural world and engage sporting communities in its protection and in broader biodiversity conservation – so that the roar of lions does not become a distant memory, and so that the statues proudly standing before our stadiums regain their colour and meaning.

The Conversation

Ugo Arbieu is the founder of The Wild League, an international project aimed at promoting the integration of biodiversity protection issues into professional sports organisations.

Franck Courchamp ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.12.2025 à 12:34

Au Moyen Âge, l’invention d’un Jésus « petit garnement »

Mary Dzon, Associate Professor of English, University of Tennessee
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La Bible raconte peu de choses sur l’enfance de Jésus – mais cela n’a pas empêché les chrétiens du Moyen Âge de se délecter de récits le présentant comme un « petit garnement » sacré.
Texte intégral (3997 mots)
Le bœuf et l’âne apparaissent dans l’imaginaire chrétien comme témoins instinctifs de la divinité de l’enfant Jésus. Bodleian Libraries/University of Oxford, CC BY-NC

Entre jeux, désobéissances et miracles, les textes apocryphes montrent un Jésus enfant espiègle, mais déjà conscient de sa divinité.


Les scènes de la nativité présentées à l’époque de Noël montrent généralement un bœuf et un âne aux côtés de l’enfant Jésus. Dans l’Évangile selon saint Luc, Marie plaça son enfant dans une crèche – une mangeoire destinée à nourrir les animaux – « parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie ».

Loin d’être de simples figurants, le bœuf et l’âne renvoient au Livre d’Isaïe 1 :3, un verset que les premiers chrétiens ont interprété comme une prophétie de la naissance du Christ. Dans certaines œuvres anciennes, ces bêtes de somme s’agenouillent pour manifester leur révérence, reconnaissant dans ce nouveau-né emmailloté, venu au monde dans l’humilité, une figure seigneuriale.

Les Évangiles canoniques, ces récits de la vie de Jésus inclus dans le Nouveau Testament, ne mentionnent à aucun moment la présence de ces animaux accueillant le nouveau-né. Pourtant, le motif apparaît déjà dans des œuvres d’art du IVᵉ siècle. Il a ensuite été largement diffusé par l’Évangile du Pseudo-Matthieu, un texte apocryphe – c’est-à-dire non retenu dans le canon des Écritures. Rédigé par un moine anonyme, probablement au VIIe siècle, le Pseudo-Matthieu rassemble de nombreux récits consacrés à l’enfance de Jésus.

Car après le récit de la naissance de Jésus, la Bible demeure presque totalement silencieuse sur son enfance. En revanche, des légendes sur ses jeunes années ont largement circulé au Moyen Âge – un phénomène au cœur de mon livre publié en 2017. Si la présence du bœuf et de l’âne est aujourd’hui familière à de nombreux chrétiens, rares sont ceux qui connaissent les autres récits saisissants transmis par les textes apocryphes.

Faiseur de miracles

Tableau Le Christ retrouvé par ses parents ou Le Christ retrouvé au Temple
Le Christ retrouvé par ses parents, ou le Christ retrouvé au Temple, 1342. Google Cultural Institute/Walker Art Gallery via Wikimédia

La Bible ne rapporte qu’un seul épisode célèbre de la jeunesse de Jésus : celui où, à l’âge de 12 ans, il reste au Temple juif de Jérusalem sans que ses parents s’en aperçoivent. Après l’avoir cherché avec une vive angoisse, ils le retrouvent en pleine discussion avec des maîtres de la Loi, posant des questions et les stupéfiant par ses réponses. Au XIVe siècle, le peintre Simone Martini le représente dans « Le Christ retrouvé au Temple » debout face à ses parents, les bras croisés – un adolescent entêté, manifestement peu enclin à s’excuser de les avoir laissés dans l’inquiétude pendant plusieurs jours.

L’Évangile apocryphe du Pseudo-Matthieu – en particulier dans les versions qui intègrent des éléments d’un texte apocryphe encore plus ancien, l’Évangile de l’enfance selon Thomas – se concentre précisément sur l’enfance de Jésus. À l’image de l’épisode du Temple, ces récits décrivent un enfant parfois difficile, doté d’une sagesse hors du commun qui émerveille autant qu’elle déroute, voire choque, ses maîtres. Plus radicalement encore, les textes apocryphes le montrent exerçant un pouvoir divin dès son plus jeune âge.

Un manuscrit italien du XIVᵉ siècle montrant Jésus repoussant des dragons pour protéger ses parents
Un manuscrit italien du XIVᵉ siècle montrant Jésus repoussant des dragons pour protéger ses parents. Bodleian Libraries, University of Oxford, CC BY-NC

À l’image du Jésus adulte du Nouveau Testament, cet enfant Christ des récits apocryphes accomplit souvent des prodiges pour venir en aide à ceux qui en ont besoin. Selon l’Évangile de Matthieu, Marie et Joseph emmènent l’enfant Jésus en Égypte après qu’un ange les a avertis en songe qu’Hérode, roi de Judée, cherchait à le faire mourir. Dans la version de cet épisode développée par le Pseudo-Matthieu, Jésus, âgé de moins de 2 ans, se dresse courageusement sur ses pieds face à des dragons surgissant d’une grotte où sa famille s’est arrêtée pour se reposer.

Ces dragons terrifiants se prosternent devant lui avant de s’éloigner, tandis que Jésus affirme avec assurance à ceux qui l’entourent qu’il est « l’homme parfait » et qu’il peut « dompter toute espèce de bête sauvage ». Plus tard, il ordonne à un palmier de se courber afin que Marie, épuisée, puisse en cueillir les fruits, et il abrège miraculeusement leur traversée du désert.

Par moments, le Jésus de ces légendes apparaît largement responsable des malheurs qui l’entourent. Les carreaux médiévaux de Tring datés du XIVe siècle, aujourd’hui conservés au British Museum, montrent l’un de ses amis emprisonné par son père dans une tour. Le Christ l’en extirpe par un minuscule trou, à la manière d’un chevalier courtois sauvant une demoiselle en détresse. Le père avait tenté de protéger son fils de l’influence de Jésus – une précaution compréhensible, tant de nombreuses légendes décrivent Jésus provoquant la mort de ses camarades de jeu ou d’autres garçons qui l’avaient, d’une façon ou d’une autre, contrarié.

Dans un récit qu’un chercheur a résumé par l’expression « la mort pour avoir bousculé Jésus », un garçon le heurte en courant. Celui-ci le maudit, et l’enfant s’effondre aussitôt, mort – avant que Jésus ne le ramène à la vie, après une brève remontrance de Joseph.

Une scène des carreaux de Tring
Une scène des carreaux de Tring montrant Jésus délivrant son ami d’une tour. © The Trustees of the British Museum, CC BY-NC-SA

Dans un autre récit, transmis par une traduction anglo-normande consignée dans un manuscrit enluminé, Jésus enlève son manteau, le pose sur un rayon de soleil et s’assoit dessus. En voyant cela, les autres enfants « pensèrent qu’ils pourraient faire de même… Mais ils se montrèrent trop empressés et tombèrent tous en même temps. L’un après l’autre, ils sautèrent sur le rayon de soleil, mais l’expérience tourna mal, car chacun se brisa la nuque ». À la demande de ses parents, Jésus guérit ensuite les garçons.

Joseph reconnaît alors devant ses voisins que Jésus « est vraiment trop turbulent » et décide de l’envoyer ailleurs. Âgé de 7 ans, Jésus est placé en apprentissage chez un teinturier, qui lui donne des consignes très précises pour teindre trois pièces de tissu dans trois cuves différentes. Sitôt son maître parti, Jésus désobéit et jette tous les tissus dans une seule cuve – obtenant pourtant le résultat attendu. Lorsque le teinturier revient, il croit d’abord avoir été « ruiné par ce petit garnement », avant de comprendre qu’un prodige vient de se produire.

Jésus assis sur un rayon de soleil
Jésus assis sur un rayon de soleil, tandis que d’autres garçons tentent de l’imiter, dans une miniature du manuscrit Selden Supra 38, réalisée au début du XIVᵉ siècle. Bodleian Libraries, University of Oxford, CC BY-NC-SA

Lien avec les animaux

Ces légendes apocryphes montrent aussi l’enfant Jésus exerçant son pouvoir sur le monde animal. Lorsqu’il pénètre dans une caverne redoutée où vivent des lions, les lionceaux « courent autour de ses pieds, le caressant et jouant avec lui », tandis que « les lions adultes se tiennent à distance, l’adorent et agitent la queue devant lui ». Jésus explique alors aux témoins que les bêtes leur sont supérieures, car les animaux, eux, « reconnaissent et glorifient leur Seigneur ».

Ces récits dressent ainsi le portrait d’un Jésus parfois hautain, conscient de sa nature divine et peu disposé à accepter qu’on le traite comme un simple petit garçon. Mais ils le montrent aussi comme un véritable enfant, aimant jouer. Le jeune Jésus y apparaît enfantin dans sa manière d’agir souvent sur un coup de tête, sans prêter beaucoup d’attention aux remontrances de ses aînés.

Une enluminure représentant une troupe de lions observant un jeune garçon auréolé qui caresse un lionceau
Un manuscrit du XIVᵉ siècle, le Klosterneuburger Evangelienwerk, montre le jeune Jésus jouant avec des lions. Schaffhausen City Library via Wikimedia

Son lien avec les animaux contribue également à son image d’enfant. De manière frappante, dans les textes apocryphes, les bêtes – à commencer par le bœuf et l’âne – semblent souvent percevoir que Jésus n’est pas un enfant ordinaire avant même que les personnages humains ne s’en rendent compte.

L’insinuation subtile des légendes selon laquelle de nombreux Juifs entourant Jésus ne seraient pas aussi perspicaces que les animaux reflète l’antisémitisme répandu dans l’Europe médiévale. Dans un sermon du Vᵉ siècle, Quodvultdeus, évêque de Carthage, s’interroge sur le fait que la reconnaissance de Jésus dès la crèche par les animaux n’ait pas été un signe suffisant pour les Juifs.

Livre d’images de la Bible de Holkham
Le Livre d’images de la Bible de Holkham montre Jésus accomplissant des tâches domestiques (Londres, British Library, Additional MS 47682, fol. 18). Courtesy British Library

Dans la Bible, Jésus accomplit son premier miracle à l’âge adulte, lors d’un festin de noces à Cana. Les récits apocryphes, en revanche, explorent l’idée que l’Homme-Dieu manifeste son pouvoir dès l’enfance. Selon ces légendes, le caractère enfantin du Christ distrayait souvent ceux qui l’entouraient, les empêchant de reconnaître qu’il était le Messie. Cela permet aux textes apocryphes de ne pas contredire la Bible, qui présente Jésus comme « simplement le fils du charpentier », loin de l’image d’un enfant prodige.

Chaque Noël, les chrétiens occidentaux modernes célèbrent principalement la naissance de Jésus, avant de laisser rapidement de côté la figure de l’Enfant-Christ. Les chrétiens du Moyen Âge, en revanche, étaient fascinés par les récits de la jeunesse du Fils de Dieu. Malgré ses exploits de dompteur de dragons, de guérisseur ou de magicien, le jeune Jésus des textes apocryphes passe largement inaperçu, dissimulant sa divinité derrière son apparence de « petit garnement ».

The Conversation

Mary Dzon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.12.2025 à 19:23

Publication de documents dans l’affaire Epstein : pourquoi les victimes méritent plus d’attention que la « liste » des hommes puissants

Stephanie A. (Sam) Martin, Frank and Bethine Church Endowed Chair of Public Affairs, Boise State University
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Alors que le ministère de la Justice états-unien commence à divulguer les dossiers Epstein, ses nombreuses victimes méritent davantage d’attention que les hommes puissants figurant sur sa « liste des clients »
Texte intégral (3079 mots)
L’adoption de la loi sur la transparence des dossiers Epstein, soutenue par de nombreuses victimes et de membres de la famille d’Epstein, a conduit le ministère de la justice états-unien à commencer à divulguer certains des dossiers Epstein. J. Scott Applewhite/AP Photo

Contrainte par la loi, l’administration Trump a rendu publics, vendredi 19 décembre, plusieurs milliers de documents relatifs au criminel sexuel Jeffrey Epstein, décédé en 2019. Mais, alors que les hommes puissants associés à l’affaire sont nommés, leurs profils analysés et disséqués en détail, les victimes survivantes, en revanche, restent le plus souvent une entité floue, reléguée à l’arrière-plan.


Le ministère de la justice états-unien a procédé à la divulgation partielle de documents issus de ce que l’on appelle désormais couramment les « dossiers Jeffrey Epstein ». D’autres publications sont attendues, à une date qui n’a pas encore été précisée. Sur une page spécifique de son site Internet, intitulée « Epstein Library », le ministère met à disposition divers documents, notamment des pièces judiciaires et d’autres archives rendues publiques en réponse à des demandes fondées sur la loi sur la liberté de l’information.

Leur publication a été ordonnée par le Congrès dans le cadre d’une loi bipartisane adoptée en novembre 2025. La date butoir fixée au 19 décembre 2025 a été respectée : le ministère de la justice a rendu publique une partie des documents en sa possession, environ huit heures avant l’expiration du délai.

Ces dossiers seront désormais scrutés, commentés et débattus par les responsables politiques comme par le grand public, avant d’être largement relayés dans les médias. Il s’agit du dernier épisode d’une affaire qui fait les gros titres depuis des années, mais selon un cadrage bien particulier. Une question domine en effet la couverture médiatique : « Quels hommes riches et puissants pourraient figurer sur la fameuse “liste” associée à ces dossiers ? » Les journalistes comme le public attendent de voir ce que ces documents révéleront au-delà des noms déjà connus, et si la supposée liste des clients dont la rumeur fait état depuis déjà longtemps finira par se matérialiser.

La tension entre récit dominant et voix des victimes

Jusqu’à présent, les titres se sont surtout concentrés sur des élites anonymes et sur les personnalités susceptibles d’être compromises ou mises en cause, reléguant au second plan celles dont la souffrance a pourtant rendu cette affaire digne de l’attention médiatique : les jeunes filles et les jeunes femmes victimes d’abus et de trafic sexuels de la part de Jeffrey Epstein.

capture d’écran d’un site web intitulé « epstein library »
Le ministère de la justice états-unien a commencé à publier les dossiers Epstein vendredi 19 décembre, en fin d’après-midi. Capture d’écran du site web du ministère de la Justice états-unien

Parallèlement, aux États-Unis, de nombreux articles ou reportages ont été consacrés aux victimes dans les médias. Certains d’entre eux, notamment sur CNN, ont régulièrement donné la parole aux victimes d’Epstein et à leurs avocats pour qu’ils puissent réagir aux derniers développements de l’affaire. Ces articles, émissions et reportages rappellent qu’il existe une autre version des faits, centrée sur les jeunes femmes au cœur de cette affaire, pour essayer de comprendre ce qu’elles ont vécu. Cette approche traite les victimes comme de véritables sources d’information, et non comme de simples preuves de la chute ou de la disgrâce d’autrui.

La coexistence de ces deux récits met en lumière un problème plus profond. Après l’apogée du mouvement #MeToo, le traitement médiatique des violences sexuelles et le débat public à leur sujet ont clairement évolué. Davantage de victimes prennent aujourd’hui la parole publiquement sous leur propre nom, et certains médias ont su s’adapter à cette évolution.

Pourtant, des conventions solidement ancrées quant à ce qui est considéré comme une information journalistique – conflits, scandales, figures influentes et rebondissements dramatiques – continuent de déterminer quels aspects de la violence sexuelle accèdent à la une des journaux et lesquels demeurent relégués en marge de l’actualité.

Cette tension soulève une question essentielle : alors même que la loi états-unienne autorise largement la divulgation de l’identité des victimes de violences sexuelles, et que certaines survivantes demandent explicitement à témoigner à visage découvert, pourquoi les pratiques journalistiques continuent-elles si souvent à taire leurs noms et à reléguer ces victimes au second plan dans le traitement de l’information ?

Un sujet de CBS Evening News du 12 décembre 2025 dévoile plusieurs photos révélées par les démocrates de la Chambre des représentants, montrant des hommes célèbres en compagnie de Jeffrey Epstein.

Ce que la loi autorise aux États-Unis – et pourquoi les rédactions s’en abstiennent le plus souvent

La Cour suprême des États-Unis a jugé, à de nombreuses reprises, que le gouvernement ne peut généralement pas sanctionner les organes de presse pour avoir publié des informations véridiques issues de documents publics, y compris lorsque ces informations révèlent l’identité d’une victime de viol.

Lorsque, dans les années 1970 et 1980, certains États ont tenté de punir les médias qui identifiaient des victimes à partir de noms déjà mentionnés dans des documents judiciaires ou des rapports de police, la Cour suprême a estimé que ces sanctions violaient le premier amendement de la Constitution états-unienne.

La réaction des rédactions a toutefois été paradoxale : plutôt que d’assouplir leurs pratiques, elles ont renforcé les limites qu’elles s’imposaient. Sous la pression des militantes féministes, des associations de défense des victimes et parfois de leurs propres journalistes, de nombreux médias ont adopté des politiques interdisant purement et simplement l’identification des victimes d’agressions sexuelles, en particulier sans leur consentement explicite.

Les codes de déontologie journalistique encouragent désormais les journalistes à « minimiser les dommages », à faire preuve d’une extrême prudence lorsqu’ils nomment des victimes de crimes sexuels et à tenir compte des risques de retraumatisation ou de stigmatisation.

Autrement dit, ce que la loi américaine autorise est précisément ce que les règles éthiques des rédactions déconseillent.

Comment l’anonymat est devenu la norme et comment le mouvement #MeToo a rebattu les cartes

Des manifestants contre la culture du viol rassemblés en foule
Le mouvement antiviol aux États-Unis a contraint les rédactions à revoir leurs idées reçues sur les personnes dont les témoignages doivent être mis en avant dans le cadre d’un article. Cory Clark/NurPhoto/Getty Images

Pendant une grande partie du XXᵉ siècle, les victimes de viol étaient systématiquement nommées dans les médias américains – une pratique qui reflétait profondément les inégalités de genre de l’époque. La réputation des victimes était perçue comme un bien public, tandis que les hommes accusés de violences sexuelles faisaient souvent l’objet de portraits empathiques et détaillés.

À partir des années 1970 et 1980, les mouvements féministes ont mis en lumière le sous-signalement massif des agressions sexuelles et la stigmatisation des victimes. Les militantes ont fondé des centres d’aide et des lignes d’assistance, documenté la rareté des poursuites judiciaires et souligné qu’une femme craignant de voir son nom publié dans la presse pouvait renoncer à porter plainte.

Les législateurs ont adopté des « lois sur la protection des victimes de viol » qui limitaient l’utilisation des antécédents sexuels des victimes devant les tribunaux. Certains États sont allés jusqu’à interdire explicitement la publication de leur identité.

Dans ce contexte, et sous l’effet conjugué de ces réformes et de la pression féministe, la plupart des rédactions ont adopté, dans les années 1980, une règle par défaut consistant à ne pas nommer les victimes.

Plus récemment, le mouvement #MeToo a marqué un nouveau tournant. Des victimes issues du monde professionnel, politique ou du divertissement, ont choisi de témoigner publiquement, souvent sous leur propre nom, pour dénoncer des abus systémiques et des stratégies de dissimulation institutionnelle. Ces prises de parole ont contraint les rédactions à reconsidérer les voix qu’elles mettaient en avant dans leurs enquêtes.

Pourtant, #MeToo s’est aussi inscrit dans des conventions journalistiques préexistantes, où l’attention reste largement focalisée sur des hommes puissants et médiatisés, leurs chutes spectaculaires et des « moments de révélation ». Ce cadrage laisse peu de place aux réalités moins sensationnelles, mais essentielles, du processus de reconstruction, des incertitudes juridiques et des réponses communautaires.

Les effets involontaires du maintien de l’anonymat des survivantes

Il existe de bonnes raisons de préserver l’anonymat des victimes.

Les survivantes peuvent être exposées au harcèlement, à des discriminations professionnelles ou à des représailles de la part de leurs agresseurs si leur identité est révélée. Pour les mineures, se posent en outre des enjeux liés à la persistance des traces numériques. Dans certaines communautés où la violence sexuelle est fortement stigmatisée, l’anonymat peut littéralement constituer une protection vitale.

Mais des recherches sur le cadrage médiatique montrent que la manière dont les noms – ou leur absence – sont mobilisés n’est pas neutre.

Lorsque la couverture médiatique s’attache à décrire l’auteur présumé comme une figure complexe – dotée d’un nom, d’une carrière et d’une trajectoire – tout en reléguant la personne agressée au statut abstrait de « victime » ou « d’accusatrice », le public tend davantage à éprouver de l’empathie pour le suspect et à scruter le comportement de la victime.

Dans des affaires très médiatisées, comme celle de Jeffrey Epstein, cette dynamique est exacerbée. Les hommes puissants qui leur sont associés sont nommés, leurs profils analysés et disséqués. Les survivantes, sauf lorsqu’elles parviennent elles-mêmes à se faire entendre, demeurent une entité indistincte, reléguée à l’arrière-plan. L’anonymat censé les protéger tend alors à lisser leurs expériences, réduisant des récits singuliers de manipulation, de coercition et de survie à une catégorie sans visage.

Ce que cela révèle de notre conception de « l’actualité »

Cet effacement contribue à éclairer ce qui se joue aujourd’hui dans l’affaire Epstein. Le suspense médiatique ne réside pas tant dans la possibilité que d’autres victimes prennent la parole que dans les répercussions que ces témoignages pourraient avoir sur les hommes influents dont les noms seraient cités. Le cœur du récit s’est déplacé vers une question implicite : quels noms sont jugés dignes d’entrer dans l’espace médiatique – et lesquels restent en marge de l’histoire.

En anonymisant systématiquement les survivantes tout en traquant sans relâche une supposée liste de clients d’hommes puissants, les médias envoient, souvent malgré eux, un message clair sur les personnes qui comptent le plus.

Dans ce cadre, le scandale Epstein ne se concentre plus d’abord sur ce qui a été infligé pendant des années aux jeunes filles et aux jeunes femmes concernées, mais sur les membres de l’élite susceptibles d’être embarrassés, impliqués ou exposés publiquement.

Une approche journalistique véritablement centrée sur les survivantes partirait d’un autre ensemble de questions : quelles survivantes ont choisi de témoigner officiellement, et pour quelles raisons ? Comment les médias peuvent-ils respecter l’anonymat lorsqu’il est demandé, tout en continuant à restituer l’identité, la trajectoire et l’humanité des victimes ?

Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu éthique, mais aussi d’un choix éditorial. Il revient aux rédacteurs et aux journalistes de s’interroger sur ce qui fait réellement l’importance d’un article par exemple sur l’affaire Jeffrey Epstein : la révélation du prochain nom célèbre sur une liste ? ou le récit de la vie des personnes dont les abus ont précisément conféré à ces noms leur valeur médiatique ?

The Conversation

Stephanie A. (Sam) Martin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.12.2025 à 11:36

Le marché du carbone européen a-t-il vraiment réduit les émissions du secteur électrique ?

Ethan Eslahi, Professeur de finance, spécialisé en économie et finance de l’énergie et de l’environnement, et en modélisation prédictive, IÉSEG School of Management
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Vingt ans après sa mise en place, penchons-nous sur les effets du système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne.
Texte intégral (1288 mots)

À l’heure où la Banque mondiale dresse un état des lieux 2025 de la tarification du carbone, une évaluation a posteriori du secteur électrique sur les trois périodes réglementaires du système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne livre des résultats éclairants. S’il n’a pas eu d’effet net au démarrage, il a engendré ensuite des baisses d’émissions significatives et croissantes.


Depuis 2005, le système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne (SEQE-UE) fait payer les émissions de gaz à effet de serre pour inciter à les réduire. C’est le premier grand marché du carbone multipays et un modèle que l’on observe désormais dans le monde entier.

Selon le rapport « État et tendances de la tarification du carbone 2025 » de la Banque mondiale, la tarification du carbone couvre aujourd’hui environ 28 % des émissions mondiales, avec 80 instruments en vigueur (taxes et marchés du carbone), générant depuis deux ans plus de 100 milliards de dollars de recettes publiques annuelles. À l’échelle mondiale, le secteur de l’électricité reste celui où la couverture par la tarification du carbone est la plus élevée : plus de la moitié de ses émissions sont déjà soumises à un prix du carbone.

Le rapport souligne également les tendances actuelles, comme l’extension des systèmes existants, mais également la montée en puissance des systèmes d’échange d’émissions (ETS) dans les grandes économies émergentes (Brésil, Inde, Turquie). En Europe, la création d’un « ETS 2 » couvrira dès 2027 les carburants, les bâtiments et le transport routier.

D’où une question simple mais décisive pour les décideurs : que nous apprend une analyse ex post rigoureuse du SEQE-UE sur sa capacité réelle à réduire les émissions, au moins là où il compte le plus : la production d’électricité ?

Ce que montre notre évaluation

Notre étude, parue récemment dans la revue Ecological Economics, évalue l’efficacité du SEQE-UE sur les émissions du secteur électrique au cours de ses trois premières périodes réglementaires complètes (2005–2020), à l’échelle des 24 États membres.

L’enjeu méthodologique est simple à formuler mais difficile à résoudre. En effet, nous n’avons accès qu’aux données historiques des émissions avec le SEQE en place, alors que pour mesurer son effet, il aurait fallu ce qu’elles auraient été sans celui-ci. Or, dans le secteur de l’électricité, beaucoup d’éléments évoluent en même temps : les politiques (soutien aux renouvelables, normes, etc.), la météo, la demande, les prix des énergies, etc.

Pour éviter une comparaison avec un « groupe témoin » arbitraire, nous avons construit un scénario de référence crédible. Il s’agit en pratique d’un « jumeau statistique interne » du secteur électrique européen, qui s’appuie uniquement sur des facteurs observables et non influencés par le SEQE. Par exemple : la température, le niveau de demande, la production éolienne/solaire, les indices internationaux des prix du pétrole, du gaz et du charbon.

Nous avons ensuite comparé les émissions historiques à celles prévues par ce scénario. L’écart entre les deux séries de données révèle l’effet du SEQE mois par mois et phase par phase.

Trois phases, trois résultats

Sur les trois phrases étudiées, nous observons des effets distincts.

  • La première, de 2005 à 2007, ne laisse pas voir d’effet statistiquement significatif sur les émissions du secteur électrique. Ce résultat s’explique notamment par une offre de quotas trop généreuse au démarrage, qui a affaibli le signal-prix.

  • Sur la deuxième phase, de 2008 à 2012, nous observons une réduction moyenne d’environ 12 % des émissions par rapport au scénario sans SEQE.

  • Enfin sur la phase de 2013 à 2020, la diminution constatée atteint environ 19 %. L’efficacité accrue coïncide avec des réformes de conception, en particulier l’abandon des allocations gratuites pour la production d’électricité et le resserrement du plafond.

En agrégeant la période 2005–2020 comme un seul et unique « choc politique », nous observons sur celle-ci une baisse significative (~15 %), cohérente avec l’analyse par phases.

Ces résultats tiennent compte des cycles économiques, contrôlent l’influence d’autres facteurs (comme les politiques nationales qui se superposent), et mettent ainsi en évidence qu’une fois ces éléments pris en considération, le marché du carbone a bien adhéré au système, et davantage au fur et à mesure qu’il est devenu plus exigeant.

L’électricité concentre à la fois des volumes d’émissions de gaz à effet de serre élevés et des interactions politiques qui compliquent l’évaluation de l’efficacité du marché carbone. Et cela, d’autant plus que la décarbonation de l’électricité démultiplie les effets en aval (industrie, mobilité) à mesure que l’économie s’électrifie – une dynamique soulignée par la Banque mondiale. C’est précisément pour cela que la robustesse de la méthodologie importe.

Des leçons pour les autres marchés du carbone

Ces enseignements dépassent largement l’Europe : alors que les grandes économies mettent en place ou renforcent leurs marchés carbone, la crédibilité du signal-prix et la qualité du cadre (plafond réellement contraignant, mécanismes anti-surallocation, mise aux enchères) apparaissent comme des conditions clés de réussite.

Notre lecture phase par phase souligne d’ailleurs que des réformes bien ciblées peuvent transformer un système initialement trop large en instrument efficace. À mesure que de nouveaux marchés émergent et s’interconnectent via des politiques comme les ajustements carbone aux frontières, ces repères peuvent guider les choix réglementaires.

Dans ce contexte d’extension rapide de la tarification du carbone – qui finance massivement la transition – de telles évaluations restent indispensables pour ancrer les prochaines étapes dans des preuves plutôt que des intentions.

L’Union européenne s’apprête en effet à étendre le principe du SEQE aux carburants des bâtiments et du transport routier à partir de 2027, dans une logique « amont » – c’est-à-dire en faisant porter l’obligation sur les fournisseurs de carburants, avant la consommation finale – déjà appliquée par certains systèmes d’échange de quotas carbone (Californie, Nouvelle-Zélande).

Notre étude complète les travaux réalisés sur d’autres secteurs et apporte une base empirique utile : évaluer après coup, secteur par secteur, ce qui fonctionne et pourquoi, reste la meilleure garantie d’un élargissement efficace et socialement acceptable des marchés du carbone.

The Conversation

Ethan Eslahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.12.2025 à 11:35

Jouer aux échecs, un atout pour la réussite scolaire ?

Fabien Groeninger, Maître de conférences, Faculté d'éducation, LIRDEF (Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation), Université de Montpellier
Yves Léal, Maître de conférences en sciences de l'éducation, Université de Toulouse
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Depuis les années 2000, la pratique des échecs se développe dans le cadre scolaire. Qu’apporte-t-elle réellement aux élèves ?
Texte intégral (1587 mots)

Jouer aux échecs favorise-t-il les apprentissages scolaires ? Si cette question remonte au XIXᵉ siècle, c’est dans les années 2000 que des dispositifs visant la pratique des échecs se développent véritablement dans les établissements scolaires. Quels sont les intérêts réels de cette démarche ? Qu’en disent les enseignants ?


Les échecs, qui ont longtemps souffert d’une image poussiéreuse dans la société, sont aujourd’hui en vogue dans la jeunesse à la suite des séries, comme The Queen’s Gambit (2020), du développement du e-sport ou encore des initiatives de la star française de la NBA Victor Wembanyama. Ce dernier proposait ainsi en juillet dernier de mêler basket-ball et échecs dans une même compétition en soulignant : « On a besoin d’une variété de choses pour pouvoir grandir. »

Ainsi, depuis les années 1970, les initiatives, d’abord isolées, se multiplient pour faire entrer les échecs dans les classes, avec la conviction que la pratique de ce jeu développerait chez les élèves de nombreuses compétences et favoriserait les apprentissages scolaires.

Les premiers retours de terrain le confirment-ils ? Quelle approche des savoirs le recours au jeu d’échecs permet-il ?

Des expérimentations locales avant la généralisation

L’intérêt des échecs pour les apprentissages scolaires ne date pas d’hier. Dès le XIXe siècle, on en retrouve des traces, comme ce courrier d’un lecteur à une revue spécialisée proposant d’occuper les élèves pendant les temps de récréation avec une « distraction noble ». Mais il faut attendre les années 1970-1980 pour que des initiatives concrètes voient le jour, souvent sous la forme de clubs scolaires.

Dans quelques « établissements pilotes », les échecs sont parfois intégrés dans l’emploi du temps des élèves avec des heures obligatoires. Ceci dit, une thèse soutenue en 1988 montre que les échecs restent encore souvent une activité périscolaire ou extrascolaire.

Lorsque les enseignants s’en emparent dans la classe, avec l’accord de leur hiérarchie, certains soulignent qu’ils ont le sentiment que les échecs développent des compétences comme l’intuition et le raisonnement spatial, mais qu’ils n’ont pas la certitude que les progrès des élèves dans ces domaines soient attribuables uniquement à l’apprentissage des échecs.

En 2007, alors qu’une étude américaine a montré les bénéfice des échecs pour les élèves en difficulté en mathématiques et en résolution de problèmes complexes, la Fédération française des échecs, qui est devenue une fédération sportive, signe une convention-cadre avec l’éducation nationale pour encadrer et autoriser officiellement la pratique des échecs en classe.

Ces projets restent cependant l’apanage d’enseignants férus d’échecs, souvent des joueurs de club, qui convertissent pédagogiquement en classe leur expérience échiquéenne.

Le programme Class’Échecs

Tout au long des années 2000, sur le plan international, de nombreuses études montrent les bienfaits de la pratique du jeu d’échecs pour les élèves. Certains pays en intègrent la pratique dans les programmes scolaires ou mettent en place d’importants dispositifs.

En France, en 2022, la Fédération française des échecs (FFE) a lancé le programme Class’Échecs et signé un avenant à la convention pour promouvoir son développement dans les écoles primaires. Quatre principes ont ainsi été mis en avant :

  • le programme s’adresse à tous les enseignants, quel que soit leur niveau aux échecs ;

  • le jeu d’échecs devient un moyen de développer des compétences scolaires et n’est pas une fin en soi ;

  • le programme est coopératif, pour favoriser le développement de compétences sociales et relationnelles ;

  • les contenus sont pensés sous un angle didactique, pour la classe, et tous les supports sont gratuitement mis à disposition des enseignants. La FFE propose aussi une vente de kits de jeux à prix réduits afin que les écoles s’équipent à moindre coût.

Le succès de l’opération est rapide, environ 2 000 enseignants participent dès la première année et ils sont désormais, en 2025, plus de 8 000, ce qui représente 160 000 élèves initiés aux échecs chaque année.

Reportage sur Class’Échecs (France 3 Provence-Alpes-Côte-d’Azur, 2023).

L’enquête menée en 2022-2023 auprès d’enseignants qui proposent Class’Échecs permet de mieux comprendre leur intérêt pour le projet. Ils y voient un moyen de travailler les mathématiques différemment. Ils constatent une forte implication et un grand intérêt des élèves et considèrent aussi que ces séances développent des compétences en enseignement moral et civique. Or 87 % de ces enseignants connaissent très peu les échecs voire pas du tout et proposent donc cet enseignement sans en maîtriser le contenu, alors que les échecs sont souvent considérés comme un jeu compliqué.

Les clés de la réussite : une forme d’éducation intégrale

Pourquoi des professeurs des écoles non formés à l’enseignement des échecs et n’en maîtrisant pas les fondements se lancent-ils dans cette aventure ? Quelques pistes de réponse sont évoquées dans l’enquête de 2022-2023 et renvoient à une forme d’éducation intégrale dont les racines remontent au XIXᵉ siècle.

Tout d’abord, la démarche de projet dépasse le cloisonnement des disciplines scolaires ce qui résonne d’autant plus dans le premier degré où les enseignants sont polyvalents. Elle présente pour les enseignants un intérêt indéniable parce qu’elle donne du sens aux apprentissages, apportant un engagement plus fort des élèves qui associent davantage l’école au plaisir d’apprendre.

C’est une vision plus globale de l’élève qui est prônée où différentes compétences reliant le corps et l’esprit sont travaillées sur un même temps pédagogique. Le jeu d’échecs en tant qu’outil pédagogique apparaît particulièrement bien adapté : la dimension ludique stimule l’intérêt et l’engagement et la manipulation des pièces facilite le passage de l’expérimentation à l’abstraction.

Les connaissances langagières ne sont pas un prérequis pour la réussite, car le caractère visuo-spatial des situations s’adresse directement aux fonctions cognitives, sans nécessiter la maîtrise du code linguistique, réel obstacle pour certains élèves. La possibilité de créer des problèmes ouverts permet par ailleurs aux échecs de s’ancrer dans les mathématiques, véritable nécessité institutionnelle, tout en interrogeant la conscience disciplinaire des élèves.

Enfin, à l’heure où IA et Internet rendent les connaissances accessibles à tous, le projet invite les enseignants à changer de posture pour favoriser les échanges et l’argumentation, incitant les élèves à construire collectivement les apprentissages.

The Conversation

Yves Léal a été membre de la commission scolaire de la FFE jusqu'en 2021 et a effectué des formations sur le programme Class'échecs qui ont été financées par la FFE.

Fabien Groeninger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.12.2025 à 11:35

Asmodee, la pépite des jeux de société d’origine française a su contribuer au dynamisme du secteur

Gaël Gueguen, Professeur en Stratégie et en Entrepreneuriat, TBS Education
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Les jeux de société, en tant que secteur d’activité, sont en pleine mutation. Une analyse en termes d’écosystème d’affaires permet de comprendre la situation.
Texte intégral (2017 mots)

Les jeux de société rencontrent un succès croissant comme en témoigne la bonne santé de son leader : Asmodee, une vraie pépite cachée d’origine française. Focus sur ce marché et sur cette entreprise qui a contribué à développer dans son sillage tout un écosystème.


Les jeux de société constituent un secteur en pleine croissance. La France est un acteur important tant dans la production que dans la vente. Les chiffres en notre possession estiment un volume de vente, constamment en croissance, de 14 milliards de dollars (11,9 milliards d’euros) au niveau mondial et de 600 millions d’euros pour la France où 34 millions de boîtes de jeux sont vendues par an ce qui en fait le premier pays européen. Ce sont 150 éditeurs de jeux de société et plus de 800 boutiques spécialisées qui existent dans l’hexagone sans compter les ludothèques ou les bars à jeux.

Preuve du dynamisme, plus de 1 200 jeux sont lancés chaque année. Avec cette croissance, un écosystème s’est structuré depuis les années 2000. Le leader est une entreprise d’origine française : Asmodee.

Des jeux atemporels

Il est possible de distinguer les jeux « classiques » des jeux « modernes ». D’un côté, nous avons les biens connus Monopoly, Cluedo ou Risk qui correspondent à des blockbusters intemporels. Le Monopoly a été lancé en 1935, le Cluedo en 1949, le Risk, une invention française, en 1957. Ces classiques appartiennent aux Américains Mattel ou Hasbro et font l’objet de mises à jour régulières de forme. Ils demeurent des incontournables familiaux.


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De l’autre côté, Les Colons de Catane, Les Aventuriers du rail, Jungle speed, Dobble ou encore Les Loups-Garous de Thiercelieux ont émergé sur la scène européenne, initialement en Allemagne au milieu des années 1990. Par exemple, Les Colons de Catane y ont été lancés en 1995.

« French touch »

Une particularité des jeux modernes réside dans la durée des parties, plus réduites, mais aussi dans le fait qu’ils minimisent la part de la chance et favorisent l’interactivité plutôt que l’attente de son tour. Ces jeux mobilisent de nouvelles mécaniques (pose de tuiles, négociation, observation, coopération…). Ils se vendent dans des boutiques spécialisées. Les studios français se sont insérés avec réussite dans le paysage ludique et l’on parle d’une French touch qui associe la précision de la mécanique de jeu avec la présence d’un thème fort tout en s’appuyant sur des graphismes de qualité.

Les jeux modernes permettent de vivre de nouvelles expériences de jeu et de conquérir un nouveau public notamment après la période de confinement. Ils touchent de jeunes adultes en quête de moments de convivialité avec leurs amis. Le public familial est toujours présent, mais va s’intéresser à des nouveautés ludiques.

Les achats sont plus fréquents au gré des innovations, des thèmes voire des productions de certains auteurs ou de studios reconnus. Le besoin de se retrouver, de communiquer avec d’autres, notamment dans un cercle familial intergénérationnel (perturbé par la place du smartphone chez les jeunes) sont les raisons qui expliquent le succès des jeux de société devenus vecteurs de lien social.

Un écosystème d’affaires

Cette croissance des usages est à lier aux évolutions des attentes mais aussi aux pratiques du secteur. D’ailleurs, la multiplicité des acteurs à prendre en compte (éditeurs, distributeurs, auteurs, illustrateurs, clients, ludothèques, bars à jeux, festivals, sites Internet, boutiques spécialisées…) nous conduit à parler d’écosystème d’affaires plutôt que de secteur.

Un écosystème d’affaires correspond à un environnement économique complexe au sein duquel des acteurs hétérogènes vont interagir les uns avec les autres afin de créer ensemble de la valeur sous l’égide d’un leader. La littérature sur le sujet fait une distinction entre :

  • un leadership de type « keystone » (création et partage de valeur) ;

  • et un autre de type « dominator » (captation de la valeur et contrôle des acteurs externes).

Notre analyse nous entraîne à penser que l’entreprise Asmodee se trouve en situation de leadership de type dominator, mais avec un rôle peut-être plus positif que prévu.

Une aventure entrepreneuriale

Asmodee est une aventure entrepreneuriale commencée en 1995 en tant qu’éditeur de jeux. Pressentant les évolutions à venir, l’entreprise a rapidement adossé une activité de distributeur à celui de studio.

En d’autres termes, la société Asmodee a commencé à distribuer les jeux de la concurrence. C’est ce qu’on appelle une stratégie de coopétition, que l’entreprise continue de suivre aujourd’hui. Différentes opérations de capital investissement (Montefiore Investment puis Eurazeo puis PAI Partners) lui ont permis de se développer notamment en faisant l’acquisition de studios détenant des marques fortes ou de distributeurs stratégiquement implantés dans différents pays cibles.

En 2021, le groupe suédois Embracer group fait l’acquisition d’Asmodee pour 3 milliards d’euros, puis l’introduit à la bourse de Stockholm en 2025.

Près de 1,4 milliard de chiffre d’affaires

Aujourd’hui, Asmodee est considéré comme le leader mondial spécialisé dans l’édition et la distribution de jeux de société. Son chiffre d’affaires est de 1,4 milliard d’euros en mars 2025. Ce montant se constitue pour 60 % des ventes issues de la distribution des produits de « partenaires ». Bien que présente dans 27 pays, l’activité demeure centrée sur l’Europe avec 75 % des ventes malgré une présence significative aux États-Unis.

Le succès d’Asmodee s’explique par une stratégie de croissance externe qui a permis la modification de son business model. Tout d’abord, l’activité de distribution apparaît comme essentielle comme nous l’avons dit. Cela permet une meilleure connaissance des marchés et des circuits de distribution alors que le nombre de nouveaux jeux ne cesse d’augmenter.

Une quarantaine d’acquisitions

Tout en maintenant la créativité de ses studios, et donc en investissant dans sa croissance interne, Asmodee a racheté différents éditeurs détenant des jeux connus. Par exemple, en 2014, en faisant l’acquisition de Days of Wonder elle met la main sur Les Aventuriers du rail ; en 2019, avec les éditions Lui-même, les Loups-Garous de Thiercelieux tombent dans son giron.

Une quarantaine d’acquisitions permet d’accroître son portefeuille de propriété intellectuelle (les jeux) et de s’étendre géographiquement. Asmodee rachète des éditeurs qu’elle distribuait et des distributeurs étrangers qui vendaient ses jeux…

Ce renforcement dans la propriété intellectuelle (détention de jeux connus) lui permet de transposer ses jeux les plus célèbres vers de nouveaux contenus de divertissement. En 2024, Les Loups-Garous de Thiercelieux ont fait l’objet d’une adaptation en film sur Netflix et en jeu télévisé sur Canal+. En 2025, Netflix fait l’acquisition des droits des Colons de Catane pour les adapter au long métrage.

France 24, 2025.

Les évolutions numériques sont également considérées comme cruciales. En rachetant AD2G Studio, Asmodee met la main sur la plateforme en ligne Board Game Arena qui permet de jouer à des versions digitales des jeux de société provenant de tout type d’éditeurs. Les autres initiatives sont nombreuses (romans graphiques, intégration du digital dans les jeux physiques, jeux inclusifs…).

Un leader à l’action contestée

La stratégie d’intégration poursuivie fait qu’Asmodee tend vers un leadership de type dominator. En effet, elle se développe notamment en rachetant des studios concurrents et en se renforçant dans la distribution ou dans les « complémenteurs » (plateformes en ligne) mais, selon nous, dans la perspective d’un écosystème en croissance, ce leadership permet une proposition de valeur à partager plus large. En effet, par ses investissements, Asmodee contribue à une plus large diffusion des jeux de société sous des formes les plus diverses. Nous pouvons donc penser qu’en conséquence, les ventes des acteurs de l’écosystème se trouvent augmentées.

Ainsi, l’expansion vers de nouveaux univers narratifs permet de proposer de nouvelles façons de monétiser ou de faire connaître les jeux. Asmodee repousse les frontières de l’écosystème et contribue à diffuser une nouvelle façon de consommer les jeux destinés à un public plus large. L’évolution de son business model permet de contribuer à l’expansion de l’ensemble de l’écosystème et ceci peut être profitable à plus d’acteurs.

Bien évidemment, ce point de vue est à nuancer : la stratégie d’Asmodee est régulièrement critiquée (moins de créativité, rationalisation des coûts, risque de standardisation, fermeture de studios…), car transformant profondément la culture ludique dans un versant commercial. Néanmoins, nous émettons l’hypothèse qu’Asmodee peut aussi jouer un rôle moteur en structurant et en internationalisant l’écosystème tout en préservant une diversité qui se nourrit de la croissance.

The Conversation

Gaël Gueguen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.12.2025 à 11:31

Budget 2026 : les conséquences de l’échec de la commission mixte paritaire et du choix de l’option de la loi spéciale

Alexandre Guigue, Professeur de droit public, Université Savoie Mont Blanc
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Faute d’accord parlementaire sur le budget 2026, l’État devra, comme l’an dernier, se financer à l’aide d’une loi spéciale. Décryptage.
Texte intégral (2182 mots)

L’échec de la commission mixte paritaire sur le projet de loi de finances pour 2026 place le gouvernement face à un choix délicat. Le premier ministre entend déposer un projet de loi spéciale, comme en décembre 2024, après le renversement du gouvernement de Michel Barnier. Ce choix soulève d’importantes questions de conformité constitutionnelle et de portée juridique. Décryptage.


Après l’échec de la commission mixte paritaire (CMP), vendredi 19 décembre, qui n’est pas parvenue à proposer un texte de compromis, le premier ministre se retrouvait avec trois options : donner le dernier mot à l'Assemblée nationale et tenter de forcer l’adoption par l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, attendre l’expiration du délai de soixante-dix jours pour mettre en œuvre le projet de loi de finances (PLF) par ordonnance, ou déposer un projet de loi spéciale. C’est cette dernière voie qui a été choisie. Pourquoi ? Et est-ce conforme au droit ?

Les trois options qui s’offraient au premier ministre

L’option de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution

Cette option pouvait être écartée assez facilement. D’abord, le premier ministre Sébastien Lecornu l’avait lui-même écartée en début de procédure. Ensuite, c’est une voie très risquée. C’est celle qui a fait chuter le gouvernement de Michel Barnier, le 4 décembre 2024, sur l’adoption du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025. Certes, contrairement à Michel Barnier, Sébastien Lecornu est parvenu à obtenir le vote du PLFSS 2026. Mais, au regard des débats tendus sur le projet de loi de finances, le premier ministre prendrait un très grand risque en recourant à cette procédure. De toute façon, en cas de renversement, il aurait été contraint, en tant que premier ministre démissionnaire, de procéder exactement comme l’a fait Michel Barnier en décembre 2024, c’est-à-dire de déposer un projet de loi spéciale.

L’option d’une mise en œuvre du projet par ordonnance

L’article 47 alinéa 3 de la Constitution prévoit que « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance ». Le PLF a été déposé à l’Assemblée nationale le 14 octobre 2025. La fin de la période de soixante-dix jours calendaires est le 23 décembre, à minuit. En conséquence, si le Parlement « ne s’est pas prononcé », et seulement dans ce cas (ce qui exclut un rejet du PLF), le gouvernement peut se passer du Parlement complètement. Cela signifie que l’État fonctionnerait en 2026 sur la seule base du projet initial du gouvernement, en retenant éventuellement les amendements votés par les deux assemblées (ce point a prêté à discussion entre spécialistes. A priori, rien n’empêche le gouvernement d’admettre des amendements votés par les deux assemblées).

La possibilité d’une mise en œuvre par ordonnance dépend donc de deux conditions : l’écoulement du délai de soixante-dix jours et l’absence de rejet définitif par l’Assemblée nationale.

Cependant, comme pour l’article 49 alinéa 3, Sébastien Lecornu a annoncé qu’il n’aurait pas recours aux ordonnances. Cette position, qui peut être critiquée dans la mesure où un premier ministre se prive ainsi de pouvoirs que la Constitution lui donne, a une certaine logique, puisque les deux procédures s’apparentent à un passage en force. En effet, dans les deux cas, le PLF est mis en œuvre sans vote formel du Parlement. Dans le premier, il est considéré comme adopté sauf si une motion de censure est votée ; dans le second, le PLF est mis en œuvre par ordonnance sans que le Parlement n’ait pu se prononcer.

Sébastien Lecornu privilégie donc la concertation et l’approbation du Parlement, en excluant tout passage en force. Le vote positif du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) le conforte dans cette direction. Après l’échec de la commission mixte paritaire, le premier ministre choisit donc de déposer un projet de loi spéciale.

L’option de la loi spéciale

Sans l’épisode mouvementé de 2024, cette option paraîtrait extraordinaire puisque deux situations seulement avaient donné lieu à des lois de finances spéciales.

En 1962, après le renversement de son gouvernement, le premier ministre Georges Pompidou avait fait adopter, le 22 décembre 1962, un projet de loi de finances partiel comportant la seule première partie du PLF. Un autre projet de loi de finances spéciale comportant la deuxième partie avait été adopté le 26 janvier 1963.

La deuxième situation s’est produite en 1979. Par une décision du 24 décembre 1979, le Conseil constitutionnel a invalidé le PLF 1980 pourtant adopté par le Parlement. Pris au dépourvu, le gouvernement s’est alors inspiré des textes existants en faisant adopter une loi spéciale, le 27 décembre 1979. Saisi une nouvelle fois, le Conseil constitutionnel avait validé ce choix en constatant que, comme les textes n’avaient pas prévu cette situation, « il appartenait, de toute évidence, au Parlement et au gouvernement, dans la sphère de leurs compétences respectives, de prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale ; qu’ils devaient, pour ce faire, s’inspirer des règles prévues, en cas de dépôt tardif du projet de loi de finances, par la Constitution et par l’ordonnance portant loi organique, en ce qui concerne tant les ressources que la répartition des crédits et des autorisations relatifs aux services votés » (décision du 29 décembre 1979).

En 2024, après le renversement du gouvernement Barnier, le président de la République Emmanuel Macron avait annoncé le dépôt d’un projet de loi de finances spéciale. Après un vote à l’unanimité par les députés et les sénateurs, la loi spéciale a été promulguée onze jours avant la fin de l’année (20 décembre 2024).

En décembre 2025, si la situation est comparable, elle présente tout de même quelques différences.

Les conditions sont-elles remplies pour le dépôt d’un projet de loi de finances spéciale ?

L’article 47 de la Constitution et l’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) posent chacun une condition pour une loi de finances spéciale. Aucune des deux n’est remplie par Sébastien Lecornu.

La condition de l’absence de dépôt « en temps utile » du PLF

L’article 47 alinéa 4 de la Constitution, qui prévoit la possibilité d’une loi de finances spéciale, pose la condition de l’absence d’un dépôt « en temps utile de la loi de finances pour être promulguée avant le début de l’exercice » (le 1er janvier 2026). Cela renvoie à la situation dans laquelle le PLF a été déposé avec un retard tel que le Parlement n’a pas pu disposer du temps d’examen prévu par la Constitution, c’est-à-dire soixante-dix jours. Or, si Sébastien Lecornu a déposé le PLF en retard, le 14 octobre 2025, le Parlement a bien, théoriquement, disposé de soixante-dix jours calendaires, le délai s’achevant le 23 décembre à minuit. En conséquence, la condition n’est pas remplie pour déposer un projet de loi spéciale (ce point a été confirmé par le rapporteur de la commission des finances de l’Assemblée nationale dans son rapport sur le projet de loi spécial de 2024).

Qu’à cela ne tienne, le premier ministre le fera quand même, comme Michel Barnier en décembre 2024. Cette petite entorse de la Constitution semble implicitement assumée par le gouvernement. Il faut dire que, pour respecter la lettre du texte, le premier ministre devrait retirer le PLF qui est à l’Assemblée, en redéposer un autre, constater que le dépôt n’a pas été fait en temps utile et déposer un projet de loi spécial. En 2024, Michel Barnier ne le pouvait pas, car étant démissionnaire, il n’en avait pas le pouvoir. En 2025, Sébastien Lecornu en a le pouvoir, mais le temps presse et, surtout, cela revient au même.

La condition d’un dépôt du projet de loi spéciale avant le 19 décembre

L’article 45 de la LOLF prévoit que le projet de loi de finances spéciale doit être déposé avant le 19 décembre. Or, l’échec de la commission mixte paritaire est intervenu le 19 décembre, justement. Pour déposer un projet de loi spéciale, le gouvernement doit d’abord recueillir l’avis du Conseil d’État puis l’arrêter en Conseil des ministres.

Sébastien Lecornu, même en allant très vite, n’est pas en mesure de respecter ce délai. Le dépôt intervient donc avec quelques jours de retard. Est-ce problématique ? La LOLF n’est pas respectée, mais de peu. Ce n’est problématique que si le Conseil constitutionnel est saisi et que s’il applique strictement la règle du 19 décembre. Il y a des raisons pour le premier ministre de ne pas être inquiet. En décembre 2024, le projet de loi spéciale avait été adopté à l’unanimité et le Conseil n’avait pas été saisi.

Même si le Conseil est saisi en 2025, il est fort probable qu’au regard de sa jurisprudence antérieure il considère que le premier ministre a bien tout mis en œuvre pour assurer la continuité de la vie nationale et, par surcroît, avec l’aval du Parlement.

Le contenu de la loi spéciale

En 1979, le gouvernement s’était contenté de prévoir le strict minimum prévu par l’article 47 alinéa 4 de la Constitution, c’est-à-dire la perception des impôts existants. En décembre 2025, le gouvernement s’est montré plus audacieux.

Partant du principe que la Constitution se contente de prévoir ce contenu obligatoire, il a considéré que d’autres dispositions pouvaient être ajoutées. Le Conseil d’État a confirmé cette lecture dans son avis sur le projet de loi spéciale de 2024. La loi spéciale de 2024 comportait quatre articles. Le premier portait sur la perception des impôts existants. Le deuxième prévoyait le prélèvement sur recettes au profit des collectivités territoriales. Le troisième portait autorisation pour le gouvernement d’emprunter. Le quatrième a permis aux organismes de sécurité sociale de percevoir leurs ressources non permanentes.

En 2025, le gouvernement est parvenu à faire adopter le PLFSS. Par conséquent, il n’a pas besoin de prévoir le quatrième article. Comme il n’y a pas de raison qu’il en prévoit d’autres, le projet comportera sans doute les trois premiers articles.

Le Parlement devrait rapidement voter le projet de loi spéciale. Si, comme en 2024, il le fait à l’unanimité, il n’y aura vraisemblablement pas de saisine du Conseil constitutionnel.

Le 1er janvier 2026, le gouvernement fonctionnera avec le minimum, comme début 2025. Il restera alors à faire à adopter par le Parlement un PLF complet. François Bayrou y était parvenu, le 5 février 2025. La voie du compromis choisie par Sébastien Lecornu lui permettra-t-elle de le faire comme ce fut le cas pour le PLFSS ?

The Conversation

Alexandre Guigue est membre de membre de la Société française de finances publiques, association reconnue d'utilité publique réunissant universitaires et praticiens des finances publiques.

20.12.2025 à 09:31

Pourquoi les adultes demandent des jouets au Père Noël

Mathieu Alemany Oliver, Professeur en comportements et cultures de consommation - marketing, TBS Education
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À quelques jours du passage du Père Noël dans les foyers, la part des jouets vendus et destinés aux adultes ne cesse de progresser en France. Comment expliquer ce phénomène ?
Texte intégral (2774 mots)
Au XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle, la pensée des Lumières transforme l’enfance en une catégorie sociale à part, dont les jouets deviennent l’emblème. Stokkete/Shutterstock

À quelques jours du passage du Père Noël dans les foyers, la part des jouets vendus et destinés aux adultes ne cesse de progresser en France. Comment expliquer ce phénomène ? Que nous dit-il de notre époque ? Explication avec un détour historique de l’Antiquité à la révolution industrielle en passant par Léonard de Vinci.


Contrairement à une idée reçue, les jouets n’ont pas toujours été destinés aux enfants. La chercheuse Susan Stewart rappelle qu’au XVIIIe siècle, les poupées étaient des objets de luxe pour adultes.

La légitimation croissante du jouet chez l’adulte s’inscrit dans un contexte contemporain marqué par une crise de l’âge adulte et une polycrise.

Le grand gagnant de cet effritement de la frontière entre enfance et âge adulte, c’est bien le marketing. Pour fonctionner à plein régime, les marques ont besoin de notre enfant intérieur qui suit le principe de plaisir et se préoccupe peu du principe de réalité. Le jeu, l’imagination et la pensée magique, traditionnellement associés à l’enfance, sont les conditions mêmes d’existence du marketing, mais aussi les conditions d’acceptation par les consommateurs et consommatrices de leur existence finie.

Historiquement, les adultes avaient des jouets

Les jouets n’ont pas toujours été l’apanage des enfants. Leur exclusion progressive du monde adulte est directement liée à la construction progressive de l’enfance comme catégorie sociale distincte, à partir du XVIIIe siècle.

Poupée antique grecque en terre cuite (Fin Vᵉ siècle – début IVᵉ siècle avant Jésus-Christ). Frank Tomio/Archäologische Sammlung der Universität Zürich

Dans l’Antiquité, une poupée articulée en terre cuite pouvait aussi bien divertir les enfants qu’accompagner l’adulte dans l’au-delà, en tant qu’objet funéraire. Plus tard, de la Renaissance au XVIIIe siècle, les objets mécaniques comme les tabatières à système, ou encore les automates comme le lion de Léonard de Vinci, étaient des jouets de prestige pour adultes. Exposés dans les cabinets de curiosité ou utilisés lors des réceptions, ces objets mécaniques servaient à amuser et émerveiller les personnes invitées, tout en affichant un statut social désirable.

Au XVIIIe siècle, la pensée des Lumières transforme l’enfance en une catégorie sociale à part, dont les jouets deviennent l’emblème. Comme le dira le bibliothécaire et historien Henry René d’Allemagne en 1902, « là où est l’enfant, là aussi est le jouet ». Ce statut particulier des enfants se traduit par une séparation physique avec les adultes : des vêtements spécifiques ou encore des espaces comme l’école, voire même une chambre, leur sont désormais réservés.

De leur côté, les adultes voient les pratiques ludiques stigmatisées. L’exception : s’inscrire dans une pratique à laquelle les enfants ne pourraient pas s’adonner, comme le collectionnisme, le modélisme, ou l’art. Il faut que le jouet de l’adulte soit l’objet d’une activité sérieuse qui nécessite de la technique et de la connaissance. L’adulte doit incarner l’idéal de raison, de travail et de maîtrise de soi.

Le jouet de l’enfant, lui, échappe à ces contraintes et aux exigences de productivité et de rationalité du monde adulte. Les enfants sont valorisés pour leur émotionnalité, son imagination débridée et son inutilité sociale temporaire.

Démocratisation des jouets auprès des classes moyennes

En démocratisant les jouets auprès des classes moyennes, la révolution industrielle de la fin XVIIIe au début du XIXe siècle renforce et institutionnalise l’association jouet-enfance.

Les plus belles poupées de Paris du Bon Marché à Noël en 1924, dans la droite ligne de la révolution industrielle. Gallica

Les grands magasins, soutenus par les manufactures de jouets comme le fabricant de jouets mécaniques Fernand Martin, armés de catalogues d’étrennes, transforment Noël en une fête commerciale à destination des enfants. Apparaissent des rayons dédiés aux jouets d’enfants, comme le note Émile Zola.

La ou le « kidult », antithèse de l’adulte des Lumières

Environ cent cinquante ans plus tard, en 2025, les magasins français de jeux et jouets King Jouet ouvrent des magasins éphémères, rebaptisés King’Dultes. Ceux-ci s’adressent aux « kidults », un mot-valise proposé dans les années 1950 et repris par le marketing pour segmenter ces adultes attirés par des produits et activités traditionnellement réservés aux enfants.

Le néologisme « kidult », proposé dans les années 1950 par l’industrie audiovisuelle états-unienne, désigne d’abord les adultes qui regardent des émissions pour enfants.

Le terme est de nouveau utilisé dans les années 1970-1980 pour parler des adultes qui profitent des avantages de l’âge adulte tout en refusant de l’embrasser pleinement. Ces derniers et dernières rejettent les responsabilités et les obligations traditionnellement associées, tout comme le sérieux qui caractérise l’adulte moderne depuis les Lumières.

Repenser l’enfance et l’âge adulte

La médiatisation et la légitimation grandissantes de la figure du ou de la « kidult » reflète une crise plus large de la modernité, où les sociétés occidentales, devenues méfiantes envers les autorités et les grands récits, voient se dissoudre les repères traditionnels. Selon le philosophe Jean-François Lyotard ou le sociologue Zygmunt Bauman, nous sommes entrés dans une nouvelle ère appelée respectivement postmodernité, ou modernité liquide. Celle-ci affaiblirait les constructions intellectuelles et sociales binaires telles que le genre et amène à repenser des concepts comme la famille, le travail, la vérité, ou encore… l’enfant et l’adulte.

Symbole de ce changement de paradigme, Le Syndrome de Peter Pan du psychanalyste Dan Kiley, ou l’enfant qui ne veut pas grandir, connaît en 1983 un vif succès. Il y est question des difficultés de certains jeunes hommes à endosser le rôle moderne et prédéfini de l’adulte.

Le syndrome de Peter Pan fait référence à un garçon, un adolescent ou un adulte, refusant de grandir. Photology1971/Shutterstock

Plus récemment, de nombreux chercheurs et chercheuses ont appelé à une réévaluation de la notion d’âge adulte. Compte tenu du temps nécessaire à la maturation cérébrale, du report du mariage et de la parentalité (quand ces étapes-là surviennent), de la poursuite d’études supérieures, ainsi que des difficultés croissantes d’accès au logement, l’autonomie sociale, économique et émotionnelle arrive plus tardivement qu’auparavant.

Ce que nous comprenons comme l’âge adulte dans nos sociétés occidentales ne commence plus qu’à partir de 25-30 ans. Dans ce contexte, le professeur de psychologie Jeffrey Arnett propose d’ajouter une phase de vie intermédiaire, « l’âge adulte émergent », située entre l’adolescence et l’âge adulte traditionnel. Cette théorie, sans faire l’unanimité, souligne néanmoins la difficulté actuelle à définir ce que nos sociétés entendent par âge adulte.

L’enfance comme refuge symbolique dans une ère de crise

Si la visibilité croissante des kidults s’explique en partie par cette érosion de l’âge adulte, elle s’explique également par la recherche d’un refuge symbolique dans un contexte de polycrise. Cette ère de modernité liquide est celle d’une ère de l’incertitude et du risque.

Parce que l’enfance s’est construite, siècle après siècle, en opposition à l’âge adulte, c’est naturellement vers elle que l’on se tourne quand le quotidien, associé à la vie d’adulte, devient trop pesant. L’enfance est réconfortante, car elle est symboliquement restée à l’écart du monde productiviste.

Elle est un refuge symbolique, dans lequel nous sommes tous et toutes autorisées à jouer sous une forme païdique, c’est-à-dire de manière libre, spontanée, pour le simple plaisir de jouer. Sans règle. Sans but. Sans compétition. Il s’agit d’un monde qui n’existe plus dans nos économies de marché où tout est quantifié, jusqu’à la course à pied qui se pare aujourd’hui d’objets connectés et s’apparente plus à une répétition de la vie active qu’à la course sans but de l’enfant.

The Conversation

Mathieu Alemany Oliver ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.12.2025 à 12:57

Libération massive de prisonniers politiques au Bélarus : le deal de Loukachenko avec Washington

Olga Gille-Belova, Maître de conférences au Département d'Études slaves, Université Bordeaux Montaigne
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Européens et Russes ont assisté de loin aux tractations ayant conduit à la libération par le régime de Minsk de 123&nbsp;opposants en échange de la levée de certaines sanctions états-uniennes.
Texte intégral (3323 mots)

Plus de mille prisonniers politiques croupissent toujours dans les geôles d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir sans discontinuer depuis 1994. Mais 123 d’entre eux, dont de nombreux responsables d’opposition de premier plan, viennent d’être libérés, en contrepartie de la levée de certaines sanctions américaines. Un « deal » qui s’inscrit dans le contexte plus large de l’implication de Minsk aux côtés de Moscou face à l’Ukraine.


La libération de 123 prisonniers politiques, le 13 décembre 2025, constitue un événement majeur pour le Bélarus, par son ampleur, par la notoriété de plusieurs détenus concernés, mais aussi par le contexte : cette vague s’inscrit dans une séquence de négociations et de marchandage diplomatique entre l’administration Trump et le régime d’Alexandre Loukachenko.

Selon Viasna, principale ONG bélarusse de défense des droits humains, il restait encore 1 110 prisonniers politiques au 15 décembre 2025. Depuis 2020 et la répression massive du mouvement de contestation né pour dénoncer le trucage par Alexandre Loukachenko de l’élection présidentielle tenue le 9 août de cette année-là, qui lui avait permis d’obtenir un sixième mandat consécutif, 4 288 personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme pour des raisons politiques.

Une répression née en 2020 et devenue structurelle

En 2020, les arrestations ciblées avaient débuté dès le printemps, pendant la période préélectorale, dans une logique préventive visant à neutraliser des adversaires jugés dangereux – comme Viktor Babaryko ou Sergueï Tikhanovski, condamnés à respectivement 14 et 18 ans de prison en 2021.

Le pic correspond toutefois à l’après-élection présidentielle du 9 août 2020, période marquée par une mobilisation durable contre Alexandre Loukachenko, officiellement déclaré vainqueur – malgré les multiples preuves de fraude massive – avec 80 % des voix face à Svetlana Tikhanovskaïa, épouse de Sergueï et soutenue par l’ensemble de l’opposition démocratique.

Durant plusieurs mois, l’objectif du pouvoir est clair : étouffer une contestation perçue comme une menace pour la survie du régime. Arrestations, violences, condamnations : l’appareil coercitif est mobilisé pour briser la dynamique de rue et dissuader toute possibilité de protestation. Les années suivantes, la répression se poursuit, mais de manière plus diffuse : l’arbitraire et l’intimidation deviennent des instruments de contrôle, destinés à empêcher toute remobilisation.

Cette répression marque un durcissement du régime autoritaire bélarusse, qui se traduit également dans les modifications législatives : les infractions existantes voient leur définition élargie, et de nouvelles sont incluses dans le code pénal ; les peines sont alourdies ; des restrictions administratives et des outils de « labellisation » (extrémisme, terrorisme) permettant de criminaliser des actes ordinaires (reposts sur Internet, dons à des organisations indésirables, etc.) sont mis en place.

La répression ne vise plus seulement les personnes arrêtées à l’intérieur du pays. Depuis juillet 2022, une procédure pénale spéciale permet de juger un accusé en son absence, notamment lorsqu’il vit à l’étranger. Les procès par contumace deviennent ainsi un outil majeur de répression transnationale contre l’opposition en exil (responsables politiques, journalistes, activistes, chercheurs).

Dans ce cadre, 18 personnes – dont Svetlana Tikhanovskaïa (pour 14 ans) et son allié Pavel Latouchko (18 ans) – sont condamnées en 2023, et 114 autres en 2024.

Des libérations sous contrôle : de la mise en scène intérieure au marchandage externe

Les premières libérations significatives interviennent en 2023, avec un objectif d’abord tourné vers le public intérieur : montrer la « magnanimité » du bat’ka (« petit père », surnom de Loukachenko promu par la propagande), à l’égard de ceux qui acceptent de « se repentir ». Le régime met en scène ces séquences de manière spectaculaire, comme une véritable pédagogie de la soumission.

La libération, le 22 mai 2023, de Roman Protassevitch, qui avait été arrêté après l’atterrissage forcé d’un vol Ryanair en 2021, illustre cette logique : le détenu libéré a offert, face caméra, un récit de repentance, largement médiatisé, voué à servir d’exemple à tous ceux qui seraient tentés de se rebeller contre le régime.

Dans le même esprit, une « commission de retour » a été créée par le décret présidentiel n° 25 du 6 février 2023. Elle ne correspond pas à une commission de grâce au sens strict : il s’agit d’une structure interinstitutionnelle destinée à traiter les demandes des Bélarusses vivant à l’étranger (un demi-million de personnes ont émigré depuis 2020) et souhaitant rentrer, en particulier ceux qui reconnaissent avoir commis des infractions et demandent pardon. Parallèlement, des détenus arrêtés lors des manifestations commencent à être libérés progressivement, notamment parce qu’ils arrivent au terme de leur peine (plus de 50 libérations en septembre 2023).

En 2024, les libérations prennent la forme de « vagues de grâce » associées à des moments symboliques (commémorations du 9 mai, événements politiques). L’année 2024 consacre aussi une consolidation institutionnelle après la réforme constitutionnelle adoptée par référendum le 27 février 2022.

Dans une apparente normalité, un nouveau cycle électoral s’ouvre le 25 février 2024, par un « jour de vote unique » qui combine élections législatives (110 députés) et municipales (plus de 12 000 sièges). Les scrutins offrent une large victoire aux forces pro-gouvernementales, en particulier à Belaïa Rous’. Puis, les 24–25 avril 2024, la première réunion de l’Assemblée populaire pan-bélarusse (Vsebelorusskoe narodnoe sobranie, VNS), élevée au rang d’organe constitutionnel, se conclut par la désignation de Loukachenko à la tête de son présidium. Le 26 janvier 2025, l’élection présidentielle entérine sa reconduction pour un septième mandat, avec un score officiel proche de 87 % et une participation dépassant les 85 %.

En 2025, la logique change : les libérations s’inscrivent davantage dans une stratégie de marchandage externe, principalement avec l’administration de Washington, et traduisent la volonté de Minsk de tester une normalisation des relations avec les pays occidentaux sans susciter la désapprobation de Moscou.

Après la visite, le 12 février 2025, du diplomate américain Christopher Smith (chargé du dossier bélarusse au Département d’État), trois détenus sont libérés le même jour (dont un citoyen des États-Unis) et transférés vers la Lituanie. La visite de l’envoyé spécial Keith Kellogg, accompagné de son adjoint John Cole et de Christopher Smith, les 20–21 juin 2025, est suivie par la libération de 14 prisonniers, dont Sergueï Tikhanovski (époux de Svetlana Tikhanovskaïa).

Les 10–11 septembre 2025, une nouvelle visite permet la libération négociée de 52 prisonniers, transférés vers la Lituanie, en échange d’un assouplissement des sanctions américaines, notamment visant la compagnie aérienne Belavia. On note également la présence de militaires américains comme observateurs lors des exercices militaires russo-bélarusses Zapad-2025, organisés près de Borisov.

Finalement, le 12 décembre 2025, le retour de John Cole à Minsk se solde par la libération de 123 personnes, dont Ales Bialiatski (prix Nobel 2022, fondateur de Viasna), Viktor Babaryko, ou encore les éminents représentants de l’opposition Maria Kolesnikova et Maxim Znak.

Cent quatorze d’entre eux sont ensuite transférés vers l’Ukraine et reçus par le président Volodymyr Zelensky le 13 décembre.

Cette libération s’est faite en échange d’une levée des sanctions américaines sur la potasse. John Cole s’est dit confiant quant à la libération de milliers de prisonniers politiques restants dans les mois à venir.

Le troc libérations/sanctions : un mécanisme déjà éprouvé avec l’UE

Ce mécanisme n’est pas nouveau. Après l’élection du 19 décembre 2010, plus de 700 personnes avaient été arrêtées lors de la répression d’une manifestation de contestation, dont plusieurs candidats. Par la suite, au moins 40 avaient été condamnées à des peines de prison ferme. Elles seront libérées entre 2011 et 2015 via la grâce présidentielle, généralement à condition de reconnaître les faits, demander la grâce et promettre de cesser toute activité politique.

Après la répression de 2010–2011, l’UE lie explicitement toute amélioration durable des relations avec Minsk à des progrès en matière de droits fondamentaux – au premier rang desquels figure la libération des prisonniers politiques. Ces libérations conduisent à un assouplissement des sanctions de l’UE, puis à une relance à partir de 2015 d’une coopération (Partenariat oriental, discussions sur facilitation des visas et réadmission, etc.).

Plusieurs analyses soulignent toutefois qu’à l’époque l’UE privilégie une logique de stabilité régionale plutôt qu’un changement structurel du régime bélarusse.

Le retour américain : dividendes diplomatiques rapides et divers gains pour Minsk

Cette fois, ce n’est pas Bruxelles, mais Washington qui prend l’initiative. Ses démarches s’inscrivent dans un cadre plus large – celui des discussions autour d’un règlement de la guerre en Ukraine –, mais elles produisent des résultats rapides.

D’un côté, l’administration Trump peut revendiquer des « dividendes » visibles : des libérations, médiatisées, présentées comme des avancées en matière de droits humains. De l’autre, Loukachenko remporte une victoire diplomatique : l’accueil de délégations américaines le repositionne comme interlocuteur « fréquentable » et contribue à sa légitimation internationale après des années d’ostracisation.

Minsk gagne aussi sur le terrain économique, tant la potasse occupe une place structurante dans l’économie bélarusse. Pour rappel, le chlorure de potassium entre dans les engrais « potassiques » largement utilisés en agriculture. Sa disponibilité et ses prix ont une répercussion directe sur les coûts des produits agricoles au niveau mondial. Il est également utilisé en industrie chimique, notamment dans la fabrication de savons/détergents, et de manière plus marginale dans l’industrie alimentaire comme substitut de sel ou additif. En 2019, Belaruskaliï (monopole d’État) représentait près de 20 % de la production mondiale de potasse, environ 4 % du PIB et 7 % des exportations bélarusses, constituant une source majeure de recettes fiscales et de devises, aux côtés de la transformation du pétrole russe.

Les sanctions américaines (août 2021), puis européennes (2022), ont entraîné une chute importante de la production, une réorientation des exportations vers la Russie et la Chine à partir de 2023 et une pression sur les prix. En ce sens, la levée des sanctions sur la potasse peut améliorer les finances publiques et desserrer la dépendance accrue de Minsk vis-à-vis de Moscou.

La coopération américaine avec Minsk a déjà été perçue comme un moyen d’éloigner le Bélarus de la Russie. Durant le premier mandat Trump, la visite à Minsk de Mike Pompeo, alors secrétaire d’État, le 1er février 2020, s’inscrivait dans une tentative de normalisation après des années de gel diplomatique. Elle était intervenue à un moment de tensions entre Minsk et Moscou, notamment autour de l’énergie. Pompeo avait alors annoncé que les producteurs américains seraient prêts à fournir au Bélarus jusqu’à 100 % de ses besoins en pétrole à des prix « compétitifs », ce qui avait irrité la Russie. Ce rapprochement Washington-Minsk avait été mis à l’arrêt à partir de la répression à grande échelle déclenchée par Loukachenko à partir d’août 2020.

Une fracture possible entre Washington et Bruxelles ?

Commentant la levée partielle de sanctions, la cheffe de l’opposition en exil Svetlana Tikhanovskaïa a déclaré :

« Les sanctions américaines visent des personnes. Les sanctions européennes visent un changement systémique : mettre fin à la guerre, permettre une transition démocratique et garantir que les responsables rendent des comptes. Ces approches ne sont pas contradictoires ; elles se complètent mutuellement. »

Jusqu’ici, les positions américaine et européenne étaient globalement alignées (non-reconnaissance de la légitimité de Loukachenko, sanctions, soutien à l’opposition). Les initiatives de l’administration Trump ouvrent néanmoins une brèche : si Washington assouplit sa posture, combien de temps les Européens pourront-ils maintenir une ligne ferme – sanctions, soutien à l’opposition, refus de légitimation – dans un climat transatlantique plus incertain ?

Les responsables européens ont salué les libérations et la médiation américaine, tout en réaffirmant que les sanctions de l’UE relèvent de décisions européennes et qu’elles restent en place au regard des objectifs stratégiques de l’Union. Par ailleurs, d’après les informations publiques disponibles, l’UE ne semble pas avoir été associée aux négociations elles-mêmes ; elle aurait plutôt été informée et consultée en aval, notamment pour organiser l’accueil des personnes libérées.

De son côté, Loukachenko s’est empressé de dissiper tout doute quant à sa fidélité vis-à-vis de Moscou. Il a insisté publiquement sur le fait qu’un « gros deal » avec Washington ne se ferait « pas aux dépens de la Russie » et qu’il est « en plein accord » avec Vladimir Poutine. En l’absence de commentaire officiel du Kremlin, on peut supposer que les dirigeants russes ont été informés des négociations.

Quel impact sur le régime et sur l’opposition en exil ?

La rapidité des libérations interroge sur la perception que le régime a de l’opposition. Loukachenko semble suffisamment assuré de la solidité du système pour ne plus craindre une déstabilisation intérieure. À ses yeux, l’opposition en exil serait marginalisée, sans relais dans la société, et divisée par des rivalités internes. Le pouvoir n’a jamais cherché à emprisonner tous ses opposants : il leur a souvent laissé la possibilité de quitter le pays – ou l’a imposée (Maria Kolesnikova avait été emprisonnée après avoir déchiré son passeport à la frontière afin d’éviter une expulsion).

L’opposition s’est reconstituée à l’étranger, notamment entre Vilnius et Varsovie, avec des structures quasi gouvernementales : le bureau de Sviatlana Tikhanovskaïa, à la fois plate-forme de coordination des forces démocratiques, vitrine internationale et point de contact institutionnel ; le Cabinet transitoire unifié, conçu comme un « gouvernement en exil » préparant une éventuelle transition ; le Conseil de coordination, pensé comme une alternative au Parlement, malgré la difficulté à maintenir un lien organique avec la société restée au pays, comme l’a montré la faible mobilisation lors des élections qu’il a organisées en mai 2024. Dans ce contexte, l’action de l’opposition en exil se concentre sur le lobbying pour maintenir ou durcir les sanctions, la documentation des violations des droits humains et la préparation de scénarios de transition. Sa capacité à peser sur l’intérieur demeure limitée, faute de relais organisés et face au coût très élevé de l’engagement politique au Bélarus.

On peut toutefois se demander si Loukachenko n’est pas aveuglé par son opportunisme de court terme et s’il ne sous-estime pas les risques à long terme de ces libérations qui vont redynamiser l’opposition en exil. La diaspora bélarusse n’a jamais été aussi nombreuse (plus d’un demi-million de Bélarusses ont quitté le pays depuis 2020), l’opposition en exil n’a jamais été aussi bien structurée et institutionnalisée, et elle n’a jamais bénéficié d’un soutien aussi important de la part de la communauté internationale – ou, du moins, de l’UE.

Une nouveauté symbolique : l’Ukraine comme pays d’accueil

Si les prisonniers libérés lors des premières vagues ont été transférés vers la Lituanie, la majorité de ceux libérés en décembre 2025 a été, nous l’avons dit, accueillie par l’Ukraine – un fait symboliquement fort. Après 2020, de nombreux Bélarusses avaient fui vers l’Ukraine ; après le début de la guerre en février 2022, une partie a réémigré vers la Pologne et la Lituanie.

Jusqu’ici, l’attitude ukrainienne envers Minsk a été marquée par la prudence, afin d’éviter de pousser Loukachenko vers une implication plus active aux côtés de la Russie. Si Zelensky a condamné la répression de 2020, Kiev ne s’est pas engagé de manière systématique auprès de l’opposition bélarusse en exil. La séquence de décembre 2025 pourrait-elle ouvrir un changement ? Kiev pourrait-il devenir, aux côtés de Vilnius et Varsovie, un troisième pôle politique de l’opposition bélarusse ?

The Conversation

Olga Gille-Belova ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.12.2025 à 12:56

Le loup mal-aimé, les ressorts de la pub d’Intermarché au succès planétaire

Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École
Marie-Nathalie Jauffret, Research associate, Université Côte d’Azur
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C’est le succès du box-office. Le film d’Intermarché, «&nbsp;le Mal-Aimé&nbsp;», aura été vu un milliard de fois en quelques jours. Comment expliquer ce succès inattendu pour une campagne 100&nbsp;% Made in France&nbsp;?
Texte intégral (1853 mots)
*Le Mal-Aimé*, la publicité d’Intermarché, a rencontré un succès mondial aussi fulgurant qu’inattendu. Comment l’expliquer&nbsp;? Agence Romance pour Intermarché

En quelques jours, la publicité d’Intermarché a eu un succès viral époustouflant. Un milliard de personnes l’auront regardée. Un tel phénomène conduit à s’interroger sur les raisons de cette réussite, d’autant que l’enseigne, elle, n’est pas présente dans le monde entier ! Quels ressorts intimes ce film a-t-il mis en mouvement ? Il était une faim, ou le récit d’un conte ordinaire par Intermarché…


Le 6 décembre 2025, les chaînes françaises diffusent une publicité sous la forme d’un conte de Noël relatant l’histoire d’un loup rejeté par les habitants de la forêt. L’animation est accompagnée des paroles de Claude François le Mal-Aimé (1974), et se termine sur le logo de la grande enseigne de distribution française Intermarché avec la signature : « On a tous une bonne raison de commencer à mieux manger. » Le spectateur ne s’y trompe pas : il s’agit bien d’une publicité, doublée d’un discours moralisateur.

Si le format long (2 minutes 30) et le registre émotionnel constituent une formule habituelle de la part d’Intermarché et de son agence partenaire Romance, qui accompagne la marque depuis sept ans, le récit du Mal-Aimé surprend par son parti pris esthétique, alternant des plans en live et une partie animée en 3D, produite par la société montpelliéraine Illogic Studios, un format hybride qui tranche avec les publicités précédentes de l’enseigne.

Intermarché, Le Mal-Aimé.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’agence Romance signe un « conte de Noël » pour Intermarché. En 2017 déjà, elle racontait l’histoire d’un petit garçon qui, avec sa grande sœur, cherchait à sauver Noël en apportant des légumes au Père Noël pour que celui-ci puisse passer par la cheminée, le tout porté la chanson de Henri Salvador, J’ai tant rêvé (2003). L’agence Romance a confié qu’elle devait normalement tourner la suite de ce conte avant de finalement produire à la place le Mal-Aimé.

Intermarché, J’ai tant rêvé.

Un conte Made in France sans IA

Le conte du Mal-Aimé intervient dans un contexte bien particulier, marqué par une augmentation des images générées par l’intelligence artificielle (IA). Dernièrement, c’est Coca-Cola qui a sorti un nouveau film d’animation de Noël entièrement conçu par IA avec le studio américain Secret Level. Ce spot dure une minute et met en scène des animaux et les célèbres camions rouges de la marque pour un voyage à travers le monde. Le spot s’achève sur un père Noël inspiré des illustrations de Haddon Sundblom, figure emblématique de l’histoire de la marque.


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Coca-Cola | Holidays Are Coming.

Le paysage audiovisuel et publicitaire tend à se modifier par le recours croissant aux images conçues par les intelligences artificielles génératives. Dans ce contexte, le choix d’Intermarché de conserver des techniques traditionnelles qui requièrent la participation d’une soixantaine de personnes est loué par les spectateurs en France comme à l’international.

Comme l’explique le cofondateur d’Illogic Studios Lucas Navarro :

« Pour le faire, c’était important de passer par de vrais artistes très talentueux et non pas de faire appel à l’IA donc, c’est vraiment un choix qu’on a fait. »

La logique du Père Noël en publicité

Ce conte auquel le public adhère va à l’encontre des théories qui présentent le public comme crédule et adhérant à tous les messages marketing. Le sociologue français Baudrillard présente la publicité comme une « logique de la fable et de l’adhésion », c’est-à-dire que les spectateurs veulent y croire, et cette acceptation reliée à l’émotion fait le succès de la publicité (au sens large).

En racontant l’histoire d’un loup mal-aimé qui apprend à manger sainement, Intermarché ne vend pas des légumes, mais propose un véritable conte de Noël aux spectateurs. La publicité en tant que « logique de la fable et de l’adhésion » telle qu’explicitée par Baudrillard bat ici son plein. Personne n’y croit vraiment, et pourtant nous y adhérons tous !

Comme l’explique le sociologue :

« C’est toute l’histoire du Père Noël : les enfants non plus ne s’interrogent guère sur son existence et ne procèdent jamais de cette existence aux cadeaux qu’ils reçoivent comme de la cause à l’effet – la croyance au Père Noël est une fabulation rationalisante. »

La publicité fonctionne en effet sur le même schéma : l’adulte accepte de redevenir un enfant à la vision de cette publicité qu’il reçoit comme un cadeau.

Le spectateur qui regarde le loup carnivore se transformer en loup végétarien pour se faire des amis devient également complice de cette fable. Et pour garder cette émotion intacte, Intermarché ne montre aucune trace de prix ou d’étiquette, relayant le discours commercial au second plan.

En effet, loin de la réalité quotidienne et des soucis économiques traversés par la France, ce conte de Noël se projette autour du vivre-ensemble. Les rires et les sourires parcourent les personnages différents de ce foyer français dans lequel le feu crépite, non loin d’une table autour de laquelle des adultes, dont une maman soucieuse de son fils qui s’ennuie et un oncle célibataire, apprécient les festivités dînatoires.

Quand le loup entre dans la bergerie

Le loup qui est un louvard (un loup adolescent) s’interroge sur son manque d’amis et les controverses qu’il soulève. Par sa personnalité en effet, le loup représente l’instinct sauvage, les pulsions qui guident le canidé à consommer de la viande et à menacer ses futurs amis jusqu’à les tuer, les sacrifier pour ses propres besoins alimentaires.


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Tel un serial killer infiltré dans la société qui doit apprendre à devenir végétarien pour être accepté. Bourdieu parlerait de la violence symbolique quand un changement d’identité est requis pour se fondre dans le groupe. Les spectateurs préfèrent y voir un sens de l’adaptation et le refus d’une violence qui pourrait détruire le groupe social et amical.

Mais le loup reste le malheureux anti-héros de l’histoire. Il est vrai que ce premier niveau de lecture sert à propager l’idée que la violence ne peut être admise dans un groupe social et qu’il est important durant ces festivités d’être soudé malgré les tempéraments de chacun et chacune.

La morale de cette histoire

L’utilisation du symbole de la restriction de la consommation de viande, sert-elle à déculpabiliser une clientèle qui économiquement ne pourra peut-être pas consommer de viande en ces périodes festives au profit du végétal ? Les motivations d’un changement de culture alimentaire peuvent aussi être écologiques (réduction d’eau, d’utilisation des terres, etc.), éthiques (protection animale…) ou exprimer la recherche d’être en meilleure santé.

Thierry Cotillard, le président du groupement Mousquetaires, qui détient les enseignes Intermarché, a tout de même tenu à clarifier son intention : « C’est pas ça le message. Le message, c’est “on n’exclut personne” […], c’est le vivre-ensemble », et non la promotion du végétarisme. Mais la démarche de l’enseigne est pourtant bien construite autour du « mieux manger », message que l’agence Romance parvient bien à mettre en scène depuis sept ans dans ses publicités.

En se positionnant comme accompagnatrice de ce changement de paradigme alimentaire, Intermarché endosse par là même un rôle de prescripteur moral qui dépasse sa dimension commerciale, rejoignant d’autres éthos de marques. La marque se présente en effet moins comme un distributeur que comme un garant éthique capable de guider ses consommateurs vers des choix plus responsables.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

19.12.2025 à 12:15

Pourquoi la hausse du prix des mémoires vives informatiques est une menace pour l’économie européenne

Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie, INSEEC Grande École
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Le prix de certaines mémoires vives –&nbsp;un composant clé de l’électronique&nbsp;– a fortement augmenté. Quel impact pour le consommateur&nbsp;? L’inflation&nbsp;? Et l’IA&nbsp;?
Texte intégral (2530 mots)

Les mémoires vives de type RAM sont des composants essentiels des produits électroniques et informatiques. Leur prix a fortement augmenté ces dernières semaines. Pour certains d’entre-eux, le prix a même été multiplié par quatre ou cinq en quelques semaines. Comment expliquer cette évolution ? Quel impact cela pourrait-il avoir sur le prix des ordinateurs, mais aussi sur l’inflation ou sur le développement de l’intelligence artificielle ? Les économies européennes seront-elles atteintes ? Julien Pillot répond à nos questions.


The Conversation : Pourquoi assiste-t-on depuis quelques semaines à une forte hausse du prix des mémoires vives ?

Julien Pillot : La hausse des prix concerne certains types de mémoires vives (RAM), qui constituent un ensemble beaucoup plus large. C’est l’évolution du prix de la DDR5 et la HBM3 qui inquiète de nombreux analystes actuellement. Pour comprendre les évolutions en cours, il faut avoir en tête que ces formats de mémoire vive sont essentiels à deux usages : la DDR5 est utilisée pour faire fonctionner l’ensemble de nos équipements informatiques et électroniques grand public, à des fins notamment de bureautique ou de gaming, quand la HBM est destinée aux supercalculateurs, essentiellement à des fins d’entraînement des intelligences artificielles (IA). Or, sur ce dernier point, nous observons une accélération sensible de la demande, en lien avec le vif engouement pour l’IA depuis deux ans et la construction de centres de données qui va de pair. Cette pression très forte de la demande explique le phénomène, suivant les canons de l’économie : quand la demande augmente et que l’offre ne suit pas, le prix croît. C’est d’autant plus vrai que cette croissance ne pouvait être que très imparfaitement anticipée, et que le secteur des composants informatiques connaît très souvent des cycles de surproduction/sous-production plus ou moins courts.

Quel impact cela peut-il avoir ?

J. P. : L’augmentation des coûts de fourniture est une chose, mais il y a également un risque que les délais de production s’allongent, et que les prix des produits finis augmentent pour le grand public. Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut avoir en tête que la production est principalement le fait de trois entreprises : les Coréens SK Hynix et Samsung d’une part, et l’Américain Micron d’autre part. Cet oligopole très concentré réalise près de 93 % de la production mondiale. Pour faire face à la croissance de la demande, ils doivent puiser dans leurs stocks, mais surtout augmenter leur capacité de production, ce qui veut dire très concrètement construire de nouveaux sites ou agrandir les sites existants. Outre que créer de nouvelles unités de production prend du temps, cela représente aussi un important investissement.

Ces acteurs sont donc placés devant un dilemme : la hausse de la demande sera-t-elle suffisamment durable pour justifier ces investissements ? Rien ne serait pire pour ces acteurs que de se retrouver, à terme, avec des surcapacités de production qui, non seulement s’avèreraient difficiles à amortir, mais en outre pourraient créer un choc déflationniste sur leur production, comme cela s’est vu en 2022-2023 avec le ralentissement de la demande. C’est un cas classique en économie industrielle qui explique aussi pourquoi les trois géants de la mémoire vive limitent leurs plans d’expansion.

Cet accroissement de la demande n’était-il pas du tout prévisible ?

J. P. : L’accélération exponentielle, depuis 2023-2024, et l’avènement de ChatGPT ont surpris beaucoup de monde. Cet « effet blast » a eu pour principale conséquence le fléchage d’une quantité colossale de fonds vers le développement de l’IA et, par conséquent, vers les composants critiques des architectures essentielles à leur entraînement. Ce qui explique autant la valorisation record d’une entreprise comme Nvidia qui fournit les GPU [processeurs graphiques], que la hausse de la demande, et donc des prix, de la mémoire vive.

Ce mouvement a été d’autant plus fort que, dans le même temps, les autres véhicules d’investissement, comme la blockchain ou le métavers, marquaient une pause, voire s’effondreraient.

Si la situation à court terme est favorable aux producteurs de RAM qui bénéficient à plein de l’effet-prix qui résulte de l’accélération de la demande (SK Hynix, le fournisseur de Nvidia, aurait même déjà écoulé la totalité de sa production prévue pour 2026), elle nécessite néanmoins de pouvoir offrir au marché ce qu’il demande, car une pénurie durable ne profite à personne. Raison pour laquelle ils ont réagi.

De quelle façon ?

J. P. : En adaptant leur outil de production. Ils se sont focalisés sur la production des mémoires vives les plus demandées, quitte à en délaisser d’autres. Mais à un moment, on arrive au bout des capacités d’adaptation des acteurs, ce qui explique les goulets d’étranglement, par exemple sur les DDR5, les producteurs favorisant les mémoires HBM qui offrent de meilleures marges. Mais, retour de bâton, le goulet d’étranglement sur la DDR5 est tel que les producteurs envisagent désormais de la privilégier. Il faut dire que les perspectives de profits sont très alléchantes.


À lire aussi : Pourquoi la bulle de l’IA ne devrait pas éclater… malgré des inquiétudes légitimes


Cela veut-il dire que les biens électroniques et informatiques vont voir leur prix s’envoler à court terme ?

J. P. : C’est très très difficile à dire, car répondre à cette question revient à poser un problème avec beaucoup d’inconnues. Certains analystes tablent sur une augmentation de 20 % du prix des smartphones, mais ces conclusions me paraissent prématurées. Les facteurs d’incertitude sont bien trop nombreux pour être si catégorique.

L’impact va, en effet, dépendre des décisions prises par les entreprises, et des marges de manœuvre dont elles disposent… Nous avons déjà évoqué le dilemme qui concerne les producteurs de RAM. Leurs arbitrages à court terme seront déterminants dans les mécanismes de fixation des prix pour les différents types de RAM. Les autres inconnues concernent la demande, notamment celle qui émane des acteurs de l’électronique grand public.

À court terme, et à périmètre constant (stabilité de la demande et des prix des autres composants), la hausse du prix des mémoires vives augmente leurs coûts de production. Quant aux goulets d’étranglement, ils peuvent ralentir les cadences de livraison des composants, et donc allonger les délais de production et/ou réduire les quantités de produits finis produites. Avec des répercussions évidentes sur leur trésorerie.

Pour savoir l’impact sur le consommateur final, tout va dépendre de la capacité autant que la volonté des entreprises à répercuter ou non cette hausse sur leurs clients. Chaque entreprise va prendre sa décision en fonction de sa situation concurrentielle et financière propre, en arbitrant entre sa trésorerie et le risque de perdre des parts de marché. Une entreprise en position de force peut décider de répercuter la hausse. Une autre confrontée à une forte concurrence sera tentée de maintenir les prix actuels aussi longtemps que possible, et donc de rogner ses marges.

Autre facteur qui va jouer : l’évolution des prix des autres composants. Les produits électroniques sont complexes. Ils sont l’assemblage d’un tas de composants dont les prix varient indépendamment les uns des autres. Il est possible que, tandis que le prix de la RAM augmente, celui d’autres éléments baisse, ce qui peut permettre à un assembleur de faire une péréquation.

Enfin, la hauteur de gamme des produits finis va également jouer un rôle très important dans les arbitrages des producteurs. Sur les produits bas de gamme, il est probable que les producteurs soient peu incités à répercuter la hausse des coûts, car le consommateur est très sensible au prix. À l’inverse, pour du haut de gamme, l’entreprise retrouve des marges de manœuvre, car le prix n’est pas le critère de choix déterminant. Une entreprise, comme Samsung, qui couvre toutes les gammes de produits peut également jouer une péréquation en acceptant de réduire ses marges sur les produits d’entrée de gamme, et de « se rattraper » – au moins en partie – sur les produits haut de gamme.

Sans même évoquer les impacts imputables aux décisions de politique commerciale, ou d’éventuels chocs exogènes tels que celui qui avait frappé la production de disques durs en 2011-2012, tous ces éléments mis bout à bout font qu’il est déjà très difficile d’avoir une vue d’ensemble des répercussions macro-économiques de la hausse du prix, tant l’impact global dépend d’une infinité de décisions micro locales.

Ces mémoires vives sont utilisées pour les modèles d’IA. Faut-il craindre, dès lors, que cela pèse sur les entreprises du secteur alors que de nombreuses personnes évoquent une bulle financière ? En renchérissant les coûts de production de l’IA, la hausse du prix des mémoires vives ne va-t-elle pas déstabiliser l’équilibre financier des entreprises les plus fragiles du secteur ?

J. P. : Tout va dépendre des arbitrages des acteurs, et notamment des producteurs de mémoire vive. Vont-ils continuer ou non à favoriser la production des mémoires vives pour l’IA, les fameuses HBM ? Il pourrait aussi y avoir une bascule à moyen terme qui aboutirait à un ralentissement du rythme de développement de l’IA, le temps de digérer les investissements colossaux réalisés jusqu’ici. Pour quelles raisons ? Des pressions venant de la société ou des actionnaires. Ces derniers voient bien que la croissance de l’IA consomme beaucoup de cash, et s’inquiètent de perspectives de monétisation qui sont soit plus lointaines, soit moins importantes que celles promises par les acteurs de la tech.

Boursorama, 2025.

Certains investisseurs pourraient bien être tentés de pousser les entreprises à se réorienter vers des projets moins gourmands en capacité de calcul, qui nécessitent moins d’énergie et de cash. À moins que ce ne soit les dirigeants d’entreprise eux-mêmes qui fassent ce choix par volonté à la fois de préserver leur trésorerie et de trouver des modèles peut-être plus frugaux, plus spécialisés et mieux adaptés aux besoins réels des acteurs du marché. Dans un cas comme dans l’autre, cela aurait un effet sur la demande de RAM. Cela ne reste qu’un scénario. En revanche, il me semble raisonnable d’estimer que tôt ou tard les gros argentiers de l’IA vont réclamer des éléments de preuve d’un possible retour sur investissement, ce qui poussera les entreprises spécialisées à chercher à réduire leurs coûts.

Deux Coréens, un États-unien, quel impact pourrait avoir l’absence de l’Europe dans cette technologie ?

J. P. : Les Européens se retrouvent encore une fois dans une extrême dépendance pour des biens d’une importance cruciale, stratégique et même vitale. Nous ne sommes pas complètement absents de l’industrie des semi-conducteurs – l’Europe compte même deux champions, avec ASML pour la fabrication d’équipements, et STMicroelectronics pour la fabrication de puces –, mais pour ce qui concerne la mémoire vive, nos entreprises sont totalement dépendantes des exportations de la Corée du Sud ou des États-Unis, deux pays avec lesquels il vaut mieux avoir de bonnes relations. Le déficit commercial européen pour les semi-conducteurs atteint 10 milliards à 20 milliards de dollars (entre 8,5 milliards et 17 milliards d’euros) par an !

Nous commençons à prendre conscience de nos dépendances multiples. L’European Chips Act (ECA) a été une première réaction qui vise à couvrir 20 % de la production mondiale de semi-conducteurs. Une entreprise comme STMicroelectronics est bien placée, mais elle est absente du segment des mémoires vives. Il faudrait maintenant élargir le champ de l’ECA à ces composantes vitales de l’économie numérique. Le plus vite sera le mieux, car, vous l’aurez compris, ces composants électroniques ont acquis une dimension critique pour l’ensemble de l’économie qui se numérise à marche accélérée.

Propos recueillis par Christophe Bys.

The Conversation

Julien Pillot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.12.2025 à 15:50

Les calendriers de l’Avent pour les animaux de compagnie, un signe d’attachement de leur propriétaire

Aurore Ingarao, Maitre de conférences en Marketing , Université d’Orléans
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Les calendriers de l’Avent sont devenus un classique de Noël. Ils existent désormais aussi pour les animaux de compagnie. Décryptage d’un phénomène qui prend de l’ampleur.
Texte intégral (1576 mots)

Même les animaux de compagnie ont désormais le droit à des calendriers de l’Avent. Rien d’étonnant alors que les « pets » occupent une place de plus en plus grande dans la vie des personnes. Il était fatal que le monde des affaires et du marketing s’intéressât à ce marché prometteur.


La période des fêtes de fin d’année est l’occasion pour les marques de s’enrichir, en raison des nombreux rendez-vous qui sont autant d’occasions de cadeaux qui sont aussi des achats payés en monnaie sonnante et trébuchante. Entre les fêtes et les secret santa, la tradition du calendrier de l’Avent est devenue importante, créant un attachement symbolique et émotionnel avec les consommateurs. Les calendriers de l’Avent représentent ainsi un marché particulièrement porteur avec plus de 35 millions de vente chaque année en France.

Si l’origine du calendrier de l’Avent est religieux, il a évolué vers une véritable machine marketing. Depuis quelques années, nous assistons à une diversité des calendriers proposés, traduisant l’ouverture croissante de cette pratique, autrefois réservée aux enfants et désormais plébiscitée aussi par les adultes. Décriés par certains car les traditions collectives seraient de cette façon mises au service du consumérisme, voire du capitalisme, les calendriers de l’Avent n’en finissent pas pour autant de séduire. Illustrant le succès des calendriers, certains sites se spécialisent et le site calendrierdelavent.com s’affiche comme le site de référence dédié. Ce sont plus de 30 catégories et 450 calendriers différents qui y sont alors proposés. Sur ce site, par exemple, une catégorie connaît un succès particulier : les calendriers destinés aux animaux de compagnie (pets en anglais et dans la langue du marketing).

Si, en 2025, le calendrier de l’Avent pour animaux « tendance » se veut éco-responsable, fabriqué à partir de matériaux recyclés, avec des friandises naturelles ou des jouets issus de l’artisanat local, le site calendrierdelavent.com propose une catégorie pour animaux : 10 pour les chats, 20 pour les chiens et… deux pour les rongeurs, avec des prix variants de 5,99€ à 59,99€.

75 millions de clients en France

Ce marché trouve toute sa place en France qui compte parmi les pays européens ayant le plus d’animaux de compagnie. On dénombre, en effet, 75 millions d’animaux domestiques détenus par 61 % de Français, soit un marché de pas moins de 6,6 milliards d’euros.


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Les chiffres du marché témoignent de l’évolution du statut de l’animal de compagnie, qui a fortement évolué depuis le 18 février 2015. La loi n°2015-177 (Code civil, art. 515-14) stipule que « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ».

Un membre de la famille

L’animal de compagnie est ainsi un véritable membre de la famille, comme le clame le slogan de Santévet, une assurance pour animaux : « Votre animal fait partie de votre famille : assurez sa santé ».

L’attachement aux animaux de compagnie se révèle être un levier efficace pour le succès des entreprises. Étudié par les chercheurs, notamment via le budget consacré à l’alimentation des animaux de compagnie, le concept d’attachement trouve ses origines dans la psychologie sociale, à partir des travaux sur les relations interpersonnelles.

Pour Géraldine Michel, professeure à l’IAE de Paris-Sorbonne, le calendrier de l’Avent est un « produit qui ne connaît pas les crises parce que c’est un objet symbolique qui a une dimension sociale, régressive et d’attachement. Aussi bien pour les enfants que pour les parents_ ». Et quand l’animal de compagnie est un véritable membre de la famille, impossible de le priver de cette symbolique de l’attachement et la théorie du même nom qui se basent sur plusieurs critères principaux, tels que la recherche de proximité ou encore le sentiment de sécurité. Les relations homme-animal de compagnie se construisent ainsi selon ces critères dans leurs relations d’attachement. La théorie du même nom se base sur plusieurs critères principaux, tels que la recherche de proximité ou encore le sentiment de sécurité. Les relations homme-animal de compagnie se construisent ainsi selon ces critères dans leurs relations d’attachement.

Un calendrier personnalisé

Les calendriers à destination des pets sont divers : du format très classique offrant des friandises ou des jouets, aux conseils ou activités à partager, des formules proposent même de créer son propre calendrier ou de le personnaliser avec le prénom de son animal.

Ces calendriers permettent de générer un rituel et accentuent l’inclusion de l’animal dans la vie familiale, de même qu’un enfant attend d’ouvrir la petite fenêtre magique chaque soir. Le rituel vient alors s’inscrire comme une activité familiale.

Un moment privilégié

Du point de vue du discours, les entreprises jouent la carte de la séduction : « Partagez chaque jour du mois de décembre une parenthèse de bonheur avec votre fidèle compagnon, grâce à notre sélection de calendriers de l’Avent animaux ». Il s’agit de stimuler « la curiosité et la gourmandise », instaurer « un moment de complicité unique » et valoriser « votre animal aux yeux de toute la famille ».

Le discours intègre l’animal à la vie de famille. On s’adresse aux « amoureux des animaux » à qui l’on propose de « partager la féérie de Noël » en « instaurant une tradition festive qui ravit toute la famille ». Tous ces arguments proviennent de sites Internet proposant des calendriers de l’Avent pour les animaux.

France24 2025.

Les marques misent sur « le plaisir, la santé et la sécurité », car les calendriers de l’Avent sont proposés par les meilleures marques qui répondent aux propriétaires soucieux de la composition des produits pour « leur offrir une expérience sensorielle originale ». Le discours est orienté vers le bien-être mais également le plaisir des animaux. Et pour rassurer leur propriétaire, ce sont des produits éco-responsables, en circuits courts ou présentés en éditions limitées. Les mots ne sont pas anodins et font écho au discours des marques alimentaires pour enfants, dont les industriels cherchent à rassurer les parents quant à leur qualité.

Un jeu de questions réponses

Et pour finir de convaincre les propriétaires hésitants, certains adoptent une approche pédagogique avec un jeu de questions/réponses : « Qu’est-ce qu’un calendrier de l’Avent animaux et pourquoi en offrir un ? », « Comment choisir un calendrier de l’Avent animal adapté à son compagnon ? », ou encore « Quels sont les bienfaits d’un calendrier de l’Avent animaux au quotidien ? »…

Si les calendriers de l’Avent ne cessent de monter en gamme, nous pouvons imaginer ce que pourront être les prochaines éditions ? Pourquoi pas des accessoires tels que des colliers ou manteaux qui répondraient aux critères de l’originalité ? Des produits inédits de la part des marques de luxe, comme les colliers Louis Vuitton ou les hoodies Prada pour répondre aux attentes de luxe des propriétaires de nos amis à quattre pattes ?

The Conversation

Aurore Ingarao ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.12.2025 à 15:42

En Polynésie, on croise savoirs locaux et science pour mieux gérer les lagons

Marguerite Taiarui, Doctorante au Criobe, Centre de ressources pour les rahui, UMR241 Secopol, École pratique des hautes études (EPHE)
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En Polynésie, scientifiques et pêcheurs travaillent ensemble pour lutter contre le déclin de certaines espèces de poissons dans le lagon.
Texte intégral (1828 mots)

Les lagons polynésiens connaissent un déclin marqué de certaines populations de poissons. Dans ce contexte, la science seule ne suffira pas à prendre des décisions pour améliorer l’état de ces écosystèmes : les connaissances acquises par les pêcheurs à travers leur expérience de terrain apportent un regard complémentaire précieux. Ces deux formes de savoirs peuvent être alliées au service d’une gestion plus durable de la pêche.


La nuit est tombée depuis longtemps sur le récif barrière de Mo’orea. Je suis dans l’eau, lampe éteinte, guidée seulement par les silhouettes de deux pêcheurs et d’un collègue anthropologue. Nous sommes là pour observer une technique de pêche que je ne connaissais jusqu’ici qu’à travers des récits, et qui est souvent qualifiée de ravageuse : le ha’apua.

Plus tôt dans la journée, les pêcheurs ont passé plusieurs heures à disposer des filets, formant un cœur et menant à une cage. À l’endroit précis où ils ont installé ce dispositif, ils savent que les poissons se mettront en mouvement et s’y engouffreront.

Le signal est donné. Nous allumons nos lampes et les agitons dans l’eau. Nous avançons en ligne, sans vraiment comprendre ce que nous faisons, jusqu’à distinguer, dans la pénombre, les reflets argentés d’une cage pleine de ’ī’ihi (poissons-soldats). Ce qui me frappe n’est pas tant la quantité de poissons que la finesse de la manœuvre : tout repose sur une compréhension du lagon que ces pêcheurs ont reçu de leurs aînés mais ont également construite par l’observation, l’expérience et l’affûtage de leurs pratiques.

Cette expédition nocturne en dit long sur la pêche récifo-lagonaire en Polynésie française : une pratique à la fois ancienne, complexe et exigeante. Essentielle à la vie des communautés, elle nourrit les familles, soutient une économie locale et porte une dimension culturelle forte. Cependant, pêcheurs, scientifiques et habitants observent désormais des changements inquiétants : diminution de l’abondance et des tailles de certaines espèces pêchées, dégradation des habitats, prolifération de macroalgues. Les causes sont multiples : surpêche, croissance démographique, urbanisation, pollution terrigène, réchauffement climatique.

Que faire pour gérer durablement la ressource face à ces transformations ? On aurait tendance à se tourner vers la science pour obtenir des chiffres, les analyser puis définir des règles. Pourtant, les savoirs locaux sont immenses : la finesse du ha’apua, orchestré dans la nuit noire par deux pêcheurs expérimentés, révèle une compréhension du lagon qu’aucun instrument scientifique ne peut remplacer.


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Des savoirs à croiser pour comprendre le lagon

Comprendre ce qui se passe dans les lagons polynésiens nécessite de mobiliser plusieurs formes de connaissances. La science, d’un côté, apporte des outils puissants pour étudier la biologie des espèces ciblées, mesurer certaines tendances et quantifier l’effet des pressions environnementales. Ces repères sont indispensables pour imaginer des règles de gestion cohérentes : tailles minimales de capture, seuils d’effort de pêche, fermetures spatiales ou temporelles.

Mais ces approches reposent en général sur des données abondantes, standardisées et recueillies sur de longues périodes. Dans les lagons polynésiens, elles sont difficiles à collecter : le nombre de pêcheurs est inconnu, les captures rarement déclarées, les ventes souvent informelles, les techniques variées et plusieurs dizaines d’espèces sont ciblées. S’ajoute à cela une contrainte simple : les scientifiques ne peuvent pas être partout, tout le temps. Documenter finement chaque portion de lagon, pour chaque engin de pêche et chaque espèce demanderait des moyens considérables, alors même que les changements environnementaux se produisent dès maintenant. Nous n’avons ni le temps, ni la possibilité de revenir en arrière pour savoir comment les choses ont évolué.

C’est précisément là que les savoirs locaux deviennent essentiels. Les pêcheurs observent le lagon au quotidien, parfois depuis des décennies. Ils détectent des signaux, des variations d’abondance ou de comportement que les suivis scientifiques peinent à capter. Leurs connaissances fines constituent un matériau précieux pour comprendre le fonctionnement du lagon. Mais ces savoirs ont aussi leurs limites : ils sont situés, fragmentés, liés à des pratiques spécifiques. Ils ne suffisent plus toujours pour anticiper l’avenir dans un contexte de changements rapides.

Science et savoirs locaux éclairent chacun une facette du lagon, sans jamais en offrir une vision complète. C’est la complémentarité de ces deux systèmes de connaissances, et non leur opposition, qui permet d’imaginer des solutions plus justes, plus robustes et adaptées au terrain.


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Des règles à construire ensemble

Le lendemain de notre expédition nocturne, je dissèque, sous le regard attentif des deux pêcheurs, quelques ’ī’ihi capturés dans le ha’apua, dans le cadre d’une étude de traits biologiques. L’un d’eux me glisse :

« Tu verras, ils sont tous matures. Cette espèce, ça commence à se reproduire tôt, autour de 12 centimètres. »

Ce moment, en apparence anodin, résume pourtant le cœur du travail engagé depuis plusieurs mois à Tahiti et Mo’orea. Les pêcheurs, les gestionnaires et les scientifiques ont choisi six espèces de poissons à étudier, en fonction de leurs préoccupations. Parmi ces dernières, la mise en place de tailles minimales de capture revient régulièrement. Les pêcheurs le demandent depuis longtemps : ils voient eux-mêmes que certains prélèvent des poissons trop petits et que la pression augmente. Mais comment fixer ces tailles ?

Nous sommes en mars 2023. Après quatre années d’interdiction, la zone de pêche réglementée de Tautira s’apprête à rouvrir à la pêche pour deux demi-journées. Le comité de gestion souhaite instaurer des tailles minimales de capture et se tournent vers des scientifiques pour les conseiller. Sur la base d’études menées ailleurs dans le Pacifique, les recommandations tombent : 18 cm pour les ’ī’ihi et 25 cm pour les ume tārei (nasons).

Les pêcheurs contestent immédiatement : « on ne voit jamais d’individus de ces tailles ». Après discussion, la taille des ’ī’ihi est abaissée à 15 cm mais celle des ume tārei est maintenue.

Les résultats de l’ouverture confirment la complexité de l’exercice. Sur 1 490 ’ī’ihi capturés, seuls 7 % mesuraient moins de 18 cm. À l’inverse, moins d’une vingtaine de ume tārei ont pu être pêchés et 69 % étaient en dessous de 25 cm. La biologie « importée » ne reflétait pas la réalité locale, tandis que l’intuition des pêcheurs sur les ’ī’ihi ne traduisait pas non plus les tailles réelles de cette espèce sous l’eau.

Ces deux exemples montrent bien que ni pêcheurs ni scientifiques ne détiennent, seuls, la solution complète. Les premiers apportent leur observation continue du terrain ; les seconds des repères biologiques indispensables. La question n’est pas d’avoir raison, mais d’apprendre à se comprendre pour élaborer ensemble des règles réalistes, légitimes et applicables.

Une gestion fondée sur le respect et l’écoute mutuelle

Les pêcheurs sont souvent présentés comme les premiers responsables du déclin des stocks. Pourtant, ceux que l’on accuse si facilement sont aussi ceux qui nourrissent la population.

Leur connaissance fine du milieu, construite au fil des saisons et de l’expérience, n’est pas opposée à la science : elle la complète là où les données manquent ou arrivent trop tard. La science, de son côté, apporte des repères indispensables pour comprendre la biologie des espèces et anticiper les effets des changements en cours.

Reconnaître ces savoirs à égalité, c’est faire preuve d’empathie et d’intelligence : accepter que chacun voit une part du lagon, selon son histoire et ses outils. C’est en croisant ces regards, plutôt qu’en les hiérarchisant, que peuvent émerger des solutions durables, légitimes et réellement applicables.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Marguerite Taiarui est membre du Centre de ressources pour les rāhui, du Criobe (UAR3278) et de l’UMR241 Secopol. Elle a reçu des financements de la Direction des ressources marines de la Polynésie française, de la Fondation de France, de l’Association nationale pour la recherche et technologie et de Bloomberg Philanthropies. Elle tient à remercier les pêcheurs pour le partage de leurs connaissances et de leur temps, ainsi que les collègues et étudiants ayant contribué aux travaux mentionnés dans cet article.

18.12.2025 à 15:39

La transition verte, un contrat social à réinventer

Rawane Yasser, Researcher, Agence Française de Développement (AFD)
Anda David, Senior researcher, Agence Française de Développement (AFD)
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Les politiques fiscales et sociales peuvent soutenir une transition écologique juste, à condition de tenir compte des inégalités. Des études menées en 2024 en Afrique du Sud, en Colombie et au Mexique éclairent ces enjeux.
Texte intégral (1961 mots)

Parmi les mesures destinées à atténuer les effets du changement climatique, les politiques fiscales et sociales jouent un rôle central pour garantir une transition écologique équitable. Cela suppose toutefois de prendre en compte les différences de situation et les vulnérabilités propres aux différents groupes sociaux. Des études menées en 2024 par des chercheuses et chercheurs de l’AFD en partenariat avec des universités en Afrique du Sud, en Colombie et au Mexique ont évalué ces dispositifs. Leurs conclusions apportent des pistes concrètes pour que les politiques sociales et fiscales accompagnent efficacement les transitions écologiques non seulement sans accroître les inégalités, mais également en contribuant activement à les réduire.


Le changement climatique constitue sans aucun doute le défi le plus important auquel l’humanité est confrontée.

En menaçant les progrès en termes de réduction de la pauvreté, d’amélioration des conditions de travail et de développement durable, il rend d’autant plus urgents les efforts visant à atténuer ses effets. Cependant, il devient également essentiel d’intégrer les questions d’équité dans les discussions, car les impacts du changement climatique ne sont pas répartis de manière uniforme.

Les transitions écologiques, conçues pour répondre à la crise climatique en évoluant vers un modèle de développement résilient et durable, impliquent de transformer en profondeur nos économies et nos modes de production pour les rendre plus durables. Cependant, ces transitions, pouvant provoquer des chocs socio-économiques et des pertes d’emploi, risquent de creuser les inégalités à travers un impact négatif disproportionné sur les plus vulnérables si la justice n’en constitue pas le socle. Elles sont avant tout un choix de société qui repose sur la répartition des coûts, des opportunités et des protections face aux changements à venir. D’où l’urgence de faire des transitions écologiques des transitions justes.

C’est dans cette perspective que le rôle des politiques sociales et fiscales devient essentiel. Elles doivent être repensées pour construire un contrat social plus équitable qui sera capable de répondre à l’aggravation des inégalités et d’accompagner les changements qu’impliquent les transitions écologiques.

Dans une synthèse des travaux récents menés avec nos partenaires, nous avons analysé comment les politiques sociales et fiscales peuvent être à la fois un facteur d’atténuation des risques de la transition, mais aussi un levier de transformation sociale.

Le cœur de notre analyse est que les transitions écologiques doivent se structurer autour de deux piliers fondamentaux : ne laisser personne de côté et répartir équitablement les coûts et les bénéfices.

Pour ce faire, nous proposons des éclairages et des outils pratiques pour rendre cette équité opérationnelle et concilier objectifs climatiques et sociaux, en mobilisant des exemples de l’Afrique du Sud, du Mexique et de la Colombie.

Nous prenons la transition juste comme point de départ, car elle est de plus en plus reconnue comme le cadre de référence pour la construction d’économies durables. Cette approche met l’accent sur la dimension sociale de la transition écologique et énergétique et souligne la nécessité de garantir les moyens de subsistance des personnes affectées négativement par cette transition. Elle prône une transition inclusive vers une économie sobre en carbone et durable, qui ne laisse personne de côté.

Quels effets des transitions écologiques sur les inégalités ?

Cette approche juste est indispensable en raison des effets potentiellement inégaux des politiques de transitions sur les différents groupes sociaux. La transformation structurelle qu’implique la transition écologique crée à la fois des opportunités et des vulnérabilités, et risque d’exacerber les inégalités existantes. Certains travailleurs seront en mesure de s’adapter et bénéficier des nouvelles technologies bas-carbone, d’autres risquent d’être laissés pour compte.

Certains groupes de la population sont particulièrement exposés à ces risques.

Un travail de recherche mené en Colombie constate que les femmes, les personnes issues d’une formation technique et les travailleurs informels ont moins de chance de pouvoir occuper des « emplois verts », c’est-à-dire des emplois qui contribuent à protéger les écosystèmes et la biodiversité ; réduire la consommation d’énergie, de matériaux et d’eau ou encore de diminuer l’intensité carbone de l’économie.

Introduire des instruments fiscaux – taxes énergétiques, réformes de subventions – peut également produire des effets inégalitaires lorsqu’ils ne sont pas accompagnés de mécanismes de redistribution. Le cas d’une taxe sur les carburants au Mexique le démontre : les ménages à faibles revenus consacrent une part plus importante de leurs revenus à leurs besoins énergétiques, ont une capacité d’adaptation limitée, et sont particulièrement vulnérables aux politiques de transition inéquitables.

Une approche juste des transitions vertes, qui prend en compte ces vulnérabilités, devient donc essentielle. Mais comment traduire efficacement ces principes en politiques sociales et fiscales ?

Quelles politiques sociales pour soutenir une transition juste ?

Pour éviter que les transitions écologiques accentuent les inégalités, nos recherches ont conclu que les politiques sociales doivent soutenir les personnes les plus exposées en identifiant les groupes à risque.

Une étude réalisée sur le secteur minier du charbon en Afrique du Sud établit le profil des travailleurs qui risquent une perte d’emploi suite à une transition énergétique : près de 80 % de ces travailleurs sont des jeunes (entre 15 et 35 ans) employés dans la province de Mpumalanga, au nord-est du pays. Par ailleurs, dans le Mpumalanga, le taux de personnes ni en emploi, ni en études, ni en formation (NEET) s’élève à 45,9 % en 2023 chez les jeunes avec de fortes disparités en termes de genre.

Ces données désagrégées sont importantes car elles permettent d’orienter des politiques ciblées et adaptées aux vulnérabilités spécifiques des différents groupes, ici les jeunes et les femmes. Parmi ces politiques, les priorités les plus urgentes visent à faciliter la transition des jeunes à faibles revenus vers des emplois verts, ainsi que la mise en place des mesures renforçant l’économie des soins (petite enfance, soutien aux familles), pour lutter contre les obstacles limitant la participation des femmes au marché du travail tout en créant des opportunités d’emploi et de la diversification économique.

Le travail de recherche sur les politiques de transitions justes appliquées au secteur minier en Afrique du Sud propose des mesures de protection sociale (aide ponctuelle au revenu, aide à la mobilité, formations et options de retraite anticipée) adaptées aux cohortes spécifiques de travailleurs déplacés en fonction de leur âge et de leurs compétences.

Pour être efficaces, les politiques sociales doivent également investir dans des compétences adaptées aux secteurs émergents (carburants durables, services aux entreprises). Les stratégies de formation doivent aller au-delà des savoir-faire génériques pour privilégier des parcours vers l’emploi, notamment dans les zones fortement dépendantes du charbon comme Nkangala en Afrique du Sud.

L’étude de l’écosystème de compétences des micros, petites et moyennes entreprises révèle des biais structurels des politiques et stratégies actuelles de transition en faveur des grandes entreprises. Des formations spécifiques conçues avec les entreprises pourront également garantir une adéquation avec la demande réelle du marché du travail.

Quelles politiques fiscales pour financer une transition équitable ?

Réorienter les subventions énergétiques pour créer de l’espace fiscal est un premier levier pour une transition juste. Les rediriger vers des investissements verts ciblés socialement – en particulier pour les ménages à faible revenu – élargis à la fois l’espace fiscal et améliore l’équité de la transition. C’est ce que montre les travaux de recherche au Mexique qui proposent de réallouer les subventions à l’électrique vers l’installation de panneaux solaires dans des municipalités stratégiques. Cette reconfiguration des flux financiers permettra de générer une part d’électricité entre 6,9 % et 9,2 % de la consommation régionale totale sans construction de nouvelles centrales et bénéficierait directement aux ménages.

Au-delà des réallocations des ressources existantes, une transition juste nécessite la mobilisation de nouvelles recettes d’une manière progressive et durable. Sans mesures compensatoires adéquates, la fiscalité environnementale risque d’accroître les inégalités. Au Mexique, l’effet régressif d’une taxe sur les carburants a été démontré. Un transfert universel pur serait un mécanisme efficace pour compenser ces effets régressifs. Ça consiste en un montant égal par habitant et inconditionnel pour l’ensemble de la population.

Au-delà des outils et des mesures techniques, ces travaux démontrent la nécessité de repenser notre contrat social. Une transition écologique juste ne se résume pas à corriger des effets indésirables : elle doit redéfinir la manière dont nos sociétés répartissent l’effort, la protection et les opportunités. Les travaux de l’Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (UNRISD) rappellent d’ailleurs que sans un nouveau pacte social, fondé sur la justice et la redistribution, les transitions risquent de renforcer les fractures existantes.

Reconnaître que certains supporteront davantage les coûts de la transition – parce que leur emploi, leur territoire ou leurs conditions de vie les exposent plus fortement – est un point de départ essentiel. Dans un contexte de polarisation croissante, remettre la solidarité au centre est indispensable : elle seule permet de maintenir l’adhésion collective face aux transformations à venir.

Une transition juste suppose donc d’assumer collectivement ces asymétries et d’organiser une solidarité réelle : entre générations, entre territoires, entre groupes sociaux. C’est ce qui permettra à la transition verte d’être non seulement possible, mais aussi légitime et durable.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

18.12.2025 à 14:57

Les Nabatéens ont-ils fêté Noël plusieurs siècles avant les chrétiens ?

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
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Les Nabatéens, peuple arabe de l’Antiquité, dont la capitale était Pétra, en Jordanie actuelle, célébraient la naissance de leur grand dieu Doushara, considéré comme le fils d’une Vierge.
Texte intégral (3503 mots)
Le Qasr al-Bint, temple du dieu nabatéen Doushara, à Pétra, Jordanie. Christian-Georges Schwentzel, Fourni par l'auteur

Dans l’ouvrage intitulé « Panarion » où il recense ce qu’il considère comme des hérésies, Épiphane de Salamine, théologien chrétien du IVᵉ siècle, nous apprend qu’une fête nocturne se déroulait chaque année à Pétra, capitale du royaume des Nabatéens, au sud de l’actuelle Jordanie, pour y célébrer la naissance du dieu Doushara (Dousarès, en grec).


Le site archéologique de Pétra, mondialement célèbre, est visité chaque année par de nombreux touristes.

Mais les Nabatéens, peuple arabe de l’Antiquité, sont bien moins connus du grand public que les extraordinaires vestiges de leur antique cité. Entre la fin du IVe siècle avant notre ère et 106 de notre ère, date de leur intégration dans l’Empire romain, ils ont pourtant dominé un très vaste territoire depuis le sud de la Syrie jusqu’à l’oasis d’al-Ula, aujourd’hui en Arabie saoudite, en passant par le Néguev et le Sinaï. Leur souverain, commandant d’une puissante armée, était reconnu comme le « roi des Arabes », écrit l’historien antique Flavius Josèphe. Il ne régnait pas seulement sur les Nabatéens, mais aussi sur d’autres peuples qui étaient ses vassaux.

Le mot « arabe » est, quant à lui, apparu pour la première fois sous la forme Aribi, au IXe siècle avant notre ère, dans des textes assyriens.

C’est un terme général, comme « grec » ou « gaulois ». Parmi les Grecs, on compte les Ioniens, les Doriens… Parmi les Gaulois, les Arvernes, les Éduens… De même, parmi les peuples arabes de l’Antiquité, il y avait les Nabatéens, mais aussi les Thamoudéens, les Minéens, les Lihyanites…

Doushara, dieu de la montagne

Le principal dieu des Nabatéens se nomme Doushara. Il est le protecteur des souverains, comme le proclament quelques inscriptions nabatéennes. Son nom veut dire « Celui du Shara », appellation d’une montagne près de Pétra. Un « sommet très élevé d’Arabie », écrit Etienne de Byzance, auteur du VIᵉ siècle.

Doushara n’est donc pas un nom à proprement parler, mais une expression désignant un statut suprême. Elle signifie que Doushara est le dieu qui se trouve au sommet de la montagne. Un lieu élevé qui rappelle le mont Sinaï où se manifeste le dieu de Moïse, dans l’Exode. De même, le Dieu de la Bible n’a pas de véritable nom : il est le Seigneur, l’Éternel.

Les Nabatéens ont en commun avec les Hébreux une même réticence à nommer la divinité. C’est une caractéristique des religions sémitiques, alors qu’en Grèce antique ou à Rome, les dieux possèdent des noms propres : Zeus, Jupiter, Apollon…

Bétyles du dieu nabatéen Doushara. Musée archéologique des Champs-Phlégréens, près de Pouzzoles, Italie.  : Schwentzel, Fourni par l'auteur

Adorer des pierres

Un des rites les plus courants de la religion nabatéenne est l’adoration de pierres dressées, considérées comme sacrées, qu’on appelle « bétyles ». Le terme vient de l’araméen bet-el qui signifie littéralement « maison de dieu », parce qu’on pensait qu’une divinité ou des parcelles de divinité pouvaient se trouver à l’intérieur.

Le plus célèbre bétyle biblique est la pierre de Jacob, fils d’Isaac et petit-fils d’Abraham, dans la Genèse (Genèse 28, 17-22).

Jacob fait de cette pierre son chevet. Il pose sa tête dessus et s’endort. Pendant son sommeil, il voit en songe « une échelle dont le sommet touchait le ciel ». À son réveil, il comprend que la pierre sur laquelle il a dormi est sacrée, la redresse comme une stèle et verse de l’huile en son sommet. Puis il nomme le lieu « Béthel ».

Le Rêve de Jacob, de Jacques Réattu. Wikimédia

Les Nabatéens, eux, n’utilisent pas le terme « bétyle » pour désigner les pierres auxquelles ils rendent un culte. Ils emploient le mot nésiba qui veut dire « dressé » et évoque un pilier ou une stèle. Mais la pratique est la même.

Plusieurs de ces idoles, généralement quadrangulaires, ont été retrouvées à Pétra. On connaît aussi leurs formes, grâce à des représentations sculptées sur des rochers, à Pétra, ou encore à Hégra, importante ville nabatéenne dans l’oasis d’al-Ula. Les fidèles s’arrêtaient devant ces reliefs rupestres pour prier et se prosterner.

Trois bétyles dressés dans une niche, sanctuaire nabatéen du Jabal al-Ithlib, Hégra, Oasis d’al-Ula, Arabie saoudite. Christian-Georges Schwentzel, Fourni par l'auteur

L’idole de Doushara

Le principal bétyle nabatéen se dressait, au cœur même de Pétra, dans un grand temple, nommé aujourd’hui Qasr al-Bint (« Château de la fille ») en arabe. Ce sanctuaire est un édifice de plan carré, haut d’une vingtaine de mètres. À l’intérieur, dans la salle centrale, se dressait le bétyle de Doushara, au sommet d’une plate-forme. L’encyclopédie byzantine nommée Souda nous en donne une description assez précise, bien qu’elle ait été composée plusieurs siècles après la destruction du temple. L’ouvrage s’appuie sur des écrits antérieurs, aujourd’hui perdus.

L’idole, peut-on lire, était une pierre quadrangulaire de couleur noire sans image divine. Sa hauteur était de quatre pieds (environ 1 mètre 20) et sa largeur de deux pieds (60 centimètres). Elle se dressait sur un socle doré.

Le texte nous donne la description d’une idole aniconique qui manifeste symboliquement la présence du dieu. La couleur noire laisse penser qu’elle était peut-être taillée dans une météorite. La Souda précise que les fidèles lui offraient des sacrifices et versaient sur elle le sang des victimes, en guise de libation.

Ces sacrifices avaient lieu hors du temple. Sur une vaste esplanade qui précède le sanctuaire a été retrouvé un autel, de 3 mètres de haut, qui était plaqué de marbre. C’est là que se déroulaient les principaux sacrifices offerts par les souverains nabatéens à Doushara pour le bonheur de leur royaume et de leurs sujets. Les animaux destinés au dieu y étaient amenés et égorgés, sans doute des bœufs, des brebis, peut-être aussi des chameaux.

Le chameau était, en effet, un animal étroitement associé au grand dieu. On recueillait ensuite le sang des bêtes sacrifiées pour aller en asperger le bétyle à l’intérieur du temple.

Trois bétyles dans une niche, gravés sur une falaise du Siq, gorge étroite menant au centre de Pétra, Jordanie. Christian-Georges Schwentzel, Fourni par l'auteur

Fils de la Vierge et Unique enfant du Seigneur

Au cours de la grande fête annuelle célébrant la naissance de Doushara, évoquée par Épiphane de Salamine, les fidèles chantaient en arabe, nous dit l’auteur, un hymne à la mère de Doushara dite Chaamou, c’est-à-dire « Jeune fille » ou « Vierge ». Doushara, fils de la Vierge, était quant à lui surnommé « l’Unique enfant du Seigneur » (Épiphane de Salamine, Panarion II, 51, 22, 11).

Cette ressemblance frappante entre Doushara et Jésus, lui aussi né d’une conception virginale, explique pourquoi Épiphane a cru bon d’évoquer ce « Noël » nabatéen. Rappelons que le mot « Noël » nous vient du latin Natalis dies qui signifie « Jour de la naissance ». Épiphane de Salamine entendait ainsi condamner la religion des Nabatéens qui pouvait apparaître comme concurrente du christianisme.

Le danger pour le théologien était aussi que les détracteurs de la religion du Christ accusent les auteurs chrétiens de plagiat, le culte de Doushara étant antérieur de plusieurs siècles à celui de Jésus. Les chrétiens ne possédaient pas le monopole du thème de la conception virginale. Épiphane, retournant ces accusations, s’emploie à délégitimer la religion nabatéenne considérée comme une hérésie et une parodie païenne de la seule vraie religion à ses yeux.

Cette perspective apologétique nous a fort heureusement transmis quelques bribes des croyances nabatéennes qui ne seraient sans doute jamais parvenues jusqu’à nous sans cette similitude frappante entre les deux religions.

Chameau posant devant les ruines du Qasr al-Bint, grand temple au centre de Pétra, Jordanie. Christian-Georges Schwentzel, Fourni par l'auteur

La fête de Noël de Doushara

Le passage est également très instructif dans la mesure ou Épiphane de Salamine y mentionne trois lieux où la fête de Noël de Doushara était célébrée : le grand temple de Pétra, nous l’avons dit, mais aussi le sanctuaire de la ville nabatéenne d’Elousa dans le Néguev, et enfin le temple de Koré, fille de Déméter, à Alexandrie. Koré, dont le nom signifie « Jeune fille », était considérée comme l’équivalent grec de la Chaamou.

Elle était adorée à Alexandrie, nous dit Épiphane, en tant que Vierge mère d’un jeune dieu incarnant l’Éternité que les Grecs nommaient Aiôn. À n’en pas douter, les Nabatéens, installés à Alexandrie, y avaient fondé, comme dans les autres villes où ils étaient présents, un sanctuaire en l’honneur de leur grand dieu. Une association religieuse y rendait un culte à la Chaamou, associée aux mystères de la Koré grecque.

Doushara, père et fils ?

Au contact du monde grec, les Nabatéens ont découvert d’autres divinités comparables à leur grand dieu. Doushara, ressenti comme une puissance liée à la végétation, a pu être assimilé à Dionysos, promoteur de la culture de la vigne dans la mythologie hellénique.

Mais en tant que plus grand dieu nabatéen, Doushara était également considéré comme l’équivalent de Zeus, père de Dionysos, et maître de l’Olympe grec. C’est ce que pourrait suggérer Épiphane de Salamine : Doushara était peut-être vu par les Nabatéens comme le fils unique de son père avec lequel il se confondait, suivant le modèle de « deux en un » que reprendra plus tard le christianisme.


Les Nabatéens, IVᵉ avant J.-C.-IIᵉ siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, Christian-Georges Schwentzel, éditions Tallandier, collection « Humanités », septembre 2025.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.12.2025 à 14:54

Des Néandertaliennes et des enfants victimes de cannibalisme il y a 45 000 ans

Quentin Cosnefroy, Post doctorant, Université de Bordeaux
Hélène Rougier, Professeure, California State University, Northridge
Isabelle Crevecoeur, Directrice de recherche au CNRS, Paléoanthropologue, Université de Bordeaux
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S’agit-il d’un épisode unique ou d’une pratique répétée dans le temps&nbsp;? Ce comportement est-il propre à la grotte de Goyet ou pourrait-il être reconnu sur d’autres sites&nbsp;?
Texte intégral (2351 mots)

Des ossements retrouvés dans la grotte de Goyet en Belgique prouvent que les Néandertaliens pratiquaient le cannibalisme. S’agit-il d’un épisode unique ou d’une pratique répétée dans le temps ? Ce comportement est-il propre à ce site ou pourrait-il être reconnu sur d’autres ?


La pratique du cannibalisme chez les Néandertaliens est bien documentée. À ce jour, et d’après nos calculs, le nombre d’individus néandertaliens montrant des traces de cannibalisme dépasserait même celui des individus inhumés pour cette espèce humaine disparue, ce qui en ferait une pratique mortuaire récurrente.

Une nouvelle étude menée par notre équipe et publiée dans la revue Scientific Reports apporte de nouveaux éclairages sur cette pratique, à la toute fin de l’histoire des Néandertaliens en Europe.

À Goyet, en Belgique, il y a environ 41 000 à 45 000 ans, des femmes et des enfants néandertaliens ont été les victimes d’un cannibalisme hautement sélectif. Cette sélection témoigne d’abord de pratiques exocannibales, c’est-à-dire qu’elle a été exercée sur des individus non locaux, considérés comme externes au groupe qui les a consommés.

L’étude révèle ensuite que la composition de l’assemblage (quatre femmes, un enfant et un nouveau-né) ne peut s’expliquer par le hasard : elle résulte d’un choix délibéré qui a spécifiquement ciblé des individus jeunes et des femmes parmi les plus petites et les moins robustes jamais documentées chez Néandertal. Ce comportement pourrait représenter l’un des premiers indices tangibles de tensions ou de conflits entre groupes humains au Paléolithique moyen (de - 300 000 à - 40 000 ans).

Un assemblage exceptionnel

Les restes osseux néandertaliens de la troisième caverne de Goyet (Belgique) représentent l’une des plus grandes collections de restes néandertaliens au monde. Les individus ont pu être identifiés grâce à un long travail de réexamen des collections anciennes, amorcé en 2008 par Hélène Rougier (qui cosigne cet article).

Conservée à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique (IRSNB), à Bruxelles, depuis les premières fouilles menées sur le site de Goyet à la fin du XIXe siècle, cette collection anthropologique était encore largement inédite au début du XXIe siècle, car mélangée aux restes animaux du site. Un effort de plus de dix ansn mêlant tri de la faune, remontage de pièces osseuses et analyses biochimiques, a permis de reconstituer et de réanalyser cet assemblage exceptionnel fragment par fragment, malgré la perte du contexte archéologique originel.

Une précédente étude de notre équipe a montré qu’environ un tiers de ces ossements présentent des traces de cannibalisme. Visibles sur la surface des os, des traces de découpe laissées par des outils en pierre (liées à la désarticulation et au décharnement des corps) ainsi que des impacts de percussion et des fractures réalisées sur os frais (pour en extraire la moelle osseuse) attestent d’une consommation de ces restes humains, avec un traitement identique à celui de la faune chassée et consommée dans ce site. Certains de ces ossements ont même été utilisés comme outils pour affûter les silex taillés.

Localisation des différents types de traces (coupures, cassures, impacts de percussion et usures en tant que retouchoir) sur les os de Néandertaliens de Goyet. Fourni par l'auteur

Dans cette nouvelle étude, notre équipe interdisciplinaire et internationale menée par des chercheuses et chercheurs du laboratoire PACEA (Université de Bordeaux-CNRS-Ministère de la culture) et de l’Université d’État de Californie à Northridge, a poussé les analyses encore plus loin afin d’identifier le profil biologique des individus cannibalisés, malgré l’état fragmentaire des restes.

Une combinaison de données paléogénétiques (analyse de l’ADN ancien) et isotopiques (donnant des informations sur la provenance géographique ou l’alimentation), associées à une analyse fine de la morphologie des ossements (principalement des os des membres inférieurs, les fémurs et les tibias) indique un assemblage tout à fait singulier : sur un minimum de six individus identifiés, quatre sont des femmes adultes ou adolescentes et deux sont des individus immatures de sexe masculin.

La comparaison avec un profil de mortalité attendu à cette époque ou avec d’autres sites attestant d’un cannibalisme entre Néandertaliens montre que la probabilité d’obtenir la composition retrouvée à Goyet est proche de zéro. En somme, l’association de ces individus ne peut résulter du hasard, elle est le résultat d’une sélection délibérée de certains individus.

Une approche interdisciplinaire pour faire parler les ossements

Nous avons pu dresser le profil de ces individus cannibalisés, parmi les derniers représentants néandertaliens au monde.

Les données de l’ADN ancien montrent que les individus adultes/adolescents sont tous de sexe féminin, mais n’ont pas de liens de parenté proche. Cette caractéristique pourrait suggérer l’appartenance des individus à différents groupes, et donc renvoyer à plusieurs évènements de cannibalisme, mais pourrait aussi s’expliquer par une origine exogame des individus féminins d’un même groupe, c’est-à-dire avec des femmes venant d’autres groupes avant d’intégrer celui où elles vivaient, une pratique déjà documentée chez les Néandertaliens.

Pour aller dans ce sens, nos analyses montrent que les individus consommés n’étaient pas originaires de la région. Ce sont les isotopes du soufre présents dans leurs os qui montrent une signature distincte de celle de la faune locale et des Néandertaliens voisins du site de Spy – une indication forte que les victimes ne faisaient pas partie du groupe local, confirmant ainsi la dimension exocannibale de cette pratique sur le site de Goyet.

Enfin, l’étude de la morphologie des ossements eux-mêmes apporte des précisions essentielles sur l’identité des individus, en particulier des quatre femmes adultes/adolescentes. Cependant, cette analyse a représenté un véritable défi : les ossements sont extrêmement fragmentés, conséquence directe des multiples fracturations survenues lors de leur consommation. Ce travail, mené à l’Université de Bordeaux, s’est appuyé sur une analyse virtuelle des restes à partir de scanners par rayons X réalisés à l’IRSNB.

Les résultats montrent que les indices de robustesse des fémurs et des tibias sont très faibles en comparaison de ceux d’autres spécimens de la même période : ces Néandertaliennes étaient remarquablement graciles (minces). Plus encore, les estimations de stature obtenues indiquent une petite taille : 1,51 mètre en moyenne pour l’ensemble des individus et autour de 1,43 mètre pour la plus petite d’entre elles, baptisée GN3. Bien qu’il s’agisse d’estimations, ces valeurs placent les Néandertaliennes de Goyet parmi les plus petites représentantes de cette humanité disparue.

Des indices de conflits préhistoriques ?

Qu’il s’agisse d’un ou de plusieurs évènements, la pratique d’un cannibalisme ciblé sur les femmes et sur les enfants d’un autre groupe social suggère la présence de tensions ou de conflits entre groupes. À cette époque (la fin du Paléolithique moyen), les données archéologiques témoignent de la coexistence de plusieurs traditions culturelles associées à Néandertal dans le nord de l’Europe et touchant à la façon de tailler les outils en pierre.

Reconstitution virtuelle d’un Néandertalien. Institute of Natural Sciences, Fourni par l'auteur

Dans ce contexte, l’arrivée des premiers groupes d’Homo sapiens, déjà présents à quelques centaines de kilomètres à l’est de Goyet, a pu engendrer une pression sur les groupes néandertaliens de la région et notamment dans l’accès aux ressources, les deux groupes humains chassant les mêmes animaux. Si l’on ne peut pas exclure qu’Homo sapiens ait été à l’origine de l’assemblage de Goyet, les données archéologiques, et notamment l’utilisation de certains ossements comme outils (pratique documentée dans d’autres sites avec traces de cannibalisme où seul Néandertal pouvait en être l’auteur), vont plutôt dans le sens d’une pratique intra-spécifique.

Des perspectives pour le futur

Malgré ces avancées, plusieurs questions demeurent ouvertes : s’agit-il d’un épisode unique ou d’une pratique répétée dans le temps ? Ce comportement est-il propre à Goyet ou pourrait-il être reconnu sur d’autres sites si l’on disposait des mêmes outils d’analyse ? Travailler sur des restes issus de cannibalisme reste particulièrement complexe : il faut d’abord identifier des fragments, puis tenter d’en extraire un maximum d’informations.

Dans le cas présent, c’est précisément la combinaison de plusieurs approches réunissant des spécialistes internationaux de disciplines différentes qui a permis d’éclairer la spécificité de ces vestiges longtemps restés muets.

Désormais, l’existence de méthodes fiables pour analyser des fragments très réduits ouvre des perspectives considérables : la reprise d’anciennes collections non étudiées, la réévaluation de sites connus pour leur cannibalisme ou l’identification de nouveaux assemblages pourraient, dans les années à venir, profondément renouveler notre compréhension des interactions sociales, des dynamiques territoriales et de la diversité biologique des derniers Néandertaliens.

The Conversation

Quentin Cosnefroy a reçu des financements du Projet-ANR-22-CE27-0016 NeHos : De l'Homme de Néandertal à l'Homo sapiens - Comprendre une (r)évolution culturelle en Europe au Paléolithique.

Hélène Rougier et Isabelle Crevecoeur ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

18.12.2025 à 13:34

Le chêne-liège, un arbre victime de la surexploitation de ses forêts comme de leur abandon

Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)
Anne Bousquet-Mélou, Professeure en écologie, Aix-Marseille Université (AMU)
Irene Teixidor-Toneu, Dr Ethnoécologie, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Mathieu Santonja, Maître de conférences en écologie des sols, Aix-Marseille Université (AMU)
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C’est un arbre pourvoyeur de multiples ressources depuis des millénaires et à la résilience remarquable lorsqu’il est confronté aux flammes.
Texte intégral (5936 mots)
Vieux chêne-liège, Andalousie (côte sud de l’Espagne). Thierry Gauquelin, CC BY

C’est un arbre pourvoyeur de multiples ressources depuis des millénaires et à la résilience remarquable lorsqu’il est confronté aux flammes. Le chêne-liège est cependant aujourd’hui menacé, d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, par le changement climatique ainsi que par sa surexploitation ou son abandon.


Alcornoque, surera, ballot, leuge, rusque, surier, suve, corcier… tous ces noms renvoient en fait à un seul et même arbre, le chêne-liège (Quercus suber) dont Pline l’Ancien (Ier siècle de notre ère) vantait déjà tous les mérites et utilisations.

Feuillage de chêne-liège, massif des Albères (Pyrénées). Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Ce chêne d’une hauteur moyenne de 10 mètres à 15 mètres, dont le feuillage persistant est assez semblable à celui du chêne vert (Quercus ilex), en diffère par son houppier étalé, ses grosses branches maîtresses – les charpentières – relativement horizontales et surtout par son écorce exubérante – le liège – un matériau exceptionnel à l’origine de l’intérêt que cet arbre a pu susciter et suscite encore.

C’est bien sûr l’utilisation du liège pour les bouchons, mais aussi dans le BTP en tant qu’isolant phonique et thermique avec aujourd’hui des avancées prometteuses dans le domaine de l’écoconstruction des bâtiments ou encore pour les fusées Ariane.

La fabrication de chaussures fait partie des nombreuses utilisations du liège, comme le témoigne cette gravure issue du livre Le liège et ses utilisations de Henri de Graffigny (1863-1934)
La fabrication de chaussures fait partie des nombreuses utilisations du liège, comme en témoigne cette gravure issue du livre le Liège et ses utilisations, de Henri de Graffigny (1863-1934). Gallica

Ainsi, les forêts de chêne-liège, qualifiées de systèmes socio-écologiques, ont été exploitées, soignées et modifiées depuis plus de trois mille ans, principalement pour ce liège, mais aussi pour leurs fruits, les glands, qui nourrissent ou ont nourri autant les humains que le bétail.

Dans sa région d’origine, la suberaie – c’est ainsi qu’on nomme une forêt de chêne-liège – a ainsi été largement favorisée par l’être humain. Observez nombre de suberaies des Albères, dans les Pyrénées ; vous verrez que les arbres sont peu ou prou alignés, c’est là le signe de la main humaine.

Malgré cette exploitation millénaire, ces suberaies peuvent héberger une biodiversité remarquable, notamment une faune spécifique et inféodée au bois mort et aux microhabitats que forment les vieux arbres souvent présents dans ces suberaies exploitées. La suberaie représente aussi l’habitat de prédilection de la tortue d’Hermann, unique espèce de tortue terrestre présente en France hexagonale et en Corse.

Au Maroc, ces écosystèmes abritent des petites mares temporaires, les dayas, à la biodiversité exceptionnelle, malheureusement menacées par le changement climatique et la surexploitation.

Daya dans la forêt de la Maamora (Maroc). Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Une répartition liée au climat et au sol

Le chêne-liège est endémique du bassin occidental de la Méditerranée, présent sur les deux rives sud et nord, du Maroc à l’Italie, mais il n’est pas limité au seul climat méditerranéen. On le trouve ainsi en grande quantité au Portugal, un des principaux producteurs de liège, mais aussi sur tout le littoral aquitain, comme dans la forêt des Landes. En France, ces suberaies recouvrent environ 70 000 hectares (ha) sur trois principaux secteurs : les massifs provençaux des Maures et de l’Esterel, le sud de la Corse et les Pyrénées-Orientales.

Autre caractéristique de ce chêne-liège, c’est une espèce exclusivement calcifuge, c’est-à-dire qu’elle fuit littéralement les terrains calcaires. C’est ce qui va régir sa répartition dans ce domaine méditerranéen. Ainsi, en Provence marseillaise calcaire, vous ne trouverez pas de chêne-liège. En revanche, passé Toulon, vers l’est, dans l’Esterel ou les Maures, le chêne-liège apparaît spontanément.

Extrait de la carte de la végétation de la France (feuille de Marseille), œuvre collective du CNRS. Le chêne-liège n’apparaît en orange que sur la partie est de la zone, sur les sols à roche-mère siliceuse. CNRS, Fourni par l'auteur

Les suberaies, derniers remparts contre l’incendie

Le chêne-liège est un arbre qui résiste fort bien à l’incendie du fait de cette couche épaisse d’écorce isolante, le liège, qui entoure le tronc. Si un incendie balaie une suberaie, le liège pourra être consumé sur plusieurs centimètres, mais rapidement des bourgeons dormants sous cette écorce se développeront et l’arbre repartira.

La périodicité de ces incendies doit évidemment rester raisonnable, sinon la biodiversité, notamment du sol, sera trop profondément affectée par ces perturbations récurrentes, compromettant ainsi le bon fonctionnement de ces forêts ; et la récolte de liège, qui ne peut se faire que tous les 8 ans à 15 ans, est dans tous les cas plus que compromise.

Dans le massif landais, où cette essence était autrefois bien représentée et exploitée, cette résilience à l’incendie et le rôle de pare-feu que peuvent jouer les suberaies doivent ainsi encourager des plantations massives de chêne-liège. Cela permet aussi de constituer des peuplements plus diversifiés donc plus résilients que les plantations monospécifiques de pin maritime.

Démasclage et subériculture

Démasclage réalisé dans les années 1900. Collectif Forêt Vivante Sud Gironde

La récolte du liège, essence même de la subériculture, est une affaire de spécialistes. Le chêne-liège est caractérisé par le développement exubérant de l’écorce, boursouflée et crevassée, ce fameux liège aux caractéristiques exceptionnelles. Mais cette écorce épaisse, observable sur les arbres qui n’ont pas été exploités, et qualifiée de « liège mâle », est inutilisable pour la fabrication de bouchons bien denses et réguliers. Elle sera par contre utilisée comme matériau isolant. Dans tous les cas, il faut donc enlever ce liège mâle ; cette opération s’appelle le « démasclage ».

Le rusquier (l’ouvrier qui lève l’écorce du chêne-liège) l’ôte à l’aide d’incisions verticales faites avec une hachette particulière, sur une hauteur d’environ deux mètres à partir du sol, séparant ainsi deux moitiés de l’écorce.

Démonstration de démasclage par Renaud Piazzetta, Institut méditerranéen du liège, massif des Albères (France). Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur
Liège mâle et femelle du chêne-liège (Albères, France). Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Il faut procéder d’une manière très précautionneuse, de façon à ne pas abîmer l’assise qui donne naissance au liège. C’est un travail de spécialistes – lesquels se font de plus en plus rares et donc convoités. Le liège mâle enlevé, le tronc apparaît rouge vif.

Plaques de liège et bouchons à l’emporte-pièce. Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Un nouveau liège, bien dense, de très belle qualité, appelé le liège femelle, se forme alors. Au bout d’une période de huit à douze ans, on le récoltera quand son épaisseur permettra d’en extraire à l’emporte-pièce des bouchons de belle longueur.

À chaque démasclage, on montera un peu plus haut dans l’arbre. Quand des arbres présentent un démasclage très haut, jusqu’aux branches charpentières qui partent directement du tronc, on peut en déduire qu’ils sont très anciens, qu’ils ont 150 ans ou 200 ans, rarement plus d’ailleurs, car le chêne-liège n’est quand même pas une espèce très longévive.

C’est ensuite terminé sur le terrain. Les plaques de liège récoltées vont approvisionner les bouchonneries, comme les Bouchons Abel du Boulou (Pyrénées-Orientales), l’une des dernières en France à encore se fournir en liège local des Albères.

Récolte du liège, forêt de la Maamora (Maroc). Thierry Gauquelin, CC BY

Des suberaies aujourd’hui dépérissantes et menacées

Bien que particulièrement résilientes face aux incendies, les suberaies sont menacées dans toute leur aire de répartition du fait à la fois, selon les pays concernés, de leur surexploitation, de leur abandon ou encore du changement climatique.

Suberaie de la Maamora (Maroc). Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Ainsi au Maroc, la forêt de la Maamora, au nord-est de Rabat, considérée comme la plus grande suberaie d’un seul tenant au monde, est aujourd’hui réduite à 60 000 ha (sa surface était de plus de 100 000 ha dans les années 1950). Elle a subi de très fortes dégradations au cours de ces dernières décennies, notamment du fait de l’essor des plantations d’eucalyptus privilégié pour sa croissante rapide, sa résistance à la sécheresse et son utilisation pour la pâte à papier.

Suberaie dépérissante de Ben Slimane (Maroc). Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Cette suberaie reste néanmoins pourvoyeuse de nombreuses ressources pour les populations environnantes. Les dimanche de printemps dans la Maamora, près de Rabat, on verra comme cela tout à la fois le démasclage à la sauvette des arbres encore préservés, mais aussi le gaulage : les branches des chênes sont battues avec une longue perche pour faire tomber les fruits – des glands doux vendus ensuite bouillis à quelques dirhams le kilo pour le plus grand plaisir des enfants. On apercevera également le pâturage avec des bovins prélevant les feuilles encore tendres jusqu’à la hauteur que leur encolure tendue permet, la coupe par les bergers des branches afin de faciliter la tâche des animaux. Se joignent à ce tableaux quelques Rabatis pique-niquant sous les plus gros arbres à l’ombre cependant légère, après la récolte sauvage de bois mort pour cuire les brochettes.

Autant d’usages qui, au même titre que la biodiversité, sont menacés aujourd’hui par la sécheresse récurrente liée au changement climatique sur l’ensemble des suberaies allant de Rabat à Ben Slimane.

En France, c’est au contraire d’abord l’abandon progressif de l’exploitation des suberaies lié pour partie à la faible rentabilité de cette activité de subériculture qui menace ces écosystèmes. Cet abandon a rendu notamment les peuplements embroussaillés plus sensibles aux incendies.

D’autres facteurs aggravent ce déclin, comme une régénération naturelle très faible, des blessures dues à des démasclages mal réalisés ou l’installation d’insectes xylophages, tels que le coléoptère Platypus cylindrus qui peut localement pulluler et rapidement tuer des chênes-lièges. Et ce sont aussi aujourd’hui les canicules et sécheresses répétées liées au changement climatique qui aggravent ce dépérissement.

Tout ceci explique le classement comme vulnérables (VU) par l’UICN des suberaies méditerranéennes.

Relancer la subériculture en France en s’appuyant sur la science et sur la formation

Le maintien de ces systèmes socio-écologiques particuliers, à la biodiversité remarquable et jouant un rôle écologique majeur, notamment dans la lutte contre les incendies ou le maintien de sols fonctionnels, ne peut s’envisager qu’en intégrant une dimension socio-économique, tant ces deux composantes écologiques et économiques sont ici liées. Il s’agit alors de relancer économiquement la filière pour permettre notamment de préserver ces écosystèmes multifonctionnels. Différentes structures (Institut du liège, Subéraie varoise…) s’attachent aujourd’hui à cet objectif.

Ceci peut s’envisager notamment en privilégiant des circuits courts, économiquement rentables, en ciblant sans doute la production de bouchons haut de gamme, tout en explorant des nouvelles filières de valorisation du liège mâle.

Il s’agit aussi de favoriser la biodiversité, garante du bon fonctionnement de l’écosystème et de la qualité du liège récolté, et la résilience des peuplements aux aléas climatiques et notamment aux incendies.

Des travaux de recherche préliminaires menés par l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE) dans le massif des Albères (Pyrénées) ont ainsi pu mettre en évidence qu’un débroussaillage et un pâturage des parcelles exploitées pour le liège favorisait une biodiversité floristique et faunistique caractéristique des milieux plus secs et plus lumineux et différente de celle que l’on retrouvait dans les parcelles laissées en libre évolution.

Cependant la pression exercée sur les suberaies doit rester raisonnée autant que possible. En effet, d’autres travaux menés par l’IMBE en collaboration avec l’Université Hassan-II de Casablanca ont montré quant à eux qu’une surexploitation de parcelles de chênes-lièges dans la région de Ben Slimane conduisait à une perte de biodiversité du sol et de sa capacité à séquestrer du carbone.

Mais la science seule ne suffit pas, et les suberaies nous montrent que nous avons de plus en plus besoin de professionnels et de chercheurs capables de travailler dans plusieurs disciplines et avec divers acteurs, en combinant les connaissances issues de différentes disciplines afin de contribuer à cet objectif commun de préservation et de valorisation.

Du point de vue académique, comprendre la suberaie comme système socio-écologique est un exercice complexe qui demande l’analyse des relations économiques, sociales et institutionnelles internationales, des savoir-faire traditionnels, sous des contraintes écologiques et climatiques profondément impactées par les particularités du XXIe siècle.

Ces écosystèmes constituent ainsi aujourd’hui « un terrain de jeu » idéal pour des formations universitaires académiques dispensées conjointement à Aix-Marseille Université et à l’Université Hassan-II de Casablanca où l’enseignement de la transdisciplinarité est réalisé en ancrant les apprentissages dans un problème concret.

Étude de la faune du sol par les étudiants de l’Université de Marseille et de Casablanca ; suberaie des Pyrénées-Orientales. Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Cependant, dans l’Hexagone, malgré la banalité des bouchons de liège, les relations étroites que les habitants des Albères, des massifs des Maures et des Landes entretiennent avec ces suberaies sont aujourd’hui anecdotiques, alors qu’une meilleure connaissance de ce patrimoine, à la fois biologique et culturel, est un préalable à ce nouvel essor.

The Conversation

Anne Bousquet-Mélou a reçu des financements de la fondation amidex et de l'institut méditerranéen pour la transition environnementale de l'université d'Aix-Marseille

Irene Teixidor-Toneu a reçu des financements de l'agence nationale de la recherche (ANR).

Mathieu Santonja a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR), France 2030 et l'Union Européenne.

Thierry Gauquelin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.12.2025 à 12:55

Votre « sapin » de Noël n’est peut-être pas un sapin, voici pourquoi

Guillaume Decocq, Professeur en sciences végétales et fongiques, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)
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Le «&nbsp;sapin&nbsp;» de Noël n’est pas, bien souvent, un sapin. Et il n’est pas lié historiquement à la nativité. Deux botanistes nous expliquent ces paradoxes.
Texte intégral (5236 mots)
Sapin de Noël, Piazza del Duomo, Milan (Italie). Thierry Gauquelin, CC BY

Souvent, le « sapin » de Noël n’est pas un sapin. Et il n’est pas lié historiquement à la naissance de Jésus de Nazareth. Deux botanistes se sont penchés sur ces paradoxes et nous aident à identifier les différents types d’arbres utilisés pour le 24 décembre.


Chaque année au mois de décembre, les « sapins » de Noël réapparaissent dans l’espace public, souvent richement ornementés et illuminés, mais également dans de nombreux foyers français où leurs branches les plus basses attendent d’abriter les cadeaux. Associé à la fête chrétienne de la nativité, cette tradition bien ancrée en Europe n’est pourtant pas d’origine religieuse, et le « sapin » de Noël est rarement un sapin ! Revenons donc en arrière pour tout comprendre à ces paradoxes.

Aux origines du sapin de Noël

Les origines du sapin de Noël restent incertaines et remontent probablement à la fin du Moyen Âge en Europe. Les premières mentions avérées apparaissent, indépendamment les unes des autres, au début du XVe siècle dans les régions germaniques de l’Ouest et du Nord, dans les pays baltes et, peu de temps après, en Alsace, où la première érection d’un sapin de Noël à Strasbourg date de 1492.Partout, en fin d’année, des conifères décorés de pommes, de pain d’épices et de guirlandes sont érigés sur la place publique.

Quelques années plus tard, des mâts ornés de lierre et de houx (des plantes à fleurs qui, comme la majorité des conifères, conservent leur feuillage en hiver) sont mentionnés en Angleterre.

Chaque fois, ce sont les corporations commerçantes qui sont à l’initiative de ce qui est baptisé « mai d’hiver » ou « mai de Noël ». En effet, cette pratique serait une transposition hivernale des « mais », ces arbres érigés au début du mois de mai pour célébrer la renaissance printanière de la végétation. Le terme « arbre de Noël » (Weihnachtsbaum) n’apparaît, lui, qu’en 1611, à Turckheim, en Alsace.

Il faut ensuite attendre le XVIe siècle pour que cette tradition, qui concernait uniquement la place publique, fasse son entrée dans la sphère privée. À Sélestat (Alsace), en 1521, un édit municipal autorise ainsi les habitants à couper de petits sapins pour Noël ; des conifères sont vendus sur les marchés à des particuliers pour qu’ils puissent les ramener chez eux et les décorer de pommes, de friandises et de gaufrettes.

La pratique doit connaître un succès rapide, puisque quelques décennies plus tard, les premières réglementations apparaissent pour limiter les abattages, comme à Fribourg (Suisse actuelle) en 1554, et les religieux dénoncent la généralisation d’un rite païen. Cela peut paraître paradoxal puisque le « sapin » de Noël est aujourd’hui souvent considéré comme un symbole religieux associé au christianisme.

Sapin de Noël sur la place Saint-Pierre, au Vatican
La tradition du sapin de Noël sur la place Saint-Pierre, au Vatican (Rome), apparaît en 1982… Giuseppe Milo/Flick, CC BY

Mais cette christianisation d’un rite profane, qui ferait du sapin une évocation de l’Arbre de vie de la Bible, est très récente. Il a d’ailleurs fallu attendre 1982 pour que le premier sapin de Noël apparaisse place Saint-Pierre au Vatican.

Un arbre de Noël en Norvège au début du XXᵉ siècle. L’arbre est ici un épicéa
Un arbre de Noël en Norvège au début du XXᵉ siècle. L’arbre est ici un épicéa. Archive nationale de Norvège, CC BY

Pour autant, l’arbre de Noël reste encore limité aux foyers aisés durant le XVIIIe siècle et ne devient une tradition populaire indissociable de la fête de Noël qu’à partir du XIXe siècle, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, où la tradition aurait été exportée en Pennsylvanie par des colons allemands à la fin du XVIIIe siècle.

À cette époque, l’arbre de Noël n’est d’ailleurs pas nécessairement un conifère, plusieurs feuillus sont utilisés, notamment des arbres fruitiers comme le pommier Christkindel, une variété de l’est de la France dont les petites pommes rouges écarlates auraient inspiré les boules de Noël une année où les pommes vinrent à manquer. Alors pourquoi le « sapin » de Noël ?

Sapin de Noël, à Dubaï. dans un centre commercial
Sapin de Noël, à Dubaï (Émirats arabes unis), dans un centre commercial. CC BY

Un sapin de Noël qui en est rarement un

Aux origines, le « sapin » de Noël ne pouvait déjà pas être un sapin, puisqu’aucune espèce de sapin n’est autochtone dans les contrées qui ont vu naître cette tradition.

La seule espèce de sapin originaire d’Europe occidentale – hors région méditerranéenne – est le sapin blanc (Abies alba en latin), qui est naturellement absent de la moitié nord-ouest de l’Allemagne, des pays baltes et de toute l’Europe du Nord. Et à l’époque, l’être humain ne se livrait pas encore à des translocations d’espèces exotiques.

Forêt de sapin blanc dans les Vosges
Forêt de sapin blanc dans les Vosges. Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Le « sapin » était donc surtout l’épicéa commun (Picea abies) et, plus occasionnellement, le pin sylvestre (Pinus sylvestris). Le véritable sapin blanc a cependant pu être utilisé de part et d’autre du Rhin, puisqu’il est indigène dans les massifs des Vosges (donc en Alsace), du Jura, des Alpes et des Pyrénées, mais probablement de manière assez marginale.

Aujourd’hui, en Europe, ce sont près de 50 millions d’arbres qui sont mis sur le marché pour les fêtes de fin d’année, dont 6 millions rien qu’en France. L’épicéa reste majoritaire, même si, en France, on lui préfère depuis quelques décennies le sapin de Nordmann (Abies nordmanniana), qui a l’avantage de ne pas perdre rapidement ses aiguilles, mais qui a l’inconvénient de ne pas dégager le même parfum de résine et d’être vendu plus cher.

Ainsi plus de 80 % des sapins vendus cette année en France sont du Nordmann, et l’épicea est, cette année, impossible à trouver dans la région de Marseille. Le sapin de Nordmann est une espèce exotique en France ; originaire d’une région qui s’étend de la Turquie aux montagnes du Caucase, il est largement planté désormais en France, notamment dans le Centre, pour être vendu à Noël, souvent un peu plus tôt que l’épicéa qui est indigène et également largement cultivé.

Ces dernières années on assiste aussi à une certaine diversification des conifères vendus comme arbres de Noël, puisque plusieurs espèces d’origine nord-américaine sont venues enrichir la palette :

  • de véritables sapins comme le sapin de Vancouver (Abies grandis) et le sapin noble (Abies procera), tous deux originaires de la côte ouest ;

  • des épicéas, en particulier le mal nommé « sapin » bleu du Colorado (Picea pungens), aux aiguilles bleu argenté et à l’odeur de pin ;

  • le « sapin » de Douglas (Pseudotsuga menziesii), dont le nom est trompeur, car il n’est ni un sapin ni un épicéa.

De manière amusante, l’Amérique du Nord, qui nous a fourni ces espèces de sapin à la mode, n’échappe pas à la tentation de l’exotisme ; ainsi, c’est le pin sylvestre européen qui a longtemps été l’espèce privilégiée outre-Altantique. Ce n’est que depuis les années 1980 que le Douglas et le sapin de Fraser (Abies fraseri) l’ont supplanté aux États-Unis, et le sapin baumier (Abies balsamea) au Canada.

Dans les régions tropicales et dans l’hémisphère Sud, cependant, d’autres arbres sont plébiscités. À La Réunion, par exemple, où Noël tombe pendant l’été austral, on utilise aussi bien des conifères (« pin » de Norfolk, Araucaria heterophylla ; « pin » colonnaire, Auraucaria columnaris ; « cèdre » du Japon, Cryptomeria japonica), que des feuillus tropicaux aux fleurs spectaculaires (flamboyant, Delonix regia) ou aux fruits comestibles (letchi, Litchi chinensis). Aux Antilles, on trouve également le filao (Casuarina equisitifolia) qui, malgré les apparences, n’est pas un conifère mais une plante à fleurs. Dans d’autres régions tropicales le pin de Monterey (Pinus radiata) et le cyprès de Lambert (Cupressus macrocarpa) sont également utilisés.

Un peu de botanique pour s’y retrouver

Parmi toutes ces espèces alors, comment s’y retrouver ? Comment savoir si ces « sapins » en sont véritablement ?

Commençons d’abord par rappeler que beaucoup des arbres que l’on voit à Noël appartiennent à la même grande famille des Pinacées qui comprend 11 genres et près de 250 espèces. On y trouve 50 espèces de sapins (Albies), 36 d’épicéas (Picea) et 130 de pins (Pinus). C’est la plus grande famille de conifères, dont les ancêtres sont apparus il y a près de 400 millions d’années, bien avant l’invention de la fleur dans l’histoire de l’évolution, plus de 200 millions d’années plus tard.

Les conifères font donc partie des Gymnospermes ou plantes « à ovule nu » qui, contrairement aux Angiospermes ne présentent ni fleur ni fruit. Parmi les Gymnospermes, une Pinacée est facilement reconnaissable à ses cônes femelles, plus connus sous le nom de « pommes de pin ». Ils sont constitués d’un axe central sur lequel des écailles ligneuses sont insérées de manière spiralée, portant sur leur face supérieure deux graines (les cônes mâles, plus discrets, sont en chatons).

Pour différencier les épicéas (genre Picea) des vrais sapins (genre Abies), quatre caractères peuvent être observés :

1 – les cônes femelles sont pendants chez les épicéas, mais dressés chez les sapins ;

A gauche un sapin aux cônes dressés. A droite un épicea aux cônes pendants. Forêt de Barèges, Pyrénées
À gauche, un sapin aux cônes dressés. À droite, un épicea aux cônes pendants. Forêt de Barèges, Pyrénées. Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

2 – les cônes d’épicéas tombent entiers au sol, alors qu’ils se désintègrent sur l’arbre chez les sapins (donc jamais de cônes entiers au sol, juste des écailles) ;

3 – les rameaux des épicéas, une fois les aiguilles tombées, sont rugueux, car chacune des aiguilles est portée par une petite excroissance appelée pulvinus. Ils sont lisses chez les sapins, mais ornés de cicatrices rondes ;

4 – les aiguilles sont cylindriques plus ou moins anguleuses chez les épicéas, mais plates chez les vrais sapins.

Rameau de sapin de Nordmann à gauche (face supérieure et inférieure), et d’épicéa sur la photo de droite
Rameau de sapin de Nordmann à gauche (face supérieure et inférieure), et d’épicéa sur la photo de droite. Thierry Gauquelin/Guillaume Decocq, Fourni par l'auteur

Les vrais sapins peuvent être confondus avec les Douglas du genre Pseudotsuga. Ce genre comporte quatre espèces différentes, dont la plus connue et répandue est Pseudotsuga menziesii, d’origine nord-américaine). Toutes ont des aiguilles plates pourvues de deux bandes blanches à la face inférieure comme le sapin blanc. Mais chez les Douglas, les cônes sont pendants et tombent entiers, comme chez les épicéas, et les aiguilles ont toutes à peu près la même longueur, alors qu’elles sont de tailles très inégales chez les sapins.

Quant aux pins (Pinus), ils se différencient des genres précédents, qui ont tous des aiguilles solitaires, par leurs aiguilles normalement groupées par 2, 3 ou 5 au sein d’une gaine membraneuse basale caduque.

Rameaux de pin. Auguste Herbst, vers 1900. Musée de l’école de Nancy/Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Concernant les « sapins » de Noël ultramarins évoqués plus haut, il s’agit de conifères appartenant à d’autres familles botaniques, celle des Pinacées étant quasiment restreinte à l’hémisphère Nord.

Au sud de l’équateur, on trouve par exemple les espèces du genre Araucaria comme le « pin » de Norfolk et le « pin » colonnaire, qui ne sont donc pas des pins mais qui appartiennent à la famille des Araucariacées, exclusivement présente dans l’hémisphère Sud. Le « cèdre » du Japon, du genre Cryptomeria – qui n’est donc pas un cèdre, puisque non apparenté au genre Cedrus – et le cyprès de Lambert, du genre Cupressus qui, lui, est donc bien un cyprès, appartiennent à la famille des Cupressacées, au même titre que nos genévriers ou les séquoias et les thuyas.

On voit bien ici que les noms vernaculaires utilisés pour nommer les espèces végétales sont souvent une source de confusions, d’où l’importance du nom latin, qui en revanche est unique et attribué selon des règles très précises. C’est l’objectif de la science systématique, qui décrit, nomme (conformément au Code international de nomenclature biologique) et classe dans un système hiérarchisé les êtres vivants. Ce système prend en compte les liens de parenté entre les espèces, tels qu’ils sont reconstitués à partir des données génétiques, d’où son assimilation à un arbre généalogique du vivant.


À lire aussi : Pendant des siècles, les plantes n’ont cessé de changer de nom, voici pourquoi cela est en train de s’arrêter


Pour des sapins de Noël plus vertueux

Finalement, le seul « sapin » de Noël autochtone en France est donc l’épicea.

Dans tous les cas, les arbres commercialisés, que ce soient des Nordmann, des grandis, des pungens ou des épiceas sont issus de plantations. Et il faut être très exigeant sur leur mode de culture. Une filière bio est en train d’émerger garantissant qu’aucun traitement chimique n’est administré sur la plantation et qu’aucun désherbant ni aucun produit phytosanitaire n’est utilisé, pour le respect de la faune et de la flore locale.

Il ne faut pas oublier que les introductions d’essences exotiques ne sont pas dénuées de risques. Ainsi, même quand ils sont cultivés à proximité de la région où ils sont vendus, les « sapins » de Noël d’origine exotique peuvent servir de vecteurs pour des insectes ravageurs ou des agents pathogènes, susceptibles de s’attaquer aux conifères sauvages de nos forêts. Ainsi vaudrait-il mieux privilégier les essences autochtones.

La question est souvent posée aussi de savoir s’il faut préférer les arbres en pot ou les arbres coupés. Si les premiers sont réutilisables d’une année sur l’autre (tant qu’ils ne dépassent pas une certaine taille !) parce qu’ils peuvent être plantés ou mis en jauge dans un coin du jardin, des filières de recyclage ont aussi émergé pour les seconds, que ce soit pour le compostage ou pour lutter contre l’érosion ; par exemple la ville d’Anglet (Pyrénées-Atlantiques) installe des sapins de Noël récupérés sur le cordon dunaire de la plage pour ralentir l’érosion par la mer.

Sapins de Noël sur la plage d’Anglet
Sapins de Noël sur la plage d’Anglet (Pyrénées-Atlantiques). Thierry Gauquelin, Fourni par l'auteur

Et dans tous les cas, un « sapin » naturel, qu’il soit Abies ou Picea vaut toujours mieux qu’un sapin en plastique. Si ces derniers restent encore minoritaires en France, ils représentent plus de 80 % des arbres achetés aux États-Unis. Et ils sont aujourd’hui bien loin des tout premiers sapins artificiels initialement apparus en Allemagne au XIXe siècle, et alors confectionnés avec des plumes d’oie teintes en vert, rapidement remplacées par des poils d’animaux, puis par de l’aluminium.

Sinon, à défaut d’acheter aujourd’hui un sapin, pourquoi ne pas décorer des plantes d’intérieur tel qu’un ficus en pot. Certes, ce n’est pas un sapin ni même un conifère, mais l’arbre de Noël n’en a pas toujours été un au cours de l’histoire.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

17.12.2025 à 16:25

The MAGA International: Trump’s 2025 National Security Strategy as an ideological manifesto

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po
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The document is less a summary of the country’s main diplomatic orientations than a political program with a global focus.
Texte intégral (2042 mots)

On December 4, 2025, the Trump administration released its new National Security Strategy. Far from being a dry technocratic document, it reads like a blistering broadside against Europe, a reaffirmation of American exceptionalism, and a self-portrait of the president as a heroic defender of Western civilization against mortal threats. It is less a set of policy guidelines than a full-blown ideological proclamation.

In theory, the National Security Strategy (NSS) is a technocratic, non-binding document that every US president must submit to Congress during their time in office to provide an overall framework for the country’s foreign policy.

The version published by the Trump administration in 2025, however, looks far less like a “state paper” than a MAGA (Make America Great Again) manifesto. It panders to Trump’s political base as much as the rest of the world – beginning with Washington’s European allies, accused of betraying “true” democracy. For the first time, compared with the 2017 NSS, national security is framed almost entirely through Trumpian obsessions: immigration, culture wars, and nationalism.

Three main narrative arcs

The 2025 NSS marks a clear break with the liberal tradition of constitutional democracy – fundamental rights, the rule of law, and political pluralism. It also rejects its international counterpart: the promotion of democracy through a multilateral, rules-based order. It rewrites the history of the post-Cold War era, stitches together a composite enemy (immigration, “globalist” elites, Europe), and hijacks the language of freedom and democracy for an ethno-populist vision of American exceptionalism.

The document unfolds as a grand narrative in three acts.

Act I: The betrayal of the elites

First comes the story of the failure of US policies since 1991, blamed on the hubris of elites who allegedly sought global hegemony. They are said to have waged “endless wars” and embraced “so-called free trade”. They also subjected the country to supranational institutions, at the expense of US industry, the middle class, national sovereignty, and cultural cohesion. This first act also highlights the lack of any credible new national narrative after the end of the Cold War. Trump builds his own story on that narrative vacuum.

Act II: Decline

In the Trump administration’s telling, America’s decline is economic, moral, geopolitical, and demographic all at once. It is manifested in deindustrialization, failed wars, and the crisis on the Mexican border. It echoes the “American carnage” denounced by Trump in his first inaugural address in 2017. The enemy is presented as both internal and external. Immigration is cast as an “invasion” tied to the cartels, while international institutions and foreign-policy elites – American and European alike – are portrayed as accomplices. All are folded into a single confrontational framework – that of a global war the Trump administration says it is prepared to wage against anyone who threatens US sovereignty, culture, and prosperity.

Act III: The Saviour

The NSS then casts the occupant of the White House as a providential leader, “The President of Peace,” correcting the betrayal of the elites. Trump appears as a heroic fixer – or anti-hero – who has supposedly “settled eight violent conflicts” in less than a year. He embodies a nation restored and ready to enter a “new golden age”.

This is a textbook American narrative pattern, rooted in the religious tradition of the jeremiad: a sermon that begins by denouncing sin and decadence, then calls for a return to founding principles to “save” the community. Historian Sacvan Bercovitch has shown how this jeremiad structure lies at the heart of the American national myth. A text that should have been technocratic and bureaucratic is thus refashioned into a story of fall and redemption.

American exceptionalism, Trump-style

Read closely, the 2025 NSS teems with tropes drawn from the grand myths of the United States. The aim is to “mythologize” the break with decades of foreign policy by presenting Trump’s course as a return to the nation’s origins.

The text invokes “God-given natural rights” as the foundation of sovereignty, freedom, the traditional family, and even the closing of borders. It calls on the Declaration of Independence and the “Founding Fathers” to justify selective non-interventionism. It claims the “America’s pioneering spirit” as “a key pillar” of “continued economic dominance and military superiority”.

The word exceptionalism never appears (nor does the phrase “indispensable nation”). Yet the strategy is saturated with formulations that present the United States as a unique nation with a special mission in the world – what scholars call American exceptionalism. It piles superlatives onto America’s economic and military power and casts the country as the central hub of the global monetary, technological, and strategic order.

This is foremost an exceptionalism of power. The text details at length the economic, energy, military, and financial dominance of the United States, then infers from it a moral superiority. If America is “the greatest and most successful nation in human history” and “the home of freedom on earth”, it is primarily because it is the most powerful. Virtue is no longer an ethical standard that might restrain power. Power itself is treated as evidence of virtue.

Within this framework, elites – including European elites – are portrayed as weakening America’s capacity in areas such as energy, industry, and border control. They are not just making strategic mistakes; they are accused of committing moral wrongs. In this view, exceptionalism is no longer the classic liberal idea of spreading democracy abroad. It becomes a “sovereignty-first” moral exceptionalism, with America cast as the chief guardian of “true” freedom – not only against its adversaries, but, when necessary, against some of its allies as well.

Where previous strategies stressed the defence of a “liberal international order,” the 2025 NSS casts the US primarily as a victim – exploited by its allies and shackled by hostile institutions. Exceptionalism becomes the story of a besieged superpower rather than a model of democracy.

Behind the rhetoric of “greatness”, the document often reads like a business plan designed to advance the interests of major industries – and, not incidentally, Trump’s own businesses. In this logic, profit is no longer constrained by morality; morality is re-engineered to serve profit.

A trumpist rewriting of the Monroe Doctrine

The NSS also offers a mythologized version of the Monroe Doctrine (1823), describing its approach as “a common sense and potent restoration of the historic vocation” of the United States – namely, to protect the Western Hemisphere from external interference. In reality, this appeal to the past serves to build a new doctrine – a “Trump Corollary,” echoing Theodore Roosevelt’s corollary. America is no longer merely defending the political independence of its neighbours; it is turning the region into a geo-economic and migratory preserve, a direct extension of its southern border and a showcase for US industrial power.

Under the guise of “restoring” Monroe, the text legitimizes a Trumpist version of regional leadership. It makes control over flows of capital, infrastructure, and people the very core of America’s mission. A quasi-imperial project is thus presented not as a break with the past, but as the natural continuation of American tradition.

The 2025 NSS, by contrast, openly embraces political interference in Europe. It promises to fight what it calls “undemocratic restrictions” imposed by European elites. In Washington’s view, these include regulations on US social-media platforms, limits on freedom of expression, and rules targeting nationalist or sovereigntist parties. The NSS also vows to weigh in on Europe’s energy, migration, and security choices.

In other words, Washington invokes Monroe to turn its own hemisphere into a protected sanctuary while claiming the right to intervene in European political and regulatory life – effectively granting itself what the doctrine denies to others.

Europe as the central battlefield

Europe is omnipresent in the 2025 NSS – mentioned around fifty times, roughly twice as often as China and five times more than Russia. It is described as the central theatre of a crisis that is at once political, demographic, and civilizational. The text systematically pits European “elites” against their own peoples. It accuses those elites of using regulations to impose deeper European integration and more open migration policies. Such policies are portrayed as a form of “civilizational erasure” that poses an existential threat to Europe. Without saying so, the document echoes the logic of French writer Renaud Camus’s “Great Replacement” theory, a well-documented far-right conspiracy narrative.

The Trump administration claims for itself an unprecedented right to ideological interference. It pledges to defend Europeans’ “real” freedoms against Brussels, the courts, and national governments, while implicitly backing ethno-nationalist far-right parties that present themselves as the voice of “betrayed peoples”. The European Union is portrayed as a suffocating norm-producing machine whose climate, economic, and social rules allegedly sap national sovereignty and demographic vitality.

In the process, the very meaning of “democracy” and “freedom” is turned on its head. These values are no longer guaranteed by liberal institutions and treaties but by their contestation in the name of a supposedly homogeneous and threatened people that Washington now claims to protect – even on European soil.

Russia, for its part, appears less as an existential foe than as a disruptive power, whose war in Ukraine mainly serves to hasten Europe’s decline. The 2025 NSS insists on the need for a swift end to hostilities and for a new strategic balance. China is the only true systemic rival, above all economically and technologically. Military rivalry (over Taiwan or the South China Sea) is acknowledged but is always framed through the key concern: preventing Beijing from turning its industrial might into regional and global hegemony.

The Middle East is no longer central. Thanks to energy independence, Washington seeks to offload the security burden onto regional allies, reserving for itself the role of dealmaker vis-à-vis a weakened Iran. Africa is considered as a geo-economic battleground with China, where the United States favours commercial and energy partnerships with a handful of “select countries” rather than aid programs or heavy-footprint interventions.

A doctrine that fails to command consensus

Despite the apparent coherence and the highly assertive tone of the strategy, the MAGA camp remains deeply divided over foreign policy. On one side stand “America First” isolationists, hostile to any costly projection of power; on the other, hawks who still want to use US military superiority to impose favourable power balances.

Above all, opinion polls (here, here, and here) suggest that while part of the Republican electorate embraces the language of toughness (on borders, China, and “the elites”), the American public as a whole remains broadly attached to liberal democracy, checks and balances, and traditional alliances. Americans may want fewer endless wars, but they are not clamouring for an illiberal retreat, nor for a frontal assault on the institutions that have underpinned the international order since 1945.

The Conversation

Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.12.2025 à 16:23

Avion : qui est prêt à payer plus pour polluer moins ?

Sara Laurent, Assistant Professor en marketing, Montpellier Business School
Anne-Sophie Fernandez, Professeur des Universités, Université de Montpellier
Audrey Rouyre, Enseignante-chercheuse en Management Stratégique, Montpellier Business School, Montpellier Business School
Paul Chiambaretto, Professeur et directeur de la Chaire Pégase, Montpellier Business School
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Pour verdir le secteur aérien, les compagnies risquent de faire monter les prix des billets, mais tout le monde ne sera pas prêt à consentir à cet effort financier.
Texte intégral (2087 mots)

Les perspectives de croissance que connaît le secteur aérien mettent à mal ses tentatives technologiques pour se décarboner. Celles-ci, coûteuses, devront pour se déployer être répercutées sur le prix des billets. Mais les passagers sont-ils prêts à payer plus cher pour des vols plus vertueux ? Une enquête menée auprès de 1 150 personnes dans 18 pays nous donne quelques éléments de réponse.


Bien que le transport aérien ne représente qu’une part limitée des émissions de CO₂ (2,1 %) et de gaz à effet de serre (3,5 %), le secteur se trouve confronté à une situation complexe.

D’un côté, il a développé au cours des dernières décennies de nombreuses innovations technologiques qui lui permettent de réduire la consommation de kérosène et, par ricochet, les émissions de CO₂ par passager aérien transporté. De l’autre, la croissance du trafic aérien n’a jamais été aussi forte qu’au cours des années passées – la parenthèse du Covid-19 mise à part. Les prévisions semblent conforter cette tendance pour les vingt prochaines années, en particulier dans les pays en développement, ce qui gomme tous les efforts déployés par les acteurs de l’aérien.

Fourni par l'auteur

Face à ce défi, le secteur aérien court après des innovations plus radicales, des carburants d’aviation plus durables, en passant par l’avion électrique. Mais ces innovations « vertes » sont complexes et coûteuses à développer et à adopter par les compagnies aériennes.

Un surcoût que les compagnies seront tentées d’absorber en les répercutant sur le prix du billet d’avion, ce qui pourra affecter directement le portefeuille des passagers. Mais ces derniers sont-ils vraiment prêts à accepter de payer plus cher pour voyager plus vert ? Nous avons essayé de répondre à cette question à travers une expérimentation menée dans 18 pays d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Asie et d’Océanie, auprès de 1 150 personnes que nous avons interrogées pour mieux comprendre comment elles choisissent leurs billets d’avion.

Près de 10 centimes de plus pour 1 kg de CO₂ de moins

Nous leur avons proposé des vols avec différentes options : prix, confort, bagages, durée… mais aussi selon le type de carburant utilisé et les émissions de CO2. Le but ? Savoir s’ils étaient prêts à payer un peu plus pour des avions moins polluants.

Différentes innovations, chargées d’une empreinte environnementale plus ou moins forte, ont été proposées. Pour chacune d’entre elles, nous parvenons, sans jamais poser explicitement la question aux répondants, à calculer leur propension à payer, c’est-à-dire le montant supplémentaire qu’ils sont prêts à débourser pour réduire leurs émissions de CO2.

L’enquête a principalement montré que les passagers sont prêts à payer 10 centimes d’euros en moyenne pour diminuer leurs émissions de 1kg de CO2. Autrement dit, pour un vol domestique (à l’intérieur de la France) qui va émettre 80 kg de CO2, nos passagers seraient prêts à payer en moyenne 8 euros de plus pour ne pas polluer du tout.

Ces montants restent néanmoins modestes au regard des surcoûts réels liés à l’adoption de ces innovations. Par exemple, les carburants d’aviation durable coûtent 4 à 6 fois plus cher que le kérosène, de sorte que le surcoût pour la compagnie serait bien plus élevé que les 8 euros supplémentaires que nos passagers seraient prêts à payer.

Ceux qui culpabilisent sont prêts à payer plus

Pour autant, tous les passagers aériens ne sont pas prêts à payer le même montant, et certains accepteraient bien plus que 10 centimes par kilogramme. Qui sont ceux qui acceptent ?

Contrairement à ce que l’on pense, les jeunes (qui revendiquent généralement de plus fortes valeurs environnementales) ne sont pas enclins à payer plus que le reste de la population, et les personnes ayant un plus haut niveau d’études ne sont pas plus sensibles à ce sujet.

Certaines variables psychologiques semblent en revanche jouer un rôle bien plus important. Les passagers qui éprouvent une forte honte à l’idée de prendre l’avion (flight shame) – environ 13 % des répondants – se disent d’accord pour payer entre 4 et 5 fois plus que ceux n’en ressentent pas (27 centimes/kg, contre 6 centimes/kg de CO₂).

De même, les personnes ayant de fortes valeurs environnementales ou qui adoptent un comportement écologique au quotidien ont tendance à présenter une plus forte propension à payer (entre 17 et 34 centimes pour réduire leurs émissions de CO₂ d’un kilogramme).

De même, sur le plan comportemental, les voyageurs fréquents et les voyageurs d’affaires considèrent qu’ils pourraient payer autour de 15 % de plus que les autres voyageurs pour réduire les émissions de CO₂ liées à leurs vols.

Les compagnies aériennes devraient donc adopter une approche plus ciblée en se concentrant en priorité sur les passagers aériens motivés par leurs valeurs ou leurs comportements à faire des efforts.

La nécessité de mieux informer sur les innovations

Au-delà de ces résultats chiffrés, notre étude invite à une réflexion stratégique pour les acteurs du transport aérien. Les compagnies aériennes ne peuvent pas compter uniquement sur la bonne volonté des consommateurs pour financer leur transition écologique. Si les passagers sont globalement favorables à une aviation plus verte, leur consentement à payer reste inférieur aux besoins réels de financement.

Deux leviers s’avèrent donc essentiels : la pédagogie et les incitations.

  • D’un point de vue pédagogique, il est crucial de mieux communiquer sur les bénéfices environnementaux concrets des SAF (Sustainable Aviation Fuels, ou carburants d’aviation durable) et des autres technologies de rupture. Cette meilleure communication pourrait familiariser le grand public à ces innovations et ainsi augmenter leur confiance envers le secteur, voire leur propension à payer plus. Pour cela, des campagnes marketing ciblées et pédagogiques pourraient être mises en place. Tout en évitant le greenwashing, elles doivent s’ancrer dans une logique d’éducation et de transparence.

  • Côté incitations, mettre en place une tarification attractive sur les vols à faible impact ou valoriser les comportements écoresponsables dans les programmes de fidélité des compagnies pourrait permettre de convaincre une partie du public plus réticent, en les poussant à adopter des comportements plus vertueux pour des raisons autres que celles liées à l’environnement.


À lire aussi : Après le « greenwashing », le « greenhushing » ?


L’inévitable réduction du trafic aérien

Alors, payer plus pour polluer moins ? Nos résultats montrent que les voyageurs sont prêts à faire un effort, mais pas à hauteur des besoins colossaux de la transition. L’aviation durable ne pourra donc pas reposer uniquement sur la bonne volonté des passagers : elle nécessitera une mobilisation collective, où compagnies, pouvoirs publics, industriels et voyageurs devront agir de concert.

En effet, la consommation de SAF est limitée par les capacités d’approvisionnement actuelles pour répondre aux besoins de tous les secteurs industriels et notamment le transport routier. Le recours aux nouvelles formes d’énergie par l’aérien n’est donc qu’une partie de la solution pour agir à moyen et long terme. La réduction du trafic et les actions sur la demande sont inévitables pour baisser les émissions de CO₂ de l’aérien.

Aux compagnies de jouer la carte de la transparence, pour susciter la confiance et entraîner les comportements. Aux passagers et aux décideurs publics d’assumer leur part du prix d’un ciel plus vert. Car la question qui se profile n’est pas seulement de savoir combien coûtera le billet d’avion demain, mais de déterminer qui, collectivement, sera capable d’inventer un modèle de vol durable.


Article publié en collaboration avec d’autres chercheurs de la chaire Pégase (MBS School of Business) de l’Université de Montpellier et du Bauhaus Luftfahrt – Ulrike Schmalz, Camille Bildstein et Mengying Fu.

The Conversation

Sara Laurent est membre de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.)

Anne-Sophie Fernandez est membre de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.

Audrey Rouyre est responsable des activités spatiales de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.

Paul Chiambaretto est directeur de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.)

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