29.04.2025 à 23:29
Un défenseur de l'île des Serpents raconte près de deux ans d'enfer en captivité russe.
<p>Cet article Torture à l’électricité et sandwichs au dentifrice a été publié par desk russie.</p>
Vladislav Zadorine, défenseur de l’île des Serpents (ostriv Zmiïnyï), a passé près de deux ans en captivité en Russie. Il est tombé entre les mains des occupants le premier jour de l’invasion à grande échelle, lorsque la phrase de son beau-frère, « Navire de guerre russe, allez vous faire… », a fait le tour du monde. Vladislav a survécu à la faim, aux mauvais traitements et à la torture, il a perdu 60 kg, mais il a survécu malgré tout. Le site ukrainien Dumskaya.net s’est entretenu avec ce soldat.
Nous rencontrons notre héros à Arcadia. Nous avons choisi depuis longtemps un endroit où on pourra parler tranquillement. Il reste plus d’un mois avant la saison touristique et, tôt le matin, la plupart des cafés sont fermés.
Le voilà, Vladislav Zadorine. De larges pommettes, un regard ferme, concentré. Le type est souriant, avec le sens de l’humour, malgré tout ce qu’il a vécu. Il a passé 679 jours dans les conditions monstrueuses de la captivité russe. C’est de cela que nous allons parler autour d’une tasse de café.
Vlad est né à Blahovischtchenske (anciennement Oulianivka), dans la région de Kirovograd, dans la famille d’un soudeur et d’une comptable. D’un naturel actif et sociable, le futur marin n’avait initialement pas l’intention de lier son avenir aux forces armées et, après avoir obtenu son diplôme, il a décidé de tenter sa chance à l’étranger.
« À 18 ans, j’ai dit à mes parents que je ne vivrais pas à leurs crochets, commence Vlad. Je suis allé en Pologne, où j’ai d’abord travaillé dans un entrepôt de cosmétiques dans une petite ville. Puis j’ai déménagé à Varsovie et j’ai travaillé dans un parking. Là, je gagnais déjà près de mille dollars. À 18 ans, gagner autant d’argent, c’est cool. J’ai alors pensé que je ferais toute ma vie en Pologne. »
En 2019, Vlad est rentré à la maison pour l’anniversaire de sa mère et, après une conversation avec son père, a décidé de signer un contrat avec les forces armées ukrainiennes.
« Mon père n’a fait aucune allusion à quoi que ce soit, se souvient le jeune homme. Il ne m’a pas proposé d’entrer dans les forces armées. Il a simplement raconté son service en République tchèque à l’époque soviétique. Et je me suis dit : mon père a servi, mon frère aîné a servi, pourquoi pas moi ? C’est le devoir de tout homme. »
À l’âge de 20 ans, Vlad signe un contrat, suit une formation et devient officier de défense aérienne dans l’unité de défense aérienne de l’infanterie navale. Le défenseur s’est retrouvé sur l’île des Serpents cinq mois avant la fin de son contrat avec l’État.
« C’était en janvier. Mon contrat arrivait à échéance. Je devais terminer mon temps dans l’unité, puis remettre mes armes et mes affaires et partir. En même temps, je préparais les documents nécessaires pour partir en Allemagne. C’est alors que mon commandant m’a dit : “Boublik (c’était mon surnom), il faut remplacer des gars, un mois max.” J’ai accepté. »
Selon Vlad, le service sur l’île des Serpents était considéré comme une sorte de camp pour enfants : regarder le ciel, prendre des bains de soleil, pêcher des moules et des poissons. L’homme se souvient que même si la tension était palpable, aucun de ses compagnons d’armes ne croyait vraiment à une guerre à grande échelle, à l’exception peut-être du commandant.
« Mon commandant m’a dit quelque chose d’étrange à l’époque, mais je n’y ai pas prêté attention, se souvient Vlad. Il m’a demandé : Boublik, quand est-ce que tu termines ? En mai. Ça veut dire que tu seras encore là quand la guerre commencera. Quelle guerre, me suis-je dit. Je n’y croyais pas. »
Le 3 janvier, Vlad Zadorine est déjà l’île. Ses frères et lui ont été affectés au 88e bataillon détaché de la 35e brigade d’infanterie navale. Les jours s’étirent les uns après les autres. Le 4 février, Vlad fête son anniversaire sur l’île et décide de rester un mois de plus : « Le service continue, le salaire tombe, et il n’y a nulle part où le dépenser : c’est génial. »
Il avait l’intention de retourner sur le continent le 7 mars. Le 24 février et la veille, Vlad s’en souvient presque à la seconde près :
« Nous avons fêté le 23 février, [le jour des Forces armées soviétiques, NDLR]. Il y avait encore beaucoup de « vieux » qui fêtaient cela. On a pêché 50 kilos de moules. Il faisait très chaud. On était en short. Quand il n’y avait pas de vent, on nageait dans la mer. Nous avons fait frire une énorme poêlée. Bref, on s’est régalés. Et le 24, à 4 heures du matin, l’alerte sonne. Nous avons pensé que quelqu’un avait fait une erreur la veille, et qu’on nous punissait. Nous sortons en courant, nous prenons nos positions. J’ouvre Telegram, je vois que la guerre a vraiment commencé. Les Russes bombardent Kyïv, Odessa, Kirovograd, Lviv, des assauts ont lieu partout. J’avais le souffle coupé, je ne pouvais plus respirer. J’ai appelé mes proches. Puis je me suis un peu calmé. Je me suis dit : notre île est au milieu de nulle part, à la frontière avec la Roumanie, les Russes ne viendront probablement pas ici. Mais en fait, ils ont commencé par nous. »
Le 24 février, vers 9 heures du matin, le premier navire russe apparaît à l’horizon. L’éclaireur, sans ralentir, tire sur l’île, la rate, fait demi-tour et disparaît. Vers midi, le croiseur Moskva et le patrouilleur Vassili Bykov apparaissent à l’horizon. Et plus loin sur les ondes, sur le 26e canal de communication générale, un dialogue entendu par chaque Ukrainien donne la célèbre réplique au navire amiral russe : « Navire de guerre russe, allez vous faire… » Cependant, notre interlocuteur n’a pas entendu les paroles légendaires, car il se trouvait sur les positions.
Après de brèves négociations, les Russes ont autorisé l’Ukraine à retirer de l’île les spécialistes civils qui surveillaient le phare et d’autres structures. Vlad se souvient que le commandant a proposé à tous ceux qui ne voulaient pas se battre de déposer les armes et de partir en bateau vers le continent, mais aucun des 80 militaires n’a accepté de quitter ses frères.
À 15 heures, dès que les civils ont quitté l’île, le croiseur russe lance la première frappe. Puis l’aviation bombarde l’île. Le bâtiment du poste frontière, le phare, le musée, la station radar et d’autres structures s’effondrent. Sous le couvert du croiseur, une force ennemie débarque sur l’île.
« Il y avait deux endroits où débarquer, raconte Vlad. La plage, où nous nous baignions, et la jetée. Sur la plage, il y avait des barbelés, nous y avons attaché un panneau de l’époque soviétique avec l’inscription “Terrain miné”. Les Russes n’ont pas pris le risque de débarquer là, ils sont entrés par la jetée. Quand nous avons été capturés, nous avons vu qu’ils étaient armés jusqu’aux dents, avec des fusils spéciaux de sniper et des fusils d’assaut très modernes. Ils nous auraient exterminés en quelques minutes, et je suis reconnaissant à notre commandant d’avoir pris la décision de se rendre et d’avoir sauvé la vie de 80 personnes. »
Jusqu’au matin, les prisonniers ont été gardés allongés sur la jetée, sous le feu des mitrailleuses, malgré la tempête. Pendant ce temps, dit Vlad, les occupants fouillaient l’île dans l’espoir d’y trouver des laboratoires biochimiques.
« Ils y croyaient vraiment, même les commandants », s’amuse notre interlocuteur. Chaque anfractuosité était examinée, chaque caillou était soulevé. Ils cherchaient peut-être des dauphins ou des mouches de combat. Je me suis alors rendu compte de l’influence de leur propre propagande. »
Les prisonniers ont été transportés dans la ville occupée de Sébastopol. Ironie du sort, Vlad et ses frères ont été enfermés dans la même caserne que celle où son frère aîné avait servi en 2005. En Crimée, les prisonniers de guerre étaient assez bien traités. Ils recevaient la même nourriture que les militaires russes et les interrogatoires quotidiens se déroulaient sans passage à tabac.
« Ils croyaient vraiment à leur guerre éclair, au fait que le régime de Kyïv s’était emparé du pouvoir par la force et que les Ukrainiens ne rêvaient que de s’unir à leurs frères slaves contre les Américains, ils croyaient que dans trois jours tout serait fini, alors ils n’ont pas abusé », raconte-t-il. Comparé à ce qui s’est passé ensuite, nous étions au paradis. Ils nous ont donné de la limande, des boulettes, du yaourt. Les interrogatoires ont été menés par des enquêteurs du FSB. Ils ont pris les empreintes digitales, photographié les tatouages. Ils ne nous ont pas battus. »
Deux semaines plus tard, les défenseurs de l’île des Serpents ont été embarqués dans des bus et emmenés à l’aérodrome. Les prisonniers de guerre d’autres parties du front y furent également emmenés. Tous ensemble, à bord d’un avion militaire, ils ont été transférés à Koursk, d’où ils ont été emmenés dans des paniers à salade vers un village de tentes près de Chebekino (région de Belgorod, Fédération de Russie).
« Nous avons été jetés hors des fourgons, littéralement jetés, raconte Vlad. On nous a attaché les mains, et on nous a fait tomber sur le sol. Ensuite, nous sommes restés longtemps à genoux dans la file d’attente pour l’interrogatoire, certains pendant une heure, d’autres pendant deux heures, dans la neige, dans le froid. J’ai eu la chance de rester comme ça pendant une quinzaine de minutes seulement. »
Au cours de cet interrogatoire, les militaires russes n’ont plus hésité à recourir à la torture, en particulier aux chocs électriques à l’aide de vieux téléphone de campagne militaire soviétique TA-57, alias « tapik ». Des fils nus étaient attachés aux mamelons et aux parties génitales, puis on branchait l’appareil.
« C’était très effrayant », admet Vlad. À ce moment-là, le regard de l’homme change, l’interlocuteur est plongé en lui-même. « J’ai plusieurs fois basculé de la chaise à cause de la douleur dans le dos. Ils m’ont demandé où se trouvaient nos armes et nos engins. Ils ne savaient pas que je venais de l’île des Serpents. »
Les prisonniers de guerre ont vécu dans des tentes pendant encore deux jours, après quoi on les a divisés en groupes et emmenés dans des prisons russes. Vlad et plusieurs autres, dont des aumôniers enlevés du navire de sauvetage Sapphire), ont été envoyés à Stary Oskol, dans la région de Belgorod, où un centre de détention provisoire local, désaffecté, avait été spécialement aménagé pour accueillir les prisonniers de guerre.
« Tant que nous étions peu nombreux, nous étions traités relativement correctement, raconte Vlad. Mais plus on amenait de prisonniers, et plus ils s’en prenaient à nous. Ils nous battaient tout le temps. Avec les mains, les pieds, les matraques. Plus vous criez, ou même grognez, ou gémissez de douleur, plus ils vous frappent fort. Ils aiment ça. Et si tu te tais et que tu supportes, au contraire, ils se calment. “Ça ne fait pas mal ? Je t’en redonne ?” Si tu leur réponds que ça fait mal, ils te frappent à nouveau puis se désintéressent de toi. En général, tout dépendait de leur humeur. Certains gars ne sont même pas arrivés en cellule, on les avait battus à mort dès l’accueil. »
En plus de les frapper, les gardiens de prison profitaient de toutes les occasions pour ridiculiser les prisonniers. Quelques secondes étaient allouées pour une promenade, pendant laquelle le prisonnier devait courir jusqu’au toit où se trouvait la cour de promenade, regarder la caméra vidéo pour être comptabilisé et revenir immédiatement en courant. Le tout en position accroupie, les bras repliés derrière le dos, ce que l’on fait généralement faire aux condamnés à perpétuité dans les prisons. Il n’y avait également que quelques secondes pour se laver, ce qui était juste suffisant pour se verser de l’eau froide sur le visage et la tête. Pour les repas, quelques minutes pour avaler les quelques cuillerées de ce que le cuisinier russe jetait dans l’assiette.
Au cours de sa captivité, le guerrier ukrainien a perdu beaucoup de poids, passant de 120 à 60 kg !
« Ils nous donnaient des pelures de pommes de terre cueillies dans des marécages. Nous avons même comparé pour savoir qui avait les plus longues pelures. Parfois, on nous donnait même des pommes de terre germées. »
Les interrogatoires étaient quotidiens. Parfois avec des coups, parfois avec des tortures sophistiquées. Les agents du service pénitentiaire de la Fédération de Russie tentaient d’extorquer des aveux pour n’importe quel crime. Le compagnon de cellule de Vlad, un membre de la défense civile de Kharkiv, a eu la langue coupée en deux avec un couteau aiguisé parce qu’il refusait d’accepter l’accusation de pillage. Les uns ne l’ont pas supporté et ont signé les documents, d’autres ne l’ont pas fait. Selon l’interlocuteur en face, c’était la loterie.
Cependant, Vlad a qualifié de « sanatorium » les trois mois passés au centre de détention provisoire de Stary Oskol. À chaque transfert, dans chaque nouvelle prison, les conditions et l’attitude des geôliers se dégradent.
L’étape suivante a été la colonie N°6 de Volouïki, dans la même région de Belgorod.
« L’accueil y a été très dur, nous avons été tellement battus que nous avons à peine réussi à rejoindre les baraquements. À Volouïki, j’ai fait la connaissance du pistolet électrique vétérinaire. C’est un énorme taser qu’on utilise là-bas pour abattre les porcs et les vaches. Ils l’ont utilisé sur nous. Au bras, à la jambe, à l’anus, aux parties génitales, à la bouche, au cou. Quand ils vous mettent une décharge comme ça dans l’anus, vous sautez au plafond. »
Des prisonniers de guerre et des civils enlevés dans les territoires occupés ont été emprisonnés à Volouïki. Tous étaient contraints de travailler, c’est-à-dire d’assembler des classeurs. Selon Vlad, ce travail monotone, même si les normes de rendement étaient énormes, était très distrayant.
Dès le début, les Russes ont désinformé les prisonniers par tous les moyens possibles, diffusant des informations fictives selon lesquelles l’Ukraine avait déjà été entièrement occupée et que les troupes russes avaient atteint la frontière polonaise.
« Au début, nous y avons cru, se souvient Zadorine. Puis nous avons commencé à nous rendre compte que quelque chose n’allait pas. S’ils avaient envahi l’Ukraine, pourquoi restions-nous ici ? Ensuite, quand on était à Koursk, de nouveaux prisonniers de guerre sont arrivés, et nous avons commencé à découvrir la vérité, à savoir que les Russes ne pouvaient même pas s’emparer complètement des régions de Donetsk et de Louhansk, et nous avons appris la contre-offensive ukrainienne dans les régions de Kharkiv et de Kherson. »
Après Volouïki, Vladislav a été transféré dans la quatrième colonie pénitentiaire, Alekseïevka, dans la région de Belgorod. Selon lui, il y a passé des mois calmes :
« Nous y étions bien traités. Le directeur de la colonie était originaire d’Odessa, et 60 à 70 % d’entre nous venaient des brigades d’Odessa. C’est probablement la raison pour laquelle je n’ai pas été battu une seule fois pendant les trois mois que j’ai passés là-bas, on me donnait des médicaments et on me nourrissait normalement. »
C’est à Koursk que les pires conditions attendaient les Ukrainiens. Vlad et un autre prisonnier de guerre y ont été transférés le 31 décembre 2022. Ils étaient censés être libérés dans le cadre de l’échange du Nouvel An, mais quelque chose n’a pas fonctionné et il est resté à Koursk. C’est là qu’il a commencé à perdre du poids rapidement :
« Mon plat préféré était le dentifrice avec du pain noir. Pour une raison quelconque, ils nous donnaient autant de dentifrice que nous voulions, nous l’étalions sur le pain, c’était sucré et nous le mangions comme ça. Nous avons mangé des vers, des limaces, nous avons dépecé des souris vivantes et les avons mangées, nous avons essayé d’attraper un pigeon – ça n’a pas marché, nous avons mangé du papier toilette et de la lessive. On nous donnait trois morceaux par jour d’un pain avec de la sciure de bois ou du sable. »
C’est également à Koursk qu’ont eu lieu les interrogatoires les plus brutaux, ou plutôt la torture pour la torture, car les hommes avaient déjà raconté tout ce qu’ils avaient pu dire au cours de l’année écoulée.
« Là-bas, on nous mettait des aiguilles sous les ongles, on nous cassait des bouteilles sur la tête. Il y avait un séchoir industriel dans les bains : on poussait les hommes à l’intérieur, et ils y suffoquaient jusqu’à perdre connaissance. On m’a enfoncé les vertèbres et on m’a cassé des bouteilles de champagne sur la tête pour s’amuser. Il y a eu de nombreux cas où des gars ont été battus à mort. Beaucoup d’hommes ont été violés. Par exemple, l’un des types de violence sexuelle était, comme ils l’appelaient, le chupa-chups. Ils demandent : “Tu aimes les bonbons ?” et t’obligent à lécher et à suçer une matraque en caoutchouc. Et c’est un moindre mal. Beaucoup de gars ont été violés avec la matraque. Un gars a été violé deux ou trois fois par jour pendant trois mois d’affilée. Il est devenu complètement fou après ça. »
Il n’était pas facile de supporter la torture et les mauvais traitements constants. Certains prisonniers de guerre se sont suicidés. Vlad a fait deux tentatives de suicide. La première fois, lorsqu’il a été emmené pour être échangé, mais qu’il n’a finalement pas été échangé.
« Les gars m’ont sauvé, se souvient-il. La personne avec qui vous partagez la cellule a beaucoup d’importance. Nous avions une cellule de cinq lits. Il y avait 12 personnes : des informaticiens, des professeurs d’anglais, des agriculteurs et des hommes d’affaires. Nous communiquions beaucoup, j’ai énormément appris là-bas, maintenant je sais beaucoup de choses sur l’agriculture, comment tailler les arbres, j’ai appris l’anglais, j’ai parlé aux autres de ma vie en Pologne. »
Malgré des conditions inhumaines, les Ukrainiens trouvaient des moyens de se distraire. Vlad et ses codétenus ont fabriqué des cartes à jouer et des dominos à partir de couvertures de livres. Les Russes les laissaient lire toutes sortes de livres soviétiques. Ils cachaient les jeux dans la ventilation.
Les Ukrainiens ont également réussi à se coudre des pantalons avec des draps de lit :
« On ne nous a donné ni slips ni chaussettes, seulement un uniforme de prison. Nous avons fabriqué des aiguilles à partir d’un seau en plastique. Nous avons ensuite tiré des fils de couvertures de bagnards. Nous dessinions des patrons sur les draps de lit pour coudre des slips, afin de ressembler à des humains.
Vlad a été échangé après le Nouvel An, le 3 janvier 2024, lorsqu’un grand échange a eu lieu et que 230 Ukrainiens sont rentrés chez eux. Lorsqu’il se souvient de ce jour, il a les larmes aux yeux :
« Nous avons célébré le Nouvel An, on nous a versé plus de thé que d’habitude, raconte le défenseur. Le soir, on a appelé mon nom et celui de trois autres personnes. Mon nom n’avait pas été prononcé depuis un an, mais là, j’ai été appelé. Je fais de l’arythmie, mes jambes tremblent, je tombe et je perds connaissance. On me ranime et on me demande quelle taille de vêtements je porte. Je comprends que c’est un échange. Je n’ai pas dormi pendant deux nuits, je ne pouvais pas dormir. Le 3 janvier, on est venu nous réveiller, on nous a enfoncé les bonnets sur le visage, on les a fixés avec du ruban adhésif et on nous a embarqués dans des fourgons de police. Nous avons été échangés à sept heures du soir à la frontière de la région de Soumy. Les premiers mots que j’ai entendus étaient en ukrainien : “Qui veut une cigarette ?” et “Gloire à l’Ukraine”. Dire que j’étais heureux, c’est ne rien dire. Mes larmes coulaient à flots, je n’arrivais pas à m’arrêter. Je n’arrivais pas à y croire. »
Les personnes libérées ont été envoyées à Sanjary pour y être examinées. Les tortures quotidiennes ont sérieusement ébranlé la santé de chacun d’entre eux. En deux ans, des hommes robustes sont devenus des ombres, comme sur les photos du Holodomor des années 1930.
« On m’a diagnostiqué un traumatisme crânien, on m’a retiré la vésicule biliaire – elle s’était calcifiée à cause de la qualité de l’eau –, on a pensé devoir m’amputer des gros orteils, mais on a réussi à les guérir. À Koursk, on m’avait donné des chaussures de taille 41, alors que je chausse du 45. Mes orteils ont commencé à pourrir. Les Russes m’ont simplement arraché les ongles avec un coupe-ongles, et c’était tout le traitement. Ils m’ont également enfoncé trois vertèbres à coups de marteau pendant l’interrogatoire. Les médecins disent que la moelle épinière n’est pas endommagée et qu’il vaut mieux ne pas la toucher, mais soigner en douceur. »
Une longue rééducation a commencé. Grâce à des bénévoles, Vlad et trois autres personnes libérées ont pu se rendre dans l’une des meilleures stations balnéaires de Lituanie, Druskininkai, puis dans les Carpates. Selon lui, pendant deux mois, il a pratiquement perdu la capacité de ressentir quoi que ce soit. Ni joie ni colère. Il se souvient que même lorsque ses parents venaient, il ne ressentait rien.
« C’est à ce moment-là que j’ai été diagnostiqué comme souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique, explique-t-il. Tout d’abord, j’ai réalisé que je ne pouvais pas boire d’alcool. Immédiatement, une agressivité incontrôlée et un sens aigu de la justice survenaient. Ce sont des manifestations typiques. Aujourd’hui, je pense avoir appris à les contrôler et à vivre avec. On m’a reconnu comme invalide de type 3, mais maintenant je vais passer au type 2, parce que ma santé se détériore. »
Le désir de continuer à combattre l’ennemi, mais désormais sur le front de l’information, l’a aidé à retrouver une vie à part entière. Vlad est devenu ambassadeur du projet Break the Fake, spécialisé dans la lutte contre la propagande et la désinformation. Il vient de rentrer de France. Avant cela, il s’était rendu en Lituanie, en Lettonie, en Estonie, en Pologne, en Autriche, en Slovaquie, en Slovénie, en Croatie, en Grèce et en Turquie, où il s’était entretenu avec des journalistes, des députés et des hauts fonctionnaires locaux.
« C’est aussi une sorte de guerre, une guerre de l’information, menée dans l’arène internationale, explique l’ancien prisonnier de guerre. Pas seulement en Ukraine. Nous avons bloqué les chaînes de télévision 112 et ZIK, les chaînes de Medvedtchouk1 qui ont été des sources de la propagande russe. Aujourd’hui, nous bloquons les récits de propagande russe en Europe. Je me sers de ma propre expérience pour parler de la Russie et des Russes. Je raconte ce qu’ils font aux gens. J’enseigne aux Européens comment filtrer les informations. Ils sont absolument aveugles face à tous ces faux et à toute cette propagande, comme de petits enfants. Ils n’ont pas de contre-propagande. Mais nous, en Ukraine, avons une grande expérience et nous pouvons la partager avec les Européens. Il faut leur montrer que la Russie, ce n’est pas la grandeur et la culture, mais la pauvreté, la destruction et la guerre. Une mince façade de ballet et de Dostoïevski, et derrière cela, de la vodka, des ours, de la balalaïka, des hommes ivres, des femmes et des enfants battus. Voilà la vraie Russie. »
« Les Européens doivent comprendre qu’il ne s’agit pas d’une guerre entre deux armées, poursuit le marine. Les Russes sont déjà aidés par la Corée du Nord, la Chine et l’Iran. C’est une guerre entre le droit et la force. Je ne veux pas vivre dans un monde où un grand pays peut attaquer un plus petit et prendre des territoires parce qu’il le veut. Pourquoi avons-nous besoin de toutes ces lois, de la démocratie ? À quoi tout cela sert-il ? Et s’il n’y avait pas les volontaires, s’il n’y avait pas ces gars qui sont maintenant au front, les Russes seraient tous ici, tous nos gars auraient été fusillés et ils auraient amené leurs hommes en Ukraine pour violer nos femmes et nos enfants. »
À la fin, Vladislav souligne que la Russie ne confirme pas la capture des soldats ukrainiens, en violation du droit international.
« Nous avons un très gros problème avec le fait que la Russie fait des prisonniers et ne confirme pas officiellement où ils se trouvent, déclare-t-il. Personnellement, je ne crois pas à l’échange de tous contre tous, absolument pas. S’il y a un échange de tous contre tous, seuls les prisonniers officiellement confirmés seront échangés. Et que fera-t-on des autres ? Que fera-t-on des civils qui ont été capturés dans les territoires occupés? Ils sont nombreux aussi, ce ne sont pas des prisonniers de guerre. Ils n’entrent dans aucune convention. Pendant mes deux années de captivité, je n’ai pas vu une seule organisation qui surveillait les conditions de détention de prisonniers de guerre. Pas une seule. La Croix-Rouge en tête est impuissante, totalement incompétente. Il existe des prisons-vitrine en Russie où les ONG sont autorisées à entrer. Mais il y a plus de 200 centres de détention en Russie à l’heure actuelle. Nos citoyens se trouvent à Magadan, à Kolyma, en Sibérie, en Tchétchénie, au Bélarus. Tous attendent la liberté et nous n’avons pas le droit de les oublier. »
Traduit du russe par Desk Russie
<p>Cet article Torture à l’électricité et sandwichs au dentifrice a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:29
À 19 ans, Daria Kozyreva a été condamnée à 2 ans et 8 mois de colonie pour avoir cité Taras Chevtchenko et dénoncé la guerre contre l’Ukraine.
<p>Cet article Daria Kozyreva : « L’Ukraine a déjà gagné. Elle a déjà triomphé » a été publié par desk russie.</p>
Le juge du tribunal du district de Petrograd à Saint-Pétersbourg a condamné Daria Kozyreva, âgée de 19 ans, à 2 ans et 8 mois de colonie pénitentiaire pour « discréditation » de l’armée. Deux épisodes sont à l’origine de cette affaire. Le premier est lié à une action de Kozyreva en 2023 : elle a collé une feuille sur le monument du poète Taras Chevtchenko (1814-1861) à Saint-Pétersbourg, avec un quatrain de son poème « Testament ». Le second est une interview accordée, quelques mois plus tard, à Sever Realii (considéré comme agent étranger et organisation indésirable en Russie), qui selon l’accusation, contenait des propos portant atteinte à la réputation de l’armée. Mediazona résume cette affaire et rapporte la dernière déclaration de l’accusée à son procès.
L’affaire a été ouverte après que Daria Kozyreva a collé sur le monument de Taras Chevtchenko à Saint-Pétersbourg une feuille portant un extrait de son poème « Testament » : « Enterrez-moi, levez-vous, brisez vos chaînes et arrosez la liberté du sang de l’ennemi. »
Par la suite, un nouvel élément a été versé à son dossier, à paritr d’une interview donnée par Daria au média Sever Realii. Le procès a débuté à l’été dernier. Plusieurs témoins de l’accusation et de la défense ont été entendus, notamment des experts linguistiques qui ont critiqué l’analyse présentée par l’accusation.
Daria Kozyreva s’est également exprimée, expliquant que Taras Chevtchenko était son poète préféré et que ses vers n’avaient aucun lien avec l’armée russe d’aujourd’hui. Elle a précisé que ses actions avaient pour but de « soulager sa conscience ».
Le 10 avril 2025, le juge a clôturé la phase d’instruction et les parties ont été invitées à se préparer pour les plaidoiries. Les deux chefs d’accusation ont été maintenus.
Elle a qualifié l’article sur la « discréditation » de l’armée, ainsi que celui sur les « fausses informations militaires », d’illégaux, arbitraires, criminels et contraires à la Constitution, et notamment contraire à l’article 29 qui garantit aux citoyens russes la liberté de pensée et d’expression.
Daria a expliqué qu’il est impossible, selon elle, de discréditer l’armée. « À mon avis, depuis l’invasion à grande échelle, l’auto-discréditation de cette armée a atteint son maximum. En conséquence, il n’y a plus rien à discréditer », affirme Daria.
La formulation même de l’accusation, précisa-t-elle, laisse entendre qu’elle aurait tenté de discréditer l’armée russe dans son rôle de « maintien de la paix et de la sécurité internationale ». « Bien sûr, une armée peut parfois être utilisée pour le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Cependant, selon ma conviction actuelle – et, plus important encore, ma conviction au moment des faits – cela ne se rapporte aucunement à l’invasion de l’Ukraine, explique la jeune femme. Je considère, et je considérais déjà à l’époque, que le but de cette guerre est une atteinte à la souveraineté de l’Ukraine et l’occupation de ses territoires. Cela représente non pas un soutien, mais bien une menace pour la paix et la sécurité internationale. »
Elle a insisté sur le fait que, pour l’anniversaire de Taras Chevtchenko, elle voulait simplement citer l’un de ses poèmes : « Je ne pouvais pas discréditer l’armée russe, tout simplement parce que Chevtchenko, du haut de son XIXᵉ siècle, ne pouvait pas lui-même la discréditer. Il ne pouvait pas savoir que la Fédération de Russie, et encore moins ses forces armées, existeraient un jour. »
À propos de l’interview accordée à Sever Realii, Daria Kozyreva a précisé qu’on lui avait posé des questions sur la guerre, et qu’elle y avait répondu honnêtement : « Si on m’avait demandé quelles étaient mes oiseaux préférés, j’aurais répondu sincèrement : les aigles, les corbeaux. Mais on m’a interrogée sur la guerre. Devais-je mentir ? »
Daria Kozyreva a commenté ensuite l’expertise de l’accusation : « Selon les experts, j’aurais appelé à exterminer les Russes. Désolée, mais non. Je n’ai jamais appelé à l’ethnocide. » Selon elle, en citant le poème de Chevtchenko, elle n’a pas pu appeler les Ukrainiens à « briser leurs chaînes », puisqu’ils n’en portaient pas. « Si Kyïv avait été prise, oui, il y aurait eu des chaînes. »
« Je n’ai commis aucune faute. Ma conscience est limpide. Car la vérité n’est jamais coupable. Jamais », conclut-elle.
Daria se met à réciter en ukrainien un poème de Taras Chevtchenko, « À Osnovianenko » :
« Seul l’ennemi rit… Ris donc, cruel ennemi ! Mais pas trop fort, car tout périt. Seule la gloire ne périra pas. Elle ne périra pas, mais racontera… »
« Votre Honneur ! Le procès se déroule en russe, pouvons-nous passer au russe ? Je comprends qu’il s’agit d’un poème…, s’exclame le procureur Rousskikh.
— Oui, répond Kozyreva en souriant.
— Pouvez-vous le dire en russe ? Notre procédure est en russe. »
Après une courte pause, Daria Kozyreva achève tout de même en ukrainien : « Notre pensée, notre chant ne mourra pas, ne périra pas. C’est cela, bonnes gens, notre gloire, la gloire de l’Ukraine ! »
Après ce quatrain, Kozyreva poursuit : « Si Chevtchenko avait vécu jusqu’à nos jours, il ne serait même pas surpris – pas du tout. L’image qu’il verrait lui serait trop familière. La Moscovie essaie encore une fois d’envahir l’Ukraine.
Bien sûr, la guerre n’a pas commencé en 2022. Même au sens étroit, il faudrait prendre 2014 comme point de départ. En 2014, ce sont les Russes qui l’ont commencée, coupables de chaque goutte de sang versé. Au sens plus large, cette guerre dure depuis des siècles.
C’est un trait étonnant de l’histoire russe. Quel que soit le régime au pouvoir, c’est comme si une sorte de religion empêchait ce régime de simplement laisser l’Ukraine tranquille. Les tsars, les communistes, peu importe qui, ils n’étaient pas différents les uns des autres.
Après tant de siècles, on pourrait penser qu’ils auraient compris : il faut laisser l’Ukraine en paix. Oui, Moscou a souvent gagné, mais elle n’a jamais obtenu de victoire définitive. Et elle ne l’obtiendra jamais. Le peuple ukrainien ne le permettra plus. Il en a assez.
Mais les amateurs d’occupation n’ont toujours pas compris cela. Ils ne sont pas très intelligents, peu importe à quel point ils voudraient le croire. Personne ne leur a donné de droit sur le passé ou l’avenir de l’Ukraine. Ils ne comprennent pas que les Ukrainiens n’ont besoin ni de grand frère, ni d’aucune forme de peuple “tripartite2”.
L’Ukraine est un pays libre, une nation libre, et elle décidera seule de son destin.
Si quelqu’un répète les récits des conquérants, les Ukrainiens le haïront.
Celui qui tentera de s’imposer en Ukraine sera repoussé. Et sans doute violemment.
Je souhaite sincèrement que les Russes se rappellent ces vérités fondamentales.
L’Ukraine est une nation libre. Elle choisira elle-même son chemin.
Elle choisira elle-même qui sera son ami et son frère. Et qui sera son ennemi mortel.
Elle décidera elle-même de la manière dont elle traitera son histoire.
Et surtout, elle décidera elle-même de la langue qu’elle parlera.
J’ai l’air d’énoncer des évidences, mais elles ne sont pas si évidentes pour tout le monde.
Il est clair que pour Poutine, c’est inconcevable que l’Ukraine soit une nation souveraine.
Il y a beaucoup d’autres choses qu’il ne comprend pas non plus, comme les droits humains ou les principes démocratiques.
Mais même parmi ceux qui semblent s’opposer au régime de Poutine, tous ne comprennent pas cela. Tous ne comprennent pas que l’Ukraine, ayant payé son indépendance par le sang, décidera seule de son avenir. »
Kozyreva continue ensuite en racontant comment, au fil des siècles, l’Ukraine s’est battue pour son indépendance. Le juge l’interrompt plusieurs fois pour lui demander de revenir au sujet du procès.
« J’ai déjà mentionné dans ma plaidoirie qu’il serait absurde de parler de chaînes aujourd’hui pour l’Ukraine. Les Ukrainiens ne se laisseront plus jamais enchaîner. Et aujourd’hui, ils ne se laissent pas faire. Mais à l’époque de Taras, les chaînes étaient une réalité brutale. C’est pourquoi son œuvre patriotique ne contient pas d’appels à frapper les “Moskal3”.
Son œuvre est un chant de lamentation.
Un chant sur le triste sort de l’Ukraine.
Un chant sur la gloire oubliée des cosaques.
Un chant sur les erreurs et les défaites qui ont conduit à la perte de la liberté de l’Ukraine.
Il croyait néanmoins qu’un jour la gloire reviendrait, que les fantômes des grands hetmans4 se relèveraient à travers les siècles, que l’Ukraine briserait enfin ses chaînes ennemies. Il ne pouvait pas savoir quand cela arriverait.
Il ne savait pas que cinquante ans plus tard, en 1917, naîtrait la République populaire d’Ukraine, que ces mêmes paysans ukrainiens, jadis asservis, muets, prendraient enfin le drapeau national, qu’ils prendraient les armes et combattraient les bolchéviques et les volontaires aux côtés de Petlioura. Malheureusement, ce sont les bolchéviques qui l’ont emporté. Ce fut une tragédie non seulement pour les Ukrainiens, mais pour beaucoup d’autres peuples aussi. L’Ukraine est tombée dans les griffes d’un bourreau pour encore 70 ans. »
« Je dois encore vous interrompre, ce n’est pas un cours d’histoire », intervient le juge Ovrah, las.
« Venons-en au présent. Aujourd’hui, les chaînes sont depuis longtemps brisées. Personne ne pourra jamais plus les imposer à l’Ukraine. Le peuple ukrainien a versé son sang pendant des siècles pour sa liberté. Il ne la cédera plus jamais. Les Ukrainiens se souviennent. Se souviennent parfaitement de la lutte de leurs ancêtres. Il ne reste qu’une seule question : est-ce que leur voisin de l’est s’en souvient ? Les communistes ne sont plus, heureusement. Les tsars non plus. Mais les traditions impériales semblent être restées.
Oui, comme je l’ai déjà dit, Poutine est incapable de concevoir la souveraineté ukrainienne.
Il préférerait une « Petite Russie » docile, muette, transformée en simple province, parlant une langue étrangère et oubliant lentement la sienne. Quelque part, il y a eu une erreur de calcul.
Il était difficile pour Poutine de croire que la Petite Russie ne renaîtra jamais. Que les Ukrainiens ne laisseront jamais leur pays être réduit à une province russe. Poutine a essayé. Il a annexé la Crimée en 2014. Il a attisé la guerre dans le Donbass, avec les mêmes objectifs.
En 2022, il a visiblement décidé qu’il était temps de finir ce qu’il avait commencé.
C’était un bon plan : une Blitzkrieg, Kyïv conquis en trois jours. Mais il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas suffi de trois jours, ni de trois ans, ni de trois décennies. L’ennemi a été repoussé des abords de Kyïv, chassé ensuite de Kharkiv, expulsé de Kherson. Les occupants n’ont pas seulement échoué à atteindre la capitale, ils ne contrôlent même pas totalement les territoires de l’ORDLO5.
Une partie de la terre ukrainienne reste occupée, c’est vrai. Et il est possible qu’elle le reste encore longtemps. C’est triste à admettre, mais c’est la réalité. Cependant, conquérir l’Ukraine, Moscou n’y est pas parvenue. Le peuple ukrainien héroïque s’est levé pour défendre sa patrie.
Et au prix de nombreux sacrifices, il a sauvé son pays. Le drapeau national flotte sur Kyïv et flottera à jamais.
Je rêve, bien sûr, que l’Ukraine récupère chaque parcelle de son territoire, y compris le Donbass et la Crimée. Je crois que ce jour viendra. Un jour, l’histoire rendra justice au peuple ukrainien.
Mais l’Ukraine a déjà gagné. Elle a déjà triomphé. C’est tout. »
Daria Kozyreva quitte la salle d’audience sous les applaudissements.
Traduit du russe par Desk Russie
<p>Cet article Daria Kozyreva : « L’Ukraine a déjà gagné. Elle a déjà triomphé » a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:28
Déclarer que le pouvoir actuel n’est pas légitime n’est qu’un prétexte pour tâcher de propulser au pouvoir une nouvelle direction pro-russe.
<p>Cet article Les élections en Ukraine : un mirage de la propagande russe a été publié par desk russie.</p>
Moscou, mais aussi l’administration Trump continuent de faire pression sur Kyïv et sur l’opinion publique internationale, visant à instaurer un régime pro-russe en Ukraine par le biais d’élections présidentielles et législatives immédiates. Le politologue allemand explique pourquoi il ne faut pas céder à cette pression et donne des recommandations sur la ligne politique européenne à tenir face à ces manipulations.
Le 30 mars 2025, The Economist a publié un article intitulé « La perspective d’élections anticipées en Ukraine fait tourner la tête à tout le monde », spéculant sur le fait que le traitement irrespectueux de la Maison-Blanche à l’égard du président Volodymyr Zelensky et l’augmentation consécutive du soutien à Zelensky dans les sondages d’opinion ukrainiens pourraient conduire le président ukrainien à opter pour des élections anticipées en 2025. Zelensky pourrait, selon cet argument, neutraliser ainsi la récente remise en question internationale – ou américaine – sur la légitimité de son régime après l’expiration de son premier mandat régulier en 2024. Jusqu’à la récente montée en flèche de la popularité de Zelensky, le principal sous-entendu dans la demande d’organiser des élections présidentielles et parlementaires était l’idée qu’un changement dans la présidence et le gouvernement ukrainiens faciliterait les négociations de paix russo-ukrainiennes.
Avant même la victoire du président américain Donald J. Trump en novembre 2024, l’idée qu’un changement de direction nationale en Ukraine était une condition préalable à la fin de la guerre était devenue un sujet de débat public en dehors de l’Ukraine. Il y a deux ans, divers médias influencés par le Kremlin ou favorables à celui-ci ont commencé à répandre l’idée que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ukrainiens devraient être réélus en 2023-2024, sous peine de perdre leur légitimité politique. Depuis 2023, des commentateurs occidentaux influents, de l’ancien présentateur de Fox News Tucker Carlson au président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) Tiny Kox, ont repris à leur compte la propagande de la Russie, à des degrés divers.
Aujourd’hui, le message public du Kremlin est clair : le remplacement de Zelensky est nécessaire depuis le 21 mai 2024, car à partir de cette date, il serait devenu illégitime. Un autre chef d’État, selon la rhétorique incendiaire de Moscou, rendrait l’Ukraine moins « fasciste », et la Russie serait donc plus encline à faire des compromis. Bien que la nouvelle administration américaine n’ait pas repris mot pour mot la rhétorique anti-Zelensky de Moscou, l’aversion de la Russie pour lui semble correspondre à l’humeur actuelle de la Maison-Blanche. Zelensky est devenu un problème pour Trump pendant la première présidence de celui-ci en 2017-2021, lorsque Trump a été contraint de se soumettre à une procédure de destitution, finalement infructueuse, liée à une conversation téléphonique avec le président ukrainien alors nouvellement élu.
Devenu président des États-Unis pour la deuxième fois en janvier 2025, Trump a tenté de tenir sa promesse électorale de mettre rapidement fin à la guerre russo-ukrainienne. Cependant, le cessez-le-feu inconditionnel proposé n’a été accepté que par Kyïv, tandis que Moscou a annoncé qu’elle n’accepterait une trêve qu’une fois que certaines conditions auraient été remplies. Il s’agissait notamment des demandes russes de limitations de la souveraineté nationale, de la capacité de défense militaire et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. On ne sait même pas si les propositions du Kremlin visant à réduire l’indépendance, la taille et la stabilité de l’État ukrainien ont représenté une véritable conduite de négociations ou un simple théâtre.
Néanmoins, Washington a exercé une pression croissante sur Kyïv pour qu’elle fasse de nouvelles concessions, ce à quoi Zelensky a jusqu’à présent résisté grâce à un large soutien de la société ukrainienne. Ce faisant, il a peut-être créé davantage de malaise à la Maison-Blanche. En conséquence, l’idée russe selon laquelle un changement de direction à Kyïv sera nécessaire pour mettre fin à la guerre continue de trouver des adeptes au sein de l’administration Trump.
Selon la législation ukrainienne, en temps de paix, des élections législatives et présidentielles régulières auraient dû avoir lieu respectivement en octobre 2023 et mars 2024. Cependant, la loi ukrainienne de 2000 « relative au régime juridique en temps de guerre », renouvelée en 2015, interdit la tenue d’élections présidentielles, législatives ou locales en cas d’état d’urgence. Concernant le report des élections législatives, l’article 83 de la Constitution ukrainienne précise : « Dans le cas où le mandat de la Verkhovna Rada d’Ukraine expire alors que la loi martiale ou l’état d’urgence est en vigueur, son mandat est prolongé jusqu’au jour de la première séance de la première session de la Verkhovna Rada d’Ukraine, élue après l’annulation de la loi martiale ou de l’état d’urgence. »
En conséquence, les élections nationales de 2023-2024 ont été reportées jusqu’à la fin des combats à grande échelle et après l’abrogation de la loi martiale introduite en 2022. Une telle suspension des processus démocratiques normaux pendant une guerre à grande échelle a été une pratique courante tout au long de l’histoire de nombreuses démocraties, y compris, entre autres, du Royaume-Uni pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale. Elle est aujourd’hui ancrée dans la législation de divers pays à travers le monde, comme par exemple dans l’article 115 de la Loi fondamentale allemande.
De plus, des élections significatives ne peuvent avoir lieu immédiatement après la fin de la guerre d’anéantissement menée par la Russie. Selon les règles actuelles, les élections parlementaires et les élections présidentielles doivent avoir respectivement lieu 60 jours et 90 jours après la levée de la loi martiale. Cependant, compte tenu des graves répercussions de la guerre sur la société ukrainienne en général et sur son infrastructure électorale en particulier, une campagne électorale et une procédure de vote concluantes, légitimes et démocratiques nécessiteraient probablement une préparation plus longue.
Un rapport publié en janvier 2025 par le groupe ukrainien réputé d’observation des élections, Opora (Base), indique que les scrutins nationaux ne seraient possibles qu’au moins six mois après la fin de l’état d’urgence. En fait, elles pourraient même devoir avoir lieu jusqu’à un an après la fin des combats. Dès 2023, les dirigeants de la Verkhovna Rada étaient parvenus à la conclusion qu’une nouvelle loi électorale devrait être adoptée pour tenir compte de tous les changements conséquents que l’Ukraine a connus depuis le début de la guerre en 2022 et qu’elle pourrait encore connaître avant la fin de celle-ci.
Les appels récents à un renouvellement politique rapide au sommet de l’Ukraine sont donc prématurés et naïfs, au mieux, ou manipulateurs et subversifs, au pire. L’invasion à grande échelle de la Russie, avec des combats constants à l’est et des raids aériens dans tout le pays, a rendu impossible la tenue d’élections ordonnées tant que la guerre se poursuit. Le 20 février 2025, une déclaration publique des ONG ukrainiennes initiée par Opora affirme : « L’instabilité de la situation sécuritaire, la menace de bombardements, d’attaques terroristes et de sabotages, ainsi que le minage à grande échelle des territoires créent des obstacles importants à toutes les étapes du processus électoral. »
L’agression de la Russie depuis 2022 a déplacé des millions de citoyens ukrainiens à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine. La nouvelle situation démographique exigerait de nouvelles formes de vote, une mise à jour du registre des électeurs ukrainiens et la création d’un grand nombre de bureaux de vote à l’étranger. En Ukraine, les bombardements russes sur les localités ukrainiennes et leurs diverses répercussions ont détruit une partie de l’infrastructure électorale ukrainienne, y compris les bâtiments, le plus souvent des écoles, utilisés comme bureaux de vote. Néanmoins, le Kremlin a réussi, au cours des deux dernières années, à faire d’un prétendu manque de représentation démocratique au sein des dirigeants ukrainiens un thème saillant parmi divers publics à travers le monde dans les discussions sur les moyens de mettre fin à la guerre russo-ukrainienne.
Depuis 2023, les politiciens et les influenceurs russes et pro-russes ont exigé à plusieurs reprises que l’Ukraine organise des élections nationales dans des conditions de guerre totale. En insistant sur cette proposition et en la diffusant, Moscou réitère une stratégie qu’elle a commencé à utiliser en 2014, au début de son intervention secrète dans le bassin du Donets (Donbass) en Ukraine continentale. En 2014-2021, Moscou et ses collaborateurs ont utilisé les accords de Minsk, signés par Kyïv sous la contrainte, pour exiger que l’Ukraine organise des élections régionales et locales dans les soi-disant républiques populaires de Donetsk et de Louhansk.
Cette demande a été formulée alors que le gouvernement ukrainien ne contrôlait pas les zones où il était censé organiser une campagne démocratique et un scrutin. C’est le gouvernement russe qui a continué d’exercer un contrôle effectif sur les deux régimes de facto au sein des oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk. Jusqu’à leur annexion en 2022, Moscou n’a jamais manifesté la moindre volonté de réduire son emprise sur les deux pseudo-républiques qu’elle avait artificiellement créées dans l’est de l’Ukraine au printemps 2014. Néanmoins, le Kremlin a continué d’insister pour que Kyïv organise des élections sur ces territoires sans y avoir accès.
Ni en 2014-2021 ni depuis 2023, les demandes de Moscou pour une plus grande démocratie ukrainienne n’ont été motivées par des inquiétudes russes concernant le pouvoir du peuple et la légitimité du pouvoir en Ukraine. Le Kremlin a supprimé les droits des électeurs, l’État de droit, le pluralisme politique, l’activité civique, les partis d’opposition et la liberté d’expression en Russie, parfois en recourant à une violence meurtrière. Ces circonstances, entre autres, indiquent que d’autres motifs sont à l’origine de la politique étrangère de Moscou en général et de son insistance devant les élections ukrainiennes en particulier.
Selon Maria Popova et Oxana Shevel, l’objectif final des dirigeants russes est la déstabilisation et la « vassalisation » de l’Ukraine. En fonction de la situation, la Russie utilise diverses combinaisons de guerre cinétique et non cinétique pour atteindre son objectif global de subversion de l’État ukrainien. Le Kremlin espère qu’une élection pleinement compétitive et un vote national ouvert en Ukraine, contrairement à la Russie, fourniront suffisamment de vulnérabilités pour que les interventions hybrides de Moscou aient un effet. De telles opérations, pendant une période de transition pour l’État et la politique ukrainiens, seraient conçues pour polariser la société ukrainienne, intensifier les conflits intra-ukrainiens et semer la confusion chez les observateurs étrangers.
La demande de Moscou d’organiser des élections dans des conditions impossibles est l’un des nombreux outils du manuel de guerre hybride du Kremlin, qui comprend la cyberguerre, les campagnes de désinformation, la pression économique, le théâtre de la négociation, les actes terroristes et la corruption des personnalités politiques. Les ONG ukrainiennes avertissent, dans l’appel collectif susmentionné, que « le plus grand défi pour la démocratie électorale en Ukraine sera l’ingérence de la Russie dans ce processus, qui sera prête à utiliser tous les moyens pour y parvenir – des cyberattaques à la corruption directe des électeurs, en passant par la diffusion de désinformation et la division de la société pour discréditer les candidats “inacceptables” aux yeux des autorités russes et le financement des campagnes d’hommes politiques loyaux à la Russie ».
Fin mars 2025, le président russe a tenté une nouvelle fois de provoquer un changement de direction à Kyïv en proposant de remplacer le gouvernement ukrainien par une administration temporaire des Nations Unies qui, selon les mots de Poutine, « organiserait des élections démocratiques pour mettre au pouvoir un gouvernement viable qui jouit de la confiance du peuple, puis entamerait des négociations avec lui sur un traité de paix ». Poutine a ajouté : « Sous les auspices des Nations Unies, avec les États-Unis, voire avec les pays européens, et, bien sûr, avec nos partenaires et amis, nous pourrions discuter de la possibilité d’introduire une gouvernance temporaire en Ukraine. » Cependant, la proposition de Moscou était si étrange que même Washington l’a immédiatement rejetée.
Les observateurs profanes des affaires post-soviétiques, y compris les hommes politiques occidentaux et leurs conseillers, sont induits en erreur par la machine de propagande du Kremlin sur les causes profondes et la résolution possible de la confrontation russo-ukrainienne. Ce n’est pas le souci de la légitimité démocratique, mais la volonté du Kremlin de déstabiliser l’Ukraine qui est à l’origine de l’exigence de la tenue d’élections nationales en Ukraine. Dans le scénario idéal de Moscou, une campagne électorale et un processus de vote préparés à la hâte et insuffisamment sécurisés dans des conditions difficiles offriraient de multiples points d’entrée pour une ingérence extérieure. Cela permettrait au Kremlin de faire pression en faveur de candidats anti-occidentaux, d’intensifier les tensions politiques, de semer la méfiance parmi les électeurs et les observateurs étrangers et d’infiltrer l’infrastructure électorale.
La « Feuille de route pour assurer l’organisation d’élections d’après-guerre en Ukraine » d’Opora citée ci-dessus et d’autres études similaires fournissent des recommandations politiques, juridiques et techniques pertinentes pour assurer la préparation et la conduite ordonnées d’une campagne électorale et d’un vote national une fois la loi martiale levée. Les suggestions supplémentaires suivantes sont faites pour la communication publique par les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux intéressés par la souveraineté, la démocratie et la stabilité de l’Ukraine :
<p>Cet article Les élections en Ukraine : un mirage de la propagande russe a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:26
Si l’Europe a encore une chance de sauver son modèle de démocratie libérale, c’est grâce aux sacrifices ukrainiens.
<p>Cet article L’Europe a failli, mais l’Ukraine peut encore la sauver a été publié par desk russie.</p>
Selon l’auteur, l’Ukraine a fourni à l’Europe les trésors les plus précieux : le temps et l’expérience. Le fait que l’Europe ait encore une chance de sauver son modèle de démocratie libérale, un temps pour se préparer et les outils pour tirer les bonnes leçons – tout cela, elle le doit aux sacrifices ukrainiens. C’est une dette de gratitude d’une ampleur historique.
Une courte réflexion sur ce que les Européens doivent à l’Ukraine. Quand viendra le temps, dans quelques décennies, d’écrire l’histoire de notre époque, je parie que l’on dira souvent que les sacrifices consentis par l’Ukraine au cours des dernières années auront été parmi les plus importants de l’histoire européenne. Sans ces sacrifices, tout le projet européen aurait pu être anéanti – mais grâce à ce que l’Ukraine et les Ukrainiens ont accepté de faire et d’endurer, l’Europe a encore une chance.
Nous devons commencer par admettre quelque chose de fondamental : les décideurs européens ont échoué. Il y a maintenant exactement 38 mois que la Russie a lancé son invasion à grande échelle, le 24 février 2022 – soit environ 1150 jours pendant lesquels les dirigeants européens ont eu du temps pour planifier et réagir. Malheureusement, ils ont été bien meilleurs pour prononcer des discours que pour prendre les mesures nécessaires afin de permettre aux Européens d’assurer leur propre sécurité.
Si les discours avaient suffi, l’Europe serait aujourd’hui en excellente posture. Au moment de l’invasion à grande échelle, on entendait beaucoup de déclarations sur la fin d’une ère et sur la nécessité pour l’Europe de changer (rappelez-vous de la « Zeitenwende6 »). Depuis, les discours se sont succédé, et le président Macron a joué un rôle clé dans cette dynamique, avec des déclarations affirmant la nécessité de soutenir l’Ukraine, de faire davantage pour se défendre soi-même, etc., etc.
Mais au final, les décideurs européens en ont fait relativement peu. Ils se sont surtout contentés de rester passifs et d’agir seulement en réaction. Alors qu’une victoire ukrainienne allait manifestement dans l’intérêt des États européens, ils ont laissé l’administration Biden dominer leur politique vis-à-vis de l’Ukraine, en imposant une stratégie désastreuse fondée sur la crainte des menaces russes et la volonté faire de la microgestion de la guerre.
Entre 2022 et 2024, les dépenses de défense européennes sont restées bien trop faibles pour que le continent puisse assurer sa propre sécurité. En 2024, la dépense européenne moyenne atteignait seulement 1,9 % du PIB – preuve que la plupart des États restaient en deçà des objectifs fixés par l’OTAN plusieurs décennies auparavant.
Et ce n’était qu’un début. Alors que le retour de Donald Trump – notoirement pro-Poutine – à la Maison-Blanche était une éventualité à au moins 50 % durant la majeure partie de 2024, les États européens ont refusé d’affronter la réalité en face. Ils niaient que cela puisse se produire ou se berçaient d’illusions ridicules, prétendant que Trump ne serait pas si mauvais, ou pire encore, qu’ils sauraient le convaincre grâce à leur charme diplomatique.
Lorsque Trump fut élu président, puis investi et qu’il mit immédiatement en œuvre ce qu’il avait dit qu’il ferait – alignant les États-Unis sur Poutine et mettant fin au soutien américain à l’Ukraine –, la réaction européenne resta confuse et faible. On parla de « bâtir des ponts » avec Washington, on multiplia les parties de golf, les tapes amicales dans le dos et les louanges dans l’espoir d’amadouer Trump. C’était stupéfiant d’assister à un tel déni, alors que des exemples clairs, comme la politique du Canada, montraient que tenir tête à Trump avait toujours été la meilleure approche.
L’un des problèmes est que de nombreux États européens semblent aujourd’hui dépendre de conseils de lobbyistes de Washington liés au mouvement MAGA. Ces lobbyistes préconisent de se montrer obéissants, de flatter Trump, de quémander des miettes – car c’est ainsi que les partisans de MAGA eux-mêmes survivent. L’incapacité des États européens à penser par eux-mêmes est devenue l’un des grands défis du moment.
Certes, des efforts de réarmement ont été entrepris, mais ils sont restés lents, limités et insuffisants. Surtout, il n’y a eu aucun plan sérieux pour faire face précisément à la situation actuelle : non seulement à l’abandon de l’Ukraine par les États-Unis, mais aussi à leur rapprochement avec Poutine.
Logiquement, cet échec politique aurait dû paralyser l’Europe. Pourtant, de manière surprenante, les États européens disposent encore d’une opportunité de réparer leurs erreurs, de redresser la situation et de préparer l’avenir avec un espoir de rédemption stratégique. Ils ne disposent de cette chance que grâce au sacrifice et à la volonté de combat des Ukrainiens. L’Ukraine a offert à l’Europe deux cadeaux les plus précieux qui soit.
Premièrement, en détruisant une grande partie de l’armée russe, l’Ukraine a offert à l’Europe un délai pour se préparer à un éventuel futur conflit. Même si un cessez-le-feu était signé demain, il faudrait encore au moins cinq ans pour que l’armée russe redevienne une menace crédible. Elle a perdu presque tous ses véhicules, subi un million de pertes humaines, vu sa marine gravement endommagée et perdu de nombreux avions. Sur certains aspects, il faudra presque reconstruire les forces armées russes à partir de zéro – et, pour l’instant, la Russie n’a pas la capacité industrielle de remplacer ses pertes (même si la Chine pourrait combler certains manques si elle le voulait).
Deuxièmement, l’Ukraine a donné à l’Europe un autre cadeau aussi précieux que le temps : l’expérience. Les États européens ont aujourd’hui la possibilité de reconstruire leurs armées en bénéficiant de l’expérience du corps militaire le plus aguerri du continent – et sans doute du monde. Une expérience précieuse qui enseigne comment les drones, les missiles longue portée, les drones maritimes ont transformé l’art de la guerre.
S’il s’agissait simplement de reproduire les armées du passé, pleines de blindés lourds et de structures dépassées, les efforts seraient vains. L’expérience ukrainienne est l’opportunité de concevoir des forces adaptées aux guerres de demain – pas aux illusions des analystes d’hier.
L’Europe pourrait encore échouer. Si les États-Unis s’alignent durablement sur la Russie et la Chine, la démocratie libérale pourrait être condamnée – à moins que les Européens ne soient prêts à lutter pour elle.
Mais le fait que l’Europe ait encore une chance, un temps pour se préparer et les outils pour tirer les bonnes leçons – tout cela, elle le doit aux sacrifices ukrainiens. C’est une dette de gratitude d’une ampleur historique.
Et peut-être, par ricochet, ce sursis offert à l’Europe permettra-t-il aux États-Unis eux-mêmes de se sauver.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article L’Europe a failli, mais l’Ukraine peut encore la sauver a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:20
La politique de Trump semble échapper à toute logique. Le parallèle le plus proche serait la présidence de Franklin D. Roosevelt, dont l’entourage fut truffé d’agents soviétiques.
<p>Cet article La généalogie du trumpisme a été publié par desk russie.</p>
La politique de Trump semble échapper à toute logique. Les analystes et les historiens lui cherchent des prédécesseurs. Comme le montre Laurence Saint-Gilles, le parallèle le plus proche serait la présidence de Franklin D. Roosevelt dont l’entourage a été truffé d’agents soviétiques qui fournissaient au président américain des raisons pour céder au diktat stalinien en Europe de l’après-guerre. Comme dans le cas de Roosevelt, la politique trumpienne ne trouve de rationalité que dans la perspective des intérêts géopolitiques russes.
Les bouleversements opérés par la révolution trumpiste tant au niveau international que domestique sont tels qu’ils plongent les observateurs dans un abîme de perplexité. Les évolutions en cours sont si rapides, si inédites et si radicales qu’elles bousculent tous nos repères et modes de pensée traditionnels. Comment en effet « penser l’inimaginable » il y a encore peu de temps7 : que les États-Unis, inspirateurs, fondateurs et défenseurs de l’ordre international libéral mis en place en 1945 négocient en tête-à-tête avec la Russie poutinienne – coupable d’avoir déclenché une guerre d’agression – un « plan de paix » qui aboutirait au démembrement de l’État ukrainien voire à sa disparition pure et simple ? Comment la démocratie phare du monde occidental, détentrice du record mondial de longévité d’une Constitution écrite, peut-elle se saborder en détruisant ses institutions et renoncer aux principes fondamentaux qui constituent son socle idéologique ? Comment justifier le reniement de ses engagements internationaux, l’abandon en pleine guerre de la démocratie ukrainienne, le mépris ouvertement affiché pour ses alliés, la collusion avec un régime russe qui se présente comme l’ennemi de l’Europe et de l’Occident ? Bref, comment expliquer la folie qui entraîne les États-Unis dans une spirale d’autodestruction frénétique que rien ne semble pouvoir arrêter ?
Aux États-Unis, comme dans le reste du monde occidental, si cette expression a encore un sens, la floraison de publications, blogs ou podcasts consacrés au phénomène Trump témoigne de l’angoisse collective suscitée par ses bouleversements. Comme nous peinons à trouver une explication rationnelle à son comportement erratique, nous sommes enclins à nous référer aux grilles d’analyse préexistantes, à rechercher dans l’histoire politique américaine les signes avant-coureurs de la catastrophe. Il nous faut remonter la chaîne des temps, à la quête d’un précurseur, d’une filiation idéologique. Durant sa campagne, Trump n’a cessé de se référer à ses illustres prédécesseurs, comme s’il cherchait à nous mettre sur la voie. Journalistes, politistes et historiens n’en finissent pas de retracer la généalogie du trumpisme. Pourtant, à partir d’une démarche similaire, fondée sur l’étude des précédents historiques, leurs analyses débouchent sur des conclusions si contradictoires que la personnalité, le style et la pensée politiques de Donald Trump semblent irréductibles à toute forme de classification.
Au début de son premier mandat, une explication courante consistait à voir en Donald Trump une sorte d’électron libre qui ne pouvait se rattacher à aucun des grands courants de la politique étrangère américaine puisqu’il se démarquait à la fois de l’internationalisme libéral rooseveltien – condamnant avec vigueur les opérations extérieures de nation-buiding et les alliances des États-Unis – et de l’interventionnisme du mouvement néo-conservateur au sein de son propre parti. Dès 2016, dans un article de Politico, Thomas Wright dénonça cette erreur : « Trump est si évidemment sui generis qu’il est tentant de dire que ses vues sont étrangères à la tradition de politique extérieure américaine. Il n’en est rien ; c’est seulement que ces courants de pensée étaient endormis depuis un certain temps8 ». Ses préceptes en ce domaine (mercantilisme, isolationnisme et populisme) appartiennent, selon ce chercheur, à un corpus idéologique bien antérieur à la Seconde Guerre mondiale, remontant au XIXe siècle.
À la manière du général Andrew Jackson, président entre 1829 et 1837, Donald Trump incarnerait le populisme américain, capable d’utiliser la force de manière rapide et décisive lorsque la sécurité des États-Unis l’exige9. Quant à son « amour » pour les barrières protectionnistes et les droits de douane élevés, Thomas Wright y voyait déjà un legs de la présidence de William McKinley (1897-1901). Au cours de la dernière campagne présidentielle, McKinley a supplanté Andrew Jackson dans le panthéon trumpiste. Donald Trump revendique aujourd’hui fièrement son héritage, car il voit dans ce « business man à succès » un véritable précurseur. Il lui a même rendu hommage dans son discours d’investiture, invoquant le retour à « l’âge d’or de l’Amérique » et a promis de redonner son nom au plus haut sommet des États-Unis. À première vue, McKinley semble bien mériter le surnom de « Tariff King » : en tant que représentant de l’Ohio, en 1890, il augmenta les droits de douane de 38 à 50 % et, devenu président, il signa le tarif Dingley de 1897 qui allait encore plus loin. Cependant si Trump s’inspirait vraiment de McKinley, il saurait que son tarif, loin de faire des miracles, entraîna une hausse des prix et la déroute électorale de son propre parti en 1890. À la fin de sa vie, McKinley « a jeté aux orties son légendaire protectionnisme10 ».
Le chercheur Thomas Wright a également été le premier à relever les analogies entre le mouvement America First et les idées de Trump. Ses positions hostiles aux alliances et aux engagements internationaux des États-Unis font écho à celles du candidat malheureux à l’investiture républicaine, en 1940, le sénateur Robert Taft, figure emblématique du courant isolationniste conservateur, qui s’opposa avant 1941 à l’aide américaine au Royaume-Uni et, après la guerre, critiqua la politique du containment de Harry Truman, estimant que les États-Unis n’avaient pas d’intérêts en Europe occidentale. En outre, la sympathie de Donald Trump pour les régimes autoritaires n’est pas sans rappeler Charles Lindbergh. Le héros de l’aviation américaine qui dirigea le comité America First ne dissimulait pas en effet son admiration pour Hermann Goering et Adolf Hitler.
Pourtant, les analystes qui font remonter les origines de la politique étrangère trumpiste à ce courant des années 1930 commettent à leur tour une erreur, estime Michael Kimmage dans Foreign Affairs11. Lorsqu’America First se développa, les États-Unis ne disposaient que de forces militaires modestes et ne détenaient pas encore le statut de superpuissance. Les partisans de ce mouvement désiraient avant tout maintenir cette situation et tenir leur pays en dehors du conflit. Or, si l’actuel Président veut soustraire son pays aux engagements internationaux, rien n’indique qu’il souhaite le voir se retirer des affaires mondiales comme en témoignent ses menaces d’annexer le Groenland ou de reprendre le canal de Panama et de s’ingérer dans les affaires européennes en soutenant les candidats nationalistes.
Aussi, d’aucuns voudraient plutôt voir dans Donald Trump l’héritier du Président Theodore Roosevelt, symbole de l’impérialisme américain triomphant au début du XXe siècle : après avoir acheté l’Alaska aux Russes (en 1867), les États-Unis « libèrent » Cuba, Guam, Porto Rico, et les Philippines du colonialisme espagnol sous la présidence McKinley et creusent le canal de Panama sous Roosevelt. Pendant la campagne, Musk a déclaré que l’Amérique n’avait pas eu de candidat aussi fort depuis Theodore Roosevelt. Donald Trump est extrêmement flatté de cette comparaison car c’est l’un des Présidents qu’il admire le plus. Mais comme l’explique l’essayiste David Gessner dans le Washington Post, il le vénère sans aucun doute pour de mauvaises raisons12. En réalité, il y a bien des similarités entre les deux hommes. Le rapprochement provient de leurs personnalités narcissiques : comme l’écrivait la propre fille de Roosevelt, Alice, à propos de son père : « Il voulait être le mort à chaque enterrement, la mariée à chaque mariage, et le bébé à chaque baptême. » Mais loin de la caricature simpliste conservée dans la mémoire collective, celle d’une « brute trumpienne belliqueuse », d’après Gessner, Roosevelt était un personnage bien plus complexe, tiraillé entre deux tendances contradictoires, le pragmatisme et l’idéalisme. Parmi les deux tendances que Roosevelt détestait le plus en politique, il y avait certes les dogmatiques, les idéalistes qui nuisent aux justes causes en raison de leur sectarisme. La critique de Roosevelt pourrait s’appliquer à ceux que l’on nomme aujourd’hui « les wokistes » et a de quoi séduire Donald Trump et ses partisans. Mais, d’un autre côté, explique Gessner, Roosevelt haïssait tout autant ceux qui « réussissent trop bien » : « le mercantilisme pour lui-même » lui paraissait méprisable, et la « richesse prédatrice » des entreprises et des grands capitalistes le consternait. Il est d’autant plus étonnant qu’Elon Musk invoque dans ses tweets l’héritage d’un Theodore Roosevelt, alors que ce dernier considérait les oligarques comme « l’élite de la classe criminelle13 ». Selon Roosevelt, « l’efficacité pour elle-même était sinon mauvaise, du moins amorale » si elle n’était pas mise au service du plus grand bien.
Ainsi, bien qu’il soit considéré par ses détracteurs comme « raciste, sexiste et impérialiste », « Roosevelt n’a pas seulement surfé sur la vague progressiste, il l’a pratiquement fondée » en posant les bases du futur programme présidentiel de Franklin D. Roosevelt : « Tout au long de sa carrière, il s’est montré de plus en plus véhément dans ses efforts pour dompter le pouvoir des entreprises, soutenir les pauvres et égaliser les richesses. Il a ouvert la voie à de nombreux programmes mis en œuvre par son lointain cousin, son Square Deal préfigurant le New Deal de Franklin Roosevelt. En tant que président, il a combattu les monopoles et s’est battu pour un salaire décent. En tant que candidat Bull Moose en 1912, il a plaidé en faveur du suffrage universel et d’un filet de sécurité sociale comprenant des indemnités pour les accidents du travail, une protection pour les chômeurs et des pensions pour les personnes âgées. La compassion à l’égard des moins fortunés que lui devient sa force directrice14. »
Il y a donc peu de chances que Théodore Roosevelt eût reconnu un héritier en Donald Trump, lequel dès les premières 48 heures de son arrivée à la Maison-Blanche, abrogea par décrets les directives de Joe Biden qui élargissaient l’accès au soin et aux assurances de santé des classes moyennes et modestes américaines et bloquait même les financements fédéraux du Medicaid. S’il avait connu Donald Trump, estime Gessner, Roosevelt l’eût certainement détesté.
Lorsque Donald Trump s’identifie à un grand Président comme Ronald Reagan, il n’hésite pas à plagier ses slogans. « Make America Great Again », est même devenu l’acronyme du Parti trumpiste. Pourtant, peu de commentateurs ont osé faire un parallèle entre les deux présidents. L’analogie serait pourtant « instructive », estime l’historien Niall Fergusson qui considère que Trump pourrait s’inspirer de la devise « la paix par la force » du premier mandat de Ronald Reagan15. Au début des années 1980, ce dernier s’évertua à rétablir la supériorité des États-Unis sur le plan militaire et idéologique dans la crise des euromissiles avant d’entamer, sous son second mandat, une phase de négociation avec le nouveau dirigeant de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev. Cette dernière déboucha sur la signature du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI de 1987) et au début des années 1990 sur les accords START. Selon Niall Fergusson, Trump, qui est littéralement « né pour marchander », présenterait les mêmes talents de négociateur que le Président Reagan. La méthode de Trump exposée dans The Art of The Deal, consistant à se montrer agressif face à un adversaire tenace mais à savoir s’incliner lorsqu’il le faut, présenterait des analogies avec la stratégie reaganienne. Pourtant, l’habileté diplomatique de Donald Trump est durement mise à l’épreuve dans les discussions américano-russes qui étaient censées ramener la paix en Ukraine en 24 heures. Avant même l’ouverture des pourparlers, Trump s’est empressé d’agréer toutes les exigences de Vladimir Poutine, qu’il s’agisse du refus de voir l’Ukraine adhérer à l’OTAN, des territoires occupés par les Russes ou de la levée des sanctions américaines. Avec Trump, l’adage « la paix par la force » est devenu « la paix par la capitulation ». En effet, en contrepartie de leurs concessions, les Américains, en guise de paix, n’ont obtenu que de vagues accords de cessez-le-feu partiels dont aucun mécanisme de contrôle ne garantit l’application, laissant à la Russie l’opportunité de pilonner les infrastructures civiles ukrainiennes.
Fergusson reconnaît bien qu’il des « différences majeures » entre Trump et Reagan : « Trump est un protectionniste. Reagan était partisan du libre-échange. Trump est hostile à l’immigration illégale. Reagan était souple sur ce sujet. Trump aime les hommes autoritaires alors que Reagan était un promoteur enthousiaste de la démocratie. » À ces exceptions près, il lui semble que les ressemblances entre Trump et Reagan sont « nombreuses et significatives ». Il rappelle que Reagan comme Trump aujourd’hui était craint par les libéraux de son pays et à l’étranger : « Comme le montre Max Boot dans sa nouvelle biographie révisionniste de Reagan, il était considéré, au moment de sa première victoire électorale, comme « un aimable cancre », pour reprendre les termes du grand manitou du parti démocrate, Clark Clifford… Reagan a été moqué, rabaissé et traité avec condescendance plus que tout autre homme politique majeur de son époque – et il en va de même pour Trump aujourd’hui16 ».
Cependant, à la différence de Trump, c’est Reagan lui-même qui contribua à façonner l’image d’un « bouseux inculte ». L’Enfance d’un chef, le documentaire d’Antoine Vitkine, révèle que Ronald Reagan fut un excellent élève, ses résultats scolaires le plaçant très au-dessus de la moyenne mais l’isolant des autres enfants17. Il comprit que pour attirer la sympathie, mieux valait ne pas être le premier de la classe. Alors pour se rendre populaire, l’acteur endossa le rôle du héros positif mais un peu naïf. Reagan était conscient que ses opposants, les médias et les Soviétiques le sous-estimaient mais il considérait cela comme un atout lui permettant de duper ses adversaires.
Dans le cas de Trump, rien ne semble indiquer que le personnage de « l’idiot utile » soit un rôle de composition, si l’on se réfère à Fiona Hill, qui de 2017 à 2019, fut sa conseillère pour les affaires russes et assista à ses entretiens téléphoniques avec Vladimir Poutine : « Le traducteur aplanissait constamment les propos et ne transmettait pas toute la substance de ce que Poutine disait. Le président russe choisissait ses mots très soigneusement et se moquait souvent de Trump ouvertement… » Ainsi, lors du sommet du G20 à Osaka, « Trump et Poutine ont une conversation, et Poutine lui parle de ses nouveaux missiles hypersoniques. Trump écoute et répond : “Oh, j’aimerais bien ça !” Poutine commente : “Ouais, bien sûr tu les auras.” Ils continuent à parler d’Israël. Trump commence à se vanter de ce que “personne n’a fait plus pour Israël que moi” et se met à énumérer tous ses succès. Poutine l’écoute et lui répond d’un ton complètement sarcastique, de manière à ce que quiconque, même non russe, comprenne que c’est une moquerie : “Tu es génial, Donald. Peut-être qu’Israël devrait donner ton nom à un pays ?” […] Trump ne comprend pas qu’on se moque de lui et répond : “Non, ce serait probablement trop18.” »
Contrairement à Donald Trump, Reagan fut rapidement redouté par le Kremlin qui voyait en lui un anti-communiste et un ennemi impitoyable. En avril 1982, pour tenter de faire barrage à sa réélection, le chef du KGB, Youri Andropov, ordonne une « mesure active ». Les hommes du Kremlin infiltrent le QG du Comité national des Républicains et pour discréditer le Président, le présentent comme un serviteur corrompu du complexe militaro-industriel et popularisent le slogan « Reagan c’est la guerre ». Les caricaturistes prennent « l’habitude de représenter un Reagan fou, à cheval sur une bombe atomique en train de tomber, comme le personnage de T. J. « King » Kong dans le film Dr Strangelove19 » . Mais la conspiration se solde par un échec cuisant et Reagan est réélu dans 49 États. Ce revers du KGB est lourd de conséquences : Reagan intensifie sous son second mandat l’aide aux Moudjahidines, transformant l’intervention en Afghanistan en « Vietnam soviétique ». C’est le début du reflux de l’impérialisme soviétique dans le tiers-monde et en Europe de l’Est, où les régimes communistes s’effondrent les uns après les autres, telle une avalanche qui doit emporter à son tour l’URSS.
Depuis 1987, Gorbatchev a compris qu’en essuyant un échec dans la bataille des euromissiles, son pays a perdu la guerre froide. Dès cette époque, les hommes du KGB et du GRU ruminent leur défaite et mûrissent leur revanche. Dans les rangs du GOP, ils peuvent désormais s’appuyer sur une mouvance ultra-nationaliste, issue des réseaux d’Edouard Lozansky et Dimitri Simes, deux prétendus « dissidents » russes installés aux États-Unis qui ont infiltré les instances du parti républicain depuis les années 197020. Bien qu’ultra-conservatrice, cette nouvelle tendance se démarque de l’héritage reaganien et incarne l’isolationnisme de droite, « jugé marginal et extrême21 ». Ce courant est incarné notamment par Pat Buchanan, un ancien conseiller de Richard Nixon et Ronald Reagan, candidat aux primaires républicaines de 1992 sur des thèmes (nationalisme économique et lutte contre l’immigration) qui préfigurent ceux du trumpisme.
Mais c’est justement en Donald Trump, homme d’affaires vaniteux, repéré par les services tchécoslovaques dès 1977, que les services placent leurs espoirs. Trump fait son entrée en politique en 1987, au retour de son voyage à Moscou qui alimente les rumeurs sur la nature réelle de ses liens avec Moscou22. Après avoir placé leur homme sur orbite, les services russes ne le lâchent plus. Ils mettent tout en œuvre pour qu’il accède à la Maison-Blanche car il sera l’instrument de leur vengeance contre Ronald Reagan et l’Amérique des années 1980, forte et sûre d’elle-même, qu’ils rendent responsables de la perte de leur empire en Europe et de l’éclatement de l’URSS. S’ils misent sur Trump, c’est d’abord parce que celui-ci est un « anti-Reagan » tant son caractère contraste avec celui de l’ancien président : « La personnalité de Trump est aussi abrasive que celle de Reagan était charismatique, aussi vindicative que celle de Reagan était magnanime », concède Niall Fergusson. S’il fallait trouver des ressemblances avec un Président, c’est plutôt du côté de Poutine qu’il faudrait les chercher : comme Poutine, Trump est un rancunier. Ce travers fait de lui une proie facile à manipuler. Il n’est pas difficile de le convaincre que les Européens sont des profiteurs qui se défaussent sur les États-Unis pour assurer leur défense, que Zelensky est un ingrat, responsable de la première procédure d’impeachment contre lui, que les services de renseignements ont inventé le Russiagate pour le discréditer, que Joe Biden et les démocrates lui ont volé la victoire en 2020… Pendant la campagne, Trump n’a cessé de répéter que Poutine et lui avaient les mêmes ennemis libéraux, ce qui lui permit de présenter la Russie comme une alliée dans son combat contre le totalitarisme woke et de justifier la collusion avec l’ennemi qui, entre d’autres temps, eût été considérée comme un acte de trahison. Sous le premier mandat de Trump, la propagande russe s’est diffusée dans la société via les médias et les réseaux sociaux sans rencontrer la moindre résistance de l’appareil d’État. Mais depuis sa réélection, sous couvert de démanteler « l’état profond », il procède au démembrement des organismes chargés de défendre les États-Unis contre les tentatives d’ingérences et de déstabilisation étrangères : le nouveau Directeur du FBI, Kash Patel, a annoncé la fermeture du bureau du FBI à New York, chargé du contre-espionnage, les enquêtes visant les oligarques russes ont été closes23. Imagine-t-on un instant Ronald Reagan placer à la tête des agences de renseignement américain Tulsi Gabard, dont la nomination a de quoi « faire trembler la CIA et le FBI » de l’aveu des propagandistes russes ? Mais Donald Trump ne se contente pas de détruire les garde-fous visant à protéger les États-Unis, il abat aussi tous les instruments du soft power américain : l’USAID, qui venait en aide aux dissidents russes et biélorusses, a été dissoute et les radios Voice of America et Free Europe qui portèrent la voix de l’Amérique par-delà le rideau de fer sont réduites au silence. Dans l’imaginaire collectif, le souvenir de Ronald Reagan est associé au projet de bouclier spatial visant à rendre le territoire américain invulnérable face aux attaques de l’ennemi soviétique. Trump, lui, risque de demeurer à jamais celui qui procéda au « désarmement unilatéral » des États-Unis, selon le mot du sénateur démocrate Whitehouse24. Comme sur la caricature de Ben Kichner en couverture de The Economist, le représentant juché sur un globe terrestre qui se balance, Trump est une boule de démolition lancée à grand vitesse sur son propre pays25.
Bien sûr il y aura toujours un observateur très fin – remarque l’éditorialiste David Frum – pour nous convaincre que Trump cache bien son jeu, que ses méthodes sont brutales mais qu’il a en tête de nobles intentions. Et notamment, que son « inclination pro-russe est en réalité une grande stratégie pour contrer la Chine26 ». Pendant la première présidence, les experts nous ont rebattu les oreilles du « Nixon reverse ». En grand stratège, Trump voudrait inverser la stratégie chinoise du Président Nixon qui exacerba les rivalités sino-russes pour obliger l’URSS à accepter la Détente avec les États-Unis. Cette analyse ne résiste pas à l’examen des faits. Car si Donald Trump avait en tête de se dresser contre la deuxième puissance économique mondiale, il souhaiterait mobiliser des alliés solides, souligne David Frum. Au lieu de cela, il préfère s’aliéner les deux voisins immédiats de l’Amérique et ses partenaires historiques en Europe et dans la région du Pacifique et, au cours de sa dernière campagne, il a déclaré que Taïwan ne mérite pas la protection des États-Unis parce qu’elle « ne nous donne rien27 ». En outre, en détruisant les programmes d’aide au développement, Trump fournit à la Chine l’opportunité de renforcer son influence en Afrique tandis que la fermeture de Radio Free Asia est un coup de poignard dans le dos des dissidents hong-kongais. Et, s’il voulait vraiment contrer la Chine, Trump ferait preuve de fermeté face à Poutine, car la guerre en Ukraine est pour Pékin un moyen de tester la détermination des États-Unis. Décidément, selon David Frum, ériger Donald Trump en « un pivot diplomatique brillant, à la Kissinger, ne passe pas l’épreuve du rire28 ».
Mais il nous reste peut-être encore une piste à explorer. L’historien Walter Russell Mead nous met sur la voie en rappelant dans le Wall Street Journal que Donald Trump ne fut pas le premier à « mettre de côté la morale pour conclure un deal avec Moscou » : « Franklin D. Roosevelt, persuadé qu’il aurait besoin de l’aide soviétique contre le Japon si le projet Manhattan ne parvenait pas à livrer une arme de guerre à temps, s’est rendu à Yalta dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale dans l’espoir d’enrôler Joseph Staline dans la lutte contre le Pacifique29. » À première vue, les deux présidents sont aux antipodes : l’un ayant précisément mis en place l’ordre international que l’autre s’évertue à détruire.
Cependant, le parallèle est éclairant car à Yalta, en février 1945, comme à Téhéran en 1943, Roosevelt ignore que les négociations avec les Soviétiques sont pipées, Staline ayant toujours une longueur d’avance sur lui : il sait tout ce que Roosevelt veut obtenir de lui, tout ce qu’il est prêt à lui céder et il peut donc à loisir jouer des dissensions de la « relation spéciale » entre les Anglais et les Américains dont il n’ignore rien. Depuis les années 1930, les départements d’espionnage de la Tchéka et le GRU ont infiltré des pans entiers de l’administration fédérale : « de jeunes ambitieux idéalistes tels qu’Alger Hiss, Julian Wadleigh et Lawrence Duggan au Département d’État, Harry Dexter White, au Trésor, et George Silverman, comme statisticien du gouvernement… se voyaient comme des guerriers engagés dans la lutte secrète contre le fascisme30. » Le 2 septembre 1939, au lendemain du déclenchement de la guerre en Europe, l’écrivain et ex-espion soviétique, Whittekar Chambers, confie pourtant tout ce qu’il sait de l’espionnage russe aux États-Unis au sous-secrétaire d’État, Adolf Berle, conseiller de Roosevelt pour la sécurité intérieure. Berle remet au Président un mémorandum avec les noms de tous les espions de premier plan comme Alger Hiss, Harry Dexter White et même Lauchlin Currie, l’un des plus proches conseillers du Président. Mais Roosevelt juge « absurde l’idée d’un réseau d’espionnage au sein de son administration » et ignore les avertissements de ses propres services31. À la demande de Staline, les taupes de Washington débusquent dans les organes gouvernementaux des sympathisants communistes susceptibles de devenir des agents. En avril 1941, le NKVD en a déjà recruté 221. Certains intègrent, dès sa création, la centrale de renseignement américain. L’un d’eux obtient même un poste d’assistant auprès du Directeur de l’OSS, William Donovan, qui déclara plus tard : « J’aurais embauché Staline si j’avais pensé que cela nous aiderait à abattre Hitler32. » Cela explique pourquoi il y a un « abîme entre les informations fournies à Staline sur les États-Unis et celles dont dispose Roosevelt sur l’URSS ».
Cette disparité donne un avantage à Staline lors de sa première rencontre avec Roosevelt à Téhéran, en novembre 1943 : grâce à ses informateurs, Staline sait que Roosevelt est prêt à « heurter » Churchill pour parvenir à un accord avec lui. Il lui propose même, pour de prétendues raisons de « sécurité », de demeurer à l’ambassade soviétique plutôt qu’à la légation américaine. « Il ne semble pas venir à l’esprit de Roosevelt que le bâtiment est truffé de micros et que toutes ses conversations sont enregistrées et transcrites33. » Roosevelt ignore également que son « conseiller le plus influent », Harry Hopkins, entretient des liens clandestins avec l’ambassadeur soviétique à Washington. Grâce à ce canal secret, Moscou connaît la teneur des entretiens entre Churchill et Roosevelt de mai 1943, Hopkins ayant poussé le zèle jusqu’à transmettre à son contact soviétique des documents confidentiels et à le prévenir discrètement des écoutes du FBI. Harry Hopkins n’a sans doute pas été un agent à la solde de Moscou comme l’ont prétendu plus tard certains Soviétiques, mais il n’a pas seulement péché par naïveté ou excès de confiance en Staline (surnommé familièrement « oncle Joe »). Il a aussi agi par inclination idéologique, ce qui en fait bien un agent d’influence. Sincèrement persuadé que l’Allemagne nazie représente un bien plus grand danger que le communisme, Hopkins a convaincu Roosevelt d’accepter les rectifications de frontières qui permettront à Staline conserver ses conquêtes en Europe orientale (la moitié de la Pologne et les États baltes et la Bessarabie annexés lors de l’invasion de septembre 1939, conformément au protocole secret du pacte germano-soviétique) sans même obtenir en compensation la reconnaissance par Moscou du gouvernement polonais en exil, comme le voulait Churchill : « Grâce à Hopkins qui s’était fait le relais de la propagande du Kremlin, Roosevelt abandonna à Staline la moitié de l’Europe34. »
Le soutien inconditionnel accordé par Roosevelt à Staline ne relève pas d’une simple crédulité, il s’agit aussi d’un calcul géopolitique assez cynique car Roosevelt pense que ces concessions territoriales suffiront à apaiser l’obsession sécuritaire de Staline qui disposera ainsi d’un « glacis protecteur » face à l’Allemagne. À Yalta, ayant déjà tout concédé à Staline, les dirigeants occidentaux n’ont plus rien à lui offrir pour obtenir la restauration de la démocratie polonaise et la promesse d’élections libres. Et, comme Alger Hiss a réussi à se faufiler dans la délégation américaine, Staline sait que les Occidentaux, soucieux de ne pas perdre la face vis-à-vis de leurs opinions publiques, se satisferont de la participation de quelques démocrates au gouvernement provisoire fantoche qu’il a installé en Pologne. Staline feint de céder à ses adversaires sur la promesse d’élections libres pour leur donner l’occasion de capituler sans se discréditer. Mais, finalement, Staline ne se contente pas d’empocher la Pologne, celle-ci ne représente pour lui que la première étape d’un plan plus vaste de communisation de toute l’Europe. Donald Trump fait aujourd’hui une erreur similaire : il croit qu’offrir l’Ukraine en pâture à Poutine apaisera sa soif de conquêtes en Europe et le détournera de son alliance avec la Chine. Or l’abandon de la démocratie ukrainienne ne suffira pas à convaincre Poutine de renoncer à ses ambitions impériales. Car, pour lui, « la sphère d’influence russe ne s’arrête pas en l’Ukraine. Elle commence en Ukraine35 ». En revanche, il ne manquera pas de considérer l’abandon de l’Ukraine comme une capitulation américaine qui ne fera que le conforter dans sa volonté d’être au côté du plus fort, le président chinois.
Rappelons que « l’incroyable laxisme » de l’administration Roosevelt en matière de sûreté de l’État, n’eut pas pour seul préjudice la perte de la moitié orientale de l’Europe. Elle fut lourde de conséquences pour la sécurité même des États-Unis. Car les Soviétiques n’ont pas seulement pénétré les services secrets et certains secteurs de l’administration. Informés dès le début de l’année 1943, de l’intention des Américains de se doter de l’arme nucléaire, ils infiltrent le laboratoire secret de Los Alamos. Cinq mois avant le premier essai nucléaire réalisé avec succès à Alamogordo, ils connaissent les principaux éléments de la construction de la bombe et du procédé pour la faire exploser. Quatre ans plus tard, le premier engin soviétique est la copie parfaite de celui d’Alamogordo. Et d’après Vassili Mitrokhine, la pénétration du projet Manhattan n’est que « la partie la plus spectaculaire de l’immense essor pris par l’espionnage scientifique et technologique pendant la guerre ». Celui-ci allait contribuer au développement des programmes d’armements soviétiques36. Ainsi, de nombreux problèmes que les États-Unis ont dû affronter tout au long de la guerre froide (la course aux armes nucléaires avec l’URSS, la partition de l’Europe, etc.) trouvent leur origine dans les décisions prises par le Président Roosevelt sous l’influence des « taupes de Washington ».
Enfin, grâce au noyautage de l’administration Roosevelt, les Soviétiques furent à deux doigts de réussir « la plus spectaculaire infiltration d’un gouvernement occidental37 ». En 1944, au retour d’un voyage officiel en Union soviétique où il avait été dupé par les autorités qui ne lui montrèrent que des « kolkhozes rutilants et des travailleurs au sourire radieux », le vice-président Henry Wallace se fit le porte-parole zélé du Kremlin. Bien qu’ayant sillonné la Sibérie et la Kolyma où croupissaient pourtant des milliers d’opposants politiques, il ne dit pas un mot du Goulag et assure n’avoir vu que « des hommes libres38 ». Sa naïveté n’a d’égal que celle d’un Steve Vitkoff déclarant au lendemain de sa rencontre avec le Président russe que Poutine n’est pas un mauvais type et qu’il a même prié pour son ami Trump39… Grâce à Henry Wallace, Staline faillit réussir un coup de maître en installant au sommet de l’État américain un président et un gouvernement pro-soviétiques. Wallace déclara en effet que si Roosevelt était mort avant la fin de son troisième mandat, et s’il avait dû lui succéder, en novembre 1944, il aurait choisi Lawrence Duggan comme secrétaire d’État et Dexter White au trésor40. Alors, il n’y eût sans doute même pas eu de guerre froide, parce que l’expansionnisme soviétique n’eût rencontré nulle résistance de la part des États-Unis. Finalement, après sa réélection, en novembre 1944, Roosevelt remplaça Wallace par Truman, une décision qui fit échouer in extremis les calculs de Moscou.
Depuis la réélection de Donald Trump, les Américains ont le sentiment d’être plongés au cœur d’une intrigue digne d’un thriller de la guerre froide, où les agents de l’ennemi ont pris le contrôle de leurs institutions. Pour calmer les angoisses de leurs compatriotes, les partisans de Donald Trump trouvent toujours une explication rationnelle à l’attitude iconoclaste de leur Président, à grand renfort de précédents historiques : « Quoi qu’il en soit, nous pouvons nous consoler en nous disant que la nation, la présidence et la république ont déjà connu tout cela et y ont survécu », assure le très conservateur Washington Times41. Ces messages rassurants ne proviennent pas seulement de la presse trumpiste. Ils sont omniprésents dans les argumentaires des dirigeants actuels. À cet égard, le discours de Munich du vice-président J. D. Vance est un véritable morceau d’anthologie de la novlangue orwellienne. Comme dans la bonne vieille langue de bois soviétique, les mots sont dévoyés et énoncent sciemment le contraire de la réalité, et les références à l’histoire servent à mieux nous tromper. Chez J. D. Vance, la croisade pour la liberté du temps glorieux de la guerre froide se mue en un combat contre de nouveaux dangers qui ne proviennent ni de la Russie, ni de la Chine « ni d’aucun autre acteur extérieur » mais d’une « menace de l’intérieur », celle du nouveau totalitarisme que représenterait le camp progressiste coupable d’atteintes à la « liberté d’expression ». Cette dernière impliquerait qu’une puissance étrangère, ses agents et ses influenceurs puisse déverser sans entraves un flot continu de fake news ; « le respect de la démocratie » signifierait le droit pour des acteurs extérieurs d’influencer les résultats du scrutin en recourant à des financements illégaux, occultes et massifs, etc. Et même le Pape Jean-Paul II et sa célèbre exhortation « N’ayez pas peur ! » sont mis à contribution pour convaincre les électeurs des formations démocratiques de ne pas redouter la coalition avec les mouvements extrémistes42. Or la langue de bois et le révisionnisme historique sont des procédés de manipulation mentale fréquemment usités par les régimes totalitaires dans le but de paralyser la volonté populaire – un indice supplémentaire des influences russes dans le discours trumpiste.
Ainsi, les efforts des analystes pour établir la généalogie du trumpisme débouchent toujours sur une impasse. Au moment où nous croyons avoir enfin trouvé son modèle originel, le Trump de fiction s’efface au contact de la réalité, tel un mirage insaisissable. Cependant, si la pensée trumpiste échappe à toute doctrine cohérente au regard de la politique étrangère américaine, elle n’en comporte pas moins une logique propre. Dans la perspective des intérêts géopolitiques russes, elle retrouve même toute sa rationalité. Ainsi en est-il de l’augmentation des droits de douane qui isole les États-Unis de ses partenaires commerciaux et exacerbe les frictions avec la Chine au risque de la guerre commerciale sino-américaine ne débouche sur un conflit dans le Pacifique – une aubaine pour Moscou qui aurait alors les mains libres en Europe.
Comme David Frum le laisse entendre, nous devrions nous méfier des discours qui visent à rationaliser et à normaliser le phénomène Trump pour nous offrir un message de réconfort et calmer nos angoisses, car ils agissent sur nous à la manière du fentanyl, qui « apaise la douleur immédiate », mais cause « de graves dommages à long terme : « Les opioïdes chimiques agissent en bloquant les récepteurs de la douleur dans le cerveau individuel. De même, ces messages apaisants sur Donald Trump agissent en émoussant l’esprit collectif43. »
<p>Cet article La généalogie du trumpisme a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:20
Notre auteur, attaqué par Riposte Laïque, revient sur les engagements fortement marqués de ce média.
<p>Cet article Riposte laïque, la poutinolâtrie au quotidien a été publié par desk russie.</p>
Dans cet article, Vincent Laloy, attaqué par Riposte Laïque pour un article qu’il a publié il y a un an et demi sur Desk Russie, revient sur les engagements fortement marqués de ce média et dénonce ce porte-voix du Kremlin. Un exercice salutaire à l’heure où « la chorale pro-russe » est de plus en plus audible en France.
Le site d’extrême droite a mis un an et demi pour découvrir notre papier à lui consacré le 25 novembre 2023… Nul doute qu’il mettra aussi longtemps pour lire l’excellent article de Yann Barte dans Franc-tireur du 9 avril 2025, qui rappelle que ledit site est hébergé en Russie. Seulement hébergé ?
Deux répliques à notre papier précité, dont celle d’un certain Oulahbib, qui paraît se décrire lui-même dans son titre « Vincent Laloy, symbole d’une France qui devient un pays sous-développé intellectuellement », car dans le style confus et amphigourique, c’est un modèle du genre. Du reste, parmi les réactions à sa prose, celle signée Paringaux la juge « toujours aussi illisible, on frole (sic) la masturbation intellectuelle, essaye de faire simple ». Rappelons que ledit Oulahbib titrait « Poutine n’avait aucun intérêt à tuer Navalny… » (18 février 2024), rejoint par un Mélenchon qui, bien avant que cet opposant russe ne passe de vie à trépas, lançait que ce « libéral, ce n’est pas mon ami ».
L’autre réplique, à la une, signée du pseudonyme Cyrano, qui ne répond en rien à notre chronique de 2023 – insérée intégralement –, nous vaut d’autres commentaires, la plupart rédigés dans un français et des abréviations souvent impénétrables – à chacun ses capacités ! – sans rapport en tout cas avec ce que nous avons alors écrit. L’un d’eux nous traite de « sioniste », car comment ne pas considérer Israël victime de ces ignobles terroristes (jamais condamnés par Moscou) ? S’agissant de l’islam, le site, parfois fanatique, n’est-il pas quelquefois inspiré ?
On ne reprendra pas, depuis novembre 2023, le permanent récitatif moscovite de Jacques Guillemain, auquel l’on pourrait consacrer un fort volume. Contentons-nous de relever qu’il recopie, dans ses élucubrations du 16 avril, le discours moscovite concernant les trente-cinq morts et la centaine de blessés de Soumy, à savoir que cette tuerie serait le fruit des militaires ukrainiens, lesquels s’en seraient servis comme d’un bouclier humain. Le 23 février 2025, Guillemain titrait « Odieux silence de l’Occident face aux actes de barbarie ukrainiens », à l’opposé, en quelque sorte, de ces braves soldats russes, pacifiques, eux, qui ne font de mal à personne… Ou son autre papier, du 11 janvier, intitulé « Zelensky pousse à la troisième guerre mondiale car la paix lui fait peur ». Il n’est pas une de ses tribunes qui ne glorifie saint Poutine et n’accable l’Occident agressif, dévoyé, corrompu, traité de « nazi », bref désignant systématiquement les victimes en coupables.
Faut-il rappeler que Guillemain s’étonnait, en 2006, que l’on puisse s’inquiéter que la Corée du Nord et l’Iran acquièrent l’arme nucléaire alors qu’Israël la détenait, comme si l’on pouvait mettre en parallèle la seule démocratie régionale, menacée de toutes parts, avec ces États terroristes19 ?
Dans le genre Guillemain, Riposte laïque ouvre ses colonnes, le 23 janvier 2024, au dénommé Laurent Droit qui, dans sa « Lettre ouverte d’amitié à M. le président Vladimir Poutine », se prosterne face à « un grand homme et un grand chef d’État », au contraire des dirigeants français, présentés comme des « traîtres et criminels », pas moins.
Le 18 avril 2025, Christian Navis va jusqu’à établir, à propos de la tuerie de Soumy, un parallèle entre les militaires d’Ukraine et le Hamas, convaincu que des djihadistes ont été recrutés par Kyïv ! C’est ce même auteur qui, après la disparition de Navalny, aurait souhaité intituler son article « Mort d’un pourri », qui finalement devient « Navalny, un individu trouble dont le nouvel ordre mondial fait un héros » (17 février 2024), la victime de Poutine étant qualifiée toutefois de « repris de justice, traître à sa patrie ». Plus ignoble, l’on meurt ! Le même Navis prend la défense de Xenia Fedorova, « brillante journaliste, bâillonnée en France » (13 mars 2024), dont nombre d’auteurs, tel Yann Barte, dans Franc-tireur du 26 février 2025, ont rappelé les hauts faits et gestes, comme sa défense du Monde diplomatique.
Riposte laïque a aussi abrité les élucubrations de Michel Bugnon-Mordant. Le 15 décembre 2023, celui-ci se demande si Washington n’a pas provoqué le tremblement de terre en Turquie et Syrie. N’affirma-t-il pas, à l’instar d’un Thierry Meyssan, que l’Amérique aurait organisé les attentats du 11 septembre 2021 ? Faut-il s’étonner du compte rendu favorable, dans Le Monde diplomatique de décembre 1998, de son livre L’Amérique totalitaire, sous la plume de Paul-Marie de La Gorce, dont il a été révélé depuis lors que ce gaulliste intransigeant était un agent rémunéré des services soviétiques ?
Se prétendant défenseur de notre langue mais usant et abusant de l’impropre « suite à » – que réprouve l’Académie française –, ce diplômé d’HEC de 81 ans a droit de cité permanent au sein de Riposte laïque, où il déverse sa haine de l’Occident et son fanatisme poutinien. Qu’on en juge. Le 15 mars 2022, il se vante d’avoir été le seul géopoliticien en France prédire, une semaine à l’avance, l’intervention russe, « en précisant que, si Poutine n’avait pas le courage d’intervenir militairement en Ukraine, ce ne serait plus un grand homme d’État ».
Le site fait grand cas, notamment sous la plume de Guillemain, de son livre de 370 pages, Notre faux ami l’Amérique – Pour une alliance avec la Russie, préfacé par Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma. C’est la Russie, selon Rousset, qui a sauvé la France lors des deux guerres mondiales (3 mai 2024), tandis que l’Amérique n’est intervenue, en juin 1944, que pour s’emparer du pays et non le libérer (13 mai 2024). Trois papiers s’intitulent « Le mirage de la menace russe en Europe ! » (21, 22, 27 mai 2024), condamnant « l’agression de l’Amérique et de ses stupides valets européens, via l’OTAN » contre Poutine, « Européen visionnaire » (23 mai 2024), « un grand homme d’État : le nouveau De Gaulle russe » (16 juin 2024). Rousset invoque ce dernier, ainsi que Chevènement, Vincent Desportes, Alain de Benoist, Eric Branca, Noam Chomsky, Hélène Carrère d’Encausse, Régis Debray, Roland Dumas, Guaino, Oliver Stone, Védrine, Villiers, Julien Assange ou Renaud Girard. Il ne manque que Asselineau, Fillon, Todd et Philippot ! Le même Rousset dénonce « La scandaleuse expansion de l’OTAN à l’Est », citant Paul-Marie de La Gorce ou Pierre Lellouche (29, 30 mai 2024). Pour cet oracle proclamé, « L’Amérique est la seule véritable responsable de la guerre en Ukraine » contre « l’homme d’État Poutine » (31 mai, 1er juin 2024).
Il va même jusqu’à titrer l’un des trois de ses articles « L’Amérique représente le camp du mal et des crimes contre l’humanité » (7, 9 juin 2024), à la notable différence de l’idéologie communiste et ses cent millions de victimes… Celui du 7 septembre 2024 s’intitule « L’avenir de la France est avec la Russie et non pas avec l’Amérique », l’enjoignant de « quitter l’OTAN et s’allier avec la Russie ».
On le voit participer à des journées organisées, en août-septembre 2024, par la revue antisémite Lectures françaises. Son livre susmentionné va devenir, selon son auteur, un « best-seller mondial » (20 décembre 2024), évidemment traduit en russe. Séjournant alors à Moscou : « J’ai été reçu chaleureusement, naturellement, écrit-il le 15 janvier suivant, et en toute simplicité à Moscou, pendant 10 jours […], par les plus hautes personnalités intellectuelles ou politiques, pour avoir été invité à déjeuner par M. Piotr Tolstoï […], pour avoir rencontré […] M. Antoli Torkounov, un très grand homme d’État très influent en Russie, un très grand historien […]. Il se vante d’avoir rencontré le petit-fils de Gromyko, lointain sinistre prédécesseur du non moins sinistre Lavrov, et proclame que son bouquin est un best-seller en Russie, « convaincu [ô modestie !] de l’importance de cet ouvrage, de ce livre unique de ma vie » (15 janvier 2025).
Dans le cadre de ce séjour moscovite, Rousset tient une conférence devant les étudiants du MGIMO, où il expose que la Russie, « bien plus amicale que les États-Unis », est davantage menacée que l’Europe et qu’il conviendrait que cette dernière cesse de la harceler avec sa « propagande mensongère », de même que l’Amérique (20 janvier 2025). Son « best-seller » – que l’on ne trouve dans aucune librairie du Quartier latin – ne lui aura valu, se lamente Rousset, qu’une réponse manuscrite de Philippe de Villiers (10 mars 2025), mais dont il a été question sur divers sites, parmi lesquels figure Omerta, évidemment. Faire préfacer son bouquin par ce Tolstoï qui a prévenu que la Russie pourrait frapper Paris avec l’arme nucléaire, on appréciera. Rousset annonce un prochain séjour à Moscou d’une durée d’un mois et demi. Aux frais de qui ? Sur son blog à la date du 20 janvier, il a lancé une pétition pour qu’un hommage solennel soit rendu aux Invalides au défunt Le Pen.
L’éditorial de Riposte laïque du 20 avril, toujours signé Cyrano, s’indigne que l’écrivain Renaud Camus soit interdit de séjour en Grande-Bretagne et l’on ne serait pas loin de le rejoindre, sauf quand ledit Cyrano accuse le Premier ministre britannique « d’entraîner toute l’Europe dans une guerre criminelle contre la Russie de Poutine ». Camus, fort inspiré à ce sujet, voire lucide, lui, n’hésite pas à qualifier ce dernier de « tyran sanguinaire et mafieux [qui] envahit un pays voisin et lui fait subir le martyre ». Plus anciennement, il estimait que le pays de Poutine « n’est pas le nôtre, que la Russie a opprimé affreusement la moitié de l’Europe pendant un demi-siècle, que leurs intérêts à elle et à lui, sur de très nombreux points, ne sont pas ceux de la France et des autres nations du continent » alors que « ce dont rêvent bon nombre de poutinomanes et d’actuels russolâtres, c’est plutôt que l’Europe devienne russe, dirait-on, se mette à la remorque de la Russie27 ».
Le parti de l’étranger continue d’œuvrer et ce depuis toujours : le régime hitlérien ne fut pas seulement soutenu par le pouvoir en place lors de la dernière guerre mais aussi, durant le pacte germano-soviétique (1939-1941), par le parti communiste, par ailleurs toujours inféodé à Moscou, suivi par les extrêmes d’aujourd’hui, dont la France dite insoumise, soumise également, plus que jamais, au diktat islamiste.
<p>Cet article Riposte laïque, la poutinolâtrie au quotidien a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:19
À la croisée des ambitions turques, russes, chinoises et iraniennes, le bassin de la Caspienne redevient un enjeu stratégique tandis que l’Europe regarde ailleurs.
<p>Cet article De la mer Caspienne et de l’impéritie des capitales occidentales a été publié par desk russie.</p>
À l’est de la Caspienne commence l’Asie centrale, partie occidentale de l’ancien Turkestan. Les Russes et les Iraniens conjuguent leurs efforts pour dominer le bassin de la Caspienne et ouvrir un corridor nord-sud, censé concurrencer la route de Suez. Alliés à l’Azerbaïdjan, qui se tient à la croisée des axes Nord-Sud et Est-Ouest, les Turcs s’efforcent d’accéder à la Caspienne pour développer une politique pantouranienne au Turkestan. Les Chinois y font passer leurs nouvelles « Routes de la Soie », à destination de la Méditerranée et l’Europe. Qu’importe ! Les États européens peinent à s’accorder sur leur politique orientale tandis que l’Administration Trump rêve de s’abstraire du monde. La Caspienne attendra ! Au péril des équilibres euro-asiatiques et mondiaux.
La Caspienne est une mer intérieure située entre l’Azerbaïdjan et la Russie à l’ouest, le Kazakhstan au nord, l’Ouzbékistan et le Turkménistan à l’est et l’Iran au sud. Elle s’étend sur près de 1 300 kilomètres du nord au sud, et 300 kilomètres d’est en ouest. Le niveau de la Caspienne (environ 28 mètres sous le niveau des océans) et sa surface (373 000 km²) fluctuent en fonction du climat et des apports en eau de la Volga. Au cours du XXe siècle, ces grandeurs connaissent une réduction, puis elles se stabilisent dans les années 1980. Dans la décennie qui suit, le niveau de la Caspienne remonte, au point de menacer les installations humaines dans la partie septentrionale du bassin pour ensuite baisser de nouveau dans les dix-huit dernières années, selon un rapport du parlement kazakh28.
Dans l’Antiquité, la Caspienne était connue sous le nom de « mer d’Hyrcanie », du nom d’une province de Médie, l’appellation actuelle se référant aux Kassites, un peuple de la haute Antiquité qui résidait au sud-ouest de cette mer32. Au Moyen-Age, la mer Caspienne et ses pourtours furent englobés dans les divers empires turco-mongols qui se succédèrent avant de se décomposer en khanats de moindre envergure. Sous Ivan le Terrible, les Russes s’emparèrent d’Astrakhan, à l’embouchure de la Volga (1556), et la conquête des steppes kazakhes fut entamée au siècle suivant, conquête prolongée par celle du Turkestan occidental (XIXe siècle). La mer Caspienne devint alors un « lac russe » et l’Empire perse, sur le littoral méridional, était marginalisé. En vertu des traités de Gulistan (1813) et Tchourkmantchkaï (1828), la Perse n’avait pas le droit de déployer une flotte de guerre sur la Caspienne, à l’inverse de la Russie.
Le statut juridique de la Caspienne évolua avec les traités soviéto-iraniens de 1921 et 1940 : l’Iran pouvait désormais posséder sa flotte et la Caspienne était exploitée en commun, à égalité, entre l’URSS et l’Iran40 (le traité de 1940 définissait la Caspienne comme « une mer soviétique et iranienne »). La dislocation de l’URSS et la création de nouveaux États indépendants sur les littoraux (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan) bouleversèrent la donne géopolitique, une situation désormais compliquée par la découverte de nouveaux gisements pétrogaziers (6 à 10 % des ressources mondiales), ce qui posait la question de leur exploitation et de leur transport vers les zones de consommation. C’est à cette époque que le bassin de la Caspienne entra de nouveau dans les considérations géopolitiques occidentales.
Dès les années 1990, le libre accès au bassin de la Caspienne, la construction de nouveaux pipelines (oléoducs et gazoducs) et l’évacuation des ressources pétrogazières de la région sans passer par le territoire russe, devinrent autant d’enjeux géopolitiques et de sources de confrontation entre la Russie et l’Occident. Les États-Unis lancèrent une « Silk Road Strategy » et l’Union européenne, dans le cadre du programme TACIS (Technical Assistance to the Commonwealth of Independent States), finança des projets d’infrastructures régionaux. De part et d’autre de l’Atlantique, le vocabulaire différait (moins emphatique et plus technique du côté européen), mais les logiques étaient similaires et les stratégies géoéconomiques convergeaient.
Il apparut alors que le statut de la Caspienne (mer ou lac ?) et son régime juridique conditionnaient la mise en valeur des ressources. Ils se trouvèrent donc au centre des problématiques géopolitiques : chaque État riverain adoptait la position juridique la plus adéquate à ses intérêts. Schématiquement, le statut de « lac » entraîne une exploitation commune et unanime ; celui de « mer » implique une délimitation des eaux territoriales et zones exclusives. Les États disposant de l’ouverture maritime la plus réduite, ou des espaces les moins bien dotés en hydrocarbures off-shore, privilégiaient donc le statut de « lac ». Tel était le cas de la Russie et l’Iran, en opposition à l’Azerbaïdjan et au Kazakhstan, le Turkménistan faisant sienne une position médiane. Toutefois, la position de la Russie évolua et des accords de délimitation furent passés avec l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan, sans qu’une solution globale ait pu rapidement être apportée (voir notamment l’échec du sommet caspien d’Astana, le 13 juillet 2016).
Le conflit portait aussi sur la réglementation des oléoducs et gazoducs sous-marins. À la différence de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan et du Turkménistan, la Russie considérait que la construction de ces conduites requérait l’accord de tous les riverains. Il s’agissait pour Moscou de maintenir l’avantage conféré par le réseau hérité de la période soviétique, centré sur la Russie, celle-ci jouant le rôle de pays de transit pour le bassin de la Caspienne. Ainsi, les oléoducs existants, au départ du Turkménistan et du Kazakhstan, contournent la mer Caspienne par le nord, avant de rejoindre Novorossiïsk, sur la mer Noire. Le gaz turkmène emprunte le même itinéraire circumcaspien et s’écoule ensuite à travers les gazoducs ukrainiens, vers les marchés européens44.
Afin de renforcer leurs positions énergétiques en Europe, les dirigeants russes s’opposèrent vigoureusement et avec constance au développement d’un « corridor sud » vers la Caspienne, en passant par la Turquie (la « passerelle transeurasienne »). Cette « voie ouest » avait été ouverte dès le milieu des années 2000, lors de la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum (BTE). Au projet paneuropéen Nabucco la Russie opposait celui du South Stream, supposé assurer définitivement le contrôle russe sur l’exportation vers l’ouest des hydrocarbures du bassin de la Caspienne.
L’un et l’autre projet furent remisés au milieu de la décennie 2010. En revanche, le rapprochement turco-russe qui suivit le repli occidental de Syrie permit la construction du Turkish Stream, partiellement inscrit dans la logique du South Stream (sans compensation véritable). Il reste que le renoncement des gouvernements occidentaux dans le projet du gazoduc paneuropéen Nabucco aura signifié leur manque d’intérêt pour la Caspienne et l’Asie centrale, livrées aux arbitrages de Pékin et Moscou qui chapeautent l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï), dont l’envergure n’a cessé de croître depuis sa fondation (2001). Comme si Américains et Européens renonçaient à toute grande stratégie eurasiatique.
Sur le plan militaire, la flotte russe de la Caspienne, en cours de modernisation, surclasse celle des autres pays riverains, aucun d’entre eux ne contestant cet état de fait. Le 7 octobre 2015, le tir de missiles de croisière russes Kalibr sur la Syrie, depuis la Caspienne, appelait l’attention des experts sur ladite flotte : la frégate « Daghestan » et trois corvettes de type Buyan, positionnées en Caspienne, tirèrent une salve de 26 missiles de croisière navals qui survolèrent les territoires de l’Iran et de l’Irak avant d’atteindre leurs cibles. La Caspienne était aussi un couloir de circulation pour les bombardiers russes qui passaient par l’espace aérien iranien pour opérer au-dessus du territoire syrien (voir aussi l’usage un temps de la base de Hamedan, dans le Nord-Ouest iranien). L’autorisation accordée par Téhéran à ces mouvements mit alors en évidence l’alliance russo-iranienne, sur le théâtre syro-irakien et au-delà, quand bien même elle n’était pas exempte de tensions et de contradictions. La suspension des bombardements russes à partir de Hamedan intervint en août 2016, après les protestations d’une partie de la classe politique iranienne et de l’Arabie saoudite.
Par ailleurs, Vladimir Poutine soutint l’entrée de l’Iran dans l’Organisation de Coopération de Shanghaï, ce qui était censé diluer la puissance de la Chine au sein de cette organisation, expliquait-on alors. En revanche, le vague projet russo-iranien de construction d’un canal entre la Caspienne et le golfe Arabo-Persique – une idée présentée dans les années 2000 comme une voie capable de concurrencer la route de Suez –, n’eut pas de prolongements. Toutefois, le récent renouvellement du pacte Moscou-Téhéran remet au premier plan la logique d’un corridor Nord-Sud qui passerait par le « pont terrestre » iranien : la Caspienne conserve toute sa valeur géoéconomique45. Quant à la dimension militaire de la présence navale russe en Caspienne, rappelons que les missiles Kalibr ont dans leur champ de tir l’Ukraine et la totalité de l’Europe. Enfin, la Caspienne est reliée au nord de la Russie et à la mer Baltique par le canal des Cinq-Mers. Ainsi nomme-t-on un ensemble de liaisons fluviales et de canaux qui place Moscou au cœur d’interconnexions entre la mer Blanche, la mer Baltique, la mer d’Azov, la mer Noire et la mer Caspienne. Le fleuve Volga en constitue la principale articulation : ce système assure plus des deux tiers du transport fluvio-maritime russe (il n’est qu’en partie opérationnel, faut de dragage et de réparation des écluses).
Bien que n’étant pas proche voisine de cette mer, la Turquie est aussi intéressée par les évolutions de la zone qui l’entoure et par ses richesses énergétiques. On sait les liens qui existent entre Ankara et Bakou, encore mis en évidence lors des dernières guerres du Haut-Karabakh, remportées par l’Azerbaïdjan (les États turc et azerbaïdjanais considèrent qu’ils forment une seule nation). Outre le fait que l’Azerbaïdjan constitue un important marché pour l’industrie d’armement turque (comme le Turkménistan par ailleurs), ce pays assure une importante proportion de l’approvisionnement énergétique de la Turquie, et ce au moyen de pétrole et de gaz extraits de la mer Caspienne.
Au-delà de ces intérêts croisés, la Turquie entend ouvrir à travers le Caucase du Sud un axe logistique lui assurant un accès direct au bassin de la Caspienne ; un projet momentanément contrecarré par l’insertion de l’Azerbaïdjan dans le projet russo-iranien du corridor Nord-Sud (INSTC). Outre l’Azerbaïdjan, les autres États riverains de la Caspienne sont parties prenantes de l’Organisation des États turciques, soit comme membres (Kazakhstan, Ouzbékistan), soit comme observateur (Turkménistan). Au moyen de cette organisation, Ankara entend se poser en acteur géopolitique de la région et, plus largement, de l’Asie centrale. Dans cette configuration géopolitique, il ne faut pas omettre la Chine populaire, dont les routes terrestres de la Soie (la Belt And Road Initiative) empruntent l’Asie centrale, la Caspienne et le Caucase. Loin d’être bloquées par la mauvaise volonté russe, les ambitions chinoises sont confortées par la constitution d’un axe Moscou-Pékin, constamment renforcé au cours des quinze dernières années.
Quid des Occidentaux dans cette configuration géopolitique ? À la différence des années 1990-2000, la mer Caspienne et l’ancien Turkestan semblent avoir disparu des représentations mentales des dirigeants occidentaux, en Europe comme aux États-Unis. Le théâtre ukrainien et les enjeux de la mer Noire constituent l’extrême limite orientale de la réflexion stratégique. Si les Européens n’ont pas véritablement le choix (géographie oblige), l’administration Trump explique désormais qu’elle n’en a plus rien à faire : après avoir échoué à conclure une quelconque paix, sinon juste du moins honorable, le président américain veut qu’on lui fiche la paix46.
Malgré la candidature de la Géorgie aux instances euro-atlantiques (l’Union européenne et l’OTAN), même l’avenir du Caucase, cet isthme entre la mer Noire et la Caspienne, relève désormais de l’impensé. Tout au plus verse-t-on une larme sur le sort de l’Arménie, celle-ci se trouvant sans grande solution de rechange, et passe-t-on des achats de gaz avec l’Azerbaïdjan, pendant que Ilham Aliev négocie le statut de puissance de son pays avec la Turquie, la Russie et l’Iran. D’ores et déjà, il se voit en potentat régional du Caucase et maître de l’accès au bassin de la Caspienne47.
Pendant ce temps, les États-Unis sont « ailleurs », Donald Trump rêvant d’un monde dans lequel la principale puissance pourrait choisir de participer ou non au système international. Quant aux États européens, ils se concertent pour savoir s’il leur faut véritablement assumer les responsabilités que les Américains menacent d’abandonner, pour défendre collectivement leurs frontières orientales. Tous ne semblent pas même croire nécessaire de faire de l’Ukraine leur première ligne de défense. Dès lors, la Caspienne… « Who cares ? » L’après-guerre froide avait rétréci les distances-temps géographiques mais le bassin de la Caspienne et l’Asie centrale retrouvent leur épaisseur et leur opacité, du moins pour les capitales occidentales.
Pourtant, la mer Caspienne est une interface avec les profondeurs de l’Eurasie, au sein de laquelle s’affirment de nouveaux rapports de force dont l’Europe subira les effets et les répercussions. Souvenons qu’en 2001, nombre d’experts pensaient que l’OCS serait rapidement moribonde, sous l’effet des rivalités sino-russes ; ce géosystème eurasiatique constitue en fait un incubateur de puissance. Si l’Europe était privée de sa profondeur stratégique que l’alliance avec les États-Unis et la prépondérance navale de l’Occident lui ont jusqu’alors assurée, elle pourrait redevenir une « péninsule asiatique », un destin évoqué par Nietzsche avant la fameuse formule de Paul Valéry.
D’une certaine façon, ce serait un retour à l’ère précolombienne, lorsque ce complexe d’isthmes, de péninsules et de presqu’îles qu’est l’Europe subissait le rythme des steppes et des invasions venues du Heartland eurasiatique : la hantise du géographe britannique Halford MacKinder et de l’école géopolitique anglo-saxonne ; ces schémas de pensée, certes marqués par le scientisme de l’époque, témoignaient d’une certaine conscience historique des enjeux de longue portée. Vu de Washington, il serait erroné de croire un tel réaménagement des rapports de puissance sans effets pour le rôle et le rang des États-Unis. Mais Mar-a-Lago (Palm Beach), n’est pas Washington, ni même New-York.
<p>Cet article De la mer Caspienne et de l’impéritie des capitales occidentales a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:19
Face à l’alliance des forces de la « paix », la Russie et les États-Unis, c’est l’Europe qui est désormais accusée d’être « fasciste ».
<p>Cet article Vers un pacte Poutine-Trump ? a été publié par desk russie.</p>
La doxa du Kremlin est « souple ». Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS considérait les États-Unis comme son plus grand adversaire idéologique. La direction poutinienne considérait même que la guerre en Ukraine était en réalité celle entre les États-Unis et la Russie et que les Européens n’étaient que des vassaux des USA. Avec Trump, la donne a changé. C’est l’Europe qui est désormais accusée d’être « fasciste », face à l’alliance des forces de la « paix » : la Russie et les États-Unis. Françoise Thom livre une analyse scrupuleuse de cette nouvelle doctrine russe, à partir d’un document récemment publié par le Service du renseignement extérieur russe, le SVR, dont nous publions la traduction (voir ci-dessous).
Le Bureau de presse du SVR vient de se fendre d’un document programmatique qui mérite toute notre attention, car il ambitionne de jeter le fondement historique et idéologique de l’entente russo-américaine qui se dessine depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Ce fondement, c’est le projet de destruction de l’Europe démocratique. On remarquera le tournant dans la rhétorique du Kremlin concernant l’UE. Il ne s’agit plus de l’Europe libérale décadente des gays et des lesbiennes, mais d’une Europe en quelque sorte génétiquement fasciste. Cette évolution s’amorce à l’automne 2024, quand Sergueï Karaganov, un expert proche du Kremlin48, se livre à une violente diatribe contre une Europe « source de tous les maux de l’humanité… L’Europe est la pire chose qui ait été produite par l’humanité au cours des 500 dernières années au moins. Je pense au néocolonialisme, au racisme, aux nombreux génocides, au nazisme, etc. Il faut les éliminer… L’Europe historique doit être jetée dans les poubelles de l’histoire afin qu’elle ne gâche plus la vie de l’humanité. » « L’Europe doit être appelée comme elle le mérite, afin que la menace d’utiliser des armes nucléaires contre elle soit rendue plus crédible et justifiable. », précise Karaganov. Dès janvier 2025, Karaganov avait formulé l’un des objectifs russes : « Il est urgent d’écarter temporairement l’Europe de la solution des problèmes mondiaux. » Ce tournant marque la prise de conscience par le Kremlin que le problème de l’Europe ne sera pas résolu par le retrait américain de l’OTAN. À leur grande surprise, les dirigeants russes s’aperçoivent que les pays européens ne sont pas les caniches des États-Unis, comme le serinait leur propagande depuis 1947, qu’ils ont une volonté propre et qu’ils risquent d’être capables de résister à la poussée impériale russe de leur propre chef.
L’opus du SVR est dirigé prioritairement vers les États-Unis, comme on va le voir. On peut donc s’étonner de ce que Moscou ait abandonné le thème de l’Europe « woke » auquel les trumpiens sont nettement plus sensibles qu’au spectre d’une Europe ataviquement « fasciste » évoqué ici par les historiens en épaulettes du SVR. Ce retournement s’explique par une cause simple qui n’a rien de rassurant pour nous autres Européens. Aux yeux des poutiniens, l’Europe décadente d’autrefois, obsédée par les minorités, livrée à la propagande LGBT, ne posait pas de problème à long terme : elle était vouée à dégénérer et s’éteindre de sa belle mort. En revanche, l’Europe d’aujourd’hui, qui fait bloc derrière l’Ukraine en dépit du lâchage américain, cette Europe qui prend conscience d’elle-même, se réarme et se dresse en face de la Russie, cette Europe de la résistance est perçue comme un ennemi à abattre. Or dans la mythologie du Kremlin, tout ennemi de l’autocratie russe se voit coller l’étiquette « fasciste », voire « nazi ». Le thème de « l’Europe nazie » (ou « fasciste ») annonce que le Kremlin se prépare à la guerre contre l’Europe, de même que la dénonciation des « nazis de Kiev » préparait idéologiquement l’invasion de l’Ukraine.
« L’Europe nazie » est désormais un topos de la propagande du Kremlin. Ainsi, Lavrov s’est indigné du refus des dirigeants européens d’assister à la grande parade du 9 mai49 : « On a du mal à comprendre pourquoi l’UE veut ressusciter l’idéologie européenne du nazisme. » Dans un article intitulé « Comment briser l’échine aux Européens », Karaganov formule un programme d’action : « Nous devons dire en clair aux Européens : vos élites feront de vous la prochaine portion de chair à canon et, si la guerre devient nucléaire, nous ne serons pas en mesure de protéger la population civile de l’Europe, comme nous essayons de le faire en Ukraine (sic)… Bien entendu, les élites européennes doivent être informées qu’elles deviendront, ainsi que leurs résidences, les premières cibles des frappes nucléaires de représailles. Il ne sera pas possible de demeurer planqué. » Et de conclure : « La paix sur le sous-continent ne pourra être établie que lorsque nous aurons brisé l’échine de l’Europe une fois de plus, comme ce fut le cas lors de nos victoires sur Napoléon et Hitler, et lorsque les élites actuelles seront remplacées par une nouvelle génération. Et cela ne se produira pas dans un contexte étroitement européen – l’Europe est finie –, mais dans un contexte eurasien. »
Mais penchons-nous d’abord sur la manipulation de l’histoire à laquelle se livrent les propagandistes poutiniens dans le texte qui nous occupe. Ceux-ci voient en effet dans l’histoire un arsenal où l’on peut puiser des armes pour détruire ou démoraliser l’adversaire, influencer le partenaire potentiel. Ce qui frappe ici, c’est avant tout l’amateurisme des auteurs qui se sont acquittés de la tâche confiée par leurs chefs en rendant une copie bâclée, rédigée par-dessus la jambe. Invoquer le précédent du jacobinisme pour étayer la thèse d’un penchant « fasciste » congénital en France ne manque pas de sel quand on se souvient que les Jacobins ont inspiré Lénine, lequel trouvait d’ailleurs que les révolutionnaires français étaient trop doux et n’avaient pas exterminé suffisamment d’ennemis du peuple. Nos plumitifs du SVR auraient évité de mentionner Drieu La Rochelle comme théoricien de l’eurofascisme s’ils avaient pris la peine de lire les écrits de ce dernier. « Le chemin de Mussolini et celui de Staline vont l’un vers l’autre50 », écrit-il en 1934 dans Socialisme Fascisme, où il parle avec éloge de « l’esprit d’activité virile du bolchévisme et du fascisme51 ». Citons aussi quelques-unes des annotations de son Journal. Le 16 juin 1934 : « Ce redressement, cette renaissance du corps, c’est le ressort le plus intime et le plus puissant des mouvements fascistes, hitlérien, et même bolchevik. » Le 2 septembre 1943 : « Ma haine de la démocratie me fait souhaiter le triomphe du communisme52. »
De même eût-il mieux valu se dispenser de faire parade des collaborateurs français dans les rangs allemands. Avec jamais plus de 6 500 combattants simultanément engagés, la France eut la plus faible contribution en volontaires de toute l’Europe collaborationniste. Du côté soviétique, ils ont été plus d’un million !
Mais les fantassins du front idéologique du Kremlin réservent l’essentiel de leurs flèches à la Grande-Bretagne. Dans leur ardeur à prouver que la brumeuse Albion était encore plus prédisposée au « fascisme » que la France, nos gratte-papiers tchékistes ne font pas de différence entre monarchie et tyrannie, différence pourtant fondamentale formulée par Socrate dès le Ve s. av. J.-C. : « La royauté est le gouvernement d’hommes consentants et des cités en conformité avec les lois, alors que la tyrannie est le gouvernement d’hommes contraints et en violation des lois, selon le bon vouloir de celui qui détient le pouvoir53. » Ils ne dédaignent pas de puiser les arguments étayant leur détestation de l’empire britannique dans la production d’inspiration woke des universités américaines. À les en croire, c’est l’Angleterre qui aurait soufflé à Hitler l’idée des pratiques génocidaires – nos tchékistes font sans doute allusion aux camps de concentration où les Britanniques incarcéraient les Boers en 1900-1901. Mais c’est plutôt l’exemple bolchévique qui a inspiré Hitler – en témoignent les Carnets de Goebbels qui montrent à quel point les dirigeants du Reich s’intéressaient aux méthodes bolchéviques. Rappelons que la Russie avait créé des camps de concentration dès l’été 1918, où Lénine avait ordonné d’interner « les koulaks, les prêtres, les Gardes blancs et autres éléments douteux ». Bref, l’impérialisme britannique dépasserait en horreur le fascisme. La perfide Albion aurait cumulé les forfaits historiques : sympathies pour Mussolini, connivences des élites anglaises pour les nazis, responsabilité pour la guerre froide, soutien au régime de Kyïv – rien n’y manque.
L’extraordinaire animosité à l’égard de l’Angleterre qui s’exprime ici a deux causes. D’abord, l’hostilité russe traditionnelle à l’égard de la Grande-Bretagne, qui a toujours vu clair dans le jeu russe, plus que les autres pays européens, et a fortiori que les États-Unis. On sait que, traditionnellement, la diplomatie britannique a poursuivi un objectif : l’équilibre des puissances en Europe. Dès qu’un pays risquait de s’assurer la prépondérance sur le continent, la Grande-Bretagne agissait pour rétablir l’équilibre. Comme, après la défaite de Napoléon et l’affaiblissement de l’empire ottoman, la Russie était en passe de devenir la puissance dominante en Europe, la Grande-Bretagne intervint et ce fut la guerre de Crimée de 1853-1856, apogée de la russophobie européenne selon la propagande slavophile, en réalité illustration du mécanisme du concert européen. Pour le même motif, le gouvernement britannique joua effectivement un rôle clé dans la genèse de la guerre froide. Cela nous mène à la deuxième raison de cet acharnement sur l’Angleterre. À un moment où la Russie rêve d’un remake du pacte Ribbentrop-Molotov, cette fois avec les États-Unis, pour se partager l’Ukraine et faire reconnaître son hégémonie sur l’Europe centrale et orientale, elle redoute particulièrement la « relation spéciale » entre Londres et Washington. Ainsi, nous trouvons dans l’opus du SVR nombre d’appels du pied dans le sens d’une entente russo-américaine contre l’Europe. Pour plaire à Trump et l’encourager dans ses desseins impérialistes au Canada, le texte fait allusion à l’incendie de Washington (24 août 1814) par une force britannique, lorsque, dans l’espoir de détourner les ressources militaires américaines du Canada, les Britanniques débarquèrent dans la baie de Chesapeake. Ils battirent alors une force américaine à Bladensburg, puis poussèrent jusqu’à Washington, où ils brûlèrent le Capitole et la Maison-Blanche. Comme on pouvait s’y attendre, mention est aussi faite de la guerre de Suez de 1956, où Soviétiques et Américains sont intervenus pour stopper les « enragés européens ».
Les Russes ont beau se féliciter de ce que désormais « la Russie et Trump soient dans le même bateau », ils craignent que Trump ne change de position du jour au lendemain comme il le fait souvent. D’où les efforts convergents de tout l’appareil de puissance du Kremlin pour arrimer Trump à l’attelage russe. De même que Staline se mettait en quatre pour plaire à Hitler au moment du pacte germano-soviétique (août 1939 – 22 juin 1941), au point de donner à Moscou des concerts et des opéras de Wagner (le compositeur favori du Führer), de même Poutine est aux petits soins pour Trump. Il commande son portrait à un artiste russe. Il fait miroiter devant ses yeux éblouis la perspective de construire une Trump Tower à Moscou. Vladimir Medinski, l’ancien ministre de la Culture de Russie, fait savoir qu’il a ordonné la réécriture des manuels d’histoire pour saluer les efforts de Trump pour la paix. Mais le ciment du futur pacte Poutine-Trump doit être la haine de l’Europe et le projet de destruction de l’UE. Les Russes placent beaucoup d’espoirs dans l’idéologue trumpien Steve Bannon qui, selon le politologue Vladimir Mojegov, veut s’appuyer sur la droite européenne afin de « briser le mondialisme européen et créer à la place de l’Europe mondialiste d’aujourd’hui, écrasée par l’euro-bureaucratie, une nouvelle Europe nationale et conservatrice […]. Le géopoliticien Bannon voit un monde de grandes puissances, avec trois puissances principales : l’Amérique, la Chine et l’Eurasie centrale (la Russie, l’Europe, l’Inde). Un monde tripolaire selon ses vues. » Un autre objectif de la campagne de dénigrement de l’Europe lancée par le Kremlin est la démoralisation des Européens par leur culpabilisation (d’où le tableau de l’histoire européenne comme un interminable catalogue de forfaits). À cela, les Européens peuvent rétorquer qu’ils n’ont pas le monopole des abominations : le passé russe donnerait lieu à un catalogue bien plus accablant. Avec une différence majeure : les Européens ont affronté honnêtement leur passé et en ont tiré les leçons, alors que la Russie s’enivre de ses crimes, exalte les pratiques génocidaires de Staline et s’en inspire. Les Européens savent d’expérience où mènent la folie nationaliste, l’aspiration au Lebensraum, le culte aveugle du chef, le fanatisme, le mépris du droit, l’injustice. Ils savent que l’économie n’aime pas qu’on lui fasse violence et se venge. « La civilisation européenne, écrit Georges Bernanos, à l’exemple de toutes les civilisations qui l’ont précédée dans l’histoire, était un compromis entre le bon et le mauvais de l’homme, un système de défense contre ses instincts. Il n’est pas d’instinct de l’homme qui ne soit capable de se retourner contre l’homme et de le détruire54. » Nous sommes face à deux prédateurs chez lesquels ce système de défense n’existe plus. Tout à leurs rêves d’anéantir les libertés chez les autres, la Russie et les États-Unis sont en train de se détruire eux-mêmes de leurs propres mains. L’hubris se paie tôt ou tard. C’est là le véritable enseignement de l’histoire. Notre devoir d’Européens est de tenir bon, de rester solidaires, de ne pas sous-estimer nos forces, de ne pas surestimer celles de la Russie, d’aider l’Ukraine et de faire échec aux plans des deux fauves qui ourdissent notre perte.
Desk Russie publie en entier ce document officiel révélateur du Service des renseignements extérieurs :
Bureau de presse du SVR russe, 16 avril 2025
Les analyses rétrospectives des politiques des États occidentaux témoignent de la « prédisposition historique » de l’Europe à diverses formes de totalitarisme, qui engendrent périodiquement des conflits destructeurs à l’échelle mondiale. Selon les experts, la discorde actuelle dans les relations entre les États-Unis et les pays de l’UE accusant D. Trump d’autoritarisme devient, dans le contexte du prochain 80e anniversaire de la Victoire de la Grande Guerre patriotique, un facteur contribuant à un rapprochement conjoncturel entre Washington et Moscou, comme cela s’est produit à de nombreuses reprises dans le passé.
En témoigne notamment le scandale lié aux demandes du député français au Parlement européen Raphaël Glucksmann aux Américains, qui ont « décidé de se ranger du côté des tyrans », de restituer à Paris la Statue de la Liberté, qui avait été précédemment offerte aux États-Unis. M. Glucksmann, représentant des forces globalistes et fervent partisan du régime de Kiev, reproche au locataire du bureau ovale d’avoir affaibli son soutien à l’Ukraine et d’avoir licencié des fonctionnaires aux opinions libérales. Le secrétaire de presse de la Maison-Blanche, K. Leavitt, a mouché le « Gaulois impudent », rappelant qu’il doit au bon vouloir des États-Unis, dont les troupes ont débarqué en Normandie en 1944, la possibilité d’exprimer ses pensées en français, et non en allemand.
On ne peut que le constater : c’est en France que des régimes dictatoriaux particulièrement atroces et cruels sont arrivés au pouvoir à de nombreuses reprises. Par exemple, la dictature jacobine, qui, en 1793-1794, a tué des milliers de ses propres citoyens et emprisonné 300 000 personnes soupçonnées de « contre-révolution », ainsi que les actions sanglantes de Napoléon. On constate aussi que l’Amérique est libre grâce à la volonté des ancêtres des Américains modernes de résister à des dictatures telles que la monarchie britannique ou la révolution jacobine.
Selon les experts, c’est dans les écrits de l’écrivain et publiciste français Pierre Drieu la Rochelle, qui a collaboré avec les autorités d’occupation allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale, que le concept d’eurofascisme a été introduit et que son idéologie a été justifiée comme étant inhérente non seulement aux Allemands, mais aussi aux autres « sociétés » d’Europe. Dans ce contexte, on peut rappeler la division SS française de volontaires, nommée en l’honneur de Charlemagne, l’ « unificateur de l’Europe ». Les soldats de cette unité ont défendu le Reichstag contre l’Armée rouge qui le prenait d’assaut jusqu’aux dernières heures du régime hitlérien. Douze de ces fanatiques nazis ont été capturés aux États-Unis, puis remis au général français Philippe Leclerc. Le 8 mai 1945, sur son ordre et sans délai judiciaire inutile, tous ces criminels de guerre ont été exécutés.
Dans les cercles d’experts conservateurs des États-Unis d’Amérique, on considère l’élite britannique comme fort encline à commettre les crimes les plus graves contre l’humanité, comme l’a mentionné un représentant de D. Trump. Caroline Elkins, professeur à l’université de Harvard, affirme de manière très convaincante que c’est aux Britanniques que le régime totalitaire de l’Allemagne hitlérienne a emprunté l’idée des camps de concentration et la pratique du génocide. Elle souligne que l’ « impérialisme libéral » britannique est une force plus stable et donc encore plus destructrice que le fascisme, car il possède une « élasticité idéologique », c’est-à-dire la capacité de déformer les faits, de dissimuler les réalités et de s’adapter aux situations nouvelles.
Lauren Young, spécialiste de la sécurité et de la défense, évoque les liens étroits entre l’aristocratie britannique, y compris la famille royale, et les nazis allemands. Elle attire l’attention sur une visite en Italie avant le déclenchement de la Grande Guerre par le futur Premier ministre britannique Winston Churchill, qui avait une impression favorable du régime fasciste local. On se souvient que le discours incendiaire de Churchill à Fulton en 1946 a été l’élément déclencheur de l’engagement actif des États-Unis et de l’Europe dans la guerre froide avec l’URSS. Pendant cette période, les Britanniques (par analogie avec la « machine à mentir » de Goebbels) se sont livrés à une « propagande noire », ont mené des opérations de désinformation et des opérations spéciales qui ont entraîné la mort de centaines de milliers de personnes en Afrique, au Moyen-Orient et en Indonésie, soulignent les experts occidentaux.
À cet égard, les analystes ne sont pas surpris par le rôle destructeur de premier plan joué par Londres dans le conflit ukrainien. Les Britanniques encouragent par tous les moyens le régime de Kiev, qui glorifie les bourreaux de Bandera ayant combattu aux côtés d’Hitler et qui commet aujourd’hui lui-même de nombreux crimes contre l’humanité. D’ailleurs, l’Amérique a fait l’expérience des atrocités britanniques en août 1814, lorsque les troupes britanniques ont occupé Washington, brûlé le Capitole et la Maison-Blanche. Selon les experts, il semblerait que les historiens américains soient allés jusqu’à proposer d’appeler la Grande-Bretagne le premier « empire du mal ».
Les spécialistes rappellent que, par le passé, il est arrivé que Washington et Moscou s’associent pour contrer Londres et Paris sur la scène internationale. La crise de Suez, en 1956, en est un exemple caractéristique : la fermeté de l’URSS et des États-Unis a permis d’arrêter la triple agression de la Grande-Bretagne, de la France et d’Israël contre l’Égypte. Une autre page méconnue de l’histoire occidentale est celle de la guerre de Crimée de 1853-1856, au cours de laquelle la Grande-Bretagne, la France, l’Empire ottoman et le Royaume de Sardaigne se sont unis contre la Russie (à l’instar de l’actuelle « coalition des volontaires »). Tout en observant formellement la neutralité, les sympathies de la Maison-Blanche dans cette confrontation étaient du côté de Saint-Pétersbourg. En témoignent la participation de médecins américains au traitement des défenseurs de Sébastopol, la « volonté de 300 fusiliers du Kentucky » de prendre part à la défense de cette ville, et l’activité de la Compagnie russo-américaine dans la fourniture de poudre à canon et de nourriture à nos forteresses et possessions sur la côte du Pacifique.
Il convient de noter qu’au cours de cette « expédition » en Crimée, les troupes anglo-françaises ont bombardé Odessa, dévasté Eupatoria, Kertch, Marioupol, Berdyansk et d’autres villes de Novorossia, que l’Occident qualifie aujourd’hui d’ukrainiennes. Ces mêmes villes et villages ont été impitoyablement détruits par les fascistes allemands pendant la Grande Guerre patriotique.
Il y a 80 ans, tous les peuples de l’Union soviétique ont participé aux batailles sacrées contre les fascistes allemands et européens. En Crimée, des monuments sont érigés à la mémoire des soldats des unités formées dans les anciennes républiques soviétiques – Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie – qui sont morts lors de l’assaut de Sébastopol en 1944. Ces mêmes monuments, ainsi que les tombes des victimes de l’Holocauste, parsèment tout le Donbass, alors que Kiev sympathise avec les bourreaux fascistes et qu’Israël prétend « ignorer » cela.
En ce qui concerne les relations russo-américaines dans le contexte des événements passés et actuels, les cercles d’experts étrangers expriment l’espoir que Moscou et Washington uniront à nouveau leurs efforts afin d’empêcher le monde de glisser vers un nouveau conflit mondial et de contrer les éventuelles provocations de l’Ukraine et des « Européens en proie à la folie », encouragés comme toujours par le Royaume-Uni.
Traduit du russe par Desk Russie et revu par Françoise Thom
<p>Cet article Vers un pacte Poutine-Trump ? a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:18
Les secouristes improvisent pour sauver les blessés. Un état des lieux qui interroge aussi l'Europe.
<p>Cet article Ukraine : La condition des militaires blessés appelle à réfléchir a été publié par desk russie.</p>
Dans certaines zones du front infestées par les drones, l’évacuation des militaires blessés devient quasiment impossible. La situation, dans de nombreuses unités, est aggravée par le manque d’entraînement des militaires aux gestes des premiers secours en temps de guerre et par le manque de soignants et de matériel individuel de premier soin. Un problème qui dépasse le seul domaine militaire et qui mérite l’attention, en dehors des frontières de l’Ukraine.
En un an de service comme secouriste militaire dans l’armée ukrainienne, Kristina Voronovska, 36 ans, a évacué plus de cent blessés du front. Elle qui travaillait dans le secteur humanitaire jusqu’au début de l’offensive russe de 2022 n’a pourtant pas fait d’études en santé ; mais elle parle anglais. Dès les premières semaines du conflit, une fois son fils réfugié à l’étranger avec son père, Kristina s’engage pour la cause ukrainienne en tant que volontaire. Pendant plusieurs mois, elle offre ses services comme interprète à différentes associations étrangères venues porter secours aux civils menacés par l’avancée des troupes russes, ainsi qu’aux vétérans venus former les militaires ukrainiens aux premiers secours en temps de guerre. En septembre 2023, la mort de deux bénévoles de l’association française Road to Relief, ciblés par un tir de missile russe, ainsi que celles d’autres bénévoles de sa connaissance, la convainc finalement à s’engager dans l’armée, par égard pour sa famille si elle venait à perdre la vie.
Rompue aux situations extrêmes ainsi qu’aux protocoles de soins d’urgence à force de les traduire, sans pour autant avoir eu le temps d’obtenir les certifications correspondant à ses compétences, Kristina est naturellement orientée vers une équipe secouristes militaires à partir de mars 2024. Au cours des premiers mois, elle a plus précisément réalisé ce qu’on appelle, dans le jargon militaire anglophone et désormais ukrainien, des « casevacs » (pour casualty evacuations), c’est-à-dire des évacuations de blessés depuis les lignes de front.
Initialement, se souvient cette femme qui, même dans les bunkers du front ne se déplace jamais sans un livre, « nous pouvions aller directement jusqu’à l’abri [dans lequel les blessés étaient regroupés, NDLR] ; genre directement dans les tranchés, récupérer les blessés ». En quelques heures, ceux-ci pouvaient être pris en charge par l’équipe d’évacuation, être remis à une équipe médicalisée et emmenés jusqu’à un poste de stabilisation des blessés situés à quelques kilomètres du front, ou directement dans un hôpital militaire, afin de s’y voir prodiguer les soins d’urgence par une équipe de médecins. Depuis quelques mois cependant, ce schéma est devenu presque impossible à suivre.
Pour cause, explique Kristina, rencontrée dans son village de garnison de l’oblast de Kharkiv puis interviewée par téléphone, le front est infesté de drones tueurs en certains points, et de façon croissante. En 2022, poursuit-elle, être confronté à cette menace, « c’était super rare […]. En 2023, bien sûr, il y avait déjà beaucoup de drones un peu partout ; genre des drones de reconnaissance […]. Ce n’était pas si dangereux que ça ; mais en 2024, les choses ont considérablement changé. »
Issus de la technologie civile, ces drones, utilisés par les deux armées, sont modifiés de façon à pouvoir emporter une charge explosive destinée à être projetée avec le drone sur sa cible (drone kamikaze) ou à pouvoir larguer des munitions. Leur portée s’étend à une vingtaine de kilomètres. Très dirigeables, ils permettent de suivre et frapper une cible en mouvement, qu’il s’agisse d’un humain ou d’un véhicule ; des cibles d’autant plus facilement repérables que le front est en permanence scruté par des drones d’observation, volant à plus haute altitude. De jour et, de plus en plus souvent, de nuit, aucun mouvement ne peut donc échapper à l’ennemi.
Interrogé sur le risque que représentent ces armes bon marché, un pilote de drone de l’armée ukrainienne rencontré dans l’est du pays, indique qu’aujourd’hui, conduire à moins de dix kilomètres du front sans brouilleurs d’ondes (destinés à désactiver les drones à l’approche du véhicule) n’est plus raisonnable ; d’autant que, depuis quelques mois, le champ de bataille ukrainien a vu apparaître un nouveau type de drones tueurs, guidés par un câble de fibre optique, ce qui les rend insensibles au brouillage.
« C’est la raison pour laquelle, de nos jours, dans les régions du Donbass et de Kharkiv et, je pense, dans le sud [du pays], il est quasiment impossible de s’approcher du front en voiture. En conséquence, les équipes d’évacuation doivent marcher pendant peut-être trois kilomètres [en direction du front] puis faire le chemin inverse, à nouveau trois kilomètres, en portant le blessé. Les voitures ne peuvent pas se rendre sur place : elles seraient visées », explique Kristina. Trois kilomètres ; mais parfois quatre, parfois cinq, parfois plus, précise notre interlocutrice, qui ajoute que, même à pied, il n’est pas toujours possible de se rendre sur le front.
Le constat est partagé par Olga Sikyrynska, 24 ans, fondatrice et présidente de la fondation Mamay, une association de volontaires civils spécialisée dans les casevacs et l’entraînement des militaires aux premiers secours. Les équipes d’évacuation, ajoute-elle, « sont toujours l’une des cibles favorites ; parce que les Russes ne sont pas stupides. Dans un véhicule médical, il n’y a pas qu’un gars : il y a un chauffeur, deux secouristes et, souvent, les blessés. Parfois, on a un blessé seulement avec trois soignants ; mais parfois, on peut avoir cinq blessés dans la voiture. Parce que les secouristes et les soldats ont entassé tous ceux qu’ils pouvaient avant de partir. Malheureusement, pour l’ennemi, c’est toujours une bonne cible, parce qu’ils savent qu’ils peuvent détruire un véhicule et tous ceux qui sont à l’intérieur. »
La menace des drones, indique Kristina, « rend les évacuations presque impossibles ». C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a décidé de changer de brigade il y a quelques semaines, afin de devenir elle-même pilote de drones. De son côté, Olga, qui a achevé sa dernière mission en novembre, précise : « Ça devient tellement dangereux que beaucoup d’unités ne veulent simplement plus prendre la responsabilité d’une équipe de volontaires. » Olga, qui a terminé sa licence de droit au cours de l’été 2022, indique avoir évacué plus de deux cent blessés du front avec ses équipes depuis la création de son organisation, en août de la même année.
Comme Kristina, elle a acquis ses connaissances médicales en tant qu’interprète bénévole durant les premiers mois du conflit, travaillant alors avec une association américaine venue enseigner les gestes qui sauvent aux militaires ukrainiens. Après avoir perdu son père, tué au combat en juin 2023, elle s’est décidée à travailler directement avec l’armée et a suivi diverses formations en Ukraine et en Pologne. La jeune femme, inconditionnelle du film Inglorious Basterds de Tarantino et qui, même en mission, ne se déplace que rarement sans son fidèle Baton – un cane corso d’une soixantaine de kilo – dispose désormais du statut de secouriste de combat. Passionnée par les soins d’urgence, elle a débuté une formation d’infirmière il y a tout juste quelques mois.
Bloqués sur le front, indique Kristina, les blessés « sont contraints de souffrir pendant une journée, parfois deux, parfois plus, avec pour seule assistance les soins de base que leur donnent leur frères et sœurs d’arme. » Or les soldats du rang sont loin d’être tous suffisamment formés pour pouvoir correctement s’occuper d’eux-mêmes ou de leurs camarades blessés ; une impréparation qui se paye en vies perdues et en complications médicales parfois irrémédiables.
Ainsi, précise Olga que nous interviewons à Kyïv, « généralement, les patients “rouges” [les plus sévèrement blessés, NDLR] meurent. Ensuite, les patients “jaunes” [dans un état intermédiaire] deviennent des patients rouges et les patients “verts” [les moins grièvement blessés] continuent tout simplement à combattre, même s’ils se sont pris des éclats d’obus ou souffrent d’une lésion cérébrale. »
Lorsqu’une évacuation peut enfin être organisée, elle a souvent lieu de nuit, tous feux éteints, si possible dans un véhicule blindé, à grand renfort de jumelles de vision nocturnes et de brouilleurs d’ondes – des matériels dont le coût s’élève à plusieurs milliers d’euros chacun et dont les brigades ne disposent pas en nombre suffisant.
Du fait des complications survenues pendant l’absence de traitement, les équipes médicales des postes de stabilisation ne sont plus toujours en mesure de prendre en charge les blessés les plus mal en point. Ceux-ci doivent alors être envoyés directement vers un hôpital de l’arrière. Durant cette nouvelle évacuation, qui peut prendre plusieurs heures, leur état continue de se dégrader ; le risque d’être amputé augmente… In fine, pour les survivants, le temps de guérison et d’hospitalisation se trouve allongé, ce qui implique un besoin accru de médecins, de matériel médical, de médicaments, de lits d’hôpitaux disponibles…
Face à la difficulté de participer elle-même aux évacuations, Olga pense désormais se concentrer sur la formation des troupes aux gestes des premiers secours, l’autre spécialité de sa fondation ; car en dehors des longs délais d’évacuation, l’armée ukrainienne souffre d’un manque de secouristes militaires lesquels, par ailleurs, du fait de leur rareté ou de leur statut de volontaire civil, ne demeurent pas sur le front. Olga, tout comme Kristina, est donc convaincue que l’acquisition par chaque soldat d’une maîtrise poussée des protocoles de premiers secours développés par l’armée américaine est une priorité.
Former les militaires cependant, relève parfois du défi, car le sujet des soins d’urgence n’est pas systématiquement pris au sérieux par les soldats et leur hiérarchie. « Si tu entraînes de nouvelles recrues, genre des gens qui ont tout juste rejoint l’armée, indique Olga, avec un sourire interdit, qu’ils aient été mobilisés ou qu’ils se soient portés volontaires, peu importe, ils veulent faire des trucs cools. Ils n’ont pas encore vu la guerre, donc ils veulent faire des trucs cools. Ils veulent… je ne sais pas… conduire un char, ou tirer sur l’ennemi. Ils disent […] que la médecine, c’est juste un truc de filles. »
Grave erreur ; car une maîtrise sérieuse de ces gestes permet, dans une certaine mesure, de compenser les longs délais d’évacuation. Ainsi, à l’automne 2023, Kristina at-t-elle dû prendre en charge un blessé dont le camarade était parvenu à effectuer un geste technique avancé pour un non secouriste : une conversion de garrot – opération qui consiste à panser la plaie à l’origine de l’hémorragie arrêtée par le garrot et à desserrer légèrement ce dernier afin de réactiver partiellement la circulation sanguine dans le membre touché. Malgré le délai d’évacuation, démontre Kristina, ce soldat qui « s’entraînait beaucoup » à ce type de geste est parvenu à « sauver la jambe de son camarade blessé ».
Peu à peu, comme l’illustre cette anecdote, les militaires ukrainiens prennent conscience de l’importance du sujet. Olga à qui, par hasard, il arrive d’entraîner une seconde fois les mêmes soldats rencontrés au moment de leur intégration dans l’armée, le confirme : après l’expérience du combat, précise-t-elle, ces derniers « écoutent de façon totalement différente », car au vu de « ce à quoi ressemble la guerre de nos jours, […] généralement, les moments où on se trouve au contact de l’ennemi, à se tirer dessus face à face, sont extrêmement rares […]. Habituellement, si tu es un fantassin, tu es assis dans ta tranchée et tu te fais bombarder par des drones kamikazes, par des munitions larguées par drones, par l’artillerie… […]. Tu as cent pour cent de chance d’avoir un jour à soigner quelqu’un […] ; mais pas cent pour cent de chance d’avoir à tirer. »
Les brigades les plus réputées de l’armée ukrainienne, comme la brigade Azov ou le bataillon des Loups De Vinci, sont d’ailleurs réputées pour la qualité du service de santé et de l’entraînement médical destiné à tous leurs combattants qu’elles sont parvenues à mettre en place. Ainsi, la plus célèbre d’entre elles, la 3e brigade d’assaut, précise Olga, « propose une formation initiale de vingt à vingt-cinq jours pour les nouvelles recrues qui, chaque jour, comporte un entraînement médical – environ quatre heures par jour. Ils consacrent autant de temps à la médecine qu’au tir. »
Ces progrès, cependant, sont à nuancer car les différentes unités qui composent l’armée ukrainienne jouissent d’une large autonomie et se livrent entre elles à une forme de concurrence pour obtenir le plus possible de financements, de dons et de ressources en règle générale. Aussi, explique Peter Bahr, 31 ans, chirurgien traumatologue allemand qui s’est rendu à diverses reprises en Ukraine comme bénévole, « si vous travaillez avec un bataillon efficace dans ce domaine, l’entraînement de leurs soldats sera également très bon […]. D’un autre côté, vous avez des brigades ou des bataillons qui manquent vraiment de moyens […]. Ces gars sont aussi ceux qui ne sont pas suffisamment entraînés et leurs soldats, s’ils ne peuvent pas être évacués, meurent, tout simplement. Dans certains cas, ils ne disposent même pas d’une chaîne d’évacuation permanente des blessés. »
Peter, jeune médecin enthousiaste, onze années de MMA à son actif, a réalisé ses études de médecine en Lituanie et au Royal College of Medicine de Londres. Depuis le début de l’invasion russe de 2022, il a passé environ sept mois en Ukraine.
Face à cette situation, les militaires peuvent heureusement compter sur le soutien inconditionnel des volontaires et donateurs, ukrainiens comme étrangers, qui contribuent au fonctionnement du système de santé de l’armée à divers niveaux. Selon Peter, « le système médical et le système d’évacuation, en particulier dans la zone rouge [la zone la plus proche du front, NDLR] et la zone de contact [le front en lui-même, NDLR], ne fonctionnerait probablement pas s’il n’y avait pas autant de volontaires. »
Bastian Veigel, 47 ans, citoyen allemand et traumatologue lui aussi, partage ce constat. Le chirurgien, amateur de rock métal et de l’écrivain britannique Terry Pratchett, s’est rendu à deux reprises dans l’oblast de Donetsk comme médecin militaire bénévole pour le compte de l’association Frontline Medics, à l’été 2023 et à l’automne 2024. « Au vu de mon expérience et des informations que j’ai obtenues par mes amis et d’autres organisations, sans ce vaste et efficace système de volontariat, je pense que l’Ukraine aurait perdu la guerre ; parce que c’est jusqu’à 50 % de l’évacuation des blessés qui dépend des volontaires étrangers et ukrainiens », détaille-t-il d’une voix tranquille.
Les volontaires sont également très actifs dans le ravitaillement de l’armée en matériel médical. L’expérience de Bastian l’illustre à grande échelle. En parallèle de ses 70 heures de travail hebdomadaires et de sa vie de famille, il a récolté plusieurs dizaines de milliers d’euros de dons au cours des deux dernières années ; une activité qu’il qualifie de « second métier » tant elle est chronophage. Cet argent, Bastian l’a principalement investi dans l’acquisition de matériel individuel de premier secours destiné aux militaires : garrots, gaze hémostatique, pansements occlusifs… autant de fournitures à usage unique et au prix élevé dont les soldats ont un besoin permanent, faute de ravitaillement toujours satisfaisant.
En outre, les volontaires jouent un rôle non-négligeable dans la formation des militaires aux premiers secours. C’est ainsi qu’Olga, avec l’aide d’une équipe d’instructeurs bénévoles américains, a déjà formé plusieurs milliers de soldats appartenant à une trentaine d’unités différentes.
« Pour être honnête, je pense que, dans cette guerre, si nous existons toujours comme pays et si nous avons toujours l’espoir d’obtenir la victoire prochainement, c’est uniquement parce que nous avons des volontaires […]. J’ai été volontaire, et ensuite je suis entrée dans l’armée […]. Je peux comparer : je ne suis rien sans les volontaires », indique Kristina, visiblement émue par ce soutien venu d’Ukraine et du monde entier.
La question du manque de matériel de premier secours et de sa qualité parfois défectueuse a été au cœur de plusieurs scandales d’État en Ukraine à l’été et l’automne 2023, comme l’ont rapporté à plusieurs reprises les titres de la presse internationale dont le Kyiv Independent ou le Guardian.
Pour Bastian et Peter, interviewés par téléphone et qui tous deux s’expriment en anglais, le volontariat, on l’aura compris, ne s’arrête pas à leurs missions en Ukraine. Informer l’opinion publique et les institutions internationales des conséquences de la guerre de haute intensité contemporaine pour les services de santé militaires et civils fait également partie des missions qu’ils s’assignent.
Selon les deux médecins, le concept des évacuations médicales tel qu’il est envisagé par les forces de l’OTAN, dont la majorité des pays de l’UE font partie, France y compris, doit impérativement être mis à jour ; car celui-ci repose en grande partie sur l’évacuation des blessés par hélicoptère et le déploiement de postes médicaux et hôpitaux de campagnes mobiles, y compris sous tentes et à proximité du front. C’est ce qu’indique par exemple le site du Service de santé des armées.
Or, précise Bastian, dans le contexte d’une guerre similaire à celle qui se déroule en Ukraine, les armées européennes n’auraient pas la garantie d’une totale supériorité aérienne et technologique sur l’ennemi ; et ce genre de structures de soins mobiles « durerait 24 heures avant de se faire entièrement pulvériser ». Quant à l’évacuation par hélicoptère, ajoute-t-il, ce n’est pas même une option : « Si vous essayez de voler, vous vous ferez abattre », indique-t-il, impatient de voir les leçons du conflit ukrainien prises en compte.
Aussi, Bastian et Peter partagent-ils le constat d’Olga, de Kristina et des nombreuses Ukrainiennes qui, dans ce conflit, jouent un rôle majeur dans la réforme du système de santé militaire de leur pays, quant à la formation des combattants aux premiers secours.
En outre, indique Peter, la vente de matériel médical d’urgence est « un secteur que nous devrions davantage réglementer » car, précise-t-il, en Ukraine comme dans l’UE, il est aujourd’hui possible de se procurer du matériel bon marché, non certifié qui, le jour de son utilisation, s’avère défaillant. Dans un contexte où l’État ne parvient pas à couvrir l’ensemble des besoins de ses troupes et où des volontaires ou des militaires, à titre individuel, tentent combler les déficits, une telle situation peut s’avérer mortelle.
Depuis 2023, plusieurs media (dont l’Espreso et le Spectator) ont ainsi rapporté des cas de décès de blessés qui avaient été soignés avec des garrots chinois de contrefaçon, par des volontaires voire par leurs propres unités ; une situation favorisée par un manque de précision de la loi ukrainienne établissant le contenu des trousses de secours des soldats. Celle-ci mentionne uniquement un type de garrot, sans lister les marques et modèles jugés fiables…
Comme le souligne Bastian, la guerre en Ukraine pose également des questions de dépendance industrielle. Ainsi, précise le chirurgien, « si j’ai besoin d’un garrot de bonne qualité, c’est soit les États-Unis, soit l’Ukraine. En Allemagne, je ne connais aucune entreprise qui produise des garrots ; et ce n’est qu’un exemple. » De fait, en dehors de l’Ukraine, il semble qu’il n’existe aucun grand fabricant européen de garrots militaires reconnus comme fiables. Il s’agit pourtant de l’un des éléments les plus importants d’une trousse de secours militaire. Que dire, en outre, des industriels de la santé européens dont les chaînes de production se trouvent en Chine ? La Chine dont le gouvernement est régulièrement accusé de soutenir le Kremlin dans le cadre de la guerre en Ukraine.
Enfin, ajoutent nos interlocuteurs, le conflit en Ukraine pose évidemment la question de la préparation des structures médicales civiles… Car, en Allemagne, précise Bastian « nous fermons des hôpitaux et nous réduisons la capacité à prodiguer des soins médicaux à grande échelle ». « Tous les médecins font des heures supplémentaires […], confirme Peter, et pour des raisons stupides, nous n’avons pas planifié le vieillissement de la génération du baby-boom […]. Cela représente une gigantesque population et […] personne n’a songé que, peut-être, nous aurions besoin de plus de personnel de santé pour nous en occuper » ; une situation qui, en France, suscitera peut-être une impression de déjà-vu et qui, peut-être aussi, pourrait faire réfléchir sur la manière dont on voudrait financer le réarmement dont on parle tant.
Fort de ces convictions, Peter réalise actuellement un cycle de conférences dans les États baltes et en Autriche afin de conseiller son auditoire sur la façon de préparer le système médical civil et militaire à un potentiel conflit avec la Russie. Bastian, de son côté, a réalisé plusieurs interventions sur le thème de la médecine militaire et des conditions d’évacuation des blessés en Ukraine (ces interventions sont accessibles sur le site de la MDR ainsi que sur Podcast.de). Ce travail de sensibilisation est parfois exténuant ; mais pour les deux confrères, les sources de motivation, qu’elles soient teintées d’espoir ou de tristesse ne manquent cependant pas. Parmi celles-ci figure la mort de leur ancienne traductrice, Margarita Polovinko, 31 ans, tuée en mission par un drone russe début avril. La disparition de la jeune femme, couverte par Le Monde entre autres médias, a ému bien au-delà des frontières de l’Ukraine.
<p>Cet article Ukraine : La condition des militaires blessés appelle à réfléchir a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:18
L’Europe se voit contrainte à une remise en question historique : faire front commun, ou rester seule.
<p>Cet article L’Europe réarmée : le réveil stratégique provoqué par Trump a été publié par desk russie.</p>
Le retour de Donald Trump au pouvoir a ébranlé des certitudes profondément ancrées de ce côté-ci de l’Atlantique. Avec une OTAN fragilisée et un soutien américain à l’Ukraine de plus en plus incertain, l’Europe se voit contrainte à une remise en question historique : faire front commun, ou rester seule.
« Il y a des décennies où rien ne se passe, et des semaines où des décennies se produisent. » Cette phrase attribuée à Vladimir Lénine est revenue dans de nombreux esprits depuis que Donald Trump a repris possession du Bureau ovale. Les relations transatlantiques ont souvent été marquées par des désaccords et des tensions internes entre Européens et Américains, comme la guerre en Irak (2003), la décision unilatérale des États-Unis de se retirer d’Afghanistan (2020), ou les débats incessants sur le partage des charges au sein de l’OTAN. Mais aucune de ces décisions n’avait eu de conséquence directe sur la sécurité de l’Europe.
Aujourd’hui, quelques semaines seulement après le début du second mandat de Trump, et pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, le camp occidental est fracturé au cœur même de sa raison d’être : l’alliance de défense transatlantique. Cette rupture paraît d’autant plus grave qu’elle s’accompagne d’attaques de l’administration Trump contre le Vieux Continent, à la fois sur le plan économique (guerre déclarée contre les barrières douanières) et sur le plan idéologique (comme l’a illustré le discours de J. D. Vance à Munich).
Certains Ukrainiens, non sans une pointe d’ironie et de malice, affirment que Vladimir Poutine – par son agression, son invasion et son refus pur et simple de reconnaître la souveraineté de l’Ukraine – a, malgré lui, davantage contribué que quiconque à forger et à renforcer la nation ukrainienne. Bien qu’il soit totalement inapproprié de comparer Donald Trump à Poutine en matière de défense européenne, la posture abrasive et perturbatrice de Trump vis-à-vis de l’alliance transatlantique pourrait bien marquer un tournant. Qu’il le veuille ou non, Trump pourrait bien être retenu par l’histoire comme l’un des architectes involontaires du réveil défensif de l’Europe.
Le comportement de Trump ne laisse plus aucune excuse aux Européens pour ne pas procéder à un ajustement rapide et radical. L’Europe doit trouver une solution à la fois rapide et durable face à deux défis existentiels. Le premier, immédiat, consiste à mieux aider l’Ukraine pour compenser la perte de son allié américain. Le second, plus durable, est d’organiser une défense intégrée des pays européens, y compris dans le domaine des industries de défense.
Empêcher la capitulation de l’Ukraine est essentiel pour que Poutine n’étende pas sa guerre à un autre pays européen dans un avenir proche. Il faut poser les fondations d’une défense européenne commune – pas dans le cadre institutionnel de l’Union européenne, car attendre l’approbation de Budapest et de Bratislava serait à ce stade vain et contre-productif – mais à travers une coalition incluant activement les Britanniques, les Norvégiens et, idéalement les Turcs, qui disposent de la deuxième armée de l’OTAN en termes d’effectifs et de véhicules blindés. Et, surtout, cette nouvelle alliance ne peut se construire sans l’Ukraine, qui mérite un rôle central compte tenu de la puissance et de l’expérience au combat de son armée, ainsi que du développement rapide de son industrie de défense.
À ce jour, il est difficile de savoir ce qu’il adviendra de l’alliance transatlantique. Quelle forme prendra l’OTAN ? Les optimistes relatifs, parmi lesquels les gouvernements britannique et italien, veulent croire à l’émergence d’une OTAN 3.0, marquée par un rôle accru des Européens et une disparition progressive des Américains, qui resteraient toutefois en arrière-plan pour assurer certaines fonctions, du fait de leur suprématie dans les domaines du renseignement, de la surveillance aérienne, ou encore de la dissuasion nucléaire.
La vision plus pessimiste, défendue notamment par Macron et Merz, consiste à « regarder la réalité en face » et à accepter la fin de quatre-vingts années de garanties sécuritaires américaines. Cela signifie que l’Europe doit se préparer à se défendre seule, tout futur soutien américain devant être perçu comme un bonus inattendu, et non comme une illusion qui ferait perdre un temps précieux. Quel que soit le scénario, l’Europe doit réinventer et reconstruire sa défense, en mobilisant des ressources financières, humaines et technologiques à une échelle bien plus vaste que ce qui existe actuellement.
Après un moment initial de paralysie, les dirigeants européens ont lancé une offensive diplomatique sans précédent : plusieurs mini-sommets à Paris et Londres, des visites de haut niveau à Washington, un sommet à Kyïv réunissant les dirigeants de treize pays européens, et une réunion du Conseil européen à Bruxelles – le tout en seulement dix jours. Bien que des incertitudes subsistent, les grandes lignes d’une réponse européenne aux deux grands défis stratégiques commencent à se dessiner. Les discussions à Paris et à Londres se sont concentrées sur le déploiement potentiel d’une force européenne pour stabiliser l’Ukraine. Certains pays, comme l’Italie et l’Espagne, restent hésitants, notamment en raison de l’absence de soutien logistique et en renseignement de la part des États-Unis. Cependant, une coalition de base est déjà en train de se former, avec la France, le Royaume-Uni et les pays scandinaves en tête, probablement rejoints par d’autres. La participation de la Turquie pourrait considérablement renforcer cet effort, Ankara percevant l’évolution du paysage sécuritaire européen comme une opportunité stratégique. Au total, jusqu’à 20 pays seraient prêts à participer à une « coalition de volontaires » visant à sécuriser un cessez-le-feu en Ukraine.
Le Conseil européen du 6 mars à Bruxelles pourrait entrer dans l’histoire comme le moment où l’Europe s’est rassemblée de manière décisive autour de l’Ukraine et a adopté une vision audacieuse de sa propre défense. Dans une décision marquante, les dirigeants européens ont approuvé l’initiative Re-Arm Europe, visant à construire une posture de défense européenne plus forte et plus souveraine. Tous les États membres de l’Union européenne ont soutenu le plan de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, visant à mobiliser 800 milliards d’euros pour les dépenses de défense. Ce plan prévoit un assouplissement des règles budgétaires afin de permettre des déficits plus élevés, ainsi qu’un paquet de 150 milliards d’euros de prêts garantis par l’UE pour les États membres.
Renforçant encore la portée de ce sommet, le président français Emmanuel Macron a proposé d’ouvrir des discussions sur l’extension de la dissuasion nucléaire française à ses partenaires européens – une idée autrefois impensable mais qui gagne désormais du terrain à mesure que les préoccupations sécuritaires s’amplifient. L’urgence de ces mesures a été exacerbée par la décision de Donald Trump de suspendre toute assistance militaire à l’Ukraine, ainsi que par ses déclarations répétées remettant en question l’engagement des États-Unis à défendre les alliés de l’OTAN en cas d’attaque.
Londres et Rome s’efforcent de limiter les dégâts et de sauver ce qui peut encore l’être des relations transatlantiques, ne serait-ce que pour retarder le désengagement de Washington jusqu’à ce que l’Europe soit capable de se tenir debout par elle-même. Toutefois, un consensus s’impose de plus en plus : les États-Unis ne sont plus un allié fiable.
Cet article se concentre sur la manière dont les quatre grands pays européens (G4) répondent au défi posé par Trump. La Pologne, dont l’engagement envers l’Ukraine ne fait aucun doute – et qui avait déjà porté ses dépenses militaires à 4,7 % de son PIB avant même la confrontation entre Trump et Zelensky dans le Bureau ovale – n’est pas incluse ici en raison du périmètre limité de l’article. Il en va de même pour le soutien sans faille à l’Ukraine et aux efforts de défense européens de pays comme le Danemark, la Suède, l’Estonie et la Lituanie, dont les contributions ne doivent ni être ignorées ni sous-estimées.
La France a réagi avec moins de panique que d’autres aux déclarations américaines, ayant depuis longtemps anticipé la possibilité que l’Europe doive un jour se tenir seule, sans son allié transatlantique. L’autonomie stratégique a toujours été une pierre angulaire de la pensée française en matière de défense, enracinée dans une profonde méfiance envers l’hégémonie américaine (la doctrine De Gaulle-Mitterrand) et un attachement farouche à la souveraineté nationale, incarné notamment par sa dissuasion nucléaire indépendante.
Si les présidents français récents (Hollande et Macron) ont montré une inclinaison plus atlantiste, aucun n’a pour autant abandonné la vision d’une Europe stratégiquement autonome. Le véritable obstacle venait de la réticence européenne – l’Allemagne, ainsi que les États d’Europe centrale et orientale, préférant tous le parapluie de l’OTAN et l’appui militaire des États-Unis à ce qu’ils percevaient comme des ambitions françaises redondantes. Le discours de la Sorbonne de Macron en 2017, tout comme son avertissement de 2019 sur la « mort cérébrale » de l’OTAN, ont été largement ignorés.
Aujourd’hui, alors que les politiques de Trump ébranlent l’architecture sécuritaire européenne, Macron redouble d’efforts pour concrétiser sa vision. Le partenariat avec le Royaume-Uni, formalisé par les accords de Lancaster House en 2010, reste solide, et les échos de la déclaration de Saint-Malo de 1998 – qui visait à doter l’Europe d’une force militaire propre – refont surface. Avec une Allemagne dirigée par Merz, désormais plus réceptive aux idées gaullistes, la France saisit l’occasion : elle propose d’étendre sa dissuasion nucléaire, et peut-être même de prendre la tête de la défense européenne à ses propres conditions.
Macron semble avoir définitivement tourné la page de ses tentatives passées pour « apprivoiser » Poutine – une stratégie qui a marqué les premières années de sa présidence. Déterminé à réussir là où d’autres (Bush, Merkel, Hollande, Obama) ont échoué, il avait cherché un grand compromis avec Moscou. Son désenchantement final date de février 2022, lorsque ses efforts diplomatiques n’ont pas empêché l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Les mensonges flagrants de Poutine, combinés aux attaques hybrides incessantes contre les intérêts français, ont fini par convaincre Macron que la Russie n’était pas seulement un partenaire peu fiable, mais une menace impérialiste pour la France et l’Europe.
Dans son discours passionné du 5 mars à la nation, Macron n’a laissé place à aucune ambiguïté : la Russie a transformé sa guerre contre l’Ukraine en un conflit mondial. Appelant à la résilience nationale, il a désigné Moscou comme une menace directe et a exhorté la France à s’affirmer, à la fois militairement et stratégiquement. Il a évoqué la possibilité de mettre la dissuasion nucléaire française au service de l’Europe, et s’est engagé à revitaliser l’industrie de défense française – signalant ainsi un basculement clair de la diplomatie vers la dissuasion.
Lorsque Boris Johnson a défendu le Brexit, il promettait un « reset » géopolitique pour le Royaume-Uni – libéré de Bruxelles et prêt à étendre son influence mondiale. Pourtant, même les partisans les plus ardents du Brexit ont continué de placer une foi inébranlable dans la « relation spéciale » avec les États-Unis. Ce partenariat, renforcé par l’accord de défense mutuelle (Mutual Defence Agreement, MDA), reste crucial pour la dissuasion nucléaire britannique, garantissant l’accès aux matériaux nucléaires, aux technologies et au renseignement – malgré le contrôle opérationnel indépendant exercé par Londres sur le système Trident.
Mais la fameuse « relation spéciale » avait déjà perdu de son éclat depuis l’âge d’or des tandems Churchill-Roosevelt, Macmillan-Kennedy ou Thatcher-Reagan. Avec l’avènement de Trump 2.0, elle ne tient plus qu’à un fil. Nulle part la fracture n’est plus visible que sur la question de l’Ukraine : un véritable « océan » – au sens propre comme au figuré – sépare Washington et Londres dans leur perception de la menace russe. Pour la première fois dans l’histoire récente, presque toute la classe politique britannique – à l’exception du Reform Party de Nigel Farage – se dresse fermement contre la position de la Maison-Blanche, aux côtés d’une opinion publique britannique toujours engagée pour la défense de Kyïv.
Kier Starmer, Premier ministre travailliste du Royaume-Uni, a pleinement saisi la gravité de ce « moment générationnel unique pour la sécurité européenne ». Sa réponse repose sur deux axes : un renforcement massif de l’aide militaire à l’Ukraine et un rapprochement stratégique avec les alliés européens. Le mini-sommet organisé à Londres, immédiatement après l’affrontement Trump-Zelensky, a illustré ce réalignement. Toutefois, à la différence de Macron et Merz, Starmer refuse d’admettre que l’Amérique soit définitivement perdue. Il sait que, dans l’immédiat, l’Europe seule pourrait peiner à soutenir la défense de l’Ukraine. C’est pourquoi il mobilise toutes ses ressources diplomatiques pour empêcher un retrait brutal des États-Unis, notamment dans les domaines critiques de la surveillance aérienne et du partage du renseignement.
Si ses efforts échouent, Starmer pourrait ne pas devenir le pont reliant Washington à l’Europe, mais l’un des dirigeants européens les plus déterminés à faire de la défense du continent une priorité britannique.
Il y a plusieurs décennies, dans un discours resté célèbre prononcé à West Point, le secrétaire d’État américain Dean Acheson déclarait : « La Grande-Bretagne a perdu un empire et n’a pas encore trouvé sa place. » À l’époque, il incitait Londres à rejoindre la Communauté économique européenne (CEE), estimant qu’elle offrait de plus grands avantages stratégiques que le Commonwealth ou même la « relation spéciale » avec les États-Unis. Cette remarque avait offensé le Premier ministre Macmillan et une grande partie de la presse britannique. Pourtant, en 1973, le Royaume-Uni entrait bel et bien dans la CEE. Aujourd’hui, dans un contexte radicalement différent et face à une recomposition transatlantique, les courants de l’Histoire semblent à nouveau guider la Grande-Bretagne vers son port naturel : l’Europe.
« L’argent n’a plus d’importance ! » titrait le Süddeutsche Zeitung le 4 mars – un titre percutant dans un pays où l’orthodoxie budgétaire tient depuis longtemps d’un dogme quasi religieux. Depuis près d’un siècle, la politique économique allemande est marquée par le traumatisme de l’hyperinflation d’après la Première Guerre mondiale, instaurant un attachement quasi sacré à l’équilibre budgétaire. Cette éthique s’est étendue à l’ensemble de l’Europe, imposant son ton à toute la zone euro – même si tous les États membres n’y ont pas adhéré avec le même zèle.
Désormais, face à l’urgence du réarmement, l’Allemagne rompt avec sa règle constitutionnelle sacrée de discipline budgétaire. Avant même la finalisation de l’accord de coalition – un processus minutieux qui pourrait prendre des semaines – Friedrich Merz a conclu un accord historique avec les sociaux-démocrates pour presque doubler le budget militaire, le portant à 100 milliards d’euros par an, avec pour objectif d’atteindre 3 % du PIB. Les commentateurs ont déjà surnommé ce virage inédit le « grand bazooka budgétaire ».
Alors que la menace russe s’intensifie et que les États-Unis vacillent, l’Allemagne adopte des mesures extraordinaires, dans un esprit proche du fameux « quoi qu’il en coûte » de Mario Draghi lors de la crise financière de 2008. Merz lui-même n’a pas hésité à établir le parallèle : « Face aux menaces qui pèsent sur la liberté et la paix, nous devons appliquer le même principe à la défense – “quoi qu’il en coûte” », a-t-il déclaré le 4 mars 2025.
L’Allemagne est désormais confrontée à une triple révolution intellectuelle. Premièrement, elle doit surmonter son aversion profonde pour le militarisme – un tabou culturel enraciné dans l’après-guerre. Deuxièmement, elle doit reconsidérer son opposition historique au nucléaire civil comme militaire – l’opinion publique y reste majoritairement hostile, mais alors que l’industrie allemande peine à remplacer le gaz russe bon marché tout en accélérant la production de chars Leopard, de missiles Taurus et d’autres armements avancés, l’énergie nucléaire devient un débat incontournable. Sur le plan militaire, Merz suggère que l’Allemagne s’appuie sur le parapluie nucléaire franco-britannique élargi, plutôt que de développer ses propres capacités nucléaires.
Enfin, l’Allemagne doit lever les verrous constitutionnels et psychologiques qui l’empêchent de recourir à l’endettement. Cela nécessiterait une majorité des deux tiers au Bundestag comme au Bundesrat – un exploit politique exceptionnel, mais qui pourrait être atteint d’ici la fin mars 2025. Si tel était le cas, ce serait le tournant le plus spectaculaire de la politique économique allemande moderne, prouvant qu’en période de menace existentielle, même les dogmes les plus profonds de l’Allemagne peuvent être réécrits.
Merz, fidèle atlantiste, a déjà opéré cette triple transformation dans sa manière de penser. Issu de la CDU, parti historiquement transatlantiste, et ayant fait toute sa carrière dans une Allemagne qui, autrefois, hébergeait le plus important contingent de troupes américaines (environ 200 000 pendant la guerre froide, 35 000 aujourd’hui), il a longtemps été imprégné de l’idée que la sécurité relevait de l’OTAN. Pourtant, dès la nuit même de sa victoire électorale – avant même que les résultats ne soient totalement confirmés – Merz déclarait : « Il est clair que ce gouvernement [américain] ne se soucie guère du destin de l’Europe… Ma priorité absolue sera de renforcer l’Europe aussi vite que possible pour que nous puissions atteindre l’indépendance vis-à-vis des États-Unis. »
L’Allemagne, après des années de stagnation et de légère récession, n’entend pas limiter sa transformation au seul domaine de la défense. Berlin lance également un ambitieux plan de 500 milliards d’euros sur dix ans pour moderniser ses infrastructures vieillissantes. Le lien avec la défense peut sembler indirect, mais il vise en réalité à stimuler la croissance économique et, à terme, à générer les ressources nécessaires pour soutenir une posture sécuritaire plus robuste. De manière cruciale, la vision de Merz s’aligne parfaitement avec les ambitions d’Emmanuel Macron pour un axe franco-allemand fort – un axe qui n’a jamais pleinement émergé sous Merkel, et qui s’est encore affaibli sous Scholz.
L’Italie a toujours été l’un des pays les plus fidèles au camp atlantiste en Europe, entretenant depuis 1945 une relation sécuritaire étroite avec les États-Unis. Même lorsque la Lega Nord de Matteo Salvini et le Mouvement 5 Étoiles – tous deux affichant une certaine sympathie envers Moscou – ont brièvement gouverné ensemble, l’orientation transatlantique du pays n’a jamais vraiment vacillé. Depuis son arrivée au pouvoir en octobre 2022, Giorgia Meloni a travaillé à asseoir sa position sur la scène européenne, offrant une stabilité gouvernementale rare, tandis que la France et l’Allemagne faisaient face à de multiples turbulences internes. En soutenant fermement l’Ukraine, en adoucissant son scepticisme envers l’Union européenne et en adoptant une ligne dure sur l’immigration illégale, Meloni a gagné en crédibilité auprès des dirigeants européens. Avec le retour de Trump au pouvoir, tous les signaux semblaient au vert : elle fut la seule cheffe de gouvernement européenne en exercice invitée à son investiture, et elle entretient des liens étroits avec l’entourage de Trump, y compris Elon Musk. Mais les récents développements de la politique américaine ont sérieusement mis à mal ses calculs politiques.
Depuis le discours provocateur de J. D. Vance à Munich et la rhétorique de plus en plus agressive de Trump – menaçant de retirer les États-Unis de la défense de l’Europe, de normaliser les relations avec Moscou, et de forcer l’Ukraine à conclure un accord sur les ressources minières – le savant équilibre politique de Meloni s’est effondré. Contrairement à Merz et Macron, qui avancent ouvertement vers une autonomie stratégique européenne, Meloni s’efforce de maintenir les passerelles, se positionnant comme un facteur de stabilité entre Washington et ses partenaires européens. À cette fin, elle a proposé l’organisation d’un sommet transatlantique à Rome pour apaiser les tensions. Soucieuse de préserver les liens avec les États-Unis tout en évitant de s’aliéner Kyïv et ses partenaires européens, elle aurait conseillé à l’Ukraine d’adopter une posture plus conciliante, et aurait même, selon certaines sources, supprimé discrètement d’anciens tweets favorables à Zelensky. Malgré cela, son ministre de la Défense, Guido Crosetto, a publiquement soutenu l’initiative d’Ursula von der Leyen visant à relancer le réarmement européen.
Meloni est pleinement consciente du réalignement géopolitique en cours : la France, l’Allemagne, la Pologne, les pays nordiques et baltes – bientôt rejoints par le Royaume-Uni – sont en train de se regrouper autour d’un nouvel axe de défense européen, dans la perspective d’un avenir sans garanties américaines. Pendant ce temps, la Hongrie et la Slovaquie – historiquement proches de Moscou – sont désormais pleinement alignées sur la ligne de Washington sous Trump. Idéologiquement plus proche de ce second camp, l’Italie est pourtant bien plus profondément intégrée au premier, ce qui place Meloni dans une position de funambule.
Malgré ces dilemmes, l’Italie poursuit son chemin et prévoit d’augmenter ses dépenses de défense, passant de 1,5 % à 2,5 % de son PIB d’ici 2027. En coulisses, Rome se prépare même à des mesures encore plus radicales. Le Corriere della Sera a révélé, le 28 février, l’existence d’un plan de contingence secret visant à convertir rapidement l’industrie automobile italienne en une machine de production militaire, en cas de besoin – preuve supplémentaire qu’en dépit des manœuvres de Meloni, l’Italie se prépare à un avenir européen où elle pourrait devoir se tenir seule.
La guerre en Ukraine est à la fois l’épreuve du feu et la trahison de la défense européenne – un baptême dans le sang sans parrain pour assumer son devoir. Comme cela a été évoqué plus tôt, la survie de l’Ukraine est aujourd’hui l’impératif immédiat de l’Europe. Ses 900 000 soldats sont ceux qui retiennent l’armée russe, dirigée par un Kremlin animé par une volonté de revanche sur sa défaite de la guerre froide. Cette soif de revanche est d’autant plus dangereuse que les États-Unis semblent de plus en plus tentés par l’idée de conclure un accord avec la Russie à tout prix – même si cela implique d’abandonner l’Ukraine et de démanteler l’alliance transatlantique au profit d’un patchwork d’arrangements transactionnels.
La sécurité, la souveraineté et la prospérité de l’Europe reposent désormais sur la capacité de l’Ukraine à résister à cette offensive, ainsi que sur la détermination collective des nations européennes à la soutenir – militairement, financièrement et diplomatiquement. Au-delà du champ de bataille, le succès de l’Ukraine devra se traduire par une paix durable, qui garantisse sa souveraineté, dissuade toute nouvelle agression russe, et empêche une autre guerre, que ce soit contre l’Ukraine ou contre tout autre État européen. Cet impératif façonne déjà les politiques européennes, avec un doublement des engagements d’aide – non seulement au niveau de l’UE, mais aussi via les efforts nationaux du Royaume-Uni, de la Norvège, et d’autres alliés majeurs.
L’ambition ultime de l’Europe a toujours été de construire un système de défense robuste et indépendant – avec des armées pleinement intégrées, une chaîne de commandement commune, et même une industrie d’armement unifiée, affranchie de la dépendance vis-à-vis des États-Unis. Aujourd’hui, l’Ukraine s’impose comme l’une des forces militaires les plus redoutables du continent. Depuis plus de trois ans, son armée tient tête à une force russe supérieure en nombre et en logistique, menant des contre-offensives efficaces, frappant en territoire russe et s’emparant de zones comme l’oblast de Koursk.
À travers cette guerre, l’Ukraine n’a pas seulement renforcé ses capacités militaires : elle a aussi développé une industrie de défense capable de produire à grande échelle, d’innover technologiquement, et de livrer des équipements éprouvés au combat. Un tel pays ne peut être relégué au second plan dans l’architecture sécuritaire européenne à venir. L’Ukraine doit en être le cœur. Les Européens devraient œuvrer pour son adhésion à l’OTAN. Et si des blocages politiques – qu’ils viennent de la Hongrie, de la Slovaquie ou même des États-Unis – rendent cela impossible, il faudra concevoir des mécanismes d’intégration alternatifs. Une défense européenne sans l’Ukraine est aujourd’hui impensable.
Le jour où la Géorgie disposera enfin d’un gouvernement libéré de l’influence russe, elle devra saisir l’opportunité de s’intégrer pleinement à l’architecture de défense européenne. Le pays dispose d’atouts stratégiques qui en font un partenaire sécuritaire précieux : sa proximité géographique avec des adversaires comme la Russie et l’Iran, son rôle crucial de corridor de transit pour l’énergie (gaz, pétrole, électricité), les marchandises et les infrastructures numériques, ainsi qu’une armée modeste mais aguerrie au combat, qui a démontré son engagement en Irak et en Afghanistan. En Afghanistan, la Géorgie se classait juste derrière les États-Unis en nombre de soldats envoyés, rapporté à sa population. Si la Turquie rejoint la structure de défense européenne en gestation, les chances d’intégration de la Géorgie s’en trouveront considérablement renforcées.
La politique étrangère de Donald Trump repose sur une conception du pouvoir radicalement différente. Là où les administrations passées – qu’elles soient néoconservatrices ou libérales – voyaient la force comme un outil lié à des valeurs et à des principes juridiques plus larges, Trump semble promouvoir une forme de puissance brute, pour elle-même. Dans cette vision du monde, l’ordre devient la valeur suprême, dégagé de toute contrainte morale, légale ou d’alliance traditionnelle. L’OTAN, pourtant la plus ancienne alliance défensive de l’histoire, est reléguée au rang de fardeau coûteux. Trump lui préfère des arrangements transactionnels éphémères, où les relations fluctuent au gré des intérêts immédiats plutôt que d’engagements de long terme.
Cela explique son traitement des alliés – qu’il ignore avec la même désinvolture qu’il écarte les vérités qui le dérangent. J. D. Vance, par exemple, a affirmé à tort que les alliés de l’OTAN n’avaient pas combattu depuis des décennies, oubliant les sacrifices des soldats britanniques, français et d’autres nations européennes dans les opérations alliées. Pire encore, le 6 mars 2025, Trump a laissé entendre que les obligations de l’article 5 de l’OTAN dépendaient des paiements effectués, ajoutant : « Vous croyez que la France viendrait nous aider si nous étions attaqués ? Je n’en suis pas sûr. » En réponse, le président français a rappelé au monde que la seule fois où l’OTAN avait invoqué l’article 5 était après les attentats du 11 septembre, et que les forces européennes avaient été envoyées en Afghanistan, en solidarité avec les États-Unis.
Quelle place pour la Géorgie dans cette vision du monde ? Malgré son soutien militaire sans faille à Washington en Irak et en Afghanistan, la réalité est que cela compte probablement peu pour Trump. Chercher à s’attirer les faveurs de son administration est peut-être possible, mais ce type de relation est éphémère et peu fiable. Pour un petit pays comme la Géorgie, la seule voie viable est celle de la construction d’alliances durables.
Cela rappelle une anecdote datant des années Obama. En novembre 2011, la Géorgie recevait la visite du Conseil de l’Atlantique Nord (NAC), rassemblant les 28 représentants permanents de l’OTAN et son secrétaire général à Tbilissi et Batoumi. Dans un avion affrété par le gouvernement, entre Tbilissi et Batoumi, je me suis retrouvé assis à côté d’un haut diplomate européen. Dans une conversation informelle, je déplorais que la Géorgie ne soit pas une priorité pour l’administration Obama. Sa réponse, mi-sérieuse, mi-badine, m’est restée en mémoire : « Considérez cela comme une bonne nouvelle – il ne s’intéresse pas non plus à l’Europe. Cela signifie qu’il vous considère déjà comme un État européen. Utilisez cela comme un argument pour obtenir le soutien des Européens à vos aspirations à l’UE et à l’OTAN. »
Aujourd’hui, alors que l’Europe entame son propre réveil stratégique, la Géorgie doit une nouvelle fois plaider sa cause – cette fois, non seulement comme un futur membre de l’OTAN et de l’UE, mais comme un acteur essentiel de la sécurité européenne.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article L’Europe réarmée : le réveil stratégique provoqué par Trump a été publié par desk russie.</p>