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30.11.2025 à 17:24

Poutinisme et trumpisme : le jeu des idéologies

Michel Eltchaninoff
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Trump a été forgé par Poutine. C'est le dirigeant américain dont il a rêvé et dont il a patiemment encouragé l’avènement.

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Texte intégral (6598 mots)

Le philosophe Michel Eltchaninoff était l’invité de Desk Russie, de l’Université libre Alain Besançon et du Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas) le 19 novembre. Voici le texte de sa conférence, qu’a précédée l’introduction de notre hôte Jean-Vincent Holeindre, directeur du Centre Thucydide. Eltchaninoff analyse et compare les deux idéologies, poutinisme et trumpisme, et leurs pratiques respectives. Il s’interroge aussi sur notre désir de démocratie.

Quand je pense aux relations qu’entretiennent Vladimir Poutine et Donald Trump depuis presque un an, je ne peux m’empêcher de penser au magnifique film d’animation de Youri Norstein, La grue et la cigogne (1974). Les deux protagonistes ailés du film se croisent et se plaisent. Ils se tournent autour, se font la cour, envisagent de s’unir, mais s’en montrent incapables. Ils se toisent, se provoquent, l’un rejette l’autre puis le regrette aussitôt. L’autre se vexe et repart. Cette comédie de l’union ratée est tchekhovienne, pessimiste et terriblement humaine.

Elle illustre bien le jeu interminable que jouent Vladimir Poutine et Donald Trump. Ils se jaugent, discutent des heures au téléphone, se cabrent, se repoussent, s’invitent, se retrouvent et en sont heureux, s’éloignent à nouveau, s’accusent de tous les maux, se menacent de représailles terribles, se provoquent, se calment. Cela dure depuis le 20 janvier 2025. Ils prétendent vouloir arrêter ou interrompre la guerre en Ukraine, faire des affaires ensemble. Mais il ne se passe rien : l’Ukraine est bombardée plus que jamais, le massacre continue. Trump prétend s’être réconcilié avec Zelensky après avoir voulu lui tordre le bras et l’humilier. Mais il refuse de lui livrer les armes qui permettraient à l’Ukraine de se défendre avec vigueur. Et, malgré l’obstination criminelle du Kremlin, il fait toujours les yeux doux à Vladimir Poutine. L’administration américaine ne s’émeut même plus de l’intensification des attaques russes. Le récent « plan de paix » et l’agitation qui l’entoure n’est que la dernière manifestation de cette interminable partie.

Nous, qui observons ce marivaudage cynique, et qui sommes conscients que la guerre russe contre tous les Européens a commencé depuis des années et ne s’arrêtera pas, nous nous demandons quelle est la nature et quelles sont les causes de ce jeu absurde et obscène. Est-ce un véritable jeu stratégique et politique entre deux États ? Est-ce le jeu de deux comédiens qui font mine de s’affronter, mais pour la galerie ? Ou bien s’agit-il d’une partie où l’un des adversaires se joue de l’autre ?

Ma réponse à ces questions passe par le décryptage des idéologies des uns et des autres, de leurs sources philosophiques, et plus généralement de l’inscription du politique dans la sphère culturelle.

Le sujet des liens entre Trump et Poutine, sur le plan factuel, est déjà bien documenté. Régis Genté, dans son excellent livre Notre Homme à Washington (Grasset), montre comment Trump a été « cultivé » par les services du bloc communiste dès 1977, date de son mariage avec une citoyenne tchécoslovaque. Il raconte le voyage de Trump à Moscou en 1987, suivi par une tribune de Trump dans la presse américaine pour dénoncer le financement excessif, selon lui, de l’OTAN par Washington : exactement ce que voulaient entendre les Soviétiques. Il détaille les prêts accordés à Trump par des personnes proches des services secrets, la véritable invasion de l’entourage de l’entrepreneur par des hommes proches du KGB et du FSB. Il rappelle l’ampleur de la campagne d’influence russe pour faire élire Trump en 2016.

Vous avez sans doute également vu le documentaire d’Antoine Vitkine sur le sujet (Opération Trump : les espions russes à la conquête de l’Amérique), ou lu ce best-seller d’un écrivain portugais, paru avant la réélection de Trump en 2024, qui explore les liens secrets entre Trump et Poutine : Protocole Chaos de J. R. dos Santos.

L’hypothèse d’un lien ancien entre Poutine et Trump est crédible. Ce dernier est-il prisonnier d’un kompromat ? Poutine « tient-il » Trump par des histoires d’argent ou de mœurs ? C’est possible.

Avant de donner ma lecture idéologique de leur lien, j’aimerais ajouter que le retour de Trump au pouvoir a été apprécié de manière diverse par les acteurs et les observateurs de la guerre en Ukraine. Le matin du 6 novembre 2024, j’étais à Kyïv. Plusieurs de mes interlocuteurs, philosophes et intellectuels ukrainiens, ont vu dans la victoire de Trump un espoir pour la résistance ukrainienne. Les tergiversations de Joe Biden, son côté prévisible, l’hostilité radicale que manifestait Poutine au camp démocrate américain, avaient selon eux mené à cette situation presque sadique où l’Occident empêchait l’Ukraine de s’effondrer, mais l’empêchait aussi de gagner la guerre. Alors, ce 6 novembre 2024, Trump représentait pour pas mal d’Ukrainiens une chance à saisir. L’un de mes interlocuteurs m’a ainsi déclaré : « Je n’exclus pas que l’autocrate Trump puisse aboyer et effrayer Poutine. » Volodymyr Zelensky, dans son message de félicitations au nouveau président élu, a d’ailleurs repris le concept reaganien de « paix par la force », alors utilisé par le camp Trump, notamment par l’envoyé spécial pour l’Ukraine nommé par Trump après son élection, Keith Kellogg.

Nous n’en sommes plus là, même si l’on nous promet un plan de paix américain. Nous craignons tous que, si les armes se taisent, cette paix ne soit qu’une fausse paix, destinée à être rompue. Il y a des risques qu’elle se fasse au détriment de l’Ukraine, et qu’elle plonge le pays dans des difficultés nouvelles. Quand on pense au retour des vétérans et à leur réintégration dans la société, au retour du débat politique avec la perspective d’un départ de Zelensky, aux problèmes liés à la corruption, et bien sûr à un regain d’influence russe, on comprend que cette guerre ne sera vraiment terminée que quand la Russie sera défaite.

De mon côté, je ne croyais pas un instant à une bonne nouvelle de l’élection de Trump. La connivence des deux leaders était à mon sens trop forte. D’ailleurs, ceux qui espéraient qu’il se passerait quelque chose de positif ont déchanté depuis.

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Cadre du film d’animation La grue et la cigogne (1974)

1. Quelle proximité idéologique entre Trump et Poutine ?

Venons-en à la question des idéologies. Un examen du poutinisme et du trumpisme permet de mesurer la distance entre les deux visions du monde.

Le poutinisme

J’ai tenté de le décrire, dans mon livre Dans la tête de Vladimir Poutine (voir aussi le Vocabulaire du poutinisme publié récemment par Michel Niqueux aux éditions À l’Est de Brest-Litovsk). Le leader russe cite régulièrement, dans ses discours, des intellectuels ou des philosophes. Non pas qu’il soit lui-même un intellectuel même s’il se prend pour un historien et aime montrer des archives à ses interlocuteurs ou publier de vastes synthèses parfaitement révisionnistes sur l’histoire du XXe siècle ou sur l’histoire de l’Ukraine. Celles-ci ont servi de préparation idéologique à son offensive actuelle. Mais il tient à montrer aux Russes et aux sociétés qui l’écoutent (dont il compte conquérir les cœurs et les esprits) que sa vision du monde tire ses sources de certains pans de la pensée et de la culture russe, qu’elle a une certaine profondeur historique, une consistance politique. J’ai distingué quatre piliers du poutinisme.

Tout d’abord le soviétisme. Poutine n’a jamais cru au marxisme. Mais il a toujours exalté le patriotisme soviétique, la puissance d’un grand pays. Il considère que le corps auquel il appartient, la police politique, est la colonne vertébrale du régime. On sait, Galia Ackerman l’a bien montré dans Le Régiment immortel, de quelle manière il sacralise la « grande guerre patriotique » pour faire croire au monde entier que les Soviétiques ont sauvé l’Europe du nazisme à eux seuls, et que l’Europe a fait preuve d’ingratitude. En passant sous silence le pacte germano-soviétique (1939-1941), l’annexion des pays baltes et le rapt d’une grande partie de l’Europe après la chute du nazisme.

Ensuite, le conservatisme. Depuis 2013, il a fait de la défense des « valeurs traditionnelles », de la lutte contre ce qu’il appelle « la culture homosexuelle », le « wokisme », et de l’importance de la religion pour la vie morale la doctrine officielle de la Russie. Cela lui a permis de faire de son pays un pôle d’attraction pour tous les conservateurs, anti-mondialistes, anti-wokistes du monde entier. Cela lui a également permis d’affirmer que la Russie était le rempart contre la décadence morale et politique d’un Occident oublieux de son identité et de ses origines chrétiennes.

Troisièmement, Poutine a exalté une « voie russe » de développement. Citant des penseurs du XIXe siècle comme les slavophiles Constantin Leontiev ou Nikolaï Danilevski, il prétend que les Russes possèdent des valeurs différentes de celles les Européens. Le « monde russe » est, selon lui, structurellement opposé au paradigme individualiste et libéral, où règne d’après Poutine le goût du confort et de la réussite personnelle, rendant les Européens incapables de se sacrifier pour leur patrie. Bref, il y a une supériorité ontologique des Russes prêts à aller à la mort pour une cause supérieure. « Pour la communauté, même la mort est belle », a un jour proclamé Poutine. On constate en effet qu’il sacrifie en masse des soldats en Ukraine, sans parler de la vie de ses ennemis. Cette « voie russe » est affirmée par le philosophe préféré de Poutine, l’hégélien fascisant Ivan Iline, qui considère que l’Ukraine appartient organiquement au corps russe, et qu’on ne saurait l’en arracher sans tuer la Russie.

Enfin, le leader russe se réfère au mouvement eurasiste des années 1920 afin de montrer que la Russie se situe au cœur du continent eurasien et doit développer des liens d’amitiés avec les États d’Asie centrale et la Chine. Lorsqu’il cite « l’eurasiste soviétique » Lev Goumilev, il veut notamment sous-entendre que la Russie partage avec les peuples des steppes une « passionarité », c’est-à-dire une énergie vitale de pays jeune qu’a perdue la vieille Europe. Bref, c’est l’Eurasie qui va gagner le match mondial qui est en train de se jouer.

Toutes ces citations, ces références, parfois trouvées par Poutine lui-même, parfois suggérées par ses conseillers, ne dessinent pas une idéologie complètement cohérente. Elle semble même parfois contradictoire : faut-il que la Russie devienne la protectrice conservatrice d’une Europe en perte de repères, ou vaut-il mieux lui tourner le dos et s’unir aux pays d’Asie ? Il y a toutefois deux points communs à tous ces courants cités par Poutine : 1/ la défense de la Russie comme empire, dont « les frontières respirent », ce qui justifie l’annexion de l’Ukraine, du Caucase, des anciennes républiques soviétiques, du « monde russe », de la sphère orthodoxe. 2/ l’apologie de la guerre. Celle-ci n’est pas seulement un moyen de se défendre contre l’Occident hostile. Elle est la vérité ultime d’une Russie qui, pour sauver le monde dans une perspective messianique, doit combattre l’Antéchrist libéral et démocratique. La guerre, dans le poutinisme, vise évidemment la conquête et la soumission, mais elle est, au fond, ontologique.

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Michel Eltchaninoff, le jour de son intervention à l’Université Paris-Panthéon-Assas, avec Jean Vincent Holeindre, professeur de science politique, directeur du Centre Thucydide. Photo : Desk Russie

Le trumpisme

Donald Trump, de son côté, ne déploie pas d’idéologie. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’idéologues dans son entourage. Il y a eu Steve Bannon, adepte de René Guénon, selon lequel l’histoire est cyclique : la violence des temps modernes est vue comme la phase finale d’un cycle qui conduit à la régénération. Bannon appelle la guerre de ses vœux contre l’islam, contre les immigrés, contre la Chine. Elle permettra une remise à zéro indispensable pour espérer un rebond de l’Occident, actuellement tombé en décadence.

Il y a aussi les libertariens et les « accélérationnistes » de la Silicon Valley, les néo-catholiques, comme JD Vance, des hommes fascinés par l’Apocalypse et la figure de l’Antéchrist, comme le milliardaire Peter Thiel.

Mais Trump lui-même n’est pas un idéologue. Il a trois convictions chevillées au corps. Premièrement, il croit à la prééminence du « deal », lui qui a fait de son activité de businessman le modèle de son action politique et qui a consacré un livre à ce sujet (The Art of deal, 1987). Il assume, pour réussir, de « jouer avec les fantasmes des gens » et affirme un principe d’action qu’il tente aujourd’hui encore d’utiliser : « Je vise haut, et puis je n’arrête pas d’augmenter la pression – jusqu’à ce que j’atteigne mon but. Parfois, je dois me contenter de moins, mais en général j’obtiens ce que je veux. » Il n’hésite pas non plus à « être le salaud de service ». Deuxièmement, il croit que l’argent que l’on gagne est le signe d’une supériorité quasiment mystique. Sa famille fréquentait un temple dont le pasteur avait inventé une « théologie de la prospérité ». Il proclame que le succès financier est un signe d’élection divine. C’est pourquoi Trump aime s’entourer de milliardaires ou de personnes « qui ont réussi ». Ce credo est un programme politique : s’il a pu faire fortune, pourquoi ses concitoyens ne le pourraient-ils pas ?

Enfin, il méprise les élites cultivées, les politiques, les intellectuels, les hauts fonctionnaires, les journalistes, qui sont d’après lui indifférents au sort du pays profond. Enfant du Queens, il s’est toujours considéré comme un outsider. Mais le populisme n’est pas chez lui une idéologie. Le journaliste américain Bob Woodward, qui retrace la première élection et le début de mandat de Trump dans Peur (trad. fr. Seuil, 2018), raconte l’une des premières rencontres entre l’homme d’affaires et son futur directeur de campagne, l’idéologue d’extrême droite Steve Bannon. Celui-ci explique à Donald Trump la promesse du populisme. Il s’agit de « l’idéologie des hommes ordinaires, de ceux qui estiment que le système est truqué ». Trump répond : « “Excellent, c’est tout moi ! Moi aussi je suis un populariste.” Il déforma le mot. “Non, non, corrigea Bannon. On dit populiste.” “Oui, oui, c’est ça, insista Trump. Un populariste.” Pour Trump, le populisme est juste l’art d’être populaire. »

Cependant, avec l’avènement de Trump 2, on aperçoit tout de même sept points communs importants entre le trumpisme et le poutinisme :  

  1. Donald Trump ne croit qu’aux relations entre grandes puissances et traite avec dédain les pays plus faibles. On le voit dans sa manière condescendante de traiter Zelensky, et dans sa manière de dérouler le tapis rouge pour Vladimir Poutine, même si ce dernier ne lui accorde rien. Il en va de même pour Poutine, qui a été élevé dans cette idée.
  2. Trump méprise profondément l’Europe. Selon lui et J. D. Vance, elle a trahi ses propres valeurs et ne fait que profiter des largesses américaines. C’est la même chose du côté russe : l’Europe est oublieuse de ses racines classiques et chrétiennes, et est devenue un champ d’expérimentation pour la mutation anthropologique voulue par le capitalisme américain.
  3. Trump déteste les études de genre et le progressisme. Comme pour Poutine, il n’existe à ses yeux que des hommes et des femmes, l’idéologie transgenre est pour lui « un crime contre l’humanité ». Il est prêt à transgresser l’État de droit, comme le fait Poutine, pour pourchasser les LGBT ou les immigrés illégaux.
  4. Il hait le « politiquement correct », qui est pour Poutine l’expression parfaite de l’hypocrisie occidentale, de sa pusillanimité, de sa peur d’appeler les choses par leurs noms, de la soumission de la majorité à des minorités actives.
  5. Trump se méfie de l’État profond, des fonctionnaires trop influents qui se considèrent comme « les adultes dans la pièce ». Il les a subis lors de son premier mandat. Il s’en débarrasse au second. De même, Vladimir Poutine les a mis au pas très rapidement en arrivant au pouvoir en 2000, avant de les remplacer par des fidèles. Et, tout comme Poutine s’est débarrassé des oligarques, Trump tente aussi de les mettre au pas, en se fâchant avec Elon Musk ou en soumettant Mark Zuckerberg et les grands patrons de la Silicon Valley. Le pouvoir ne doit pas, pour les deux hommes, souffrir de la concurrence.
  6. Il est devenu clairement impérialiste, développant un discours qui n’est pas si éloigné du poutinisme lorsqu’il prétend prendre le contrôle du canal du Panama, du Groenland ou du Canada, ou menace le Venezuela. La doctrine Monroe à la sauce Trump ressemble fort à la protection du monde russe ou de l’étranger proche par Poutine.
  7. Trump se considère comme un de ces « hommes forts » qui, à l’instar du leader russe, peut changer le cours de l’histoire en violant le droit international et en attaquant ceux qui ne sont pas d’accord avec lui.

Il y a évidemment des différences très fortes entre le trumpisme et le poutinisme, leur histoire, leur contexte culturel ne sont pas les mêmes. Mais depuis janvier 2016, les points de jonction sont, je crois, plus nombreux que les différences.

Comment ce rapprochement a-t-il été rendu possible ?

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Le président Donald Trump prononce un discours lors de la cérémonie du Veterans Day à l’Amphithéâtre commémoratif du cimetière national d’Arlington, le 11 novembre 2025 // Daniel Torok, Maison-Blanche

2. Trump, la « légende » carnavalesque de Poutine

Mon hypothèse est que Trump a été forgé par Poutine. Il est le dirigeant américain dont il a rêvé et dont il a patiemment encouragé l’avènement. Poutine peut être satisfait : ce qui se passe aux États-Unis lui est, en partie, dû.

Si l’on prend la période récente, Poutine a brouillé les pistes. Il a protesté vigoureusement contre l’accusation d’ingérence russe dans les élections de 2016, et a dissimulé qu’il attendait avec impatience le retour de Trump. Il s’est même permis, deux mois avant l’élection de 2024, dire qu’il préférait Biden et Kamala Harris à Trump, car il connaissait leur ligne politique. Mais il l’a dit en souriant, avec ironie, et n’a pas évoqué pour rien le célèbre rire communicatif de Kamala Harris. Il suggérait par son ironie que toute la vie démocratique américaine n’était qu’une vaste plaisanterie c’est que derrière les candidats, il y avait le jeu tectonique des passions populaires encouragées par la Russie.

Bien entendu Poutine a toujours considéré Trump comme le bon candidat. Prenons ce qu’il disait en juin 2024, lors d’une conférence de presse devant les grandes agences d’information russes. Selon Poutine, les États-Unis doivent « stabiliser leur situation intérieure » en misant non sur l’immigration, mais sur la consolidation de la société à l’intérieur du pays, pour éviter les erreurs ayant mené à la grande inflation et à l’énorme dette intérieure. Selon lui, si le pays cesse de « poursuivre les objectifs du libéralisme global qui les détruit eux-mêmes », s’il veut arrêter de se vouloir « le leader du libéralisme mondial », alors il y aura « un changement de politique extérieure vis-à-vis de la Russie et du conflit en Ukraine ». Une politique anti-immigration, l’abandon du libéralisme et du rôle de pôle démocratique mondial doit mener à la fin de l’aide à l’Ukraine et à la réconciliation avec la Russie sur le dos de l’Europe. C’était le programme trumpiste. Il a été réalisé. Notons que Poutine utilise, en une minute, quatre fois le terme « intérêts nationaux » des États-Unis, comme un mantra hypnotique. Cette insistance dit tout : c’est en réalité le contraire de ce que veut Poutine. Il mise sur le chaos américain pour pousser l’alliance Chine-Russie vers les sommets. Mais cela exprime aussi son désir profond : que l’Amérique change de voie pour adopter la vision russe du monde.

Poutine considère d’ailleurs que le mouvement MAGA qui a amené Trump au pouvoir est, si ce n’est une création russe, du moins un courant cultivé et encouragé par la Russie. Il l’a redit récemment, lors de la discussion qui a suivi son intervention au club Valdaï le 2 octobre 2025. Il a abordé le cas d’un citoyen américain de 21 ans, Mike Gloss, qui a rejoint la Russie pour combattre les Ukrainiens au côté des Russes et est mort au combat. Selon Poutine, cet homme « partageait les valeurs de ceux qui défendent la Russie », c’est-à-dire « le droit de l’homme à sa langue et à sa religion », en étant « prêt à se battre pour ces valeurs le fusil à la main ». Il loue sa camaraderie avec ses compagnons de combat et conclut : « De tels hommes représentent le noyau de l’organisation MAGA qui soutient le président Trump. Pourquoi ? Parce qu’ils sont pour ces valeurs, comme lui, et les expriment. »

Si jamais la base MAGA se détourne de Trump, par exemple à cause de l’affaire Epstein, ils auront une nouvelle patrie : la Russie des valeurs traditionnelles.

Trump est donc le dirigeant dont a rêvé Poutine depuis des années. Avec ses discours et son action guerre d’agression, impérialisme, retour prétendu à une puissance respectée, rôle de leader national incontesté, détestation de l’Europe et du libéralisme politique , Poutine a fasciné et hypnotise Trump. Et il a élaboré un cadre et a créé un espace dans lequel viendrait s’insérer, après plusieurs années, le dirigeant qu’il fallait, d’après lui, aux États-Unis. C’est-à-dire celui qui allait procéder à l’autodestruction de la première puissance mondiale, dans un mouvement historique qui verrait le centre de gravité du monde basculer vers l’Eurasie. Peut-être un de ses conseillers a-t-il lu Arnold Toynbee, qui a étudié la chute des empires. L’historien britannique a en effet écrit que « certaines civilisations ne meurent pas par meurtre, mais par suicide ». Inutile pour la Russie d’affronter les États-Unis. Il aura été beaucoup plus simple de faire en sorte qu’arrive à sa tête un dirigeant pro-Poutine et chaotique. C’est d’ailleurs ce que prédisent depuis des années d’anciens conseillers de Poutine, comme Vladislav Sourkov.

Trump est un projet russe. À force d’inonder le monde de ses discours sur la nécessité d’un dirigeant fort, sur la décadence de l’Europe, sur les impasses du progressisme, sur la primauté de la puissance et le retour des empires, Poutine a fini par faire sortir le génie de la lampe à Washington. Au-delà des ingérences, c’est une certaine vision du monde que Poutine a instillée dans l’atmosphère américaine, aidé par l’alt-right, les populistes, les déçus du mondialisme. Le thème de la « légende », avant d’inspirer les services secrets soviétiques, a toujours été très présent dans la culture russe. Dans Les Démons, Dostoïevski fait dire à l’un de ses personnages, le révolutionnaire Piotr Verkhovenski, qui cherche un personnage pour incarner le mythe révolutionnaire, « l’essentiel, c’est la légende ». Il faut d’abord créer un mythe, une image qui électrise les masses. Peu importe, au fond, qui l’incarne. Puis il faut faire entrer un homme réel dans cette vérité inventée. Poutine a créé sa légende : c’est Trump.

Mais il l’a façonnée de manière à garder une supériorité sur sa créature. Aux yeux de Poutine, Trump est vulgaire, bouffon, narcissique comme un enfant, inconstant et même irrationnel. Héritier de Mikhaïl Bakhtine, le théoricien soviétique de la littérature, le leader russe a créé son double carnavalesque. Autant le chef du Kremlin tente de passer pour sérieux, cohérent, rationnel, patient, dévoué à son peuple et à son État, autant il a contribué à créer un bouffon imprévisible et dangereux. Durant le premier mandat de Trump, on se rassurait en se disant qu’il restait dans l’administration américaine des « adultes dans la pièce ». Aujourd’hui, l’adulte de la scène mondiale, c’est Poutine (avec son ami Xi Jinping). Trump est leur enfant turbulent et insatiable, qu’il faut calmer, mais que l’on contrôle facilement. N’est-ce pas ce qui se passe à propos de l’agression russe en Ukraine ? Trump peut s’énerver, se mettre en colère : il finira toujours par céder à Moscou.

Poutine a encore remporté une manche à Anchorage en août dernier. Non seulement Trump lui a déroulé le tapis rouge, mais et c’est sa victoire majeure en Alaska , il a achevé de convertir l’Américain à sa vision du conflit en Ukraine : ne pas traiter les effets, poser des pansements sur les plaies actuelles, mais revenir aux « causes profondes » du conflit. Trump a accepté. Or quelles sont les causes profondes ou originelles [pervonatchalnyé] selon Poutine : l’extension, illégitime d’après lui, de l’OTAN en Europe centrale et orientale, et le choix de la démocratie libérale par l’Ukraine indépendante. Si Trump veut vraiment arrêter le conflit en Ukraine, il doit non seulement cesser de soutenir les Ukrainiens, mais aussi abandonner toute l’Europe aux appétits civilisationnels de la Russie. Ce n’est pas fait. Pas encore. Mais Trump a néanmoins accepté jusqu’à présent ces règles du jeu. Il s’est soumis, lui l’enfant gâté en quête de trophées, à l’approche du temps long, de la rigueur, de la rationalité historique de Poutine.

Poutine s’est même permis de faire allusion à ce qui a motivé, dans le discours russe, son impérialisme en Ukraine ou ailleurs. Il a cité le terme d’ « Amérique russe » ! Or pour Poutine c’est la mémoire, et non le droit des peuples, qui crée une identité nationale. C’est un pendant de la thèse slavophile : la Russie est partout où il y a des églises orthodoxes et des cimetières russes.

Alexandre II, en vendant l’Alaska aux Américains en 18671, a suivi une logique transactionnelle très pragmatique, et au fond trumpienne. Poutine a montré, par provocation, qu’il suit une autre voie : ce qui l’intéresse, ce sont les églises russes en Alaska, les tombes de soldats soviétiques. Non seulement il critique subtilement le mercantilisme de Trump, mais il se permet de proclamer qu’une partie des États-Unis fait partie du « monde russe ». Il n’envahira pas l’Alaska comme il l’a fait avec l’Ukraine (qui fait selon lui également partie du monde russe), mais il montre qu’il est toujours aussi impérialiste et adepte d’une identité russe qui transgresse les frontières.

3. Comment réagir ? Le piège du poutino-trumpisme

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Washington est en partie sous le contrôle de Moscou. Que peut-on faire pour sauver ce qui doit être sauvé c’est-à-dire l’existence de l’Ukraine, la souveraineté des États et la liberté des peuples ? Certaines sociétés, à l’est de l’Europe, ont compris. Elles aident les Ukrainiens autant qu’elles le peuvent, organisent leur défense et préparent leurs citoyens, car elles savent qu’elles sont les prochaines sur la liste belliqueuse de la Russie. Mais nous, en Europe occidentale, le comprenons-nous ?

Aujourd’hui, les essais les plus vendus en France (plus de 150 000 exemplaires en quelques semaines), sont ceux de partisans ardents (ou plus discrets) de la Russie poutinienne : Eric Zemmour, Philippe de Villiers, Jordan Bardella. Leur vision de la France est conforme à l’identitarisme autoritaire poutinien. Combien de personnes rencontrons-nous encore, dans la rue ou dans les villages, qui nous expliquent doctement que « la Crimée est russe » ou que l’Europe n’avait qu’à se montrer plus forte pour contrer l’avancée russe ? Du côté gauche, le « parti de la paix » (le parti communiste), tout comme le leader de La France insoumise, ne voient pas en la Russie un adversaire véritable. Poutine compte bien sur la victoire de partis pro-russes en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et ailleurs. Ceux-ci non seulement arrêteraient de soutenir l’Ukraine, mais accueilleraient à bras ouverts les envoyés du Kremlin hommes d’affaires, influenceurs politiques, espions et hommes de main.

Je terminerais en disant que la situation dépend en partie non seulement de notre attention à ce qui se déroule en Russie, en Ukraine, aux États-Unis, en Europe, mais de notre volonté de nous poser des questions fondamentales en ce qui concerne notre avenir politique.

Nous vivons dans un monde où la priorité des États est l’accès à des ressources naturelles, de plus en plus rares, et à des voies commerciales. Trump est prêt à tout pour accéder aux terres rares. La Russie se réjouit de la fonte des glaces en Arctique pour inaugurer une nouvelle route maritime. Beijing veut coloniser la mer de Chine. L’Europe s’inquiète de son retard en termes d’indépendance industrielle et stratégique. Les citoyens le comprennent, mais en conséquence, ils sont parfois prêts à fermer les yeux sur des conquêtes et des guerres de prédation. Bref, nous entrons dans un monde où des États, des empires et des acteurs privés se retrouvent en concurrence pour assurer leur développement. Dans ce contexte, les idéaux démocratiques européens et américains, qui ont connu un regain de faveur après la chute du communisme, passent parfois au second plan. Pourquoi les modèles des États de demain ne seraient-il pas Dubaï ou Singapour, ou même la Chine, c’est-à-dire des puissances qui, au prix de votre liberté, vous donnent un niveau de vie confortable et la fierté de l’emporter sur les autres ? C’est ce qu’affirme par exemple un blogueur américain très influent et lu par l’entourage de Trump, Curtis Yarvin, pour qui l’enjeu politique d’aujourd’hui est de désigner un pouvoir fort capable de gérer un pays comme une entreprise, tout en abandonnant la démocratie.

Là est le principal danger qui nous menace, nous aussi. Notre priorité est de nous défendre contre les agressions russes et la trahison américaine. Certes, nos gouvernants doivent assurer le niveau de vie de nos concitoyens. Mais nous devons, chacun et sérieusement, nous poser la question : voulons-nous encore de la démocratie ? Ou sommes-nous prêts à l’abîmer, voire à l’abandonner, dans ce nouveau contexte ? C’est une question que se posent de plus en plus d’Européens, par exemple en France, où des enquêtes sociologiques montrent le désir d’un pouvoir fort. Or si nous cédons à cette tentation, nous oublions une chose : c’est au nom de la stabilité et du fantasme de revanche que les Russes ont élu Poutine. C’est pour leur niveau de vie et leur rêve de revenir à un âge d’or que les Américains ont réélu Donald Trump. Le premier a tué la possibilité même d’une démocratie en Russie. Le second essaie de faire de même. Mais rappelons que si c’est la démocratie qui a fait revenir Trump, c’est elle qui pourra le chasser. Je crois qu’une des questions qui traverse l’esprit des citoyens, en Europe, est celle de l’utilité de la démocratie. Poutine et Trump ont joué sur cette interrogation, instillant le doute sur cette utilité de la démocratie. C’est pourquoi il ne faut pas l’esquiver, mais au contraire l’explorer et y répondre. Nous ne pouvons nous permettre de proclamer (à raison !) une exigence de démocratie. Nous devons aussi argumenter pour la défendre.

Le poutino-trumpisme n’est donc pas seulement un ennemi qu’il faut combattre. C’est un poison qui se glisse dans les esprits. Pour nous défendre, il faudra unir le cœur et l’intelligence.

<p>Cet article Poutinisme et trumpisme : le jeu des idéologies a été publié par desk russie.</p>

30.11.2025 à 17:23

De la culture européenne, avec Krzysztof Pomian

Olga Medvedkova
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Ce philosophe et historien franco-polonais, qui a passé son enfance sous le régime stalinien et sa jeunesse en Pologne communiste, nous offre une leçon de pensée historique européenne.

<p>Cet article De la culture européenne, avec Krzysztof Pomian a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3111 mots)

À l’heure de la barbarie russe et des doutes de l’Europe sur elle-même, le philosophe et historien de la culture franco-polonais Krzysztof Pomian, qui a passé son enfance sous le régime stalinien et sa jeunesse en Pologne communiste, nous offre, grâce à Olga Medvedkova, une leçon de pensée historique européenne, d’européanité, et nous redonne de l’espoir.

Le texte de Krzysztof Pomian « Venise dans la culture européenne » a été initialement écrit en polonais en 1999, comme préface au catalogue de l’exposition consacrée à l’art vénitien qui a eu lieu au Musée national de Varsovie. En 2000, ce même texte a paru sous forme de livre. Vingt-quatre ans plus tard, pour célébrer le 90e anniversaire de Pomian, ce texte a été édité en version bilingue2 –  en polonais et en français –, et illustré avec des vues photographiques de Venise datant du XIXe siècle, conservées au Musée national de Varsovie, photos splendides dans leurs nudité noire et blanche. Je lis donc aujourd’hui ce texte dans sa version française, un quart de siècle après sa naissance.  

J’ai rencontré Krzysztof Pomian au début des années 1990, lors des séminaires à l’EHESS, où je préparais ma thèse sous la direction de son ami Jacques Revel, et j’ai lu progressivement, au fur et à mesure de leur parution, ses principaux ouvrages3, jusqu’à son Œuvre – somme en trois volumes consacrée à l’histoire mondiale des musées –, parue en 2020-2022 aux éditions Gallimard. Les livres de Pomian ont été fondateurs pour la nouvelle vision de la discipline historique que ma génération apprenait alors – cette variante savante et réflexive de l’histoire culturelle, en lien direct avec l’anthropologie et le questionnement philosophique à propos du comment et du pourquoi de l’Histoire et de son écriture. C’est par ailleurs grâce entre autres à Pomian, que les textes de l’historien de l’art britannique Francis Haskell – le grand révolutionnaire de cette discipline – ont été traduits en français, et grâce à eux deux que les sujets liés à l’histoire du collectionnisme et au rôle des commanditaires dans l’art ont été introduits dans les cursus académiques.

L’importance de Pomian dans le paysage intellectuel parisien, pour ainsi dire son accent singulier, le style unique de sa pensée, s’explique par le fait qu’il s’est trouvé une place à la croisée des disciplines. Il est à la fois un parfait philosophe, maniant avec aisance le concept et la méthode dialectique, et un historien accompli, particulièrement sensible à la nature des sources.

Mais alors pourquoi, si tant de textes de Pomian sont disponibles en langue française, se réjouir à ce point de pouvoir lire celui-ci, qui date de la dernière année du XXe siècle et est apparu récemment dans le contexte français ? C’est, me semble-t-il, parce qu’aujourd’hui ce regard, cette méditation de Pomian à propos de la culture européenne et le rôle que joue Venise dans cette culture, représente un avertissement, un appel d’urgence et une leçon magistrale d’écriture historique, leçon qui nous vient d’un passé récent et qui, au lieu de nous affoler, esquisse une promesse, un avenir digne de notre destin d’Européens.

Le fait que cette leçon de pensée historique européenne, d’européanité même, nous vienne d’un Polonais de naissance ne me semble guère étonnant. C’est cette distance, ces 1 200 km entre Varsovie et Venise qui se transforme sous la plume de Pomian non seulement en instrument efficace de compréhension mais, comme nous le verrons plus loin, en sa découverte principale : seul le temps y remplacera l’espace. Cette distance, cette mise à l’écart ou mise « de côté » constitue en effet l’invention essentielle de Pomian philosophe et anthropologue : il s’agit du principe d’extraction des choses précieuses – qui deviennent inutilisables, inutiles et de ce fait sans prix – dans le but de leur sauvegarde, qui est, selon lui, le principe même de la construction culturelle européenne. Pour devenir « culture », toute chose doit rompre, s’éloigner, s’exiler, se cacher, pour ensuite revenir, redevenir et éclater en plein sens et au centre. Ce n’est qu’ainsi que la culture est vivante : comme en amour, en culture, rien n’est jamais acquis. Le trésor est quelque part, mais on ne sait jamais où : pour le voir (trouver, comprendre) il faut le désirer. Cela concerne la praxis religieuse autant que politique et artistique : toutes les formes de la création. La culture, en tant que constante anthropologique, est cette mise en demeure, ce ver sacrum, en estrangement (terme des formalistes russes), ce long voyage, qui est un aller-retour, l’éloignement et le rapprochement, l’expérience d’un ailleurs qui est pourtant ici.

Toute sa vie, Krzysztof Pomian a vérifié l’hypothèse de l’éloignement, pas tout à fait de son plein gré, mais toujours avec profit. Il est né Krzysztof Purman en 1934, à Varsovie, dans une famille issue de la bourgeoisie d’origine juive. Son père est un émancipé : il se convertit d’abord au catholicisme, puis au protestantisme, puis ce professeur de lettres s’adonne au communisme et ne se contente pas d’en propager seulement la lettre. En 1938, il est exclu du parti communiste polonais et, en septembre 1939, lui, sa femme (également d’origine juive) et leur fils âgé de 5 ans quittent Varsovie pour fuir l’avancée allemande, et tombent sous l’occupation soviétique. Là-bas, ce sera sans surprise. Le père arrêté sera déporté au Goulag d’où il ne sortira pas. La mère et l’enfant se retrouvent au Kazakhstan où une population polonaise importante a été déportée à trois reprises entre 1929 et 1941. La mère, économiste de haut niveau, trouvera un emploi à l’hôpital, à peine de quoi se chauffer, se nourrir. L’enfant quant à lui ira à l’école, où il apprendra le russe, qu’il parle toujours couramment et sans accent, et lira, lira tout ce qu’il trouvera. C’est là-bas qu’il se passionnera pour l’histoire en dévorant le roman Gengis-Khan (1939) de Vassili Ian (pseudonyme de Vassili Iantchevetski, 1874-1954).

À l’issue de la guerre, en 1947, Staline lâche tout à coup les Polonais déplacés, qui peuvent rentrer en Pologne. En 1952, Krzysztof intègre la faculté de philosophie de l’Université de Varsovie. Il y étudie jusqu’en 1957, soutient ses thèses de doctorat (1965) et d’habilitation (1968), puis y enseigne. Parmi ses professeurs, puis collègues et amis, on trouve Leszek Kołakowski né à Radom en 1927 et mort à Oxford en 2009, l’un des grands penseurs du XXe siècle, auteur notamment d’une Histoire du marxisme, et Bronisław Baczko, né à Varsovie en 1924 et mort à Genève en 2016, l’un des plus importants historiens et penseurs de la Révolution française et des utopies, créateur à Genève, avec Jean Starobinski, du groupe d’études du XVIIIe siècle4. Mais à ce poste d’enseignant, Krzysztof Pomian ne reste pas longtemps : suite à ses prises de position politiques, contraires au régime, il est renvoyé de l’Université et interdit de publication. Pendant plus de deux ans, il sera employé au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Varsovie.

En 1973, le philosophe-historien polyglotte polonais âgé de 40 ans est reçu au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; il quitte le pays et émigre en France. Il y fait ensuite toute sa carrière. En 1986, il sera naturalisé français.  À Paris, il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et à l’École du Louvre. Mais aussi à l’Université de Genève et dans bien d’autres universités européennes. Il est proche de Jerzy Giedroyc (né à Minsk en 1906 et mort près de Paris en 2000) et de la rédaction du mensuel politico-culturel Kultura, qu’il a créé. Pomian rentre également dans la rédaction de Débat dès sa création en 1980, y publiant des dizaines d’articles. Son engagement politique est toujours là : anti-totalitaire, pro-européen. Directeur scientifique, entre 2001 et 2018, du Musée de l’Europe à Bruxelles, Krzysztof  Pomian est actuellement directeur de recherche émérite au CNRS et  professeur émérite à l’Université Nicolas Copernic à Torun (Pologne), récipiendaire des quatre doctorats honoris causa et du sigillum magnum de l’Université de Bologne. Il passe son temps entre Paris et Varsovie, parcourt l’Europe, qui est son milieu naturel, son objet d’études et sa préoccupation constante. Venise est sa ville préférée, une création européenne par excellence, un laboratoire dans lequel on peut voir comment et pourquoi cette culture se tisse, se conserve et ce qu’elle signifie.

« On est tous partagés en deux clans, me dit-il un jour, le premier est composé d’amoureux de Florence et le second de ceux qui s’adonnent à Venise. »

Même si j’aime énormément Venise, je suis plutôt du côté des premiers ; je me penche avec d’autant plus d’attention sur ce texte de Pomian dédié à Venise et reçois aussitôt une sorte de décharge émotionnelle. Je suis jalouse de son écriture, capable de narrer l’histoire d’une ville durant près de 1 500 ans sans la diviser en chapitres et sous-chapitres, écriture qui file, qui coule comme coule le temps, prenant en compte la géographie, le paysage, l’histoire événementielle, la structure politique, les institutions juridiques, la religion, la science, l’architecture, les collections, la littérature, l’éducation, la librairie, la musique, les fêtes… Sur cette toile de fond apparaissent les gens, les détails. Où est-elle, la distinction entre l’histoire globale et celle des cas ? Ici, il n’y en a pas. Mais comment fait-il pour écrire ainsi ? Je comprends petit à petit qu’afin de produire une synthèse aussi brillante, aussi profonde et élégante, nonchalante et structurée, il faut tout simplement avoir fait ce qu’il fait toute sa vie, il faut avoir tout lu, et même plus que cela : avoir tout relu. Car son texte ne reflète pas ce qu’il sait, comme quelque chose qu’on a appris une fois pour toutes. Son savoir n’est pas un aller simple de l’ignorance à la connaissance, mais un constant dédoublement, une démultiplication qui transforme l’information en autre chose et c’est cette autre chose qu’il partage avec son lecteur. Quelle est cette autre chose ? Faut-il l’appeler science ou sagesse ? Ou est-ce justement cette véritable culture dont Pomian parle et qu’il incarne en même temps : ce tissage de multiples couches, aux fils multicolores posés les uns sur les autres et imprégnés d’émotion ? N’est-ce pas la véritable, la profonde IN : Intelligence Naturelle (non artificielle) ? N’est-ce pas l’exacte définition de l’IH : Intelligence Humaine ? Cet entendement qui se forme grâce à la répétition, à l’oubli et à la remémoration, à la rupture et à la réconciliation : au départ et au retour. Ce n’est pas pour rien que Pomian, en philosophe qui s’est tellement préoccupé de la question du temps, place en exergue de son texte dédié à Venise cette citation de John Ruskin : « Finalement, la conjecture concernant l’origine de son nom, rapportée par Sansovino, sera volontiers acceptée par tous ceux qui aiment Venise : “Certains ont pensé que ce nom de Venise veut dire veni etiam, ce qui veut dire vient encore, et encore, parce que, à chaque fois que tu viens, tu verras toujours des choses nouvelles et de nouvelles beautés.” »

Si Venise, la ville entière, ce lieu – son eau, sa terre, son ciel, sa lagune –, est une œuvre, c’est parce que l’ouvrage (en tant que processus), fait de bribes disparates, venues d’horizons divers et variés, n’a jamais cessé. Le travail du bâti, la réparation, le rafistolage avance et recule, ne s’interrompt pas : la terre renforcée défie la mer qui s’en moque. Tout y est fragile, instable, mais les gens négocient et flirtent, les Vénitiens sont des laborieux. « La géographie n’est pas une fatalité. Elle limite et en même temps offre des opportunités », explique Pomian en parfait dialecticien.

Les Vénitiens ont tiré le meilleur parti de leur géographie, mais aussi de leur système politique : tout en entretenant une société hiérarchisée, ils ont su empêcher l’instauration de la tyrannie (ce que Florence n’a pas su faire). En mettant leur République sous la protection de saint Marc, en collant littéralement le palais des Doges à la basilique San Marco, leur chapelle, remplie de reliques et de trésors d’art. Ce système politique vénitien « suscite étonnement et admiration » : c’est encore un entre-deux, le principe électif ne supprime en rien la capacité d’étouffer l’anarchie. Là encore, c’est la patience qui règne, c’est le compromis, le millefeuille, les couches nombreuses, l’une sur l’autre : en politique comme en art, la page blanche, l’utopie, la pose, le geste brusque seraient d’un grand danger, porteurs de faux espoirs, de grandes pertes. En témoignent tous les ex nihilo, comme la célèbre fausse Venise de Los Angeles. Mais il y en a plus.

Au plus profond de ce travail culturel – politique, religieux, artistique –, au fin fond de chaque mouvement culturel, il y a comme un noyau qui est de nature différente. Cette différence est d’ordre temporel. Le noyau n’appartient pas au présent. Enfanté par la temporalité linéaire, mais extrait de cette linéarité, le noyau extratemporel est un vaisseau qui vient du passé pour rejoindre le futur. Il n’obéit pas aux lois qui caractérisent le présent : l’intérêt, le besoin de survie, le travail, la production, le gain, la peur de la mort. Le paradoxe du phénomène culturel européen est entièrement là, démontré comme deux fois deux font quatre par Pomian. Car étant donné que le passé et le futur n’ont pas de réalité matérielle, si une partie du passé en est extraite et garde dans le présent son irréalité, cette opération assure la transmission et l’espoir d’un avenir culturel européen. C’est en cela que Venise est exemplaire. En ayant saint Marc pour chef d’État (le doge n’étant que son lieutenant), Venise développe au plus haut point l’art de muséifier (mettre hors de portée, à l’abri de l’intérêt) ses trésors (idées, mots, tableaux, reliques, pierres gravées, statues antiques, manuscrits grecs, bâtiments, structures juridiques, et jusqu’au système politique). C’est autour de ces noyaux immatériels que va fleurir le présent : les ateliers d’artistes, l’Université, la Bibliothèque, l’Imprimerie. Et aussi la liberté de vivre, de croire, d’aimer, de voyager, de se divertir, qui n’est peut-être pas en lien direct avec l’épanouissement des arts, mais, observe Pomian, leur cooccurrence est indiscutable. 

On comprend maintenant parfaitement pourquoi le fameux « déclin » de Venise, comme celui de l’Europe toute entière, qui fait le bonheur des propagandes totalitaires anti-occidentales (celle des Russes d’aujourd’hui en premier lieu), n’est que l’un des leurres de cette culture. Car cette culture est, certes, mortelle, mais elle ne meurt que très lentement, et ceci depuis toujours, depuis sa naissance. D’ailleurs cette mort, elle ne la cache pas, elle l’intègre et la fait travailler. Soumise à l’ordre du temps et consciente de sa finitude, elle ne meurt que pour mieux revivre, en s’appuyant sur les choses qu’elle a préservées, mises de côté.

Aujourd’hui, Krzysztof Pomian travaille sur un livre qui narre sa vie sous forme d’une grande interview ; il doit bientôt paraître en Pologne. Je ne peux qu’espérer que très vite, nous lirons aussi ce livre en français.

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30.11.2025 à 17:23

Armements nucléaires et conventionnels : la forfaiture historique de Moscou

Jean-Sylvestre Mongrenier
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Moscou a sciemment démoli l’architecture diplomatique et sécuritaire de l’après-guerre froide. La mémoire de cette forfaiture devrait prévenir toute complaisance à l’égard des revendications russes.

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Texte intégral (3660 mots)

Alors qu’un « plan de paix », de facture russe, est l’objet de négociations entre les Américains, les Ukrainiens et leurs alliés européens, il importe de rappeler que la Russie ne respecte pas ses engagements internationaux, notamment dans le domaine des armements nucléaires et conventionnels. Moscou a sciemment démoli l’architecture diplomatique et sécuritaire de l’après-guerre froide, dans le cadre d’une « grande stratégie » visant à dominer l’Europe. La mémoire de cette forfaiture devrait prévenir toute complaisance à l’égard des revendications russes.

Certains persistent à croire que le Kremlin, une fois ses gains territoriaux en Ukraine empochés, pourrait constituer un partenaire fiable. Il faut donc garder à l’esprit le viol par la Russie du traité sur les FNI (Forces nucléaires intermédiaires) et du traité FCE (Forces conventionnelles en Europe), plusieurs années avant de passer aux actes en Géorgie puis en Ukraine.

Le viol russe du traité sur les FNI

Effet d’une « nouvelle détente » et signe annonciateur de l’implosion soviétique à venir, le traité sur les FNI, signé par Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, le 8 décembre 1987, décida le retrait et de l’interdiction de tous les missiles terrestres d’une portée allant de 500 à 5 500 kilomètres. Au total, 1 846 missiles soviétiques et 846 américains seront éliminés5. Ce traité inaugurait une série d’accords de désarmement, sur le plan nucléaire stratégique et dans le domaine des armes chimiques, complétés par un traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) ainsi que par des mesures de confiance et de sécurité (MDCS), notamment le Document de Vienne. Annoncée par les États-Unis le 2 février 2019, la Russie lui emboîtant le pas, la sortie du traité relatif aux forces nucléaires intermédiaires (FNI) n’est pas un fait anodin. Cette « double décision » est révélatrice des enjeux stratégiques et géopolitiques auxquels les puissances occidentales sont confrontées. Dans cette affaire, Moscou entend faire porter le blâme aux Américains, même si ces derniers bénéficient du soutien de leurs alliés. En fait, les experts de ces questions estiment que Moscou violait bel et bien ce traité, nominalement mis en cause dès les années 2000 (les Français ont hésité avant de rallier la position américaine). Le missile incriminé par les Américains et leurs alliés est le « 9M729 » (le SSC-8 dans la nomenclature de l’OTAN), d’une portée très largement supérieure à 500 kilomètres (en retour, les Russes mettent en cause les systèmes anti-missiles de l’OTAN).

En vérité, ce problème date du premier mandat de Barack Obama. En 2010, le déploiement du système d’armes Iskander-M dans l’enclave Kaliningrad (ex-Königsberg), dont la portée excèderait les 500 kilomètres, posait déjà question. Le problème est officiellement soulevé en 2013, sans réponse des Russes. Il s’amplifie avec le déploiement du SCC-8 (un système basé sur la technologie du Kalibr naval), en 2016, près de la Caspienne et à l’est des monts Oural. Cette violation russe est une décision délibérée qui constitue une revanche sur le traité de 1987, mal reçu par la nomenklatura militaire soviétique et les « organes de sécurité » dont procède aujourd’hui la plus grande partie de la classe dirigeante russe6. Pourtant, les enjeux ne sont pas seulement d’ordre psycho-symbolique ou technico-industriel. Le déploiement de systèmes d’armes de cette portée constitue un péril pour les cibles de valeur politique et les infrastructures militaires des membres européens de l’OTAN. Le retrait russe du traité sur les FNI et le déploiement de SSC-8 ou de missiles de croisière Kalibr-M, constitue un défi majeur. Bien plus qu’à la fin des années 1970, l’Europe est placée sous la menace d’une ou plusieurs frappes sélectives : une stratégie de décapitation mise au service d’un projet géopolitique révisionniste (modification des frontières par la force et re-satellisation des pays voisins). Les Russes ont pris un temps d’avance sur cette catégorie d’armes et travaillent à la reconstitution du potentiel militaro-industriel d’antan.

La différence la plus significative avec l’époque de la « bataille des euromissiles » réside dans les ordres de grandeur, sur le plan des rapports de puissance. Ainsi la « double décision » américano-russe de sortir du traité sur les FNI ne peut être comprise sans prendre en compte la Grande Asie, du Levant au Moyen-Orient. On songe au programme balistique iranien, pourtant interdit par une résolution de l’ONU. À la mesure des ambitions de Téhéran au Moyen-Orient (le « Croissant chiite »), les missiles iraniens sont d’une portée de 2 000 kilomètres (voir par exemple le Khorramshahr) ; ils relèvent de la catégorie d’armes que Russes et Américains se sont interdites avec le traité de 1987. De surcroît, le régime irano-chiite poursuit un programme de missiles de croisière dont les événements des derniers mois ont souligné l’importance. Plus encore, les États-Unis redoutent la République populaire de Chine (RPC), qui n’est pas liée par le traité de 1987 : les quatre cinquièmes de son arsenal balistique, soit environ 2 000 missiles, ont une portée entre 500 et 5 500 kilomètres. Outre la dissuasion nucléaire, ces missiles servent à une stratégie anti-accès visant à verrouiller la « Méditerranée asiatique » (mers de Chine du Sud et de l’Est), c’est-à-dire en écarter les Américains en particulier, et les Occidentaux en général.

L’objectif de la RPC est de réduire à néant leurs alliances régionales et, au mépris du droit international, de s’approprier un espace maritime plus étendu encore que la mer Méditerranée (3,5 millions de km² contre 2,5 millions de km²) par lequel transite une grande part du commerce mondial. À cette stratégie anti-accès intégrée dans une politique d’intimidation, contre les États-Unis et leurs alliés régionaux, s’ajoute d’une quasi-alliance avec la Russie, cette dernière reproduisant en quelque sorte ce que l’Amiral Castex a nommé la « grande manœuvre de Gengis Khan » : s’assurer de ses appuis en Asie afin de combattre en Europe, là où Moscou entretient des griefs géopolitiques. Enfin, il importe de comprendre le sens historique et la portée globale de la « double décision » américano-russe : elle constitue une nouvelle étape dans la démolition de l’architecture de sécurité de l’après-guerre froide. Présentement, Moscou prétend prendre en otage une Europe géostratégiquement découplée des États-Unis.

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Lanceur 9P78-1 du système balistique Iskander-M, équipé de missiles 9M723K5. Photo : Vitaly V. Kuzmin, CC BY-SA 4.0

Le non-respect du traité sur les FCE

Le Traité sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE) est signé à Paris, le 19 novembre 1990, par les États membres de l’Alliance atlantique et ceux du Pacte de Varsovie, un peu plus d’un an avant que l’URSS ne se disloque (21 décembre 1991). Le traité FCE engage donc trente États. Selon les termes du préambule, l’objectif est de « remplacer l’affrontement militaire par un nouveau modèle de sécurité entre tous les États parties, fondé sur la coopération pacifique et, ainsi, de surmonter la division de l’Europe ». Pour ce faire, les États parties ont décidé d’ « établir un équilibre sûr et stable des forces armées conventionnelles en Europe à des niveaux plus bas que par le passé, à éliminer les disparités préjudiciables à la stabilité et à la sécurité, et à éliminer, de façon hautement prioritaire, la capacité de lancer une attaque par surprise ou d’entreprendre une action offensive de grande envergure en Europe ». La zone d’application du Traité FCE correspond à l’ensemble constitué par les territoires des États signataires situés en Europe, depuis l’océan Atlantique jusqu’aux monts Oural, et elle comprend les îles européennes des signataires. Le document stipule des plafonds dans la zone d’application ainsi que pour ses sous-ensembles géographiques7. Un régime d’inspection permet de contrôler le bon respect du Traité FCE par les États signataires. Ce système de sécurité met en œuvre un régime de transparence, d’inspection réciproque et d’ouverture militaire. Au total, le traité FCE est un élément fondamental dans la sécurité et la stabilité de l’Europe post-guerre froide.

Le Traité FCE entre en vigueur le 17 juillet 1992, après la résolution des problèmes soulevés par la répartition des quotas d’armement entre les États successeurs de l’URSS (Accord de Tachkent, 15 mai 1992). Très vite, la dégradation de la situation en Tchétchénie et dans l’ensemble du Caucase pose des problèmes d’application. Le régime des quotas concernant les flancs ampute les capacités d’intervention militaire russes dans la région, l’article 5 du traité limitant à 1 300 chars, 1 380 véhicules de combat et 1 680 pièces d’artillerie les matériels déployés dans la zone géographique qui correspond aux districts militaires de Saint-Pétersbourg et du Caucase. Le 15 mai 1997, un arrangement avec les États-Unis permet de réduire, géographiquement parlant, la zone des flancs et de relever le plafond des armements qui pourraient y être déployés. Le traité est ensuite révisé à Istanbul, en novembre 1999, afin de prendre en compte les évolutions intervenues depuis la dislocation de l’URSS8. Au cours de la période précédant l’entrée des pays d’Europe centrale et orientale dans l’OTAN (2004), la Russie invoque le Traité FCE pour tenter de bloquer l’adhésion des États baltes. Lors de la première réunion du Conseil OTAN-Russie (COR) le 19 juillet 2002, Moscou demande ainsi que les États baltes signent le Traité FCE, la Russie cherchant à éviter le déploiement de « forces militaires étrangères » et de moyens de l’OTAN sur les territoires baltes. Par la suite, la « Conférence extraordinaire » de Vienne, du 11 au 15 juin 2007, voit les pays de l’OTAN poser la question du retrait des militaires russes de la province séparatiste d’Abkhazie (Géorgie) et de celle de Transnistrie (Moldavie), avant ratification dudit traité9. Quant à la Russie, elle exige une renégociation d’ensemble qui inclurait les États baltes et la fin des restrictions sur les mouvements militaires russes, « sur les flancs » des anciens blocs.

Le 14 juillet 2007, Vladimir Poutine signe un décret qui suspend la participation de la Russie au Traité FCE. Concrètement, celle-ci ne s’estime plus tenue de donner des informations sur le niveau et le mouvement de ses troupes, ni d’autoriser l’inspection de ses installations. La suspension est effective à compter du 12 décembre de la même année. Par la suite, les négociations visant à trouver un terrain d’entente entre Russes et Occidentaux échouent, malgré le « reset » américano-russe et la proposition par l’OTAN d’un « nouveau cadre » ( « A NATO proposal to Develop a 21st Century Framework for Strengthening Conventional Arms Control and Transparency in Europe », mai 2010). Le fait témoigne alors de la profonde dégradation des relations Est-Ouest et de la fracture qui menace le continent européen. En 2015, la Russie suspend sa participation au « Groupe consultatif commun » (GCC), l’organe chargé des questions relatives au Traité FCE qui se réunit à Vienne, signifiant son retrait définitif du traité FCE. L’organisation par la Russie et le Bélarus de grandes manœuvres aux frontières de la Pologne et des États baltes en septembre 2017 ( « Zapad-2017 »), appelle l’attention sur la caducité du traité FCE et le non-respect du Document de Vienne (1990, modifié en 2011), un texte relatif aux mesures de confiance et de sécurité (MDCS). 

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Vladimir Poutine et son ministre de la Défense Sergueï Choïgou sur le terrain d’entraînement de Loujski, lors de la phase principale des exercices stratégiques russo-biélorusses « Zapad », en septembre 2017 // kremlin.ru

Signé en 1990, le Document de Vienne est le texte qui sert de base aux discussions entre les hauts représentants des 56 États participants de l’OSCE (Organisation et de sécurité en Europe) pour communiquer des informations sur leurs forces armées, leur organisation militaire, leurs effectifs, systèmes d’armes et équipements d’importance majeure. Les pays échangent également des informations sur leur planification militaire et leurs budgets de défense. Il s’inscrit dans le prolongement des mesures de confiance et de sécurité négociées parallèlement aux discussions sur les forces conventionnelles10. L’accord politiquement contraignant dispose l’échange et la vérification d’informations sur les forces armées et les activités militaires. Le Document de Vienne requiert des États parties qu’ils échangent chaque année des informations au sujet de leurs forces militaires, comme les plans et budgets de déploiement, qu’ils notifient préalablement les activités militaires de grande ampleur, qu’ils acceptent un maximum de trois inspections annuelles de leurs sites militaires et qu’ils invitent les autres États à observer certaines activités. Il incite également les États à permettre aux journalistes de tous les États participants de couvrir les activités. Le Document de Vienne est mis à jour (1992, 1994, 1999, 2011) afin de prendre en compte les besoins des États membres de l’OSCE. La dernière version introduit un chapitre sur les mesures régionales qui fournit un cadre pour les activités de vérification bilatérales. L’organisation par la Russie et le Bélarus des manœuvres « Zapad », en septembre 2017, et les questions soulevées par les effectifs réellement engagés dans ces manœuvres (au-delà de 13 000 hommes, la présence d’observateurs étrangers est requise) appelle l’attention sur le fait que le Document de Vienne n’est plus respecté11.

En guise de conclusion

Trop souvent négligées ou relativisées, les entorses russes aux accords et traités négociés à la fin de la guerre froide étaient autant d’avertissements quant aux événements à venir. Loin de constituer des points aberrants sur une courbe bien orientée, ces entorses manifestaient la volonté de remettre en cause le cadre juridique et institutionnel posé après la fin du communisme et la dislocation de l’URSS, avant de le faire voler en éclats (nous  y sommes). En somme, ces accords et traités étaient perçus en Russie comme une sorte d’armistice provisoire, reflet d’un rapport des forces qu’il fallait modifier avant de repartir à l’assaut. Un parallèle peut être fait avec la paix de Brest-Litovsk, signé le 3 mars 1918 avec les empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie). Lénine avait alors présenté ce traité comme une pause tactique). À l’évidence, il fallait relier la deuxième guerre de Tchétchénie (1999), celle de Géorgie (2008), puis l’ouverture de la guerre d’Ukraine (2014).

Alors que Moscou met en œuvre une diplomatie coercitive pour imposer à l’Ukraine ses conditions de paix, les dirigeants occidentaux, les Européens en premier lieu, doivent être conscients de la duplicité russe. Au-delà des pertes territoriales qu’il faudrait reconnaître, ce « plan de paix » prévoit pour l’Ukraine un certain nombre de mesures militaires limitatives (effectifs et systèmes d’armes, interdiction d’une présence militaire étrangère et de toute aide extérieure), alors que la Russie n’en respecte aucune. La montée en puissance de son système militaro-industriel, favorisée par l’hypothétique levée des sanctions internationales, lui permettrait à terme d’établir un rapport de forces de trois ou quatre contre un, préalable à une nouvelle poussée vers l’ouest. Au vrai, le Kremlin conduit une « grande stratégie » qui mobilise différents vecteurs de puissance et vise à dominer l’Europe. Si l’Ukraine n’était plus son rempart, elle serait transformée en tremplin vers l’ouest.

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