12.10.2025 à 21:00
Constantin Sigov
Notre maison d'édition vient de publier un livre de Constantin Sigov qui retrace le parcours croisé de deux grands compositeurs du XXe siècle.
<p>Cet article « Musiques en résistance : Arvo Pärt et Valentin Silvestrov » : un extrait a été publié par desk russie.</p>
Les éditions AEBL viennent de publier le livre de Constantin Sigov qui retrace le parcours croisé de deux grands compositeurs du XXe siècle, l’Estonien Arvo Pärt et l’Ukrainien Valentin Silvestrov, à travers les péripéties de l’époque soviétique, l’époque de l’indépendance des deux nations et la guerre actuelle. Un livre qui parle de musique, d’histoire et de l’extraordinaire amitié qui lie Pärt et Silvestrov, eux-mêmes amis de longue date, à Constantin Sigov, philosophe et fin connaisseur de l’univers de ces musiciens hors pair. Nous vous proposons un chapitre de ce livre.
« La forme n’est plus la “sœur jumelle” de la liberté mais bien plutôt son frère ennemi. » Antoine Garapon a lancé cette thèse provocatrice peu de temps avant la clôture de son émission « Esprit de justice », qui avait duré plus de vingt ans sur les ondes de France Culture. Dans son émission « De quoi le trumpisme est-il le nom ? », il a synthétisé en ces termes la tendance des idéologies qui ont pris le pouvoir aux États-Unis et qui se répandent en Europe :
« Un trait qui semble unir toutes ces idéologies, c’est une même détestation de la forme… Le droit et les institutions sont perçus comme des obstacles à une “vraie” démocratie ; toute forme est vécue comme des “arguties juridiques”… »
Cette terminologie et cette conception nihiliste de la forme me rappellent une tendance analogue en Union soviétique. La lutte contre le « formalisme » était le sport favori de la nomenklatura. Les champions néo-soviétiques de la lutte contre le « formalisme » du droit international et de la culture démocratique diffusent aujourd’hui leur idéologie sur les réseaux sociaux d’un bord à l’autre de l’Atlantique. L’anomie d’une société où les institutions sont sapées une à une offre aux partisans du chaos un terrain favorable pour procéder à leurs expérimentations. La tonalité de la lutte radicale contre le « formalisme » remonte à l’époque stalinienne.
Ceux qui accusaient méthodiquement de « formalisme » Pärt et Silvestrov étaient dans le droit fil de leurs maîtres staliniens. Ce n’est pas un hasard si le formalisme était précisément l’accusation numéro un que les censeurs portaient contre les gens de la génération de Pärt et Silvestrov. Les soldats du front culturel soviétique s’appuyaient fermement sur leurs arrières staliniens. Ils considéraient avec soupçon toute défense de principes formels, qu’il s’agisse du droit à l’art ou à quelques formes de culture que ce soit.
La stratégie de Staline et de Jdanov était inscrite dans la résolution du Comité central du parti communiste datée du 10 février 1948 « Relative à l’opéra de V. Mouradeli La grande amitié », publiée dans la Pravda du 11 février 1948 et qui stipulait :
« … s’agissant des compositeurs dont l’orientation est de nature formaliste et hostile au peuple. Cette orientation a trouvé son expression la plus achevée dans les œuvres de compositeurs comme D. Chostakovitch, S. Prokofiev, A. Khatchatourian, où ressortent avec une évidence particulière des perversions formalistes et des tendances musicales antidémocratiques étrangères au peuple soviétique et à ses goûts artistiques… »
Sur le continent européen, il n’est guère d’État qui ait débattu du goût avec autant de frénésie et qui se soit employé officiellement à démontrer que la musique acceptable devait être « libre de tout formalisme et de naturalisme grossier […]. Nos formalistes composent une musique monstrueuse, dissonante, tout entière pénétrée d’émotions idéalistes1… »
La génération des professeurs de Pärt et de Silvestrov recueillait les critiques négatives sur leurs œuvres, consciente des éventuelles conséquences fâcheuses qui pouvaient en découler. Silvestrov n’a jamais conservé les critiques, négatives ou positives, portant sur ses œuvres. Il note que le silence et l’absence de toute réaction dans la presse étaient devenus la norme de l’attitude des autorités envers les œuvres de sa génération. De plus, lors des réunions ou au cours d’entretiens personnels, les autorités exerçaient leur pression par ce jugement d’autorité : « Personne n’a besoin de votre musique. Pire encore, elle est néfaste, car elle attire l’attention de l’Occident. »
Évidemment, Tallinn était plus « à l’ouest » que Moscou, mais on n’y manquait pas de rappeler au camarade Pärt qu’il s’était détaché du terrain national et reprenait un « formalisme occidental » étranger au peuple soviétique.
À propos de son professeur, Eller, Pärt note que « son problème, c’était qu’il composait exclusivement de la musique instrumentale, ce qui était une source d’ennuis parce qu’à cette époque tout compositeur devait écrire au moins quelque chose sur des textes glorifiant le régime politique. Eller ne l’a jamais fait, ce qui a fini par éveiller le soupçon2. » La stratégie délibérée de Pärt a encore plus attiré les soupçons. De son Nécrologue, il dira par la suite : « Chaque note y est écrite comme avec un poing serré en signe de protestation3. »
Pärt et Silvestrov gênaient leurs collègues occupés à faire carrière en emplissant de torrents d’émotions positives les formes acceptées par l’État (ce genre de services est d’ailleurs redevenu précieux pour le Kremlin). À quoi bon faire entendre des formes différentes ?
À l’Union des compositeurs, on disait à Silvestrov : « Les têtes de tes notes sont tournées vers l’Occident. »
La tension n’était pas seulement due à ce que le nouveau langage musical avait d’évidemment autonome. Le problème principal était ce que j’appellerais l’intraduisibilité du discours idéologique dans ce langage, et vice versa. Cela remettait en question le langage dominant du pouvoir et sa prétention à l’universalité.
La musique purement instrumentale des premières œuvres de Pärt et de Silvestrov ne faisait que le souligner. Sa puissance de provocation venait du fait qu’elle donnait à entendre au public quelque chose où, littéralement, rien ne trouvait à s’accrocher : ni slogan, ni mot d’ordre du parti. La grammaire et la syntaxe de cette musique vivaient dans un autre temps, dont elles étaient devenues la manifestation.
Les dissonances de cette musique exprimaient sans détour une dissonance essentielle, à savoir une résistance radicale à toute tentative de traduire dans ce langage les mots clés du discours de l’idéocratie. Ce discours se voyait ainsi indiquer la place marginale qu’il occupait dans l’histoire. Aujourd’hui, la force et la justesse de ce geste nous apparaissent comme évidentes. Mais, au moment des premières – ô combien risquées – des œuvres de jeunesse de Pärt et Silvestrov, il s’agissait d’une véritable révolution sémantique.
Les types précédents de relations entre les sons musicaux et les paroles ont tous été remis en question. Il convient de noter que, si les genres et les formes de leurs œuvres sont divers, ni Pärt ni Silvestrov n’ont jamais écrit d’opéra. Ce refus est très significatif au regard du vaste répertoire lyrique de leurs contemporains et de la génération précédente de compositeurs. Ce qui caractérise la création de Pärt et de Silvestrov à toutes ses étapes, c’est un réexamen approfondi et un renouvellement des relations entre la musique et les paroles. Chacun a cherché un langage musical qui lui soit propre, passant par des périodes de silence, de distanciation entre musique et paroles, puis de nouvelles rencontres inattendues entre elles.
La parole est absente de la plupart des premières œuvres, purement instrumentales, des deux compositeurs.
Citons les premières œuvres d’Arvo Pärt et de Valentin Silvestrov, auxquelles ne correspond aucun texte. Chez Pärt ce sera Nécrologue (1960), Perpetuum mobile (1963), la Première Symphonie (1964), la Deuxième Symphonie (1966), le Collage sur B-A-C-H (1968) et la Troisième Symphonie (1971). Chez Silvestrov, les Trois Compositions pour piano (1958), le premier Quatuor à cordes (1961), la Première Symphonie (1963), la symphonie de chambre Spectres (1965), la Deuxième Symphonie (1967) et Hymne (1970).
Les expériences avant-gardistes avec les formes sonores ont radicalement élargi l’espace d’indépendance par rapport à la rhétorique officielle. Celle-ci s’est trouvée réduite à néant du fait de l’intraduisibilité des nouvelles transformations musicales. Pärt et Silvestrov rejetaient tout le vocabulaire du régime, ses symboles sacrés, ses dates anniversaires, ses décors héroïques et, surtout, l’ensemble des tons et des intonations canoniques. Pour eux, ce langage intrinsèquement mensonger n’existait pas. C’est précisément pour cette raison qu’il leur était impossible de s’y conformer. Certes, ils ne pensaient pas écrire « contre » ; cela arriva comme un effet secondaire de leur cheminement naturel sur leur voie propre.
Le dépassement des canons de la culture soviétique alla de pair avec la sortie hors des cadres canoniques du classicisme musical en tant que tel.
Dans quelle mesure les critiques occidentaux ont-ils perçu ce double mouvement ?
Philosophe parmi les musicologues et musicologue parmi les philosophes, Theodor Adorno a accueilli avec une grande sensibilité les œuvres du jeune Valentin Silvestrov. Dans une lettre4 adressée au musicologue Fred Priberg le 25 mai 1964, Adorno écrit :
« Silvestrov m’a donné l’impression de quelqu’un de très doué ; je ne saurais partager l’objection de certains puristes, qui trouvent sa musique trop expressive, et il serait dommage qu’il cherche simplement à reproduire de manière plus ou moins mécanique ce qui s’est passé en Europe occidentale ces vingt dernières années. Certes, j’ai l’impression qu’il a en effet un fort besoin d’expressivité. » Et plus loin : « À Brême, j’ai entendu dire qu’il serait dans une situation particulièrement difficile. Parce qu’il “écrit des dissonances”, il serait tout simplement privé de moyens de subsistance. Ce sont des choses terribles, même si elles ne s’accompagnent plus de violences directes… Mais que peut-on faire ? Même la publication des œuvres de ces compositeurs, qui sont persécutés chez eux par des secrétaires haut placés peut, dans certaines circonstances, les mettre en danger. Mais si vous pensez que M. Silvestrov serait heureux d’apprendre que je le considère comme un compositeur incontestablement talentueux, je vous laisse bien sûr toute liberté pour le lui faire savoir.
Bien amicalement,
Votre dévoué T. V. Adorno »
Il fallait s’armer de patience pour clarifier la place de l’Ukraine sur la carte culturelle de l’Europe. L’émancipation du langage musical de l’avant-garde kyïvienne par rapport aux effets de la mode s’est produite beaucoup plus rapidement. Plus tard, Silvestrov résumera les choses ainsi : « L’avant-gardisme peut être interprété comme “esprit d’une liberté risquée” ; par conséquent, si l’on suit cet esprit, on ne peut s’installer dans un “champ fertile”. Ce sont tous les “champs” qu’il faut rapidement traverser. L’avant-garde, c’est aussi le dépassement de l’avant-garde. Il a fallu dépasser “l’automatisme de la nouveauté” pour que la nouveauté pénètre plus profond. C’est pourquoi je considère tout ce qui s’en est suivi chez moi comme la continuation de cet esprit5 »
Adorno s’inquiétait à juste titre de l’influence de tendances qu’il connaissait ; mais dans le cas de Silvestrov, ce danger était clairement exagéré, et le temps a montré la force du non-conformisme du compositeur.
Dans sa préface au livre de Silvestrov, Philippe de Lara souligne « la place unique de Silvestrov dans le destin de la musique après l’avant-garde. Ce que ses confrères lui reconnaissent et ce que nous devons tous entendre, c’est que Silvestrov n’est ni post-moderne, ni anti-moderne. Amoderne peut-être ? Son attitude est celle du pas de côté. » Cette observation pertinente vaut aussi pour Pärt. Le musicologue italien Enzo Restagno lui a demandé s’il souhaitait donner un visage humain à la technique d’avant-garde. En repensant à sa recherche de formes dans ses deux premières symphonies, Pärt a répondu : « Aujourd’hui, je suis devenu plus tolérant, y compris envers ce style. Ce ne sont pas les douze tons en tant que tels qui sont en cause : tout dépend du compositeur et de la manière dont il utilise ces douze tons, du résultat qu’il souhaite obtenir, si c’est du miel ou du poison. Webern, par exemple, n’a jamais produit de poison. Il existe des limites claires à l’utilisation de ce matériau ; avant tout, il faut avoir une idée des fruits concrets que peut produire ce système6. »
Avec une originalité surprenante, Pärt et Silvestrov ont, chacun à sa manière, exprimé cette vérité selon laquelle la forme est la « sœur jumelle » de la liberté, malgré tous les efforts des idéologues pour exclure de la « famille soviétique des peuples » ces deux sœurs persécutées.
<p>Cet article « Musiques en résistance : Arvo Pärt et Valentin Silvestrov » : un extrait a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Volodymyr Yermolenko
Ce défenseur des droits humains a passé plus de deux ans dans les geôles russes : un dialogue philosophique.
<p>Cet article Maksym Boutkevytch : « En captivité, je pensais à la violence, à la mort, à l’amour et à la liberté » a été publié par desk russie.</p>
En juin 2022, Maksym Boutkevytch, journaliste et militant des droits de l’Homme, qui a rejoint l’armée dès le début des hostilités, a été fait prisonnier de guerre par la Russie et accusé d’avoir commis un crime de guerre dans une affaire montée de toutes pièces. Condamné à 13 ans de prison, il a passé près de deux ans et demi derrière les barreaux dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie avant d’être libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers en octobre 2024. Le philosophe Volodymyr Yermolenko a enregistré une conversation avec lui où il est question de la vie et de la mort, de la liberté et de la peur, de l’espoir et du désespoir. Desk Russie vous propose la transcription traduite de l’ukrainien de ce dialogue.
Cela fait presque un an que vous avez été libéré. Vous avez passé deux ans en captivité russe dans les territoires occupés de l’Ukraine. À quel point ce souvenir est-il profond ? À quelle fréquence vous souvenez-vous de ces choses qui, j’imagine, ont été horribles ?
Parfois, je pense que j’ai déjà tourné la page, mais je me rends compte que ces souvenirs me reviennent souvent. Cela m’arrive assez fréquemment dans mes conversations, quand soudainement je fais des comparaisons avec mon expérience en prison ou en captivité. C’est donc encore très ancré en moi.
Revenons un peu en arrière. Je vous connais comme une personne aux idées très gauchistes et un défenseur des droits humains. Dès l’invasion à grande échelle, vous avez décidé de vous engager dans l’armée. Comment vous expliquez-vous cela ?
Avant l’invasion à grande échelle, certains me connaissaient comme défenseur des droits humains, d’autres comme journaliste, d’autres encore comme anarchiste. Un cercle très restreint connaissait mes relations avec la religion, savait que je suis chrétien, croyant, etc. Certaines personnes me connaissaient comme un progressiste attaché à la protection et à la défense des minorités vulnérables, y compris les LGBTQI+. Et bien sûr, ces différentes images étaient souvent contradictoires dans la perception des gens.
Pour moi, elles étaient toutes étroitement liées. Et je me suis dit que j’avais besoin d’espace et de temps pour faire un travail mental, peut-être oserais-je dire intellectuel, afin de retracer ces interconnexions avec mes principes fondamentaux. J’avais besoin de temps et d’espace pour cela, sans être dérangé par les activités quotidiennes, qui sont toujours très prenantes.
Vers le troisième jour de ma détention dans la prison de Louhansk occupée, je me suis soudain dit : d’accord, tu voulais avoir de l’espace et du temps pour réfléchir à tes principes fondamentaux. Tu es ici. Tu n’es pas dérangé, sauf par les interrogatoires. Tu n’as pas de textes, tu n’as pas de stylo, tu n’as pas de papier, tu n’as rien. La seule chose que tu as, c’est la capacité de réfléchir.
Réfléchis à tes principes fondamentaux, à la façon dont ils se concrétisent. Je sais que, dans le milieu anarchiste par exemple, on se demandait comment je pouvais concilier des activités en faveur des droits humains avec une vision anarchiste du monde, et vice versa. Pour moi, c’était tout à fait naturel. Car même le concept le plus classique de violation des droits de l’Homme concerne le conflit entre l’État et l’individu. Il s’agit donc toujours de l’État. Les défenseurs des droits humains sont du côté de l’individu contre l’appareil étatique, qui est une forme de violence aliénante, ou du moins qui oblige les gens à faire ce qu’ils ne veulent pas faire.
Permettez-moi de vous poser une question sur le système carcéral russe. Dans quelle mesure la violence y joue-t-elle un rôle ? Êtes-vous d’accord avec certaines de mes idées, selon lesquelles toute la société russe actuelle, et peut-être aussi passée, est fondée sur l’idée de violence ? La violence, pour cette société, et peut-être pour toute tyrannie, est le moyen de montrer qui est le chef, qui détient le pouvoir. Ce n’est pas la persuasion qui mène à l’autorité. Ce ne sont pas les qualités. C’est la violence. Qui peut vous battre le plus. Et si vous êtes plus violent que les autres, alors vous prétendez au pouvoir ou le revendiquez. Êtes-vous d’accord avec cela ?
Oui, tout à fait.
L’appareil d’État russe utilise tous les moyens à sa disposition pour atteindre ses objectifs. Mais la violence est un élément structurel sous-jacent dans tous ces moyens. Vous savez, il y a plusieurs films russes qui étaient très populaires à l’époque. Lorsque j’ai été condamné pour des accusations fabriquées de toutes pièces et transféré dans la partie pénale de la prison, j’ai eu accès à la télévision. Et j’ai vu qu’il y avait plusieurs films qui étaient diffusés sur toutes les chaînes de télévision, à tour de rôle.
Il s’agit principalement de films de Balabanov, un réalisateur russe, surtout de Brat (le frère), et Brat 2. Ce dernier est le plus important. Et il a pour devise que la force est la vérité. Car le protagoniste principal est en fait un sociopathe, qui sait mieux que quiconque comment tuer des gens. C’est ce qu’il fait tout au long du film, sans aucune pitié, pensant que cela prouve qu’il a raison. Le slogan tiré du film, « La force est dans la vérité : celui qui détient la vérité est le plus fort ! », a été peint sur des armements russes lorsque nous avons été capturés et transférés vers notre destination finale. En gros, c’est la croyance que si vous êtes fort, la force tient lieu de droit. Mais la force se manifeste de manière très physique.
Si je peux vous forcer à faire quelque chose et que vous ne pouvez pas résister, cela signifie que j’ai raison. Et si vous désobéissez, je peux vous détruire complètement. Pour moi, c’est là le motif sous-jacent de toute l’idéologie du monde russe, et l’élément structurel principal du fonctionnement de la machine russe.
Comment cela se manifestait-il concrètement pendant votre captivité ? Dans votre cas, les Russes ont utilisé une sorte de simulacre de loi. Ils ont encore des avocats qui ne vous voient pas, mais qui signent des papiers. Ils jouent donc à ce jeu de la loi. Or derrière tout ce jeu se cache en réalité cette violence.
Gardons à l’esprit que je faisais partie d’une minorité de prisonniers de guerre, qui ont été condamnés sur la base d’accusations fabriquées de toutes pièces. La grande majorité des prisonniers de guerre sont détenus sans aucune accusation pénale ni aucune condamnation.
Avant que la soi-disant affaire pénale ne soit lancée contre moi, nous vivions en tant que prisonniers de guerre dans une aile séparée de la prison de Louhansk. Nos geôliers avaient instauré là-bas une atmosphère de peur. Ils faisaient tout leur possible pour que nous ayons peur en permanence – peur des actes de violence imprévisibles de nos gardiens –, afin que nous obéissions à tous les ordres qui nous étaient donnés.
C’était une manipulation par la violence. Et c’est à ce moment-là que j’ai commencé, comme je l’ai mentionné précédemment, à réfléchir à mes principes fondamentaux. J’ai commencé par ces phénomènes auxquels j’étais confronté, à savoir la violence, la peur et la douleur, car c’était quelque chose qui imprégnait toute notre réalité.
Cela ne veut pas dire que c’était totalement arbitraire, non, mais on ne pouvait jamais prédire la réaction des gardiens à quoi que ce soit, à moins de suivre strictement les ordres, ce qui faisait de nous des jouets. On pouvait vous demander de chanter l’hymne russe. À l’époque, ce n’était pas encore le cas, car les territoires occupés de la région de Louhansk n’avaient pas encore été officiellement annexés par la Russie. Nous avons été contraints d’apprendre par cœur l’hymne de la soi-disant République populaire de Louhansk. Ou faire des pompes ou des abdos autant de fois qu’ils le souhaitaient, dans les conditions qu’ils imposaient. Et si vous n’obéissiez pas, vous étiez puni.
Plus tard, après ma libération, j’ai visité Hohenschönhausen, une prison de la Stasi, les services secrets est-allemands, à Berlin-Est. C’était intéressant de voir comment ils utilisaient, à partir des années 1960 ou 1970, la pression psychologique ou la manipulation. Ce à quoi nous étions confrontés était beaucoup moins sophistiqué et beaucoup plus brutal. C’était de la violence physique, de la douleur physique, et la peur qui en découlait.
Pour moi, tout cela menait en fait au concept de la mort, car la douleur est un signe que la mort approche. Parce que quelque chose ne va pas dans votre corps, vous vous rapprochez, vous avancez vers votre fin physique. Et la peur est l’anticipation de la douleur. Donc, en gros, toute l’atmosphère était une manipulation de la mort. Et cela m’a vraiment frappé. Plus tard, après qu’ils ont lancé ma procédure pénale, cela a commencé à devenir légèrement différent.
Au tout début de la procédure, tout était également basé sur la douleur et la peur. C’est ainsi qu’ils m’ont extorqué ce qu’ils appellent des aveux. Mais quand j’ai finalement été condamné comme criminel de guerre, pour des choses que je n’avais bien sûr jamais commises, j’ai été un peu surpris par l’absurdité de l’affaire.
Je n’avais pas consulté mon dossier au début, car je n’en avais pas le droit. J’ai dû signer des feuilles de papier dont ils avaient recouvert le texte d’une feuille blanche et m’ont simplement dit de signer là et là. J’ai donc été surpris par deux choses. La première était l’absurdité de l’essence même de cette soi-disant affaire pénale. Il était évident qu’ils se moquaient de la crédibilité des accusations portées contre les prisonniers de guerre ukrainiens.
La deuxième chose était leur minutie scrupuleuse en matière de procédure. Toutes les feuilles devaient être remplies et signées, tous les formulaires devaient être remplis, toutes les règles devaient être suivies à la lettre, bien sûr. Par exemple, lors de chaque interrogatoire, je devais être accompagné de mon avocat, de mon défenseur.
Dans tous les protocoles, il était indiqué que mon avocat était présent, et ils étaient signés par cet avocat, alors que je ne l’avais jamais vu de ma vie, pas même une seule fois. Je pense que toutes les personnes impliquées savaient très bien à quel point ces affaires étaient peu crédibles, mais elles se souciaient néanmoins de la procédure. Je me demande encore pourquoi.
Et si je vous disais que c’est parce que les Russes veulent imiter quelque chose ? Vous voulez la loi ? Voici la loi. Vous voulez la procédure ? Voici la procédure. Personne ne peut nous accuser. En réalité, nous suivons les règles, car nous pouvons tout imiter. Et donc, quand on peut tout imiter, quand on peut transformer l’anarchie en une apparence de loi, alors on peut transformer la paix en guerre, on peut transformer l’amour en haine ou la haine en amour. C’est peut-être la raison ?
C’est possible. Je me souviens que, quand j’étais jeune, cela a été une découverte à un moment donné, lorsque nous avons parlé des droits de l’Homme et de l’État de droit. Soudain, quelqu’un m’a dit : « Si vous considérez l’État de droit comme une chose formelle, comme le respect des procédures écrites, alors l’Allemagne nazie était un État de droit. » Bien sûr, les nazis ne respectaient aucun droit humain, mais avant de lancer l’Holocauste à grande échelle, ils ont dû tenir une conférence, qui portait davantage sur la manière de le présenter légalement que sur son aspect technique.
C’était probablement le cas ici. À un moment donné, pendant ma captivité, environ deux à trois semaines avant que le soi-disant tribunal me condamne, j’ai demandé à mon enquêteur s’il y aurait une audience, avec un juge, un procureur, un avocat de la défense, bref, toute la procédure. Il a répondu oui. Et j’ai demandé pourquoi. À quoi ça sert ? Personne dans le tribunal ne croirait à l’affaire elle-même. Pourquoi ne pas simplement imprimer le verdict, qui est, j’en suis sûr, déjà rédigé, le tamponner, et je pars pour la colonie et tout le monde fait semblant. Il m’a répondu non, parce qu’il y a une procédure.
Cela fait également référence au mot pravda, « vérité », mais qui signifie également « justice » en russe et en ukrainien. Donc, en gros, ils veulent montrer qu’ils ont tout fait po pravde, c’est-à-dire de manière honnête et juste. Mais revenons à cette idée de violence. J’ai un mot pour cela, la thanatocratie, le règne de la mort, par lequel j’entends en fait que vous invoquez la peur, mais pour produire la peur, le tortionnaire doit montrer que votre mort lui appartient. C’est lui qui décide quand vous mourrez. Si je veux vous tuer, je vous tuerai. Si je veux vous battre, je vous battrai. Si je ne veux pas vous battre, je ne vous battrai pas. Mais tout m’appartient. Vous n’avez aucune subjectivité. Vous n’êtes qu’un jouet. En fin de compte, cela explique toutes les idées tyranniques, du stalinisme au poutinisme : le tyran est propriétaire de votre mort. Et cela signifie qu’il est propriétaire de votre vie. Il peut faire ce qu’il veut de ses esclaves.
C’est vrai. Et c’est exactement ce que l’on ressentait. Au début, nous avons demandé à plusieurs reprises à nos geôliers quelles étaient les règles. On nous a répondu : « Vous verrez bien. » Et nous avons vu, oui, mais nous l’avons appris à nos dépens. Cependant, il y avait certaines règles, car ils avaient aussi peur de leurs supérieurs. S’ils allaient trop loin, ils devaient rendre des comptes. Mais certaines personnes étaient exemptes de ces règles. Par exemple, les enquêteurs du Comité d’enquête de la Fédération de Russie.
Ils ont commencé avec moi par un interrogatoire musclé qui a duré plusieurs heures. Ils m’ont dit, littéralement, qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient, car personne n’avait accès à moi. Personne. Selon leurs dires, leurs supérieurs leur avaient donné carte blanche.
Voilà comment ils me parlaient. « Alors, quel âge avez-vous ? Oh, je pense que ça suffit. Vous savez quoi ? Sortons. Je vais vous donner une cigarette. Et ensuite, je vous abattrai, parce que vous m’ennuyez. »
Bien sûr, c’était du bluff à ce moment-là. Mais le message principal n’était pas du bluff. Ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient. Ils avaient tous pouvoirs. Après avoir été capturés, nous avons été envoyés vers notre destination, la prison de Louhansk sous occupation. Nous avons passé la nuit dans un lieu tenu secret. Nous ne pouvions pas voir où nous étions.
Le commandant local, un officier russe, a essayé d’humilier les prisonniers de guerre, de les provoquer, en fait, pour susciter une réaction émotionnelle. Nous devions nous agenouiller devant lui lorsqu’il nous parlait.
Bien sûr, il portait une cagoule. Puis, le lendemain, ils ont enregistré des vidéos avec nous, affirmant que nous étions bien traités, que nous avions de la nourriture et de l’eau, et que nous n’étions pas battus, ce qui était vrai à ce moment-là. Lorsque ceux qui avaient enregistré ces vidéos sont partis, quelques heures plus tard, j’ai finalement été frappé pour la première fois par ce commandant, qui est entré dans la pièce où nous étions détenus.
Nous devions de nouveau nous agenouiller, les mains liées derrière le dos. Il a alors sorti son téléphone portable. Il a commencé à réciter un texte.
Il nous a dit que nous allions maintenant étudier l’histoire de l’Ukraine. Et il a commencé à réciter un texte qui, d’après ce que j’ai compris, était un texte de Poutine. Il a commencé à lire ce texte sur l’histoire de l’Ukraine et a forcé les prisonniers de guerre agenouillés devant lui à répéter plusieurs phrases, plusieurs paragraphes.
Et si quelqu’un faisait un lapsus ou une pause trop longue, ou quelque chose comme ça, je recevais un coup avec un bâton en bois sur l’épaule, parce que j’étais le seul officier de toute la compagnie, le commandant de la plupart de ces hommes. Et en très peu de temps, il est devenu évident qu’il y prenait plaisir, presque physiquement.
Comme il portait une cagoule, je ne pouvais voir que ses yeux, qui ont commencé à s’embuer. Et il s’est mis à marmonner quelque chose d’indistinct. Il prenait vraiment plaisir à frapper. J’en garde une cicatrice. Je plaisante parfois en disant que la version russe de l’histoire ukrainienne est écrite sur ma peau, ce qui est une belle métaphore, mais c’est une procédure assez douloureuse, je dois dire.
Le but évident de toute cette procédure n’était pas de nous rééduquer, mais de nous faire peur, de montrer sa supériorité, de montrer qu’il pouvait faire ce qu’il voulait à n’importe lequel d’entre nous. J’étais commandant, j’étais officier supérieur et il pouvait me battre sans raison, sans aucune conséquence.
Après avoir réfléchi à la violence, quelles ont été les étapes suivantes de votre réflexion ? Nous avons l’exemple remarquable d’Ihor Kozlovsky, qui parle aussi beaucoup de la captivité et de ses réflexions en prison. Nous avons d’autres histoires remarquables, comme celle de Myroslav Marynovytch et de nos grands dissidents et intellectuels européens, comme Gramsci, qui a écrit ses meilleurs textes en prison. Qu’est-ce que cela représentait pour vous ?
C’était l’un des principaux moyens de me maintenir, de rester moi-même. Je n’avais pas prévu de le faire, mais j’ai ensuite réalisé à quel point c’était important pour mon bien-être intérieur. Cela a créé un certain espace, mon espace, qui ne pouvait être envahi par les gardiens, par mes enquêteurs, qui se moquaient bien de ce que je pensais de la violence, de la mort, de l’amour ou de la liberté. Et j’ai réfléchi à ces choses aussi.
En captivité, vous n’avez aucun espace privé. La vie privée n’existe pas en tant que telle, en tant que notion. Le seul espace que vous pouvez contrôler dans une certaine mesure s’arrête essentiellement à la surface de votre peau. Et il est envahi de manière plus ou moins régulière.
Mais ensuite, vous créez cet espace mental que vous protégez, et c’est là que vous réalisez votre liberté, et c’est là que se trouve votre moi intérieur, votre essence, en gros. Et j’ai commencé à réfléchir aux concepts de violence, de douleur, de peur et de mort.
Cela m’a conduit à la notion d’action, à la capacité de faire des choix, à la liberté, en tant que quelque chose qui est intimement lié au concept même de notre humanité. Et à l’amour en tant qu’acceptation et affirmation ultimes de l’existence d’une autre personne, d’un autre être. C’est ce qui était fondamental pour moi. Et ils ne pouvaient rien y faire.
Cela me rappelle, si vous vous souvenez, chez Romain Gary, cet exemple où il est emprisonné et où il imagine qu’il se trouve dans une grande prairie avec des éléphants, et comment, dans une toute petite cellule, il imagine qu’il voit le ciel et l’espace. C’était en quelque sorte une superposition à la violence à son égard.
Exactement. Si vous voulez être vous-même, conserver votre humanité, vous vous efforcez de voir les choses d’un autre point de vue, de devenir plus que ce que vous êtes. C’est très important. Plus tard, j’ai entendu parler d’anciens prisonniers de guerre qui avaient des parcours très différents, mais qui imaginaient aussi certaines situations plus ouvertes, ou très différentes, mais définitivement plus libres et non contraintes par ces murs.
Et c’est ce qui les a maintenus là-bas. Pour moi, il était également important de travailler avec des textes pour essayer de formuler mes pensées. Or, comme je l’ai mentionné, nous n’avions ni stylo ni papier, nous n’avions même pas de papier toilette.
J’ai donc essayé de composer des textes dans ma tête, comme des éditoriaux. L’une de mes plus grandes craintes était d’oublier les langues, d’oublier à un moment donné l’ukrainien, non pas de l’oublier réellement, mais il y a eu plusieurs mois pendant lesquels il n’y avait personne qui parlait ukrainien autour de moi. Et bien sûr, mon anglais, j’avais tellement peur d’oublier mon anglais.
J’ai donc composé des textes en anglais, je m’imaginais parler à un public anglophone qui me posait des questions sur la guerre et la captivité. Plus tard, après plus de deux ans, lorsque j’ai été libéré et que j’ai parlé à des publics anglophones, c’était comme un rêve devenu réalité, car c’est finalement ce qui s’est passé. J’ai également inventé des histoires, pour divertir mes codétenus, qui étaient également des prisonniers de guerre, mais aussi, je pense, par transgression.
J’ai inventé une série de nouvelles ou de romans courts dystopiques, qui formaient un cycle. Je me suis rendu compte que mes codétenus s’ennuyaient énormément. Je ne m’ennuyais jamais, j’avais toujours quelque chose à faire.
Je composais aussi des prières dans ma tête, je les récitais, j’essayais de les mémoriser. Mais à un moment donné, après une nuit presque blanche, parce que nous avions faim et que j’ai été piqué par des punaises, ce qui est très courant, j’ai commencé à composer cette histoire.
Un matin, j’ai dit à mes codétenus : « Écoutez, si vous voulez vous divertir, vous savez, c’est idiot, mais j’ai une histoire que je pourrais vous raconter. » Ils étaient intéressés, je la leur ai racontée, et ils m’ont posé deux questions. La première était : « Est-ce que tu vas bien ? » Et la deuxième était : « D’accord, et la suite ? Maintenant, tu vas devoir en composer une autre. »
À la fin de la journée, avant d’être transféré dans une autre cellule, j’avais écrit sept histoires, qui se déroulaient dans un futur dystopique très lointain, bien sûr très politiques et sarcastiques. Mais c’était une tentative pour sortir de notre situation et la regarder avec plus de recul.
C’est incroyable. Nous attendons ces histoires avec impatience. J’espère que vous les écrirez et que vous les publierez.
Je l’espère. Je m’en souviens encore, en fait. Je comprends que mon sens de l’humour ne plaise pas à tout le monde, mais j’espère que certaines d’entre elles feront rire les gens.
Vous parlez de l’amour et de la façon dont il est possible de penser à l’amour dans ces circonstances. Je peux le formuler autrement : est-il possible de survivre sans penser à l’amour dans ces circonstances ?
Je pense qu’il est possible de survivre. Je ne suis pas sûr que cela vaille la peine de survivre si l’on rejette toute idée d’amour. Je fais ici écho à Viktor Frankl7, il n’est pas possible de survivre sans donner un sens à sa vie. Il faut avoir une compréhension personnelle que tout cela n’est pas vain, qu’il y a un sens à tout cela. Il faut également avoir l’assurance intérieure qu’il y a là-bas des gens qui pensent à vous, qui se souviennent de vous, qui parlent de vous, qui se battent pour vous. Si l’on était assuré qu’il y avait quelqu’un là-bas, cela donnait un sens, comme si l’on devait vivre assez longtemps pour être libre et pour voir ces personnes, les entendre et les remercier.
J’ai réalisé qu’être en captivité était plus difficile pour les détenus qui pensaient que nous étions oubliés. Or c’était un message qui nous était constamment asséné par nos gardiens et nos interrogateurs. Vous êtes oubliés, vous avez disparu.
Et la deuxième chose, c’est apparemment le sens de l’humour. Très sarcastique, très sec, très sombre parfois, mais c’est essentiel de l’avoir. Il est également important de ne pas céder aux aspects les plus sombres de la sous-culture carcérale, car après ma condamnation, j’ai été placé avec des criminels de droit commun.
Eux vivent dans le monde de la sous-culture carcérale, que j’ai dû apprendre très rapidement, dès que possible. Cependant, même dans ses aspects les plus sombres, elle est basée sur le partage, sur une notion de solidarité parfois tordue, mais néanmoins présente. Et si vous n’êtes pas complètement cynique, vous vous souciez des personnes qui vous entourent et elles, dans une certaine mesure au moins, se soucient de vous. En ce qui concerne plus particulièrement les prisonniers de guerre, les personnes les plus précieuses pour cette communauté, si je puis dire, étaient celles qui se souciaient des autres sans condition.
Pas parce que telle personne partage mes opinions politiques et pas parce que telle personne est, je ne sais pas, originaire de ma ville natale. Parfois, ce n’était même pas parce qu’il s’agissait d’un prisonnier de guerre, mais simplement parce que c’était un autre être humain dans le besoin. Et ce genre d’entraide en captivité était quelque chose qui donnait un sens à beaucoup de choses.
Je n’avais jamais réalisé auparavant tout ce que je devais aux autres. À quel point j’étais tributaire des autres pour pratiquement tout. Lorsque j’ai été libéré, l’une des premières choses auxquelles j’ai pensé, c’est que j’étais libre grâce à d’autres personnes. Ce sont elles qui m’ont permis d’être libre.
Donc pour moi, actuellement, la liberté n’est pas l’absence de quelqu’un ou de quelque chose, mais la présence de quelqu’un ou de quelque chose. Et par conséquent, les gens sont la seule chose qui ait du sens. Je pense également que la rencontre avec l’idéologie du monde russe, le Rousski Mir, a rationalisé certaines pensées dans ce sens, car dans cette idéologie, il est très clair que l’être humain n’est rien.
En revanche, l’État est tout. Cela se reflète même dans l’hymne russe, en fait, si l’on compare les deux hymnes, russe et ukrainien. Dans l’hymne russe, les êtres humains ne sont mentionnés qu’une seule fois en tant que tels.
Ce sont des lignes très intéressantes. Le texte dit : notre loyauté envers l’État nous donne de la force. C’est ainsi que cela a été, c’est ainsi que cela est, et c’est ainsi que cela sera pour toujours. Ce n’est donc pas parce que nous sommes loyaux envers l’État ou notre patrie que ceux-ci sont forts. Non. Nous sommes forts tant que nous sommes loyaux.
Et lorsque nous cessons d’être loyaux, nous sommes impuissants, nous ne sommes rien, nous sommes poussière. Et l’État restera. En parlant en termes religieux, j’ai soudainement réalisé que le deuxième commandement est l’un des plus importants à l’heure actuelle, l’interdiction de l’idolâtrie, car l’État est une création humaine, qui a soudainement décidé qu’il avait ses propres droits et qu’il avait besoin de sacrifices, y compris des sacrifices humains.
Mais il n’y a pas d’État, il n’y a pas de pays, il n’y a rien d’autre, en fait. Il y a des êtres humains qui, par leurs interactions, par leurs accords, par cet incroyable réseau entrelacé de leurs relations, multicolores, très intéressantes, créent des structures. En réalité, c’est nous qui sommes ici et nous devons prendre soin les uns des autres.
Et la forme ultime de l’attention est, bien sûr, l’amour, car c’est une acceptation et une affirmation inconditionnelles. C’est ainsi que j’en suis arrivé là.
Transcrit et traduit de l’ukrainien par Desk Russie
Écouter l’original
À lire également sur notre site :
<p>Cet article Maksym Boutkevytch : « En captivité, je pensais à la violence, à la mort, à l’amour et à la liberté » a été publié par desk russie.</p>
12.10.2025 à 20:59
Arthur Kenigsberg
À l’heure de tous les dangers, l’auteur plaide pour changer la vision que les Européens de l’Ouest ont de leurs voisins orientaux.
<p>Cet article L’Europe de l’Est n’existe pas a été publié par desk russie.</p>
Tel est le titre de l’essai d’Arthur Kenigsberg (Éditions Eyrolles, 2025) dont nous publions l’introduction. À l’heure de tous les dangers, l’auteur plaide pour changer la vision que les Européens de l’Ouest ont de leurs voisins orientaux. Comprendre ces pays est nécessaire pour renforcer l’unité européenne et faire face aux chocs géopolitiques, militaires et technologiques qui s’annoncent. Notre avenir, affirme Kenigsberg, se joue entre la mer Baltique et la mer Noire.
De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique,
Winston Churchill, 5 mars 1946
un rideau de fer s’est abattu à travers le continent.
Péninsule de Crimée, palais de Livadia, février 1945
Dans la majestueuse résidence d’été des tsars de Russie, au bord de la mer Noire, Joseph Staline, Franklin Roosevelt et Winston Churchill épiloguent sur la future architecture du continent européen et des territoires « libérés » du nazisme. Un mythe tenace enrobe les conclusions de cette Conférence de Yalta : les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) y auraient décidé et dessiné soigneusement les traits du nouveau partage de l’Europe. Alors que l’Allemagne nazie désormais envahie était sur le point de plier, le dictateur de l’URSS aurait obtenu du président américain et du Premier ministre britannique le contrôle des pays d’Europe centrale et orientale « libérés » par l’Armée rouge.
En réalité, les principes adoptés au palais de Livadia s’inscrivent dans une série de rencontres commencées dès 1943 à Téhéran et à Moscou dans lesquelles la Grande-Bretagne et les États-Unis insistaient sur la construction d’un nouvel ordre international où les puissances ne chercheraient plus à étendre leurs sphères d’influence. La question des frontières de la Pologne et la tenue d’élections libres dans les territoires débarrassés du joug nazi constituaient deux solides points de divergences entre ces trois puissances alliées face à Hitler.
Londres étant devenue depuis 1940 la capitale des gouvernements en exil de Tchécoslovaquie et de Pologne, l’administration britannique était lucide sur la nature et les ambitions du régime soviétique. Churchill n’ignorait pas les vues impérialistes soviétiques sur la majorité des pays d’Europe centrale et orientale qui avaient arraché ou tenté d’arracher8 leur indépendance sur les décombres des empires allemands, russes et austro-hongrois tombés après 1918. La préoccupation principale invoquée par le régime stalinien était la nécessité pour l’URSS de se « prémunir des invasions venues de l’Ouest » et de ne pas avoir un « cordon sanitaire » qui la séparerait de l’Allemagne. Son contrôle des pays d’Europe centrale et orientale était donc une priorité stratégique.
L’administration américaine n’était pas plus candide face aux ambitions soviétiques. Averell Harriman, ambassadeur des États-Unis à Moscou, écrit en 1944 : « Lorsqu’au titre de sa sécurité, un pays commence à étendre à la force du poignet son influence au-delà de ses frontières, on ne voit pas où cette influence peut s’arrêter. Si l’on admet que l’Union soviétique a le droit de s’introduire au nom de sa sécurité chez ses voisins immédiats, il devient logique à un moment donné qu’elle s’introduise chez les voisins de ces voisins9. » En dépit de cet avertissement, Washington accédera aux revendications sécuritaires du Kremlin et montrera que Roosevelt n’avait pas les mêmes priorités stratégiques et politiques que Londres ou les gouvernements européens en exil.
Roosevelt, obnubilé par l’objectif d’apaiser les Soviétiques afin de les rallier à la nouvelle Organisation des Nations unies et à la guerre contre le Japon, accepte par utopisme, cynisme ou désintérêt les fausses promesses de Staline sur l’Europe centrale, orientale et balkanique. Le dirigeant de l’URSS accepte d’organiser des élections libres dans chaque pays libéré par l’Armée rouge : la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Alors que Tallinn, Riga, Vilnius, Minsk, Kyïv, Chișinău et Tbilissi sont déjà avalées par l’empire soviétique, Varsovie, Prague, Budapest, Bucarest et Sofia seront finalement dirigées, sans élections libres, par des régimes communistes à la botte du Kremlin. Staline a trahi ses engagements, ces pays vivront près de cinquante ans derrière le rideau de fer10.
Quatre-vingts ans après, nous pouvons constater que ce n’est pas à Yalta que le lourd partage de l’Europe en deux blocs fut décidé. L’occupation des pays d’Europe centrale et orientale, écrasés par le ciment totalitaire de la nouvelle « Europe de l’Est », fut imposée par le chef suprême de l’Armée rouge. L’histoire frappa Yalta d’une légende noire et jugea avec sévérité la naïveté ou la faiblesse, parfois les deux, de Churchill et de Roosevelt face à Staline. L’Europe centrale et orientale a été perdue par manque d’anticipation et de profondeur stratégique face à la vision des relations internationales de l’URSS : « Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable. » Ce sont la force et les rapports de force qui régissent ces négociations, pas les engagements ou le droit international.
L’Europe de l’Est est la création artificielle de Staline, extorquée par son pouvoir de duperie et couverte par les bruits des bottes de l’armée soviétique. Ni la géographie, ni l’Histoire, ni la culture, ni la langue, ni la religion et encore moins la volonté politique ne prédisposaient toutes ces nations à vivre dans le même bloc et sous la même chape de plomb. L’Europe de l’Est fut la négation de leurs aspirations à l’autodétermination et à l’indépendance.
Alors que la victoire contre le nazisme est synonyme de libération pour la France et les Français, pour l’Europe centrale et orientale « la libération, c’est la terreur11 » : déportations de masse, assassinats, viols, emprisonnements, pillages… Les espoirs de liberté, de démocratie et de respect des droits humains s’envolent. La désolation économique, la répression politique, les tentatives d’effacement culturel, les déformations de l’architecture urbaine et des paysages marquent cette séparation violente avec l’Occident jusqu’à la chute du mur du Berlin.
Cette colonisation russo-soviétique craque sous le poids des résistances nationales au communisme en 1989 et s’effondre définitivement en 1991. Durant ces deux années, la Pologne, la Tchécoslovaquie12, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, le Bélarus, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie déclarent leur indépendance. Ces pays naissent ou ressuscitent. L’Europe de l’Est disparaît, mais ne quitte pourtant pas les esprits.
En plus de cinquante ans de guerre froide, cette appellation s’est profondément enkystée dans notre imaginaire et notre carte mentale jusqu’à les figer. Comme si le rideau de fer n’avait pas été brisé, comme si ces pays n’avaient pas entamé leur « retour à l’Europe », comme s’ils étaient toujours ligotés au glacis communiste, cette notion d’ « Europe de l’Est » continue d’être le prisme de lecture privilégié en France. Coincées entre le regard romantique d’une gauche anticapitaliste sur les régimes communistes et le regard admirateur d’une droite conservatrice pour la « Russie éternelle », l’Europe centrale et orientale restent un impensé français. Ces pays ont été bien trop longtemps regardés et pensés à l’ombre de l’Union soviétique puis de la Fédération de Russie.
Faute de la considérer également comme l’ « arrière-cour » historique et géographique naturelle de l’Allemagne, la France a longtemps considéré qu’elle n’avait pas d’intérêt à conceptualiser son regard, sa présence et son influence dans cette région « entre mer Baltique et mer Noire ». Elle n’est pas parvenue à prendre les tournants de la fin de l’URSS en 1991 puis des élargissements européens de 2004 et 2007 pour saisir les opportunités de rapprochement qui se présentaient. Cette incompréhension, souvent mutuelle, et le désintérêt, souvent à sens unique, entre la France et les pays d’Europe centrale et orientale ne pouvaient faire naître que frustrations et ressentiments, aggravant les fractures « Est-Ouest ».
Ces appellations d’ « Europe de l’Est » ou de « pays de l’Est » nuisent à la compréhension des dynamiques, des particularités et de la diversité des pays d’Europe centrale et orientale. Ils ne constituent pas un bloc. La Lituanie ne peut pas être assimilée à la Lettonie, la Slovaquie ne peut pas être pensée comme la Hongrie et l’Ukraine ne peut pas être regardée comme la Moldavie. Ces désignations, datées d’une époque révolue, négligent les progrès et changements réalisés par ces pays depuis l’effondrement de l’URSS et leur volonté d’appartenir pleinement à la communauté européenne ainsi qu’à « l’Occident ».
La progression et la croissance économique de certains pays d’Europe centrale et orientale depuis leur « grande conversion13 » à l’économie libérale sont impressionnantes. De la Pologne qui enregistre en moyenne une augmentation de son produit intérieur brut (PIB) de près de 4 % par an depuis son adhésion à l’Union européenne à l’Estonie devenue un leader européen du digital et de l’e-gouvernement ; de la Roumanie qui a un écosystème de start-up très dynamique à l’Ukraine qui exporte un grand nombre de services de technologies de l’information, les changements opérés dans ces pays depuis 1991 sont importants. Pourtant, dans notre imaginaire, ils sont toujours englués dans un retard conséquent et une économie arriérée. Ces défaillances de compréhension investissent malheureusement le terrain politico-diplomatique et fragilisent l’unité européenne.
Depuis 1989, au moins quatre épisodes politiques ont structuré l’image de la France dans la région : la proposition de François Mitterrand de créer une Confédération européenne réunissant tous les pays européens et l’URSS, les propos de Jacques Chirac invitant les pays d’Europe centrale à « se taire », le veto de Nicolas Sarkozy sur l’adhésion de l’Ukraine à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) après la guerre de Vladimir Poutine en Géorgie et le rapprochement franco-russe lancé par Emmanuel Macron trois ans après l’annexion de la Crimée puis d’une partie du Donbass. Ces exemples sont régulièrement cités et rappelés dans ces chancelleries européennes pour souligner le manque de fiabilité, de considération et de compréhension des élites politiques françaises pour leurs enjeux stratégiques. Ces pays se sentent incompris, la France ne se sent pas écoutée.
Fin 2019, partant de ce constat, j’ai décidé avec Romain Le Quiniou14, un ami rencontré à Varsovie, de fonder Euro Créative, un think tank15 pour rapprocher la France des pays d’Europe centrale et orientale. Nous sillonnions la région ensemble depuis des mois pour nous rendre dans les différents forums politiques, économiques ou de défense et nous étions effarés par le manque de présence et d’influence française dans ces pays. Convaincus que la France devait rester un pays moteur du projet européen, nous ne pouvions concevoir d’observer presque quotidiennement l’absence de notre pays dans ces grands rendez-vous politiques et intellectuels et de le voir incapable de défendre ses positions en Europe. Au moment où la France tentait de convaincre ses partenaires sur son idée essentielle d’ « autonomie stratégique européenne », elle ne s’expliquait pas. Questionnée sur ses doutes quant à l’avenir de l’OTAN, elle ne répondait pas. Régulièrement mise en cause sur ses relations jugées ambiguës avec la Russie, elle ne rassurait pas. L’excellent travail de certaines ambassades et instituts français ne pouvait pallier le manque d’investissement et de présence politique dans la région. Avec Euro Créative, nous voulions créer de nouveaux leviers d’actions et de réflexion.
« La jeunesse possède, comme certains animaux, un instinct qui l’avertit des changements météorologiques », écrivait Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Dès 2019, nous avions l’intuition qu’une agression directe de la Russie sur le sol européen était à considérer d’urgence. Notre analyse était simple : une large partie de l’élite politique, diplomatique, militaire et intellectuelle française sous-estimait largement cette hypothèse par manque de compréhension des subtilités géopolitiques de cette région, par manque d’écoute d’Européens qui ont vécu les multiples invasions russes et par manque de considération pour des « petites nations » qu’elle pensait paranoïaques dans leurs perceptions des ambitions du Kremlin.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine déclenchée par la Fédération de Russie le matin du 24 février 2022 a finalement bouleversé les certitudes et le regard de la France sur l’Europe centrale et orientale, devenue rapidement une région stratégique majeure. Elle a « changé de lunettes », comme rappellent les diplomates, et a certainement cessé de la considérer comme une région périphérique entre l’Allemagne et la Russie. Désormais consciente des volontés expansionnistes russes, la France accroît sa présence politique et militaire sur le « flanc est de l’Europe » (en Estonie, en Roumanie et en Pologne). L’imprévisibilité de l’administration Trump II tétanise un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale qui avaient fait des États-Unis leur principal protecteur et les pousse à rejoindre les positions françaises de renforcement « du pilier européen de l’OTAN » ou de la « souveraineté stratégique européenne ». La France, affaiblie durant des années par la réputation d’une position anti-américaine primaire, a une nouvelle opportunité de se rapprocher de ces pays, à condition d’opérer un aggiornamento idéologique. Ce livre s’attelle à l’importance de changer l’imaginaire, l’approche et le narratif français sur cette région.
À l’heure où l’Europe risque de devenir une simple « périphérie » dans le chaos du monde, le renforcement de l’unité européenne est une nécessité. Cette exigence de compréhension et d’intégration des enjeux historiques, politiques et stratégiques de nos partenaires d’Europe centrale et orientale est fondamentale pour trouver le chemin de l’ « Europe puissance ». Être « unis dans la diversité16 », c’est se faire une certaine idée de l’Europe.
<p>Cet article L’Europe de l’Est n’existe pas a été publié par desk russie.</p>