12.10.2025 à 21:00
Comprendre ce pays est essentiel pour les équilibres de puissance dans la région. Un pacte de défense franco-roumain devrait être envisagé.
<p>Cet article Regard sur la Roumanie a été publié par desk russie.</p>
La victoire électorale en Moldavie des forces politiques favorables à l’intégration européenne et au pivot occidental est un événement de bon augure. Il n’en reste pas moins que ce pays, rattaché à l’URSS à l’époque du pacte germano-soviétique (23 août 1939), est toujours dans le viseur du Kremlin, Vladimir Poutine n’ayant renoncé à rien. Le sort final de la Moldavie dépendra en grande partie du devenir et de la direction politique prise par la Roumanie. Comprendre ce pays est essentiel pour les équilibres de puissance dans la région, pendant de la Pologne dans le Sud-Est européen. Un pacte de défense franco-roumain devrait être envisagé.
État le plus important des Balkans, la Roumanie (240 000 km² ; 22 millions d’habitants) est un pays riverain de la mer Noire, aujourd’hui membre de l’OTAN (2004) et de l’Union européenne (2007). Historiquement formé à partir d’un noyau ethnique dace, ce peuple de langue indo-européenne fut partiellement romanisé au IIe siècle, à la suite des conquêtes de l’empereur Trajan (celui-ci règne de 98 à 117). Dans les siècles qui suivent le retrait romain de la région, les Romaï, de rite catholique-grec, se retrouvent entourés de peuples slaves. Ils sont aussi confrontés aux Hongrois puis aux Ottomans, qui vassalisent les deux principautés roumaines existantes, celle de Valachie, au nord du Danube, et celle de Moldavie, plus à l’est (jusqu’au Dniestr). En 1861, ces deux principautés forment un État dont le congrès de Berlin reconnaît ensuite l’indépendance (1878). Lors de la Première Guerre mondiale, la Roumanie combat victorieusement aux côtés de la Triple Entente, ce qui lui permet de doubler sa surface territoriale (acquisition de la Transylvanie et de la Bessarabie, qui correspond peu ou prou à la Moldavie d’aujourd’hui).
Dans l’entre-deux guerres, la Roumanie est membre de la Petite Entente, ce système d’alliances que la France met sur pied, dans le dos de l’Allemagne et de la Hongrie révisionnistes d’une part, de l’autre face à l’URSS et au Komintern, qui travaillent à l’expansion de la « Révolution mondiale ». En 1940, la Roumanie est contrainte de céder la Bessarabie à l’URSS, Berlin et Moscou s’étant provisoirement entendus sur la question (par le Pacte germano-soviétique du 23 août 1939). Elle récupère cette région l’année suivante, dans le prolongement de l’offensive Barbarossa (22 juin 1941), mais doit céder la Transylvanie à la Hongrie, autre alliée de l’Allemagne. Conquise par l’armée soviétique en 1944, la Roumanie devient un satellite de l’URSS. Si elle récupère la Transylvanie, elle perd à nouveau la Bessarabie, érigée en république soviétique de Moldavie ; le sud de la Dobrogée (Dobroudja) va à la Bulgarie, elle-même satellisée.
Après la guerre froide, la Roumanie, bientôt membre des instances euro-atlantiques (cf. supra), entretient des rapports difficiles avec la Russie post-soviétique : les relations roumano-russes achoppent sur le devenir de la Moldavie, devenue indépendante en 1991. Moscou instrumentalise la question de la Transnistrie et de sa population russophone – une région moldave devenue un « quasi-État » placé sous domination russe –, pour interdire à la Moldavie de rejoindre l’Union européenne. En retour, Bucarest soutient la pleine souveraineté de la Moldavie et accorde la nationalité aux anciens ressortissants roumains qui la demandent. Depuis le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie (2014), la Roumanie redoute plus encore ce qu’elle nomme déjà sans fard l’impérialisme russe. Aussi compte-elle particulièrement sur les États-Unis et l’OTAN pour assurer sa sécurité.
Si le renforcement de la « présence avancée » concerne plus particulièrement la Pologne et les États baltes, la Roumanie et la mer Noire ne sont pas oubliées. Une brigade multinationale de l’OTAN (entre 3 000 et 4 000 soldats) est désormais stationnée à Craiova) et, bien que le projet d’une flotte de la mer Noire n’ait pas été retenu lors du sommet de Varsovie (8-9 juillet 2016), l’OTAN et ses États membres ont accru leur présence dans cet espace. Cela va de pair avec un accroissement des dépenses militaires roumaines qui atteignent les 2 % du PIB. Enfin, le site de Deveselu, en Roumanie méridionale, accueille des éléments de la défense antimissile de l’OTAN.
Bien entendu, la grande offensive russe du 24 février 2022 sur l’Ukraine (dite « opération militaire spéciale ») joue plus encore en ce sens : la Roumanie devient le bouclier de l’OTAN dans le sud-est de l’Europe et son territoire s’avère essentiel au soutien militaire à l’Ukraine, tandis que le port de Constanta (Constantza) permet d’évacuer une partie de la production ukrainienne de blé et d’autres produits agricoles exportés sur les marchés mondiaux. L’armée américaine renforce sa présence et ses positions sur le plateau de la Dobroudja, qui domine la mer Noire. Précédemment utilisée lors des engagements en Afghanistan et en Irak, la base aérienne de Mihail-Kogălniceanu (dite « MK »), implantation la plus orientale de l’OTAN en Europe, monte en puissance afin d’accueillir plus d’avions de combat des États-Unis et de leurs alliés (la Roumanie a également acquis des F-16 auprès de la Norvège).
Dévolue à la protection aérienne du « flanc Est » de l’OTAN, « MK » surveille la mer Noire (la péninsule de Crimée se trouve dans son voisinage). Cette base est aussi un « hub » (une plaque tournante) pour les troupes françaises déployées à Cincu, dans le centre de la Roumanie, où Paris assure le commandement d’un bataillon multinational (la France agit en tant que « nation-cadre » de l’OTAN). Enfin, l’aérodrome civil de « MK » assure la liaison avec Constanta.
S’il en était besoin, les violations régulières de l’espace aérien roumain par des drones ou d’autres engins russes mettent en évidence le caractère volatil de la situation régionale et l’importance de la Roumanie sur le plan stratégique et géopolitique. Aussi serait-il bon de songer à renforcer le multilatéralisme européen et atlantique par des liens bilatéraux resserrés avec ce pays, en premier lieu dans le domaine de la défense. Il faut penser et concevoir ce que pourrait être un pacte de défense franco-roumain.
<p>Cet article Regard sur la Roumanie a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 21:00
Un régime fondé sur le rejet de toutes les normes internationales est un régime extrémiste qui ne peut être « convaincu » que par la force.
<p>Cet article La guerre sans fin de Poutine : ambitions impériales et moment de vérité pour l’Europe a été publié par desk russie.</p>
Selon les auteurs, le régime de Poutine a besoin d’une guerre permanente afin de garantir sa longévité grâce à la distribution aux élites des produits de la rapine, tels que les expropriations des sociétés étrangères ou le pillage de sa propre population. Ainsi, Poutine se retrouve le débiteur de sa nouvelle élite de la guerre, qui forme l’ossature de son pouvoir. Il est obligé de poursuivre la redistribution et l’expropriation afin de la nourrir et d’assurer son soutien. Un régime fondé sur le rejet de toutes les normes internationales est un régime extrémiste qui ne peut être « convaincu » que par la force.
Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire, mais avec la conquête et la soumission de l’Ukraine, elle redevient automatiquement un empire.
Zbigniew Brzeziński (2012)
Dans une remarquable interview donnée récemment, Alexandre Morozov, réfléchissant à l’échec de l’initiative de paix de Trump, reformule une fois de plus les exigences de Poutine, auxquelles celui-ci ne peut renoncer et que le monde entier ne peut (pour l’instant) lui imposer d’abandonner :
Morozov estime que la guerre d’usure sans fin n’est pas un résultat, mais un objectif de Poutine, car elle maintient l’Ukraine dans un état de déstabilisation et les Russes dans un état de mobilisation permanente, et empêche l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN, atteignant ainsi ses objectifs sans occuper complètement l’État voisin. La propagande du Kremlin, qui présente la guerre comme un affrontement entre la civilisation russe unique, partie intégrante du « Sud global » (n’est-ce pas paranoïaque de penser ainsi pour un peuple si nordique ?), et « l’Occident décadent », martèle cette idée dans l’esprit des citoyens malheureux, ralliant la société russe et la forçant à s’habituer à la guerre sans fin et au programme impérial de Poutine.
Au fond, la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine est une « croisade » de tout le peuple russe vers le passé. Dans ce mouvement de recul qui s’accélère, les bienfaits et les valeurs de la civilisation que l’on avait acquis autrefois disparaissent peu à peu : les principes démocratiques et la tolérance, les approches libérales pour résoudre les problèmes économiques et sociaux, la diversité religieuse, l’éducation modernisée ; en arrière toute, retournons vers une grandeur imaginaire fondée sur la peur et la force, faisons machine arrière !
Comment ne pas tenter de balayer la souveraineté de l’Ukraine ? Le pays voisin, sorti du même trou, avance de plus en plus vite dans la direction opposée, et son peuple courageux montre clairement qu’il n’est en aucun cas frère des Russes et défend son chemin de toutes ses forces, jusqu’au bout. Poutine semble penser que par cette résistance, par son existence même, l’Ukraine défie le discours impérialiste de Moscou, alors qu’elle n’aurait rien à voir avec les prétentions moscovites si l’agresseur russe ne l’avait pas attaquée. Mais il l’a attaquée, considérant la soumission de l’Ukraine, ou du moins une guerre permanente, comme un objectif existentiel pour lui-même.
Dans cet article, nous développons les idées de Morozov, dont le style d’analyse et de synthèse direct et sans ambiguïté, si peu caractéristique de la plupart des analystes politiques, nous impressionne beaucoup, et nous proposons une perspective inhabituelle pour interpréter les motivations et les intentions du Kremlin.
Pour discuter honnêtement de ce qui se passe, il faut cesser de jouer aux « subtilités de la diplomatie » et qualifier le régime du Kremlin d’ « extrémisme politique », estime Morozov. Il ne s’agit pas d’un tempérament ou d’un « style autoritaire », mais d’une méthode de gestion et même de diplomatie : les promesses deviennent des consommables, la norme devient un décor et les faits deviennent de la pâte à modeler.
Une scène caractéristique d’incohérence politique et de mensonges manipulateurs a été enregistrée à Pratica di Mare le 28 mai 2002 : après la réunion constitutive du Conseil Russie-OTAN, debout à côté de Silvio Berlusconi et du secrétaire général de l’OTAN Lord Robertson, Poutine déclarait : « L’Ukraine est un État souverain et a le droit de décider de manière indépendante de son adhésion à l’OTAN. » Aujourd’hui, cette position a été renversée : « l’OTAN aux frontières » a été déclaré casus belli, donc c’est désormais « faites vos valises et partez ».
On retrouve la même technique dans la formule utilisée après la rencontre avec Trump en Alaska : « il n’y a pas de pays hostiles, il y a des élites hostiles dans ces pays » ; mais alors, qu’est-ce que cette liste officielle des « États hostiles » approuvée par le gouvernement ? Le fossé entre le mot et l’institution n’est pas ici une coïncidence, mais une technique : « à l’extérieur », l’intonation est normale, « à l’intérieur », l’hostilité est juridiquement consacrée, et tout cela ensemble constitue l’idéologie du régime.
L’extrémisme se manifeste également dans le démantèlement des accords multilatéraux de sauvegarde. Le retrait de la Russie du Conseil de l’Europe et de la Convention européenne des droits de l’homme, la suspension de sa participation au traité New START, le rejet des conventions internationales, y compris la Convention contre la torture, ne sont pas des « signaux » diplomatiques, mais des obus lancés contre la normalité qui a vu le jour dans le monde d’après-guerre.
Parallèlement, on assiste à l’exportation de normes et d’instruments de gouvernance autoritaires, que les politiciens contemporains de différents pays regardent parfois avec envie : des boîtes à outils juridiques telles que la « loi sur les agents étrangers », qui sont déjà exportées vers des régimes voisins, ou des réseaux d’influence politique dans lesquels sont pris au piège les politiciens européens – un travail de longue haleine visant à « légaliser » les pratiques répressives dans le domaine démocratique. Les chercheurs spécialisés dans les régimes hybrides (par exemple, Levitsky et Way) décrivent cette diffusion depuis déjà deux décennies ; le concept de sharp power (NED, Christopher Walker et Jessica Ludwig) explique comment les autocraties exploitent l’ouverture des démocraties : elles corrompent les médias, les tribunaux et les partis de l’intérieur ; Guriev et Treisman montrent les « spin dictatures » qui combinent répression douce, marketing et appropriation des ressources. C’est là l’« Internationale » de la séduction autoritaire : les politiciens qui aiment l’idée d’ « interdire la presse » et de « retirer les licences » se voient fournir un ensemble prêt à l’emploi d’outils, de solutions et d’excuses qui légalisent de telles actions dans la sphère publique.
D’ailleurs, selon le modèle de Guriev et Treisman, Poutine a commencé comme « spin dictateur », s’appuyant sur une façade de compétence et de propagande, et lorsque cette approche a cessé de fonctionner, il est passé progressivement à une phase d’extrémisme politique : expropriation, guerre, pression directe au lieu des manipulations habituelles.
Le rituel de substitution est simple : l’héritier de l’URSS doit être une puissance de premier plan. Mais les faits sont impassibles, et la Russie compte aujourd’hui environ 140 millions de citoyens ; selon des estimations indépendantes, compte tenu de l’émigration et des astuces statistiques, ce chiffre est peut-être bien inférieur : 120 millions. À titre de comparaison : le Pakistan compte près de 260 millions d’habitants (et c’est aussi une puissance nucléaire), le Brésil et le Nigeria plus de 210 millions, le Bangladesh compte environ 170 millions d’habitants, le Mexique et l’Éthiopie plus de 130 millions, et l’Iran environ 90 millions. La représentation cartographique de l’immense Russie induit également en erreur les personnes peu informées et les ultra-patriotes : la projection de Mercator gonfle les latitudes nordiques, mais la « gigantesque » Russie est en réalité presque deux fois plus petite que l’Afrique (respectivement, 17 millions de km² et 30 millions de km²) et seulement deux fois plus grande que l’Australie (7,6 millions de km²).
Mais le Kremlin et le peuple qui lui est soumis aiment à rappeler sans cesse la taille de la Russie comme fondement de sa grandeur, en occultant par exemple le fait que les deux tiers de son territoire sont recouverts de pergélisol et que la superficie habitable est inférieure non seulement à celle de la Chine et des États-Unis, mais aussi à celle du Brésil et de l’Australie (bien que ces derniers aient eux aussi leurs étendues désertiques). Ces espaces gigantesques ne sont pas un avantage, mais une malédiction pour la Russie, qui la prive de cohésion et augmente sans cesse les coûts en matière d’infrastructure : gazification, électrification, réseaux de transport, communications et, enfin, défense des frontières. Les États compacts peuvent concentrer leurs ressources sur le développement du capital humain, tandis que la Russie est contrainte (elle le serait si elle était un État civilisé) de disperser ses moyens sur des étendues de vide.
Si l’on part du principe simple que l’État existe pour les gens et non les gens pour l’État, alors le principal indicateur de la puissance économique, du résultat, du point de vue des objectifs de l’État lui-même, est le PIB par habitant. En Russie, il est déjà inférieur à celui du Kazakhstan voisin, de 500 dollars. Les discussions favorites du Kremlin sur le PIB en PPA ne changent rien à la réalité, elles ne font que la déformer (par exemple, dans le classement du PIB en PPA, les pays les plus riches, Monaco et le Liechtenstein, occupent respectivement les 208e et 209e places) : car ce qui importe aux gens, ce sont les revenus réels, la médecine, l’éducation, et non les rapports comptables.
Dès 1989, Douglas North et Barry Weingast ont expliqué que la croissance reposait sur la protection des droits et des règles prévisibles, politiques, économiques et sociales, et que les institutions ne fonctionnaient que là où le pouvoir est limité par des obligations. Daron Acemoglu et Simon Johnson, s’appuyant sur des données empiriques, ont montré que là où les élites peuvent arbitrairement priver les citoyens du PIB produit, le développement cède la place à la dégradation. Lorsque la Russie a été invitée à la « grande table » – d’abord au format du G7, qui est devenu presque le G8, puis au Conseil « Russie-OTAN » et à d’autres forums prestigieux –, cela s’est fait plutôt par inertie : en tant qu’héritière de l’URSS, et non en tant que puissance égale en termes d’influence. Mais très vite, il est apparu que cette table réunissait des pays dotés d’une longue expérience politique, d’économies incomparablement plus puissantes et d’une influence technologique que la Russie ne pouvait offrir. Leurs dirigeants étaient ancrés dans des générations de tradition politique et de mémoire institutionnelle, tandis que Poutine n’apportait au G8 que de la rhétorique, des références au passé et le cliquetis de l’héritage soviétique, notamment l’arsenal nucléaire et les stocks d’armes soviétiques.
Dans les discussions concrètes sur les investissements mondiaux, les règles commerciales ou les changements institutionnels, Poutine n’avait rien à dire, car la Fédération de Russie était assise sur un tabouret au milieu des fauteuils.
C’est de là qu’est née sa rancœur : on l’avait invité à la table par respect pour la mémoire, mais il s’est avéré être le parent pauvre, n’offrant au monde rien d’autre que des menaces. Ce sentiment d’impuissance a motivé la stratégie extrémiste du Kremlin : compenser l’absence de contribution réelle à la civilisation par la destruction des règles et la déstabilisation, car c’est la seule façon pour lui d’attirer l’attention des « nations adultes ».
La guerre offre de nombreux avantages à l’autocratie, dont la suppression de toute opinion alternative et l’exploitation de sentiments nationalistes généralement dangereux. Et c’est précisément cette guerre en Ukraine et la menace d’une extension de l’agression de la Fédération de Russie à d’autres pays qui servent d’appui au régime de Poutine, en créant des incitations économiques et politiques inattendues (apparues littéralement de nulle part, c’est-à-dire de la guerre elle-même) tant pour les élites que pour la population. Tout ce discours idéologique sur le « monde russe », la création de la Novorossia et autres illusions dangereuses ont une justification plus claire, une motivation compréhensible pour Poutine : ce n’est qu’en déclenchant la guerre, en utilisant les récits élaborés et en les implantant dans l’esprit de la majorité des Russes, qu’il a pu légitimement chasser les entreprises occidentales de Russie et les dépouiller de leurs meilleurs actifs en Fédération de Russie.
La nationalisation des actifs étrangers, estimée à plus de 50 milliards de dollars selon les calculs de l’université de Yale, enrichit les fidèles du Kremlin et finance depuis longtemps directement les efforts militaires. Ce chiffre est très trompeur, car en 2021, le volume total des investissements étrangers directs accumulés en Russie s’élevait à environ 500 milliards de dollars, et compte tenu du solde toujours positif des opérations d’exportation et d’importation de la Fédération de Russie grâce à l’exportation de ressources énergétiques et de minéraux à faible valeur ajoutée, on peut parler d’une contribution disproportionnée au PIB des investissements réalisés par des étrangers. Vladislav Inozemtsev qualifie cela de « pillage du siècle » et estime la valeur des actifs spoliés à 120-170 milliards de dollars, ce qui est plus proche de la vérité.
Cette économie déterminée par la guerre, que Inozemtsev a judicieusement qualifiée de smertonomika ( « l’économie de la mort »), engendre un « piège de loyauté » dans lequel les élites, enrichies grâce aux actifs confisqués et aux contrats militaires, risquent de se retrouver perdantes, car si le monde civilisé oblige la Fédération de Russie à mettre fin à la guerre, cela entraînera des réparations et des restitutions, c’est-à-dire l’effondrement de tout le système actuel. Ainsi, la paix future menace non seulement Poutine, mais aussi toute la classe dirigeante, d’où le cycle auto-entretenu d’agressions et de nouveaux conflits.
Au XXIe siècle, il semble impossible qu’un État puisse, par un simple décret, saisir les biens de sociétés multinationales et déclarer qu’il s’agit d’une « politique ». Mais c’est précisément ce qui est devenu la norme dans la Russie de Poutine : il s’agit des actifs de sociétés multinationales de « pays hostiles » telles que Fortum, Air Liquide, Danone, Carlsberg, la société turque Anadolu Efes, les actifs appartenant à des Russes vivant à l’étranger, etc. ; des entreprises extractives, des banques, des usines de production de voitures modernes, des chaînes de restauration rapide et des secteurs industriels entiers. Ce n’est pas une exception, mais une stratégie rendue possible par la haine particulière que le Kremlin voue aux engagements internationaux, non seulement dans le domaine humanitaire et politique, mais aussi dans le domaine économique.
Toute participation à des conventions et à des institutions implique non seulement des droits, mais aussi des obligations : protection des droits de propriété, des droits individuels, indemnisation des pertes résultant de décisions erronées, exécution des décisions des tribunaux internationaux. C’est précisément ce que Poutine évite en quittant le Conseil de l’Europe, en suspendant les traités sur les armements, en renonçant aux conventions sur les droits de l’homme et en dénonçant de nombreux autres accords internationaux et institutions contractuelles. Chaque sortie le libère de ses obligations et ouvre la voie à de nouvelles expropriations, dans le domaine commercial ou humanitaire. Il s’agit littéralement de cancel culture.
Le processus de démantèlement des obligations internationales s’étale dans le temps, c’est une campagne à long terme qui a également une dimension propagandiste. Le Kremlin explique minutieusement qu’il s’agit de « mesures de rétorsion », mais l’initiateur est toujours le même : lui-même. Toujours la même politique du mensonge et de la substitution : détruire les normes et présenter cette destruction comme une réaction forcée.
À l’intérieur du pays, la substitution est depuis longtemps la nouvelle norme, peut-être depuis l’affaire Ioukos, où l’essence même des lois régissant les relations économiques a été dérobée. Mais telle est la logique établie : les élites proches du Kremlin, de différents types et de différentes tailles, et maintenant aussi les « vétérans de l’opération militaire spéciale », exigent et obtiennent « légalement » quelque chose de l’exproprié, s’enrichissent d’intérêts commerciaux et d’obligations conceptuelles (et non légales) au nom de la préservation du système qui les nourrit. L’expropriation est un outil de survie du régime du Kremlin : en violant les tabous civilisationnels, Poutine a commis un vol (article 161 du Code pénal de la Fédération de Russie : vol ouvert de biens appartenant à autrui), et le vol n’est plus une honte, mais un outil, une partie des nouvelles règles sur la voie du retour en arrière.
Poutine est depuis longtemps passé de l’utilisation de l’arme « énergétique » à des méthodes sournoises visant à diviser les pays, les alliances, les élites et la population. Morozov, en définissant « l’extrémisme politique » de Poutine, montre comment celui-ci s’emploie à construire minutieusement des alliances avec la Chine, l’Inde et le Sud global, en soutenant ce travail par des campagnes de désinformation à plusieurs voix visant à gagner la sympathie et à éviter l’isolement.
Et le Kremlin s’en sort plutôt bien jusqu’à présent, surtout si l’on tient compte des activités du « grand pacificateur » outre-Atlantique. Mais, comme dans le cas de la politique intérieure et des engagements internationaux, ces nouvelles alliances sont trompeuses et fallacieuses : le véritable objectif de Poutine, comme l’a clairement montré sa visite à Trump en Alaska, son désir profond, son rêve, est d’être parmi les principaux acteurs de la politique mondiale, c’est-à-dire avant tout sur un pied d’égalité avec les États-Unis. Il ne fait aucun doute que Pékin le comprend bien.
Pour l’instant, les cyberguerres, les diversions et le sabotage restent les principaux instruments d’une escalade cachée, et les attaques contre les infrastructures ukrainiennes et occidentales visent à déstabiliser et à épuiser le soutien dans le même but : une guerre sans fin, une Ukraine brisée, dépourvue de souveraineté, un « nouveau Yalta » aux conditions de Moscou.
Morozov insiste sur le fait qu’aujourd’hui, une réponse radicale de l’Occident aux chimères géopolitiques du Kremlin est nécessaire, une réponse qui va au-delà des actions progressives.
Par exemple, il a été proposé de déployer l’aviation de l’OTAN en Roumanie (ce qui est particulièrement pertinent après les dernières manœuvres de drones) et de protéger le ciel au-dessus de l’Ukraine ; de créer un commandement cyber unifié et de détruire les réseaux de désinformation du Kremlin. Une attaque directe contre la flotte fantôme de la Russie – les navires qui contournent les sanctions pétrolières – pourrait également étouffer son économie mortifère.
L’avertissement de Brzeziński concernant la vengeance géopolitique de Poutine exige de l’Europe un soutien pratiquement illimité à l’Ukraine afin d’empêcher les triomphes autocratiques au sein même de l’UE, qui pourraient continuer à inspirer les révisionnistes mondiaux.
La guerre en Ukraine est devenue une bataille décisive pour l’ordre international fondé sur les valeurs européennes communes. L’Europe doit démanteler la machine militaire russe, dénoncer la nature conflictuelle de sa (pseudo)alliance avec le Sud global et neutraliser ses campagnes de cyber-ingérence et de désinformation.
L’échec de cette stratégie ne fera que confirmer le pari de Poutine sur l’agression, condamnera l’Ukraine à de nouvelles souffrances et fera pencher la sécurité mondiale vers l’autocratie. Et alors, le prix à payer pour l’Europe sera inévitable. Un régime fondé sur le mensonge et la suppression des tabous civilisationnels ne peut mettre fin à la guerre sans se détruire lui-même. Toute sa logique repose sur l’expropriation et la destruction des normes : tout pas vers la paix signifierait un retour au champ institutionnel, où s’appliquent les droits de propriété, la restitution et les compensations. Cela impliquerait de devoir répondre devant les tribunaux internationaux et les entreprises dont les actifs ont été confisqués, ce qui, pour un système qui vit de spoliation, équivaut à un suicide.
(Il est possible que l’idée suprême de Poutine soit d’imposer aux pays démocratiques sa conception archaïque et prédatrice de la culture des relations et, sur cette nouvelle base, de revenir à une société (dé)civilisée.)
À l’intérieur du pays, la dépendance du système à l’égard de l’expropriation ne fait que s’accentuer. Soulignons-le encore une fois : la guerre en Ukraine, appelée en Russie « opération militaire spéciale », a créé une nouvelle génération de personnes qui réclament leur part précisément auprès des autorités. Ils disent avoir défendu le Kremlin, s’être battus pour préserver le régime, et avoir désormais des prétentions « légitimes » à une récompense : des sièges au parlement, des postes dans l’exécutif, l’accès aux actifs…
Poutine se retrouve leur débiteur. Il est obligé de poursuivre la redistribution et l’expropriation afin de nourrir la nouvelle élite de la guerre. Il s’agit d’une récidive historique : à leur époque, la Tchéka et le NKVD avaient également transformé l’appareil répressif en une classe sociale intégrée à la structure même du pouvoir.
La science politique occidentale a depuis longtemps expliqué ce mécanisme. Dans leur livre The Rise of Competitive Authoritarianism, Levitsky et Way ont montré que les autocraties hybrides conservaient la façade des institutions démocratiques et, en les utilisant pour légitimer l’arbitraire, se maintenaient précisément grâce à la création de nouveaux groupes dépendants, intégrés dans le système par des ressources et des privilèges. Cela ne fragilise pas le régime, mais le renforce : en détruisant les institutions, il se stabilise paradoxalement grâce à de nouvelles élites loyales. Daron Acemoglu et James Robinson ont décrit cela comme une forme d’État extractif qui existe non pas pour le développement, mais pour la redistribution de ce qui a été capturé, ce qui conduit généralement à la stagnation et à la crise, en raison de la perte de confiance des masses.
❦
Ainsi, toutes les initiatives pacifiques du Kremlin et les initiatives soutenues par le Kremlin, sont vouées à l’échec dès le départ. On ne peut proposer aux extrémistes qu’un cadre rigide de dissuasion et de vérification. C’est précisément pour cette raison que l’Europe, comme le souligne à juste titre Morozov, doit se préparer à la guerre – afin de défendre les normes, les droits, la propriété et le sens même des institutions.
Encore une fois : la guerre de Poutine n’est pas une campagne avec des objectifs pratiques, mais une forme d’existence du régime, qui ne peut faire autrement que la guerre. Nous ne sommes pas face à une « voie particulière », mais à une construction politique érigée sur une échelle temporelle : rancœur, mensonges, démantèlement des règles, expropriation, exportation de normes autoritaires, impossibilité d’une paix sans contrainte extérieure.
C’est de l’extrémisme politique à l’état pur. Et plus vite le monde renoncera à l’illusion de « convaincre » Poutine, plus le chemin vers une sécurité réelle, tant aux frontières qu’au sein même des démocraties, sera court.
Traduit du russe par Desk Russie
Lire la version originale
<p>Cet article La guerre sans fin de Poutine : ambitions impériales et moment de vérité pour l’Europe a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 21:00
Pour être efficace, le « mur » devrait être intégré à l’espace aérien ukrainien.
<p>Cet article Mur de drones et réalité de la guerre hybride : un défi pour la sécurité européenne a été publié par desk russie.</p>
Pour l’auteur, la conception du « mur de drones » ne prend pas pleinement en compte l’espace aérien ukrainien, l’Ukraine étant attendue surtout comme fournisseur d’expertise. Au fond, l’UE cherche à se protéger des retombées d’un conflit voisin tout en confiant à l’Ukraine le rôle de « bouclier » et de principal facteur de dissuasion face à la guerre hybride multidimensionnelle menée par la Russie. Or, pour être efficace, le « mur » devrait être intégré à l’espace aérien ukrainien.
Malgré ses défaites stratégiques et l’impossibilité de mener des opérations offensives d’ampleur capables de rompre la défense ukrainienne, la Russie poursuit une guerre dont les méthodes rappellent celles de la Première Guerre mondiale, caractérisée par des bombardements d’artillerie massifs, des lignes de fortifications et des avancées territoriales limitées à quelques kilomètres. Parallèlement, l’armée russe s’adapte progressivement aux exigences du champ de bataille moderne. Malgré son attachement aux schémas traditionnels, elle développe activement des capacités technologiques avancées : renseignement, drones, systèmes de guerre électronique et complexes automatisés de contrôle du feu. Cette évolution est lente mais constante, combinant le modèle de mobilisation soviétique avec des outils numériques contemporains.
Comme le souligne le général Valeriy Zaloujny dans son article « Le rôle de l’innovation comme fondement d’une stratégie de résistance durable, afin de priver la Russie de la possibilité d’imposer ses conditions par la guerre », la guerre de position actuelle sur le front résulte de la convergence de deux dynamiques parallèles : l’épuisement des ressources et la révolution technologique. Sans adoption continue d’innovations – systèmes autonomes, intelligence artificielle, gestion numérique et armement de haute précision – le conflit risque de s’enliser dans ce que Zaloujny qualifiait dès 2023 d’« impasse positionnelle ». C’est dans ce contexte que la Russie déploie activement diverses technologies pour tenter de sortir de cette situation et de maintenir ses capacités opérationnelles sur le terrain.
Dans ce cadre, la question de la « défense anti‑drones » revêt une importance stratégique particulière. Il ne s’agit pas seulement de neutraliser techniquement les drones, mais de renforcer une autonomie stratégique plus large : celle de l’Europe à s’adapter aux nouvelles formes de guerre, où le drone constitue l’une des principales menaces, agissant de concert avec d’autres méthodes d’agression hybride : cyberattaques, opérations informationnelles, pressions économiques et sabotages.
Le projet de l’Union européenne visant à établir un « mur de drones » sur son flanc oriental est présenté comme un instrument de renforcement de la sécurité régionale. Officiellement, il vise à détecter et neutraliser les menaces aériennes aux frontières de l’UE et de l’OTAN. Pourtant, cette initiative soulève plusieurs questions critiques, surtout dans le contexte de la guerre à grande échelle menée par la Russie contre l’Ukraine. En réalité, le projet se concentre davantage sur la prévention d’une agression potentielle contre les États membres de l’UE que sur la neutralisation de « provocations » ponctuelles sous forme de drones isolés.
La conception du « mur de drones » ne prend pas pleinement en compte l’espace aérien ukrainien, l’Ukraine étant attendue principalement comme fournisseur d’expertise. Ce décalage révèle un certain cynisme : l’UE cherche à se protéger des retombées d’un conflit voisin tout en confiant à l’Ukraine le rôle de « bouclier » et de principal facteur de dissuasion face à la guerre hybride multidimensionnelle menée par la Russie.
Sur le plan militaire, ces choix révèlent des limites significatives : les drones peuvent pénétrer via le territoire ukrainien et contourner les lignes de défense établies aux frontières de l’UE. Sans une intégration, même partielle, des capteurs ukrainiens, le « mur de drones » risque de rester avant tout symbolique, offrant une illusion de sécurité plutôt qu’un dispositif réellement efficace contre les menaces. À cela s’ajoute la lenteur de mise en œuvre. L’UE, traditionnellement prudente dans ses décisions de défense, a annoncé le projet sans préciser de calendrier, de budget ni d’architecture coordonnée. Pendant ce temps, la Russie intensifie rapidement la production de drones d’attaque peu coûteux et affine ses tactiques combinant frappes massives et désinformation. Dans ce contexte, le cycle décisionnel de Bruxelles risque de perdre de sa pertinence : l’adversaire adapte ses méthodes plus vite que les systèmes de protection ne peuvent être déployés.
La vulnérabilité principale réside dans l’asymétrie des coûts : lorsqu’un drone d’attaque ne coûte que quelques centaines de dollars tandis que son système de neutralisation atteint des dizaines de milliers, la défense se retrouve économiquement désavantagée. C’est pourquoi l’expérience ukrainienne – solutions de guerre électronique à bas coût, capteurs acoustiques et drones‑intercepteurs – doit être pleinement intégrée à l’architecture de la nouvelle défense, et non se limiter à de simples recommandations marginales. À cela s’ajoutent les divergences juridiques et procédurales entre les États membres de l’UE : des règles différentes sur l’usage du brouillage, l’emploi des moyens d’interception ou le fonctionnement des systèmes de défense aérienne compliquent la coordination opérationnelle. Combinées aux risques de corruption, de fuites de données et d’opérations d’influence, ces contraintes font peser sur le « mur de drones » le risque de n’être qu’une coûteuse illusion de protection.
Un scénario typique d’attaque hybride pourrait se dérouler ainsi :
Ainsi, lorsqu’un « mur » n’est pas intégré à l’espace aérien ukrainien, il se révèle particulièrement vulnérable. Les systèmes linéaires et statiques peuvent être contournés facilement par des corridors non protégés ou trompés par des leurres, détournant l’interception vers de fausses cibles. Sans couverture complète et logique de priorisation des menaces synchronisée, la défense risque d’être rapidement submergée par des tactiques d’illusion à faible coût et par l’asymétrie économique qui avantage l’attaquant.
Les mesures pratiques proposées par des analystes (New America, Dedrone, CNA, Defense One) reposent sur le développement technologique et la recherche de solutions opérationnelles pour contrer l’évolution rapide du conflit :
Bien avant l’annexion de la Crimée et l’arrivée des forces russes dans les oblasts de Donetsk et Louhansk, les méthodes hybrides – corruption de forces politiques, leviers économiques, propagande et promotion de narratifs pro‑Kremlin – se manifestaient principalement comme un soft power de faible intensité. Après l’annexion de la Crimée et l’occupation partielle du Donbass, ces pratiques se sont organisées davantage. Avec l’invasion à grande échelle de 2022, la guerre hybride est devenue une composante parallèle et indissociable de la campagne d’agression : elle structure le champ d’action, soutient les opérations offensives et complique la réponse défensive. Aujourd’hui, ce type d’agression dépasse largement le cadre de l’Ukraine et s’étend à l’Europe : violations de l’espace aérien, cyberattaques, campagnes d’influence – autant de phénomènes qui ne peuvent plus être considérés comme locaux ou négligeables. La guerre hybride en Europe joue un double rôle : à la fois « interrupteur » et indicateur ; elle peut signaler une escalade imminente tout en créant les conditions pour un affrontement direct entre la Russie et l’OTAN.
Pour prévenir la transformation de provocations en conflit ouvert, pour lequel l’Europe n’est pas pleinement préparée et où la Russie pourrait tirer parti de son expérience en Ukraine, l’Europe et l’Ukraine doivent mettre en place un système intégré et multi‑niveaux, dépassant la simple juxtaposition de lignes de défense isolées. Seule l’Ukraine, forte de son expérience directe de la lutte contre l’agression russe, est en mesure de contrer efficacement ces méthodes. Sans approche globale, le « mur de drones » risque de demeurer une coûteuse illusion de sécurité – fragmentaire, vulnérable aux manipulations et économiquement inefficace – et toute imitation de protection ne ferait que renforcer les risques d’une nouvelle escalade.
Les articles de Valeri Guerassimov sont mentionnés à titre d’analyse des doctrines russes contemporaines, sans citation directe.
<p>Cet article Mur de drones et réalité de la guerre hybride : un défi pour la sécurité européenne a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 21:00
Notre maison d'édition vient de publier un livre de Constantin Sigov qui retrace le parcours croisé de deux grands compositeurs du XXe siècle.
<p>Cet article « Musiques en résistance : Arvo Pärt et Valentin Silvestrov » : un extrait a été publié par desk russie.</p>
Les éditions AEBL viennent de publier le livre de Constantin Sigov qui retrace le parcours croisé de deux grands compositeurs du XXe siècle, l’Estonien Arvo Pärt et l’Ukrainien Valentin Silvestrov, à travers les péripéties de l’époque soviétique, l’époque de l’indépendance des deux nations et la guerre actuelle. Un livre qui parle de musique, d’histoire et de l’extraordinaire amitié qui lie Pärt et Silvestrov, eux-mêmes amis de longue date, à Constantin Sigov, philosophe et fin connaisseur de l’univers de ces musiciens hors pair. Nous vous proposons un chapitre de ce livre.
« La forme n’est plus la “sœur jumelle” de la liberté mais bien plutôt son frère ennemi. » Antoine Garapon a lancé cette thèse provocatrice peu de temps avant la clôture de son émission « Esprit de justice », qui avait duré plus de vingt ans sur les ondes de France Culture. Dans son émission « De quoi le trumpisme est-il le nom ? », il a synthétisé en ces termes la tendance des idéologies qui ont pris le pouvoir aux États-Unis et qui se répandent en Europe :
« Un trait qui semble unir toutes ces idéologies, c’est une même détestation de la forme… Le droit et les institutions sont perçus comme des obstacles à une “vraie” démocratie ; toute forme est vécue comme des “arguties juridiques”… »
Cette terminologie et cette conception nihiliste de la forme me rappellent une tendance analogue en Union soviétique. La lutte contre le « formalisme » était le sport favori de la nomenklatura. Les champions néo-soviétiques de la lutte contre le « formalisme » du droit international et de la culture démocratique diffusent aujourd’hui leur idéologie sur les réseaux sociaux d’un bord à l’autre de l’Atlantique. L’anomie d’une société où les institutions sont sapées une à une offre aux partisans du chaos un terrain favorable pour procéder à leurs expérimentations. La tonalité de la lutte radicale contre le « formalisme » remonte à l’époque stalinienne.
Ceux qui accusaient méthodiquement de « formalisme » Pärt et Silvestrov étaient dans le droit fil de leurs maîtres staliniens. Ce n’est pas un hasard si le formalisme était précisément l’accusation numéro un que les censeurs portaient contre les gens de la génération de Pärt et Silvestrov. Les soldats du front culturel soviétique s’appuyaient fermement sur leurs arrières staliniens. Ils considéraient avec soupçon toute défense de principes formels, qu’il s’agisse du droit à l’art ou à quelques formes de culture que ce soit.
La stratégie de Staline et de Jdanov était inscrite dans la résolution du Comité central du parti communiste datée du 10 février 1948 « Relative à l’opéra de V. Mouradeli La grande amitié », publiée dans la Pravda du 11 février 1948 et qui stipulait :
« … s’agissant des compositeurs dont l’orientation est de nature formaliste et hostile au peuple. Cette orientation a trouvé son expression la plus achevée dans les œuvres de compositeurs comme D. Chostakovitch, S. Prokofiev, A. Khatchatourian, où ressortent avec une évidence particulière des perversions formalistes et des tendances musicales antidémocratiques étrangères au peuple soviétique et à ses goûts artistiques… »
Sur le continent européen, il n’est guère d’État qui ait débattu du goût avec autant de frénésie et qui se soit employé officiellement à démontrer que la musique acceptable devait être « libre de tout formalisme et de naturalisme grossier […]. Nos formalistes composent une musique monstrueuse, dissonante, tout entière pénétrée d’émotions idéalistes1… »
La génération des professeurs de Pärt et de Silvestrov recueillait les critiques négatives sur leurs œuvres, consciente des éventuelles conséquences fâcheuses qui pouvaient en découler. Silvestrov n’a jamais conservé les critiques, négatives ou positives, portant sur ses œuvres. Il note que le silence et l’absence de toute réaction dans la presse étaient devenus la norme de l’attitude des autorités envers les œuvres de sa génération. De plus, lors des réunions ou au cours d’entretiens personnels, les autorités exerçaient leur pression par ce jugement d’autorité : « Personne n’a besoin de votre musique. Pire encore, elle est néfaste, car elle attire l’attention de l’Occident. »
Évidemment, Tallinn était plus « à l’ouest » que Moscou, mais on n’y manquait pas de rappeler au camarade Pärt qu’il s’était détaché du terrain national et reprenait un « formalisme occidental » étranger au peuple soviétique.
À propos de son professeur, Eller, Pärt note que « son problème, c’était qu’il composait exclusivement de la musique instrumentale, ce qui était une source d’ennuis parce qu’à cette époque tout compositeur devait écrire au moins quelque chose sur des textes glorifiant le régime politique. Eller ne l’a jamais fait, ce qui a fini par éveiller le soupçon2. » La stratégie délibérée de Pärt a encore plus attiré les soupçons. De son Nécrologue, il dira par la suite : « Chaque note y est écrite comme avec un poing serré en signe de protestation3. »
Pärt et Silvestrov gênaient leurs collègues occupés à faire carrière en emplissant de torrents d’émotions positives les formes acceptées par l’État (ce genre de services est d’ailleurs redevenu précieux pour le Kremlin). À quoi bon faire entendre des formes différentes ?
À l’Union des compositeurs, on disait à Silvestrov : « Les têtes de tes notes sont tournées vers l’Occident. »
La tension n’était pas seulement due à ce que le nouveau langage musical avait d’évidemment autonome. Le problème principal était ce que j’appellerais l’intraduisibilité du discours idéologique dans ce langage, et vice versa. Cela remettait en question le langage dominant du pouvoir et sa prétention à l’universalité.
La musique purement instrumentale des premières œuvres de Pärt et de Silvestrov ne faisait que le souligner. Sa puissance de provocation venait du fait qu’elle donnait à entendre au public quelque chose où, littéralement, rien ne trouvait à s’accrocher : ni slogan, ni mot d’ordre du parti. La grammaire et la syntaxe de cette musique vivaient dans un autre temps, dont elles étaient devenues la manifestation.
Les dissonances de cette musique exprimaient sans détour une dissonance essentielle, à savoir une résistance radicale à toute tentative de traduire dans ce langage les mots clés du discours de l’idéocratie. Ce discours se voyait ainsi indiquer la place marginale qu’il occupait dans l’histoire. Aujourd’hui, la force et la justesse de ce geste nous apparaissent comme évidentes. Mais, au moment des premières – ô combien risquées – des œuvres de jeunesse de Pärt et Silvestrov, il s’agissait d’une véritable révolution sémantique.
Les types précédents de relations entre les sons musicaux et les paroles ont tous été remis en question. Il convient de noter que, si les genres et les formes de leurs œuvres sont divers, ni Pärt ni Silvestrov n’ont jamais écrit d’opéra. Ce refus est très significatif au regard du vaste répertoire lyrique de leurs contemporains et de la génération précédente de compositeurs. Ce qui caractérise la création de Pärt et de Silvestrov à toutes ses étapes, c’est un réexamen approfondi et un renouvellement des relations entre la musique et les paroles. Chacun a cherché un langage musical qui lui soit propre, passant par des périodes de silence, de distanciation entre musique et paroles, puis de nouvelles rencontres inattendues entre elles.
La parole est absente de la plupart des premières œuvres, purement instrumentales, des deux compositeurs.
Citons les premières œuvres d’Arvo Pärt et de Valentin Silvestrov, auxquelles ne correspond aucun texte. Chez Pärt ce sera Nécrologue (1960), Perpetuum mobile (1963), la Première Symphonie (1964), la Deuxième Symphonie (1966), le Collage sur B-A-C-H (1968) et la Troisième Symphonie (1971). Chez Silvestrov, les Trois Compositions pour piano (1958), le premier Quatuor à cordes (1961), la Première Symphonie (1963), la symphonie de chambre Spectres (1965), la Deuxième Symphonie (1967) et Hymne (1970).
Les expériences avant-gardistes avec les formes sonores ont radicalement élargi l’espace d’indépendance par rapport à la rhétorique officielle. Celle-ci s’est trouvée réduite à néant du fait de l’intraduisibilité des nouvelles transformations musicales. Pärt et Silvestrov rejetaient tout le vocabulaire du régime, ses symboles sacrés, ses dates anniversaires, ses décors héroïques et, surtout, l’ensemble des tons et des intonations canoniques. Pour eux, ce langage intrinsèquement mensonger n’existait pas. C’est précisément pour cette raison qu’il leur était impossible de s’y conformer. Certes, ils ne pensaient pas écrire « contre » ; cela arriva comme un effet secondaire de leur cheminement naturel sur leur voie propre.
Le dépassement des canons de la culture soviétique alla de pair avec la sortie hors des cadres canoniques du classicisme musical en tant que tel.
Dans quelle mesure les critiques occidentaux ont-ils perçu ce double mouvement ?
Philosophe parmi les musicologues et musicologue parmi les philosophes, Theodor Adorno a accueilli avec une grande sensibilité les œuvres du jeune Valentin Silvestrov. Dans une lettre4 adressée au musicologue Fred Priberg le 25 mai 1964, Adorno écrit :
« Silvestrov m’a donné l’impression de quelqu’un de très doué ; je ne saurais partager l’objection de certains puristes, qui trouvent sa musique trop expressive, et il serait dommage qu’il cherche simplement à reproduire de manière plus ou moins mécanique ce qui s’est passé en Europe occidentale ces vingt dernières années. Certes, j’ai l’impression qu’il a en effet un fort besoin d’expressivité. » Et plus loin : « À Brême, j’ai entendu dire qu’il serait dans une situation particulièrement difficile. Parce qu’il “écrit des dissonances”, il serait tout simplement privé de moyens de subsistance. Ce sont des choses terribles, même si elles ne s’accompagnent plus de violences directes… Mais que peut-on faire ? Même la publication des œuvres de ces compositeurs, qui sont persécutés chez eux par des secrétaires haut placés peut, dans certaines circonstances, les mettre en danger. Mais si vous pensez que M. Silvestrov serait heureux d’apprendre que je le considère comme un compositeur incontestablement talentueux, je vous laisse bien sûr toute liberté pour le lui faire savoir.
Bien amicalement,
Votre dévoué T. V. Adorno »
Il fallait s’armer de patience pour clarifier la place de l’Ukraine sur la carte culturelle de l’Europe. L’émancipation du langage musical de l’avant-garde kyïvienne par rapport aux effets de la mode s’est produite beaucoup plus rapidement. Plus tard, Silvestrov résumera les choses ainsi : « L’avant-gardisme peut être interprété comme “esprit d’une liberté risquée” ; par conséquent, si l’on suit cet esprit, on ne peut s’installer dans un “champ fertile”. Ce sont tous les “champs” qu’il faut rapidement traverser. L’avant-garde, c’est aussi le dépassement de l’avant-garde. Il a fallu dépasser “l’automatisme de la nouveauté” pour que la nouveauté pénètre plus profond. C’est pourquoi je considère tout ce qui s’en est suivi chez moi comme la continuation de cet esprit5 »
Adorno s’inquiétait à juste titre de l’influence de tendances qu’il connaissait ; mais dans le cas de Silvestrov, ce danger était clairement exagéré, et le temps a montré la force du non-conformisme du compositeur.
Dans sa préface au livre de Silvestrov, Philippe de Lara souligne « la place unique de Silvestrov dans le destin de la musique après l’avant-garde. Ce que ses confrères lui reconnaissent et ce que nous devons tous entendre, c’est que Silvestrov n’est ni post-moderne, ni anti-moderne. Amoderne peut-être ? Son attitude est celle du pas de côté. » Cette observation pertinente vaut aussi pour Pärt. Le musicologue italien Enzo Restagno lui a demandé s’il souhaitait donner un visage humain à la technique d’avant-garde. En repensant à sa recherche de formes dans ses deux premières symphonies, Pärt a répondu : « Aujourd’hui, je suis devenu plus tolérant, y compris envers ce style. Ce ne sont pas les douze tons en tant que tels qui sont en cause : tout dépend du compositeur et de la manière dont il utilise ces douze tons, du résultat qu’il souhaite obtenir, si c’est du miel ou du poison. Webern, par exemple, n’a jamais produit de poison. Il existe des limites claires à l’utilisation de ce matériau ; avant tout, il faut avoir une idée des fruits concrets que peut produire ce système6. »
Avec une originalité surprenante, Pärt et Silvestrov ont, chacun à sa manière, exprimé cette vérité selon laquelle la forme est la « sœur jumelle » de la liberté, malgré tous les efforts des idéologues pour exclure de la « famille soviétique des peuples » ces deux sœurs persécutées.
<p>Cet article « Musiques en résistance : Arvo Pärt et Valentin Silvestrov » : un extrait a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Ce défenseur des droits humains a passé plus de deux ans dans les geôles russes : un dialogue philosophique.
<p>Cet article Maksym Boutkevytch : « En captivité, je pensais à la violence, à la mort, à l’amour et à la liberté » a été publié par desk russie.</p>
En juin 2022, Maksym Boutkevytch, journaliste et militant des droits de l’Homme, qui a rejoint l’armée dès le début des hostilités, a été fait prisonnier de guerre par la Russie et accusé d’avoir commis un crime de guerre dans une affaire montée de toutes pièces. Condamné à 13 ans de prison, il a passé près de deux ans et demi derrière les barreaux dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie avant d’être libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers en octobre 2024. Le philosophe Volodymyr Yermolenko a enregistré une conversation avec lui où il est question de la vie et de la mort, de la liberté et de la peur, de l’espoir et du désespoir. Desk Russie vous propose la transcription traduite de l’ukrainien de ce dialogue.
Cela fait presque un an que vous avez été libéré. Vous avez passé deux ans en captivité russe dans les territoires occupés de l’Ukraine. À quel point ce souvenir est-il profond ? À quelle fréquence vous souvenez-vous de ces choses qui, j’imagine, ont été horribles ?
Parfois, je pense que j’ai déjà tourné la page, mais je me rends compte que ces souvenirs me reviennent souvent. Cela m’arrive assez fréquemment dans mes conversations, quand soudainement je fais des comparaisons avec mon expérience en prison ou en captivité. C’est donc encore très ancré en moi.
Revenons un peu en arrière. Je vous connais comme une personne aux idées très gauchistes et un défenseur des droits humains. Dès l’invasion à grande échelle, vous avez décidé de vous engager dans l’armée. Comment vous expliquez-vous cela ?
Avant l’invasion à grande échelle, certains me connaissaient comme défenseur des droits humains, d’autres comme journaliste, d’autres encore comme anarchiste. Un cercle très restreint connaissait mes relations avec la religion, savait que je suis chrétien, croyant, etc. Certaines personnes me connaissaient comme un progressiste attaché à la protection et à la défense des minorités vulnérables, y compris les LGBTQI+. Et bien sûr, ces différentes images étaient souvent contradictoires dans la perception des gens.
Pour moi, elles étaient toutes étroitement liées. Et je me suis dit que j’avais besoin d’espace et de temps pour faire un travail mental, peut-être oserais-je dire intellectuel, afin de retracer ces interconnexions avec mes principes fondamentaux. J’avais besoin de temps et d’espace pour cela, sans être dérangé par les activités quotidiennes, qui sont toujours très prenantes.
Vers le troisième jour de ma détention dans la prison de Louhansk occupée, je me suis soudain dit : d’accord, tu voulais avoir de l’espace et du temps pour réfléchir à tes principes fondamentaux. Tu es ici. Tu n’es pas dérangé, sauf par les interrogatoires. Tu n’as pas de textes, tu n’as pas de stylo, tu n’as pas de papier, tu n’as rien. La seule chose que tu as, c’est la capacité de réfléchir.
Réfléchis à tes principes fondamentaux, à la façon dont ils se concrétisent. Je sais que, dans le milieu anarchiste par exemple, on se demandait comment je pouvais concilier des activités en faveur des droits humains avec une vision anarchiste du monde, et vice versa. Pour moi, c’était tout à fait naturel. Car même le concept le plus classique de violation des droits de l’Homme concerne le conflit entre l’État et l’individu. Il s’agit donc toujours de l’État. Les défenseurs des droits humains sont du côté de l’individu contre l’appareil étatique, qui est une forme de violence aliénante, ou du moins qui oblige les gens à faire ce qu’ils ne veulent pas faire.
Permettez-moi de vous poser une question sur le système carcéral russe. Dans quelle mesure la violence y joue-t-elle un rôle ? Êtes-vous d’accord avec certaines de mes idées, selon lesquelles toute la société russe actuelle, et peut-être aussi passée, est fondée sur l’idée de violence ? La violence, pour cette société, et peut-être pour toute tyrannie, est le moyen de montrer qui est le chef, qui détient le pouvoir. Ce n’est pas la persuasion qui mène à l’autorité. Ce ne sont pas les qualités. C’est la violence. Qui peut vous battre le plus. Et si vous êtes plus violent que les autres, alors vous prétendez au pouvoir ou le revendiquez. Êtes-vous d’accord avec cela ?
Oui, tout à fait.
L’appareil d’État russe utilise tous les moyens à sa disposition pour atteindre ses objectifs. Mais la violence est un élément structurel sous-jacent dans tous ces moyens. Vous savez, il y a plusieurs films russes qui étaient très populaires à l’époque. Lorsque j’ai été condamné pour des accusations fabriquées de toutes pièces et transféré dans la partie pénale de la prison, j’ai eu accès à la télévision. Et j’ai vu qu’il y avait plusieurs films qui étaient diffusés sur toutes les chaînes de télévision, à tour de rôle.
Il s’agit principalement de films de Balabanov, un réalisateur russe, surtout de Brat (le frère), et Brat 2. Ce dernier est le plus important. Et il a pour devise que la force est la vérité. Car le protagoniste principal est en fait un sociopathe, qui sait mieux que quiconque comment tuer des gens. C’est ce qu’il fait tout au long du film, sans aucune pitié, pensant que cela prouve qu’il a raison. Le slogan tiré du film, « La force est dans la vérité : celui qui détient la vérité est le plus fort ! », a été peint sur des armements russes lorsque nous avons été capturés et transférés vers notre destination finale. En gros, c’est la croyance que si vous êtes fort, la force tient lieu de droit. Mais la force se manifeste de manière très physique.
Si je peux vous forcer à faire quelque chose et que vous ne pouvez pas résister, cela signifie que j’ai raison. Et si vous désobéissez, je peux vous détruire complètement. Pour moi, c’est là le motif sous-jacent de toute l’idéologie du monde russe, et l’élément structurel principal du fonctionnement de la machine russe.
Comment cela se manifestait-il concrètement pendant votre captivité ? Dans votre cas, les Russes ont utilisé une sorte de simulacre de loi. Ils ont encore des avocats qui ne vous voient pas, mais qui signent des papiers. Ils jouent donc à ce jeu de la loi. Or derrière tout ce jeu se cache en réalité cette violence.
Gardons à l’esprit que je faisais partie d’une minorité de prisonniers de guerre, qui ont été condamnés sur la base d’accusations fabriquées de toutes pièces. La grande majorité des prisonniers de guerre sont détenus sans aucune accusation pénale ni aucune condamnation.
Avant que la soi-disant affaire pénale ne soit lancée contre moi, nous vivions en tant que prisonniers de guerre dans une aile séparée de la prison de Louhansk. Nos geôliers avaient instauré là-bas une atmosphère de peur. Ils faisaient tout leur possible pour que nous ayons peur en permanence – peur des actes de violence imprévisibles de nos gardiens –, afin que nous obéissions à tous les ordres qui nous étaient donnés.
C’était une manipulation par la violence. Et c’est à ce moment-là que j’ai commencé, comme je l’ai mentionné précédemment, à réfléchir à mes principes fondamentaux. J’ai commencé par ces phénomènes auxquels j’étais confronté, à savoir la violence, la peur et la douleur, car c’était quelque chose qui imprégnait toute notre réalité.
Cela ne veut pas dire que c’était totalement arbitraire, non, mais on ne pouvait jamais prédire la réaction des gardiens à quoi que ce soit, à moins de suivre strictement les ordres, ce qui faisait de nous des jouets. On pouvait vous demander de chanter l’hymne russe. À l’époque, ce n’était pas encore le cas, car les territoires occupés de la région de Louhansk n’avaient pas encore été officiellement annexés par la Russie. Nous avons été contraints d’apprendre par cœur l’hymne de la soi-disant République populaire de Louhansk. Ou faire des pompes ou des abdos autant de fois qu’ils le souhaitaient, dans les conditions qu’ils imposaient. Et si vous n’obéissiez pas, vous étiez puni.
Plus tard, après ma libération, j’ai visité Hohenschönhausen, une prison de la Stasi, les services secrets est-allemands, à Berlin-Est. C’était intéressant de voir comment ils utilisaient, à partir des années 1960 ou 1970, la pression psychologique ou la manipulation. Ce à quoi nous étions confrontés était beaucoup moins sophistiqué et beaucoup plus brutal. C’était de la violence physique, de la douleur physique, et la peur qui en découlait.
Pour moi, tout cela menait en fait au concept de la mort, car la douleur est un signe que la mort approche. Parce que quelque chose ne va pas dans votre corps, vous vous rapprochez, vous avancez vers votre fin physique. Et la peur est l’anticipation de la douleur. Donc, en gros, toute l’atmosphère était une manipulation de la mort. Et cela m’a vraiment frappé. Plus tard, après qu’ils ont lancé ma procédure pénale, cela a commencé à devenir légèrement différent.
Au tout début de la procédure, tout était également basé sur la douleur et la peur. C’est ainsi qu’ils m’ont extorqué ce qu’ils appellent des aveux. Mais quand j’ai finalement été condamné comme criminel de guerre, pour des choses que je n’avais bien sûr jamais commises, j’ai été un peu surpris par l’absurdité de l’affaire.
Je n’avais pas consulté mon dossier au début, car je n’en avais pas le droit. J’ai dû signer des feuilles de papier dont ils avaient recouvert le texte d’une feuille blanche et m’ont simplement dit de signer là et là. J’ai donc été surpris par deux choses. La première était l’absurdité de l’essence même de cette soi-disant affaire pénale. Il était évident qu’ils se moquaient de la crédibilité des accusations portées contre les prisonniers de guerre ukrainiens.
La deuxième chose était leur minutie scrupuleuse en matière de procédure. Toutes les feuilles devaient être remplies et signées, tous les formulaires devaient être remplis, toutes les règles devaient être suivies à la lettre, bien sûr. Par exemple, lors de chaque interrogatoire, je devais être accompagné de mon avocat, de mon défenseur.
Dans tous les protocoles, il était indiqué que mon avocat était présent, et ils étaient signés par cet avocat, alors que je ne l’avais jamais vu de ma vie, pas même une seule fois. Je pense que toutes les personnes impliquées savaient très bien à quel point ces affaires étaient peu crédibles, mais elles se souciaient néanmoins de la procédure. Je me demande encore pourquoi.
Et si je vous disais que c’est parce que les Russes veulent imiter quelque chose ? Vous voulez la loi ? Voici la loi. Vous voulez la procédure ? Voici la procédure. Personne ne peut nous accuser. En réalité, nous suivons les règles, car nous pouvons tout imiter. Et donc, quand on peut tout imiter, quand on peut transformer l’anarchie en une apparence de loi, alors on peut transformer la paix en guerre, on peut transformer l’amour en haine ou la haine en amour. C’est peut-être la raison ?
C’est possible. Je me souviens que, quand j’étais jeune, cela a été une découverte à un moment donné, lorsque nous avons parlé des droits de l’Homme et de l’État de droit. Soudain, quelqu’un m’a dit : « Si vous considérez l’État de droit comme une chose formelle, comme le respect des procédures écrites, alors l’Allemagne nazie était un État de droit. » Bien sûr, les nazis ne respectaient aucun droit humain, mais avant de lancer l’Holocauste à grande échelle, ils ont dû tenir une conférence, qui portait davantage sur la manière de le présenter légalement que sur son aspect technique.
C’était probablement le cas ici. À un moment donné, pendant ma captivité, environ deux à trois semaines avant que le soi-disant tribunal me condamne, j’ai demandé à mon enquêteur s’il y aurait une audience, avec un juge, un procureur, un avocat de la défense, bref, toute la procédure. Il a répondu oui. Et j’ai demandé pourquoi. À quoi ça sert ? Personne dans le tribunal ne croirait à l’affaire elle-même. Pourquoi ne pas simplement imprimer le verdict, qui est, j’en suis sûr, déjà rédigé, le tamponner, et je pars pour la colonie et tout le monde fait semblant. Il m’a répondu non, parce qu’il y a une procédure.
Cela fait également référence au mot pravda, « vérité », mais qui signifie également « justice » en russe et en ukrainien. Donc, en gros, ils veulent montrer qu’ils ont tout fait po pravde, c’est-à-dire de manière honnête et juste. Mais revenons à cette idée de violence. J’ai un mot pour cela, la thanatocratie, le règne de la mort, par lequel j’entends en fait que vous invoquez la peur, mais pour produire la peur, le tortionnaire doit montrer que votre mort lui appartient. C’est lui qui décide quand vous mourrez. Si je veux vous tuer, je vous tuerai. Si je veux vous battre, je vous battrai. Si je ne veux pas vous battre, je ne vous battrai pas. Mais tout m’appartient. Vous n’avez aucune subjectivité. Vous n’êtes qu’un jouet. En fin de compte, cela explique toutes les idées tyranniques, du stalinisme au poutinisme : le tyran est propriétaire de votre mort. Et cela signifie qu’il est propriétaire de votre vie. Il peut faire ce qu’il veut de ses esclaves.
C’est vrai. Et c’est exactement ce que l’on ressentait. Au début, nous avons demandé à plusieurs reprises à nos geôliers quelles étaient les règles. On nous a répondu : « Vous verrez bien. » Et nous avons vu, oui, mais nous l’avons appris à nos dépens. Cependant, il y avait certaines règles, car ils avaient aussi peur de leurs supérieurs. S’ils allaient trop loin, ils devaient rendre des comptes. Mais certaines personnes étaient exemptes de ces règles. Par exemple, les enquêteurs du Comité d’enquête de la Fédération de Russie.
Ils ont commencé avec moi par un interrogatoire musclé qui a duré plusieurs heures. Ils m’ont dit, littéralement, qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient, car personne n’avait accès à moi. Personne. Selon leurs dires, leurs supérieurs leur avaient donné carte blanche.
Voilà comment ils me parlaient. « Alors, quel âge avez-vous ? Oh, je pense que ça suffit. Vous savez quoi ? Sortons. Je vais vous donner une cigarette. Et ensuite, je vous abattrai, parce que vous m’ennuyez. »
Bien sûr, c’était du bluff à ce moment-là. Mais le message principal n’était pas du bluff. Ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient. Ils avaient tous pouvoirs. Après avoir été capturés, nous avons été envoyés vers notre destination, la prison de Louhansk sous occupation. Nous avons passé la nuit dans un lieu tenu secret. Nous ne pouvions pas voir où nous étions.
Le commandant local, un officier russe, a essayé d’humilier les prisonniers de guerre, de les provoquer, en fait, pour susciter une réaction émotionnelle. Nous devions nous agenouiller devant lui lorsqu’il nous parlait.
Bien sûr, il portait une cagoule. Puis, le lendemain, ils ont enregistré des vidéos avec nous, affirmant que nous étions bien traités, que nous avions de la nourriture et de l’eau, et que nous n’étions pas battus, ce qui était vrai à ce moment-là. Lorsque ceux qui avaient enregistré ces vidéos sont partis, quelques heures plus tard, j’ai finalement été frappé pour la première fois par ce commandant, qui est entré dans la pièce où nous étions détenus.
Nous devions de nouveau nous agenouiller, les mains liées derrière le dos. Il a alors sorti son téléphone portable. Il a commencé à réciter un texte.
Il nous a dit que nous allions maintenant étudier l’histoire de l’Ukraine. Et il a commencé à réciter un texte qui, d’après ce que j’ai compris, était un texte de Poutine. Il a commencé à lire ce texte sur l’histoire de l’Ukraine et a forcé les prisonniers de guerre agenouillés devant lui à répéter plusieurs phrases, plusieurs paragraphes.
Et si quelqu’un faisait un lapsus ou une pause trop longue, ou quelque chose comme ça, je recevais un coup avec un bâton en bois sur l’épaule, parce que j’étais le seul officier de toute la compagnie, le commandant de la plupart de ces hommes. Et en très peu de temps, il est devenu évident qu’il y prenait plaisir, presque physiquement.
Comme il portait une cagoule, je ne pouvais voir que ses yeux, qui ont commencé à s’embuer. Et il s’est mis à marmonner quelque chose d’indistinct. Il prenait vraiment plaisir à frapper. J’en garde une cicatrice. Je plaisante parfois en disant que la version russe de l’histoire ukrainienne est écrite sur ma peau, ce qui est une belle métaphore, mais c’est une procédure assez douloureuse, je dois dire.
Le but évident de toute cette procédure n’était pas de nous rééduquer, mais de nous faire peur, de montrer sa supériorité, de montrer qu’il pouvait faire ce qu’il voulait à n’importe lequel d’entre nous. J’étais commandant, j’étais officier supérieur et il pouvait me battre sans raison, sans aucune conséquence.
Après avoir réfléchi à la violence, quelles ont été les étapes suivantes de votre réflexion ? Nous avons l’exemple remarquable d’Ihor Kozlovsky, qui parle aussi beaucoup de la captivité et de ses réflexions en prison. Nous avons d’autres histoires remarquables, comme celle de Myroslav Marynovytch et de nos grands dissidents et intellectuels européens, comme Gramsci, qui a écrit ses meilleurs textes en prison. Qu’est-ce que cela représentait pour vous ?
C’était l’un des principaux moyens de me maintenir, de rester moi-même. Je n’avais pas prévu de le faire, mais j’ai ensuite réalisé à quel point c’était important pour mon bien-être intérieur. Cela a créé un certain espace, mon espace, qui ne pouvait être envahi par les gardiens, par mes enquêteurs, qui se moquaient bien de ce que je pensais de la violence, de la mort, de l’amour ou de la liberté. Et j’ai réfléchi à ces choses aussi.
En captivité, vous n’avez aucun espace privé. La vie privée n’existe pas en tant que telle, en tant que notion. Le seul espace que vous pouvez contrôler dans une certaine mesure s’arrête essentiellement à la surface de votre peau. Et il est envahi de manière plus ou moins régulière.
Mais ensuite, vous créez cet espace mental que vous protégez, et c’est là que vous réalisez votre liberté, et c’est là que se trouve votre moi intérieur, votre essence, en gros. Et j’ai commencé à réfléchir aux concepts de violence, de douleur, de peur et de mort.
Cela m’a conduit à la notion d’action, à la capacité de faire des choix, à la liberté, en tant que quelque chose qui est intimement lié au concept même de notre humanité. Et à l’amour en tant qu’acceptation et affirmation ultimes de l’existence d’une autre personne, d’un autre être. C’est ce qui était fondamental pour moi. Et ils ne pouvaient rien y faire.
Cela me rappelle, si vous vous souvenez, chez Romain Gary, cet exemple où il est emprisonné et où il imagine qu’il se trouve dans une grande prairie avec des éléphants, et comment, dans une toute petite cellule, il imagine qu’il voit le ciel et l’espace. C’était en quelque sorte une superposition à la violence à son égard.
Exactement. Si vous voulez être vous-même, conserver votre humanité, vous vous efforcez de voir les choses d’un autre point de vue, de devenir plus que ce que vous êtes. C’est très important. Plus tard, j’ai entendu parler d’anciens prisonniers de guerre qui avaient des parcours très différents, mais qui imaginaient aussi certaines situations plus ouvertes, ou très différentes, mais définitivement plus libres et non contraintes par ces murs.
Et c’est ce qui les a maintenus là-bas. Pour moi, il était également important de travailler avec des textes pour essayer de formuler mes pensées. Or, comme je l’ai mentionné, nous n’avions ni stylo ni papier, nous n’avions même pas de papier toilette.
J’ai donc essayé de composer des textes dans ma tête, comme des éditoriaux. L’une de mes plus grandes craintes était d’oublier les langues, d’oublier à un moment donné l’ukrainien, non pas de l’oublier réellement, mais il y a eu plusieurs mois pendant lesquels il n’y avait personne qui parlait ukrainien autour de moi. Et bien sûr, mon anglais, j’avais tellement peur d’oublier mon anglais.
J’ai donc composé des textes en anglais, je m’imaginais parler à un public anglophone qui me posait des questions sur la guerre et la captivité. Plus tard, après plus de deux ans, lorsque j’ai été libéré et que j’ai parlé à des publics anglophones, c’était comme un rêve devenu réalité, car c’est finalement ce qui s’est passé. J’ai également inventé des histoires, pour divertir mes codétenus, qui étaient également des prisonniers de guerre, mais aussi, je pense, par transgression.
J’ai inventé une série de nouvelles ou de romans courts dystopiques, qui formaient un cycle. Je me suis rendu compte que mes codétenus s’ennuyaient énormément. Je ne m’ennuyais jamais, j’avais toujours quelque chose à faire.
Je composais aussi des prières dans ma tête, je les récitais, j’essayais de les mémoriser. Mais à un moment donné, après une nuit presque blanche, parce que nous avions faim et que j’ai été piqué par des punaises, ce qui est très courant, j’ai commencé à composer cette histoire.
Un matin, j’ai dit à mes codétenus : « Écoutez, si vous voulez vous divertir, vous savez, c’est idiot, mais j’ai une histoire que je pourrais vous raconter. » Ils étaient intéressés, je la leur ai racontée, et ils m’ont posé deux questions. La première était : « Est-ce que tu vas bien ? » Et la deuxième était : « D’accord, et la suite ? Maintenant, tu vas devoir en composer une autre. »
À la fin de la journée, avant d’être transféré dans une autre cellule, j’avais écrit sept histoires, qui se déroulaient dans un futur dystopique très lointain, bien sûr très politiques et sarcastiques. Mais c’était une tentative pour sortir de notre situation et la regarder avec plus de recul.
C’est incroyable. Nous attendons ces histoires avec impatience. J’espère que vous les écrirez et que vous les publierez.
Je l’espère. Je m’en souviens encore, en fait. Je comprends que mon sens de l’humour ne plaise pas à tout le monde, mais j’espère que certaines d’entre elles feront rire les gens.
Vous parlez de l’amour et de la façon dont il est possible de penser à l’amour dans ces circonstances. Je peux le formuler autrement : est-il possible de survivre sans penser à l’amour dans ces circonstances ?
Je pense qu’il est possible de survivre. Je ne suis pas sûr que cela vaille la peine de survivre si l’on rejette toute idée d’amour. Je fais ici écho à Viktor Frankl7, il n’est pas possible de survivre sans donner un sens à sa vie. Il faut avoir une compréhension personnelle que tout cela n’est pas vain, qu’il y a un sens à tout cela. Il faut également avoir l’assurance intérieure qu’il y a là-bas des gens qui pensent à vous, qui se souviennent de vous, qui parlent de vous, qui se battent pour vous. Si l’on était assuré qu’il y avait quelqu’un là-bas, cela donnait un sens, comme si l’on devait vivre assez longtemps pour être libre et pour voir ces personnes, les entendre et les remercier.
J’ai réalisé qu’être en captivité était plus difficile pour les détenus qui pensaient que nous étions oubliés. Or c’était un message qui nous était constamment asséné par nos gardiens et nos interrogateurs. Vous êtes oubliés, vous avez disparu.
Et la deuxième chose, c’est apparemment le sens de l’humour. Très sarcastique, très sec, très sombre parfois, mais c’est essentiel de l’avoir. Il est également important de ne pas céder aux aspects les plus sombres de la sous-culture carcérale, car après ma condamnation, j’ai été placé avec des criminels de droit commun.
Eux vivent dans le monde de la sous-culture carcérale, que j’ai dû apprendre très rapidement, dès que possible. Cependant, même dans ses aspects les plus sombres, elle est basée sur le partage, sur une notion de solidarité parfois tordue, mais néanmoins présente. Et si vous n’êtes pas complètement cynique, vous vous souciez des personnes qui vous entourent et elles, dans une certaine mesure au moins, se soucient de vous. En ce qui concerne plus particulièrement les prisonniers de guerre, les personnes les plus précieuses pour cette communauté, si je puis dire, étaient celles qui se souciaient des autres sans condition.
Pas parce que telle personne partage mes opinions politiques et pas parce que telle personne est, je ne sais pas, originaire de ma ville natale. Parfois, ce n’était même pas parce qu’il s’agissait d’un prisonnier de guerre, mais simplement parce que c’était un autre être humain dans le besoin. Et ce genre d’entraide en captivité était quelque chose qui donnait un sens à beaucoup de choses.
Je n’avais jamais réalisé auparavant tout ce que je devais aux autres. À quel point j’étais tributaire des autres pour pratiquement tout. Lorsque j’ai été libéré, l’une des premières choses auxquelles j’ai pensé, c’est que j’étais libre grâce à d’autres personnes. Ce sont elles qui m’ont permis d’être libre.
Donc pour moi, actuellement, la liberté n’est pas l’absence de quelqu’un ou de quelque chose, mais la présence de quelqu’un ou de quelque chose. Et par conséquent, les gens sont la seule chose qui ait du sens. Je pense également que la rencontre avec l’idéologie du monde russe, le Rousski Mir, a rationalisé certaines pensées dans ce sens, car dans cette idéologie, il est très clair que l’être humain n’est rien.
En revanche, l’État est tout. Cela se reflète même dans l’hymne russe, en fait, si l’on compare les deux hymnes, russe et ukrainien. Dans l’hymne russe, les êtres humains ne sont mentionnés qu’une seule fois en tant que tels.
Ce sont des lignes très intéressantes. Le texte dit : notre loyauté envers l’État nous donne de la force. C’est ainsi que cela a été, c’est ainsi que cela est, et c’est ainsi que cela sera pour toujours. Ce n’est donc pas parce que nous sommes loyaux envers l’État ou notre patrie que ceux-ci sont forts. Non. Nous sommes forts tant que nous sommes loyaux.
Et lorsque nous cessons d’être loyaux, nous sommes impuissants, nous ne sommes rien, nous sommes poussière. Et l’État restera. En parlant en termes religieux, j’ai soudainement réalisé que le deuxième commandement est l’un des plus importants à l’heure actuelle, l’interdiction de l’idolâtrie, car l’État est une création humaine, qui a soudainement décidé qu’il avait ses propres droits et qu’il avait besoin de sacrifices, y compris des sacrifices humains.
Mais il n’y a pas d’État, il n’y a pas de pays, il n’y a rien d’autre, en fait. Il y a des êtres humains qui, par leurs interactions, par leurs accords, par cet incroyable réseau entrelacé de leurs relations, multicolores, très intéressantes, créent des structures. En réalité, c’est nous qui sommes ici et nous devons prendre soin les uns des autres.
Et la forme ultime de l’attention est, bien sûr, l’amour, car c’est une acceptation et une affirmation inconditionnelles. C’est ainsi que j’en suis arrivé là.
Transcrit et traduit de l’ukrainien par Desk Russie
Écouter l’original
À lire également sur notre site :
<p>Cet article Maksym Boutkevytch : « En captivité, je pensais à la violence, à la mort, à l’amour et à la liberté » a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
À l’heure de tous les dangers, l’auteur plaide pour changer la vision que les Européens de l’Ouest ont de leurs voisins orientaux.
<p>Cet article L’Europe de l’Est n’existe pas a été publié par desk russie.</p>
Tel est le titre de l’essai d’Arthur Kenigsberg (Éditions Eyrolles, 2025) dont nous publions l’introduction. À l’heure de tous les dangers, l’auteur plaide pour changer la vision que les Européens de l’Ouest ont de leurs voisins orientaux. Comprendre ces pays est nécessaire pour renforcer l’unité européenne et faire face aux chocs géopolitiques, militaires et technologiques qui s’annoncent. Notre avenir, affirme Kenigsberg, se joue entre la mer Baltique et la mer Noire.
De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique,
Winston Churchill, 5 mars 1946
un rideau de fer s’est abattu à travers le continent.
Péninsule de Crimée, palais de Livadia, février 1945
Dans la majestueuse résidence d’été des tsars de Russie, au bord de la mer Noire, Joseph Staline, Franklin Roosevelt et Winston Churchill épiloguent sur la future architecture du continent européen et des territoires « libérés » du nazisme. Un mythe tenace enrobe les conclusions de cette Conférence de Yalta : les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) y auraient décidé et dessiné soigneusement les traits du nouveau partage de l’Europe. Alors que l’Allemagne nazie désormais envahie était sur le point de plier, le dictateur de l’URSS aurait obtenu du président américain et du Premier ministre britannique le contrôle des pays d’Europe centrale et orientale « libérés » par l’Armée rouge.
En réalité, les principes adoptés au palais de Livadia s’inscrivent dans une série de rencontres commencées dès 1943 à Téhéran et à Moscou dans lesquelles la Grande-Bretagne et les États-Unis insistaient sur la construction d’un nouvel ordre international où les puissances ne chercheraient plus à étendre leurs sphères d’influence. La question des frontières de la Pologne et la tenue d’élections libres dans les territoires débarrassés du joug nazi constituaient deux solides points de divergences entre ces trois puissances alliées face à Hitler.
Londres étant devenue depuis 1940 la capitale des gouvernements en exil de Tchécoslovaquie et de Pologne, l’administration britannique était lucide sur la nature et les ambitions du régime soviétique. Churchill n’ignorait pas les vues impérialistes soviétiques sur la majorité des pays d’Europe centrale et orientale qui avaient arraché ou tenté d’arracher8 leur indépendance sur les décombres des empires allemands, russes et austro-hongrois tombés après 1918. La préoccupation principale invoquée par le régime stalinien était la nécessité pour l’URSS de se « prémunir des invasions venues de l’Ouest » et de ne pas avoir un « cordon sanitaire » qui la séparerait de l’Allemagne. Son contrôle des pays d’Europe centrale et orientale était donc une priorité stratégique.
L’administration américaine n’était pas plus candide face aux ambitions soviétiques. Averell Harriman, ambassadeur des États-Unis à Moscou, écrit en 1944 : « Lorsqu’au titre de sa sécurité, un pays commence à étendre à la force du poignet son influence au-delà de ses frontières, on ne voit pas où cette influence peut s’arrêter. Si l’on admet que l’Union soviétique a le droit de s’introduire au nom de sa sécurité chez ses voisins immédiats, il devient logique à un moment donné qu’elle s’introduise chez les voisins de ces voisins9. » En dépit de cet avertissement, Washington accédera aux revendications sécuritaires du Kremlin et montrera que Roosevelt n’avait pas les mêmes priorités stratégiques et politiques que Londres ou les gouvernements européens en exil.
Roosevelt, obnubilé par l’objectif d’apaiser les Soviétiques afin de les rallier à la nouvelle Organisation des Nations unies et à la guerre contre le Japon, accepte par utopisme, cynisme ou désintérêt les fausses promesses de Staline sur l’Europe centrale, orientale et balkanique. Le dirigeant de l’URSS accepte d’organiser des élections libres dans chaque pays libéré par l’Armée rouge : la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Alors que Tallinn, Riga, Vilnius, Minsk, Kyïv, Chișinău et Tbilissi sont déjà avalées par l’empire soviétique, Varsovie, Prague, Budapest, Bucarest et Sofia seront finalement dirigées, sans élections libres, par des régimes communistes à la botte du Kremlin. Staline a trahi ses engagements, ces pays vivront près de cinquante ans derrière le rideau de fer10.
Quatre-vingts ans après, nous pouvons constater que ce n’est pas à Yalta que le lourd partage de l’Europe en deux blocs fut décidé. L’occupation des pays d’Europe centrale et orientale, écrasés par le ciment totalitaire de la nouvelle « Europe de l’Est », fut imposée par le chef suprême de l’Armée rouge. L’histoire frappa Yalta d’une légende noire et jugea avec sévérité la naïveté ou la faiblesse, parfois les deux, de Churchill et de Roosevelt face à Staline. L’Europe centrale et orientale a été perdue par manque d’anticipation et de profondeur stratégique face à la vision des relations internationales de l’URSS : « Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable. » Ce sont la force et les rapports de force qui régissent ces négociations, pas les engagements ou le droit international.
L’Europe de l’Est est la création artificielle de Staline, extorquée par son pouvoir de duperie et couverte par les bruits des bottes de l’armée soviétique. Ni la géographie, ni l’Histoire, ni la culture, ni la langue, ni la religion et encore moins la volonté politique ne prédisposaient toutes ces nations à vivre dans le même bloc et sous la même chape de plomb. L’Europe de l’Est fut la négation de leurs aspirations à l’autodétermination et à l’indépendance.
Alors que la victoire contre le nazisme est synonyme de libération pour la France et les Français, pour l’Europe centrale et orientale « la libération, c’est la terreur11 » : déportations de masse, assassinats, viols, emprisonnements, pillages… Les espoirs de liberté, de démocratie et de respect des droits humains s’envolent. La désolation économique, la répression politique, les tentatives d’effacement culturel, les déformations de l’architecture urbaine et des paysages marquent cette séparation violente avec l’Occident jusqu’à la chute du mur du Berlin.
Cette colonisation russo-soviétique craque sous le poids des résistances nationales au communisme en 1989 et s’effondre définitivement en 1991. Durant ces deux années, la Pologne, la Tchécoslovaquie12, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, le Bélarus, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie déclarent leur indépendance. Ces pays naissent ou ressuscitent. L’Europe de l’Est disparaît, mais ne quitte pourtant pas les esprits.
En plus de cinquante ans de guerre froide, cette appellation s’est profondément enkystée dans notre imaginaire et notre carte mentale jusqu’à les figer. Comme si le rideau de fer n’avait pas été brisé, comme si ces pays n’avaient pas entamé leur « retour à l’Europe », comme s’ils étaient toujours ligotés au glacis communiste, cette notion d’ « Europe de l’Est » continue d’être le prisme de lecture privilégié en France. Coincées entre le regard romantique d’une gauche anticapitaliste sur les régimes communistes et le regard admirateur d’une droite conservatrice pour la « Russie éternelle », l’Europe centrale et orientale restent un impensé français. Ces pays ont été bien trop longtemps regardés et pensés à l’ombre de l’Union soviétique puis de la Fédération de Russie.
Faute de la considérer également comme l’ « arrière-cour » historique et géographique naturelle de l’Allemagne, la France a longtemps considéré qu’elle n’avait pas d’intérêt à conceptualiser son regard, sa présence et son influence dans cette région « entre mer Baltique et mer Noire ». Elle n’est pas parvenue à prendre les tournants de la fin de l’URSS en 1991 puis des élargissements européens de 2004 et 2007 pour saisir les opportunités de rapprochement qui se présentaient. Cette incompréhension, souvent mutuelle, et le désintérêt, souvent à sens unique, entre la France et les pays d’Europe centrale et orientale ne pouvaient faire naître que frustrations et ressentiments, aggravant les fractures « Est-Ouest ».
Ces appellations d’ « Europe de l’Est » ou de « pays de l’Est » nuisent à la compréhension des dynamiques, des particularités et de la diversité des pays d’Europe centrale et orientale. Ils ne constituent pas un bloc. La Lituanie ne peut pas être assimilée à la Lettonie, la Slovaquie ne peut pas être pensée comme la Hongrie et l’Ukraine ne peut pas être regardée comme la Moldavie. Ces désignations, datées d’une époque révolue, négligent les progrès et changements réalisés par ces pays depuis l’effondrement de l’URSS et leur volonté d’appartenir pleinement à la communauté européenne ainsi qu’à « l’Occident ».
La progression et la croissance économique de certains pays d’Europe centrale et orientale depuis leur « grande conversion13 » à l’économie libérale sont impressionnantes. De la Pologne qui enregistre en moyenne une augmentation de son produit intérieur brut (PIB) de près de 4 % par an depuis son adhésion à l’Union européenne à l’Estonie devenue un leader européen du digital et de l’e-gouvernement ; de la Roumanie qui a un écosystème de start-up très dynamique à l’Ukraine qui exporte un grand nombre de services de technologies de l’information, les changements opérés dans ces pays depuis 1991 sont importants. Pourtant, dans notre imaginaire, ils sont toujours englués dans un retard conséquent et une économie arriérée. Ces défaillances de compréhension investissent malheureusement le terrain politico-diplomatique et fragilisent l’unité européenne.
Depuis 1989, au moins quatre épisodes politiques ont structuré l’image de la France dans la région : la proposition de François Mitterrand de créer une Confédération européenne réunissant tous les pays européens et l’URSS, les propos de Jacques Chirac invitant les pays d’Europe centrale à « se taire », le veto de Nicolas Sarkozy sur l’adhésion de l’Ukraine à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) après la guerre de Vladimir Poutine en Géorgie et le rapprochement franco-russe lancé par Emmanuel Macron trois ans après l’annexion de la Crimée puis d’une partie du Donbass. Ces exemples sont régulièrement cités et rappelés dans ces chancelleries européennes pour souligner le manque de fiabilité, de considération et de compréhension des élites politiques françaises pour leurs enjeux stratégiques. Ces pays se sentent incompris, la France ne se sent pas écoutée.
Fin 2019, partant de ce constat, j’ai décidé avec Romain Le Quiniou14, un ami rencontré à Varsovie, de fonder Euro Créative, un think tank15 pour rapprocher la France des pays d’Europe centrale et orientale. Nous sillonnions la région ensemble depuis des mois pour nous rendre dans les différents forums politiques, économiques ou de défense et nous étions effarés par le manque de présence et d’influence française dans ces pays. Convaincus que la France devait rester un pays moteur du projet européen, nous ne pouvions concevoir d’observer presque quotidiennement l’absence de notre pays dans ces grands rendez-vous politiques et intellectuels et de le voir incapable de défendre ses positions en Europe. Au moment où la France tentait de convaincre ses partenaires sur son idée essentielle d’ « autonomie stratégique européenne », elle ne s’expliquait pas. Questionnée sur ses doutes quant à l’avenir de l’OTAN, elle ne répondait pas. Régulièrement mise en cause sur ses relations jugées ambiguës avec la Russie, elle ne rassurait pas. L’excellent travail de certaines ambassades et instituts français ne pouvait pallier le manque d’investissement et de présence politique dans la région. Avec Euro Créative, nous voulions créer de nouveaux leviers d’actions et de réflexion.
« La jeunesse possède, comme certains animaux, un instinct qui l’avertit des changements météorologiques », écrivait Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Dès 2019, nous avions l’intuition qu’une agression directe de la Russie sur le sol européen était à considérer d’urgence. Notre analyse était simple : une large partie de l’élite politique, diplomatique, militaire et intellectuelle française sous-estimait largement cette hypothèse par manque de compréhension des subtilités géopolitiques de cette région, par manque d’écoute d’Européens qui ont vécu les multiples invasions russes et par manque de considération pour des « petites nations » qu’elle pensait paranoïaques dans leurs perceptions des ambitions du Kremlin.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine déclenchée par la Fédération de Russie le matin du 24 février 2022 a finalement bouleversé les certitudes et le regard de la France sur l’Europe centrale et orientale, devenue rapidement une région stratégique majeure. Elle a « changé de lunettes », comme rappellent les diplomates, et a certainement cessé de la considérer comme une région périphérique entre l’Allemagne et la Russie. Désormais consciente des volontés expansionnistes russes, la France accroît sa présence politique et militaire sur le « flanc est de l’Europe » (en Estonie, en Roumanie et en Pologne). L’imprévisibilité de l’administration Trump II tétanise un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale qui avaient fait des États-Unis leur principal protecteur et les pousse à rejoindre les positions françaises de renforcement « du pilier européen de l’OTAN » ou de la « souveraineté stratégique européenne ». La France, affaiblie durant des années par la réputation d’une position anti-américaine primaire, a une nouvelle opportunité de se rapprocher de ces pays, à condition d’opérer un aggiornamento idéologique. Ce livre s’attelle à l’importance de changer l’imaginaire, l’approche et le narratif français sur cette région.
À l’heure où l’Europe risque de devenir une simple « périphérie » dans le chaos du monde, le renforcement de l’unité européenne est une nécessité. Cette exigence de compréhension et d’intégration des enjeux historiques, politiques et stratégiques de nos partenaires d’Europe centrale et orientale est fondamentale pour trouver le chemin de l’ « Europe puissance ». Être « unis dans la diversité16 », c’est se faire une certaine idée de l’Europe.
<p>Cet article L’Europe de l’Est n’existe pas a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Lecture de : Nicolas Werth, Un État contre son peuple. De Lénine à Poutine. Les Belles Lettres, 2025.
<p>Cet article Ce livre est une scène de crime de masse a été publié par desk russie.</p>
Lecture de : Nicolas Werth, Un État contre son peuple. De Lénine à Poutine. Les Belles Lettres, 2025, 520 p.
L’auteur de cette recension nous offre une précieuse réflexion sur la soviétologie, qui, depuis des décennies, tente de percer le « mystère russe ». Avec la parution de la somme de Nicolas Werth, estime l’auteur, le mystère du XXe et du XXIe siècle russe est définitivement percé : dès sa fondation, l’État bolchévique était une effroyable machine pour broyer son propre peuple. Quant à Poutine, il fait ressusciter le passé soviétique, tout en utilisant les mêmes méthodes que ses prédécesseurs, de Lénine à Andropov.
Pourquoi est-il si difficile de comprendre la Russie ? Cinq raisons expliquent que l’on s’égare sur la Russie du XXe siècle, au point de la prendre pour ce qu’elle n’est pas ou, pire encore, de refuser de voir ce qu’elle est. La première est le mensonge. La Russie tsariste mentait, la Russie soviétique ment tout le temps. Enfermée dans sa possession idéologique (qui mute au fil du temps, mais persiste dans son intensité), elle n’a plus de point de contact avec la réalité, sauf pour la déformer ou la détruire – jusqu’au concept classique de « vérité », qu’elle considère comme une fiction ennemie. Par conséquent, le langage qu’elle produit est invariablement délirant : il oblige l’observateur à pratiquer un décodage constant, à démêler en chaque paragraphe officiel les fils de l’erreur, tâche épuisante pour qui n’a pas pris l’habitude, à force de patience, de parler couramment la lingua sovietica.
La deuxième raison est la censure. Le régime soviétique est obsédé par le secret. Comme son intelligence est structurée de manière paranoïaque – le pouvoir central est environné d’ennemis mortels, les alliés sont des traîtres, les innocents n’existent pas, l’infiltration est partout –, toute information est dangereuse. Même ses plus petits faits et gestes font l’objet de dissimulation. Le meilleur moyen de fuir la vérité est de l’interdire. Ce qui fera de la Russie moderne une surdouée de l’espionnage et de la désinformation. La difficulté de la lingua sovietica est donc redoublée par une complexité préméditée, stratégique, et exige une deuxième couche de décodage.
Une troisième couche de difficulté s’impose à nous avec la forme même du discours soviétique, sa matière fondamentale : la langue de bois. À son sujet, Françoise Thom a produit le seul classique du genre, d’une importance considérable. La Langue de bois, paru en 1986, démonte les mécanismes du sabir communiste russe – qui devient, par extension impérialiste, le vocabulaire et la grammaire de nations et de partis sur toute la terre. Cette langue est laide, glaciale, inhumaine et formidablement ennuyeuse. Elle dégoûte le lecteur. Nul n’a jamais pris de plaisir à lire en entier un discours de Léonid Brejnev. Pourtant, ce fatras de formules creuses est piégé : en détecter les chausse-trappes peut nous apprendre quelque chose sur l’émetteur. Écouter parler le système soviétique, tendre l’oreille à ses inflexions, repérer l’évolution de ses formules, est un défi pour qui veut pister la pensée du Kremlin.
Et puis, il y a la souffrance. Car le peuple russe souffre énormément, beaucoup trop, et fait énormément souffrir, beaucoup trop, ses victimes. Visiter le XXe siècle russe expose le regard à des massacres sans nombre, des tortures, les destins saccagés de générations entières, des cultures broyées, toute bonté niée, tout espoir annulé : une incroyable litanie de tragédies qui font vaciller l’âme. Oui, c’est incroyable, et certains refuseront d’y croire. Et qui pourrait leur en vouloir ? Qui a envie de se souvenir que, dans les camps de concentration des îles Solovki, l’été, on attachait les bagnards nus à des poteaux en plein air pendant des journées entières pour que des milliers de moustiques les dévorent ? Qui a envie d’imaginer leurs corps et leurs visages boursouflés et ensanglantés, et leurs hurlements de détresse sous la lune ? Personne. Pourtant, il le faut, sans quoi l’on passe à côté de l’essentiel, qui est l’agonie du peuple russe des décennies durant. Étudier la Russie du siècle dernier, c’est s’infliger l’épouvante. Sans quoi l’on ne prendra pas toute la mesure des enlèvements d’enfants et autres horreurs perpétrés en Ukraine aujourd’hui.
Pour finir, dernière couche d’opacité, la plus superficielle, mais pas la moins décourageante : le grotesque. Car l’Union Soviétique n’est pas seulement mystérieuse et horrible : elle est également ridicule jusqu’au risible, pitoyable jusqu’au clownesque. Comment réagir, lorsqu’on apprend que Staline fait réveiller ses ministres en pleine nuit, les convoque séance tenante et les force à banqueter, à boire comme des trous, et à danser des slows devant lui pendant qu’il se moque d’eux et leur jette de la nourriture ? Qu’est-ce que c’est que ce système politique ? Quel rapport avec le communisme ? Eh bien, c’est le communisme, justement : le vrai, dirigé par le plus communiste des hommes, Staline, parfaite incarnation du marxisme-léninisme. L’accepter demande une forme de modestie, car nos catégories de pensée sont sévèrement bousculées.
On comprendra donc sans peine qu’Alain Besançon raconte avoir été pris de migraines et de nausées à la lecture assidue des œuvres complètes de Lénine. Il n’était pas homme à se plaindre sans raison. Simplement, il avait plongé si profondément dans le mystère russe que son esprit – pourtant des plus solides – et son corps – pourtant sain – étaient pris d’assaut, intimement déréglés par le mélange de hideur, de niaiserie, de détresse et de casse-têtes qui forment l’univers soviétique. Pour nous guider sur cet Everest de non-sens et nous épargner une chute dans ses crevasses, nous avons besoin de cerveaux d’élite. Besançon, Thom, Courtois, Malia, Wolton, comptent parmi les rares à pouvoir nous prendre en cordée et nous emmener sur les zones de l’histoire russe où l’oxygène se fait rare et le vertige paralysant. La France peut s’enorgueillir d’être un très grand pays de soviétologie. Et puis, il y a Nicolas Werth.
Comme tous les noms que nous venons de citer, il est historien de profession. Comme eux, il a attelé sa vie entière au sujet soviétique. Le titre de son dernier livre, Un État contre son peuple, résume impeccablement son propos. Il s’agit bien, en effet, d’une monstruosité idéologique et administrative infligeant au peuple qu’elle tient en captivité – et à tant d’autres ! – un insoutenable supplice. Un État contre son peuple est l’histoire d’une souffrance aussi vaste que son territoire, aussi interminable que la période s’étendant de 1917 à nos jours, et de l’insatiable brutalité qui a conçu, organisé et fabriqué cette souffrance. Ce livre est une scène de crime de masse. Les corps se comptent en dizaines de millions, pour la plupart des innocents sans défense, hommes femmes, enfants, de toutes classes et de toutes ethnies. Les armes sont les balles de tous calibres, le fouet, l’incendie, l’ensevelissement vivant, les bombardements, les gaz, le froid, la faim – la liste est aussi longue que les manières de mourir atrocement des mains d’un autre. Et, c’est à noter pour saisir l’importance de l’œuvre, le coupable, identifié, court toujours – nous y reviendrons. Mais Un État contre son peuple n’est pas un pamphlet. Il ne lâche jamais la rampe de la scientificité, il ne s’emporte jamais. Tout juste un point d’exclamation surgit-il de temps à autre, très rarement, pour signaler que la coupe du malheur est trop pleine, et que l’auteur appelle son lecteur à s’indigner un instant avant de reprendre son chemin vers le pire. Ce n’est pas même un réquisitoire, car le dossier de l’instruction parle de lui-même. C’est une description, dressée avec le plus grand calme, sans animosité inutile, ni esprit de vengeance. Et cette patience dans la description des faits amoncelés, ce refus de nous secouer plus que nécessaire, cette confiance dans l’éloquence du réel, fait la grandeur du livre. Il y a une distance chez Werth, et elle contient une délicatesse qui nous protège un peu.
L’ouverture des archives du Kremlin depuis une trentaine d’années nous a permis de découvrir sur l’URSS une part non négligeable de ce qu’elles avaient hermétiquement gardé scellé jusque-là. Sur l’étendue de ses crimes en particulier, et sur leurs modes opératoires, leurs rythmes, ainsi que sur les pensées des assassins et de leurs complices. Un État contre son peuple se situe à la pointe de la recherche. Après l’époque du grand silence, où les soviétologues devaient déduire par eux-mêmes ce qui se passait derrière la grande muraille du faux, et après la première ère des révélations documentaires – qui donna lieu au décisif Livre Noir du Communisme, dont Un État contre son peuple est une prolongation concentrée sur la sphère russe –, vient le moment où l’on en sait tellement que le puzzle est presque complet. À quelques détails près, l’incompréhensibilité soviétique est définitivement vaincue. Les 500 pages d’Un État contre son peuple sont la conséquence de cet éclaircissement généralisé.
Le livre de Nicolas Werth commence avec la révolution d’Octobre et finit de nos jours. Pas de détours, pas de pauses : le train du chaos et de la douleur file tout droit du départ à l’arrivée. Werth dicte au lecteur un tempo d’une régularité ne laissant aucune place à la distraction, ce qui fait de la traversée une expérience compacte et cohérente. C’est net et mat. Il n’y a pas de climax, car chaque année est un climax (et la période de la NEP, que nos lycées nous avaient présentée comme un adoucissement, n’est finalement qu’une hécatombe de plus). Mais nous attirerons spécialement l’attention sur les chapitres 5 à 8, qui courent de la révolte paysanne de Tambov aux grandes famines des années 1930. Dans ces quatre chapitres, Werth nous fait voir l’épouvantable bras-de-fer entre un Staline d’une férocité insensée et des populations qui tentent confusément et héroïquement de lui résister, et le payent très cher. On découvre à quel point la collectivisation fut une guerre civile et rien d’autre, entre un tyran idéologique absolu et des dizaines de millions de pauvres gens stupéfaits qu’on les traite de manière aussi cruelle. Ils se rebellent de mille manières, par la dissimulation, par la passivité, par la violence désordonnée ou organisée. Il est regrettable que la science historique ne présente que rarement ces refus, ces émeutes et ces batailles, chrétiennes ou athées, de gauche, de droite, apolitiques, comme un bloc malgré leurs différences. Car une Résistance majuscule au totalitarisme économique a bien eu lieu, elle a duré plus de dix ans, et elle mériterait les honneurs de notre mémoire. Bien entendu, elle a été vaincue, à chaque fois. On voudrait pleurer, mais on n’en a pas le temps. Werth nous fait passer au cachot suivant et nous pencher sur d’autres fosses, où supplient en vain d’autres innocents. Tant qu’il ne sera pas trouvé un beau matin par ses gardes, expirant dans une flaque d’urine en sa datcha de Kountsevo, Staline s’acharnera.
Il est logique et nécessaire, en 2025, de trouver condamnable le peuple russe, quand on constate sa passivité face à la morgue de Poutine et le peu d’égards qu’il a pour son voisin ukrainien. Mais une des utilités du livre de Nicolas Werth est de nous indiquer d’où vient cette morgue, et de nous rappeler pourquoi le régime poutinien tient tant à effacer la vérité du passé soviétique. Pour empêcher les Russes de voir à quel point ils deviennent monstrueux, il faut leur faire oublier de quelle monstruosité ils ont été la proie. Et c’est justement à cet oubli que les Ukrainiens se refusent. Il y a, dans la guerre en cours, un enjeu que l’on pourrait qualifier de métaphysique, et qui excède la survie biologique et culturelle du peuple ukrainien. Cet enjeu, c’est le conflit entre deux vingtièmes siècles. Celui des tchékistes, abject et tronqué. Et celui des victimes, russes autant qu’ukrainiennes ou kazakhes. En quelque sorte, le passé de la Russie, celui qu’énumère Werth, ne se situe pas du côté russe de la ligne de front. Il lutte aux côtés des Ukrainiens. De l’autre côté de cette ligne, il n’y a qu’un roman national aberrant, qui ne sait rien faire d’autre que de tuer vraiment.
Je veux évoquer brièvement une anecdote personnelle. En 1989, j’ai découvert l’univers soviétique avec Le Moment Gorbatchev, de Françoise Thom. Ébranlé par le caractère inédit de sa thèse, alors que la presse mondiale baignait en pleine gorbimania, je voulus en rencontrer l’auteur. Tandis que je lui disais ma décision de consacrer le plus possible de mon temps à comprendre l’URSS, elle me tint ce discours, je m’en souviens presque mot pour mot : « Faites attention, méfiez-vous. La Russie est un sujet bien plus sinistre que vous ne l’imaginez. Elle vous fascine, mais elle peut rendre votre existence extrêmement sombre et triste. » Je n’ai pas écouté son conseil. En lisant Nicolas Werth trente-quatre ans plus tard, j’ai repensé à l’avertissement de Françoise Thom.
Pourtant, comme tout bon livre sur la Russie depuis un siècle, Un État contre son peuple vous fait relever la tête : il donne envie de combattre l’influence du Kremlin sur le monde. Il est apte à déflorer à temps de jeunes intelligences encore en formation, trop naïves pour résister aux sérénades de Poutine, et il renouvelle l’effroi dans le cœur usé des plus aguerris et des plus désabusés. Le communisme s’est évanoui, mais le bolchévisme, le tchékisme, la machine à tromper, à enfermer et à tuer, est toujours en marche : elle ne peut pas s’arrêter. Elle viole, elle lance ses essaims de drones sur Kyïv, elle emporte des milliers d’enfants ukrainiens vers des destinations plus infernales encore que la guerre, où ils deviendront, dans le pire des cas, les valets serviles du néant qui les aura décérébrés – et elle tente de rendre nos médias aussi visqueux que les siens. Sa bataille incessante et hybride contre les peuples est loin d’être achevée. L’Ukraine est la citadelle qui barre sa route vers nous. 1917 est un jour sans fin.
Le travail historique continue, mais le plus dur, qui consistait à arracher son masque au Kremlin, est fait, malgré tous les effets de Vladimir Poutine pour empêcher ce travail en écrasant l’association Memorial qui comptabilise et nomme inlassablement les martyrs anonymes du soviétisme, et en imposant aux écoliers russes une version officielle où Staline est un fier patriote et le Holodomor un entrefilet. Mais, lorsque le masque tombe, que voyons-nous, justement ? La Russie de Poutine. Celle-là même qui s’embourbe dans les tranchées ukrainiennes. Celle qui intimide l’Europe et arnaque les États-Unis. Celle qui serre fermement la main aux potentats de Pékin, de Pyongyang, de Téhéran, tout en adressant un sourire de reptile aux chrétiens et aux juifs. Un État contre son peuple nous dit qu’au-delà de la Russie éternelle de Dostoïevski et des bulbes dorés, on trouve une autre Russie éternelle, du Holodomor, du Goulag et de la Loubianka. Cette Russie–là, les russolâtres, les Philippe de Villiers et autres Dominique de Villepin prétendent que c’est un fantasme d’atlantistes. Les soviétologues savent que c’est du savoir. Karl Popper écrit : « Je considère nos théories scientifiques comme des inventions humaines, des filets conçus par nous pour attraper le monde. » Un État contre son peuple attrape la Russie. Au fond de ce filet remue un squale : Vladimir Poutine.
Pour terminer, une citation tirée du livre de Werth qui en dit long sur le régime soviétique. « Camarades ! Le soulèvement koulak dans vos districts doit être écrasé sans pitié. Les intérêts de la révolution toute entière l’exigent, car partout la “lutte finale” avec les koulaks est désormais engagée. Il faut faire un exemple. 1) Pendre (et je dis pendre de façon que les gens le voient) pas moins de 100 koulaks, richards, buveurs de sang connus. 2) Publier leurs noms. 3) S’emparer de tout leur grain. 4) Identifier les otages comme nous l’avons indiqué dans notre télégramme hier. Faites cela de façon qu’à des centaines de lieues à la ronde les gens voient, tremblent, sachent et se disent : ils tuent et continueront à tuer les koulaks assoiffés de sang. Télégraphiez que vous avez bien reçu ces instructions. Vôtre, Lénine. P.-S. Trouvez des gens plus durs. » (p.70)
<p>Cet article Ce livre est une scène de crime de masse a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Si nous voulons sérieusement mettre en place un plan global pour aider l'Ukraine à survivre, nous devons y intégrer le soutien culturel.
<p>Cet article Pourquoi la culture ukrainienne est l’affaire de tous face à l’impérialisme russe a été publié par desk russie.</p>
Pour comprendre comment renforcer la sécurité de l’Ukraine, nous devons examiner les stratégies utilisées pour la compromettre. Uilleam Blacker montre que la culture est un élément crucial de l’agression russe et que le soutien culturel à l’Ukraine peut être un outil efficace dans le cadre d’une politique de sécurité plus large.
Dans ses actions comme dans ses discours, la Russie a démontré que la culture ukrainienne était clairement dans sa ligne de mire. Elle a attaqué les infrastructures culturelles ukrainiennes, bombardant des bibliothèques, des théâtres, des imprimeries, etc. Elle a également assassiné des centaines d’écrivains, d’artistes et d’autres personnalités culturelles. Au-delà de la violence physique, la Russie interdit la langue ukrainienne dans les écoles des zones occupées et rééduque des milliers d’enfants kidnappés afin qu’ils méprisent leur langue, leur histoire et leur identité. Les personnes vivant sous occupation sont soumises à un contrôle visant à détecter tout sentiment pro-ukrainien, ce qui peut conduire à des arrestations, des tortures et des meurtres. Cet effacement de l’identité et de la culture s’accompagne d’un vaste programme de réinstallation de Russes sur des terres volées à l’Ukraine. Tout cela équivaut à un nettoyage ethnique.
Les politiques du Kremlin sont la conséquence logique de la vision de la Russie qui sous-tend la décision d’entrer en guerre. Les propres mots de Poutine fournissent toutes les preuves dont nous avons besoin : ses discours et ses écrits sont imprégnés du chauvinisme russe séculaire qui nie non seulement l’autonomie, mais aussi l’existence même de l’Ukraine. Sous le règne médiéval de Volodymyr le Grand, l’Ukraine était le berceau du christianisme orthodoxe dans le monde slave oriental. Lorsque la Russie moderne a cherché à affirmer une influence impériale « divinement ordonnée » au-delà de ses frontières, elle a également cherché à s’approprier l’histoire du christianisme en Ukraine, tant sur le plan discursif que par la conquête territoriale. Dans le même temps, l’Ukraine revêt également une importance stratégique pour le puzzle impérial russe. En conquérant l’Ukraine au XVIIIe siècle, la Russie a éliminé son principal rival régional, la Pologne, et étendu son pouvoir jusqu’à la mer Noire, s’imposant ainsi sur la scène européenne comme une puissance impériale. Une Ukraine autonome constitue donc une menace pour les fondements des mythes historiques russes. Ce n’est pas un hasard si Poutine aime tant répéter que les Ukrainiens et les Russes ne forment qu’un seul peuple, s’il a érigé un monument à Volodymyr près des murs du Kremlin et s’il fait référence à Catherine II, la conquérante de la Pologne, dans ses discours.
L’Ukraine a cependant toujours été une cible coloniale difficile. Du XVIe au XVIIIe siècle, elle a non seulement connu des périodes d’autonomie politique relative grâce aux Cosaques, mais elle a également connu une vie culturelle, intellectuelle et religieuse florissante. Une Ukraine menant une existence si distincte et éprise de liberté, avec des liens étroits avec l’Europe via la Pologne, a toujours menacé de faire voler en éclats le projet impérial naissant de la Russie.
Pour lutter contre cette menace, la Russie a mis au point une astuce ingénieuse : elle a traité l’Ukraine non pas comme une terre étrangère conquise, mais, grâce à une gymnastique mentale historique sur ses revendications concernant l’histoire médiévale de l’Ukraine, comme une partie légitime et naturelle de son patrimoine culturel, religieux et, par conséquent, territorial. L’histoire et la culture distinctes de l’Ukraine ont été systématiquement effacées ou dénigrées par les hommes d’État, les historiens et les écrivains russes, qui les ont réduites à de simples variations folkloriques d’une culture russe plus grande. Les dirigeants russes successifs, des tsars aux commissaires, ont consacré des ressources considérables à discréditer, emprisonner ou assassiner ceux qui suggéraient le contraire. De l’interdiction des livres religieux ukrainiens par Pierre Ier au massacre des poètes par Staline, la politique russe a été remarquablement cohérente.
Il y a bien sûr une contradiction au cœur de tout cela. Si la culture ukrainienne n’était qu’une simple note folklorique de la grande culture russe et l’identité ukrainienne qu’une étrange nuance de russité, pourquoi faudrait-il déployer des efforts aussi acharnés pour la contenir ? Si, comme l’écrivait en 1863 le ministre de l’Intérieur tsariste Piotr Valouïev, « il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il ne peut y avoir de langue petite-russe [c’est-à-dire ukrainienne] distincte », alors pourquoi aurait-il besoin de promulguer un décret secret l’interdisant ? Mais telle est la logique de la Russie, qui est prête à verser le sang pour maintenir l’illusion de la non-existence de l’Ukraine.
Poutine n’est que le dernier représentant d’une longue tradition de déni de l’Ukraine, dans laquelle la culture occupe une place centrale. Pour Poutine, si l’Ukraine a sa propre culture, son histoire et son identité, elle est mieux armée pour maintenir son statut d’État et affirmer son influence géopolitique. Si, en revanche, les Ukrainiens peuvent être convaincus qu’ils sont destinés, par la logique historique et l’affinité culturelle, à faire partie du « monde russe », qu’ils n’ont pas le droit de défendre des valeurs (telles que la démocratie, les droits de l’homme, la liberté) qui s’opposent à celles de la Russie, alors ils seront plus faciles à gouverner. C’est la logique qui prévaut dans les camps de rééducation russes pour enfants et l’assassinat d’écrivains ukrainiens à coups de balles et de missiles. Chaque mouvement de la frontière de facto de la Russie vers l’ouest alimente les ambitions de Poutine de restaurer la grandeur impériale russe.
La promotion de la culture ukrainienne aujourd’hui n’est donc pas un luxe. Chaque livre ukrainien vendu, chaque film diffusé au cinéma, chaque chanson diffusée à la radio est une brique dans le mur défensif contre l’expansionnisme russe. La culture ukrainienne aide les Ukrainiens à conserver le sentiment d’un objectif commun ; elle les aide à assimiler leur passé, à comprendre leur présent et à planifier leur avenir ; elle leur fournit des modèles de résistance et des voies de consolation dans les moments difficiles. Elle repousse l’influence culturelle russe, qui alimente chez les Ukrainiens des stéréotypes néfastes d’infériorité et d’impuissance.
Mais la culture ukrainienne n’est pas seulement importante pour les Ukrainiens. Elle peut également contribuer à renforcer la solidarité entre les publics du monde entier. Pour le meilleur ou pour le pire, lorsque quelqu’un que nous connaissons souffre, nous éprouvons plus de sympathie à son égard qu’à l’égard d’un parfait inconnu. Il en va de même pour les pays et les sociétés. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les puissances d’Europe occidentale ont pu décider de ne pas protéger ceux qui étaient menacés par l’invasion nazie parce que, comme l’avait dit de manière tristement célèbre Chamberlain, il s’agissait d’une « querelle dans un pays lointain entre des gens dont nous ne savons rien ». Le Premier ministre britannique était terriblement naïf, mais il avait raison de supposer que le manque de connaissances pouvait garantir l’absence de préoccupation. En revanche, la connaissance et la familiarité avec une autre culture renforcent la solidarité et sèment les graines d’une action potentielle. Si la longue histoire de la violence coloniale russe contre l’Ukraine avait été mieux comprise par un public familier avec les codes de la culture ukrainienne, l’Ukraine et la Crimée n’auraient peut-être pas été perçues par tant de personnes en Occident comme des régions obscures de l’ « arrière-cour » de la Russie en 2014. Bien sûr, l’Ukraine n’est pas un cas isolé : nos réactions aux événements à Gaza ou au Soudan seraient-elles différentes si nous lisions tous des romans d’auteurs palestiniens et soudanais dans nos écoles et nos universités ?
J’ai été frappé par le nombre de Britanniques instruits qui ont du mal à croire que la Russie, qu’ils connaissent à travers sa grande littérature, son ballet et sa musique, puisse être à l’origine d’une telle barbarie. Ils considèrent la culture russe, mystérieuse et émouvante, comme « au-dessus de la politique » ou comme souffrant en opposition à la tyrannie. Ils sont peu conscients de la manière dont le canon de la culture russe – de Pouchkine et Dostoïevski à Soljenitsyne – a soutenu et construit le discours impérial russe. C’est ainsi qu’en 2024, le film hagiographique de Kirill Serebrennikov sur l’écrivain Edouard Limonov, un fasciste qui a tiré avec une mitrailleuse sur Sarajevo assiégée pour s’amuser et qui a été le premier à proposer l’idée de s’emparer violemment de la Crimée, a pu être célébré au festival de Cannes. Ce n’est que récemment que l’un des romanciers les plus en vue de Russie, Zakhar Prilepine, qui racontait avec jubilation avoir tué des Ukrainiens lors des combats dans l’est de l’Ukraine, a finalement été exclu des forums culturels européens.
Pour mettre en relief le statut privilégié de la Russie, il suffit d’examiner la perception de ses alliés géopolitiques – la Chine, l’Iran, la Corée du Nord. Les publics occidentaux n’ont aucune affinité avec les cultures de ces pays. Il est difficile de citer des écrivains de ces pays dont le statut serait équivalent à celui de Dostoïevski, Tolstoï ou Tchekhov. Et par conséquent, il n’y a pas la même volonté de « voir les choses du point de vue » de l’Iran, par exemple, que dans le cas de la Russie. La littérature russe, incarnée par Tolstoï et Tchekhov, est pour de nombreux lecteurs occidentaux le seul point d’accès à l’histoire de la Crimée. On ne peut pas en dire autant des écrivains chinois en ce qui concerne Taïwan. Si nous voulons sérieusement combattre et contenir la Russie, nous devons apprendre à aborder de manière critique les récits historiques et culturels que sa culture inculque à ceux qui la consomment.
Compte tenu de tout ce qui précède, il est clair que la culture ukrainienne est importante tant pour l’Ukraine que pour ses alliés dans un sens politique très concret. Plus les Ukrainiens fréquentent leur propre culture, plus ils se sentent sûrs de leur identité et de leur objectif commun ; plus le public européen et mondial apprendra à connaître la culture ukrainienne, plus il est probable que l’aide politique et militaire sera soutenue par la sympathie du public. De la même manière, remettre en question les mythes culturels et historiques russes peut amener les publics étrangers à adopter une approche plus critique de l’influence régionale de la Russie. Au Royaume-Uni, nous avons tenu à remettre en question notre propre passé impérialiste et à mettre en avant les voix de ceux qui en ont souffert. Nous devrions traiter la Russie de la même manière.
Quelles sont les mesures spécifiques nécessaires pour faciliter tout cela ? Il est essentiel de continuer à soutenir la culture ukrainienne. Malheureusement, les États-Unis ont récemment fait exactement le contraire, en réduisant les budgets de l’USAID consacrés aux projets culturels et journalistiques ukrainiens en Ukraine et aux États-Unis. Le soutien européen s’amenuise également : les salons du livre en Europe, par exemple, n’offrent plus de tarifs réduits aux éditeurs ukrainiens pour leur participation. Si nous voulons sérieusement mettre en place un plan global pour aider l’Ukraine à survivre, nous devons intégrer le soutien culturel dans des stratégies géopolitiques à long terme et le poursuivre par l’intermédiaire d’organismes tels que le British Council. Dans le même temps, nous devons également réfléchir à la manière de développer une vision plus réaliste et critique de la Russie chez le public britannique. Les organismes publics, par exemple les organismes de financement universitaire, pourraient y contribuer en soutenant des projets qui abordent de manière critique les fondements culturels de l’impérialisme russe, comme ils l’ont fait avec l’histoire britannique.
C’est maintenant qu’il faut agir. Les années à venir risquent de voir l’Ukraine dans une situation encore plus précaire. Ces derniers mois, la Russie s’est montrée de plus en plus audacieuse face à l’absence de réaction de la part de l’Occident et ne semble pas prête à revoir ses ambitions à la baisse. Des sanctions économiques sévères et un soutien militaire considérablement renforcé sont bien sûr essentiels. Mais ce combat a besoin d’un fondement culturel. Il a besoin d’histoires captivantes dans lesquelles des actions positives en faveur de l’Ukraine peuvent prendre racine. Il a besoin de faits historiques pour faire appel à notre sens de la justice et d’images culturelles pour faire appel à notre imagination. En fin de compte, ce sont les Ukrainiens ordinaires et les citoyens ordinaires des pays qui les soutiennent qui comptent dans tout cela – sans eux, aucune action gouvernementale ne pourra aboutir. Ce sont leurs cœurs et leurs esprits qui doivent s’ouvrir à l’Ukraine, et seule la culture peut y parvenir.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Lire la version originale
Nous remercions London Ukrainian Review pour l’autorisation de publier cet article
<p>Cet article Pourquoi la culture ukrainienne est l’affaire de tous face à l’impérialisme russe a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Pourquoi la Russie est-elle si malheureuse ? Et pourquoi engendre-t-elle tant de malheur ailleurs ?
<p>Cet article Le vide. La malédiction territoriale a été publié par desk russie.</p>
En 2023, Desk Russie a publié les deux premiers chapitres du livre du philosophe russo-américain Mikhaïl Epstein, L’antimonde russe, New-York, FrancTireurUSA, qui venait de paraître. Au vu du caractère prophétique de ce livre, et avec l’accord de l’auteur, nous avons décidé de publier plusieurs autres chapitres, en feuilleton, à partir de ce numéro de la newsletter.
De temps en temps, des étudiants me demandent : « Pourquoi la Russie est-elle si malheureuse ? Et pourquoi engendre-t-elle tant de malheur ailleurs ? » Leur représentation de la Russie en tant que pays malheureux naît généralement de l’étude des grands auteurs classiques : Gogol, Dostoïevski, Tchekhov, ou encore Zamiatine, Boulgakov, Platonov, Zochtchenko, Soljenitsyne, Chalamov…
« Pourquoi… ? » Cette question m’a poursuivi moi aussi pendant toute ma vie. Je me souviens d’un moment en 2006 où je me tenais sur la rive du lac Seliger en haute Volga, lors d’une expédition pour des recherches en dialectologie. Un ovale incroyablement beau, bordé par un bois sombre, des nuages en haut et en bas, la paix, le silence, la sérénité… Son pourtour aurait dû être parsemé de villes prospères, dotées de pontons animés et de maisons de contes de fées abritant des gens riches et libres. Il semble qu’au cœur d’une nature si apaisante, une civilisation pacifique, productive et pleine de vie aurait dû voir le jour… Mais à quelques pas de la rive se dressait une église en ruine, dont la coupole éventrée bâillait vers le ciel et dont le sol était jonché d’une épaisse couche de bouse de vache. Dans les hameaux alentour vivotaient encore quelques vieilles femmes (dont nous recueillions le dialecte) et quelques vieux garçons définitivement tombés dans l’ivrognerie. Les écoles avaient fermé depuis longtemps, et le seul lieu animé de toute la région était une cité d’ouvriers tadjiks, qui avaient érigé une mosquée sans tarder.
Le chef-lieu de la région du lac Seliger, Ostachkov, est une ville aux dimensions tout à fait honorables à l’échelle de la Russie de province, mais elle est triste, mal fichue, sans une once de joie et d’inspiration, alors qu’elle se situe sur la rive d’un joyau naturel. La gare, l’avenue centrale, le ponton, tout est bâti de façon si grossière que l’on ressent l’état d’esprit dans lequel devaient être les constructeurs : qu’on en finisse, et vite. Il en ressort une dissonance frappante entre la délicatesse de la nature, sa noble sobriété, son atmosphère spirituelle, et la pauvreté de l’environnement « culturel ». C’est comme si la nature demandait qu’on la laisse en paix, qu’on cesse de la toucher, de la souiller, comme si elle souhaitait simplement que ces occupants insensibles quittent les lieux.
« Pourquoi ? » On accuse parfois le climat rude et les longs hivers, peu propices au développement de la civilisation. Mais il suffit d’une simple comparaison avec la Finlande – ou avec le reste de la Scandinavie –, encore plus septentrionale et néanmoins florissante, pour balayer cette explication. Ces territoires ne disposent pas des plaines de la Russie centrale, ni des steppes, ni du tchernoziom si fertile, or il s’y est bâti une civilisation merveilleuse, pacifique, inventive, humaniste, qui devance souvent en termes de réussite le reste de l’Europe – dont les conditions climatiques sont pourtant plus douces !
En plus du facteur géographique, on évoque régulièrement l’argument moral et religieux : la Russie est une terre martyre, telle est sa destinée, sa mission chrétienne.
Sous le fardeau de sa croix,
Le Seigneur, en simple esclave,
Te bénissant t’arpenta,
Terre natale des Slaves17.
(Fiodor Tiouttchev, 1855)
Toutefois, comment un pays qui a massacré des millions de ses concitoyens et d’habitants d’autres pays, qui a instauré les Goulags à travers l’Europe et l’Asie pourrait-il se targuer d’être un exemple de vertu chrétienne ? Un pays qui continue ses massacres… Dans divers endroits du monde, les plaies n’en finissent pas de guérir et l’hémorragie se poursuit : en Corée du Nord, en Afghanistan, dans le Caucase du Sud, et bien entendu, en Ukraine, la principale victime actuelle de la Russie.
Que répondre aux étudiants, qui ne soit ni trop lyrique, ni trop mystique ? Il me semble que la cause des malheurs de la Russie réside dans l’étendue de son territoire et le sentiment de grandeur qui en résulte. L’un des chefs de file du mouvement slavophile, Alexeï Khomiakov, suppliait la Russie chère à son cœur de ne pas s’enorgueillir de son immensité et de ne pas céder à l’infatuation :
« Sois fière ! » enjoignent les flatteurs.
« Terre, ton front est couronné,
Terre d’acier, terre sans peur,
Qui conquit le monde à l’épée !
[…]
Ta steppe est si noble parure,
Tes monts les cieux viennent toucher,
Tes lacs sont tant de mers azur… »
– N’aie foi, sois humble, ignore-les !
(À la Russie, 1839)
L’espace dévore le pays de l’intérieur et le vide de sa substance. « Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays18 », écrira Ossip Mandelstam un siècle plus tard. Celui qui vit dans ce pays peine à le faire sien et à en porter la responsabilité. Il ne vous colle pas à la peau, il enfle comme une cloque. Quoi que l’on entreprenne, ce pays réduira ces efforts à néant. On plante un potager, quelque bandit débarque et le pille ou le saccage. Ce pays est à tous et à personne, il ne connaît aucune barrière qui délimite la responsabilité ou la liberté individuelle, qui rassemble les gens en communautés de travail et d’idées. C’est un pays qui n’est à personne, pas même à ceux qui le gouvernent. Eux dépossèdent les régions de tout, et les régions refusent en réaction de collaborer avec les décideurs de la capitale, enfouissant leurs trésors le plus loin possible, au-delà des frontières. C’est pourquoi tout est suspendu dans l’incertitude : les droits ne sont pas garantis, les devoirs n’ont pas à être remplis et les accords sont impossibles puisqu’ils supposent une responsabilité mutuelle.
On parle de la « malédiction des ressources » de la Russie, mais il y a pire : la « malédiction territoriale ». On ne peut ni rendre ce territoire, ni s’en rendre maître ; il ne reste qu’à geler et se désertifier avec lui, cependant que dans chaque foyer, dans chaque cœur, s’insinue toujours plus profondément un sentiment de désespoir.
Alexandre Soljenitsyne affirmait obstinément que la Russie avait besoin d’un système d’assemblées locales, tels les zemstvo. Sur ce point, c’était un parfait réaliste. Il partait toutefois du principe que la nouvelle puissance fédérale devait englober toutes les républiques slaves et le Kazakhstan, car il croyait aux bienfaits d’un espace politique commun et appelait à son élargissement même après la fin de l’URSS. « En 1991, la seule perspective sensée qui subsistait – si elle subsistait encore ! – était une union renforcée des trois républiques slaves et du Kazakhstan en un État fédéral (une « confédération », c’est du vent…) », écrivait Soljenitsyne dans son essai La Russie sous l’avalanche (1998).
Ne semble-t-il pas évident que des « gouvernements » locaux sous forme d’assemblées (zemstvo) et un territoire aussi vaste « gouverné » par un centre politique unique sont incompatibles ? Des zemstvo forts sur une terre immense, c’est une utopie qui tient de la chimère, pour la Russie. L’histoire a montré que les zemstvo, instaurés en 1864 pendant la vague de réformes d’Alexandre II pour plus d’autonomie à l’échelle locale, devinrent davantage des lieux d’opposition au gouvernement central, et ils furent dissous en 1918 dès que les bolcheviks arrivèrent au pouvoir.
Alexandre Kouchner écrivait en 1969 :
Que l’on est bien chanceux de naître
Sur cette incomparable terre.
Les yeux rivés par la fenêtre
Sur son espace, on est si fier…
Le poète, qui publia ces vers en URSS, comprend parfaitement le paradoxe rhétorique de son emphase. L’étendue d’un espace comme objet de fierté, quoi de plus illusoire, de plus creux dans tous les sens du terme ? Comment s’enorgueillir de rien, c’est-à-dire du vide d’un territoire, inversement proportionnel à ce qu’il contient ? Quant au peuple, menacé de dégénérescence sociale et physique, il porte le joug de « sa vaste patrie19 », dans laquelle il ne se sent jamais véritablement chez lui. C’est un joug pire que celui de la Horde d’or, et il provient justement de l’héritage de celle-ci.
Quasiment intraduisible, le vocabulaire russe pour désigner avec chaleur cette notion d’espace ne manque pas : privolié, razdolié, razgoulié ( « liberté, grand espace, licence »)… Mais dans ces mots, ne sent-on pas percer ce même vide, un vide présenté comme attirant, libérateur ?
Des airs chers à notre cœur
Chante le cocher sans cesse :
Pleins de licencieuse ardeur,
Ou de tragique tristesse…
(Alexandre Pouchkine, 1826, Route d’hiver)
« Pourquoi retentit sans cesse à mes oreilles la chanson plaintive qui, d’une mer à l’autre, vibre partout sur la vaste étendue ? […] Que présage cette incommensurable étendue ? […] N’es-tu pas prédestinée à engendrer des héros, toi qui leur offres tant de champ où se donner carrière20 ? » (Nicolas Gogol, 1842, Les Âmes mortes)
Chez Gogol, la chanson plaintive se transforme quelques lignes plus tard en héroïsme, quand chez Pouchkine, la licence devient chant de tristesse. Il en va ainsi tout au long de l’histoire russe : de vaste espace de liberté en désolation, on « verse du vide dans du creux », selon l’expression russe consacrée.
L’historien Vassili Klioutchevksi (1841-1911) traduisit en ces termes la torpeur de ces immenses étendues : « Nulle habitation visible dans ces vastes espaces, pas un son ne se fait entendre à la ronde, et l’observateur est pris d’un sinistre sentiment d’imperturbabilité, de sommeil de plomb, de désolation, de solitude, qui dispose à des réflexions vagues, mélancoliques, dépourvues de toute pensée précise et claire. » L’absence de limites à ce monde creuse un vide lancinant dans le cœur et y ajoute une propension terrible à la témérité. Et lorsque ces deux éléments se marient – l’ardeur crâne et la tristesse, c’est-à-dire un vide qui cherche à s’étendre et un vide qui ne parvient pas à être comblé –, surviennent les actes héroïques qui non seulement ne mettent pas un terme à la tristesse, mais la répandent encore plus largement dans le cœur.
Pris d’une puissante tristesse,
J’accours sur mon blanc destrier…
Plus sa course est libre, plus la tristesse du cavalier est vive ; d’où :
Notre voie – c’est la tristesse sans fin
– C’est ta tristesse, ô Rus’ !
(Alexandre Blok, 1908, cycle Sur le champ de bataille de Koulikovo)
Chaque acte de témérité crâne sert généralement à repousser les limites qui « gênent », non à les remplir, ajoutant du vide au vide – auquel personne n’échappera, et encore moins les héros.
Voilà pourquoi cette terre est si malheureuse : elle est déchirée par ses vastes étendues et possédée par l’esprit du vide, qui ne permet jamais, où que ce soit, la création de conditions de vie favorables. Comme dirait Hegel, l’idée abstraite de l’infini anéantit toute idée concrète de vie. L’alcoolisme, le vol, la corruption, la paresse, le mensonge, la violence ne sont que des formes de désertification et d’évitement du véritable labeur qu’est la vie : il n’y a plus de notion stable de ce que sont la propriété, la réalité, la vérité, la liberté, l’individualité, le devoir civique, la dignité humaine. Tout ceci se dilue dans l’abstraction de ce grand espace, que personne n’est en mesure de ressentir comme sien, puisque, tel l’horizon, il se défile devant chaque lieu réel, le trahit, le réduit à néant. Le grand « là-bas » indéfini (là-bas à la capitale, là-bas au Kremlin, là-bas dans les cieux) triomphe devant l’ « ici » et réclame de plus en plus de victimes. Les gens appellent ce spectre du grand espace « la Patrie » et le nourrissent de leur chair, de leur sang, de leur progéniture, de leurs biens, de leur honneur, de leur liberté.
Il n’est donc pas surprenant qu’au XXIe siècle, la Russie soit le seul pays à n’avoir pas de frontières fixes, reconnues par la communauté internationale. En annexant un certain nombre de territoires ukrainiens (à commencer par la Crimée en 2014), la Russie s’est certes agrandie, mais elle a surtout perdu son identité spatiale, territoriale. Si Sébastopol et Donetsk font partie de la Russie au même titre que Moscou et Saint-Pétersbourg, c’est-à-dire en vertu de la Constitution, cela signifie que l’intégralité du territoire russe, y compris ses deux capitales, se trouvent dans la même situation juridique indéfinie, suspendue. La Russie s’est dispersée, s’est éparpillée sur le globe terrestre. C’est là le sort de tout anti-espace, qui, à mesure de son extension, se transforme en son contraire ; et perd jusqu’au pays lui-même en tant que forme de son existence concrète.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
<p>Cet article Le vide. La malédiction territoriale a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Recension du livre Le Bateau de marbre blanc. Essai sur la culture russe, paru aux éditions Noir sur Blanc.
<p>Cet article Mikhaïl Chichkine : « La Russie comme un carré noir » a été publié par desk russie.</p>
Mikhaïl Chichkine est un écrivain russe, auteur entre autres des romans La Prise d’Izmail et Le Cheveu de Vénus, qui vit en Suisse depuis 1995. Christophe Solioz nous propose une recension de son nouveau livre, Le Bateau de marbre blanc. Essai sur la culture russe, Traduit du russe par Maud Mabillard et de l’allemand par Odile Demange, Lausanne, Noir sur Blanc, 2025, 333 p.
Remarquable assemblage de textes consacrés notamment aux figures majeures de la littérature russe, Le Bateau de marbre blanc ressemble à un salon-bibliothèque dans lequel trônerait le Carré noir sur fond blanc (1915) de Kasimir Malévitch. Exposée en 1915 aux cimaises de la galerie Dobytchina (Pétrograd, aujourd’hui Saint-Pétersbourg), cette œuvre était placée à un endroit stratégique : dans le coin supérieur, là où, dans les maisons russes, se trouve traditionnellement l’icône. Titre de l’exposition : « Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10 (zéro-dix) ». Zéro, pour signifier le début d’une nouvelle ère ; dix, car initialement autant artistes devaient être exposés – ils seront finalement quatorze.
Dans son introduction, Mikhaïl Chichkine nous invite « à voir en ce moment la Russie comme un carré noir ». Clin d’œil à cette exposition culte, le recueil de Chichkine expose une galerie de portraits de quelque quatorze écrivains et compositeurs russes complétée par un texte sur Joyce et quatre essais. Passons en revue quelques étapes d’un parcours initiatique au cours duquel nombre de questions s’adressent aussi aux lecteurs21. En préface à un livre de colère, La paix ou la guerre. Réflexions sur le « monde russe » (2023), Chichkine évoque une autre Russie « pleine de douleur et d’affliction22 ». Non que la culture russe dans son intégralité serait ipso facto l’incarnation de cette autre Russie, loin de là. Avec Le Bateau de marbre blanc, l’auteur s’engage néanmoins à la recherche du pays perdu.
Cette quête commence par l’évocation d’Alexandre Pouchkine (1799-1837), son Pouchkine, comme l’annonce le titre du chapitre, parce que sa Russie est née de lui. Hommage est rendu à celui qui a non seulement fixé la langue et créé la littérature, mais aussi formaté la conscience du pays : « Avec Pouchkine, la culture qui commençait à naître en Russie a rejoint la culture de la métropole, est entrée dans le mouvement général de l’humanité, abandonnant les valeurs du clan, du lignage et de la tribu pour celles de l’individu. »
Chichkine mentionne en passant un Pouchkine porte-parole de « l’esprit impérial russe ». On aurait aimé que son narratif empreint d’un fort esprit national russe soit plus souligné, tout comme la métamorphose de sa révolte contre la réalité historique en accommodement avec celle-ci. Selon Chichkine, la faute est à l’État. L’écrivain voit en Pouchkine un otage du pouvoir : « Le “représentant de l’esprit impérial” Pouchkine étouffait dans l’étreinte de l’empire. Le poète cherchait douloureusement une issue à cette étreinte, et ne la trouva que dans la mort. »
Au regard d’aujourd’hui, les coups dans le rétroviseur de la culture du pays que propose Chichkine se révèlent d’une saisissante actualité : « Le temps russe s’est arrêté, il joue la même mauvaise plaisanterie à chaque nouvelle génération. » On retiendra notamment cette remarque restituant les réflexions de Pouchkine sur l’Histoire, son choix conservateur pour l’ordre, contre la révolte : « En Russie, l’alternative à un pouvoir fort n’est pas la démocratie, mais un chaos sanglant. La faiblesse de l’État n’amène pas à une organisation démocratique de la société par la base, mais à l’anarchie, dans laquelle la culture mourra la première. » Propos prémonitoires au regard des XXe et XXIe siècles fonçant chacun à sa façon vers l’abîme.
Chichkine arpente son territoire, un espace poétique sans cesse confronté aux démons de l’Histoire. L’agencement des textes est fonction de l’ordre chronologique et après Pouchkine, nous passons à Nicolas Gogol (1809-1852). Le constat de l’essayiste est implacable : « Ce n’est pas un hasard si on ne trouve pas un être humain vivant dans les textes [pétersbourgeois] de Gogol ; il ne peut pas y en avoir là où les gens ne sont que des rouages de la gigantesque machine répressive, où ils n’ont une quelconque valeur que tant qu’ils possèdent un grade. » Hier comme aujourd’hui, l’arbitraire des fonctionnaires, la dilapidation des fonds publics, la corruption, les pots-de-vin, l’absence de droits, la vénalité des tribunaux, et le mépris pour la personne gangrènent un pays qui « dévore les têtes de ses meilleurs enfants ».
Décapante, la littérature démasque « l’écœurant quotidien » et dénonce « l’humiliation de la dignité humaine ». Est-ce « la malédiction et le privilège de l’artiste, de vivre et de sentir cette “odeur du tombeau” », le livre pour seul arme ? L’art tire-t-il de là une force qui n’a d’égale que son impuissance à changer la donne ? « Il faut croire en la Russie, il faut aimer la Russie. Ne pas la détruire, mais y croire, ne pas la haïr, mais l’aimer. » Ce cri, est-il de Gogol ou de Chichkine ? Mais comment aimer un pays – en proie au totalitarisme hier comme aujourd’hui23 – qui « sombre dans sa propre histoire » ?
Chichkine poursuit son exploration du territoire littéraire en relisant Oblomov (1859), le roman phare d’Ivan Gontcharov (1812-1891), non pas tant pour nous interroger sur un passé enterré de longue date que sur nos propres choix : l’« escapisme » serait-il le seul moyen d’éviter de vendre son âme au diable, de sauver sa dignité et d’échapper aux apocalypses qui s’annoncent ? Chichkine ne manque pas de rappeler le dernier vers de Boris Godounov (1831) de Pouchkine : « Le peuple se tait », mais il sait.
Ivan Tourgueniev (1818-1883) reformule la question – à quoi bon vivre ? – et y répond : « Tout est éphémère et vain, mais on peut se vouer à une cause particulière : servir la beauté. Rien n’a de sens, ni la nature, ni l’État, ni la famille, ni les idéaux de liberté. “Mais l’art ?… La beauté ?… Oui.” » Las, l’écrivain qui « a donné à la langue russe la possibilité de se déployer, […] de trouver une nouvelle tonalité dans la littérature russe : de tendresse, de féminité, de pureté de l’âme » devait perdre ses moyens lorsqu’il se faisait le serviteur de son époque et des critiques. Hélas, Tourgueniev ne fut de loin pas le seul à se mettre au garde-à-vous, au service des démons du politique.
Dans les pas d’un Gogol, Fiodor Dostoïevski (1821-1881) ressuscite le Christ et part en croisade. Pour cette Russie qui « patine depuis des siècles, et chaque génération affronte les mêmes problèmes et les mêmes “satanées sempiternelles questions russes” », le salut – de la Russie, du monde – sera orthodoxe et fera l’économie de toute transformation démocratique ou révolutionnaire. Avec son « idée russe » très orthodoxe, Dostoïevski fait des Russes le nouveau peuple élu. Sa mission est de racheter le genre humain, note l’auteur qui rappelle l’influence déterminante de l’ouvrage De l’essence de la culture européenne et de sa relation avec la culture russe (1852) publié par Ivan Kireïevski. Dans Les Possédés, Chatov « croit que le retour du Christ aura lieu en Russie24 ». Cela ne fait aucun doute pour Dostoïevski. Sans concession, Chichkine décrypte méticuleusement le nationalisme dostoïevskien dans ses différents variantes – notamment dans la Russie actuelle. Le diagnostic est sans appel : « État fasciste. »
Un écrivain qui dit non et refuse de se mettre au service d’aucun gouvernement. Léon Tolstoï (1828-1910) est cet homme-là. À l’image d’Anna Karénine, il est doté de l’incapacité à se contenter de peu et déclare la guerre à l’ordre du monde. Chichkine décode : « À la base de toute personnalité créatrice, il y a le refus de ce monde. Plus la puissance de création est grande, plus la contestation de l’ordre établi est violente. Toute la vie de Tolstoï a été une révolte contre la banalité humiliante du quotidien, contre tout ce qui le détournait de l’essentiel, qui gênait la quête de la grande réponse. » Si cette rébellion permanente est dirigée contre la mort, c’est pourtant l’acceptation de celle-ci qui constitue la seule façon de la vaincre. Et Tolstoï d‘exprimer, dans le très autobiographique Lucerne (1857), sa gratitude à celui « qui a permis et ordonné à toutes ces contradictions d’exister ».
Médecin et écrivain, plus actuel que jamais, Anton Tchekhov (1860-1904) nous livre un parfum de cette autre Russie. Souvenons-nous des mots enflammés de l’historien Madiarov dans les pages mémorables de Vie et destin (1980) de Vassili Grossman : « Tchekhov a brandi le drapeau le plus glorieux qu’ait connu la Russie dans son histoire millénaire : le drapeau d’une véritable démocratie russe, bonne et humaine ; le drapeau de la dignité de l’homme russe, de la liberté russe25 » Révolutionnaire, Tchekhov l’est dans sa défense du roman court et, surtout, lorsqu’il fait du lecteur « le coauteur, sans lequel “le miracle de la prose” devient impossible. » Lecteur qui devra chercher hors des mots ce qui importe, souligne finement Chichkine.
L’essayiste fait entrer Tchekhov en résonnance avec aujourd’hui : « Son diagnostic de médecin : le pays est malade de l’esclavage sous sa forme la plus terrible, l’esclavage inconscient. L’esclavage comme fond, comme air qu’on respire. L’esclavage qui imprègne les mots et le corps. L’esclavage comme peau, quand on n’en a pas d’autre : on est né dedans, on vit dedans. » Mais plus encore son ouverture au vivant : « Le monde a été bien fait, écrit Tchekhov à Alexeï Souvorine. À une exception près : nous. Nous avons si peu d’humilité et de sens de la justice » (lettre du 9 décembre 1890). Clairement engagé, Tchekhov combat le totalitarisme : il « s’oppose à ceux qui prétendent qu’ils connaissent l’unique vérité et nous y conduisent », martèle Chichkine avant d’enfoncer le clou : « Ni le Christ, ni l’“idée russe”, ni la révolution ne sont capables de sauver un pays qui se trouve au bord de l’abîme. Tchekhov ne voyait qu’un pont salvateur vers l’avenir. La civilisation. La culture. L’éveil de la dignité humaine. »
Revenons au Carré noir du fondateur du suprématisme, sans avoir la naïveté d’en détenir l’interprétation, d’autant plus que rien n’est représenté. « Tout a disparu, est restée la masse du matériau à partir de laquelle va se construire la nouvelle forme26. » Ce mot de Malévitch pour esquisser l’horizon d’une autre Russie qui, pour l’heure, n’existe sur aucune carte. La Russie de Poutine se comprend à la prescience de Tchekhov : « Sous la bannière de la science, de l’art et de la liberté de penser réprimée, notre Russie sera gouvernée par des crapauds et des crocodiles pires que ceux de l’Espagne pendant l’Inquisition. Vous verrez ! »
À lire également : Mikhaïl Chichkine. Une “gifle de silence”. De l’avenir de la culture russe
<p>Cet article Mikhaïl Chichkine : « La Russie comme un carré noir » a été publié par desk russie.</p>