
30.11.2025 à 17:23
Hommage au peintre et poète décédé le 23 novembre, et qui a porté, sa vie durant, le drapeau de l’avant-garde artistique russe et juive.
<p>Cet article Mikhaïl Grobman, un Zarathoustra israélien a été publié par desk russie.</p>
L’artiste franco-israélo-ukrainien Samuel Ackerman rend hommage à son ami Mikhaïl Grobman (21 septembre 1939 – 23 novembre 2025), peintre et poète israélien d’origine russe. En 1965, Grobman a osé exposer à la Maison des artistes de Moscou des œuvres novatrices sur des thèmes juifs, un événement presque incroyable pour l’époque. En 1971, il a été parmi les premiers Juifs soviétiques ayant émigré en Israël. Ackerman, qui a été co-fondateur du groupe artistique Léviathan avec Grobman et un peintre israélien Avraham Ofek, partage ici des souvenirs personnels et explique l’art de Grobman, en se concentrant sur la décennie où leurs échanges furent intenses, entre 1973 et 1984. Une page importante dans l’histoire de l’émigration soviétique.
Il est difficile de parler au passé de Mikhaïl Grobman, un ami proche, un grand artiste, dont toute la volonté créatrice visait la transformation de l’art juif-israélien. J’ai fait la connaissance de Grobman en 1973 après la guerre du Kippour, à Jérusalem, dans le quartier de Bakka où il vivait dans un immeuble récent.
Au cours de cette soirée mémorable, dans un salon rempli d’intellectuels et artistes russophones récemment arrivés, j’ai été fortement impressionné par les tableaux accrochés aux murs et par l’auteur lui-même, qui, muni d’un long pointeur, commentait avec assurance les images qu’il avait créées. Je me suis senti immédiatement proche de son langage de la bi-dimensionnalité, en harmonie avec les mots écrits sur les tableaux, qui ensemble génèrent des allégories d’images bibliques. Ce soir-là, Micha incarnait pour moi l’image d’un poète-chanteur du Woodstock de Jérusalem. Vers minuit, à la demande des gens qui souhaitaient voir les œuvres des artistes non conformistes de sa collection, Micha a lui-même sorti d’un grand dossier, sans laisser personne toucher aux feuilles sacrées, les gouaches de Yakovlev, Kropivnitsky, Yankilevsky, Steinberg et d’autres. Ce fut ma première rencontre avec l’art russe indépendant et les œuvres de Micha accrochées au mur, qui m’ont laissé une impression saisissante, comme L’atelier rouge de Matisse. Tard dans la nuit, alors que je partais, Micha m’a dit : « Viens quand tu veux et apporte tes œuvres. »
Trois semaines plus tard, j’étais de nouveau chez Grobman avec un portfolio contenant mes œuvres sur papier. Micha a tout regardé attentivement et m’a dit : « Les œuvres doivent être signées. Et il faut rapidement dépasser le lyrisme abstrait et comprendre la nouvelle réalité israélienne. » À cette époque, tous les artistes de Jérusalem connaissaient Grobman. Deux ans après son arrivée en Israël, grâce à son charisme et son énergie inépuisable, il était devenu une partie intégrante de la vie artistique d’Israël. La maison de Micha et de sa femme Ira était le centre de rencontres intenses entre les artistes nouvellement arrivés et les créateurs locaux. Micha était l’organisateur de nombreuses expositions, l’auteur de critiques dans les journaux et les magazines. Bien avant la parution de Deux siècles ensemble : 1795-1995, il a notamment écrit un article sur Soljenitsyne et les Juifs dans le journal Jerusalem Post.

Je considérais Grobman comme un Zarathoustra israélien, prêchant contre les formes illusionnistes de l’art, pour la création d’un art nouveau et libre, fondé sur l’expérience existentielle de la tradition juive. En 1975, Grobman a commencé à publier le journal Léviathan, écrit en calligraphie en russe, avec des reproductions d’artistes d’avant-garde, des notes sur la vie artistique en Israël et ses premiers projets théoriques, précurseurs du groupe d’avant-garde Léviathan.
Il convient de rappeler que Micha a aidé beaucoup d’artistes, y compris moi-même, à organiser leurs premières expositions. Grâce à lui, j’ai reçu une commande pour créer une grande mosaïque dans une nouvelle école à Jérusalem. Micha était un collectionneur infatigable, non seulement de personnalités marquantes, mais aussi de livres, de tableaux et de documents rares.
Sa maison à Jérusalem était toujours ouverte à des centaines de personnes intéressées par l’art russe libre, les conversations et les discussions, et qui appréciaient l’humour vif de Micha et l’accueil toujours chaleureux de sa femme.

Mais ma mémoire revient à nouveau aux images artistiques de Grobman. Dès ses premières œuvres de la période moscovite, l’axe central y est constitué de créatures dotées de rythmes particuliers, qui commentent le cosmos biblique, la foi dans le retour à la terre de l’Alliance. Un choix extraordinaire, hardi, dans un pays plongé dans la période de l’antisémitisme noir après la guerre des Six Jours (1967).
Grobman a été l’un des premiers, dans son article sur Malevitch, à définir le suprématisme comme une tendance à la réévaluation permanente avant le crépuscule de l’art. Malevitch comme un prophète biblique annonçant une nouvelle sortie du déluge de la matérialité.
Micha a été passionné par l’espace créatif réel : le désert, la mer, le mont Hermon, où seront réalisées des actions novatrices. En 1976, le premier manifeste du groupe Léviathan, rédigé par Grobman, puis discuté et signé par moi-même et le célèbre artiste israélien d’origine bulgare Avraham Ofek, a été publié. Le manifeste a suscité de nombreuses réactions.

La création du groupe Léviathan a marqué le début d’un mouvement artistique analogue à celui des artistes de La Ruche de l’École de Paris. Il s’agissait d’une tentative de faire renaître à Jérusalem le paradigme de La Ruche s’appuyant sur le folklore et le mysticisme juifs ancrés dans le sol d’Israël.
Le vocabulaire artistique de Grobman se caractérise par des formes acérées entourant des corps cosmiques, des taureaux gravides, des yeux voyants des fleurs de la terre renaissante. L’auteur lui-même était une nouvelle rose sauvage qui transperçait les housses de nouvelles modes importées en Israël par d’habiles fonctionnaires vivant dans leurs bulles muséales.
Le groupe Léviathan a choisi le désert de Judée comme lieu pour de nouvelles prophéties plastiques. Sur la roche sableuse, Grobman faisait figurer des anges aux ailes de rosée. Avraham Ofek projetait des rayons de soleil sur le sable à l’aide de miroirs, dans une œuvre intitulée Les actions de Jacob, en allusion à ce célèbre personnage biblique. Quant à moi, lors de cette première action de Léviathan, j’ai déployé un rouleau bleu de 40 mètres de long comme un flot irriguant de graines célestes.
De 1973 à 1984, nous avons eu de nombreuses rencontres et discussions sur le destin de l’artiste et la question permanente de savoir ce qu’est une véritable innovation dans le monde contemporain.
Aujourd’hui, on peut affirmer avec certitude que Grobman était un innovateur, un artiste brillant et original. L’exposition de Léviathan au musée d’Israël à Jérusalem, programmée pour août 2026, est la preuve de la vivacité et de l’importance des idées et de l’œuvre de Grobman, ainsi que de notre apport collectif à l’art israélien. Ma gratitude éternelle pour ce temps que nous avons passé ensemble à Jérusalem.
<p>Cet article Mikhaïl Grobman, un Zarathoustra israélien a été publié par desk russie.</p>
30.11.2025 à 17:23
Écrivez-nous, on est toujours heureux de dialoguer avec vous !
<p>Cet article Courrier des lecteurs a été publié par desk russie.</p>
Bonjour à tous et à toutes,
Nous avons reçu plusieurs courriers intéressants, auxquels je me fais une joie de répondre. Y.M.-L. nous écrit :
« Tout d’abord, bravo et merci pour tout ce que vous faites !
Votre travail d’information nous a vraiment ouvert les yeux en nous incitant à suivre certaines de vos conférences et à lire plusieurs livres qui nous ont beaucoup éclairés, en particulier les ouvrages de Galia Ackerman et ceux de Constantin Sigov. (J’ai tout récemment offert Le courage de l’Ukraine à un ami mais j’ai eu un peu de mal à le trouver à la FNAC, il semble qu’il soit pratiquement épuisé, une nouvelle édition est-elle prévue ?)
Nous vous suivons depuis 3 ans, et je trouve votre nouveau site Internet remarquable, en particulier la galerie de vos auteurs, très précieuse avec la courte biographie qui accompagne chaque vignette.
Je viens d’installer un don de soutien mensualisé à À l’Est de Brest-Litovsk sur le site de HelloAsso. […] Merci pour votre travail d’information encore plus crucial dans la période particulièrement critique que nous traversons. »
Merci, cher ami, pour cette lettre et votre appréciation de notre travail. Pour le livre de Sigov que vous mentionnez, sachez qu’on peut le commander sur plusieurs plateformes. Désormais, la vie d’un livre en librairie est courte, mais il reste dans le stock de plusieurs librairies en ligne.
Nous vous remercions de tout cœur pour votre don. C’est grâce aux gens comme vous que nous pouvons continuer à nous battre contre le régime de Poutine, contre la guerre hybride menée par la Russie en France, et pour une Ukraine souveraine et libre.
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Notre lecteur M.D.P. propose que les dirigeants des pays opposés au régime de M. Poutine cessent de parler de la Russie et des Russes. À son avis, il s’agit d’une grossière erreur de communication qui joue en faveur de Poutine. Et il explique : « Il faut parler du régime dictatorial, guerrier, de V. Poutine, qui mène une guerre dont n’a pas voulu le peuple russe, qui paie par des morts, par des difficultés de la vie quotidienne, en raison des sanctions internationales justifiées au nom de la paix.
Les dirigeants opposés à la guerre de V. Poutine, doivent enfoncer un coin entre le peuple et les dirigeants, pour atténuer le soutien passif, faire changer les mentalités, favoriser l’expression par des modes divers de la non adhésion et du refus… »
Je pense, cher Monsieur, que vous prenez vos nobles souhaits pour des réalités. La majorité écrasante des Russes soutient les actions des militaires russes en Ukraine, comme en témoigne le récent sondage du Centre Levada, proclamé « agent étranger » par le pouvoir russe. Voyez cette statistique : 77 % des personnes interrogées sont pour la guerre, et seulement 15 % y sont opposées. On peut nuancer en expliquant qu’il s’agit d’un massif bourrage de crâne, mais la réalité est là. Et selon d’autres sondages, officiels ceux-là, l’immense majorité des Russes soutient toujours le président Poutine et lui fait confiance : « Selon les données du Centre panrusse d’étude de l’opinion publique, 79,2 % des personnes interrogées ont déclaré faire confiance au président. Le Fond Opinion publique indique que 77 % des citoyens approuvent l’activité professionnelle de Vladimir Poutine à son poste, tandis que le nombre de Russes qui lui font confiance a augmenté pour atteindre 76 %. Les deux organisations soulignent l’augmentation de ces indicateurs par rapport à l’étude précédente. » On voit que les chiffres de soutien à Poutine et ceux de soutien à la guerre contre l’Ukraine coïncident. Certes, la qualité des sondages dans un pays où toutes les libertés sont bafouées est problématique, mais souvenez-vous de l’enthousiasme non feint de la majorité des Russes après l’occupation de la Crimée. C’est ça, la matrice impériale que nous dénonçons souvent dans nos écrits.
Bien naturellement, on doit soutenir ceux qui s’opposent à cette guerre, et dans ce sens, votre proposition est intéressante. Vous écrivez : « Il faut que de son côté l’opposition fasse l’apprentissage de la démocratie, du dialogue, des compromis visant à construire une alternative vers laquelle progressivement se tourner. Il faut une union d’entrepreneurs, de savants, de jeunes, de Russes de tous les milieux à l’étranger pour construire un comité national (100 ou 150 personnes implantées dans divers pays) puis un gouvernement provisoire capable d’offrir une alternative crédible car soutenue largement. Il faut, pour les Russes, les Ukrainiens et le monde, esquisser un après-Poutine possible. »
Ce que vous proposez est en train de se réaliser. Début octobre, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a décidé de créer une plateforme de dialogue entre l’Assemblée et les forces démocratiques russes en exil. La composition de cette plateforme reste à déterminer sur la base d’une série de critères, il s’agirait notamment de « personnes reconnues pour leurs hautes qualités morales » qui, entre autres conditions, partagent toutes les valeurs du Conseil de l’Europe, reconnaissent sans condition la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine et œuvrent en faveur d’un « changement de régime » en Russie. Nous verrons qui va finalement participer à cette plateforme, car l’opposition actuelle a dans ses rangs des gens très divers dont des personnes très dignes, mais aussi certains qui ont été, dans un passé encore récent, des soutiens du régime poutinien ou qui évitent de s’exprimer en faveur de la victoire ukrainienne et de la défaite russe. Par ailleurs, l’expérience montre que les émigrés n’ont jamais joui d’un grand prestige en Russie. C’est pour cette raison qu’Alexeï Navalny avait préféré rentrer dans son pays, sachant qu’il risquait sa liberté, et même sa vie. En sera-t-il autrement cette fois ? Ces gens qui n’ont pas été élus par le peuple sauront-ils le représenter ? Seul l’avenir nous le dira.
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Enfin, notre abonné A.B. écrit : « Je viens de lire l’article SkyShield, je trouve cette proposition intéressante et bien pensée. Pour la faire progresser dans l’esprit de nos dirigeants et de nos stratèges militaires, ne faudrait-il pas lancer une initiative de soutien en ligne ? »
En fait, cette initiative existe depuis trois mois, et vous pouvez signer cette pétition en ligne. Dans ce texte intitulé « Sauvons les civils des drones russes, fermons le ciel au-dessus de l’Ukraine », des élus, anciens généraux et experts aéronautiques français appellent Emmanuel Macron à protéger les civils en mettant en place un bouclier dans le ciel ukrainien pour intercepter les drones russes. Les signataires demandent la mise en place de l’opération « SkyShield », qui repose sur le déploiement d’équipements directement en Ukraine, comme des radars ou des systèmes d’interception. La récente soirée à Paris que vous pouvez visionner ici a été en quelque sorte un point d’orgue de la campagne pour la création de SkyShield, qui est soutenue par de grandes personnalités venant de plusieurs pays européens. L’équipe de SkyShield nous informe que la semaine prochaine, elle compte avancer sur le plan diplomatique et politique pour faire adopter cette initiative au plus haut niveau de l’État. Espérons que ce sera pour bientôt !
Écrivez-nous, chers amis et chères amies ! Vos courriers sont importants !
<p>Cet article Courrier des lecteurs a été publié par desk russie.</p>
30.11.2025 à 17:23
Tout en dénonçant le régime de Poutine et l’invasion de l’Ukraine, l'équipe de HugoDécrypte n’échappe pas au risque de participer à la désinformation.
<p>Cet article Hugo dérape en Russie a été publié par desk russie.</p>
Lecture de : HugoDécrypte en Russie, relié – illustré, novembre 2025. Créateurs : HugoDécrypte, Christian Lerolle, Kokopello et Kris.
Avec le scénariste Kris et le dessinateur Kokopello, le média HugoDécrypte se lance dans la BD, pour proposer au grand public une « histoire de la Russie ». L’intention est bonne, mais tout en dénonçant l’autocratie russe, le régime de Poutine et l’invasion de l’Ukraine – qui ne le fait pas aujourd’hui ? – l’équipe dirigée par Hugo Travers n’échappe pas au risque de participer à la désinformation.
Hugo Travers a créé en 2015, alors qu’il était encore étudiant à Sciences Po, le média en ligne HugoDécrypte, devenu depuis un « must » de l’information sur les plateformes numériques puisqu’il revendique d’être suivi par 20 millions de personnes sur YouTube, Instagram ou TikTok, principalement des jeunes. Ce qui lui a permis d’interviewer Emmanuel Macron, Bill Gates ou Volodymyr Zelensky, mais aussi principalement des vedettes sportives ou artistiques, avec un sens indéniable de la mise en scène. C’est dire qu’une BD signée HugoDécrypte a toutes les chances de faire beau succès d’édition et peut être un bon vecteur de diffusion de connaissances. Et sur un sujet aussi compliqué et controversé que la guerre en Ukraine, l’idée de faire comprendre ce qu’est la Russie est bien sûr une excellente idée. Mais le compte n’y est pas.
Le sujet est délicat. Aussi Hugo Travers et son équipe prennent-ils soin de préciser qu’ils ont consulté les ouvrages des bons auteurs : notamment Michel Heller, Richard Pipes, Timothy Snyder et Nicolas Werth. Ils assurent avoir travaillé avec un comité d’historiens par lesquels ils se sont fait relire : Pierre Gonneau, Alexandre Sumpf, Anne de Tinguy, Elena Pavel. Voilà qui donne du poids et du sérieux à l’ouvrage. On est toutefois étonné que ces derniers aient laissé passer l’affirmation, placée dans la bouche du personnage de Hugo Travers, selon laquelle « cela fait des siècles que la Crimée est un point de crispation entre l’Ukraine et la Russie ».
La vérité est bien différente. Cette péninsule qui s’avance dans la mer Noire a connu une histoire mouvementée, avec de multiples vagues de peuplements (successivement Huns, Bulgares, Khazars, Kiéviens, Petchénègues, Coumans, Tatars et Mongols). Elle a été principalement sous domination byzantine, puis elle est devenue un Khanat tatar sous protectorat ottoman, à partir de la seconde moitié du xve siècle, avant d’être conquise par les Russes, sous Catherine II, à la fin du xviiie. Sa population est très majoritairement tatare, de religion musulmane. Il faut attendre l’éphémère République populaire d’Ukraine en 1917 pour qu’elle fasse l’objet d’une première revendication officielle ukrainienne.
Si Nikita Khrouchtchev la rattache en 1954 à la République socialiste soviétique d’Ukraine, c’est en partie pour y accroître le poids de la population non ukrainophone dans le cadre d’une lutte déjà engagée par Moscou dans de multiples domaines, notamment culturel et religieux, pour contrer le sentiment national ukrainien. La Crimée, en effet, avait été peuplée de russophones après la déportation des Tatars par Staline. Par ailleurs, il y avait des nécessités économiques : l’alimentation en eau et en électricité de la péninsule et ses voies de communications non maritimes dépendaient de l’Ukraine. Enfin, à l’intérieur de l’URSS, les « frontières » entre les Républiques n’étaient que des délimitations administratives dont l’importance était relative. Au cours de l’histoire soviétique, les frontières de plusieurs républiques ont subi d’importants changements.
En fait, la Crimée n’a été russe que pendant deux siècles et demi, sa géographie physique la rattache à la région de Kherson, sa population tatare a été massivement déportée sous Staline et elle n’a eu le droit de revenir dans la péninsule qu’après l’effondrement de l’Union soviétique. Elle s’est pourtant déclarée dès le 20 janvier 1991 « République autonome ». Ce qu’elle est effectivement devenue au sein de l’Ukraine qui s’est proclamée indépendante en août de la même année, proclamation confirmée par référendum en décembre (approuvé par plus de 56 % des votants en Crimée, et à plus de 59 % dans la ville portuaire de Sébastopol elle-même où stationne la flotte russe !).

Cette erreur de HugoDécrypte n’est pas un détail. Elle révèle un biais qui marque tout l’ouvrage : la volonté d’une prétendue neutralité de la lecture historique qui est proposée. Une manière de dire : « Nous ne prenons parti pour personne. » Tous les faits historiques qui sont rapportés ou presque sont vrais. Mais c’est leur sélection, leur organisation et leur interprétation qui fait problème : l’histoire de la Russie qui est retracée est en réalité celle que se racontent les Russes, celle qu’ils nous ont imposée par un long travail d’influence déjà à l’œuvre à l’époque soviétique et même tsariste.
Certes, les auteurs montrent à juste titre que cette histoire est celle d’une autocratie dont ils décrivent sans fard la violence, la perversion, l’appétit de domination. Certes, la guerre de Poutine est montrée telle qu’elle est et son pouvoir également. Mais c’est en grande partie le discours du maître du Kremlin qui transpire, avec, de temps en temps, pour se démarquer, quelques contrepoints pour se prémunir contre les critiques. Et, surtout, un flou certain sur l’histoire de l’Ukraine.
L’un des principes du récit est de fournir à Hugo un guide à chaque époque, comme le personnage de Virgile conduit Dante dans La Divine Comédie. Pour raconter l’histoire de l’URSS depuis le début de la guerre froide, HugoDécrypte n’a rien trouvé de mieux que de se faire accompagner, par le « James Bond » soviétique, Maxime Issaïev alias l’espion Otto von Stierlitz dont la création littéraire, puis télévisuelle a été accompagnée par le KGB ! Dans les années 1960, pour redorer l’image des « organes », très abîmée par le souvenir des grandes purges staliniennes, Vladimir Semitchastny, chef du KGB, n’avait rien trouvé de mieux que de demander à des auteurs de créer des tchékistes héroïques. En 1966, Julian Semenov signait le roman d’espionnage Aucun mot de passe n’est requis, dont Stierlitz est le personnage central. La suite, Dix-sept Moments de printemps, publiée en feuilleton dans la Pravda en 1969 rencontra un très grand succès populaire. Iouri Andropov, qui avait succédé à Semitchastny deux ans plus tôt, ordonna alors d’en faire une série télévisée à laquelle furent octroyés de très gros moyens. Le succès fut total, attirant en 1973 près de 40 millions de téléspectateurs par soir, dont un certain Vladimir Poutine, totalement fasciné, qui déclara plus tard que le personnage de Stierlitz est à l’origine de sa vocation de kaguébiste.
C’est justement Poutine lui-même qui devient, dans la bande dessinée, le « Virgile » d’Hugo, lorsqu’il explore la période qui suit la chute de l’URSS ! Si bien que la description qui est faite de la période Eltsine tourne à la caricature, de même que celle de la période de Gorbatchev est pour le moins sommaire, pour ne pas dire naïve. Avec de tels guides, Poutine et une créature fictionnelle du KGB, pour explorer l’histoire de l’Union soviétique depuis 1945 puis les débuts de la Russie contemporaine, on n’est pas étonné qu’il ne soit pas question du rôle des « organes » dans la transition politique qui va des années 1980 jusqu’à l’élection de Poutine en 2000, alors qu’il est majeur, en URSS comme dans les pays d’Europe centrale.
Dans la présentation que fait Hugo de la fin de l’URSS, Iouri Andropov qui a régné sur le KGB de 1967 à sa mort en 1984 n’apparaît que dans une vignette qui le montre comme un vieillard hospitalisé avant de mourir, presque un incapable. C’est pourtant un personnage central, celui qui a choisi Gorbatchev pour qu’il entre au Comité central et au Politburo, puis accède au sommet du pouvoir. C’est lui qui le premier a pensé à préparer l’avenir de la Russie après l’échec du communisme. Il est, avec la figure de Staline, l’une des principales références de Poutine.
Le lecteur ne saurait rien ou presque des liens étroits et anciens entre les « organes » et la pègre. Les auteurs se contentent de faire parler Poutine sur ce qu’il est venu faire à Saint-Pétersbourg en 1991 (alors qu’il était un agent du KGB positionné à Dresde en RDA depuis 1985) : « Je suis devenu conseiller du maire. C’est une ville difficile avec de puissants groupes mafieux. Mais je lui ai résolu pas mal de problèmes… » La phrase est évidemment à double sens, mais le lecteur ne saura pas que se trouvant en charge des « relations internationales » de la ville – c’est-à-dire notamment du commerce qui passe par le port, le plus grand de toute la Russie, contrôlé par le crime organisé –, Poutine, membre du KGB, y a construit à la fois sa fortune et son réseau, et que c’est là que s’est forgé le groupe qui tient et exploite la Russie depuis 25 ans avec une poigne de fer. Il ne saura pas davantage que le régime russe qu’il incarne est fondamentalement politico-mafieux.

Quant à l’Ukraine, elle est traitée dans la plus grande partie du livre d’une manière pour le moins « folklorique », représentée par un personnage inspiré des portraits de Tarass Boulba, ce Cosaque ukrainien dont Gogol raconte les exploits contre… les Polonais ! Hugo Travers n’a manifestement pas pris la mesure de l’importance de savoir comment s’était formée la conscience nationale ukrainienne, comment la lecture de l’histoire de la Rus’ vue de Kyïv, Zaporijjia ou Kharkiv était sensiblement différente de celle qui prévaut à Moscou. Il ne s’est pas attaché à comprendre comment s’est formée au fil des siècles une mentalité politique attachée à la délibération, au régime d’assemblées, à l’autonomie locale, fortement anarchique, diamétralement opposée à celle qui s’est construite dans l’autocratie russe.
Sans savoir cela, sans tenir compte du fait que les Ukrainiens, pendant une grande partie de leur histoire, n’ont pas connu le servage sous lequel ont vécu les Russes depuis Ivan III (à quoi il faut ajouter deux siècles et demi de « joug tatar »), le lecteur de HugoDécrypte en Russie ne peut pas comprendre le pourquoi de la volonté d’indépendance des Ukrainiens ni la cause profonde de la guerre, à savoir l’impossibilité pour la Russie de supporter l’existence d’un contre-modèle démocrate à ses frontières. Ce qui vaut aussi, évidemment, pour les pays baltes, la Pologne et la Finlande ou pour la petite Moldavie… Ce qui éclaire aussi la guerre de Géorgie en 2008 et sa mise sous tutelle ainsi que les jeux complexes de Moscou autour du sort de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan.
On fait volontiers crédit à l’équipe de HugoDécrypte de la sincérité et d’une volonté de bien faire. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Le résultat final, sous couvert d’une description de l’autocratie russe et de ses effets, ressemble fort à de la désinformation, dont la recette se résume en quelques mots « 80 % de miel, 20 % de fiel ». Il ne suffit pas de dire du mal de Poutine et de l’autocratie russe – le Kremlin s’en arrange très bien – pour rendre compte de l’histoire avec justesse et justice. Effrayer les Occidentaux fait aussi partie de l’arsenal rhétorique de la propagande russe. Or aujourd’hui, l’heure est plus que jamais à l’offensive du Kremlin et de ses agents et autres idiots utiles dans la guerre psychologique. HugoDécrypte, hélas, ne s’y oppose pas. En dépit des apparences qu’il s’attache à garder sauves, il dérape.
<p>Cet article Hugo dérape en Russie a été publié par desk russie.</p>