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28.07.2025 à 21:28

Comprendre le second âge du totalitarisme

Pierre Raiman

Face à la confusion persistante des démocraties sur la nature des régimes qui les défient, le livre de Jean-Jacques Rosat s’impose comme une lecture urgente.

<p>Cet article Comprendre le second âge du totalitarisme a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3150 mots)

Lecture de : Jean-Jacques Rosat, L’esprit du totalitarisme. George Orwell et 1984 face au XXIe siècle, Marseille, Hors d’atteinte, 2025

Le livre du philosophe Jean-Jacques Rosat explore le « second âge du totalitarisme », exemplifié par Poutine et Xi Jinping, qui a été lucidement anticipé par George Orwell. Il en donne les principales caractéristiques et nous avertit que le totalitarisme n’était pas un accident historique destiné à disparaître avec Hitler et Staline, mais un nouveau modèle politique appelé à se reproduire et évoluer.

Dans un contexte où les démocraties occidentales peinent à saisir la nature des régimes qui les défient – Chine de Xi Jinping, Russie de Poutine –, le livre de Jean-Jacques Rosat s’impose comme une lecture d’urgence absolue. Loin d’être un énième commentaire de 1984, cet ouvrage révèle la pensée d’Orwell dans sa dimension prophétique et démontre que nous vivons aujourd’hui dans le « second âge du totalitarisme », qu’il avait anticipé.

L’un des apports majeurs de Rosat réside dans sa critique de l’abandon du concept de totalitarisme par la science politique depuis les années 1990. Cette substitution de l’opposition « autocratie/démocratie » à l’antithèse « totalitarisme/démocratie » constitue une « révision conceptuelle de première importance » aux conséquences désastreuses.

En rejetant le concept de totalitarisme comme « obsolète » et en créant une catégorie fourre-tout d’« autocratie », les chercheurs, et à leur suite les politiques, se sont rendus aveugles à la spécificité des régimes de Poutine et Xi Jinping. Qualifier ces systèmes d’ « autoritaires » revient à les banaliser et à méconnaître leur nature.

Cette confusion explique pour partie l’aveuglement des élites occidentales face à l’évolution de la Russie et de la Chine depuis 2000. Elle contribue aussi à « étouffer les voix dissidentes » : quand Oleg Orlov parle de « totalitarisme » pour désigner le régime poutinien, il utilise le seul concept approprié pour nommer le Mal qu’il affronte.

Mais au-delà de cette réhabilitation conceptuelle, Rosat dévoile dès l’ouverture de son ouvrage la dimension prophétique de la pensée de George Orwell. « La société décrite dans 1984 n’est pas un hybride des deux régimes dont Orwell a été le contemporain, mais un spécimen fictif de deuxième génération… Un variant amélioré. »

Orwell, prophète du XXIe siècle

Pour atteindre cette conclusion, Rosat nous propose une passionnante enquête littéraire sur la route de 1984. Comme l’a aussi analysé l’historien Bernard Bruneteau2, il rompt avec l’image d’Orwell comme simple pamphlétaire. Les deux auteurs révèlent un véritable penseur politique pour le XXIe siècle dont trois intuitions sont d’une justesse saisissante.

Première intuition : le totalitarisme n’était pas un accident historique destiné à disparaître avec Hitler et Staline, mais un nouveau modèle politique appelé à se reproduire et évoluer. 1984 décrit un « variant de laboratoire » perfectionné de deuxième génération.

Deuxième intuition : cette dynamique résulte non de forces impersonnelles, mais d’« inventions politiques » délibérées. Contre les explications déterministes, Orwell mise sur la volonté de pouvoir et l’intelligence des dirigeants.

Troisième intuition : cette dynamique est mondiale et pourrait aboutir à la disparition de toute démocratie. Perspective « inimaginable » pour les penseurs libéraux, elle prend aujourd’hui une résonance troublante.

L’originalité d’Orwell réside dans son choix méthodologique : faire du roman un « instrument de connaissance » pour pénétrer l’esprit totalitaire. Il a inventé un « dispositif romanesque inédit », comparable aux instruments scientifiques « pour percer à jour des phénomènes inaccessibles à la vue ordinaire ».

C’est par la bouche d’O’Brien qu’Orwell fait énoncer les trois principes matriciels du totalitarisme :

●       Que voulons-nous ? Le pouvoir, rien que le pouvoir, tout le pouvoir.

●       Qui sommes-nous ? « Nous sommes les prêtres du pouvoir » : une organisation cimentée par une mystique du pouvoir absolu.

●       Quel pouvoir voulons-nous ? D’abord le pouvoir sur les esprits. Si nous l’avons, tout le reste suit.

Ces principes constituent l’armature de ces régimes, une « matrice dynamique » qui permet de comprendre leur évolution constante. En plaçant la « volonté de pouvoir » au cœur du totalitarisme, Orwell révèle que ces dirigeants sont des « acteurs politiques à part entière ».

La formule « nous voulons le pouvoir pour le pouvoir » révèle une rupture historique. En rejetant la réponse de Winston qui invoque la logique du Grand Inquisiteur de Dostoïevski3 ( « Vous nous dirigez pour notre bien »), O’Brien révèle la spécificité du totalitarisme moderne. Contrairement aux tyrans du passé qui justifiaient leur pouvoir par le bien commun, les oligarques totalitaires revendiquent un « pouvoir au-delà de toute justification ».

La prescience de la fiction : de London à Zamiatine

Un autre apport de Rosat est la révélation de l’influence de la fiction sur la pensée d’Orwell. Cette généalogie démontre le pouvoir d’anticipation de la création romanesque sur la réalité historique.

Le Talon de fer4 de Jack London (1908) apparaît comme la matrice première. Dans ce roman écrit « bien avant la révolution d’Octobre et la montée des fascismes », London imagine un régime dirigé par des capitalistes qui sont, « bien plus encore, des hommes de pouvoir ». La scène où le magnat Wickson proclame : « Le voilà le mot. Pas Dieu, pas Mammon, mais le pouvoir » préfigure le catéchisme d’O’Brien dans 1984.

London comprend qu’un régime totalitaire ne peut survivre que si ses dirigeants « croient sincèrement que la civilisation dépend d’eux seuls ». Cette « foi quasi religieuse » sera reprise par Orwell dans son analyse des « prêtres du pouvoir ».

Nous5 de Zamiatine (1920) représente le chaînon intermédiaire. Écrit au lendemain de la révolution bolchévique, ce roman offre la première description d’un État totalitaire moderne, poussé à l’extrême du fantasme de l’Un décrit par Claude Lefort6. L’État Unique de Zamiatine, avec ses numéros remplaçant les noms, ses murs de verre supprimant l’intimité, et son Bienfaiteur omnipotent, constitue le laboratoire où s’élaborent les mécanismes de 1984.

Mais là où Zamiatine conserve une dimension utopique – l’État Unique prétend avoir créé le bonheur mathématique et égalitaire –, Orwell radicalise l’analyse. Rosat indique qu’Orwell dépasse ses prédécesseurs en montrant que le totalitarisme moderne tel que le présente O’Brien revendique un pouvoir sans justification au contraire du Grand Inquisiteur.

Cette progression Dostoïevski-London-Zamiatine-Orwell révèle un approfondissement croissant de la compréhension du phénomène totalitaire. Chaque auteur en a saisi un aspect essentiel : Dostoïevski, la tentation totalitaire inscrite dans l’âme humaine et la dialectique entre liberté et sécurité ; London, la primauté de la volonté de pouvoir ; Zamiatine, les mécanismes technologiques du contrôle ; Orwell, la dimension métaphysique du « pouvoir pour le pouvoir ».

Cette filiation illustre la thèse centrale de Rosat : la fiction ne se contente pas de refléter la réalité, elle la pense et l’anticipe. Cette méthode révèle sa puissance dans l’analyse des régimes contemporains. Les oligarques de Poutine et Xi Jinping correspondent à la définition orwellienne : une « caste dirigeante permanente, qui a pour unique but le pouvoir ». En Russie, les anciens hommes du KGB-FSB ; en Chine, les dirigeants du Parti communiste : dans les deux cas, des organisations policières et politiques. Cette analyse défait les catégorisations qui réduisent ces régimes totalitaires à de simples « autocraties ».

La guerre comme essence du totalitarisme contemporain

Une autre intuition de Rosat concerne l’actualité des analyses d’Orwell sur la guerre. Pourquoi Poutine a-t-il entrepris une guerre de destruction contre l’Ukraine ? La réponse orwellienne est limpide : « En régime totalitaire, les guerres extérieures ont leur source dans la guerre que mène chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets. » La guerre n’est plus un moyen au service d’objectifs géopolitiques, mais « un mode d’existence » du totalitarisme.

« Faire la guerre et la perpétuer devient plus important que de la terminer », note Rosat. L’essentiel n’est pas la victoire mais l’état de guerre permanent qui permet de « transformer les hommes du peuple en chair à canon », d’enfermer « la population dans un univers de désinformation » et de maintenir « des élites sous contrôle ».

Cette guerre hybride mêle violence physique et « guerre pour le contrôle des esprits ». L’asymétrie est frappante : « La désinformation ne met pas en jeu l’existence de la Russie ou de la Chine. Au contraire, ces régimes en vivent. En revanche, elle met en jeu la démocratie : si celle-ci perd la guerre de l’information, alors elle s’effondrera. »

La dimension mafieuse et l’ « État de contre-espionnage » : l’innovation poutinienne

L’un des apports majeurs de Rosat concerne l’analyse du « caractère inévitablement mafieux » de l’organisation totalitaire. Quand l’idéologie se réduit à la « religion moderne du pouvoir », le « pacte religieux » devient nécessairement « un pacte mafieux ».

Rosat souligne « l’importance historique du pas accompli par Poutine en créant pour la première fois un régime totalitaire tchékiste, dirigé non plus par un parti mais par un réseau politique tout à la fois policier et mafieux ». Vladimir Poutine a « rebâti le vaisseau de l’État russe sur la quille du FSB », créant un régime où « les services de sécurité ont été un formidable instrument pour concentrer le pouvoir ».

Le pouvoir russe repose sur un réseau d’anciens du KGB-FSB et de proches de Poutine. Ce système résulte de « l’imbrication et la fusion de deux réseaux mafieux » : celui des services de sécurité (siloviki) et celui des oligarques économiques des années 1990. L’innovation poutinienne consiste à avoir fait du contre-espionnage non pas un simple outil de pouvoir, mais l’essence même du régime.

La flexibilité idéologique : clé de l’inventivité totalitaire

Rosat examine aussi la « flexibilité de l’idéologie » comme « condition de l’inventivité totalitaire ». Contrairement aux idées reçues, les régimes totalitaires du XXIe siècle prospèrent grâce à leur capacité d’adaptation idéologique.

Xi Jinping présente l’histoire de son parti comme « une succession de mues idéologiques ». Cette « labilité de l’idéologie » s’incarne dans la figure de Wang Huning, qui a « élaboré personnellement les doctrines successives » de trois dirigeants chinois. Un seul homme peut ainsi servir des orientations contradictoires, prouvant que l’idéologie n’est qu’un instrument au service du pouvoir.

Le cas russe illustre cette capacité d’innovation. Poutine a dû « inventer une nouvelle idéologie totalitaire pour la Russie ». Il lui aura fallu « une vingtaine d’années pour fabriquer son idéologie du “monde russe”, puis l’imposer à tout son peuple ». Entouré d’une « nuée de speechwriters », il puise dans un réservoir d’auteurs aux orientations « antagonistes ».

Rosat développe une critique de la conception arendtienne du totalitarisme. Contre Arendt qui voit les dirigeants comme prisonniers de leur « logique idéologique », Orwell démontre que « les dirigeants totalitaires n’ont jamais été soumis à leurs propres idéologies. Ils en ont toujours été les créateurs ou les transformateurs ». Cela est encore plus vrai pour les totalitarismes de seconde génération.

Cette approche syncrétique prouve que « l’idéologie n’a pas d’autre fin que de servir le pouvoir ». Elle peut être remaniée selon les besoins. Cette flexibilité constitue la force du totalitarisme moderne.

Point crucial, Rosat insiste sur la nature moderne du totalitarisme poutinien. Qualifier Poutine seulement de « contramote » [celui qui est tourné vers le passé, NDLR] peut constituer un piège conceptuel. Certes, le régime cultive la nostalgie impériale, mais cette analyse masque l’essentiel. Le « retour à l’URSS » invoqué par Poutine n’a de sens que comme tremplin vers une autre modernité, spécifiquement totalitaire.

La formule poutinienne – « celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête » – illustre la « flexibilité idéologique » nécessaire à ce mouvement. La référence au « cœur » instrumentalise la nostalgie brejnévienne comme outil de mobilisation. Poutine opère un « contrôle de la réalité » concernant l’héritage stalinien. Il n’en garde que certains aspects utilisables : lutte contre le nazisme, industrialisation, puissance géopolitique. Il évacue simultanément les éléments compromettants : la terreur, le pacte germano-soviétique, les famines organisées. Cette sélectivité révèle la maîtrise poutinienne de ce que Rosat nomme la « mutabilité du passé ».

Loin d’une restauration, Poutine invente une « modernité totalitaire alternative » qui emprunte sélectivement au passé soviétique pour légitimer un projet futuriste de domination. Les armes hypersoniques, les cyber-opérations, les techniques de désinformation numérique révèlent un régime profondément moderne dans ses moyens. Derrière les références à la « Sainte Russie » se cache un projet adapté au XXIe siècle dans une voie alternative aux démocraties.

L’innovation d’Orwell réside dans sa compréhension du « contrôle de la réalité » comme « fabrique permanente de faits alternatifs ». Cette analyse distingue les mécanismes totalitaires de notre ère de « post-vérité » :

Dans les démocraties, les faits alternatifs des conspirationnistes sont légion pour chaque fait réel, créant un « océan de doutes » qui détruit la vérité par confusion.

Dans les univers totalitaires, « à chaque fait réel n’est opposé qu’un seul fait alternatif, et tous doivent le croire » – une certitude absolue, modifiable selon les besoins du Parti.

La guerre en Ukraine illustre cette sophistication : la propagande russe peut faire coexister plusieurs contre-vérités alternatives pour désorienter les audiences occidentales. Cette hybridation entre logique totalitaire interne et stratégie de confusion externe démontre l’adaptabilité des « prêtres du pouvoir » contemporains. Plus encore, ce conflit incarne parfaitement la « doctrine de la mutabilité du passé » : les justifications changent constamment (dénazification, démilitarisation, protection des russophones, lutte contre l’OTAN), mais chaque version est présentée comme la vérité incontestable.

Une guerre existentielle

En ne voyant que la dimension nostalgique et autoritaire du régime, susceptible de ce fait d’accepter des compromis, l’Occident a manqué l’émergence d’un totalitarisme « de seconde génération ». Cette méprise explique pourquoi la guerre en Ukraine revêt un caractère existentiel pour toutes les parties.

Pour l’Ukraine, qui défend sa liberté et son existence, comme pour l’Europe, qui voit remis en cause l’ordre démocratique continental, l’enjeu est civilisationnel. Mais cette guerre est tout aussi existentielle pour Poutine et ses siloviki : ils défendent non seulement leurs privilèges, mais l’essence même de leur système totalitaire. Car comme l’a démontré Orwell, un régime fondé sur le « pouvoir pour le pouvoir » ne peut survivre qu’en expansion permanente ou périr dans la stagnation.

Alors que les concepts politiques traditionnels s’avèrent impuissants à saisir la nature de ces régimes, la fiction orwellienne offre une grille de lecture d’une troublante actualité. Les « guerres sans fin », le « pouvoir pour le pouvoir », les « prêtres du pouvoir », la « novlangue » : autant de concepts forgés dans le laboratoire de 1984 qui éclairent notre présent.

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28.07.2025 à 21:28

L’héritage empêché de la dissidence

Philippe De Lara

Dans Radio Vladimir, Filipp Dziadko met au jour la tragique contradiction russe : en appelant à renouer avec l’héritage de la dissidence, il montre qu’elle n’est plus possible aujourd’hui.

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Texte intégral (3113 mots)

À propos du livre de Filipp DZYADKO, Radio Vladimir (Stock, 2025)

Ce livre d’un fils et petit-fils de dissidents dessine le portrait de l’opposition russe d’aujourd’hui. Quel est son credo moral ? A-t-elle retrouvé le courage légendaire et l’intelligence politique des dissidents soviétiques ? Pour Philippe de Lara, Filipp Dzyadko réussit à dégager par petites touches la contradiction tragique de l’opposition russe : en plaidant pour retrouver l’héritage de la dissidence, il démontre que la dissidence est impossible aujourd’hui.

À voir ce qui se passe dans notre pays natal, on croit tourner les pages d’un livre dont l’auteur aurait compilé des dizaines de dystopies.

Radio Vladimir, p. 110

Au début, ce livre m’a dérangé, car j’ai reconnu dans plusieurs passages le lamento égocentrique de certains opposants russes en exil, qui s’affligent de ce que la tyrannie de Poutine leur inflige mais n’ont guère d’empathie avec les Ukrainiens confrontés à une guerre génocidaire ou qui, comme l’auteur, manifestent leur compassion pour l’Ukraine par des phrases embarrassées du genre : « Sachant que tout cela reste sans commune mesure avec ce qu’endurent les Ukrainiens7. » J’ai bien fait de passer outre cet aspect du livre de Filipp Dzyadko car il ne s’y réduit pas, il est d’une autre trempe, profonde et tragique. S’il est, en effet, autocentré sur les Russes, c’est parce qu’il tente de répondre à une question brûlante : pourquoi l’opposition intérieure au régime de Poutine est-elle si impuissante et désemparée ? Pourquoi les héros et martyrs de l’opposition à Poutine et à la guerre sont-ils le plus souvent isolés, victimes de la répression pour des actes solitaires ? Comment rendre plus tangible ce que l’auteur appelle « la société secrète de l’imagination » ?

Magnifiquement écrit, le livre déploie dans un désordre apparent anecdotes et portraits d’opposants d’aujourd’hui et d’hier – un livre « composé à partir de morceaux de dissidence », dit le prière d’insérer. Les personnages clés sont des hommes et des femmes qui ont connu l’époque soviétique : Oleg Orlov, l’un des fondateurs de Memorial, né en 1953, le poète Lev Rubinstein (1947-2024), la mère de l’auteur, Zoïa Svetova, journaliste et militante des droits de l’homme, née en 19598, le père Vladimir Zelinski, né en 1942, le poète Mikhaïl Aïzenberg, né en 1948, Natalia Gorbanevskaïa9 (1936-2013), que l’auteur a connue à Paris, l’ami anonyme âgé de 89 ans, qui a vu Staline dans son cercueil et, enfin, Vladimir Roumiantsev, né en 1961. Ce dernier fournit au livre son titre et son fil conducteur. Vladimir est un ouvrier de chaufferie à Vologda, une petite ville à 480 km au nord de Moscou. Passionné de radio – dans sa jeunesse, il s’était construit un récepteur pour écouter les « voix ennemies » (les radios étrangères interdites) –, il a bricolé en 2014 une station de radio clandestine, en réaction à l’hystérie patriotique qui avait suivi l’invasion de la Crimée. Depuis 2014, il émet tous les jours, seul dans son petit appartement : reprise d’émissions de médias indépendants, musique, documents glanés sur Internet. Il y a un programme pour enfants, de la vulgarisation scientifique, des extraits de livres, un peu de politique vers 18 heures. À partir du 24 février 2022, les nouvelles de la guerre et la dénonciation des mensonges officiels et des crimes commis en Ukraine occupent l’essentiel de l’antenne. Radio Vladimir émet 24 heures sur 24 mais dans un rayon minuscule, quelques pâtés de maison, même s’il a augmenté comme il pouvait la puissance de l’émetteur après le 24 février : trois kilomètres selon le procès-verbal du FSB. « Je pense qu’ils exagèrent », écrit Vladimir. À l’été 2022, Vladimir est arrêté et son matériel détruit, il est condamné à trois ans de prison par un tribunal local. Jusque-là ironise Vladimir, « ils ont supporté ma polissonnerie radiophonique ».

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Natalia Gorbanevskaïa (quatrième à partir de la gauche) sur la place Rouge le 25 août 2013, au 45e anniversaire de la manifestation de sept dissidents. Ce rassemblement s’est soldé par des détentions. // Evguenia Mikheeva, Grani.ru

Filipp Dzyadko apprend l’existence de Vladimir et son arrestation alors qu’il vient de publier son premier roman, Radio Martyn, l’histoire d’une société secrète luttant contre la propagande via une radio clandestine. Frappé par cette coïncidence, il correspond avec Vladimir, qui sera comme le guide de ce deuxième livre, à la recherche du ressort de la résistance au régime de Poutine. Ce ressort, Filipp pense le trouver dans l’expérience de la dissidence (d’où l’importance des personnages clé évoqués ci-dessus) : comment agir, et agir collectivement, face à une répression implacable et à l’atomisation de la société ? Agir et pas seulement témoigner, comme surent le faire les dissidents soviétiques.

Mais s’agit-il de « rester soi-même dans une société totalitaire » ou de combattre effectivement le régime ? Ici se loge une ambiguïté systématique du livre, sans doute voulue : on ne sait jamais si, pour l’auteur, la résistance intérieure est une fin en soi ou une ressource pour agir. Il semble pencher pour la résistance intérieure quand il cite un dissident affirmant que « l’initiative du 25 août 1968 n’est pas la manifestation d’une lutte politique mais d’un combat moral » (p.185). « Je me disais : que faire ? se souvient Gorbanevskaïa. Manifester m’a paru la seule réponse sensée, la seule réponse véritable démonstrative. » Étaient-ils des héros ou des fous ? « Ni l’un ni l’autre. Ni héros ni fous. C’étaient simplement des gens qui voulaient agir en conscience. Disons plus trivialement, soulager leur conscience. » Commentaire de Filipp : « Ils ne pouvaient agir autrement, car ils refusaient de vivre les yeux baissés. Ce qu’ils sont pour moi ? Des héros. » (p. 168)

Mais à d’autres moments du livre, il explique que les dissidents ne se contentaient pas de conquérir leur « liberté intérieure », qu’ils faisaient de cette liberté intérieure une force agissante. C’est la leçon qu’avait comprise Navalny10. L’auteur donne en exemple Oleg Orlov, qui avait reproduit et affiché la nuit dans Moscou des tracts dénonçant la guerre d’Afghanistan : « Je partais du principe que les gens les liraient en allant travailler. Je l’ai fait. Je l’ai fait. C’est bien. Ça fait peur, très peur […], ils me recherchent, ils ont lancé des poursuites. Ils peuvent rappliquer à tout moment11. » « Oleg Orlov a connu mon grand-père et mon père. Je ne peux pas leur téléphoner, mais je peux lui parler, à lui […]. À la veille d’un long procès qui peut le mettre sur le long chemin d’un camp pénitentiaire, je lui téléphone et lui demande pourquoi avoir couru le risque de placarder des tracts antiguerre à travers la ville. Et pourquoi continuer d’y croire et d’agir maintenant. » Orlov lui répond d’abord : « Pourquoi ? Je n’en sais rien. C’était un choix pour moi-même. » Nous sommes encore dans le registre de la résistance intérieure comme fin en soi, mais Orlov poursuit : « Et puis je voulais montrer aux gens qu’il existait un courant clandestin… car je ne signais pas Oleg Orlov, hein. J’y avais réfléchi : au nom de qui ? Et ce groupe s’est appelé Action. Je voulais montrer que nous étions nombreux et que nous agissions. »

La dissidence apparaît donc comme une action effective à ce moment du livre, mais on a l’impression dans les pages suivantes que l’auteur a pour ainsi dire perdu le sens de la dissidence comme action. Il ne reste plus que les lettres envoyées aux prisonniers politiques pour leur montrer qu’ils ne sont pas seuls. « Quel étrange paradoxe que cet optimisme des prisonniers politiques », s’étonne Filipp, alors que « l’humeur dominante des opposants dans l’âme – en Russie comme dans l’émigration – est une profonde dépression collective. » (p. 125). Mais, un peu plus loin (p. 139), il évoque le réseau clandestin Stop the Wagons, qui sabotent les lignes de chemin de fer pour empêcher les convois militaires d’atteindre le front. Comme s’il n’y avait pas de différence entre le témoignage symbolique et la perspective d’une action effective.

lara couverture
Éditions Stock

Cependant, on comprend peu à peu que cette confusion ne vient pas de l’auteur mais de la situation : dans un univers de  surveillance généralisée et de répression du moindre geste d’opposition – la jeune artiste Sacha Skotchilenko a été condamnée à onze ans et demi de prison pour avoir remplacé les étiquettes de prix par des messages antiguerre dans une supérette –, les opposants solitaires ne sont jamais sûrs que leurs petits gestes vont être perçus par quelqu’un, ils ne savent pas si la société secrète de l’imagination existe. Alors que les dissidents soviétiques ne doutaient pas de la société qu’ils formaient, même quand ils étaient isolés en prison.

Autrement dit, quand l’auteur semble ne pas distinguer la résistance intérieure, les petits gestes, et l’action collective des dissidents, il ne fait que décrire la condition des opposants sous un régime féroce, plus proche de la terreur stalinienne que de l’époque brejnévienne. De fait, ce n’est qu’après la mort de Staline que la dissidence comme mouvement s’est développée. Il est dommage cependant que l’auteur, tout en appelant à retrouver l’héritage de la dissidence, laisse de côté les penseurs de la dissidence, comme Boukovski, Amalrik, Miłosz, Havel, qui ont théorisé et mis en pratique l’articulation intime entre la résistance intérieure et la lutte politique contre le pouvoir (voir mon article cité plus haut). Eux avaient compris, sans nostalgie, que l’empire était moribond et ils savaient comment lui porter des coups cuisants. Ce point est ma seule véritable critique du livre.

À deux reprises, Filipp Dzyadko s’étonne que les opposants d’aujourd’hui soient plus désespérés sinon déprimés que leurs devanciers soviétiques. Pourtant, ils savent que la tyrannie soviétique s’est effondrée et que sa réplique poutinienne connaîtra le même sort, alors que les dissidents ne pouvaient pas l’imaginer. « Nous avons de la chance : celles et ceux qui, de diverses manières, se sont battus contre le système soviétique, ne savaient pas que cette lutte finirait par la ruine de l’URSS. Alors que nous savons que la protestation morale s’élèvera un jour en force politique. » (p. 215) Dans ce passage, l’auteur paraît s’en tenir à cette conclusion irénique : chacun fait ce qu’il peut, et le régime finira par tomber. Pourtant, il avait donné précédemment deux explications du désarroi des opposants russes, qui révèlent une dimension proprement tragique. La première est qu’après avoir cru à la disparition du mal en 1991, il est douloureux de s’apercevoir qu’il est revenu – ou, plus précisément, qu’il est toujours là. La seconde explication est plus profonde. Elle met en cause l’incapacité russe, de tous les Russes et pas seulement du régime, à se débarrasser pour de bon du stalinisme. Staline est la némésis de la Russie. Malgré le travail admirable de Mémorial, les traumatismes du passé n’ont pas été surmontés. « La terreur stalinienne a provoqué une atomisation profonde, une suspicion à l’encontre de toute forme singulière ou étrangère, une tendance à l’espionnite. Avec pour conséquence une peur viscérale qui s’est transmise de génération en génération. […] Staline est la patrie de notre peur […], c’est le syndrome post-traumatique de la nation. Il est inscrit dans les gènes du pays. » (p. 179)

On pourrait ajouter une troisième explication : le poison des frontières ouvertes et de l’exil, qui dilue l’espace de la lutte contre le pouvoir dans une société fermée, au profit du fantasme d’une Russie heureuse sans Poutine.

Une fois encore, le livre est une mosaïque d’époques et d’expériences, qui interroge bien plus qu’il n’adopte l’état d’esprit qui règne dans l’opposition. Le livre se clôt sans le citer sur un mot d’ordre ambigu, tiré de l’épilogue du Comte de Monte-Cristo : attendre et espérer. Est-il dupe de cette ambiguïté ? En tout cas, Filipp Dzyadko a su dégager par petites touches la contradiction tragique de l’opposition russe : en plaidant pour retrouver l’héritage de la dissidence, il démontre que la dissidence est impossible aujourd’hui.

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28.07.2025 à 21:27

Les États-Unis se tournent-ils vers l’Ukraine ?

Andreas Umland

Le Kremlin dispose désormais d'un calendrier quasi officiel lui permettant de poursuivre ses bombardements sans conséquences économiques immédiates.

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Texte intégral (2213 mots)

Selon le politologue allemand, le changement de discours de Trump vis-à-vis de la Russie n’a pour l’instant que peu de signification. Car sa récente annonce ne fera probablement qu’intensifier les attaques russes contre l’Ukraine au cours des prochaines semaines. Le délai de 50 jours accordé par Washington laisse soupçonner que Poutine se voit délibérément offrir une nouvelle occasion d’occuper davantage de territoire et de remporter des succès militaires avant la reprise éventuelle de négociations.

Après avoir menacé il y a quelques mois de mettre fin à l’aide militaire à l’Ukraine, le président américain Donald Trump semble avoir changé d’avis. Au départ, la nouvelle administration américaine pensait que sa rhétorique, ses signaux et sa diplomatie pro-russes susciteraient des réactions réciproques à Moscou et ouvriraient la voie à la fin de la guerre russo-ukrainienne. Aujourd’hui, Trump et ses collaborateurs semblent avoir pris conscience que cette approche est non seulement une impasse, mais qu’elle a eu l’effet inverse. Les attaques aériennes russes contre les villes et villages ukrainiens se sont intensifiées au cours des derniers mois, loin de s’apaiser.

La plupart des Américains, parmi lesquels de nombreux membres du Parti républicain, des électeurs républicains et même des partisans MAGA, restent favorables à un soutien à l’Ukraine. Trump pourrait désormais reconnaître que le coût politique de son approche pro-russe devient élevé. Son récent changement de cap est davantage une concession à l’opinion publique anti-Poutine et pro-ukrainienne qui prévaut dans le pays qu’une évolution de l’évaluation de la politique étrangère russe par la Maison-Blanche.

Le 14 juillet, Trump a publiquement menacé les partenaires commerciaux de Moscou de sanctions secondaires si le Kremlin n’acceptait pas rapidement un cessez-le-feu en Ukraine. Cela pourrait-il constituer un revirement de la politique de Trump à l’égard de la Russie ? Probablement pas, du moins pas encore. Ou même pas du tout. Jusqu’à présent, cette déclaration officielle et d’autres déclarations similaires de Trump et de son administration restent des discours sur des actions futures incertaines. Pour employer un euphémisme, la plupart des déclarations orales et même certaines déclarations écrites de Trump doivent être prises avec des pincettes.

Les réactions en Ukraine à la nouvelle rhétorique de Washington ont donc été mitigées. Les commentateurs ukrainiens reconnaissent que Trump adopte désormais un ton différent, après avoir publiquement courtisé Vladimir Poutine pendant des mois. Cependant, la plupart des Ukrainiens restent sceptiques quant à la durabilité de ce changement d’attitude apparent à Washington.

Comme Trump a, pour la première fois, lancé un ultimatum à Poutine, il est possible que la situation évolue. Si le Kremlin n’accepte pas un accord de paix dans les 50 jours, les États-Unis sont censés imposer des droits de douane punitifs de 100 % aux partenaires commerciaux de la Russie. Bien que ce plan soit beaucoup plus concret que les annonces précédentes, Washington s’est lancé dans un jeu compliqué. La pression que Trump souhaite exercer sur Moscou ne doit pas venir directement des États-Unis. Elle doit plutôt être exercée par des pays tiers tels que la Chine, l’Inde et le Brésil, qui achètent du pétrole et/ou d’autres produits à la Russie.

Il est difficile de savoir si ces pays et d’autres céderont à la pression américaine, et dans quelle mesure. Des droits de douane américains de 100 % suffiront-ils à motiver l’Inde, par exemple, à cesser ses échanges commerciaux avec la Russie ? Si le plan de Trump ne conduit pas à une réduction significative du commerce extérieur non occidental avec la Russie et que Washington impose effectivement des droits de douane aux pays qui continuent à conclure des accords avec Moscou, ces derniers prendront des mesures de rétorsion sur les importations en provenance des États-Unis. Les Américains ordinaires sont-ils prêts à souffrir pour l’Ukraine ?

Le plan de Trump ne semble pas avoir été mûrement réfléchi et n’a peut-être jamais été destiné à être mis en œuvre. Une approche plus efficace aurait consisté à menacer les partenaires commerciaux de la Russie de droits de douane très élevés, tels que les 500 % proposés par le Sénat américain. Cela aurait signifié à ces États qu’il était impératif de rompre leurs liens avec la Russie. Il reste à voir quel sera le résultat final de l’approche alambiquée actuelle de Trump pour mettre fin à l’agression russe.

À court terme, les nouvelles sanctions américaines pourraient avoir l’effet inverse de celui escompté. L’annonce de Trump ne fera probablement qu’intensifier les attaques russes contre l’Ukraine au cours des prochaines semaines. Curieusement, le Kremlin dispose désormais d’un calendrier quasi officiel lui permettant de poursuivre ses bombardements sans conséquences économiques immédiates. Le délai de 50 jours accordé par Washington laisse soupçonner que Poutine se voit délibérément offrir une nouvelle occasion d’occuper davantage de territoire et de remporter des succès militaires avant la reprise des négociations.

Si le plan de Trump venait néanmoins à fonctionner, la perte de partenaires commerciaux non occidentaux pourrait en effet nuire à la machine de guerre de Poutine. Si la Chine, l’Inde et d’autres pays, sous la menace de sanctions américaines, se détournent de la Russie et suivent l’exemple des États-Unis, cela posera un problème au Kremlin. À ce jour, la plus grande faiblesse – mais pas la seule – des nombreuses sanctions internationales directes contre la Russie est que Moscou a pu et peut toujours se tourner vers d’autres marchés, des acheteurs et des intermédiaires étrangers, ainsi que vers des voies de transport non occidentales, compensant ainsi l’impact des mesures punitives occidentales. Si les droits de douane de Trump entrent en vigueur, ces détours pourraient devenir plus compliqués pour Moscou.

Outre l’ultimatum tarifaire, Washington a également annoncé des livraisons « massives » d’armes américaines à l’Ukraine. Cela concerne principalement (mais pas uniquement) les célèbres systèmes mobiles de missiles sol-air « Patriot ». Plusieurs pays européens, dont l’Allemagne, sont censés les acheter aux États-Unis puis les transmettre à l’Ukraine. Il s’agit là aussi d’un plan compliqué, mais plus réaliste que les sanctions secondaires envisagées par Washington. Ici, les tiers sont les partenaires occidentaux des États-Unis plutôt que des gouvernements non occidentaux moins coopératifs, voire hostiles.

Les systèmes Patriot se sont avérés être parmi les armes d’interception les plus efficaces contre les différents missiles russes de grande taille. Ils sont donc très demandés à Kyïv, où l’on espère que la défense aérienne ukrainienne disposera bientôt de davantage de systèmes Patriot. Le nombre de ces armes et celles qui seront fournies à l’Ukraine semblent désormais dépendre en grande partie de leurs acheteurs, principalement européens. Il est pour l’instant difficile de déterminer quelles armes arriveront en Ukraine, en quelle quantité et dans quels délais. Le gouvernement allemand a en outre décidé de ne plus fournir d’informations détaillées à l’avance sur les livraisons d’armes.

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Volodymyr Zelensky et Boris Pistorius, ministre allemand de la Défense, devant un système de défense anti-aérienne Patriot destiné à l’Ukraine. Allemagne, 11 juin 2024 // president.gov.ua

Le caractère peu orthodoxe des sanctions et des programmes de soutien de Trump s’explique par le fait qu’ils trouvent leur origine dans les préoccupations de Trump pour les affaires intérieures plutôt que pour les affaires internationales. En particulier, son approbation des livraisons d’armes payantes à l’Ukraine relève davantage d’une politique « America First » que d’une nouvelle stratégie géopolitique. Pire encore, son approche transactionnelle en matière de sécurité sape la crédibilité et la confiance des États-Unis en tant que partenaire international.

L’histoire de l’aide militaire américaine à l’Ukraine, actuellement au point mort, est instructive. Après l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 1990, les États-Unis se sont fortement impliqués dans le désarmement stratégique de l’Ukraine. Suivant des intérêts sécuritaires strictement nationaux, Washington a non seulement fait pression sur Kyïv pour qu’elle renonce aux ogives nucléaires que l’État ukrainien nouvellement indépendant avait héritées de l’URSS. L’accord promu par les États-Unis à l’époque, principalement associé au désormais tristement célèbre Mémorandum de Budapest sur les garanties de sécurité de 1994, concernait également les vecteurs de ces ogives. L’Ukraine a également dû se débarrasser de ses bombardiers, missiles de croisière et diverses roquettes de l’époque soviétique, c’est-à-dire des armes conventionnelles qui lui seraient aujourd’hui très utiles.

Ces accords internationaux conclus par les précédentes administrations américaines sont désormais de l’eau sous les ponts pour Trump & Co. Aujourd’hui, Washington tente plutôt de tirer profit de la triste situation de Kyïv et des craintes croissantes de l’Europe. Le fait que Trump insiste désormais pour que l’aide militaire américaine à l’Ukraine dans sa lutte pour sa survie soit payée est plus qu’une trahison américaine envers les Ukrainiens qui, en 1994, ont pris au sérieux les garanties de sécurité données par Washington en échange du désarmement de l’Ukraine.

La nouvelle stratégie de l’administration Trump va également à l’encontre de la logique du régime mondial de non-prolifération nucléaire. Elle contredit en particulier la responsabilité qui incombe aux cinq États officiellement dotés d’armes nucléaires – les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France – dans le maintien de l’ordre international. L’approche transactionnelle de Trump envers les règles fondamentales des relations interétatiques postérieures à 1945, telles que l’inviolabilité des frontières et l’interdiction du génocide, affaiblit un système international que les États-Unis ont eux-mêmes créé et dont ils bénéficient depuis maintenant 80 ans.

À première vue, faire payer aux autres le prix de l’affaiblissement quotidien de l’ennemi juré des États-Unis depuis des décennies peut sembler judicieux. Pourtant, par rapport à l’ensemble du budget de défense américain, le coût du soutien militaire gratuit apporté à l’Ukraine par les administrations précédentes est faible. En revanche, les effets destructeurs des armes américaines entre les mains de l’Ukraine sur l’armée et l’économie russes ont été considérables. Ils ont continuellement réduit la capacité de Moscou à attaquer un État membre de l’OTAN que les États-Unis seraient tenus de soutenir en vertu de l’article 5 du Traité de Washington de 1949. L’administration Trump se retire désormais volontairement de cet accord stratégique et ignore étrangement ses répercussions bénéfiques pour la sécurité nationale américaine.

Quoi qu’il en soit, le récent revirement rhétorique de Trump à l’égard de Poutine reste à saluer. La question est de savoir si Washington a réellement l’intention de joindre le geste à la parole et, dans l’affirmative, s’il sera effectivement disposé à le faire. Jusqu’à présent, l’administration Trump n’a pas renoncé à sa vision généralement myope des intérêts nationaux américains et à sa propension à les définir à l’aide de slogans populistes, voire démagogiques. La nouvelle administration continue d’ignorer les implications profondes de la position américaine sur la guerre russo-ukrainienne pour l’ordre mondial, dont la stabilité et la légitimité devraient préoccuper les Américains autant que la plupart des autres nations.

<p>Cet article Les États-Unis se tournent-ils vers l’Ukraine ? a été publié par desk russie.</p>

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