15.06.2025 à 17:40
La figure de Donald Trump et ses retournements incessants sont une façade qui masque un projet cohérent. L’alliance avec la Russie est au cœur de ce projet.
<p>Cet article Penser l’inimaginable, 3 : une révolution prête à la tyrannie a été publié par desk russie.</p>
Cet article est le dernier d’un triptyque où Philippe de Lara analyse la singularité de la révolution trumpiste. L’auteur explique en quoi consiste la « révolution conservatrice » qui a porté Trump au pouvoir en est bien une : elle vise à transformer radicalement les institutions, l’économie et le rôle international des États-Unis. Selon Philippe de Lara, la figure brutale, narcissique de Donald Trump et ses retournements incessants sont une façade qui masque un projet cohérent et poursuivi avec opiniâtreté. L’alliance avec la Russie est au cœur de ce projet, car elle doit dissocier la Russie de la Chine, ennemi principal des États-Unis. Pour mener à bien cette révolution, le régime actuel est décidé à garder le pouvoir même en cas de défaite électorale, et à utiliser la manière forte contre les opposants. Comme jadis les bolcheviks.
Nous aurions tort de considérer Trump simplement comme un bouffon, roi du deal irresponsable, ou comme un mafieux, ou comme une marionnette de la Russie. Ces données, qui font partie du personnage, ne donnent pas les clés de la « révolution conservatrice », qui pourrait bien être un projet plus cohérent qu’il n’y paraît, d’autant plus inquiétant par cette cohérence même. Il entend d’abord combattre les ennemis intérieurs et extérieurs qui menacent la survie des États-Unis (la Chine, la bureaucratie, le déclin des valeurs traditionnelles). Après plusieurs décennies d’errements et de trahisons de la part des élites américaines, il faut une révolution pour recréer l’Amérique et transformer l’ordre du monde à son avantage. L’hyperactivité chaotique du président, ses revirements et ses déconvenues ne sont que la partie visible d’une action méthodique et opiniâtre pour transformer les institutions, l’économie et le rôle international des États-Unis. Autrement dit, la révolution conservatrice poursuit une ambition de long terme, qui ne saurait être limitée à l’intervalle entre deux élections10. C’est la raison de la brutalité de Trump, de sa volonté d’affirmer la prééminence absolue de l’exécutif, de son mépris des institutions de la démocratie américaine11. Il y a un plan, un projet, et il ne faut pas compter sur des infléchissements, en dépit des sautes d’humeur et des foucades du président, qui sont un cabotinage parfaitement maîtrisé, calculé pour faire douter de ce qu’il veut vraiment, et pour laisser croire qu’il pourrait changer d’avis12.
La radicalité révolutionnaire se manifeste d’abord dans la persistance une fois au pouvoir du discours apocalyptique de la campagne électorale : Trump est le sauveur d’une Amérique menacée d’effondrement sous les coups de ses ennemis intérieurs et extérieurs. Toutes les décisions de Trump sont justifiées au nom d’une urgence vitale : les tariffs doivent mettre fin au pillage de l’Amérique par la mondialisation libérale, l’expulsion massive d’étrangers et la restriction drastique des permis de séjour sont indispensables pour fournir des emplois et une vie décente aux Américains, la conquête du Groenland et du canal de Panama est vitale pour la sécurité nationale, etc. Ce discours ne vient pas seulement de la Maison-Blanche, il est relayé par d’innombrables tribunes, talk-shows, messages sur les réseaux sociaux, toujours plus radicaux et plus anxiogènes, qui maintiennent le peuple MAGA dans un état de mobilisation permanente. Et, comme dans les révolutions fasciste et nazie, l’intensité de la peur et de la colère face aux ennemis de l’Amérique nourrit la foi dans le triomphe futur. Steve Bannon est le chef d’orchestre de cette propagande apocalyptique, avec sa chaîne de podcasts sur l’internet War Room ( « salle de crise ») – ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des penseurs importants de la révolution MAGA, comme on va le voir. Un de ses thèmes de prédilection depuis des mois est la crainte, sincère ou feinte, d’une guerre civile aux États-Unis si la révolution ne va pas assez vite et fait trop de concessions à « l’oligarchie mondialiste » de la Silicon Valley.
La révolution doit se déployer simultanément sur trois plans :
Ce projet, Trump et ses lieutenants ont eu quatre ans pour le peaufiner dans les moindres détails13. Le paradoxe de cette révolution est que son grand leader n’en est pas le cerveau. Mussolini, Lénine, Hitler, Mao, et même Staline se voulaient des intellectuels, et leur stature de grand penseur, réelle ou imaginaire, était la clé de leur autorité : ils incarnaient le sens de l’histoire. Le charisme de Trump, lui, repose sur tout autre chose : il ne lit pas de livres (ni même les notes dépassant une page), mais il perçoit intuitivement les aspirations et les passions de la base MAGA, et il a une sorte de génie pour se mettre à l’unisson de ses colères et de ses lubies. De ce point de vue, son inculture et sa vulgarité sont des atouts. Mais autour de lui, d’autres personnes pensent la révolution MAGA et ajustent sa stratégie de long terme aux événements. Par-delà la diversité de leurs idéologies et leurs rivalités, ce qui les unit est la conviction qu’au degré de dévastation atteint par l’Amérique après cinquante ans de mauvais gouvernement, il faut être révolutionnaire pour être conservateur14. Le mot « révolutionnaire » doit s’entendre ici au sens propre : il faut tout changer en même temps et, pour cela, déborder le cadre de la politique ordinaire, se préparer à conserver le pouvoir le temps qu’il faudra et, pour cela, contourner ou altérer les formes de la démocratie – d’où le rôle fondateur du mensonge sur le résultat de l’élection présidentielle de 202015 : croire que l’élection a été volée à Trump, c’est ouvrir la voie à la contestation de toute élection défavorable et c’est entrer dans un régime de « vérité alternative », où la cause justifie tous les mensonges et toutes les manipulations.
Si l’on veut s’opposer efficacement à ce projet, il ne faut pas sous-estimer sa cohérence ni l’énergie révolutionnaire qui l’habite. Elles lui donnent la capacité à essuyer des échecs, à louvoyer sans renoncer au but final. Les dirigeants de la révolution conservatrice combinent l’hubris révolutionnaire avec une persévérance toute réaliste dans la poursuite de leurs objectifs, de l’expulsion des immigrés illégaux à la guerre commerciale et au désengagement en Europe. Ils ont inventé une doctrine de l’action gouvernementale qui, pour s’écarter largement des canons enseignés à la Kennedy School of Government de Harvard, n’en est pas moins passablement efficace. On pourrait la définir comme un hooliganisme rationalisé : elle préfère la destruction brutale à la réforme – par exemple, la suppression de l’agence USAID, la coupure des budgets des universités jugées complaisantes avec le wokisme –, mais elle ajuste ses coups de boutoir spectaculaires à la visée de leur impact à plus long terme, de sorte que même quand ils sont suivis de reculs à première vue piteux, ils ont l’effet voulu. La conduite de la guerre commerciale est typique de cette stratégie : ce qui compte n’est pas le bénéfice immédiat des tariffs, mais le démantèlement des institutions et des habitudes du libre-échange, au profit d’un nouveau cadre dans lequel le commerce est reconnu comme une arme de la puissance16.
Si cette analyse est exacte, il ne faut pas trop compter sur les échecs ou les obstacles pour mettre un terme à la révolution trumpienne, que ce soit le refus de Poutine de mettre fin à la guerre en Ukraine ou une défaite éventuelle aux élections de mi-mandat.
Pour les révolutionnaires conservateurs, le péril est existentiel, mais les capacités de l’équipe présidentielle sont sans limite. Ces conservateurs qui se veulent réalistes ont une fascination troublante pour les extrémistes les plus déjantés. J’en donnerai deux exemples : les « Lumières obscures » (Dark Enlightenment) de Curtis Yarvin et l’extrême droite catholique de Steve Bannon.
Geek et philosophe politique, Curtis Yarvin se définit lui-même comme « néoréactionnaire », soit une version autoritaire et élitiste de la doctrine libertarienne. Plus radical que le DOGE d’Elon Musk, il préconisait dès 2011 le RAGE (Retire All Government Employees). Son argument est qu’il est impossible de changer le gouvernement sans se débarrasser de la démocratie et de la bureaucratie. « Seule l’énergie monarchique, l’énergie qui provient d’un unique point, peut être efficace17. » Le pouvoir sera donc concentré dans les mains d’un despote éclairé d’un nouveau type, un PDG-dictateur, désigné par les autres PDG, qui lui devront ensuite une obéissance absolue. Pendant sa campagne sénatoriale en 2021, J. D. Vance s’était référé à Yarvin et avait repris l’idée du RAGE, en affirmant que c’était ce que Trump devrait faire s’il arrivait au pouvoir. Kevin Roberts, l’un des principaux stratèges de Trump – il est le maître d’œuvre du Project 2025 –, est aussi à l’école de Yarvin : « Je pense que le plus grand projet, l’un des meilleurs indicateurs de succès pour la droite politique, si nous sommes réellement à l’aube d’une ère conservatrice de gouvernance, est de vaincre l’État profond.18 » Yarvin est devenu marginal dans la galaxie des intellectuels de la révolution conservatrice depuis que Steve Bannon s’est avisé que son libertarisme élitiste était incompatible avec le populisme MAGA – cette rupture anticipait d’ailleurs le divorce entre Trump et Elon Musk.
Steve Bannon reste en revanche une figure très influente de la galaxie trumpiste, bien qu’il n’ait pas de poste officiel. Il incarne le côté obscur, complotiste19, de la branche catholique du mouvement MAGA, branche dont J. D. Vance est le représentant officiel, plus policé : alors que ce dernier prend soin de ménager le Pape, tout en faisant avancer son agenda conservateur dans l’Église, Bannon, lui, s’affiche avec le cardinal Carlo Vigano, excommunié en 2024. Vigano est convaincu que « l’État profond » a contraint Benoît XVI à la démission en 2013 et fait élire François. Dans un entretien avec Steve Bannon diffusé en mai 2025 sur War Room, le cardinal schismatique relève « en passant » (sic) que les acteurs du complot pour déposer Benoît XVI et le remplacer par un pape progressiste « appartenaient tous à l’élite pédophile (sic), d’Obama à la famille Biden, en passant par McCarrick20 et Hilary Clinton ». Il soutient également que ce sont les mêmes méthodes « subversives » qui ont été employées pour fomenter les « révolutions de couleur21 » et pour forcer la hiérarchie catholique à accepter « des réformes que personne ne demandait, comme l’ordination des femmes, l’autorisation de la sodomie (sic), ou la synodalisation22, pseudo démocratisation contraire au principe monarchique de la papauté, etc. ». Vigano, pour le plus grand ravissement de Bannon, déclare que « ce complot [contre l’Église] fait partie d’un complot mondial plus vaste. Organisé par le lobby subversif de la gauche woke et par le Forum Économique Mondial, il vise à détruire toute forme de résistance à la création d’un Nouvel Ordre Mondial […] et à l’établissement d’une nouvelle Religion de l’humanité qui fournira son fondement doctrinal et moral à la dystopie mondialiste. » Selon lui, l’élection de Donald Trump a donné un coup d’arrêt au complot mondialiste mais « il ne suffit pas de combattre les manifestations les plus extrêmes de l’idéologie woke. Nous devons reconstruire la culture sur le fondement de la famille, et du socle de la morale et de la religion, reconstruire un modèle de société à l’échelle humaine, en accord avec la volonté divine et la Loi des Évangiles. Nous devons apprendre à nos enfants à se battre et à mourir pour les droits de Dieu et non pour les soi-disant droits de l’Homme. »
Sur cette idée de reconstruction de la culture traditionnelle abîmée par le libéralisme, les divagations de Vigano sur le complot franc-maçon et pédophile convergent avec l’agenda politique réaliste de la révolution conservatrice.
Même pour certains de ceux qui, en Europe, se sentent proches du nationalisme anti-élites de Trump, son alignement sur la Russie de Poutine est un scandale incompréhensible – le titre de cette série de trois articles renvoie à cette réaction, à la sidération qui a saisi et saisit encore les Européens. La corruption, les relations troubles de Trump avec la Russie depuis plusieurs décennies, l’entrisme des services russes, la fascination pour Poutine, tout cela intervient dans les choix de Trump sur l’Ukraine, l’Europe et la Russie. Mais je crois qu’on ne peut les comprendre si on ne voit pas leur fonction dans le projet révolutionnaire : vaincre la Chine.
La Chine veut devenir la première puissance mondiale, et donc chasser les États-Unis de cette place. La menace est économique et géopolitique. L’erreur impardonnable des gouvernants et des entreprises des États-Unis est d’avoir nié ou minimisé le danger. Ils ont accueilli à bras ouverts la Chine dans le commerce mondial, installé leurs usines en Chine, accepté d’être envahis par les produits made in China, en oubliant que la Chine appartient au Parti communiste chinois et que la dépendance industrielle, commerciale et financière envers la Chine leur coûterait très cher. Dans la course à l’hégémonie mondiale, l’Amérique est en position avantageuse sur le plan économique grâce à sa prodigieuse créativité technologique, mais elle est en position de faiblesse sur le plan géopolitique. La Chine est devenue plus ouvertement agressive parce qu’elle est plus riche et mieux armée, et parce qu’elle a pris la tête d’une alliance anti-occidentale avec la Russie, l’Iran et la Corée du nord. Les gouvernants actuels baignent dans un climat apocalyptique sur les dangers qui menacent les États-Unis, mais ils ont de bonnes raisons de craindre le « bloc eurasiatique » emmené par la Chine23. Or le maillon faible de ce bloc est la Russie : son économie et sa démographie sont en berne, elle craint la domination de la Chine, qu’elle déteste depuis toujours, malgré les protestations d’amitié, et elle cherche le moyen d’échapper à l’irrésistible vassalisation chinoise, accélérée par la guerre en Ukraine.
Pour ne pas perdre l’hégémonie mondiale, les États-Unis doivent briser le bloc eurasiatique, et ils ne pourront le faire qu’en détachant la Russie de la coalition anti-occidentale. La menace chinoise est existentielle parce qu’à la tête du Bloc se trouve le Parti communiste chinois qui, selon les géopolitologues trumpistes, a déclaré la guerre aux États-Unis en 2019. La guerre en Ukraine, dans la mesure où elle consomme des ressources américaines, augmente la puissance relative du PCC.
Nous avons tous pensé, moi le premier, que l’alliance russe était un fantasme de Trump, parce que l’idéologie (la croisade contre l’ordre occidental) et la préférence des dictateurs pour leurs pairs liaient durablement la Russie à la Chine et que Xi et Poutine avaient le temps long pour eux, tandis que le pouvoir du président des États-Unis était transitoire. Nous pensions que cette stratégie était absurde et vouée à l’échec, ou qu’elle était le paravent d’autre chose (comme un partage du monde entre les trois empires). À court terme, l’alliance avec la Russie semble être en effet un choix perdant, puisque la Russie ne veut pas arrêter la guerre, malgré les cadeaux que lui fait Trump sur le dos de l’Ukraine. Mais, envisagée dans la durée, il est rationnel de penser que l’intérêt de la Russie est de s’y ranger tôt ou tard. Rationnel mais risqué : les États-Unis sont en effet condamnés à réussir l’alliance russe, sans quoi le bloc eurasiatique aura gagné la partie.
C’est pourquoi il y a très peu de chances que les États-Unis renoncent à cette alliance, quels qu’en soient le coût et les conséquences devant l’histoire.
Cette stratégie est le noyau rationnel du comportement de Trump vis-à-vis de l’Ukraine. Mais cela ne suffit pas à rendre compte d’une véritable détestation de l’Ukraine chez nos révolutionnaires, y compris et même surtout, chez J. D. Vance, pourtant censé être l’adulte dans la pièce. Cette fixation anti-ukrainienne a sans doute plusieurs origines, mais la principale est le traumatisme qu’ils ont éprouvé face à l’échec de la politique de regime change inspirée à George W. Bush par les néo-conservateurs. Ils estiment que l’hégémonie américaine a été durablement ébranlée par les fautes criminelles des neo-con, qui ont mené les États-Unis de défaite en défaite et créé des foyers de désordre et de conflit, bien avant que Poutine attaque l’Ukraine. Selon eux, le projet d’exporter la démocratie par la force a fait un tort considérable aux États-Unis, quasi irréparable, jusqu’à l’arrivée de Trump au pouvoir : si je puis dire, une « divine surprise » qui a rompu avec « ces mensonges qui nous ont fait tant de mal ». Or la politique funeste de regime change a été poursuivie en Europe par les successeurs démocrates de George W. Bush, sous la forme du soutien des États-Unis aux « révolutions de couleur », en particulier en Ukraine.
C’est ce schéma intellectuel catastrophiste qui conduit même des gens, par ailleurs bien informés et relativement modérés, à perdre leur sang-froid dès qu’il s’agit de l’Ukraine. Ils se persuadent que la révolution du Maïdan a été fomentée par la CIA et des ONG proches du gouvernement américain, et que la Russie ne pouvait pas réagir autrement qu’elle ne l’a fait à partir de 2014. C’est ainsi que des anticommunistes historiques s’alignent sur le récit russe, tout en affirmant qu’ils n’en font rien. Ils sont si furieusement anti-Ukrainiens qu’ils sont aveugles à l’horreur des crimes de Poutine et à son jusqu’au-boutisme impérialiste.
La rationalité initiale déraille alors dans l’idéologie, et fonce tout droit sur deux écueils : 1) les conservateurs révolutionnaires ne voient pas ou ne veulent pas voir que le découplage de l’Europe des États-Unis est depuis toujours le but des Soviétiques, et aujourd’hui celui de Poutine, pour affaiblir le camp occidental ; 2) toujours sous l’influence du narratif russe, ils tablent sur une victoire rapide de la Russie, avec ou sans cessez-le-feu, alors que l’Ukraine continue de tenir en échec l’armée russe depuis plus de trois ans. Une victoire de l’Ukraine mettrait à bas la grande stratégie géopolitique de l’équipe Trump.
Le trait le plus avéré et le plus inquiétant du conservatisme révolutionnaire est son obsession de la conservation du pouvoir à tout prix. Kevin Roberts le déclare crûment dans l’entretien au Figaro cité plus haut : « Pour changer vraiment les choses, il faut que les conservateurs restent au pouvoir pendant une ou deux générations. » J. D. Vance a donné la formule du conservatisme révolutionnaire dans sa préface au livre de Kevin Roberts, Dawn’s Early Light. Taking Back Washington to Save America (2025)24. Selon Vance, « l’ancien mouvement conservateur soutenait qu’il suffisait d’ôter le gouvernement du chemin et des forces naturelles résoudraient les problèmes. Nous ne sommes plus dans cette situation et devons adopter une approche différente […]. Comme l’écrit Kevin Roberts, “vous pouvez vous contenter d’une politique de laisser faire quand vous êtes tranquillement installé au soleil. Mais quand descend le crépuscule et que vous entendez les loups, il est temps de mettre les chariots en cercle et de charger les mousquets”. » Autrement dit, s’accrocher au pouvoir même en cas de défaite électorale, et utiliser la manière forte contre les opposants : l’évocation de la conquête de l’Ouest sert ici à enjoliver une conception bolchévique du pouvoir.
<p>Cet article Penser l’inimaginable, 3 : une révolution prête à la tyrannie a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:40
Ceux qui sont contre le régime de Trump aux États-Unis et ailleurs ont une obligation morale de dire « non » à haute voix. Comme les dissidents de l’époque soviétique.
<p>Cet article Dire « non », tout simplement a été publié par desk russie.</p>
Le régime de Trump emprunte dangereusement certaines caractéristiques des régimes autoritaires et totalitaires du passé. Cependant, il est plus « doux » et sournois, et finalement acceptable pour de nombreux citoyens qui se laissent séduire par les sirènes du trumpisme. Pour l’analyste ukrainien, ceux qui sont contre ce régime aux États-Unis et ailleurs ont une obligation morale de dire « non » à haute voix. Comme les dissidents de l’époque soviétique.
Il m’arrive de recevoir des excuses de la part de mes amis étrangers pour les déclarations, les mesures ou les politiques de leur gouvernement à l’égard de l’Ukraine. Il s’agit le plus souvent de Hongrois, parfois de Polonais ou de Slovaques et même, une fois, d’un Suisse et d’un Japonais – parce que, comme je l’ai appris, leur gouvernement préférait détruire des armes périmées plutôt que de les donner à l’Ukraine. Dernièrement, j’ai commencé à recevoir des déclarations de ce type de la part d’Américains.
Je me sens un peu déconcerté parce que je ne suis pas en position d’accepter ou d’exiger de telles excuses : mes collègues et amis ne sont pas obligés de s’excuser puisqu’aucun d’entre eux n’est responsable des décisions de leurs gouvernements respectifs. Cependant, la responsabilité n’est pas synonyme d’obligation de rendre des comptes ; une exemption de celle-là ne nous dispense pas de celle-ci.
Je l’ai ressenti de manière aiguë il y a quelques années, lorsqu’un de mes compatriotes, un ancien détenu au casier judiciaire bien rempli et aux liens, non prouvés mais manifestes, avec une mafia régionale, a profité d’élections libres et assez équitables (selon les normes ukrainiennes) pour arriver au pouvoir. Ironiquement, il a gagné, bien qu’il ait obtenu un demi-million de voix de moins que lors de l’élection de 2005, lorsqu’il a perdu avec 44 % des voix contre 53 % pour son adversaire pro-européen (« orange ») Viktor Iouchtchenko. Cinq ans plus tard, en 2010, il a gagné (50 % à 46 % contre sa nouvelle rivale « orange » Ioulia Timochenko), car cette fois-ci, deux millions d’électeurs « orange » ne se sont tout simplement pas présentés dans les bureaux de vote. Ou ils sont venus uniquement pour rayer les deux candidats, protestant ainsi contre l’inefficacité de l’équipe « orange » qui avait suscité tant d’attentes au départ.
À l’époque, je n’étais pas responsable de la victoire de Ianoukovytch, mais j’avais des comptes à rendre, à la fois en tant que citoyen et en tant qu’auteur. En avais-je fait assez au cours des cinq dernières années pour discipliner le gouvernement « orange », pour tempérer ses querelles internes et pour qu’il se mette enfin au travail ? Pouvais-je faire davantage pour persuader mes concitoyens que le « non » n’était pas une solution, en particulier dans les régimes hybrides qui oscillent entre démocratie non consolidée et autoritarisme non consolidé, et où les enjeux sont donc élevés et l’équilibre très précaire ?
Il est peut-être trop simple et complaisant de dire « j’ai fait tout ce que j’ai pu ». En fait, nous ne savons pas. Nous pouvons évaluer plus ou moins objectivement notre capacité d’action, mais pas notre capacité de cognition : Le terme « tout » est trop nébuleux, car nous ne pouvons pas savoir avec la clarté et la précision voulues ce qui aurait pu être fait et quelle option choisir parmi la longue liste des possibilités. Il pourrait être encore plus facile de dire (après Montesquieu) que les gens ont généralement le gouvernement qu’ils méritent mais, là encore, le diable se cache dans les détails. Cette formule en apparence sage et quasi-philosophique est trop générale, elle néglige le simple fait que les gens sont très différents : certains peuvent « mériter » un meilleur gouvernement, tandis que d’autres peuvent mériter bien pire.
La plupart d’entre nous ont la chance de vivre dans des démocraties, même imparfaites, qui donnent un sens à nos voix bien au-delà des isoloirs. Le droit implique le devoir, la possibilité implique la responsabilité. Tous les gouvernements ont tendance à abuser de leur pouvoir et de leurs ressources s’ils ne sont pas correctement contrôlés. Ils se permettent d’outrepasser les règles autant que les citoyens le leur permettent. Pendant trente ans, j’ai observé les transformations postcommunistes en Europe de l’Est, en enseignant également sur ce sujet et en écrivant un livre qui a été publié à Varsovie en 2021. Deux choses m’ont impressionné dès le début : premièrement, la façon dont le système communiste a été installé dans la région après la Seconde Guerre mondiale et la façon dont, en quelques années, tous les germes de la démocratie naissante, de l’État de droit, des droits civiques et des libertés ont été progressivement étouffés par la coercition, le chantage et les opérations secrètes des services de sécurité soviétiques et de leurs alliés locaux. Et deuxièmement, comment le même système a pénétré de manière très différente des sociétés locales pour être finalement déraciné avec une rapidité et une profondeur très variables selon les pays.
Une certaine « dépendance à l’égard de la trajectoire initiale » entre manifestement en jeu : les pays qui ont connu des traditions démocratiques ou, au moins, celles de l’État de droit dans le passé semblent avoir mieux réussi leurs transformations actuelles. La société civile a été la clé des changements, mais le travail des acteurs gouvernementaux y a également participé, ce qui explique en grande partie, par exemple, la plus grande résistance de la Pologne aux tendances autoritaires par rapport à la Hongrie, même si ces deux pays (ainsi que la Tchécoslovaquie) ont joué un rôle prépondérant dans la résistance antisoviétique et le « retour à l’Europe » tant vanté. Les trajectoires post-soviétiques de l’Ukraine et de la Moldavie vis-à-vis de la Russie et du Bélarus sont également exemplaires à cet égard.
Il y a quelques jours, j’ai assisté au Podiumdiskussion à l’Institut historique allemand de Washington, où un expert polonais, un expert hongrois et deux experts américains ont discuté du thème « Résilience et résistance dans les démocraties fragiles. Perspectives historiques de l’Allemagne, de la Hongrie et de la Pologne ». La discussion s’est toutefois concentrée sur les États-Unis. La sympathie du nouveau président américain pour les dirigeants autoritaires, notamment le Hongrois Viktor Orbán, est bien connue ; ses attaques contre les institutions américaines, le système judiciaire en particulier, ressemblent pour beaucoup à la tristement célèbre Gleichschaltung (mise au pas) allemande des années 1930, même si elles ont été menées à une échelle différente, dans un contexte différent et dans des circonstances différentes. Dans ce contexte, Karolina Wigura a soutenu que l’expérience polonaise de résistance à des tendances similaires pourrait être utile aux Américains et aux Européens qui rejettent l’autoritarisme.
Michael Brenner, professeur d’histoire et titulaire de la chaire d’études israéliennes à l’American University de Washington, a mis en évidence cinq défaillances institutionnelles qui ont facilité la prise de contrôle de l’État et la consolidation de la dictature en Allemagne : le monde des affaires était plutôt conciliant avec les nazis, voire les soutenait ; il en allait de même pour le système judiciaire allemand, traditionnellement enclin à favoriser les conservateurs et partial envers la gauche et les libéraux ; les partis conservateurs acceptaient tacitement la progression d’Hitler, pensant qu’ils seraient en mesure de trouver un modus vivendi avec lui ; les gauchistes étaient divisés et préoccupés par les luttes intestines, projetant leur hostilité également sur les syndicats ; et l’Église était non seulement divisée, mais elle se concentrait presque exclusivement sur ses paroisses plutôt que sur une vision plus large.
Les analogies avec les États-Unis d’aujourd’hui sont peut-être tirées par les cheveux, mais l’anxiété est dans l’air, alimentée de manière récurrente par les ordres très douteux du président et, surtout, par ses attaques extraordinairement brutales contre les tribunaux et les juges désobéissants. Le discours de M. Brenner a largement repris, consciemment ou non, l’article du professeur Jeffrey Herf intitulé “We Are Uncomfortably Close to 1933” (Nous sommes inconfortablement proches de 1933), publié au début du mois de mars dans Persuasion. « L’évolution du pouvoir exécutif en Allemagne sous la dictature hitlérienne, affirme le professeur Herf, reste le cas le plus célèbre dans l’histoire moderne de l’utilisation des mécanismes de la démocratie pour détruire une démocratie. » La relation entre Hitler et les partis politiques conservateurs était au cœur de cette histoire d’échec démocratique. Les événements des six dernières semaines soulèvent la question des similitudes et des différences entre l’érosion du pouvoir du Parlement en Allemagne à l’époque, et la réponse des sénateurs républicains à Donald Trump au pouvoir aux États-Unis aujourd’hui.
Il y a un an et demi, Robert Kagan, rédacteur en chef adjoint du Washington Post, publiait un article sombre dont le titre même contenait un message clair et sans ambiguïté : « Une dictature de Trump est de plus en plus inévitable. Nous devrions cesser de faire semblant. » Il soutient que les signes d’un désastre à venir étaient de plus en plus évidents depuis 2015, mais que les Américains se laissaient aller passivement, menant leurs affaires comme d’habitude, ne prenant aucune mesure effective pour changer de cap : « Comme les passagers d’un bateau, nous savons depuis longtemps qu’une chute d’eau se profile à l’horizon, mais nous pensons que nous trouverons le chemin de la rive avant de tomber dans le vide… Nous sommes aujourd’hui plus proches de ce point que nous ne l’avons jamais été, et pourtant nous continuons à dériver vers la dictature, espérant toujours une intervention qui nous permettrait d’échapper aux conséquences de notre lâcheté collective, de notre ignorance complaisante et volontaire et, surtout, de notre manque d’engagement véritable en faveur de la démocratie libérale. »
Le principal problème de Trump en tant que président doté d’un pouvoir énorme, est, selon Kagan, qu’il « ne sera pas contenu par les tribunaux ou par la règle du droit […]. Le pouvoir de Trump vient de ses partisans, pas des institutions du gouvernement américain, et ses électeurs dévoués l’aiment précisément parce qu’il franchit les lignes et ignore les anciennes frontières… Un système judiciaire qui n’a pas pu contrôler Trump en tant que particulier [dans le passé] ne le contrôlera pas mieux lorsqu’il sera président des États-Unis et qu’il nommera son propre procureur général et tous les autres hauts fonctionnaires du ministère de la Justice. Pensez au pouvoir d’un homme qui se fait élire président malgré les mises en accusation, les comparutions devant les tribunaux et peut-être même les condamnations. Obéira-t-il à une directive de la Cour suprême ? Ou demandera-t-il plutôt combien de divisions blindées possède le président de la Cour suprême ? […] Comme César, Trump exerce une influence qui transcende les lois et les institutions gouvernementales, fondée sur la loyauté personnelle inébranlable de son armée de partisans. »
Le sénateur Mitt Romney, l’un des républicains qui ont voté en faveur de la condamnation de Trump lors du procès en destitution de 2021, a reconnu dans une conversation avec son biographe McKay Coppins que « les menaces physiques de partisans de Trump ont joué un rôle dans la décision de certains de ses collègues de voter en faveur de l’acquittement ». Selon lui, de nombreux hommes politiques s’inquiétaient non seulement de leur carrière, mais aussi de leur sécurité physique et de celle de leur famille. Il a avoué qu’il dépensait 5 000 dollars par jour (!) en services de sécurité pour sa famille et lui, ce qui est loin d’être à la portée de tous les dissidents du parti. L’intimidation et le chantage semblent devenir de plus en plus un instrument des loyalistes de Trump contre les transfuges potentiels de leur camp.
Les critiques de Trump et du trumpisme ne prétendent pas que ceux-là sont des copies conformes d’Hitler et des nazis, ils demandent plutôt aux conservateurs d’aujourd’hui, principalement aux républicains, par analogie avec les conservateurs allemands des années 1930, « s’ils serviront de catalyseurs ou de remparts contre le danger d’un gouvernement autoritaire ». Tant à l’époque qu’aujourd’hui, deux évolutions inquiétantes sont observables : « la volonté des élus d’abandonner leurs prérogatives face à des urgences inventées et à un leader autoritaire disposant d’une base de partisans fidèles » ; et « l’absence d’un pare-feu politique contre la droite autoritaire ».
La dictature annoncée par Trump, comme le prédit Robert Kagan, ne sera certainement pas « une tyrannie communiste, où presque tout le monde ressent l’oppression et voit sa vie façonnée par elle ». Dans les tyrannies conservatrices et antilibérales, les gens ordinaires sont confrontés à toutes sortes de limitations de leurs libertés, mais ce n’est un problème pour eux que dans la mesure où ils accordent de la valeur à ces libertés, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de gens. Le fait que cette tyrannie dépende entièrement des caprices d’un seul homme signifie que les droits des Américains seront conditionnels plutôt que garantis. Mais si la plupart des Américains peuvent vaquer à leurs occupations quotidiennes, ils pourraient ne pas s’en préoccuper, tout comme le font de nombreux Russes et Hongrois. Mais les perspectives d’une telle évolution dans la première démocratie du monde sont tout à fait décourageantes.
Dans ce contexte morose, on peut toutefois être encouragé par les nouvelles en provenance de Kyïv concernant la démission de quelques fonctionnaires de l’ambassade américaine, dont l’ambassadrice Bridget Brink, qui a servi pendant près de 30 ans sous cinq présidents – elle a commencé sa carrière dans les dernières années de Bill Clinton. Dans une déclaration, publiée dans le Detroit Free Press, elle reconnaît que sa décision a été très difficile à prendre : pendant trois mois, elle a essayé de s’adapter à la nouvelle ligne politique, jusqu’à ce qu’elle renonce pour des raisons à la fois politiques et morales.
« Malheureusement, a-t-elle déclaré, la politique depuis le début de l’administration Trump a été de faire pression sur la victime, l’Ukraine, plutôt que sur l’agresseur, la Russie. En tant que telle, je ne pouvais plus, en toute bonne foi, mener à bien la politique de l’administration […]. Pendant trois ans, j’ai entendu les récits, vu la brutalité et ressenti la douleur des familles dont les fils et les filles ont été tués ou blessés par des missiles et des drones russes qui ont frappé des terrains de jeu, des églises et des écoles. Au cours de ma carrière passée dans des zones de conflit, j’avais déjà vu de mes propres yeux des atrocités de masse et des destructions gratuites, mais nous n’avons jamais vu une violence aussi systématique, aussi répandue et aussi horrible… Je ne peux pas rester les bras croisés alors qu’un pays est envahi, qu’une démocratie est bombardée et que des enfants sont tués en toute impunité. Je pense que la seule façon de garantir les intérêts des États-Unis est de défendre les démocraties et de s’opposer aux autocrates. La paix à tout prix n’est pas la paix du tout, c’est l’apaisement. »
Une semaine plus tard, dans une interview accordée à PBS News, elle a ajouté plusieurs points, tout en évitant diplomatiquement une réponse directe à une question sur les « autres personnes de l’ambassade en Ukraine, d’autres personnes du service extérieur qui partagent vos préoccupations, qui vous parlent de cela » : « Je pense qu’à l’heure actuelle, surtout après les nombreuses coupes budgétaires et la manière dont elles ont été effectuées, le débat est moins ouvert et les gens ont peur de s’exprimer. Pour moi, c’est très dangereux. Je n’ai jamais vu ce genre d’atmosphère dans notre pays au cours de ma vie professionnelle. J’en ai vu beaucoup à l’étranger… Mais je pense que le fait que cela se produise dans notre pays, une démocratie, la plus grande, la plus forte et, à mon avis, la meilleure du monde, est tout à fait déconcertant. »
Elle a également clarifié une question importante qui est souvent mal comprise en Occident et ailleurs, à savoir que la guerre russe en Ukraine n’est pas une guerre de territoire, mais une guerre d’identité : la Russie s’efforce de modifier le tissu même de la culture et de l’identité ukrainiennes. Et pire encore : « Je pense, et j’en suis horrifiée, que Vladimir Poutine veut rayer l’Ukraine de la carte en tant que pays, en tant que peuple, en tant que culture. Pour moi, cela rappelle certaines des périodes les plus sombres de l’Europe. Je n’aurais jamais pensé auparavant être amenée à démissionner et à m’exprimer publiquement. Mais je pense que les enjeux sont si importants, non seulement pour l’Ukraine, non seulement pour l’Europe, mais aussi pour les États-Unis. Et nous devons être du bon côté de l’histoire. »
Certes, un moineau ne fait pas le printemps, comme le disent les Ukrainiens. Et la démarche de l’ambassadrice Brink ne changera pas le cours narcissique de la politique internationale de Trump, pas plus qu’elle n’incitera de nombreux autres serviteurs de l’État et hommes politiques à suivre son exemple. Mais elle a démontré au moins deux choses. Premièrement, qu’il n’est pas nécessaire de s’en remettre à un gourou géopolitique équipé de théories « réalistes » pour comprendre les développements en Ukraine, mais qu’il suffit de les approcher de première main, sur le terrain. Et, deuxièmement, que le système politique américain n’est pas complètement pétrifié, mais qu’il y a (et qu’il y aura toujours probablement) des personnes honnêtes et courageuses en son sein, capables de s’exprimer, d’agir et peut-être, en fin de compte, de « faire venir le printemps ».
C’est en fait la conclusion à laquelle est parvenue l’oratrice polonaise Karolina Wigura à la fin du débat à l’Institut historique allemand. Elle s’est essentiellement inspirée de la description faite par Robert Kagan des « tyrannies conservatrices et antilibérales » – des dictatures douces qui recourent davantage à la corruption et à la cooptation qu’à la coercition, à la manipulation et à la désinformation qu’à la censure. La relative douceur est leur avantage, un mimétisme qui rend les tendances dictatoriales presque indiscernables. Mais c’est aussi leur point faible, car ils ne peuvent pas réprimer à grande échelle et persécuter ouvertement les opposants. Ils doivent agir dans l’ombre, pour exercer leur pression secrètement et silencieusement. La recette de la résistance est donc fondamentalement la même qu’il y a longtemps, sous le communisme moribond (et en grande partie « mou ») : allumer la lumière, couper le son, éviter toute discussion informelle avec « eux », rendre publiques toutes leurs ouvertures, toutes leurs tentatives de corruption et de chantage. Il suffit de leur dire « non », comme nos mentors, les anciens dissidents soviétiques, nous l’ont appris lorsque nous étions étudiants.
Et, surtout, essayer de dépasser les clivages partisans et d’unifier l’opposition pour une cause commune.
La résilience et la résistance de la démocratie sont une bonne chose. Mais il peut être utile de réfléchir aussi à son affirmation.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article Dire « non », tout simplement a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:40
L'auteur relate ses difficultés à obtenir et à transporter les colis avec du matériel médical, et réfléchit sur la guerre, la mémoire, l’organisation de l’aide humanitaire.
<p>Cet article Retour d’Ukraine : « C’est arrivé près de chez vous » a été publié par desk russie.</p>
Sociologue et chercheur à l’IRCAV (Sorbonne Nouvelle), l’auteur évoque son voyage en Ukraine, dont l’un des objectifs était de fournir du matériel médical à un hôpital d’Odessa. Il raconte en particulier son séjour à Tchernivtsi, grande ville multiculturelle ayant fait partie de l’Empire austro-hongrois, puis de l’URSS, avant de devenir une ville ukrainienne. Il relate ses difficultés à obtenir et à transporter des colis de matériel médical, et réfléchit sur la guerre, la mémoire, l’organisation de l’aide humanitaire.
Rentrant récemment d’une mission en Ukraine, je souhaite partager mes impressions. Ce n’est qu’une photographie d’une situation vécue dans un temps limité, lors d’une mission d’une douzaine de jours où j’ai pu recueillir différents témoignages d’Ukrainiens. Dans cette guerre qui dure déjà depuis plus de 3 ans, et que je qualifiais de « drôle de guerre »25, j’avais voulu être utile au plus petit niveau sur l’échelle de la solidarité, dans le cadre d’un conflit meurtrier qui concerne aujourd’hui toute l’Europe. J’écrivais ainsi mi-mai dans ma note d’intention adressée à différents amis, réseaux ou associations concernées : « Depuis un premier voyage en 1977, j’avais connu l’Ukraine et j’y étais retourné ensuite à la chute de l’URSS pour animer des séminaires à Kyïv en tant que professeur. J’avais toujours admiré cet esprit de résistance qui anime l’Ukraine, devenu depuis un pays indépendant et souverain. Après l’invasion russe en 2022, j’ai pris position régulièrement dans les médias pour tenter d’éclaircir le contexte russo-ukrainien, puis co-organisé l’an passé un festival de documentaires ukrainiens sur cette guerre, mais cela ne remplissait pas à mon avis la fonction essentielle d’une véritable solidarité, fondée sur des aides plus concrètes. Agir n’a aucun sens sans un minimum d’action réelle. » Fidèle à ces questionnements et soucieux de me rendre sur le terrain, sans doute en raison de ma déformation professionnelle de sociologue, j’avais l’idée de pointer certains paradoxes de cette société en guerre. Mais je voulaiss aussi, à la demande expresse d’une femme médecin à Odessa, sœur d’une amie exilée à Stockholm, fournir à l’équipe de son hôpital du matériel médical essentiel (notamment des gants stériles et des mèches hémostatiques pour chirurgie de guerre), alors que les populations civiles et les hôpitaux sont bombardés au quotidien.
Rechercher des fonds et réunir la commande médicale à Paris en 10 jours relevait déjà d’un parcours d’obstacles. J’avais pourtant au préalable sollicité depuis plusieurs mois quelques associations françaises qui s’occupent de l’Ukraine, et qui étaient susceptibles de pouvoir m’aider dans cette entreprise. Une association ne me répondit jamais. Une autre qui s’occupait de transporter du matériel militaire me rappela justement que mon projet ne rentrait pas dans son domaine de compétences. Une troisième, plus soucieuse de son impact médiatique me sollicita plutôt pour signer des pétitions dans les journaux, ce que je fis d’ailleurs. Une dernière se préoccupait plutôt de se rendre à un prochain festival documentaire à Kyïv. Aucune de ces associations ne souhaita vraiment diffuser ma note d’intention à ses membres, qui explicitait pourtant la finalité de ma mission et que j’autofinançais au départ. Cela me permit finalement de mesurer à Paris l’écart entre les discours et les réalités sur l’Ukraine.
De fait, rentrant juste des États-Unis où j’étais devenu chercheur associé à l’Université NYU, j’avais pu me rendre compte du travail d’aide médicale à l’Ukraine effectué par des associations américaines, comme Kind Deeds et BlueCheck Ukraine, malgré les mesures récentes décidées par l’administration Trump. Dans le contexte d’un système médical américain onéreux et loin d’être un modèle enviable pour l’Europe, elles ont pu par exemple travailler de concert avec l’hôpital universitaire de Staten Island face à New York, spécialisé dans l’équipement de prothèses médicales, pour soigner les grands blessés de guerre. Grâce aux communautés locales et à une importante ONG en lien avec Médecins sans Frontières, cet hôpital peut prendre en charge des blessés ukrainiens pour trois mois de réhabilitation, avec un coût par soldat d’environ 35 000 euros tous frais payés. D’ailleurs, nombre de ces soldats repartent ensuite se battre courageusement sur le front ukrainien. Le président Zelensky avait pu visiter cet hôpital unique lors d’une visite officielle aux soldats blessés en septembre 2023.
À mon retour d’Ukraine, je me demandais pourquoi des structures médicales en Europe aussi bien équipées ne pouvaient faire de même alors que cette guerre est à trois heures de vol de Paris ? Sans aucun doute, le système de financement américain via des fondations privées permet de lever assez vite des fonds à la différence du système français fonctionnant plutôt sur des fonds publics. La principale et la plus innovante parmi la centaine d’organisations aidant l’Ukraine reste sans doute BlueCheck Ukraine. Elle s’inspire d’un modèle anglo-saxon philanthropique fondé avant tout sur l’esprit de charité. Celle-ci a récolté et reversé depuis 2023 plus de 4,5 millions de dollars à tout un réseau d’aide médicale et d’assistance dans près d’une vingtaine de régions en Ukraine. Les fonds sont transférés en Ukraine en moins de 72 heures.
Passer par les services d’un hôpital en France s’avérait aussi impossible, notamment pour avoir accès à l’achat de stocks non utilisés. Sur les conseils d’un ami professeur de médecine dans un grand hôpital parisien, m’interrogeant sur la façon d’obtenir ou de commander des stocks de gants chirurgicaux non vendus en pharmacie, ou de pouvoir les faire financer, j’ai contacté différents sites d’économies solidaires. Mon texte explicatif pour préciser ma démarche incluant le mot « Ukraine », tous refusèrent d’accueillir ma proposition : comme on me le précisa ensuite, l’emploi des termes « aide à l’Ukraine » repéré par les algorithmes devient un terme repoussoir, susceptible de générer des escroqueries au nom de l’Ukraine. Finalement, seule une plate-forme américaine d’économie solidaire hébergée en Irlande accepta mon projet autofinancé, puis seule une association franco-géorgienne répondit favorablement pour diffuser mon appel ! Mes démarches d’aides au financement auprès de mes réseaux professionnels furent globalement couronnées d’assez peu de succès, certains jugeant sans doute cette initiative peu appropriée sans toutefois la désapprouver ouvertement.
Partagés entre indifférence affichée et sympathie amusée, les quelques militants de « la cause ukrainienne » que j’avais sollicités pour m’accompagner ou m’aider à cette occasion à Odessa se récusèrent tous26. Pourtant je me rendais dans une région relativement épargnée !
Toute autre fut la réaction du corps médical comme des pharmaciens ou grossistes en matériel médical contactés en France, tous soucieux de bien vouloir m’aider en connaissance de cause. Par malchance, je fus confronté à une rupture générale de stock du matériel médical commandé, à une dizaine de jours de mon départ. Malgré de nombreuses difficultés, j’ai finalement réuni un budget, et un distributeur de matériel médical me livra à Paris au prix fort quelques cartons de son stock, tandis qu’un grossiste de Clermont-Ferrand accepta dans le temps imparti de faire partir en urgence d’autres cartons à Nice, qui devaient m’être livrés ensuite à la frontière roumano-ukrainienne grâce à l’aide d’autres collègues. Mais là encore, je n’étais pas au bout de mes surprises. Si une grande majorité s’acquitta par esprit de solidarité de cette tâche consistant pour chacun à transporter un carton médicalisé, une petite minorité s’y refusa, prétextant des surtaxes éventuelles d’avion à payer ou encore leurs appréhensions à transporter ces cartons médicalisés ! Or les véritables inquiétudes de professeurs bien informés devraient, me semble-t-il, d’abord concerner l’Ukraine blessée, meurtrie et dévastée. J’ai donc connu, avant mon départ, toute une série de contraintes et difficultés inattendues, mais aussi d’obstacles inappropriés, qui précédèrent ceux que je pensais rencontrer en Ukraine sur le terrain.
Seules quelques options s’ouvraient pour franchir la frontière ukrainienne, aucun avion n’étant autorisé à atterrir ou à survoler le pays. Un de mes amis l’avait franchie l’an dernier grâce à l’appui d’une association d’aide à l’Ukraine dont il était membre, pour véhiculer par la route du matériel à Lviv dans l’Ouest de l’Ukraine. Mais le retour par la frontière polonaise, avec plusieurs heures d’attente en bus, s’était avéré cauchemardesque. Une autre solution se présentait par la Moldavie pour rejoindre Odessa. Un premier voyage de 8 heures de train pour faire seulement 300 km et traverser la Transylvanie me permit d’atteindre la frontière roumaine. Puis le franchissement en bus de la frontière ukrainienne se passa sans encombre en moins d’une heure d’attente avec un couloir réservé au bus roumain (celui du retour fut plus long et fastidieux via un service de voiture privée ukrainienne sur un autre poste frontière en zone rurale entrecoupée de barrages militaires routiers). Je m’inquiétais moins de la guerre (un drone russe était tombé la veille à proximité) que de mon passeport français où était apposé un visa scientifique russe pourtant expiré.
Mais l’arrivée à Tchernivtsi, grande ville ukrainienne, sous une pluie battante, se fit dans de bonnes conditions grâce à l’aide d’une collègue ukrainienne. Je fus logé dans un des hôtels de la ville, qui me rappela la période soviétique – grand et désert, sombre et lugubre malgré la gentillesse de tout le personnel. Un couvre-feu était imposé entre minuit et 4 heures du matin et la sirène retentit une nuit, signe inquiétant de l’intensification des attaques nocturnes de drones russes sur une grande partie de l’Ukraine, mais aussi de leur capacité à atteindre la frontière proche de la Roumanie et à y provoquer des coupures d’électricité par intermittence et autres dégâts.
Tchernivtsi, siège du premier congrès juif en 1908 légitimant la langue yiddish, est la ville natale du poète Paul Celan, exilé par la suite en France, dont la statue moderne trône dans un square. Sa population juive, à 40 % avant la Seconde Guerre mondiale, fut anéantie d’abord lors des pogroms organisés par des supplétifs roumains des nazis, puis ces derniers poursuivirent l’extermination27. Un grand cimetière juif à l’abandon à l’écart de la ville témoigne de ce que fut cette richesse culturelle juive disparue aujourd’hui de toute l’Europe centrale. Une synagogue en chantier à l’entrée du cimetière, financée par l’Allemagne, annonce une réouverture pour 2019 mais reste inachevée pour cause de guerre, alors que la grande synagogue en centre-ville fut transformée après-guerre par les Soviétiques en salle de cinéma ; on l’appelle « Kinagogua ». Ironie du sort, on y programmait comme à Paris le dernier Mission impossible avec Tom Cruise. Une petite synagogue hassidique dans l’ancien quartier juif du ghetto reste encore en activité pour une communauté de moins de 2 000 personnes. La ville fut incorporée à l’URSS de Staline, avec ses banlieues soviétisées, mais son centre historique resta globalement fidèle à l’héritage architectural austro-hongrois rappelant à la fois Lviv, Cracovie, Vienne, voire Saint-Pétersbourg. Ville frontière mais aussi ville vivante, jamais en repos à la différence de celles visitées du côté roumain, Tchernivtsi témoigne maintenant d’un leg ukrainien avec sa place centrale où trône la statue du poète Chevtchenko sur fond d’un immense drapeau ukrainien. Aucun touriste pratiquement, mais la ville accueille une importante communauté d’étudiants indiens venus y faire leurs études de médecine, tout comme d’ailleurs Cluj en Roumanie compte près de 2 000 jeunes Français inscrits dans des cursus médicaux.
Avec plus de 350 000 habitants, Tchernivtsi fait face aujourd’hui à l’afflux important de réfugiés du front de l’Est, soit près d’un tiers de sa population28. La ville témoigne aussi de son multiculturalisme religieux : nombre d’églises orthodoxes, gréco-catholiques, protestantes, uniates ou encore une église arménienne, cette dernière ayant été transformée par les autorités soviétiques en aire de stockage avant d’être réhabilitée après 1991 (quoique la population arménienne ait totalement disparue aujourd’hui de la ville). Le patriarche Kirill de Moscou – un ancien du FSB qui prêche une guerre sainte et fratricide en Ukraine, au nom d’une unité mythique du monde slave comme d’une lutte contre un Occident collectif et dépravé –, est vilipendé et considéré comme persona non grata en Ukraine. La cathédrale affiliée au Patriarcat de Moscou a été annexée, dans un pays très croyant ; celles de Nice en France sont d’ailleurs récemment passées sous contrôle de l’État russe29.
À la différence de la Russie, toutes les statues de Lénine ont disparu en Ukraine, effaçant un passé totalitaire30. La ville se distingue aussi par ses nombreuses spécialités culinaires et compte des restaurants asiatiques, japonais, indiens, thaï ou encore géorgiens et casher, bien que le seul restaurant français apprécié ait fermé juste après l’invasion russe. Le parc automobile est totalement rénové, majoritairement allemand comme coréen, et on n’y croise pratiquement plus d’anciennes voitures soviétiques. L’économie numérique est omniprésente dans l’espace public, tant dans les lieux touristiques parsemés de QR Code que dans les menus des restaurants. Les supermarchés sont bien achalandés, en ville et à la périphérie de grands centres commerciaux jusqu’à y trouver même des marques de vodka française inconnues en France ou du Coca-Cola américain rebaptisé « Rodina » (Patrie). Pourtant, malgré cette apparente abondance, les salaires moyens sont estimés à 500 euros et chaque habitant cumule un ou deux emplois, souvent précaires.
L’université, ancien siège de l’archevêché, construite en 1863 dans un style ottoman par un architecte pragois venu de Vienne et située dans un grand jardin, rappelle les campus anglo-saxons. Invité à donner un séminaire par mes collègues ukrainiens à l’université, j’ai présenté une recherche sur la construction de l’ennemi et du traître dans le cinéma soviétique des années 1960, à partir de trois films de fiction primés à l’Ouest dans de grands festivals internationaux de l’époque, Cannes, Berlin et Venise. Ces films avaient permis, dans un contexte de guerre froide et sur un mode romancé, de contribuer au discours soviétique dominant de l’époque sur la Paix, entre l’invasion de Budapest en 1956 et l’installation des missiles à Cuba en 1962. Ces films de trois générations de réalisateurs soviétiques (Quand passent les cigognes (1957) de Kalatozov, La ballade du soldat (1959) de Tchoukhraï, L’enfance d’Ivan (1962) de Tarkovski) effacent paradoxalement l’image du nazi pour faire émerger la figure héroïque du soldat russe au détriment des autres « peuples punis de l’URSS », qui participèrent massivement à l’effort de guerre31. On se devait de rappeler que 6 millions d’Ukrainiens avaient combattu dans l’Armée rouge, 120 000 dans l’armée polonaise, et moins de 13 000 dans la Légion UPA/Bandera aux côtés de l’armée allemande. En 1945, on avait évalué le total des seules pertes ukrainiennes à 3 à 4 millions de soldats et 5 millions de civils en Ukraine. Sans oublier les millions de soldats des républiques du Caucase et d’Asie centrale, actifs sur le front de l’Est mais absents dans tous ces films. Devant un parterre d’enseignants et d’étudiants, attentifs mais souvent ignorants de ces films comme de ce passé soviétique récent, je reprenais cette question du nazisme comme figure répétitive et fallacieuse légitimant l’invasion russe. Il y a déjà 20 ans, lors d’un séminaire en sociologie à l’Université de Saint-Pétersbourg, j’avais fait la même observation sur ce clivage générationnel d’une mémoire aujourd’hui occultée32.
Comment finalement appréhender cette guerre sans référence à un héritage soviétique toujours présent, oblitérant déjà le pacte germano-soviétique de 1939 ? À la différence de l’Allemagne d’après-guerre où un véritable travail de la mémoire avait été entrepris depuis plusieurs générations, dans la Russie post-soviétique, toutes ces entreprises furent quasiment vouées à l’échec ou bannies, comme Memorial. Aujourd’hui, dans la Russie de Poutine, on réhabilite Staline et on inaugure sa statue monumentale dans une station centrale du métro à Moscou, la Taganskaïa, ou on rebaptise l’aéroport de Volgograd « Stalingrad international ».
Celle-ci est à la fois présente et lointaine. Tchernivtsi est équivalente en population à Marioupol, ville martyre comme bien d’autres, située à quelques centaines de kilomètres plus au sud. Tout aussi grande que Bordeaux, Marioupol, port stratégique au bord de la mer d’Azov, reliée à la mer Noire, fut presque entièrement rayée de la carte dès le début de l’invasion russe de février 2022. Le documentaire 20 jours à Marioupol (2023), que j’ai présenté à la Sorbonne en décembre 202433, mentionnait 35 000 morts civils, tués au cours de l’ « Opération militaire spéciale » au nom d’une soi-disant lutte contre le nazisme. Un chauffeur de taxi réfugié de Marioupol, qui avait vécu ces événements en direct, me parla plutôt d’un bilan chiffré de 100 000 morts civils. La ville est désormais occupée par les Russes qui en font maintenant la promotion immobilière en Russie pour y installer leurs compatriotes.
On ressent dans la population un mélange à la fois de détermination et d’usure, d’individualisme et de solidarité collective. Les bureaux de recrutement militaire fonctionnent en recrutant aussi sur des contrats à durée déterminée, mais aucun homme sans autorisation spéciale n’a le droit de quitter aujourd’hui l’Ukraine34. Comme partout en Ukraine, le cimetière central à la sortie de la ville est couvert de milliers de tombes, chacune aux couleurs du drapeau ukrainien. Nombre de cercueils sans être enterrés reposent à même sur la terre fraîche. Les photos de très jeunes soldats tués parsèment la ville et rappellent l’ampleur de cette guerre au quotidien. Chaque famille est touchée de près ou de loin35.
Après dix années de guerre, les tensions sont palpables au sein de la société ukrainienne. Dans la rédaction du journal local Molodoï Boukovinets que j’ai pu visiter, une partie souhaite pouvoir négocier les territoires occupés par la Russie, une autre refuse toute concession. Certains jugent que cette économie de guerre est profitable à une minorité et participe aussi d’une corruption en Ukraine. Tous invoquent le grand nombre de morts rendant des négociations difficiles, à la fois avec Poutine – traité d’assassin – et avec Trump – considéré comme un traître à l’Ukraine. La plupart des gens, ici, mettent leur foi en l’Europe, dont ils regrettent le manque d’implication militaire, tout en partageant depuis Maïdan ses valeurs démocratiques, comme le montrent les bâtiments officiels, tous recouverts de drapeaux ukrainiens et européens.
Pour ces Ukrainiens que j’ai rencontrés, la Russie de Poutine a lancé une vaste offensive non seulement contre l’Ukraine en première ligne mais contre l’ensemble de l’Europe. Bien qu’en partie russophone, la population refuse majoritairement de parler le russe, comme dans tous les pays d’Europe centrale qui furent occupés par les Soviétiques36. Les programmes de télévision, pourtant soumis à la censure militaire, diffusent en boucle les informations du front et, actualité oblige, les dernières attaques massives de drones russes sur les villes ukrainiennes, et celles des drones ukrainiens, victorieux, sur la Russie. Ils alternent avec d’autres programmes de divertissement ou de séries latino-américaines doublées, comme s’il fallait aussi oublier cette guerre et continuer à vivre, sinon survivre. Cependant, la région que j’ai visitée rappelle une terre martyre et renvoie à une autre histoire, celle de l’Europe centrale marquée à la fois par Hitler et Staline37. Aujourd’hui, l’Ukraine est confrontée à une nouvelle économie de la mort russe, « smertonomika », alimentée par le lobby militaire et décrétée par Poutine sans qu’on en mesure à terme les réelles perspectives38.
Aller à Odessa, ma destination prévue, s’avéra finalement dangereux avec l’intensification ces jours-ci des bombardements russes sur la ville. Je dus y renoncer sur place. Le voyage demandait encore près de 13 heures de train ou de bus à l’aller avec un retour incertain étant donné le contexte actuel. Néanmoins, je pus livrer l’ensemble de mes colis médicaux à Odessa. Grâce à un service postal privé très efficace, signe aussi de l’esprit d’entreprise, à la fois créatif et innovant des Ukrainiens, l’ensemble de ce matériel médical destiné aux médecins de l’hôpital d’Odessa fut livré en une nuit. Sans doute quelques vies pourront être sauvées. J’avais pourtant bien conscience que c’était une goutte d’eau dans un océan.
<p>Cet article Retour d’Ukraine : « C’est arrivé près de chez vous » a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:39
Le régime d’Orbán vise à faire taire toute voix d’opposition par des lois liberticides, mais aussi par des pressions financières, à la façon de la Russie de Poutine.
<p>Cet article Roulette russe pour la presse hongroise : à quand le coup fatal ? a été publié par desk russie.</p>
Le 13 mai 2025, l’un des deux partis du gouvernement hongrois, Fidesz, a présenté un projet de loi sur la « transparence de la vie publique » au Parlement de Hongrie. La publication du texte, qui vise officiellement à protéger le pays des ingérences étrangères, a provoqué une vague d’indignation en Hongrie et en Europe. Son examen, initialement prévu à la mi-juin, a été reporté à l’automne. Afin de comprendre en quoi ce projet de loi constitue une menace existentielle pour la liberté de la presse, notre auteur examine le cas du journal Átlátszó, dont la situation délicate risque de s’étendre autres médias indépendants du pays.
Le soir du 28 mai, c’est une scène bien étrange qui se déroule aux alentours du parlement de Hongrie, à Budapest. Une marche soviétique, solennelle et tout en chœur, inonde l’espace sonore, tandis qu’une jeune femme vêtue de l’uniforme de police de la Hongrie socialiste s’avance au pas sur l’esplanade. En arrière-plan, des grilles de chantier forment des enclos, dans lesquels on aperçoit quelques personnes. « Ceci est une manifestation spéciale contre la dernière loi du régime de Viktor Orbán », en référence au projet de loi sur la transparence de la vie publique proposé par le Fidesz, précise la jeune femme en uniforme, que nous appellerons Napsugár.
« Régime », le mot est fort ; aussi fort que le projet qui inquiète la presse indépendante et la société civile hongroise. Pour cause, par cette loi, le gouvernement serait en mesure de dresser une liste des organisations représentant selon lui une menace pour la « souveraineté hongroise » – un concept d’ailleurs assez vaguement défini.
Une fois inscrites sur cette liste, ces organisations ne pourraient plus recevoir de fonds de l’étranger sans autorisation, deviendraient inéligibles au don d’1 % de l’impôt sur le revenu que les contribuables de Hongrie peuvent choisir de verser à une association dont ils souhaitent soutenir le travail, tandis que la possibilité de recevoir des dons classiques se verrait compliquée à l’extrême. En cas de violation de l’interdiction de percevoir des fonds étrangers, une organisation concernée serait passible d’une amende équivalente à 25 fois la somme perçue, payable sous 15 jours.
Enfin, ces organisations pourraient faire l’objet d’enquêtes approfondies de la part de l’autorité hongroise en charge de la lutte contre le blanchiment d’argent. Leurs dirigeants seraient officiellement considérés comme des « personnalités politiques », et devraient se soumettre à une déclaration de patrimoine.
« C’est vraiment similaire à ce qu’ils ont fait en Russie », souligne Napsugár, en référence à une série de lois russes, promulguées entre 2012 et 2022. Visant officiellement à protéger la souveraineté russe des influences étrangères, ces lois permettent en réalité de priver les médias, les ONG ou toute initiative individuelle opposée au gouvernement d’un quelconque soutien étranger et de jeter le discrédit sur ces organisations en les forçant à se déclarer comme « agents de l’étranger ».
« Nous protestons contre cette loi en construisant une prison, indique une autre manifestante du nom d’Anna en désignant les enclos établis sur la place, parce que [si cette loi était votée] la moitié de la Hongrie serait incarcérée », exagère-t-elle à dessein, afin de souligner que rares sont celles et ceux qui n’ont jamais reçu une somme quelconque provenant de l’étranger. « On a donc décidé de construire cette petite installation sous l’ancien bureau de Viktor Orbán », achève-t-elle en désignant la façade du parlement.
Outre se faire photographier en prison, les visiteurs se voient offrir la possibilité de déclarer leurs revenus provenant de l’étranger sur un registre fictif répertoriant leurs empreintes digitales. La performance, qui se déroule dans une ambiance potache, est organisée par le Kutya Párt, ou Parti hongrois du chien à deux queues, un parti satirique particulièrement critique de la politique menée par M. Orbán, au pouvoir en Hongrie sans interruption depuis 2010.
Pour en savoir plus sur les conséquences de l’adoption éventuelle de ce projet de loi, un détour par la rédaction du journal d’investigation Átlátszó – dont le nom signifie transparence en hongrois – semble s’imposer. Passées les solides grilles qui protègent la porte d’entrée de la rédaction, c’est une ambiance nettement plus fébrile que l’on découvre. Et pour cause : ce média indépendant a tout du candidat idéal aux sanctions prévues par le projet de loi sur la transparence de la vie publique.
Spécialisés dans les affaires de corruption, ses journalistes ont à plusieurs reprises dénoncé les pratiques douteuses de certains membres du Fidesz (voir ici ou ici). En outre, le journal critique régulièrement la politique industrielle et environnementale du gouvernement (ici ou ici) ; des activités qui ne vont pas sans quelques complications. Átlátszó, indique le rédacteur en chef et fondateur du journal, Tamás Bodoky, est ainsi poursuivi en justice « cinq à dix fois par an ». Cependant, précise notre hôte, le journal n’est que rarement inquiété. « Nous nous appuyons sur des faits, et nous en vérifions l’exactitude. Nous ne diffusons aucune fausse information. Au cours des cinq dernières années, je ne pense pas que nous ayons perdu un seul procès. » Átlátszó, on s’en doute, n’est donc pas à proprement parler le média favori du Fidesz.
À première vue, révéler des affaires de corruption ne s’apparente guère à une menace pour la souveraineté d’un État. Pourtant, d’après M. Bodoky, ce sont justement ces révélations qui expliqueraient la situation délicate dans laquelle se trouve le journal. En juin 2024, explique-t-il, Átlátszó a fait l’objet d’une enquête par un organisme bien particulier, le Bureau de la protection de la souveraineté (BPS), un organisme administratif placé sous l’autorité du gouvernement et dont la mission consiste, pour l’heure, à mener et publier des enquêtes sur les organisations représentant une menace pour la souveraineté hongroise.
Le rapport d’enquête du BPS, publié en octobre dernier, conclut notamment que « les activités d’Átlátszó révélées dans le rapport posent un problème de souveraineté à la Hongrie » et que « l’étendue des dommages causés par [le journal] est considérable ». Ses auteurs présentent le journal comme un relais de la politique d’influence américaine – d’après M. Bodoky, les deux précédents budgets du journal ont bénéficié d’une aide indirecte de l’agence des États-Unis pour le développement à hauteur de 10 à 15 %. Les auteurs du rapport soulignent de plus que « le financement par des réseaux étrangers est une condition préalable à la création et au fonctionnement d’Átlátszó, sans lequel l’organisation ne pourrait pas fonctionner, ou seulement à une échelle bien moindre ».
Malgré ce constat, aucune procédure judiciaire n’a été ouverte à l’encontre du journal ou des membres de la rédaction. Átlátszó, en revanche, a décidé d’attaquer en justice le rapport d’enquête du BPS. « Nous avons exigé que ce bureau prouve ses allégations, détaille M. Bodoky, mais la semaine dernière [le 20 mai, NDLR], il y a eu une audition et ils ne se sont pas présentés. Ils ont envoyé une lettre à la cour indiquant qu’ils n’avaient pas à prouver [leurs déclarations] dans la mesure où ce qu’ils ont publié n’était qu’une opinion. »
Une simple opinion, sur l’oubli de laquelle le journal pourrait parier, si elle n’était pas amplement relayée auprès du public. M. Bodoky relève ainsi qu’une « proportion croissante des références [en ligne à notre journal] sont liées au BPS », notamment au sein des « médias gouvernementaux », lesquels dominent de façon écrasante le paysage médiatique hongrois – un phénomène décrit de longue date par de nombreux médias dont RFI, Le Monde, ou l’association Reporters sans frontières.
Une simple opinion, cependant, dont le texte du projet de loi sur la transparence semble se faire l’écho. Dans son rapport d’enquête, le BPS indique qu’Átlátszó travaille à « influencer les processus décisionnels publics et sociaux » ; le projet de loi quant à lui, vise à cibler les organismes cherchant à influencer « les processus décisionnels de l’État et de la société ».
Une « simple opinion » donc, qui s’apparente à une campagne de communication visant à préparer les Hongrois à l’adoption de la loi sur la transparence… dont la mise en œuvre reposera principalement sur le BPS. En cas d’adoption, c’est en effet à cet organisme, sur la base de ses enquêtes, que reviendrait la responsabilité de proposer une liste d’organisations menaçant la souveraineté hongroise au gouvernement, lequel disposerait du pouvoir de la valider par décret.
La mise à l’index d’Átlátszó serait d’ailleurs d’autant plus aisée que le journal, contrairement à la plupart des médias historiques hongrois, dispose du statut d’organisation à but non lucratif, l’une des catégories d’organisations visées par le projet de loi.
Si M. Bodoky a décidé de donner un tel statut au journal, explique-t-il, c’est par volonté de lui garantir une indépendance éditoriale la plus large possible, en se prémunissant de tout conflit d’intérêt économiques ou politiques entre de potentiels investisseurs et la rédaction. M. Bodoky parle d’expérience. Auparavant journaliste auprès du site d’information Index.hu, il a rencontré des difficultés à plusieurs reprises pour publier ses premiers articles d’investigation dans les années 2000.
Selon Zalán Zubor, journaliste d’Átlátszó spécialisé dans les affaires de corruption liées aux ONG, le choix d’opter pour le statut d’organisation à but non lucratif doit être mis en rapport avec un environnement particulièrement hostile au financement de la presse. En Hongrie, explique notre interlocuteur, les revenus générés par la publicité constituent la principale source de revenu des journaux traditionnels hongrois ; une source de revenu que le Fidesz est accusé de vouloir tarir (en imposant massivement les bénéfices générés par la publicité) et de manipuler en faveur des médias proches de sa ligne politique (en leur accordant des publicités d’État sans rapport avec leur audience) et ce depuis plusieurs années, comme le rapportent Courrier international ou RFI.
En outre, ajoute M. Zubor, ces pratiques se doublent de pressions exercées sur les agences publicitaires ; au point que « même de grandes entreprises n’osent plus faire de publicité dans les journaux d’opposition ou indépendants, par peur ensuite de se voir écarter [de potentiels marchés publics] ». Afin de contourner ce qui s’apparente à une tentative de prise de contrôle de la presse par le Fidesz et ses soutiens financiers, opter pour le statut d’organisation à but non lucratif s’est donc progressivement imposé comme une nécessité pour les créateurs de médias souhaitant garantir l’indépendance de leur ligne politique.
D’après M. Zubor, pour Átlátszó comme pour les autres médias fondés ces dernières années, ce choix « s’est avéré plutôt efficace » en rendant les journaux « plus résistants ». Ainsi, se souvient M. Bodoky, six mois après le lancement d’Átlátszó, en 2011, « je pouvais payer mon salaire et une année plus tard […] nous pouvions embaucher des journalistes ». La rédaction en compte aujourd’hui douze. Les médias qui bénéficient du statut d’organisation à but non lucratif sont éligibles aux dons des particuliers ainsi qu’au don d’1 % de l’impôt sur le revenu. En outre, il leur permet d’effectuer des demandes de bourses de la part de fondations hongroises ou étrangères spécialisées dans le soutien à la presse.
C’est d’ailleurs ce dernier avantage qui explique la dimension internationale des finances d’Átlátszó mise en évidence par le rapport du BPS. « Je dirais qu’il y a un peu de vrai dans ce qu’ils disent [à ce sujet], indique M. Bodoky, car environ 50 à 60 % de notre budget annuel provient de subventions et de projets étrangers. Mais, précise-t-il, il ne s’agit pas d’un seul donateur, d’une unique entité étrangère qui nous donnerait cette somme. Il est question d’une douzaine de bailleurs de fonds, y compris des programmes, comme le Journalism Fund [une association belge spécialisée dans le soutien au journalisme indépendant et d’investigation, NDLR]. » Ces fonds, précise le rédacteur, proviennent « en partie de l’Union européenne, en partie des États-Unis ».
Pour Átlátszó comme pour les autres médias disposant du même statut, une inscription sur la liste des organisations réputées nuisibles en vertu de la loi sur la transparence équivaudrait donc tout bonnement à la faillite.
Même si, comme l’explique M. Bodoky, le journal a constitué des réserves qui lui permettraient de continuer à fonctionner pendant un temps, il n’en demeure pas moins que la réputation d’indépendance d’Átlátszó serait un peu plus dégradée dans l’opinion, puisque les membres du bureau de l’association qui publie seraient officiellement considérés comme des personnalités politiques. Plus grave encore, en l’état actuel du texte, les sources des journalistes seraient menacées. En cas de contrôle, l’autorité de lutte contre le blanchiment pourrait en effet exiger de la rédaction qu’elle lui transmette différentes informations, « données personnelles et protégées y compris ».
Une telle situation serait une catastrophe pour les médias indépendants subsistant en Hongrie, mais également pour les autres acteurs de la société civile bénéficiant du statut d’organisation à but non lucratif, dont certains ont également fait l’objet d’une enquête du BPS au cours de l’année passée. C’est le cas de l’ONG Transparency International, spécialisée dans la lutte contre la corruption, ou encore de l’association environnementale hongroise Göd-ÉRT.
Depuis plus de trois ans, la Hongrie figure au dernier rang des pays de l’Union européenne dans l’indice de perception de la corruption publié annuellement par Transparency International. Göd-ÉRT s’est illustré par son opposition à la politique du gouvernement Orbán visant à favoriser l’installation d’usines de fabrication de batteries en Hongrie. L’organisation a attaqué en justice l’entreprise Samsung pour ses manquements aux normes environnementales, comme l’a d’ailleurs rapporté Átlátszó.
Pour comprendre ce soudain déchaînement du gouvernement Orbán contre les voix dissidentes, indique József Makai, journaliste en charge des Balkans et de l’Ukraine à Átlátszó et enseignant à l’université Kodolányi de Budapest, il est « important de replacer les choses dans leur contexte ».
« Nous sommes à environ dix mois des élections [législatives], poursuit-il. Une nouvelle force politique [le parti Respect et Liberté de Peter Magyar, NDLR], arrive en tête des sondages. […] Il est évident qu’il a gagné la confiance des gens. Le Fidesz est en grand danger. Ils ont donc besoin d’éliminer tout ce qui ne va pas dans leur sens. » En outre, d’après M. Makai, cette manœuvre aurait l’avantage de permettre au Fidesz de faire appel à son électorat, en recourant à une tactique qui, jusqu’ici, a fait son succès. « C’est le cœur de la politique du Fidesz : avoir un ennemi, mener un combat, faire campagne contre quelqu’un. […] Toujours être dans le conflit, toujours être à la recherche d’un nouvel ennemi – ou d’un ancien, s’ils n’en trouvent pas de nouveau », détaille-t-il sans ambages.
À propos d’ennemi de longue date, indique M. Makai, il est possible que le projet de loi sur la transparence ait également été conçu par le Fidesz comme un moyen de « prendre sa revanche sur George Soros » – une hypothèse qu’envisage également M. Bodoky. Réputé philanthrope (un qualificatif que les gouverneurs de la banque d’Angleterre ne partageraient pas nécessairement), ce milliardaire est accusé, depuis des années, par les gouvernements Orbán successifs de s’ingérer dans les affaires publiques du pays.
La fondation de M. Soros, Open Society (qui a soutenu Átlátszó) milite entre autres pour la liberté de la presse. Elle apporte depuis l’étranger son soutien financier à différentes organisations basées en Hongrie : visés par les attaques incessantes du Fidesz, ses dirigeants se sont résolus à fermer leur branche hongroise en 2018. L’événement, largement relayé par la presse européenne et américaine, a provoqué une vague de critiques ; mais qu’importe.
Qu’importe car « Orbán et le Fidesz n’ont pas peur du conflit », souligne M. Makai, qu’il s’agisse des critiques de l’opposition (aujourd’hui sous-représentée au Parlement hongrois, où le Fidesz dispose d’une écrasante majorité absolue), des manifestations, voire des réprimandes des eurodéputés ou de la Commission européenne. Au niveau européen, souligne M. Makai, même les recours en justice se sont jusqu’ici révélés sans grand effet.
En juin 2024, rappelle-t-il, la Hongrie a été condamnée à verser une amende de 200 millions d’euros pour non-respect du droit d’asile et à verser un million d’euros par jour tant que sa politique migratoire n’aura pas été mise en conformité avec les règles européennes. Pourtant rien n’y fait : à ce jour, le gouvernement Orbán refuse de payer. Lasse, la Commission s’est résolue à suspendre une partie des aides européennes qui sont versées au pays. En vain.
Pour la rédaction d’Átlátszó, ce ne sont donc pas les protestations, d’où qu’elles viennent, qui empêcheront le Fidesz de voter son projet – une source requérant l’anonymat indique même que le gouvernement réfléchirait à adopter par décret une version du texte spécifiquement orientée vers les médias et ce avant même l’examen du texte général prévu à l’automne.
Ces mêmes protestations devraient par ailleurs rester sans effet en ce qui concerne le projet d’amendement de la constitution évoqué par le Fidesz au mois de mars et qui semble faire office de complément au projet de loi sur la transparence. Cet amendement, présenté lui aussi comme une mesure de protection de la souveraineté, permettrait la suspension de la nationalité hongroise de certains binationaux considérés comme dangereux. Les personnes visées pourraient se voir interdites de séjour en Hongrie, comme le rappellent Euronews ou Reuters.
Selon M. Makai, qui dispose d’une double nationalité serbe et hongroise, comme pour les sympathisants du Kutya Párt, ces projets de loi et cette rhétorique de l’ennemi omniprésent ne sont pas sans rappeler l’atmosphère politique des régimes autoritaires ; qu’il s’agisse de la Russie de Vladimir Poutine, de la Serbie de Slobodan Milošević ou encore de l’URSS. « Souvenez-vous de l’époque où le régime communiste […] a cessé d’avoir recours au Goulag de manière systématique, explique-t-il. Ils ont commencé par se tourner vers les institutions psychiatriques [pour y interner les opposants, NDLR] et, à la fin, ils se sont mis à expulser d’Union soviétique les dissidents pour les envoyer à l’Ouest, en Suisse par exemple. On les emmenait à l’aéroport puis on les débarquait de l’avion avant de leur lancer : “Au fait, avant que j’oublie : vous venez perdre votre nationalité.” Eh bien, ça me rappelle un peu tout ça. Peut-être nous mettront-ils dans un avion… ou peut-être pas. »
<p>Cet article Roulette russe pour la presse hongroise : à quand le coup fatal ? a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:39
« Les premiers coups de feu de la prochaine grande guerre pourraient être tirés dans mon pays », alerte l’ancien ministre des Affaires étrangères de la Lituanie.
<p>Cet article Le moment Pearl Harbor de l’Europe pourrait arriver trop tard a été publié par desk russie.</p>
L’ancien ministre des Affaires étrangères de Lituanie livre ici le scénario d’une guerre future de la Russie contre un petit pays membre de l’OTAN, la Lituanie. À quel moment l’OTAN va-t-elle intervenir ? Tout de suite ? Pas sûr ! Passionnant, sombre, terriblement réaliste.
En 1917, après le naufrage du paquebot Lusitania [coulé par un sous-marin allemand, NDLR], les États-Unis sont finalement intervenus dans ce qui était jusqu’alors considéré comme une guerre « européenne ». En 1941, la Seconde Guerre mondiale faisait rage depuis deux ans lorsqu’une attaque directe sur le territoire américain [à Pearl Harbor, situé à Hawaï, où la flotte du Pacifique était stationnée, NDLR] a obligé les États-Unis à rejoindre les Alliés.
Dans les deux cas, il a fallu un acte frappant pour réveiller les États-Unis endormis et les pousser à mettre leur puissance au service de conflits qui allaient définir le XXe siècle.
Récemment, l’ « opération Spiderweb » ukrainienne a frappé la Russie en profondeur derrière les lignes ennemies, dans une attaque d’une audace impressionnante que plusieurs blogueurs militaires russes ont qualifiée de « Pearl Harbor » russe. Il est très clair que toute la Fédération de Russie est en état de guerre. Mais aujourd’hui, plus de trois ans après que la Russie a lancé le plus grand conflit en Europe depuis 1945, l’Occident reste somnolent, incapable de prendre des mesures décisives pour assurer la victoire de l’Ukraine, ou peu disposée à le faire.
Si l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie et ses attaques hybrides sur le territoire de l’OTAN ne suffisent pas à déclencher l’alarme Pearl Harbor de l’OTAN, nous devons nous poser la question suivante : que faudra-t-il pour que l’Occident se réveille ?
Dans la série humoristique britannique classique Yes, Prime Minister, un conseiller décrit un scénario de « tactique du salami », dans lequel l’Union soviétique intensifie progressivement ses attaques hybrides et lance des opérations spéciales, découpant le salami européen morceau par morceau. Ces tactiques brouillent suffisamment les pistes pour que le Premier ministre britannique se demande s’il vaut la peine de recourir à l’escalade nucléaire… jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Cet épisode fictif a été diffusé pour la première fois en 1986. Aujourd’hui, je pense que cela n’est peut-être plus de la fiction.
Imaginez : à la suite d’une cyberattaque sur un train en transit entre Moscou et Kaliningrad, le train, qui transporte des citoyens russes, est contraint de s’arrêter en Lituanie. L’incident coïncide avec des exercices militaires russo-bélarusses près de la frontière lituanienne.
Les autorités lituaniennes s’empressent de réagir. La situation s’aggrave : les passagers russes du train affirment être menacés.
Le président russe déclare une crise humanitaire et ordonne à son armée de « sécuriser » le train et de protéger les passagers. Les troupes russes franchissent la frontière.
La Lituanie résiste. Des coups de feu sont tirés. La Russie affirme qu’il s’agit simplement d’une opération de sauvetage et envoie des renforts.
La Lituanie invoque l’article 5 du traité de l’OTAN, mais tous les États membres ne s’accordent pas sur le fait qu’il s’agisse d’une attaque. Certains parlent d’un incident civil mal géré et demandent plus d’informations.
Les États-Unis, désireux de rétablir leurs relations avec la Russie, refusent d’agir.
Tandis que les alliés de la Lituanie hésitent, les forces russes affluent, protégées par des drones qui mitraillent les unités lituaniennes. Les réservistes et les paramilitaires s’engagent courageusement et se battent pour chaque village. Mais finalement, les troupes russes établissent leur contrôle sur une grande partie de la Lituanie. Les forces de l’OTAN stationnées dans le pays, craignant d’être encerclées ou capturées, se retirent en Pologne pour attendre de nouveaux ordres. La Russie prend rapidement le contrôle de l’espace aérien, bloquant tout ravitaillement par voie aérienne. La Lituanie est coupée du monde et incapable de se défendre sans entrer en guerre totale avec la Russie. Le gouvernement lituanien est accusé de non-coopération par la Russie et sommé de se dissoudre. L’indépendance de la Lituanie est une nouvelle fois anéantie par Moscou.
Après cela, alors que les alliés discutent encore de la marche à suivre, Poutine lance la menace éprouvée du Kremlin qui ne manque jamais de paralyser les Occidentaux : « Une intervention de l’OTAN risquerait d’entraîner une escalade nucléaire. »
À ce stade, je m’attends à de nombreuses déclarations au sujet des réunions à venir afin d’élaborer de nouveaux plans d’action. Ces tergiversations diplomatiques pourraient s’avérer fatales. Une attaque sans réponse contre un État membre de l’OTAN et de l’UE déclencherait une série de conséquences qu’aucune action diplomatique ferme ne pourrait annuler. Les alliances existeraient toujours sur le papier, mais leur crédibilité, et donc leur utilité, seraient brisées.
Ce n’est qu’à ce moment, voyant les armées de Poutine marcher vers l’ouest, que la coalition transatlantique se mobiliserait pleinement. L’économie européenne passerait en mode guerre : les usines commenceraient à produire des munitions, des chars, des avions et des drones. La mobilisation serait le principal moyen de dissuader Poutine de poursuivre sa marche, et elle serait lancée immédiatement. Les discussions, s’il faut consacrer 3 ou 5 % du PIB à la défense, susciteraient des sourires ironiques et rappelleraient la naïveté du passé.
Pendant ce temps, la Chine saisit l’occasion. Alors qu’une partie de l’Europe est en feu, Pékin passe enfin à l’action contre Taïwan.
Les États-Unis, réalisant que les événements prennent désormais une tournure plus grave qu’un naufrage ou même l’incendie d’un port à Hawaï, se réveillent de leur profond sommeil pour protéger leurs intérêts dans la région indo-pacifique et réparer le partenariat transatlantique vital dont dépendent désormais indéniablement leur sécurité et leur prospérité.
Il y aurait une ruée tardive pour rétablir la présence américaine en Europe et rétablir l’équilibre dans la région indo-pacifique. Mais, comme pour la flotte de Pearl Harbor, cette réaction serait trop tardive pour sauver mon pays, la Lituanie.
Il y aurait bien sûr de nombreux discours et promesses de récupérer les territoires occupés, de ne jamais reconnaître l’occupation. Mais Poutine parierait que, avec le temps, ces promesses s’estomperaient et qu’il finirait par obtenir l’essentiel de ce qu’il voulait vraiment. En effet, lorsque l’URSS a annexé mon pays pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Occident a fait une promesse similaire de non-reconnaissance, mais néanmoins, nous avons passé le demi-siècle suivant en tant que république soviétique pleinement intégrée.
Une attaque contre l’OTAN est-elle donc impensable ? Loin de là.
En fait, le moment opportun pour Poutine pourrait arriver plus tôt que nous ne l’attendons. L’Ukraine nous a fait gagner du temps en sacrifiant une quantité incroyable de sang et de richesses. Mais Poutine sait que le temps presse et que l’Europe devient peu à peu plus capable de repousser son agression. Il n’attendra donc pas 5 à 10 ans que l’Allemagne, la Pologne ou les États baltes achèvent leur réarmement. Il est logique de frapper plus tôt, avant que l’Europe ne soit prête. Et la situation à court terme vient de s’améliorer encore pour Poutine, alors que les États-Unis reconsidèrent leur position en Europe.
L’invasion de l’Ukraine aurait pu être le Pearl Harbor européen, le réveil brutal qui nous aurait mis en état de guerre. Malheureusement, nous n’avons pas saisi cette occasion.
Au lieu d’attendre d’être réveillés par une nouvelle crise, nous devrions nous réveiller maintenant. Mieux vaut tard que jamais.
Ce n’est pas de la science-fiction. C’est notre calendrier, la trajectoire sur laquelle nous nous trouvons actuellement en raison des politiques que nous avons choisies. Nous avons encore le temps de relever le défi, de changer de direction et d’éviter la tragédie, mais pour l’instant, nous tergiversons, attendant qu’une catastrophe nous pousse à nous sauver nous-mêmes.
Traduit de l’anglais par Desk Russsie
Lire la version originale
<p>Cet article Le moment Pearl Harbor de l’Europe pourrait arriver trop tard a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:39
Aujourd’hui, la meilleure chance de survie pour l’Europe, face au danger russe imminent, est la défense de l’Ukraine. Mais sommes-nous prêts à jouer notre va-tout ?
<p>Cet article Le problème n’est pas la force de la Russie… mais notre faiblesse a été publié par desk russie.</p>
Nous publions un discours que le chercheur britannique Edward Lucas a récemment prononcé à Londres. Selon lui, Trump a radicalement changé le monde, mais notre mal est plus profond. Pendant des dizaines d’années, les Européens n’ont pas essayé de se préparer à une nouvelle guerre, en se fiant à la défense américaine. Aujourd’hui, la meilleure chance de survie pour l’Europe, face au danger russe imminent, est la défense de l’Ukraine. Mais sommes-nous prêts à jouer notre va-tout ?
Je ne vais pas vous mettre en garde contre une guerre future ni vous expliquer comment l’éviter. Je suis ici pour vous parler d’une guerre qui est déjà en cours. La situation va empirer avant de s’améliorer, et je ne suis pas du tout convaincu que nous allons gagner.
Il est facile de blâmer le président Trump, et j’aurai beaucoup à dire plus tard sur son administration incompétente et cynique. Mais nous ne pouvons pas blâmer Trump, ni les Américains, pour les erreurs que nous avons commises nous-mêmes.
Tout cela, nous nous le sommes fait à nous-mêmes.
Nous l’avons fait parce que nous étions naïfs.
Nous l’avons fait parce que nous étions complaisants.
Parce que nous étions arrogants.
Et surtout parce que nous étions cupides.
Et maintenant, nous en récoltons les conséquences.
J’ai passé la majeure partie de ma vie à m’occuper de la région que nous appelions autrefois l’Europe de l’Est. J’ai vécu derrière le rideau de fer. Je suis probablement la seule personne dans cette salle à avoir été interrogée par le KGB – quelqu’un d’autre veut revendiquer ce titre ? J’ai été arrêté, expulsé, battu, espionné. J’ai couvert deux guerres et trois révolutions. J’ai intenté deux procès en diffamation contre de dangereux oligarques russes.
En 2018, j’ai été le premier témoin à comparaître devant la commission du renseignement et de la sécurité dans le cadre de l’enquête sur la Russie. Protégé par la loi sur les secrets officiels et le privilège parlementaire, j’ai pu avertir la commission la plus importante du Parlement des dangers qui menacent notre démocratie, et parler ouvertement de ce dont j’ai été témoin, ce que je ne peux pas faire ici devant vous.
Je n’ai jamais été aussi pessimiste qu’aujourd’hui.
La raison principale est que le monde a changé, il a changé à une vitesse fulgurante, et cela nous met gravement en danger.
En regardant autour de moi, je ne vois personne, même parmi cette vénérable assemblée, qui soit susceptible d’avoir un souvenir précis du monde avant le 11 décembre 1941. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que c’est le jour où Franklin D. Roosevelt a déclaré la guerre à l’Allemagne nazie. Ce lien forgé en temps de guerre a été le fondement de l’alliance anglo-américaine, le socle sur lequel s’est construite pendant des décennies ce que nous appelons aujourd’hui l’Occident.
Il a servi de base au débarquement du jour J, au plan Marshall et à la reconstruction de l’Europe après la défaite des nazis, au pont aérien de Berlin, à la création de l’OTAN, aux efforts militaires et politiques colossaux déployés d’abord pour ne pas perdre la guerre froide, puis pour la gagner, à la reconstruction de l’Europe de l’Est après l’effondrement du communisme, au système financier et commercial mondialisé et fondé sur des règles qui a sorti des milliards de personnes de la pauvreté, et bien d’autres choses encore.
Ce monde a pris fin il y a un peu moins de cinq mois. Il a pris fin lorsque l’administration Trump a voté aux Nations Unies aux côtés de la Russie et contre les plus anciens et les plus proches alliés des États-Unis, sur une question de paix et de guerre en Europe. Ce n’était pas une aberration. Cela s’inscrit dans une tendance : l’utilisation des droits de douane comme arme ; l’intimidation du Groenland, du Danemark et du Canada ; la suppression des renseignements et d’autres aides à l’Ukraine ; les insultes gratuites à l’égard des alliés – « des profiteurs qui se donnent des airs », « des pays nés par hasard », selon le vice-président, qui n’ont pas fait la guerre depuis 30 ou 40 ans. Des pays décadents. Des pays qui doivent payer pour leur défense, comme s’il s’agissait d’un racket ; l’affirmation stupéfiante selon laquelle l’Union européenne a été créée pour nuire aux États-Unis ; le refus du secrétaire d’État de rencontrer le chef de la diplomatie européenne.
Un étonnant document publié récemment par le département d’État dit :
Partout en Europe, les gouvernements ont transformé les institutions politiques en armes contre leurs propres citoyens et contre notre héritage commun. Loin de renforcer les principes démocratiques, l’Europe est devenue un foyer de censure numérique, de migrations massives, de restrictions à la liberté religieuse et de nombreuses autres atteintes à l’autonomie démocratique.
La menace est claire :
Le recul démocratique de l’Europe n’affecte pas seulement les citoyens européens, mais aussi, de plus en plus, la sécurité et les liens économiques des États-Unis, ainsi que la liberté d’expression des citoyens et des entreprises américains.
Comme me le rappellent mes amis américains partisans de Trump, les États-Unis sont intervenus vigoureusement dans la politique intérieure européenne pendant la guerre froide, en utilisant des outils financiers, juridiques et de propagande. À l’époque, l’objectif était de sauver l’Europe du communisme. Aujourd’hui, il s’agit de la sauver du « wokisme ».
Je ne suis pas nostalgique d’un âge d’or mythique du transatlantisme. Cette relation a toujours été difficile. Les États-Unis ont mené les négociations les plus dures avec la Grande-Bretagne pendant la lutte contre Hitler, et nous ont à nouveau mis à genoux après la guerre. Quelqu’un sait-il quand nous avons enfin fini de rembourser notre dette de guerre aux États-Unis ? (En 2006.)
Quelqu’un se souvient-il de 1956 ? Les États-Unis ont coupé l’herbe sous le pied de la Grande-Bretagne et de la France, censées être leurs plus proches alliés, pendant la crise de Suez.
Quelqu’un se souvient-il de la guerre du Vietnam ? De la guerre en Afghanistan ? En Irak ? Quelqu’un se souvient-il de la doctrine Nixon, qui exigeait que les Allemands de l’Ouest paient pour les bases américaines sur leur territoire ? Nixon a également imposé des droits de douane à ses alliés et a fait exploser le système financier mondial.
Les erreurs militaires américaines qui ont mis à rude épreuve notre alliance ne manquent pas, tout comme les erreurs diplomatiques. Les États-Unis ont souvent bâclé leur politique européenne. Ils ont mal interprété l’effondrement du communisme en essayant de maintenir l’Union soviétique, ils ont soutenu le régime corrompu et de plus en plus autoritaire d’Eltsine dans les années 1990 et ont systématiquement sous-estimé la menace que représentait Poutine.
Mais ces difficultés et ces désaccords n’étaient que des nuances comparées à ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui.
Vous vous demandez peut-être pourquoi je n’ai pas mentionné la Russie. En effet, nous devrions certainement nous inquiéter de la guerre contre l’Ukraine qui dure depuis trois ans, des crimes de guerre, des enfants kidnappés, des milliards de dollars de dommages, du million de victimes tuées ou mutilées, des millions d’autres traumatisées, endeuillées ou sans abri. Nous devrions certainement nous inquiéter de la formidable machine de guerre russe, du fait qu’à l’heure actuelle, la Russie dépense plus que toute l’Europe en matière de défense.
Croyez-moi, je pourrais vous ennuyer pendant des heures sur ce sujet.
Mais je vais laisser de côté la menace russe, pour une raison simple. La Russie n’est pas invincible, ce n’est pas ça le problème. La Russie n’est pas la Chine. Son économie est équivalente à celle de l’Italie. Sa population représente un tiers de celle de l’Europe.
500 millions d’Européens supplient 380 millions d’Américains de les défendre contre 140 millions de Russes qui, en trois ans, n’ont pas réussi à vaincre 40 millions d’Ukrainiens. N’est-ce pas pathétique ?
Pourquoi Poutine, comme ses prédécesseurs et peut-être ses successeurs, s’en tire-t-il avec son impérialisme meurtrier et sa politique militaire ?
Parce qu’il est déterminé et que nous ne le sommes pas. Il est prêt à prendre des risques et nous ne le sommes pas. Il souffrira économiquement et nous ne voulons pas souffrir.
Le problème n’est pas la force de la Russie, mais notre faiblesse. La guerre en Ukraine est un échec catastrophique de la dissuasion occidentale. Nous avons peur d’affronter la Russie, et Poutine le sait. Nous avons plus peur d’une défaite russe que de ce qui nous attend aujourd’hui : la victoire de la Russie.
Nous ne voyons pas de chars russes rouler dans les rues de Bruxelles, Paris, Berlin et Rome. L’élite dirigeante européenne n’a pas été arrêtée au petit matin et déportée dans des camps de travail pour couper des arbres. Les commissaires du Kremlin n’ont pas imposé de contrôle sur le débat public, les médias et le monde universitaire. Personne ne risque de perdre son emploi pour avoir plaidé en faveur de l’unité et de la détermination face aux menaces de Washington et de Moscou. En bref, rien n’empêche les dirigeants européens de diriger, et de le faire efficacement, sauf eux-mêmes.
L’Ukraine nous a fait gagner du temps. Elle l’a payé de son sang, de sa sueur et de ses larmes. Nous avons gaspillé ce temps. Nous avons tergiversé. Nous nous sommes rangés derrière l’administration Biden. Elle aussi a tergiversé. Nous n’avons jamais imposé de véritables sanctions à la Russie. Nous avons gelé les avoirs de la banque centrale, soit 300 milliards de dollars, mais nous ne les avons pas saisis. Nous avons fourni des armes à l’Ukraine au compte-gouttes. Nous avons fourni de l’argent au compte-gouttes. Si nous avions donné à l’Ukraine ce dont elle avait besoin au début de la guerre, celle-ci serait terminée.
Et le monde a changé. Trump considère Poutine comme un ami et l’Europe comme un ennemi.
Les carottes ne sont pas encore tout à fait cuites. Il est encore possible que Poutine aille trop loin, agace suffisamment Trump pour que celui-ci commence à exercer au moins une certaine pression sur la Russie.
Il est également possible que le chaos au sein de l’administration Trump s’apaise. Il est possible que la pression des marchés, des électeurs, des tribunaux et des républicains au Congrès freine le processus.
Il est possible, si nous avons de la chance, que nous assistions à un retrait ordonné de la puissance américaine en Europe. Un transfert ordonné du partage des charges.
Mais même cela serait une énorme pagaille. Si nous jetons de l’argent sur le problème, déchirons les règlements antérieurs, sacrifions notre fierté nationale, nous pourrions peut-être remplacer la majeure partie de la présence militaire américaine en Europe en l’espace de six ou sept ans. Une décennie est beaucoup plus probable.
Mais nous n’avons pas une décennie. Nous n’avons même pas six ans.
La machine de guerre de Poutine fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an. Si nous obtenons une sorte de cessez-le-feu en Ukraine, la capacité militaire de la Russie va monter en flèche. Elle n’aura plus de pertes sur le front. Elle aura plus de chars, plus de munitions, plus de véhicules, plus de roquettes, plus de drones, plus de bombes. Avec l’impératif politique de maintenir la xénophobie et le sentiment anti-occidental à leur paroxysme.
Alors que nous avons besoin d’au moins six ans pour compenser le retrait américain, la Russie peut être prête à nouveau dans deux ou trois ans, pendant que Donald Trump sera toujours à la Maison-Blanche. Voire plus tôt. L’Europe se renforce de jour en jour. Pourquoi Poutine attendrait-il que nous soyons prêts ? Il n’a pas besoin de lancer une attaque à grande échelle contre l’OTAN, il lui suffit d’attaquer ce qui reste de la crédibilité de l’OTAN. Une annexion de territoires quelque part dans les États baltes, ou de certaines îles de l’Arctique, de la mer Baltique ou ailleurs, suivie de démonstrations de force nucléaire, de tirs d’essai de missiles et de cyberattaques. Acceptez le fait accompli, ou faites face à une guerre nucléaire…
Le but de cette attaque ne sera pas de gagner un pont, un village, une route ou un champ. Il s’agit de détruire l’OTAN en exposant nos divisions. Les pays en première ligne se battront. Ils savent ce qui est en jeu.
Mais qu’en est-il du reste d’entre nous ? Qu’en est-il des États-Unis ? Cette administration voudra-t-elle vraiment une confrontation totale avec le Kremlin pour ce que J. D. Vance qualifie d’ « escarmouche frontalière » ?
Les F-35, les HIMARS, les ATACMS et toutes les autres armes américaines de haute technologie, fonctionnant avec des systèmes de guidage et des logiciels américains, fonctionneront-ils quand nous en aurons besoin ? Je ne parierais pas là-dessus. De plus, sans les États-Unis, l’appareil de planification et de commandement de l’OTAN est paralysé.
Les États baltes, la Pologne, la Finlande, la Norvège… tous se battront seuls. Une grande question se pose pour notre pays : allons-nous les rejoindre et risquer que des bombes et des roquettes russes tombent également sur nos villes ? N’oubliez pas que nos défenses aériennes sont si faibles que nous ne pouvons défendre une grande ville que pendant une journée. Après cela, nous serons dans une situation pire que celle de l’Ukraine.
Poutine a l’initiative. Donald Trump aussi. Comme je l’ai mentionné, sa priorité, pour une raison ou une autre, est désormais l’amitié avec la Russie. Il est prêt à sacrifier l’Ukraine pour cela. Et, je le crains, les alliés européens aussi. Que se passera-t-il si Trump nous dit de forcer l’Ukraine à accepter l’accord qu’il aura conclu avec Poutine ? Nous dirons non. Et ensuite ?
Cela ouvrirait la voie à un retrait désordonné et hostile des États-Unis de l’Europe, une politique de la terre brûlée dans laquelle les États-Unis se comporteraient de manière vindicative et capricieuse envers les Européens. Si tel est le cas, nous nous dirigerons vers une collision inévitable, à laquelle nous ne survivrons pas. Nous sommes pris entre le marteau russe et l’enclume américaine.
Et ce n’est pas le pire. Le sentiment de trahison et la défaite imminente pourraient provoquer une implosion politique, économique et sociale en Ukraine. Il en résulterait un État résiduel aigri et défaillant – pensez à la Bosnie, mais en dix fois pire – et des millions de réfugiés furieux et misérables se dirigeant vers l’ouest, dont beaucoup seraient endurcis par les combats et traumatisés. Cela serait extrêmement déstabilisant pour toute l’Europe.
Il y a ensuite une autre grande inquiétude. Une méthode pourrait émerger du chaos politique. Certains fans de Kissinger à Washington veulent un nouvel accord avec Moscou qui changerait la donne, un accord dans lequel les Américains donneraient carte blanche à la Russie en Europe en échange de la fin du partenariat entre le Kremlin et Pékin.
Une partie du mal est déjà faite. Nous avons envoyé un message mortel au monde entier : le chantage nucléaire fonctionne. L’Ukraine n’aurait jamais dû échanger son arsenal nucléaire de l’ère soviétique contre la bonne volonté et les promesses vides du mémorandum de Budapest, signé en 1994. Le traité de non-prolifération, sans parler de l’espoir de débarrasser le monde des armes nucléaires, est mort, tout comme la garantie nucléaire américaine. Les pays d’Asie (et d’Europe) qui ne possèdent pas d’armes nucléaires se demandent désormais, dans le plus grand secret, s’ils doivent se doter de l’arme atomique, quand et comment. Cela ne s’arrêtera pas là. La Chine et la Russie considéreront ces projets comme des menaces existentielles et brandiront la menace de la guerre pour les empêcher. Ce qui se passe autour du programme nucléaire iranien est un avant-goût de ce qui nous attend dans les ruines de la Pax Americana.
Alors, comment faire face à tout cela ?
Une option consiste à se bercer d’illusions. Beaucoup de nos alliés n’arrivent pas à croire que les États-Unis aient changé. Comme un conjoint victime de violence conjugale, ils trouvent des excuses. Ce doit être un malentendu. C’est notre faute, nous l’avons mis en colère. Il finira par revenir à la raison.
Une autre option consiste à faire preuve de bravoure. Très bien, nous ferons cavalier seul. Dites à Trump d’aller se faire voir. Défendez le Groenland. Envoyez le roi au Canada. Répondez à ses droits de douane par des droits de douane. Envoyez une force militaire symbolique en Ukraine, même sans le soutien des États-Unis. Improvisez une sorte de force de dissuasion nucléaire à l’aide de sous-marins britanniques et d’avions français. Tentez quelques menaces : faites payer les États-Unis pour leurs bases. Formez de nouvelles alliances. Flirtez avec la Chine.
Mais quand on bluffe, il faut penser à ce qui se passera si le bluff est découvert. Par un simple message sur les réseaux sociaux, Trump peut retirer le parapluie nucléaire américain de l’Europe, en déclarant simplement qu’il ne risquera pas une troisième guerre mondiale pour des bellicistes. Il ne peut pas se retirer de l’OTAN, mais il peut transformer l’alliance en une coquille vide. Les troupes américaines en Europe seront de retour dans leurs casernes à la tombée de la nuit et de retour aux États-Unis dans l’année.
Si nous envoyons nos troupes en Ukraine, que se passera-t-il si la Russie les attaque ? Nous n’étions pas prêts à défendre correctement l’Ukraine lorsqu’elle était en train de gagner. Sommes-nous vraiment prêts à le faire maintenant qu’elle est en train de perdre ?
La Grande-Bretagne, en tant que plus proche allié des États-Unis, est dans la position la plus faible.
Notre force de dissuasion nucléaire, par exemple, repose sur des missiles Trident fabriqués aux États-Unis. Ceux-ci nécessitent un entretien régulier. Que se passera-t-il lorsqu’un de nos sous-marins nucléaires hors d’usage arrivera à King’s Bay, en Géorgie, et qu’on nous répondra « désolé, pas de rendez-vous aujourd’hui » ? Nous pourrons peut-être maintenir notre force de dissuasion pendant six mois, voire un an. Mais ensuite ?
Comme Donald Trump l’a dit à Zelensky, « vous n’avez pas les cartes en main ».
Pour être honnête, beaucoup de choses se passent actuellement. Le livre blanc sur la défense de la Commission européenne est un pas en avant notable. La Banque du réarmement, un projet dont je suis co-auteur, recueille de plus en plus de soutien. En coulisses, j’entends des rumeurs de discussions animées sur des sujets allant de la conscription aux armes nucléaires.
Les responsables politiques devront s’exprimer clairement et fermement sur tous ces sujets auprès de leurs électeurs. Ils devront également faire preuve d’humilité. Tous ces changements dans notre défense, notre dissuasion, notre résilience et notre sécurité seront désormais beaucoup plus coûteux, risqués et perturbateurs. Mais tout cela prend du temps. Et nous n’avons pas le temps.
Mais il y a une chose que nous pouvons faire dès maintenant. C’est soutenir l’Ukraine. Elle a de loin les forces armées les plus importantes et les plus aguerries d’Europe ; de loin l’industrie de défense la plus innovante et la plus productive. C’est un pays où les gens ne se contentent pas de croire en nos valeurs, mais sont prêts à mourir pour elles. Si l’Ukraine gagne, nous gagnons tous. Si elle perd, nous perdons tous.
J’aimerais être optimiste. Sur le papier, nous pouvons encore renverser la situation. Dans la pratique, j’en doute. Rien de ce que j’ai vu ces derniers mois et ces dernières années ne me laisse penser que nous sommes prêts à parer les dangers qui nous menacent. Je pense encore moins que nous sommes suffisamment prêts pour y survivre.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
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<p>Cet article Le problème n’est pas la force de la Russie… mais notre faiblesse a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:38
L'opération « Rising Lion » pourrait avoir un impact sur la capacité russe à continuer sa guerre d’agression contre l’Ukraine.
<p>Cet article L’offensive israélienne fracture l’axe néo-totalitaire Moscou-Pékin-Téhéran-Pyongyang a été publié par desk russie.</p>
L’opération « Rising Lion » du 13 juin 2025 constitue bien plus qu’une frappe préventive israélienne. Pour l’auteur, elle marque une rupture géopolitique majeure dans l’équilibre des forces mondiales. En ciblant simultanément le programme nucléaire iranien, l’arsenal balistique et l’élite des Gardiens de la révolution, Israël porte un coup dur à l’axe néo-totalitaire Moscou-Pékin-Téhéran-Pyongyang, contraignant l’Occident à repenser sa stratégie face à un adversaire fragilisé mais pas encore vaincu. L’affaiblissement de l’Iran, voire la chute du régime des ayatollahs, pourrait notamment avoir un impact sur la capacité russe à continuer sa guerre d’agression contre l’Ukraine.
L’attaque israélienne était devenue inévitable face au risque imminent de breakout nucléaire iranien. Comme le révèle le discours de Netanyahu, l’Iran avait franchi tous les seuils critiques : production d’uranium hautement enrichi suffisant pour neuf bombes atomiques, renforcement accéléré de son arsenal balistique, et refus catégorique d’abandonner l’enrichissement domestique malgré l’ultimatum de Trump.
Cette frappe porte un coup systémique à l’axe néo-totalitaire. Pour Moscou et Pékin, L’Iran ne représentait pas seulement un partenaire régional, mais la promesse d’un quatrième membre nucléaire de l’alliance. Sa neutralisation militaire, si elle aboutit, prive l’axe de cette perspective et révèle les limites de la protection que peuvent s’offrir mutuellement ses membres. La chute d’Assad, client commun de Moscou et Téhéran, avait déjà préfiguré cette vulnérabilité ; l’humiliation militaire iranienne la confirme brutalement.
Les négociations avec Téhéran ont nourri l’illusion qu’un régime profondément idéologique, investi dans un programme nucléaire d’envergure et la construction d’un arsenal de vecteurs balistiques, pouvait être dissuadé par des sanctions ou par « l’attrait du commerce ». Or, contrairement à l’équilibre de la terreur soviéto-américain, l’arme nucléaire iranienne ne visait pas la stabilité par la dissuasion mutuelle, mais la destruction d’Israël combinée a minima à une « sanctuarisation agressive » des conquêtes régionales de l’Iran. Cette stratégie, inspirée du modèle poutinien en Ukraine, consiste à utiliser la menace nucléaire pour immuniser les opérations de conquête contre toute intervention occidentale.
Pour la Russie, l’équation est paradoxale. L’instabilité moyen-orientale génère une hausse des cours pétroliers (+10 dollars) qui peut lui apporter environ 18 milliards de dollars de revenus supplémentaires annuels, comblant partiellement son déficit budgétaire structurel. Cette bouffée d’oxygène financière arrive au moment où les réserves liquides russes, réduites à 31 milliards d’euros, ne garantissent plus que 12 à 15 mois de survie à son effort de guerre.
Mais cette respiration économique peut n’être que temporaire, sauf en cas de guerre prolongée de plusieurs mois, et masque une asphyxie géostratégique. L’Iran fournit à la Russie les drones Shahed et des missiles à courte portée Fath 360, importants sur le front ukrainien. Bien qu’elle soit moins dépendante aujourd’hui, l’interruption des livraisons priverait Moscou d’une capacité de frappe au moment où l’armée russe tente un effort de rupture du front ou, du moins, veut convaincre les Occidentaux de sa victoire inéluctable. Plus fondamentalement, l’affaiblissement iranien accroît la dépendance russe vis-à-vis de Pékin, seul membre de l’axe encore intact. Mais, en cas de chute du régime des ayatollahs ou de son affaiblissement durable, Pékin perdrait aussi une capacité à prendre l’Amérique à revers et à diviser ses forces. Cette subordination croissante limite les marges de manœuvre de Poutine et renforce le caractère asymétrique de l’alliance sino-russe, alors que Téhéran devient plus un suppliant et moins un partenaire – une évolution qui affaiblit mécaniquement l’ensemble de l’alliance anti-occidentale.
L’offensive israélienne révèle la vraie nature du conflit contemporain : non pas une simple rivalité géopolitique, mais une confrontation qui oppose l’axe néo-totalitaire aux démocraties occidentales. Elle dépasse largement les enjeux territoriaux pour porter sur un affrontement de civilisations qui oblige l’Occident à élargir sa focale stratégique au-delà du seul front ukrainien et à relier les deux conflits que la barbarie de la guerre à Gaza semblait séparer. L’axe néo-totalitaire avait développé une « logique d’étranglement géographique » : épuiser l’Europe en Ukraine pendant que les États-Unis surveillent Taïwan, menacer Israël quand Washington se concentre sur l’Indo-Pacifique. Tout en exploitant la « nonchalance diplomatique » chronique des Occidentaux face aux régimes néo-totalitaires, cette stratégie de dispersion des forces occidentales sur tous les théâtres simultanément révèle l’objectif ultime : la remise en cause de l’ordre international libéral.
L’Iran constituait un maillon faible mais essentiel de cette chaîne. Sa neutralisation ne détruit pas l’axe mais le prive de sa capacité de déstabilisation régionale la plus efficace. Le Hezbollah décapité, le Hamas en fuite, Assad renversé : l’architecture de l’axe de résistance s’effondre, libérant le Liban et la Syrie de la tutelle iranienne. Cette dynamique pourrait s’étendre à l’Irak et au Yémen, créant un effet domino géopolitique.
Pour le guide suprême Ali Khamenei, l’offensive israélienne constitue une décapitation stratégique. Les chefs militaires et géostratégiques qui partageaient sa vision – du commandant des Gardiens au responsable des missiles balistiques – ont été éliminés simultanément « dans leurs propres maisons », révélant l’ampleur de la pénétration du renseignement israélien. Comme l’analyse l’expert Afshon Ostovar, cette frappe a « éviscéré un cerveau collectif qui dirigeait la stratégie iranienne depuis 20 ans », notamment avec la perte du général Hajizadeh, « qui était l’architecte de la stratégie militaire iranienne ».
Si les chefs tués sont remplacés par leurs adjoints, cette situation créera un dilemme inédit pour un régime totalitaire : les dirigeants théocratiques demeurent, mais les cerveaux militaires qui avaient élaboré la géostratégie de leur vision idéologique ont disparu. L’axe de résistance du Hamas au Hezbollah, d’Assad aux Houthis, le programme nucléaire comme l’arsenal de drones et missiles balistiques – toute cette architecture stratégique perd ses concepteurs au moment où elle s’effondre.
Si une guerre d’attrition prolongée entre Israël et l’Iran reste possible, alimentant l’instabilité régionale et les cours pétroliers au bénéfice économique temporaire de la Russie et si un effondrement total du régime iranien semble improbable à court terme, sa capacité de nuisance est drastiquement réduite et les conflits sociaux et sociétaux, comme le mouvement « Femme, vie, liberté », peuvent reprendre dans les mois à venir contre un système en faillite morale, économique et militaire. Des négociations sous contrainte pourraient-elles émerger, Trump utilisant l’offensive israélienne comme levier diplomatique ? L’entourage présidentiel reste divisé sur la stratégie à adopter. En mars dernier, Tulsi Gabbard, directrice du renseignement aux sympathies poutiniennes connues, affirmait encore que l’ayatollah Khamenei n’avait pas autorisé la militarisation du programme nucléaire. À l’inverse, au lendemain de l’offensive israélienne, l’influent sénateur républicain Lindsey Graham, ferme soutien de l’Ukraine, enjoignait Trump de tout faire pour permettre à Israël de « finish the job ».
Cette recomposition impacte d’ores et déjà l’Europe et la guerre en Ukraine. L’affaiblissement de l’axe crée une fenêtre d’opportunité stratégique inédite depuis 2022. La nature totalitaire du régime poutinien interdit structurellement tout cessez-le-feu durable en Ukraine. L’économie de guerre russe, qui emploie 5 millions de personnes et distribue 150 000 dollars par mort au combat, ne peut s’arrêter sans que le système s’effondre. Or la Russie, privée potentiellement de l’appui iranien, devient plus vulnérable, malgré le répit financier.
L’Europe doit saisir cette fenêtre d’opportunité pour intensifier son soutien à l’Ukraine avant que la Russie ne reconstitue ses capacités ou ne trouve de nouveaux partenaires. L’interdépendance de l’axe crée des vulnérabilités exploitables : contraindre Pékin à choisir entre son commerce européen et son soutien à Moscou, cibler les livraisons de composants électroniques chinois dont dépend l’industrie militaire russe, taxer les pays qui achètent l’énergie fossile russe, saisir les pétroliers fantômes qui la livre.
L’offensive israélienne contre l’Iran marque l’entrée dans une nouvelle phase de la confrontation entre démocraties et systèmes totalitaires. L’axe, privé de son bras armé moyen-oriental et de ses ambitions nucléaires, demeure dangereux mais affaibli. La Chine devra assumer le poids de la confrontation avec l’Occident tout en gérant des alliés défaillants, ses ambitions de conquête de Taïwan et d’expansion en mer de Chine devront être réévaluées. Et la guerre en Ukraine se joue désormais aussi bien sur les rives du Dniepr que dans les détroits d’Ormuz ou les profondeurs souterraines de Fordo et Natanz, révélant l’interconnexion fondamentale des théâtres géopolitiques du XXIe siècle.
<p>Cet article L’offensive israélienne fracture l’axe néo-totalitaire Moscou-Pékin-Téhéran-Pyongyang a été publié par desk russie.</p>