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15.06.2025 à 17:42

Faire front de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique

Jean-Sylvestre Mongrenier
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Le président français semble vouloir ressusciter le « non-alignement ». Or les théâtres euro-atlantique et indopacifique sont interconnectés ; c’est en bonne intelligence politique, stratégique et militaire que les Alliés doivent faire front.

<p>Cet article Faire front de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3284 mots)

Invité à prononcer le discours d’ouverture du Dialogue de Shangri-La, à Singapour, le 30 mai dernier, Emmanuel Macron a présenté la France et l’Europe en « troisième voie », posant ainsi une fausse symétrie entre l’Amérique d’une part et l’axe sino-russe d’autre part. Quand les errances de la présidence Trump ouvrent de nouveaux horizons aux puissances qui veulent enfoncer le dernier clou du cercueil de l’Occident, le président français, soixante-dix ans après la conférence de Bandung (18-24 avril 1955), semble vouloir ressusciter le « non-alignement ». Si l’on comprend la nécessité pour l’Europe de s’affirmer, le lyrisme gaullien ne convainc pas totalement. Les théâtres euro-atlantique et indo-pacifique sont interconnectés ; c’est en bonne intelligence politique, stratégique et militaire que les Alliés doivent faire front.

De prime abord, les errances de l’Administration Trump ne sauraient être vues comme la confirmation d’une fatalité historique qui conduirait mécaniquement au découplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord. En l’état des choses, l’OTAN demeure en place, les grands exercices se déroulent normalement et le Pentagone prévoit de renforcer la partie nord de l’Europe où les contradictions militaro-stratégiques s’accentuent. Alors que des sources officieuses laissaient penser que les États-Unis renonceraient d’eux-mêmes à nommer un officier général américain au poste de Commandement suprême des Forces alliées (le SACEUR), le Pentagone vient de désigner le Lieutenant-général Alexus Grynkewich, appelé à prendre ses fonctions en août prochain, après l’approbation du Sénat. Parallèlement, la revue générale des déploiements américains suit son cours. Très probablement, elle conduira à la réduction des effectifs militaires américains en Europe, mais les observateurs avertis soulignent le sérieux de ces travaux, sans précipitation et signe d’un quelconque esprit doctrinaire.

Le « burden sharing » plutôt que le « burden shifting » ?

À quelques jours du sommet de La Haye (24-25 juin 2025), la perspective d’un rééquilibrage des engagements et des responsabilités militaires entre les deux rives de l’Atlantique Nord semble donc l’emporter sur celle du retrait des États-Unis de l’OTAN1. En somme, le « burden sharing » plutôt que le « burden shifting »2. Que les alliés européens des États-Unis se gardent toutefois d’un lâche soulagement. L’effort qu’il leur faut prodiguer est important et s’inscrit dans la durée : les dépenses militaro-sécuritaires en Europe devront atteindre la cible des 5% du PIB, selon l’objectif qui sera retenu à La Haye. La situation financière de plusieurs pays européens, dont la France, et la nécessité de rationaliser ces efforts conduisent à faire preuve de « créativité » comptable : relâchement des critères budgétaires dans la zone euro, Fonds européen de défense et plan de réarmement de la Commission européenne, réorientation de la Banque européenne d’investissement, « Banque de l’OTAN », entre autres propositions3.

Au-delà des aspects comptables, ces efforts devront se concrétiser par le déploiement d’hommes et de capacités militaires sur le terrain. Ils impliquent aussi que les alliés européens créent de nouveaux postes de commandement au sein de l’OTAN. Dans la zone nordico-baltique comme dans le bassin pontico-méditerranéen, des coopérations renforcées entre nations européennes répondront à la guerre hybride que la Russie mène dans ces espaces, testant ainsi leur résolution et leurs systèmes de défense. Dans ce remaniement du dispositif euro-atlantique, les États-Unis conserveraient un rôle important (dissuasion nucléaire élargie, protection de l’espace aérien, transport stratégique, guerre électronique et renseignement), mais ils devraient réallouer une partie de leurs ressources budgétaires et de leurs moyens militaires dans la région Indo-Pacifique, face à la Chine populaire qui considère la Méditerranée asiatique (mers de Chine du Sud et de l’Est) comme sienne et n’est pas si loin de revendiquer le Pacifique occidental4 (la base de Guam est dans le viseur de l’Armée populaire de Libération).

D’un point de vue européen, il serait erroné de penser que le « partage du fardeau « à l’intérieur de l’OTAN n’impliquera pas de contreparties dans la région Indo-Pacifique. Certes, l’agression militaire à grande échelle de la Russie en Ukraine et l’ombre portée de la menace russe sur la zone euro-atlantique, bien au-delà des États baltes, de la Pologne et de la Roumanie, exclut le « China turn » de l’OTAN dont il fut question dans un passé récent. Il reste que face à l’alliance sino-russe5, dont témoignent l’aide multiforme de la Chine populaire à la guerre du Kremlin, la tentative chinoise de s’emparer de la Méditerranée asiatique (plus vaste encore que la mer Méditerranée), et aux menaces sur la liberté de navigation subies par les nations occidentales, ces nations ne peuvent pas considérer cet espace comme un lointain théâtre exotique. Il suffit de regarder une mappemonde depuis le pôle Nord pour constater l’interconnexion entre les théâtres euro-atlantique et asiatique, reliés par la route maritime du Nord, le long des côtes russes.

Bref, l’OTAN pourrait survivre au trumpisme, mais certains des alliés européens des États-Unis devront s’investir plus encore dans la protection des lignes de navigation entre l’Europe et l’Asie, de la liberté de navigation et de  la sécurité des détroits qui conditionne la circulation des navires, voire la protection des territoires, des eaux territoriales et des zones économiques exclusives pour ceux qui sont physiquement présents dans cette partie du monde. C’est le cas de la France, puissance riveraine de l’Indo-Pacifique dont les marges de manœuvre géopolitiques reposent sur le maintien de relations fortes avec les États-Unis et l’organisation continue de coopérations militaires bilatérales concrètes, navales en tout premier lieu6. Le président français peut bien jouer avec le thème du non-alignement, cela ne dépassera pas le stade du stratagème et de la diplomatie publique, sans rien changer au fond des choses. Sauf à ce que l’Union européenne, sous la direction de la France, se mue en un acteur géostratégique global, ce qui serait une anticipation hardie.

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Le groupe aéronaval CLEMENCEAU 25 dans l’océan Pacifique // Marine nationale

Vers un pilier politico-militaire paneuropéen

Il reste que le scénario du « partage du fardeau » au sein de l’OTAN pourrait ne pas concerner l’Ukraine : l’idée selon laquelle le soutien financier et militaro-industriel relèverait des alliés européens semble s’imposer aux États-Unis, au-delà des clivages partisans (le secrétaire à la Défense américain n’a pas participé à la dernière conférence de Ramstein). Dans un tel cas de figure, ce serait purement et simplement un « burden shifting », le fardeau passant à l’Europe. Or il importe que l’Ukraine, toujours invaincue, le demeure car elle constitue la première ligne de défense de l’Europe, à l’est des frontières de l’ensemble euro-atlantique. En termes quantitatifs, les pays européens fournissent déjà un peu plus de la moitié de cette aide, mais se substituer en totalité aux États-Unis sera coûteux ; la tâche exigera que l’on mène des batailles politico-budgétaires, à l’intérieur de chaque État comme à l’échelle de l’Union européenne7.

Par ailleurs, les États européens ne possèdent pas la totalité des moyens nécessaires au soutien militaro-industriel à l’Ukraine (arsenaux et stocks d’armes et de munitions) ; il faudrait trouver les voies d’un compromis avec les États-Unis, quitte à financer sur fonds européens des livraisons de matériels et de munitions américaines, tant que l’industrie d’armement du Vieux Continent n’aura pas atteint les niveaux de production requis (vaille que vaille, cette production s’accroît). Le plus simple à court terme serait de confisquer les avoirs russes afin de financer de telles acquisitions. Quant à la perspective d’un déploiement en Ukraine d’éléments militaires européens, elle semble se dérober car un cessez-le-feu est très peu probable, a fortiori un accord de paix, dont il s’agirait de garantir l’application. Pourtant, une brusque transformation de la situation militaire pourrait requérir un tel déploiement : dans l’hypothèse d’un effondrement du front ukrainien – qui n’est pas à l’ordre du jour –, les alliés seraient contraints de former une zone de sécurité en avant des frontières orientales de l’ensemble euro-atlantique8.

Enfin, si la perpétuation de l’OTAN, au prix d’un « partage du fardeau » entre les deux rives de l’Atlantique Nord, serait une bonne chose, cela ne saurait nourrir un optimisme excessif. De fait, le conflit avec la Russie prend l’allure d’une guerre perpétuelle – du moins une sorte de Guerre de Cent ans, engagée depuis 1945, interrompue par un « armistice » d’une quinzaine d’années après la chute du « rideau de fer » –, c’est-à-dire un conflit de longue haleine que seule une nouvelle « Katastroïka » russe pourrait interrompre (la chute du régime). Dès lors, bien des développements et des retournements sont possibles, d’autant plus qu’une guerre dans la Méditerranée asiatique et sur le théâtre Pacifique aurait des conséquences à l’autre extrémité de la masse terrestre euro-asiatique. Le concept eurasiatique n’a donc pas perdu de sa pertinence.

En guise de conclusion

Qui plus est, les errances de la présidence Trump n’en finissent pas d’inquiéter les marchés, les gouvernements des pays alliés et l’establishment diplomatico-stratégique occidental, au péril de l’unité et de la force de l’Occident. Certes, nous ne doutons pas que des « hommes de bien » continuent à œuvrer au Pentagone comme au Département d’État. Au sein même de l’administration, quelques figures cherchent à pallier les insuffisances du chef de l’exécutif et à compenser les effets de décisions malheureuses. Il reste que la société américaine n’apparaît plus comme étant politiquement structurée. L’affrontement sur la place publique (numérique) entre Donald Trump et Elon Musk, ainsi que la rupture de la coalition au pouvoir des MAGA et des milliardaires de la haute technologie, révèlent l’étendue du désastre. Or l’absence d’une direction claire et avisée menace jusqu’aux bases financières et monétaires de la puissance des États-Unis (perte de confiance dans le dollar et dans les bons du Trésor américain), surendettés, ce qui pourrait avoir des conséquences gravissimes sur la projection militaire extérieure, au cas l’option géopolitique du « grand retranchement » prendrait le dessus.  

Aussi la perpétuation de l’alliance avec les États-Unis est nécessaire, pour autant que Donald Trump ne soit pas saisi par son « ombre » (au sens jungien du terme) lors du prochain sommet de l’OTAN. Elle est nécessaire parce que salutaire, mais cela ne saurait signifier que les gouvernements européens renoncent à assurer leur indépendance militaire, un objectif d’ailleurs conforme aux dernières demandes américaines. Conformément au « concept de l’haltère », forgé en son temps par Georges Kennan, théoricien du containment, le projet devrait être celui d’un pilier nord-américain et d’un pilier paneuropéen, unis par une alliance rééquilibrée, piliers capables de fonctionner indépendamment l’un de l’autre, si besoin était. En d’autres termes, l’enjeu pour les États européens et leur allié ukrainien est de se mettre à la hauteur des défis et des menaces de façon à pouvoir faire face, quand bien même les États-Unis s’abîmeraient dans leurs contradictions internes. Dans un tel cas, les Occidentaux de l’Ancien Monde auraient à lutter pour retrouver le rang qui était le leur à la veille de la grande « guerre civile européenne », entre 1914 et 1945.

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15.06.2025 à 17:41

La haine de classe des Russes envers l’Ukraine et les Ukrainiens

Serhiy Klymovsky
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Pourquoi la guerre contre l’Ukraine suscite-t-elle une large approbation dans la société russe ? Selon cet article polémique d’un historien et blogueur ukrainien, ce phénomène est ancien et s’expliquerait par une « haine de classe ».

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Texte intégral (2530 mots)

Pourquoi y a-t-il une forte approbation de la guerre contre l’Ukraine dans la société russe ? Selon l’historien et blogueur ukrainien Serhiy Klymovsky, le phénomène est ancien et s’explique par une « haine de classe » : les Ukrainiens sont différents des Russes, ils ont une autre façon de penser et de vivre au quotidien, alors que, selon la doxa officielle, ils ne représentent pas un peuple différent des Russes. Par conséquent, la guerre contre eux n’est rien d’autre qu’une croisade contre les hérétiques, les satanistes et les fascistes. Desk Russie publie cet article polémique qui affirme que, face à la mentalité russe, seule une claire victoire ukrainienne pourrait mettre fin à la guerre.   

Alors que Poutine se plaint à Trump et au pape des drones ukrainiens, que Musk se dispute avec Trump et que la Maison-Blanche tente de convaincre Zelensky qu’il est grand temps de changer de direction, à Moscou, une foule animée par la haine de classe envers les Ukrainiens exige de la direction russe une frappe nucléaire sur Kyïv. Une haine de classe, car les Russes ne reconnaissent pas les Ukrainiens comme une nation, ni l’Ukraine comme un pays, et qualifient donc l’État ukrainien de projet anti-russe. Ils ne disent pas qui est derrière ce projet, mais ce n’est certainement pas l’état-major autrichien.

La formule « l’État ukrainien comme anti-Russie » a été inventée au Kremlin et diffusée en juillet 2021 dans un article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », signé par Poutine. Seuls ceux qui ont soutenu des thèses sur l’histoire de l’Ukraine s’opposent timidement à cette formule en Fédération de Russie, car l’objet de leurs recherches disparaît, et avec lui, leurs diplômes pourraient être annulés. Les communistes, accusés par Poutine d’avoir eux aussi inventé l’Ukraine sous Lénine, se comportent comme des Juifs qui auraient inventé le porc casher.

La raison pour laquelle les adeptes du Kremlin refusent de reconnaître les Ukrainiens comme nation est évidente : une nation a droit à un État, à un territoire, etc., conformément à la Charte des Nations Unies. C’est pourquoi leur « opération militaire spéciale » ressemble à du porc casher, il ne faut pas chercher plus loin. Une question beaucoup plus importante est celle de savoir pourquoi la formule poutinienne a été si facilement acceptée par la majorité des Russes, qui ont eu au moins cent ans pour se convaincre personnellement de l’existence de l’Ukraine et des Ukrainiens, et pour s’apercevoir que ceux-ci ont une mentalité différente, même lorsqu’ils parlent russe. Même lorsqu’ils vivaient en URSS, les Ukrainiens cultivaient des potagers et des vergers près de leur maison, élevaient du bétail et étaient constamment occupés à quelque chose. En somme, ils se comportaient comme les fameux koulaks, pensaient à demain et, selon les Russes, étaient aussi affairés et rusés que les Juifs.

Cette image courante et répandue des Ukrainiens en URSS n’a pas disparu après 1991, elle s’est au contraire renforcée. La plupart des Russes considéraient, depuis bien longtemps, les Ukrainiens comme des éléments socialement étrangers, nécessitant une profonde rééducation. Il s’agissait d’une aversion intuitive ou, à tout le moins, d’une méfiance du monde des esclaves envers le monde des travailleurs indépendants. Je dis intuitive, car seuls quelques Russes se sont plongés dans la comparaison entre l’histoire de l’Ukraine et celle de la Moscovie pour tenter de trouver une explication rationnelle aux différences entre les deux peuples.

Mais la plupart de ceux qui s’y plongeaient ne percevaient l’Ukraine qu’à travers le voile romantique de la liberté des cosaques zaporogues et du Taras Boulba de Gogol, avec une conclusion générale : c’étaient des bandits des steppes, mais plus avancés que ceux du Caucase et fortement corrompus par l’Europe. Cette « corruption » a toujours irrité les Russes. En 2014, au moment de l’occupation de la Crimée, ils étaient furieux que les prix y soient convertis en dollars. En Russie, le dollar est réservé aux riches et à ceux qui présentent leur passeport, mais en Crimée, comme partout en Ukraine, tout le monde l’utilisait librement et le changeait même dans les villages. Ce « chaos » ne provoque rien d’autre qu’une haine de classe chez le Russe moyen, lorsqu’il constate qu’on peut aussi vivre ainsi.

Le Russe typique éprouve depuis cent ans une hostilité de classe envers les Ukrainiens et l’Ukraine. Cette hostilité est intrinsèque, indépendamment de la façon dont le Kremlin qualifie l’Ukraine, d’anti-Russie ou de « peuple frère ». Le Russe n’a jamais considéré l’Ukrainien comme son égal, et encore moins comme son frère. Le célèbre appel de Maïakovski à ne pas se moquer des Ukrainiens est un exemple frappant de la manière dont le grand art, à la demande du parti, s’efforçait de maintenir cette animosité dans les limites de la bienséance.

Les Ukrainiens ont toujours existé et existent encore pour les Russes, même lorsque les « philosophes » et les propagandistes moscovites nient leur existence en tant que nation. Pour les Russes, les Ukrainiens n’existent pas en tant que nation distincte, mais comme une sorte de malentendu historique qui ne mérite que le mépris ou la pitié. L’idéologie soviétique a involontairement ajouté à cela une base de haine de classe. À cause de cette haine de classe, les Russes ont plus de facilité à accepter les Caucasiens et les habitants d’Asie centrale que les Ukrainiens. Ceux-là sont perçus comme des sauvages, et on est moins exigeant avec les sauvages. Avec les Ukrainiens, tout est plus compliqué, car aux yeux des Russes, ce ne sont clairement pas des sauvages, mais des hérétiques socio-mentaux, qui vivent et pensent différemment.

Il existe deux méthodes pour traiter les hérétiques, qui peuvent être combinées : les brûler tous sur le bûcher ou les rééduquer longuement, en veillant à ce qu’ils ne vous rééduquent pas vous-même. La troisième option, qui consiste à reconnaître aux hérétiques le droit d’exister en tant qu’esclaves des impérialistes, est inacceptable pour les Russes, car l’empire aspire à l’unification totale. Si l’unification échoue, l’empire doit manœuvrer pour gagner du temps ou se préparer à l’effondrement. Après l’annexion de la Crimée, le Kremlin se prépare très sérieusement à l’effondrement de la Fédération de Russie. 

Au Kremlin, on connaît cette animosité des Russes envers les Ukrainiens et on tente de l’exploiter depuis les années 1990, sans trop s’attarder sur sa nature. Pour les dirigeants russes, peu importe qu’elle soit sociale, nationale ou autre. L’essentiel pour eux est de savoir l’utiliser pour résoudre les problèmes actuels de l’empire moscovite.

Il faut reconnaître qu’ils y parviennent. En dix ans, les maîtres du Kremlin ont réussi à élever cette animosité du niveau quotidien au niveau géopolitique et à la transformer en haine totale. En 2022, les manifestations contre l’agression à grande échelle, non déguisée, contre l’Ukraine ont été beaucoup plus faibles en Russie qu’en 2014 et se sont très rapidement arrêtées. Les slogans scandés par la foule le 2 juin 2025 à Moscou – « Poutine, lance une bombe nucléaire sur Kiev ! » – marquent le point culminant de cette haine totale et l’aboutissement des efforts du Kremlin pour préparer la Russie à une nouvelle mobilisation massive. Les Russes n’ont plus honte non seulement de faire la guerre aux Ukrainiens, mais aussi d’exiger leur extermination totale, sans distinction entre les « Petits Russes » et les « banderistes ». Le Dieu russe reconnaîtra les siens.

En trois ans, le Kremlin a finalement résolu une tâche difficile : ne pas définir la guerre contre l’Ukraine comme une grande guerre patriotique, mais la mener comme une croisade contre les hérétiques, les satanistes et les fascistes. Kadyrov, bien qu’il ait diligemment répété à l’automne 2022 qu’il fallait mener une campagne commune contre les « satanistes occidentaux », n’a eu qu’une influence négligeable sur le processus. Le chef de l’Église orthodoxe russe Kirill et les grands propagandistes comme Vladimir Soloviev ou Margarita Simonian ont eu une influence bien plus grande sur la transformation de l’animosité de classe en haine totale envers les Ukrainiens. 

La direction russe semble avoir réussi à résoudre les problèmes actuels de l’empire par la guerre contre l’Ukraine. Il y a pourtant certaines nuances à apporter.

Tout d’abord, concernant la nature sociale de la haine des Russes envers l’Ukraine. C’est là que se cache le diable russe. Un esclave a trois priorités sacrées : sa ration, son avancement professionnel et l’autorité de son maître. La réduction de sa ration et la descente dans la hiérarchie servile ont un effet démoralisant sur lui. Mais la chute de l’autorité du maître est encore plus démoralisante. Un maître faible ou libéral suscite chez l’esclave une pensée séditieuse à la Dostoïevski, selon laquelle tout est permis puisque Dieu n’existe pas et que le maître est faible, tandis qu’un maître battu provoque la panique et la recherche d’une nouvelle solution, comme s’allier avec la Chine ou vendre ses ressources naturelles et ses pipelines à Trump. Car Trump est fort, il met tout le monde à genoux, c’est un vrai maître, celui dont nous avons besoin. Avec lui, nous pourrons même mettre les Chinois à genoux, sans parler de l’Ukraine, de l’Europe ou du Japon.

Un esclave réagit instantanément lorsque son maître le bat. On se souvient de la réaction immédiate des Russes à l’opération d’Izioum-Balaklia en 20229 et au retrait de leur armée de Kherson. La réaction à l’entrée des forces armées ukrainiennes dans la région de Koursk a été faible, car seule Soudja a été perdue et l’offensive s’est rapidement essoufflée. Tout peut arriver en temps de guerre, ont décidé les Russes, qui n’ont pas cédé à la panique. Seuls les propagandistes ont paniqué, car ils ne savaient pas quelle serait la réaction populaire. Mais deux ponts détruits et cinq aérodromes militaires incendiés les 31 mai et 1er juin ont donné aux Russes le sentiment que leur maître avait été sévèrement battu, et ils ont crié en toute sincérité à Moscou : « Poutine, frappe Kiev avec une bombe nucléaire ! »

Leur réaction à la marche de Prigojine est également intéressante. Elle a clairement montré que les Russes n’étaient pas contre le remplacement de Poutine et de Choïgou, car ils pensaient que Prigojine  trouverait les munitions et les soldats nécessaires pour prendre Kyïv en trois jours. À leurs yeux, Prigojine ressemblait davantage à un maître que Poutine discutant avec ses « partenaires occidentaux ».

Pour les esclaves, des concepts tels que la justice, la morale, les faits et autres sont des mots vides de sens. C’est pourquoi il est inutile de discuter avec les Russes. Seules les paroles du maître et sa capacité à les concrétiser ont un sens pour eux.

C’est là que réside le secret du mème sur « l’âme russe mystérieuse ». Il n’y a rien de mystérieux, il n’y a qu’une psychologie d’esclaves. Mais comme ce sujet n’a jamais intéressé l’Europe – parce que dans le christianisme, l’esclavage était considéré comme une anomalie temporaire, et que 15 ans après la découverte de l’Amérique, les moines espagnols ont protesté et obtenu du roi Charles qu’il l’interdise dans le Nouveau Monde –, personne, à part les anciens Romains, ne s’est penché sur la question.

C’est pourquoi l’Europe ne comprenait pas la psychologie de l’ « homme russe » dans son ensemble, et Tolstoï, Leskov, Dostoïevski et d’autres écrivains ne faisaient que remuer la boue au fond du creuset, en rendant la question encore plus confuse. Quant à Gogol et Tchekhov, ils ont brillé dans leurs descriptions et analyses du phénomène, mais ne sont pas passés à des généralisations systématiques. Néanmoins, la définition de la psychologie et du comportement des Russes en tant qu’esclaves se retrouve non seulement chez Lermontov, mais aussi chez d’autres auteurs.

La conclusion pratique dans la situation actuelle de la guerre russo-ukrainienne est que seule une défaite militaire éclatante de la Fédération de Russie, démontrant la faiblesse du Maître, peut provoquer une révolte des esclaves et, par conséquent, la fin de la guerre. La réduction des rations et les problèmes de carrière dus aux sanctions économiques ne sont que le terreau qui la prépare. Sans une chute spectaculaire du Maître aux yeux des esclaves, il est impossible de les pousser à bouger et à chercher différentes alternatives.

En transformant l’animosité envers les Ukrainiens en haine, allant jusqu’à la menace d’une frappe nucléaire, la direction russe a elle-même créé les conditions idéales pour cela. Au Kremlin, on a oublié une vieille vérité : un empire ne doit pas déclencher de guerre à ses frontières s’il ne peut pas gagner rapidement. On peut le faire quelque part au-delà des mers, ou dans un Afghanistan lointain bien que frontalier, mais pas quand il faut construire des fortifications dans la région de Leningrad. C’est le prélude à l’autodestruction.

Traduit du russe par Desk Russie

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15.06.2025 à 17:40

Penser l’inimaginable, 3 : une révolution prête à la tyrannie

Philippe De Lara
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La figure de Donald Trump et ses retournements incessants sont une façade qui masque un projet cohérent. L’alliance avec la Russie est au cœur de ce projet.

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Texte intégral (5102 mots)

Cet article est le dernier d’un triptyque où Philippe de Lara analyse la singularité de la révolution trumpiste. L’auteur explique en quoi consiste la « révolution conservatrice » qui a porté Trump au pouvoir en est bien une : elle vise à transformer radicalement les institutions, l’économie et le rôle international des États-Unis. Selon Philippe de Lara, la figure brutale, narcissique de Donald Trump et ses retournements incessants sont une façade qui masque un projet cohérent et poursuivi avec opiniâtreté. L’alliance avec la Russie est au cœur de ce projet, car elle doit dissocier la Russie de la Chine, ennemi principal des États-Unis. Pour mener à bien cette révolution, le régime actuel est décidé à garder le pouvoir même en cas de défaite électorale, et à utiliser la manière forte contre les opposants. Comme jadis les bolcheviks.

Nous aurions tort de considérer Trump simplement comme un bouffon, roi du deal irresponsable, ou comme un mafieux, ou comme une marionnette de la Russie. Ces données, qui font partie du personnage, ne donnent pas les clés de la « révolution conservatrice », qui pourrait bien être un projet plus cohérent qu’il n’y paraît, d’autant plus inquiétant par cette cohérence même. Il entend d’abord combattre les ennemis intérieurs et extérieurs qui menacent la survie des États-Unis (la Chine, la bureaucratie, le déclin des valeurs traditionnelles). Après plusieurs décennies d’errements et de trahisons de la part des élites américaines, il faut une révolution pour recréer l’Amérique et transformer l’ordre du monde à son avantage. L’hyperactivité chaotique du président, ses revirements et ses déconvenues ne sont que la partie visible d’une action méthodique et opiniâtre pour transformer les institutions, l’économie et le rôle international des États-Unis. Autrement dit, la révolution conservatrice poursuit une ambition de long terme, qui ne saurait être limitée à l’intervalle entre deux élections10. C’est la raison de la brutalité de Trump, de sa volonté d’affirmer la prééminence absolue de l’exécutif, de son mépris des institutions de la démocratie américaine11. Il y a un plan, un projet, et il ne faut pas compter sur des infléchissements, en dépit des sautes d’humeur et des foucades du président, qui sont un cabotinage parfaitement maîtrisé, calculé pour faire douter de ce qu’il veut vraiment, et pour laisser croire qu’il pourrait changer d’avis12.

La peur, une passion révolutionnaire

La radicalité révolutionnaire se manifeste d’abord dans la persistance une fois au pouvoir du discours apocalyptique de la campagne électorale : Trump est le sauveur d’une Amérique menacée d’effondrement sous les coups de ses ennemis intérieurs et extérieurs. Toutes les décisions de Trump sont justifiées au nom d’une urgence vitale : les tariffs doivent mettre fin au pillage de l’Amérique par la mondialisation libérale, l’expulsion massive d’étrangers et la restriction drastique des permis de séjour sont indispensables pour fournir des emplois et une vie décente aux Américains, la conquête du Groenland et du canal de Panama est vitale pour la sécurité nationale, etc. Ce discours ne vient pas seulement de la Maison-Blanche, il est relayé par d’innombrables tribunes, talk-shows, messages sur les réseaux sociaux, toujours plus radicaux et plus anxiogènes, qui maintiennent le peuple MAGA dans un état de mobilisation permanente. Et, comme dans les révolutions fasciste et nazie, l’intensité de la peur et de la colère face aux ennemis de l’Amérique nourrit la foi dans le triomphe futur. Steve Bannon est le chef d’orchestre de cette propagande apocalyptique, avec sa chaîne de podcasts sur l’internet War Room ( « salle de crise ») – ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des penseurs importants de la révolution MAGA, comme on va le voir. Un de ses thèmes de prédilection depuis des mois est la crainte, sincère ou feinte, d’une guerre civile aux États-Unis si la révolution ne va pas assez vite et fait trop de concessions à « l’oligarchie mondialiste » de la Silicon Valley.

Un projet mûrement préparé

La révolution doit se déployer simultanément sur trois plans :

  • à l’intérieur, mener une guerre culturelle afin d’enrayer le déclin causé par une dérive individualiste et libérale, dont le wokisme est le symbole commode ;
  • à l’extérieur, affaiblir la Chine – c’est pourquoi l’alliance avec la Russie est vitale, pour briser le « bloc eurasiatique » (Chine, Russie, Corée du Nord, Iran), aujourd’hui dopé par la guerre de Poutine ;
  • en économie, remplacer le libre-échange, naguère le fondement de la suprématie américaine, par un néomercantilisme, qui sera le fondement de la suprématie américaine retrouvée.

Ce projet, Trump et ses lieutenants ont eu quatre ans pour le peaufiner dans les moindres détails13. Le paradoxe de cette révolution est que son grand leader n’en est pas le cerveau. Mussolini, Lénine, Hitler, Mao, et même Staline se voulaient des intellectuels, et leur stature de grand penseur, réelle ou imaginaire, était la clé de leur autorité : ils incarnaient le sens de l’histoire. Le charisme de Trump, lui, repose sur tout autre chose : il ne lit pas de livres (ni même les notes dépassant une page), mais il perçoit intuitivement les aspirations et les passions de la base MAGA, et il a une sorte de génie pour se mettre à l’unisson de ses colères et de ses lubies. De ce point de vue, son inculture et sa vulgarité sont des atouts. Mais autour de lui, d’autres personnes pensent la révolution MAGA et ajustent sa stratégie de long terme aux événements. Par-delà la diversité de leurs idéologies et leurs rivalités, ce qui les unit est la conviction qu’au degré de dévastation atteint par l’Amérique après cinquante ans de mauvais gouvernement, il faut être révolutionnaire pour être conservateur14. Le mot « révolutionnaire » doit s’entendre ici au sens propre : il faut tout changer en même temps et, pour cela, déborder le cadre de la politique ordinaire, se préparer à conserver le pouvoir le temps qu’il faudra et, pour cela, contourner ou altérer les formes de la démocratie – d’où le rôle fondateur du mensonge sur le résultat de l’élection présidentielle de 202015 : croire que l’élection a été volée à Trump, c’est ouvrir la voie à la contestation de toute élection défavorable et c’est entrer dans un régime de « vérité alternative », où la cause justifie tous les mensonges et toutes les manipulations.

Si l’on veut s’opposer efficacement à ce projet, il ne faut pas sous-estimer sa cohérence ni l’énergie révolutionnaire qui l’habite. Elles lui donnent la capacité à essuyer des échecs, à louvoyer sans renoncer au but final. Les dirigeants de la révolution conservatrice combinent l’hubris révolutionnaire avec une persévérance toute réaliste dans la poursuite de leurs objectifs, de l’expulsion des immigrés illégaux à la guerre commerciale et au désengagement en Europe. Ils ont inventé une doctrine de l’action gouvernementale qui, pour s’écarter largement des canons enseignés à la Kennedy School of Government de Harvard, n’en est pas moins passablement efficace. On pourrait la définir comme un hooliganisme rationalisé : elle préfère la destruction brutale à la réforme – par exemple, la suppression de l’agence USAID, la coupure des budgets des universités jugées complaisantes avec le wokisme –, mais elle ajuste ses coups de boutoir spectaculaires à la visée de leur impact à plus long terme, de sorte que même quand ils sont suivis de reculs à première vue piteux, ils ont l’effet voulu. La conduite de la guerre commerciale est typique de cette stratégie : ce qui compte n’est pas le bénéfice immédiat des tariffs, mais le démantèlement des institutions et des habitudes du libre-échange, au profit d’un nouveau cadre dans lequel le commerce est reconnu comme une arme de la puissance16.

Si cette analyse est exacte, il ne faut pas trop compter sur les échecs ou les obstacles pour mettre un terme à la révolution trumpienne, que ce soit le refus de Poutine de mettre fin à la guerre en Ukraine ou une défaite éventuelle aux élections de mi-mandat.

La fascination de l’extrémisme

Pour les révolutionnaires conservateurs, le péril est existentiel, mais les capacités de l’équipe présidentielle sont sans limite. Ces conservateurs qui se veulent réalistes ont une fascination troublante pour les extrémistes les plus déjantés. J’en donnerai deux exemples : les « Lumières obscures » (Dark Enlightenment) de Curtis Yarvin et l’extrême droite catholique de Steve Bannon.

Geek et philosophe politique, Curtis Yarvin se définit lui-même comme « néoréactionnaire », soit une version autoritaire et élitiste de la doctrine libertarienne. Plus radical que le DOGE d’Elon Musk, il préconisait dès 2011 le RAGE (Retire All Government Employees). Son argument est qu’il est impossible de changer le gouvernement sans se débarrasser de la démocratie et de la bureaucratie. « Seule l’énergie monarchique, l’énergie qui provient d’un unique point, peut être efficace17. » Le pouvoir sera donc concentré dans les mains d’un despote éclairé d’un nouveau type, un PDG-dictateur, désigné par les autres PDG, qui lui devront ensuite une obéissance absolue. Pendant sa campagne sénatoriale en 2021, J. D. Vance s’était référé à Yarvin et avait repris l’idée du RAGE, en affirmant que c’était ce que Trump devrait faire s’il arrivait au pouvoir. Kevin Roberts, l’un des principaux stratèges de Trump – il est le maître d’œuvre du Project 2025 –, est aussi à l’école de Yarvin : « Je pense que le plus grand projet, l’un des meilleurs indicateurs de succès pour la droite politique, si nous sommes réellement à l’aube d’une ère conservatrice de gouvernance, est de vaincre l’État profond.18 » Yarvin est devenu marginal dans la galaxie des intellectuels de la révolution conservatrice depuis que Steve Bannon s’est avisé que son libertarisme élitiste était incompatible avec le populisme MAGA – cette rupture anticipait d’ailleurs le divorce entre Trump et Elon Musk.

Steve Bannon reste en revanche une figure très influente de la galaxie trumpiste, bien qu’il n’ait pas de poste officiel. Il incarne le côté obscur, complotiste19, de la branche catholique du mouvement MAGA, branche dont J. D. Vance est le représentant officiel, plus policé : alors que ce dernier prend soin de ménager le Pape, tout en faisant avancer son agenda conservateur dans l’Église, Bannon, lui, s’affiche avec le cardinal Carlo Vigano, excommunié en 2024. Vigano est convaincu que « l’État profond » a contraint Benoît XVI à la démission en 2013 et fait élire François. Dans un entretien avec Steve Bannon diffusé en mai 2025 sur War Room, le cardinal schismatique relève « en passant » (sic) que les acteurs du complot pour déposer Benoît XVI et le remplacer par un pape progressiste « appartenaient tous à l’élite pédophile (sic), d’Obama à la famille Biden, en passant par McCarrick20 et Hilary Clinton ». Il soutient également que ce sont les mêmes méthodes « subversives » qui ont été employées pour fomenter les « révolutions de couleur21 » et pour forcer la hiérarchie catholique à accepter « des réformes que personne ne demandait, comme l’ordination des femmes, l’autorisation de la sodomie (sic), ou la synodalisation22, pseudo démocratisation contraire au principe monarchique de la papauté, etc. ». Vigano, pour le plus grand ravissement de Bannon, déclare que « ce complot [contre l’Église] fait partie d’un complot mondial plus vaste. Organisé par le lobby subversif de la gauche woke et par le Forum Économique Mondial, il vise à détruire toute forme de résistance à la création d’un Nouvel Ordre Mondial […] et à l’établissement d’une nouvelle Religion de l’humanité qui fournira son fondement doctrinal et moral à la dystopie mondialiste. » Selon lui, l’élection de Donald Trump a donné un coup d’arrêt au complot mondialiste mais « il ne suffit pas de combattre les manifestations les plus extrêmes de l’idéologie woke. Nous devons reconstruire la culture sur le fondement de la famille, et du socle de la morale et de la religion, reconstruire un modèle de société à l’échelle humaine, en accord avec la volonté divine et la Loi des Évangiles. Nous devons apprendre à nos enfants à se battre et à mourir pour les droits de Dieu et non pour les soi-disant droits de l’Homme. »

Sur cette idée de reconstruction de la culture traditionnelle abîmée par le libéralisme, les divagations de Vigano sur le complot franc-maçon et pédophile convergent avec l’agenda politique réaliste de la révolution conservatrice.

lara bannon
Steve Bannon s’exprime devant les participants à l’AmericaFest 2022 à Phoenix (Arizona). Photo : Gage Skidmore, CC BY-SA 2.0

Pourquoi l’alliance russe est vitale aux yeux de Trump

Même pour certains de ceux qui, en Europe, se sentent proches du nationalisme anti-élites de Trump, son alignement sur la Russie de Poutine est un scandale incompréhensible – le titre de cette série de trois articles renvoie à cette réaction, à la sidération qui a saisi et saisit encore les Européens. La corruption, les relations troubles de Trump avec la Russie depuis plusieurs décennies, l’entrisme des services russes, la fascination pour Poutine, tout cela intervient dans les choix de Trump sur l’Ukraine, l’Europe et la Russie. Mais je crois qu’on ne peut les comprendre si on ne voit pas leur fonction dans le projet révolutionnaire : vaincre la Chine.

La Chine veut devenir la première puissance mondiale, et donc chasser les États-Unis de cette place. La menace est économique et géopolitique. L’erreur impardonnable des gouvernants et des entreprises des États-Unis est d’avoir nié ou minimisé le danger. Ils ont accueilli à bras ouverts la Chine dans le commerce mondial, installé leurs usines en Chine, accepté d’être envahis par les produits made in China, en oubliant que la Chine appartient au Parti communiste chinois et que la dépendance industrielle, commerciale et financière envers la Chine leur coûterait très cher. Dans la course à l’hégémonie mondiale, l’Amérique est en position avantageuse sur le plan économique grâce à sa prodigieuse créativité technologique, mais elle est en position de faiblesse sur le plan géopolitique. La Chine est devenue plus ouvertement agressive parce qu’elle est plus riche et mieux armée, et parce qu’elle a pris la tête d’une alliance anti-occidentale avec la Russie, l’Iran et la Corée du nord. Les gouvernants actuels baignent dans un climat apocalyptique sur les dangers qui menacent les États-Unis, mais ils ont de bonnes raisons de craindre le « bloc eurasiatique » emmené par la Chine23. Or le maillon faible de ce bloc est la Russie : son économie et sa démographie sont en berne, elle craint la domination de la Chine, qu’elle déteste depuis toujours, malgré les protestations d’amitié, et elle cherche le moyen d’échapper à l’irrésistible vassalisation chinoise, accélérée par la guerre en Ukraine.

Pour ne pas perdre l’hégémonie mondiale, les États-Unis doivent briser le bloc eurasiatique, et ils ne pourront le faire qu’en détachant la Russie de la coalition anti-occidentale. La menace chinoise est existentielle parce qu’à la tête du Bloc se trouve le Parti communiste chinois qui, selon les géopolitologues trumpistes, a déclaré la guerre aux États-Unis en 2019. La guerre en Ukraine, dans la mesure où elle consomme des ressources américaines, augmente la puissance relative du PCC.

Nous avons tous pensé, moi le premier, que l’alliance russe était un fantasme de Trump, parce que l’idéologie (la croisade contre l’ordre occidental) et la préférence des dictateurs pour leurs pairs liaient durablement la Russie à la Chine et que Xi et Poutine avaient le temps long pour eux, tandis que le pouvoir du président des États-Unis était transitoire. Nous pensions que cette stratégie était absurde et vouée à l’échec, ou qu’elle était le paravent d’autre chose (comme un partage du monde entre les trois empires). À court terme, l’alliance avec la Russie semble être en effet un choix perdant, puisque la Russie ne veut pas arrêter la guerre, malgré les cadeaux que lui fait Trump sur le dos de l’Ukraine. Mais, envisagée dans la durée, il est rationnel de penser que l’intérêt de la Russie est de s’y ranger tôt ou tard. Rationnel mais risqué : les États-Unis sont en effet condamnés à réussir l’alliance russe, sans quoi le bloc eurasiatique aura gagné la partie. 

C’est pourquoi il y a très peu de chances que les États-Unis renoncent à cette alliance, quels qu’en soient le coût et les conséquences devant l’histoire.

Le point où la rationalité stratégique déraille

Cette stratégie est le noyau rationnel du comportement de Trump vis-à-vis de l’Ukraine. Mais cela ne suffit pas à rendre compte d’une véritable détestation de l’Ukraine chez nos révolutionnaires, y compris et même surtout, chez J. D. Vance, pourtant censé être l’adulte dans la pièce. Cette fixation anti-ukrainienne a sans doute plusieurs origines, mais la principale est le traumatisme qu’ils ont éprouvé face à l’échec de la politique de regime change inspirée à George W. Bush par les néo-conservateurs. Ils estiment que l’hégémonie américaine a été durablement ébranlée par les fautes criminelles des neo-con, qui ont mené les États-Unis de défaite en défaite et créé des foyers de désordre et de conflit, bien avant que Poutine attaque l’Ukraine. Selon eux, le projet d’exporter la démocratie par la force a fait un tort considérable aux États-Unis, quasi irréparable, jusqu’à l’arrivée de Trump au pouvoir : si je puis dire, une « divine surprise » qui a rompu avec « ces mensonges qui nous ont fait tant de mal ». Or la politique funeste de regime change a été poursuivie en Europe par les successeurs démocrates de George W. Bush, sous la forme du soutien des États-Unis aux « révolutions de couleur », en particulier en Ukraine.

C’est ce schéma intellectuel catastrophiste qui conduit même des gens, par ailleurs bien informés et relativement modérés, à perdre leur sang-froid dès qu’il s’agit de l’Ukraine. Ils se persuadent que la révolution du Maïdan a été fomentée par la CIA et des ONG proches du gouvernement américain, et que la Russie ne pouvait pas réagir autrement qu’elle ne l’a fait à partir de 2014. C’est ainsi que des anticommunistes historiques s’alignent sur le récit russe, tout en affirmant qu’ils n’en font rien. Ils sont si furieusement anti-Ukrainiens qu’ils sont aveugles à l’horreur des crimes de Poutine et à son jusqu’au-boutisme impérialiste.

La rationalité initiale déraille alors dans l’idéologie, et fonce tout droit sur deux écueils : 1) les conservateurs révolutionnaires ne voient pas ou ne veulent pas voir que le découplage de l’Europe des États-Unis est depuis toujours le but des Soviétiques, et aujourd’hui celui de Poutine, pour affaiblir le camp occidental ; 2) toujours sous l’influence du narratif russe, ils tablent sur une victoire rapide de la Russie, avec ou sans cessez-le-feu, alors que l’Ukraine continue de tenir en échec l’armée russe depuis plus de trois ans. Une victoire de l’Ukraine mettrait à bas la grande stratégie géopolitique de l’équipe Trump.

Conclusion : une révolution contre la démocratie

Le trait le plus avéré et le plus inquiétant du conservatisme révolutionnaire est son obsession de la conservation du pouvoir à tout prix. Kevin Roberts le déclare crûment dans l’entretien au Figaro cité plus haut : « Pour changer vraiment les choses, il faut que les conservateurs restent au pouvoir pendant une ou deux générations. » J. D. Vance a donné la formule du conservatisme révolutionnaire dans sa préface au livre de Kevin Roberts, Dawn’s Early Light. Taking Back Washington to Save America (2025)24. Selon Vance, « l’ancien mouvement conservateur soutenait qu’il suffisait d’ôter le gouvernement du chemin et des forces naturelles résoudraient les problèmes. Nous ne sommes plus dans cette situation et devons adopter une approche différente […]. Comme l’écrit Kevin Roberts, “vous pouvez vous contenter d’une politique de laisser faire quand vous êtes tranquillement installé au soleil. Mais quand descend le crépuscule et que vous entendez les loups, il est temps de mettre les chariots en cercle et de charger les mousquets”. » Autrement dit, s’accrocher au pouvoir même en cas de défaite électorale, et utiliser la manière forte contre les opposants : l’évocation de la conquête de l’Ouest sert ici à enjoliver une conception bolchévique du pouvoir.

<p>Cet article Penser l’inimaginable, 3 : une révolution prête à la tyrannie a été publié par desk russie.</p>

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