23.10.2025 à 17:54
Idée improbable, idée très récente − elle n’existait pas avant le début du XXIe siècle et ne s’est vraiment affirmée qu’à la fin des années 2010 −, mais idée déstabilisante, puisque ses promoteurs de plus en plus nombreux sont parvenus à l’imposer sinon dans le débat public, du moins sur les grandes scènes médiatique : il existerait un antisémitisme de gauche, dénié mais bien vivace, voire plus prégnant que jamais. Rien ne permet d’étayer cette affirmation. Mais un mensonge, fût-il aussi peu crédible que celui-là, tend à prendre une valeur de vérité reconnue par le sens commun s’il est suffisamment répété. Les plus autorisés parmi les propagateurs de cette fake news mettent à profit la complexité historique des premières formes de l’antisémitisme moderne, propice aux confusions rétrospectives.
On trouve un exemple emblématique de cette complexité et des malentendus possibles dans la façon dont beaucoup de commentateurs, y compris d’éminents historiens, ont interprété de travers un célèbre essai du jeune Karl Marx, Sur la question juive (1844). L’auteur y répondait à l’ouvrage d’un philosophe, Bruno Bauer. L’univers conceptuel et politique éloigné du nôtre dans lequel ce texte a été produit le rend difficile d’accès. Des lectures superficielles imputent à Marx, de façon absurde, la responsabilité du stéréotype universellement partagé à l’époque selon lequel le règne de l’argent et la logique sordide de l’exploitation capitaliste pouvaient être désignés comme « judaïsme ». Marx part de ce postulat inhérent à la grammaire idéologico-politique de son temps − « l’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister1 » − sans y adhérer plus que quiconque. Mais il affirme qu’une telle caractérisation ne correspond en rien à une quelconque nature nécessaire des juifs.
Pour lui, au contraire (comme pour Ernest Renan un peu plus tard), ce stéréotype n’est que le résultat d’une pratique historique discriminatoire, par laquelle les pouvoirs ont très longtemps écarté les juifs des activités tenues pour honorables et les ont relégués à celles, alors déshonorantes pour les chrétiens, du « trafic » et du maniement de l’argent. Marx en déduit logiquement que le judaïsme peut se libérer de la place sociale qui lui a été imposée. Contre Bauer, il conclut aussi que les juifs n’ont pas à renoncer au judaïsme, mais seulement à lutter en faveur de la liberté religieuse, pour accéder aux droit civiques dont ils sont alors privés dans de nombreuses parties de l’Empire allemand où le christianisme est religion d’État.
Les deux grands mouvements fondateurs de notre modernité politique au XIXe siècle, le socialisme et le nationalisme, ont d’abord réinvesti l’un et l’autre la judéophobie profonde héritée des anciennes sociétés chrétiennes. Mais ils l’ont fait pour des raisons et selon des modalités différentes, avec des débouchés opposés du tout au tout. L’affaire Dreyfus (1894-1906), les historiens l’ont souligné depuis longtemps, fut le tournant crucial. À son issue, le mouvement ouvrier avait non seulement renoncé à l’assimilation du judaïsme au capitalisme, mais aussi fait volte-face, concernant cet imaginaire, en faisant de la lutte contre l’antisémitisme une nouvelle cause.
La droite nationaliste, à l’inverse, mit dès lors plus que jamais son mot d’ordre « À bas les juifs ! » au cœur de son projet d’unité identitaire – avant de passer à l’acte contre les intéressés une fois parvenue au pouvoir avec le régime de Vichy. Contrainte à une certaine discrétion là-dessus après 1945, elle n’en est pas moins restée antisémite… par définition, c’est-à-dire pour des raisons structurelles, que les dénis actuels du Rassemblement National et des autres héritiers de cette tradition politique, purement circonstanciels, peuvent seulement masquer malgré leur (toute nouvelle) véhémence .
L’accession des juifs à la citoyenneté et à l’égalité des droits accordée par la Révolution française en 1791, pas plus que les mesures similaires progressivement adoptées ailleurs, n’avait pas éradiqué les préjugés millénaires. Le principe initial de l’hostilité était bien sûr religieux, avec le double reproche de déicide et de rejet de la Nouvelle Alliance fait aux juifs par l’Église. Gifler rituellement un juif le Vendredi Saint, jeter des pierres aux juifs ce jour là en souvenir du supplice du Christ, sont des pratiques médiévale attestées. Quant à la prière pour la conversion du « juif perfide » elle n’a pas été supprimée de la liturgie catholique avant… 1959. Les pouvoirs séculiers jouèrent cependant un rôle décisif pour le développement de la persécution à partir du partir du Moyen Âge central. Non seulement ils relayèrent les exigences ecclésiastiques de ségrégation des juifs, mais, surtout, ils prirent pris l’habitude de détourner sur eux les mécontentements populaires (quitte à se poser aussi comme leurs protecteurs lorsque les exactions contre eux passaient hors de contrôle).
À partir de la fin du XIe siècle, avec les première prédications pour la Croisade, l’antijudaïsme chrétien traditionnel se changea souvent en antisémitisme, au sens où des bouffées de délire collectif attribuaient désormais aux juifs toute sorte de méfaits occultes et de complots, notamment des profanations de la sainte hostie, des meurtres d’enfants ou encore l’empoisonnement des puits lors des épidémies. Même après les grandes expulsions du XIVe siècle − ne restèrent dès lors dans le royaume capétien qu’un nombre très réduit de juifs, avant l’arrivée au XIXe de réfugiés fuyant les persécutions d’Europe centrale et de Russie −, les stéréotypes avaient persisté en France comme ailleurs. Comme Judas trahissant Jésus contre argent, « le juif » demeurait soupçonné d’être fourbe, déloyal et possédé par la passion du gain.
Face à la pauvreté de masse engendrée par la Révolution industrielle, les premières générations de penseurs du mouvement ouvrier ont parfois repris la très ancienne imagerie du judaïsme emblématique de l’usure pour symboliser les méfaits du capitalisme. Alphonse Toussenel (1803-1885), socialiste utopiste disciple de Charles Fourier, publia ainsi en 1845 Les juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, dont le sous-titre suggère bien qu’était ici en cause non pas tant un groupe social réel, d’ailleurs presque inexistant en France à l’époque, qu’un phénomène socio-économique, l’enrichissement par la rente et la spéculation. Ce phénomène était pensé comme fruit d’un « esprit juif », selon l’expression de Pierre Leroux (1797-1871), autre pionnier du socialisme, dans une recension du livre. « J’appelle, comme le peuple, de ce nom méprisé de juif tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif vivant de la substance et du travail d’autrui. […] Il ne dépend pas de l’écrivain d’altérer la valeur d’une expression consacrée par l’usage », précisait encore Toussenel. Son ouvrage mit ainsi en forme la plupart des thèmes de l’antisémitisme économique moderne2. Mais ce corpus d’idées, paradoxalement, n’eut de pérennité que dans l’autre camp, comme volet « anticapitaliste » de l’antisémitisme nationaliste puis fasciste. Pour ce dernier, cependant, « juif » n’allait plus renvoyer de façon abstraite à un état d’esprit, mais à un groupe défini par une essence raciale supposée.
Les polémistes intéressés aujourd’hui à inventer l’histoire d’un antisémitisme « de gauche » n’ont donc aucun mal à trouver des citations de socialistes ou anarchistes du XIXe siècle, tels Auguste Blanqui (1805-1881) ou Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), qui témoignent de l’imprégnation initiale d’une partie du mouvement ouvrier par les préjugés hérités du vieil antijudaïsme chrétien. Non seulement ces citations sont en général tronquées et détournées de leur sens dans l’économie de pensée propre à leurs auteurs, mais elles sont implicitement et anachroniquement comprises, de façon absurde, comme les manifestations d’une volonté potentiellement éradicatrice de type nazi-fasciste.
L’usage souvent fait ces derniers temps de passage extraits des discours de Jean Jaurès fournit des exemples très parlants. On se complaît à mettre en avant cette tirade de 1898 : « Et nous, nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre, par la fièvre du gain quand ce n’est pas la fièvre du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion ». Une honnêteté élémentaire imposerait cependant de toujours donner la suite immédiate : « Mais nous disons, nous : ce n’est pas la race qu’il faut briser, c’est le mécanisme dont elle se sert, et dont se servent les exploiteurs chrétiens. Car enfin, dans la juiverie comme dans la chrétiennerie, il y a les grands et les petits ».
Ce discours, prononcé par Jaurès au Tivoli-Vauxhall, une salle de spectacle parisienne, marqua son renversement d’attitude dans l’affaire Dreyfus et le début de son engagement fervent pour la défense du capitaine injustement accusé. Jusque-là, comme la plupart des représentants du mouvement socialiste, Jaurès n’avait vu dans l’Affaire qu’une question interne à la bourgeoisie, d’autant moins susceptible d’intérêt qu’elle concernait un militaire. Au Tivoli-Vauxhall, avec cette allocution dont on a pris l’habitude de sélectionner un morceau pour suggérer son antisémitisme, il commença en réalité une campagne décisive pour convaincre ouvriers et militants de soutenir la cause de Dreyfus, lequel était présenté comme « exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant », « témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité »3. Seuls Jules Guesde et ses partisans, dès lors, persistèrent à considérer qu’ils n’avaient pas à s’en. Et c’en était fini des stéréotypes antisémites à gauche, sauf cas marginaux, après ce moment-charnière.
Au vrai, dans la même logique que les premières considérations historico-sociologiques de Marx sur la question dès 1844, la réflexion politique avait déjà amené de nombreux représentants du mouvement ouvrier à récuser l’antisémitisme − alors même qu’il se faisait de plus en plus virulent dans les sociétés européennes − en y voyant un « socialisme des imbéciles ». Cette formule n’est pas due au grand socialiste révolutionnaire allemand August Bebel comme on le lit d’ordinaire (ni à Lénine, qui en est parfois crédité), mais à un député libéral du Reichrat d’Autriche. C’est en effet le Viennois Ferdinand Kronawetter qui la lança dans un discours prononcé en 1889 : « L’antisémitisme n’est rien d’autre que le socialisme de l’imbécile de Vienne » (« der dumme Kerl von Wien » une figure popularisée à l’époque par les caricaturistes autrichiens), « car quel homme raisonnable peut croire que l’avenir sera meilleur si l’on ramène le peuple au sinistre Moyen Âge ? ».
Bebel, cependant, a rendu la formule célèbre en commentant l’idée qu’elle exprimait si bien d’une force de mobilisation politique populaire propre à l’antisémitisme. Que la remise en cause de l’oppression capitaliste puisse être favorisée au sein des masses par son imputation aux juifs n’échappait pas aux intellectuels socialistes. Jaurès, de son côté, avait vu « un véritable esprit révolutionnaire », lors d’un voyage en Algérie en 1895, « sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme » favorisé par « l’usure juive ». Jamais pourtant, à gauche, on n’envisagea là une voie politique possible.
L’attitude de Gustave Rouanet (1855-1927), directeur de la Revue socialiste, en donne un bon exemple. En recensant un ouvrage du polémiste antisémite monomaniaque Édouard Drumont, en 1888, il lui accordait le mérite de documenter « le système juif », responsable de la paupérisation. « L’influence grandissante des juifs a des effets désastreux » et « aggrave les conséquences de l’accaparement économique » concluait-il de sa lecture : « Le capitaliste juif pratique l’omnipotence sociale en conquérant dénué de toute pitié pour le vaincu, car il apporte dans ses relations avec ce dernier l’esprit d’hostilité et de revanche haineuse de sa race, enfin victorieuse après des siècles de lutte ». Deux ans plus tard, cependant, le même Rouanet était devenu hermétique à l’influence de Drumont et arrivé à l’idée qu’« attribuer exclusivement aux Juifs les méfaits du capitalisme est injuste, les catholiques n’étant ni pires ni meilleurs que les Juifs ». Avec cette conclusion : « Le socialisme poursuit l’égalité des races et la suppression des inégalités économiques. L’antisémitisme repousse l’un et l’autre de ces desiderata. Nous ne saurions donc le considérer à aucun titre comme un élément de solution du problème social ».
L’Affaire, finalement, transforma Rouanet en combattant dreyfusard convaincu que « la question juive est une question nationale, une question de vie ou de mort pour la France ». « Comme républicains et Français notre devoir est de préserver le pays des désastres matériels et moraux dont l’antisémitisme le menace », écrivait-il en 18994.
Citons encore un texte publié par Jaurès dans La Dépêche du Midi en 1892, c’est-à-dire avant même sa prise de conscience définitive pendant l’affaire Dreyfus. L’article a pour titre « La question juive », en référence au texte de Marx, et l’on y lit ceci : « Je n’ai aucun préjugé contre les juifs : j’ai peut-être même des préjugés en leur faveur, car je compte parmi eux, depuis longtemps, des amis excellents qui jettent sans doute pour moi un reflet favorable sur l’ensemble d’Israël. Je n’aime pas les querelles de race, et je me tiens à l’idéal de la Révolution française. C’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité ». Pour certains, constate Jaurès, « la question sociale a pris […] la forme d’une question juive ». Mais « notre attitude, à nous socialistes, est très simple. Nous ne serons dupes ni des juifs qui invoqueraient le grand principe de tolérance pour continuer l’exploitation cynique du travail national, ni de ceux, s’il en est, qui, par calcul clérical, voudraient réduire la question sociale à la question juive ».
Bref, si le mouvement ouvrier et le socialisme, fatalement, n’ont pu être exempts des divers préjugés de leur temps et donc, entre autres, des préjugés antisémites, il faut souligner que ces derniers n’ont jamais formé une composante nécessaire ou en quoi que ce soit consubstantielle à leur projet politique. Raison pour laquelle il leur a été facile d’abandonner ces préjugés, puis de les combattre, quand la réflexion et l’expérience politique en ont démontré l’inanité et la nocivité. Raison pour laquelle aussi l’historien Michel Dreyfus a intitulé un livre de référence sur le sujet L’antisémitisme à gauche5 et récusé la notion d’antisémitisme de gauche.
Derniers épisodes parfois montés en épingle aujourd’hui : lorsqu’un courant de la SFIO, l’ancêtre du Parti socialiste, a reproché injustement aux juifs de pousser à la guerre avec l’Allemagne hitlérienne, il s’agissait de pacifisme et non d’attaques contre le judaïsme. De même, lorsque des dirigeants communistes comme Maurice Thorez ou Jacques Duclos s’en sont violemment pris à Léon Blum, Jules Moch ou Pierre Mendès-France, il ne s’agissait jamais d’attaquer ces dirigeants en tant que juifs, mais bien d’attaquer leurs politiques – contrairement à ce que l’on tente régulièrement de faire croire en isolant, dans une abondance d’outrances rhétoriques, de très rares éléments rattachables à l’imaginaire antisémite6.
Les cas d’antisémitisme repérables dans l’histoire des pays du bloc soviétique – par exemple de la part de Staline et de son entourage, entre autre lors du « complot des blouses blanches » – ne ressortissent évidemment pas à l’idéologie communiste propre à ces régimes, mais à une tradition enracinée de très longue date dans la culture des sociétés concernées. Le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, qui décida la « déstalinisation » en 1956, déplora d’ailleurs, entre autres dérives, des faits d’antisémitisme.
Pendant la guerre civile consécutive à la Révolution de 1917, le nouveau pouvoir soviétique avait vigoureusement lutté contre une vague de violences anti-juives perpétrées principalement par les tsaristes, mais aussi, dans de nombreux cas, par des membres de la base bolchévique. Trotsky avait fait fusiller des cosaques de l’Armée Rouge convaincus d’avoir pris part à de telles exactions et Lénine, en 1918, avait promulgué un décret « mettant hors la loi les pogromistes et tous ceux qui fomentent des pogroms », avec ordre « à tous les soviets provinciaux de prendre les mesures les plus rigoureuses pour déraciner le mouvement antisémite et pogromiste »7.
Le seul antisémitisme moderne, celui de la droite nationaliste, est à l’inverse inhérent à la nature idéologique de cette dernière. L’entrée en force du phénomène dans le débat politique français est survenue en 1886 avec la publication d’un pamphlet du journaliste conservateur Édouard Drumont, La France juive. Essai d’histoire contemporaine. L’ouvrage, pourvu d’un index de 3 000 noms de personnalités juives ou « complices » des juifs, eut un immense succès : 62 000 exemplaires vendus la première année, une « édition populaire illustrée » publiée deux ans plus tard, plus de 200 rééditions jusqu’en 1914. Si Drumont affectait des idées anticapitalistes, voire révolutionnaires, jusqu’à se présenter un temps comme socialiste, c’était en réalité un traditionaliste qui avait pour références l’ancienne France et le catholicisme. Son ouvrage et quatre autres de la même eau publiés dans les années suivantes, tout comme son quotidien La Libre parole, fondé en 1892, développaient un antisémitisme véhément, non plus seulement économique mais aussi et surtout nationaliste, raciste et anti-parlementaire, le tout sur un mode obsessionnel et complotiste (l’emprise universelle des juifs expliquait à peu près tous les maux). Une telle synthèse, fonds de commerce de ce pape de l’antisémitisme français que fut Drumont, forma très vite la structure portante de l’idéologie nationaliste promue entre autres par l’Action française. « La formule nationaliste » est née « presque toute entière de lui », a dit Charles Maurras de Drumont dans son Dictionnaire politique et critique (1932-1934), « et Daudet, Barrès, nous tous, avons commencé notre ouvrage dans sa lumière »8. À la faveur de l’Occupation, cette idéologie fut mise en oeuvre par la Révolution nationale du maréchal Pétain avec le Statut des juifs et la collaboration active des autorités françaises au judéocide entrepris par les nazis.
Dès le départ, l’antisémitisme de Drumont avait une dimension nationaliste fondamentale, tout à fait étrangère à celui rencontré chez certains socialistes. La Ligue nationale antisémitique de France, qu’il co-fonda en 1889, faisait dès le préambule de ses statuts « appel à tous les Français qui portent en eux l’âme de la vraie France » pour « les grouper au nom de l’esprit de corps et des traditions nationales, autour de l’Idée française, en vue de protéger les intérêts moraux et matériels de la France contre les insolents triomphes du parasitisme judaïque international ».
L’exploitation d’une équivoque encore possible à cette époque et sa résolution définitive est bien illustrée par l’éphémère « nationalisme socialiste » du journaliste, écrivain et homme politique Maurice Barrès, destiné à devenir la figure historique la plus prestigieuse de l’extrême-droite française avec Maurras. Alors qu’il faisait campagne pour la députation, en 1890, Barrès publia dans Le Figaro un article programmatique intitulé « La formule antijuive », dans lequel il célébrait l’antisémitisme comme une « vitalité de haine » qui « ne fera jamais défaut aux partis qui voudront l’exploiter ». « ‘À bas les Juifs !’ sera‑t‑il le titre d’un chapitre particulier de notre histoire intérieure ? », se demandait-t-il. « La foule eut toujours besoin d’un mot de guerre pour se rallier, elle veut quelque cri de passion qui lui fasse tangibles les idées abstraites ». Et de poursuivre : « Écoutez cette foule qui, dans les réunions, criait : “À bas les Juifs !” ; c’est : “À bas les inégalités sociales !” qu’il faut comprendre. Que leur importent les quatre-vingt mille Israélites de France ! Leur colère va contre cette formidable organisation du capital qui les domine ». C’est donc qu’« au fond des cœurs, juif n’est qu’un adjectif désignant les usuriers, les accapareurs, les joueurs de Bourse, tous ceux qui abusent de l’omnipotence de l’argent. » D’où une nécessité : « Le socialisme d’État, voilà le correctif indispensable à la formule antijuive ». Deux ans plus tard, dans un article consacré à Drumont, le même Barrès en venait à déclarer qu’« aujourd’hui l’antisémitisme est devenu une sorte de socialisme »9, comme en écho à la fameuse formule de Kronawetter évoquée plus haut (et peu avant que Bebel ne la rende célèbre en la mentionnant dans un livre d’entretien).
Dans le même article de 1892, cependant, Barrès félicitait surtout Édouard Drumont parce qu’« Au cri premier : “Sus aux Juifs !” il substitue : “La France aux Français !” ». Ce dernier mot d’ordre, que le Front National de Jean-Marie Le Pen reprendrait bien plus tard, était effectivement un slogan publicitaire de La Libre parole, le quotidien de Drumont. Pour Barrès comme pour toute la droite nationaliste, l’antisémitisme avait en réalité pour principe non pas le rejet des inégalités et du capitalisme, mais l’aspiration à la pureté du corps national – pureté raciale aussi bien que religieuse et culturelle –, qui allait (et va toujours) de pair avec la peur de l’étranger, la hantise de la souillure, du déracinement et de la décadence. « Un juif n’est jamais un traître ; il n’est pas de notre nation, comment la trahirait-il ? Tous sont des traîtres », notait Barrès en retranscrivant des propos échangés avec Jules Soury, psychologue et philosophe théoricien de la « lutte des races », alors qu’ils suivaient ensemble le second procès de Dreyfus en 1899. « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race », écrivait-il un peu plus tard dans ses Scènes et doctrines du nationalisme. La notion d’« anti-France » représentée par les juifs se développait au même moment. Maurras, dont l’emprise sur la droite traditionaliste française fut immense (De Gaulle lui-même fut un admirateur), élabora vers la fin de l’Affaire Dreyfus sa théorie des « quatre États confédérés » contre la nation, au nombre desquels les juifs avaient une importance cruciale – beaucoup plus grande que celles des métèques, des protestants et des francs-maçons – parce qu’ils faisaient peser sur « l’hérédité de naissance française » la menace d’une « l’hérédité de sang juif » concurrente.
Avec le « nationalisme intégral » de Maurras, promu par un mouvement de l’Action française de plus en plus influent, la haine antisémite était intrinsèquement liée, de même, à cet autre principe fondateur de l’extrême-droite qu’était (et demeure) le rejet des valeurs égalitaires de la Révolution française – à commencer par les droits de l’homme et la démocratie. L’antisémitisme participait ainsi pleinement du combat contre la République – indissociablement « juive » et corrompue – et son parlementarisme10. Après la Révolution russe de 1917, la dénonciation du « judéo-bolchévisme » était naturellement venue s’ajouter au corpus antisémite (dès 1886, dans La France juive, Drumont avait averti que « les Karl Marx, les Lassale11, les principaux nihilistes, tous les chefs de la Révolution cosmopolite sont juifs »). « C’est en tant que juif qu’il faut voir, concevoir et abattre le Blum », put ainsi proclamer Maurras dans L’Action française en mai 1936, au moment où tout ce que les nationalistes abhorraient paraissait triompher avec le succès électoral de la gauche. Il n’y avait pas là que des mots. Léon Blum, bientôt chef du gouvernement du Front populaire, avait déjà été victime quelques mois plus tôt d’une tentative de lynchage par des militants d’extrême-droite qui l’avait laissé gravement blessé.
Il faut aussi noter, contre l’idée aujourd’hui à la mode d’un « antisémitisme de gauche », qu’aucun périodique de ce bord politique n’a jamais fait de l’hostilité aux juifs un cheval de bataille – contrairement à de nombreux journaux de droite. Sans revenir sur le cas de La Libre parole, on peut mentionner en particulier La Croix (quotidien à partir de 1883) et les autres publications de la maison d’édition catholique « La Bonne presse », notamment Le Pèlerin, qui ont joué un rôle très important pour la diffusion et l’entretien de la détestation obsessionnelle du « Juif » dans les classes moyennes et les milieux populaires. Ces journaux conservateurs, qui touchaient des centaines de milliers de lecteurs, ont fait une promotion enthousiaste à La France juive lors de sa parution. La rhétorique haineuse de leurs rédacteurs n’était guère moins virulente que celle de Drumont. La Croix se vantait en 1890 d’être « le journal le plus anti-juif de France, celui qui porte le Christ, signe d’horreur aux juifs ». Lorsqu’Émile Zola fut traîné en justice pour son fameux article « J’accuse » en défense de Dreyfus, le quotidien catholique titra en toute simplicité : « Étripez-le ! ». À la relance de l’Affaire, un rédacteur préconisait : « En attendant de bouter hors de France les Juifs, ces parasites cancéreux, détruisons par tous les moyens leur influence politique, commerciale et financière ». Maurras, désigné comme « le Maître », était adulé dans les colonnes du journal.
Les publications de « La Bonne presse » diffusèrent même largement la propagande autour du Procole des Sages de Sion, une forgerie russe traduite en français en 1920, bien que son inauthenticité fût déjà connue. Ce faux était censé révéler un plan secret de conquête du monde. Il fut allégué à l’appui de leurs thèses par les dénonciateurs du « complot juif », y compris par Hitler dans Mein Kampf… Finalement, le premier Commissaire aux question juives du régime de Vichy Xavier Vallat eut beau jeu de se justifier devant ses juges, à la Libération, en expliquant qu’il faudrait pour lui faire grief de son antisémitisme s’en prendre aussi et d’abord au Pèlerin ainsi qu’à La Croix, ses lectures de formation en tant que jeune catholique12.
Une fake news se crée infiniment plus vite qu’elle n’est réfutée – c’est la « loi de Brandolini » – et l’on pourrait encore écrire mille pages pour confirmer que l’antisémitisme n’est nullement un élément historique constitutif de la gauche alors qu’il est inhérent, au contraire, à la droite nationaliste, et pour montrer que les parallèles à cet égard relèvent au mieux du contre-sens, au pire de la falsification. Du moins la mise au point historique a-t-elle le mérite de faire revenir sur la place complexe de l’antisémitisme – encore sous-estimée et mal élucidée à mon avis – dans l’émergence de la modernité européenne entre 1830 et 1945. Mais comment expliquer, pour finir, l’irruption du fantomatique « antisémitisme de gauche » dans les débats depuis une vingtaine d’années et la recrudescence sans précédent des accusations en la matière ces derniers temps ?
Après la Seconde Guerre mondiale, le souvenir du judéocide perpétré par les nazis avec l’appui de nombreux autres Européens (polonais, ukrainiens et français entre autres) n’a d’abord guère tenu de place dans l’opinion. Les souffrances des rescapés et de leurs familles ont longtempts été minimisées ou ignorées13.
La sortie du film documentaire de Claude Lanzmann, Shoah, en 1985, peut être considérée comme un marqueur du renversement qui a bientôt transformé en « religion civile » européenne, selon l’expression de l’historien Enzo Traverso, la mémoire de la mise à mort industrielle des juifs d’Europe entre 1941 et 194514. Oublié ou refoulé pendant les décennies précédentes, cet événement inouï est passé au statut de figure du mal absolu, impossible à représenter et, bien sûr, impossible à expliquer de façon rationnelle ou historique, extérieur et antithétique à toute civilisation (en particulier à la civilisation européenne !…). Un événement ressortissant ainsi au sacré à proprement parler, dont les victimes, et par extension tous les juifs, devenaient en quelque sorte à jamais les témoins. La similitude structurelle est troublante, il faut le noter, avec le statut de « témoins du sacrifice du Christ » attribué aux juifs par le christianisme pendant près de deux millénaires. Le critère minimal d’adhésion aux valeurs constitutives de la communauté humaine devenait dès lors la reconnaissance et le rejet de l’inhumanité absolue représentée par la Shoah. En conséquence, non seulement le négationnisme, mais aussi l’antisémitisme, conçu désormais tout d’un bloc comme idéologie responsable du judéocide, devenaient des marqueurs d’infamie par excellence – et donc les accusations les plus disqualifiantes qui soient.
Dans le même temps, la révolution conservatrice passait par un travail d’affaiblissement des forces politiques vouées à la défense des intérêts populaires. Le mantra des « millions de morts du communisme » a d’abord émergé pour contraindre à l’acceptation des régressions néolibérales, toute contestation systémique, si bien intentionnée qu’elle puisse être, étant censée pouvoir conduire à terme au renouvellement des crimes du stalinisme, du maoïsme ou des khmers rouges et se trouvant à ce titre condamnable d’avance15. Les effets du néolibéralisme rendant l’argumentaire sur l’absence d’alternative de plus en plus difficile à tenir, il est devenu utile aussi d’imputer aux opposants trop dangereux une souillure ontologique dont le seul soupçon rend tout à fait infréquentables et inaudibles ceux qui en sont l’objet16.
L’accusation d’antisémitisme a ainsi pris une fonction comparable, à certains égards, à celle que remplissait l’excommunication – c’est-à-dire la séparation religieuse d’avec la communauté – au temps où le christianisme fondait l’ordre socio-politique. La plupart des leaders des grands mouvements de gauche se sont vus ainsi entachés, de Bernie Sanders aux États-Unis à Jean-Luc Mélenchon en France, dès lors qu’ils ont représenté une menace sérieuse pour les forces politiques « de gouvernement » (de même les intellectuels critiques un peu trop gênants, comme Pierre Bourdieu à partir de entrée fin 1995 en « résistance contre l’invasion néolibérale », pour reprendre le sous-titre de son recueil de texte Contre feux). La campagne d’opinion qui s’est soldée par l’éviction du leader travailliste Jeremy Corbyn au Royaume-Uni en 2019 représente un cas d’école. Fondée sur une imputation d’antisémitisme dépourvue de tout fondement, elle est intervenue au moment précis où le parti du Labour, dont J. Corbyn avait pris la tête, était en passe d’accéder au pouvoir avec un programme de rupture socio-économique absolument inacceptable pour les milieux dirigeants britanniques17. Sur un plan plus général, l’invention d’un « antisémitisme de gauche », si grossière et gratuite qu’elle soit, a permis de libérer la droite et l’extrême-droite du souvenir qui pesait encore sur elles de leur implication massive dans l’antisémitisme européen des années 1880-1945 et dans les crimes qui en ont découlé. Concomitamment, un nouvel ennemi intérieur a pris le relais du « judéo-bolchévisme » dans l’imaginaire de la bourgeoisie conservatrice, « l’islamo-gauchisme ».
Les enjeux liés à la fondation de l’État d’Israël en 1948 et, surtout, à la radicalisation du projet de colonisation de la Palestine après l’abandon des accords d’Oslo de 1993 (qui visaient à la coexistence avec un État palestinien) ont bien sûr fortement soutenu l’émergence récente de « l’antisémitisme de gauche » comme fiction polémique stigmatisante. La phase actuelle a été ouverte en 1995 par l’assassinat du premier ministre israélien signataire de ces accords, Yitzhak Rabin, à l’issue d’une campagne d’appels au meurtres orchestrée par la droite israélienne18. Dans ce contexte, l’invention « de l’antisémitisme de gauche » a été conditionnée par la prétention renouvelée du sionisme à agir au nom « des juifs » – et à « les » enrôler ainsi de force comme fer de lance de l’Occident contre l’islam dans la logique du « choc des civilisations ».
Les trois postulats fondamentaux du sionisme contemporain, à savoir l’existence d’une nation réunissant tous les juifs, sa vocation à édifier un État-nation et le droit de ce dernier à un territoire en Palestine (postulats partageables et partagés par beaucoup d’antisémites) ne sont pas défendables en-dehors de forts parti-pris idéologiques assortis de falsifications historiques. Pendant toute la seconde partie du xxe siècle, cependant, l’existence bien réelle de courants de gauche au sein du sionisme a beaucoup contribué à sa popularité dans les opinions occidentales et, partant, à sa puissance19. Dès lors que cette potentialité égalitaire et progressiste s’est trouvée définitivement démentie par la réalité du nationalisme ethnico-culturel et de l’expansionnisme colonial, cependant, il est devenu vital pour l’État d’Israël et ses défenseurs de disqualifier d’avance la critique de gauche, nécessairement dévastatrice, avec l’accusation malhonnête d’antisémitisme.
Cette dernière avait certes toujours été conçue par les dirigeants israéliens comme un « dôme de fer » misant sur la culpabilité du judéocide européen pour neutraliser les oppositions internationales. Mais elle a pris les proportions d’une gigantesque manipulation de l’histoire, aussi bien de leur part que chez leurs soutiens occidentaux, dès lors qu’elle est venue soutenir l’entreprise d’extermination des Gazaouis à partir d’octobre 202320. L’image des membres de la délégation israélienne à l’ONU arborant l’étoile jaune pour justifier aux nom des victimes du nazisme et de ses alliés le massacre systématique des populations civiles de Gaza restera emblématique d’une telle aberration. Dans le cas français, l’imputation d’antisémitisme au seul parti politique d’envergure à avoir identifié et combattu dès le départ le nettoyage ethnique de Gaza est un impératif non seulement pour les nombreux relais médiatiques de la « hasbara », la propagande israélienne, mais aussi pour les autres forces politiques, qui souffrent de la comparaison dès lors que l’évidence, l’ampleur et l’horreur des faits deviennent indéniables. Invité par une télévision patronale française en mai 2024, le premier ministre génocidaire d’Israël Benyamin Netanhyou a pu, sans contradiction aucune, présenter comme une nouvelle affaire Dreyfus son inculpation pour crimes contre l’humanité par la Cour Pénale Internationale. Au vrai, cette farce tragique ne fait que poursuivre la très longue histoire – commencée bien avant l’antisémitisme du XIXe siècle – de l’instrumentalisation des juifs et des jeux pervers joués à leur détriment par les élites dirigeantes occidentales21.
15.10.2025 à 17:02
Si la critique était une science, on lui connaitrait au moins deux lois. L’une locale, relative aux films de Paul-Thomas Anderson (désormais PTA) : PTA ne fait des bons films qu’avec Daniel Day-Lewis, tout le reste est sans intérêt. Disons : de l’honnête cinéma, très bien réalisé et agréable à regarder, sans plus. Il ne s’élève au génie, mais alors là pour de bon, qu’en la présence de Daniel Day-Lewis. There will be blood, Phantom thread : ce sont des chefs d’œuvre – d’où l’on conclut logiquement que, à réalisateur invariant, c’est l’acteur qui fait la différence, et que s’il la fait, ça n’est pas seulement parce qu’il joue mais sans doute parce qu’il a pris le film en mains. Deuxième loi, elle générale – et sans doute applicable bien au-delà du champ de la critique cinématographique : la « pensée politique » de la critique, c’est-à-dire en fait la pensée politique de la bourgeoisie culturelle, est d’une irréparable nullité.
Application immédiate de la loi locale : pas de Daniel Day-Lewis, pas de bon film – Une bataille après l’autre. On ne parlera même pas des volumes de musique du début, aussi assommants que dépourvus de nécessité – à part de soulignement épique de la « révolution –, de l’indigence de sa conclusion familiale, ni même de sa demi-heure en trop de poursuites à belles images mais à épais suspens, pour ne rien dire des énormités comme le bureau chambre à gaz du « siège social » ultra-moderne des nouveaux nazis – ils sont décidément indécrottables –, évidemment muni comme il se doit de son petit crématoire incorporé, mais du dernier design et d’une parfaite discrétion – au cas, donc, où on n’aurait pas compris : ils reviennent. On laissera de côté également les sales manies de la citation, kubrickiennes en l’occurrence : un petit tour de travelling sur l’homme en kaki façon Full metal jacket, un petit coup de Docteur Folamour avec les évocations de substances vitales du colonel Tétanos (Lockjaw), incarné sans finesse excessive par Sean Penn, énorme clin d’œil du gauchiste notoire jeté dans le délicieux contre-emploi du fasciste dégoupillé.
Le point le plus tristement décevant du film est ailleurs – se trouvant d’ailleurs être celui où il est le plus unanimement célébré : « la politique », « la révolution ». Jérôme Momcilovic, qui a aimé le film, n’en voit pas moins que PTA « fait non-politiquement un film non-politique ». On demande tout de même au passage : quelle idée de s’emparer aussi non-politiquement d’une matière aussi politique ? Si c’était pour le plaisir post-moderne désabusé de tout dépolitiser, y compris ce qui est directement politique, on n’est pas sûr dans la situation présente (vaut aussi bien pour les Etats-Unis que pour la France) d’en faire un motif d’enthousiasme. Mais l’on sait bien que dépolitiser est encore une opération suprêmement politique, la plus vicieuse ou la plus inconsciente, c’est selon, et souvent un mélange des deux.
La non-politique de PTA reste donc entièrement politique, mais encore s’agit-il de savoir en quoi. La réponse est à trouver en l’un des points les plus caractéristiques de la production « culturelle » et de la bourgeoisie qui la consomme, et la commente, à savoir la disparition absolue de toute représentation un peu consistante de la révolution – il faudrait dire en fait : des processus révolutionnaires. La seule idée de la révolution qui remplit une tête de la bourgeoisie culturelle, c’est donc ça : des activistes. Qui mènent des actions commandos, et font des coups d’éclat, plus ou moins réussis. Par exemple en attaquant un centre de rétention d’immigrants. L’une des intervenantes de L’Esprit critique (Mediapart) en est tellement conquise qu’elle déclare tout de go être sortie du film en « n’ayant qu’une envie, c’est de courir en manif »1.
En attendant, poursuit-elle, elle a hurlé sa joie, et son accord politique, dans la salle de cinéma au moment où les protagonistes du film concluaient leur action en criant « Etat, impérialiste, raciste, esclavagiste de merde », car elle tient à le faire savoir : elle aussi, l’impérialisme, le racisme, l’esclavagisme de merde, elle est contre. Si son transport a dérangé ses voisins, on ne le sait pas, mais de toute façon on le lui pardonnera car il ne s’est pas fait au détriment de la pensée stratégique, nous avons même droit à ses orientations mûrement réfléchies : « la gauche doit se rassemb… » – petite erreur au démarrage, elle était encore l’esprit tout occupé par l’union du PS, des écologistes et de Raphaël Glucksmann ; rembobinage express : « la résistance » – remplace avantageusement le NFP (« la gauche ») s’il est question de révolution – « doit se réorganiser ». Le fait est qu’il y a de quoi rire beaucoup à ce que le film nous montre en matière « d’organisation » : entre Bob (Di Caprio), dont la défonce chronique a cramé la moitié des neurones pour lui faire oublier tous ses codes secrets, et le bureaucrate révolutionnaire de la hotline clandestine d’exfiltration, ça ne peut pas bien se passer. Notre intervenante, qui va bientôt re-courir dans la rue, nous rappelle donc à bon droit que « l’organisation », c’est important, mais sans perdre non plus de vue l’essentiel qui est que, pour la révolution, « il faut retrouver le désir ». Textuel. Voilà l’état intellectuel de la bourgeoisie culturelle.
Le drame du film de PTA est que, à l’écart de réalisation près, il partage la vue de la « révolution » et des « révolutionnaires » la plus communément répandue à Hollywood, telle qu’elle nous est régulièrement servie dans ses plus indigentes productions : les révolutionnaires sont des activistes (en fait des caricatures de – des « vrais » activistes, il y en a et c’est autre chose), ils sont peu nombreux, la plupart du temps seuls même, leurs idées sont généreuses, ils sont sincèrement préoccupés par l’état du monde, en un sens ils ont raison, le changement climatique et les extinctions qui s’annoncent c’est terrible, il y a des puissants trop puissants, rapaces et irresponsables qui nous mènent au désastre, il faut faire quelque chose. Alors l’activiste sort de la passivité, prend les choses en mains, mais voilà, ses idées sont trop trop radicales, le malheureux en fait n’importe quoi : un coup il veut faire carrément disparaître l’humanité (Godzilla, on ne sait plus lequel) puisqu’elle est bien la responsable et qu’il faut en finir, laisser la planète en paix, la venger peut-être, une autre fois il prend en otage un amphithéâtre ou une salle de spectacle et menace de tout faire sauter tant que le gouvernement des Etats-Unis n’aura pas aboli le capitalisme – on pressent l’entreprise vouée à des issues incertaines. Mais que de violence entre temps. Ces gens-là – les « révolutionnaires » – sont visiblement dérangés. Méditons donc où conduit fatalement la radicalité contre un système sans doute imparfait, sans doute améliorable, mais par pitié demeurons civils et conservons le courage de la nuance. En tout cas, la police doit intervenir – on comprend –, l’équivalent du GIGN débarque avec sa psychologie de parpaing « Tu n’es pas obligé de faire ça », « On a toujours le choix », le forcené la plupart du temps finit par en convenir et se rend – aux forces de l’ordre comme à la raison.
On est malheureusement obligé de constater que PTA n’est pas capable de former une idée de la « révolution » et des « révolutionnaires » tant soit peu différente : ils sont juste un peu plus nombreux, un peu mieux (relativement…) organisés mais pour le reste font tout pareil : rafalent, posent des bombes, poussent des cris d’énergumènes en faisant des doigts fourrés – et tout se termine dans les arrestations, la vanité, et l’amertume. Comment en irait-il autrement : ce sont foncièrement des figures de desperados – significativement rien ne nous est dit de leurs vues d’un nouvel ordre ou de leurs visées stratégiques, et pour cause : personne, le réalisateur au premier chef, n’en a la moindre idée ni ne trouve même utile de se poser la question. Voilà ce que sont pour Hollywood, PTA compris, les révolutionnaires : des desperados. Agités, violents, sans perspective, sans débouché, sans avenir – seuls. Et voués à la défaite, forcément.
On imagine Lénine écoutant L’Esprit critique, ses intervenantes qui sont trop contentes de crier « Etat impérialiste de merde », appellent à « retrouver le désir », et à mieux « s’organiser » dans la foulée. Mais comment se pourrait-il que la bourgeoisie culturelle d’aujourd’hui ait lu une ligne de Lénine ou, l’ayant lue, en ait fait quelque chose dans sa tête ? Ou Trotsky. Histoire de la révolution russe, première page – normalement ça ne devrait pas être trop demander : « La révolution est l’irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs destinées ». L’irruption des masses – pas des activistes. Un demi-siècle de néolibéralisme et le fléau de sa métaphysique individualiste sont passés par là : effacement des masses, ne restent plus que des individus – des activistes. Dont la figure a entièrement absorbé celle non pas du, mais des révolutionnaires – que les activistes soient plusieurs n’enlève rien au fait qu’ils ne sont pas du collectif de masse. Il y a quelques années, Jean-Gabriel Périot avait livré un documentaire passionnant sur la figure d’Ulrike Meinhof (Une jeunesse allemande), passionnant mais grevé d’un sérieux défaut d’analyse : rien ne nous permettait de nous y figurer le destin tragique de la RAF, aucune analyse ne venait déplier l’impasse stratégique de l’action armée quand elle n’est qu’un aventurisme militaire coupé des masses. En effet : seul.
Comment s’étonner dans ces conditions que L’Esprit critique ne trouve plus qu’à nous gratifier de ses pénétrantes remarques sur « le côté un peu nostalgique, très années 70 » du film de PTA. La faute à « la libido » qui, de fait y circule à gros bouillon – or, c’est très années 70, la-libido-et-la-révolution. Comme les Black Panthers : car, entendant « Années 70 » d’un côté et voyant des activistes noirs à l’écran de l’autre, une des intervenantes a audacieusement lié ses idées pour féliciter PTA de « propulser l’imaginaire des Black Panthers dans les années 2000 ». On se demande quel degré d’ignorance il faut avoir atteint à propos des Black Panthers – ou bien de n’en avoir retenu que les pantalons à pattes d’éph – pour faire ce genre d’association : s’ils étaient eux aussi armés, et bien comme il faut, les Black Panthers étaient, pour leur part, un authentique mouvement révolutionnaire, avec un degré d’organisation et une ampleur de vue stratégique dont on ne retrouvera pas la moindre trace chez les desperados de PTA.
« Ce qui est jubilatoire », s’exclame pour finir une dernière intervention de L’Esprit critique – ce nom… – c’est « de constater que la Warner Bros fait l’apologie de la révolution armée ». Comment lui dire : c’est peut-être bien que la Warner Bros est un peu plus finaude qu’elle, et mesure très exactement l’innocuité des représentations « révolutionnaires » de PTA. Lorsque la bourgeoisie culturelle s’enthousiasme que « le film rend jouissif le passage à l’attentat et à la violence armée », c’est qu’il n’y a pas le moindre risque ni à le produire ni à le diffuser. Fort logiquement l’étonnement universitaire qui s’ensuit – l’école de Francfort doit s’être trompée en soutenant « que l’industrie culturelle ne peut pas nous pousser à l’action » – est du même acabit. Il est vrai qu’il s’agit de celles des intervenantes qui a très « envie de courir en manif » : l’expérience a visiblement été suffisamment enivrante pour être considérée comme probatoire, et que Adorno et Horkheimer aillent se rhabiller.
Voilà donc les coordonnées dans lesquelles la bourgeoisie culturelle est capable de penser la révolution : la nostalgie, la libido, le jouissif. On mesure l’effondrement intellectuel et politique. Comment la critique pourrait-elle penser les œuvres présentes qui prennent pour objet la révolution, sinon en les pensant aussi mal qu’elles ? Il lui faudrait en revenir à des choses un peu anciennes, trop sans doute pour ressortir aux charmes de la « nostalgie » et du « jouissif ». On ne sera pas autrement surpris qu’au jeu des « références », pourtant l’activité préférée de la critique, L’Esprit du même nom nous gratifie (deux fois) de Marvel et pas une seule d’Eisenstein. C’est bien dommage parce qu’en matière et de pensée et de représentation cinématographique de la révolution lui au moins avait saisi, et mis en forme, que le sujet de l’histoire révolutionnaire consiste en les masses et non en « des individus » : Eisenstein ne filme pas des individus, il filme des multitudes en mouvement. Ce à quoi Hollywood est devenu totalement étranger, qui est le cœur battant de la métaphysique sociale du capitalisme néolibéral et, logiquement, ne connait plus que des personnages, en fait des héros. Or les révolutions, les vraies, sont faites par des forces, collectives, et selon des processus – catégories hétérogènes à celles de l’individualisme. L’art cinématographique veut-il se décider à penser la révolution autrement que dans les références de la pacotille hollywoodienne ? Qu’il se mette en devoir de trouver des formes et des figures (Lucbert) pour représenter ces deux choses. En attendant, comment la pensée politique des bourgeois qui, tout à l’admiration de leur personne comme singularité, ne connaissent qu’un monde d’« individus », pourrait-elle demander autre chose, et applaudir à autre chose ? Dites « masse » et « processus » à un bourgeois culturel, observez la poule et son couteau.
09.10.2025 à 17:57
Silvia Federici (Parme, 1942) est une auteure reconnue en plus d’être une activiste italo-américaine. Professeure à la Hofstra University de New York, elle est une militante féministe convaincue depuis 1960 et fut une des principales animatrices des débats internationaux sur la condition et la rémunération du travail domestique qui ont marqué les années 1980. Elle a travaillé plusieurs années comme professeur au Nigeria. La singularité de sa pensée réside dans le fait qu’elle refuse catégoriquement le fait que le patriarcat, le travail domestique et l’inégalité des femmes soient situés hors du capitalisme et pour ainsi dire exempts de toute critique.
Luis Martinez Andrade : Comment le concept de communalité est-il appréhendé dans le Sud Global et plus spécifiquement en Amérique latine ? Qu’est ce qui le différencie de la notion du « common » proposée par Antonio Negri et Michael Hardt, et du « commun » développé dans le monde français par Pierre Dardot et Christian Laval ?
Avec le contrôle de la terre et du territoire, les communautés indigènes exercent des formes d’autogouvernement et cela transparaît dans la manière de prendre des décisions tout autant que pour déterminer qui est membre de la communauté et qui n’en fait pas partie. Par exemple, le tequio (travail collectif que tout membre de la communauté doit réaliser en son sein) n’est pas quelque chose de volontaire, c’est bel et bien une pratique obligatoire. Autre exemple éloquent de pratiques intrinsèquement liées à la communauté dont parle Gladys Tzul Tzul : si l’on ne participe pas au travail collectif, à l’effort partagé, alors il est impossible d’envisager de parler lors d’une assemblée. Ce travail est essentiel dans la communauté, car il permet justement la reproduction de la force de travail et d’une conscience, d’un vécu partagés.
Le travail collectif crée des liens, tisse des relations communautaires très fortes et par ce biais, les gens se rendent compte du principe de « réciprocité » : ton bien-être dépend du bien-être d’autrui. Les rituels (comme les fêtes) sont fondamentaux, puisque ce sont des moments de re-signification de l’identité, de l’engagement pour l’unité. D’un autre côté, le rôle de l’assemblée est primordial. L’assemblée est un lieu d’autorité, étant donné que c’est l’espace à partir duquel se prennent les décisions de manière collective. Gladys Tzul Tzul propose une analyse très intéressante, car elle montre comment sur différents lieux (comme à Totonicapan) les gens partagent la terre, le travail, et la reproduction de la communauté s’organise autour de la ville, de la gestion de l’eau, de la maintenance faite sur l’irrigation ou le travail au champ. Ce sont un ensemble de préoccupations collectives donnant du sens et une signification à ce que nous considérons être la politique. C’est précisément là qu’émerge l’organisation de la reproduction.
Le travail de Gladys Tzul Tzul fait notamment écho à ce que j’ai pu évoquer en d’autres circonstances. C’est une chercheuse qu’il faut suivre de près. Elle vient de publier son second livre et j’ai pu constater comment les autorités indigènes ont reconnu ses efforts et son travail. De fait, je dois mentionner que durant le Congrès international de la Communalité, le « commun » n’est même pas évoqué. C’est plus de l’ordre du ressenti et des aspects cognitifs ou sensibles que la raison tolère. Au sein du système de la communauté indigène, il existe un nombre de valeurs importantes, et cela impacte le reste des mouvements zapatistes, mais aussi féministes.
En Amérique latine, dans les réseaux de femmes paysannes, indigènes et urbaines, le féminisme populaire défend la terre, le territoire, et donne une signification particulière à la corporalité, à un corps-territoire. Malgré le fait qu’il existe un conflit sur la notion de genre dans l’indigénisme, des femmes comme Gladys Tzul Tzul s’attachent à démontrer les tensions qui existent à l’intérieur du monde indigène, notamment autour de l’héritage et de la terre pour les hommes. Par exemple, dans le cas d’une femme qui se marie en dehors de son ethnie, le fils perd le droit d’hériter la terre. En ce qui concerne la mémoire, je dois mentionner le fait que c’est un aspect central de la communalité indigène. Par exemple, les féministes latino-américaines ont mis en avant le fait qu’il existe une solidarité avec les morts, avec ceux qui ont lutté auparavant. Cela permet de donner de l’allant, pour continuer à aller de l’avant, poursuivre la bataille, malgré les morts, les blessures, l’enfermement. Cette mémoire collective est une source d’inspiration immanente, un encouragement à transparaître sur le bien commun.
Pour autant, je crois qu’il existe une différence fondamentale, car le concept de commun (the commun) qui s’est développé en Europe et aux États-Unis a été influencé par l’indigénisme. Le zapatisme a marqué son époque, avec la fameuse « rencontre intergalactique » qui est aussi une manière de proposer une alternative au capitalisme en entravant le phénomène de privatisation. Ces privatisations se sont par ailleurs répandues dans toutes les facettes de la vie quotidienne et que l’on en ait conscience ou pas, cela perturbe, abîme et avilit nos corps.
Le patrimoine génétique ne se privatise-t-il pas allégrement ? Comment s’exprime ce concept de « commun » ? N’est-ce pas là l’expression d’une homogénéité, l’homogénéité éthique ou l’homogénéité politique – comme on se plairait à reconnaître une forme d’autogouvernement – ou une aspiration à une société gouvernée par une autre logique que celle qui caractérise le capitalisme ? La différence réside dans le fait que l’on n’instrumentalise pas la terre. On ne détient pas le contrôle territorial de quelque chose qui n’est pas directement utilisable. On se base sur un compromis politique, sur un programme d’un autre monde. Comme on ne possède pas de terre, dans la plupart des cas, la traduction immédiate d’une réalité partagée se matérialise par des expérimentations comme les jardins potagers urbains, les squats, les espaces culturels en dehors de la logique du marché, quand bien même ils reposent sur la participation de personnes vulnérables et ne jouissent généralement pas d’une stabilité sur le long terme.
L.M.A. : Pourquoi certains penseurs marxistes ne sont toujours pas convaincus de la pertinence du concept de communalité ? D’ailleurs, John Holloway et d’autres ont exprimés publiquement que ce concept n’est pas combatif.
S.F. : Comme l’ont souligné Luis Tapia et Raúl Zibechi, John Holloway constate un capitalisme totalisant, un capitalisme qui contrôle tous les espaces. Cela étant, il existe beaucoup de lieux où l’on vit sans argent, où l’argent remplit une autre fonction. Par exemple, les zapatistes vendent du café, car ils ne peuvent tout simplement pas produire tout ce dont ils ont besoin. Ils ont choisi un mode de vie qui n’est pas uniquement conditionné par le pouvoir de l’argent. Il est évident qu’aujourd’hui, dans une société capitaliste, le commun ne peut être une chose intrinsèquement pure, parce que c’est un principe qui dépend d’une négociation et d’un arrangement perpétuel avec l’entourage, le voisinage.
Malheureusement, Holloway donne une idée toujours très totalisante du capitalisme, et en ce sens, il se centre seulement sur la lutte. Mais au cours de la lutte, il y a des moments de médiation et de construction. Par exemple, dans les ville-taudis, les barrios, les quartiers déshérités que sont les favelas, qui sont composés essentiellement de personnes issues de la ruralité avec une culture indigène et communautaire, on constate des initiatives de construction de maisons, d’aménagement de l’habitat avec l’entretien des chemins pour faciliter le passage de personnes étrangères à la communauté. J’en ai d’ailleurs visité quelques-unes et elles m’ont impressionnée. Raúl Zibechi mentionne qu’au Pérou, dans un passé pas si lointain, il y avait des milliers de comités (comité de la petite enfance, comité des jardins potagers, …). Tout ce processus de formation du commun au cœur des aires urbaines m’a beaucoup intéressée et je suis loin d’avoir fait le tour de la question. La construction du commun ne s’est pas réalisée seulement dans les aires rurales, mais aussi au niveau des espaces urbains parce que les personnes s’y sont installées.
Que signifie la construction du commun ? Quelle signification politique cela peut avoir ? Par exemple, en Argentine la Corriente Villera Independiente des barrios de la ville de Buenos Aires est en train de construire le commun. Evidemment, ces expérimentations sont vulnérables et font l’objet d’une attention particulière de l’État qui les cantonnent à certains, mais elles dénotent la possibilité de construire d’autres formes d’organisation. C’est aussi intéressant de voir comment elles interagissent avec l’État qui monopolise la richesse sociale. Donc, on ne peut pas imaginer que la construction du commun sorte de nulle part. Le commun n’est pas une idée abstraite, un signifiant anhistorique monté en l’air. Il est issu d’un conflit, de négociations qui se perpétuent au fil des générations. Assurément, ces organisations ne permettent pas à l’État d’organiser la reproduction du capital de la façon la plus habituelle possible. La communauté est de prime abord celle qui décide pour le bien-être des enfants, la gestion de l’eau ou pour la construction de logements, etc. Elle a le dernier mot.
L.M.A. : En ce qui concerne l’État, le sociologue Aníbal Quijano soulève le fait qu’un patron de domination/exploitation s’est établi en son sein depuis la conquête de l’Amérique. Ce schéma s’articule autour de la colonialité du pouvoir, qui se reconfigure au cours du XIXe siècle. En d’autres termes, la forme privilégiée prise par l’État latino-américain répond à une logique de domination moderne et d’exploitation capitaliste. En ayant comme horizon la transformation sociale, comment pouvons-nous réfléchir au rôle contemporain de l’État ? Si l’État organique est conçu comme un produit de la modernité/colonialité capitaliste, doit-on le détruire comme le soulignait Marx – ou devons-nous l’occuper à la manière du socialisme du XXIe siècle ?
S.F. Il me semble qu’une partie de la réponse se trouve dans le comportement des mouvements communautaires et de ce nouveau communalisme. Par exemple, les zapatistes rechignent à légitimer les modes de désignation de candidats aux élections ; d’autres mouvements acceptent de négocier, tout en luttant contre la récupération qui pourrait être entreprise insidieusement. Ce sont des phénomènes à la fois complexes et risqués, étant donné que certains membres de ces organisations deviennent candidats, et ce, « à l’insu de leur plein gré ». Je connais bien les cas de la Bolivie, du Brésil ou de l’Équateur et il me parait que la conquête de l’État, même si c’est souvent une décision univoque, n’est pas le meilleur moyen d’agir. L’amour pour l’État du parti communiste italien est un point de divergence que j’assume d’ailleurs sans aucun problème (rire), tant et si bien qu’il synthétise la division de classes. Je crois que ce qui est important, c’est de renforcer les mouvements en partant d’en bas, si l’on part du principe que l’État a le monopole de la violence légitime en mobilisant l’armée et la police.
Dans ce cadre-là, l’État ne te donne rien et participe à armer la violence légitime. L’État doit être réduit à sa forme la plus minimaliste possible pour faciliter l’émergence d’une société autogérée. En ce sens, je pense qu’il est important d’opérer la distinction entre ce qui relève du public et du commun. Le public, c’est ce qui est contrôlé par l’État et qui peut être privatisé à n’importe quel moment, comme on peut le constater actuellement. Des pans entiers du secteur public sont privatisés et à ce titre, on ne peut pas considérer l’État comme un allié ou un ami. La relation que l’on entretient avec l’État est empreinte d’antagonismes. Le cas de Lula Da Silva et du Parti des travailleurs au Brésil est symptomatique de la défense du néolibéralisme consécutive à l’accès à des postes d’autorité et à une capacité de décision pour ensuite consolider des politiques extractives. La concentration des terres aux mains de l’agro-business s’est ainsi accrue alors que la population espérait une réforme agraire. Je me rappelle par exemple le processus de destitution de Dilma Roussef (Impeachment) en 2016, alors que je participais à une réunion organisée par les femmes prolétaires d’organisations populaires à Sao Paulo (Mulheres perifericas, Mães de Maio et des travailleuses du sexe) : les militantes du mouvement Mães de Maio arguaient la chose suivante : « nous n’allons pas pleurer pour Dilma Roussef, parce que pour nous, dans les favelas, la dictature n’a jamais cessé ».
On omet souvent de préciser qu’au cours du mandat du PT, les mesures répressives contre les personnes les plus vulnérables au Brésil se sont accentuées. La politique que les potentats du PT ont entreprise est une politique de répression contre les indigènes, pire encore que celle pratiquée par la droite. Le simple fait qu’ils se considèrent être des représentants légitimes de la modernisation est suffisant pour aller contre les intérêts des populations indigènes. Ils considèrent que privatiser des terres par la voie légale et ainsi mettre en œuvre une politique extractive pour récupérer des ressources, c’est une posture garante du bien-être, assurant par la même occasion une politique d’assistanat. Cela ne change pas vraiment les rapports de force et n’a pour ainsi dire que très peu d’incidence sur la structure capitaliste de la société. L’assistanat accompagne ainsi une dépossession sous couvert de bienveillance. Alors, que ce soit sous l’égide d’Evo Morales, Lula Da Silva, Rafael Correa, l’extractivisme a toujours eu une place de choix. Et maintenant, Lula est devenu un martyr. Je vous conseille, à ce sujet, de lire les travaux de Raúl Zibechi afin de saisir la responsabilité paradoxale de Lula Da Silva dans la promotion de l’impérialisme brésilien1.
L.M.A. : Effectivement, Zibechi démontre que nombre de mégaprojets du PT remontent à la dictature militaire (1964-1985). Ils ne sont aucunement novateurs et encore moins émancipateurs…
S.F. Oui, on ne peut pas le nier et encore moins l’oublier. Aujourd’hui, dès qu’un compagnon critique Lula je me rends compte de cette croyance aveugle qui s’inscrit bel et bien dans un déterminisme de l’histoire. J’ai d’ailleurs du mal à accepter le dialogue avec cette vision du communisme traditionnel qui reste singulièrement statique…
L.M.A. : Comment interprétez-vous la vague de féminicides qui se repend sur toute l’Amérique latine ? Ma question recoupe deux points névralgiques : comment pouvons-nous mettre en relation cette vague avec la logique néolibérale qui rend la marchandisation des corps inévitables ; et dans un second temps, quelles stratégies sont mises en place par les femmes, aussi bien au niveau individuel que sur le plan communautaire, dans cette lutte pour la survie ?
S.F. : Je considère qu’il y a plusieurs réponses. Cependant, toutes découlent de l’accumulation capitaliste. Rita Segato propose l’idée d’une pédagogie de la cruauté pour comprendre la nouvelle forme de violence qui s’exprime fréquemment et avec brutalité. Segato souligne la collusion entre cette violence et les formes illégales que revêtent l’accumulation capitaliste à travers le narcotrafic, le trafic d’armes et la prostitution. En conséquence, cela entraîne une militarisation de la vie quotidienne. Les compagnies pétrolières comptent sur leurs propres milices, quand ce n’est pas l’armée.
Cela dénote une privatisation même des guerres et des conflits liés aux différents types d’extraction. D’un autre côté, l’agentivité des femmes est évidente, puisqu’elles se trouvent à l’avant-garde de la défense du territoire, de la terre, en opposition aux projets miniers et contre les compagnies pétrolières. Il me semble que ces phénomènes expliquent les vagues de féminicides et la pédagogie de la cruauté qui conduit à la mort, mais aussi à des actes de torture. Il y a une visibilité du corps torturé dans l’espace public. De plus, d’autres camarades ont démontré le fait que les femmes doivent travailler dans des espaces toujours plus dangereux. Le cas des femmes migrantes est symptomatique.
Elles doivent se procurer des contraceptifs pour prévenir les conséquences du risque d’être violées au cours de leurs déplacements. Mon ami Jules Falquet a rédigé un article très intéressant au cours duquel il aborde la question de la nouvelle division du travail sexuel et de la militarisation de la vie quotidienne2. D’un côté, cela induit les conditions de nouveaux modèles de masculinité toujours plus agressifs, machistes et violents. Cela complique la recherche d’autonomie pour les femmes avec pour conséquence une atteinte directe à la masculinité, disons, « populaire ». La vague de féminicides est donc multifactorielle et tous ces facteurs nous aident à en comprendre les tenants et les aboutissants. Évidemment, lorsqu’on parle de violence, on ne doit pas penser seulement à la violence de la loi qui a comme corollaire la violence économique, mais aussi et surtout à la violence purement physique et verbale.
L.M.A. : Selon vous, quel est l’apport de ces mouvements sociaux et des luttes populaires qui se tiennent dans toute l’Amérique latine ? De quelle manière ils enrichissent la notion de justice sociale ?
S.F. Je pense que les camarades latino-américains pourraient répondre mieux que moi à cette question, puisque je n’ai pas la prétention de me substituer à leurs vies et encore moins de vous faire part de leurs ressentis par le biais de mes connaissances. Je peux seulement revenir sur ce que j’ai appris d’elles et je pense que le mieux est de parler avec des femmes comme Rita Segato, Gladys Tzul Tzul ou Ivonne Yañez (militante d’action écologique de Quito), pour n’en mentionner que quelques-unes. Je trouve que la notion de justice sociale prend tout son sens au contact des régimes communautaires. La camarade Dawn Paley, journaliste canadienne résidente au Mexique, a écrit un livre sur la guerre contre la drogue dans lequel elle soulève le fait que c’est un prétexte pour lutter contre les indigènes, les paysans et surtout les pauvres.
Si l’on suit la perspective de l’État, d’après Dawn Paley, celui qui défend le territoire devient nécessairement un insurgé ou un terroriste3. Actuellement, les gouvernements sont en train de tuer tous ceux qui défendent leurs territoires. Pour autant, la notion de justice sociale est une notion qui doit en englober d’autres telles que la souveraineté alimentaire, la défense du territoire, l’autonomie ou l’autogouvernement. Un ensemble de notions qui vont au-delà de la justice libérale bourgeoise. Le territoire n’est ni plus ni moins qu’une base matérielle constitutive du sujet collectif.
02.10.2025 à 17:24
Cinéma et politique : vaste débat, vieux chantier recouvert de poussière universitaire. Ouvrons l’éventail de ces rapports complexes, qui méritent d’être interrogés de nouveau. D’abord, il y a cette évidence, qui a le défaut propre aux lapalissades d’être à la fois vraie et peu féconde : « Tout est politique ». Transformée récemment en paresseuse chanson (entre ça et « tous les goûts sont dans la nature », ça joue des coudes au Top 50 de la flemme intellectuelle), cette thèse bulldozer joue contre le cinéma, en jouant le social contre l’art pour se dispenser de regarder avant de penser : tel scénario rappelle que nul n’est à l’abri des pulsions et des passions mauvaises, c’est donc qu’il est méchant, de droite, misogyne ; tel autre caresse l’humanisme pénitent du spectateur, c’est donc qu’il est gentil et de gauche.
Cette banalité, elle a pourtant joué autrefois pour le cinéma. Le commandement de Godard est aussi connu qu’il a été oublié : ne pas faire des films politiques, mais faire politiquement des films. En somme : ranger les voeux pieux du scénario, et se pencher plutôt sur les pouvoirs de la mise en scène et du montage. Que cette leçon soit introuvable dans des films où, à condition de n’être pas trop paresseux, on a vite fait de débusquer des regards de droite sous des scénarios de gauche, ça n’a rien de très nouveau. Le critique Serge Daney, en bon disciple de Godard, le disait déjà en réglant leur compte aux films de Boisset, Rosi ou Costa-Gavras. Rien n’a changé, donc, et même, franchement : c’est plutôt pire – chez Boisset et les autres, au moins il y avait un peu de cinéma.
Et le Paul Thomas Anderson, alors ? C’est autre chose : un film qui, sur un sujet politique (la lutte armée contre le fascisme contemporain) fait non-politiquement du cinéma non-politique – mais donne envie comme peu d’autres de se remettre au lancer de pavés. Situé dans un futur proche mais non daté, Une bataille après l’autre tourne autour d’un motif qui, lui, a des effluves très années 1970, comme sa B.O. : l’action politique, c’est d’abord affaire de libido. L’ouverture éblouissante du film (la libération d’un centre de détention de migrants par un groupe antifa d’amazones armées jusqu’aux dents) annonce clairement la couleur, en liant par un mouvement jouissif les jets de bombes artisanales et l’irrépressible envie de baiser des personnages : la révolution, ça se fait moins en chantant qu’en mouillant et en bandant.
Plutôt que « tout est politique », donc : « tout est libido, même la politique » – côté révolution comme côté fascisme, d’ailleurs, puisqu’en miroir, les petits soldats du pouvoir bourgeois sont eux-même peints en joyeux obsédés, à cette différence que de ce côté, ça bande bien plus que ça mouille, puisque le fascisme est un truc d’homme.
Décrit de la sorte, ou résumé à son image promotionnelle (splendide) de pasionaria enceinte à kalashnikov, le film pourrait donner l’impression d’une énième ruse mercantile, jouant opportunément du glamour aseptique de la révolution : un éblouissant tour de grand 8 (le film est sidérant de maîtrise, on s’y amuse sans répit) sur le dos du gauchisme qui n’avait rien demandé. Sauf que là-dessus aussi, Une bataille après l’autre est très clair : son point de vue n’est pas celui de la révolution (ni, souterrainement, celui de la bourgeoisie, du moins pas au-delà du ratio acceptable), mais seulement celui de son personnage (Di Caprio, génial, on l’avait presque oublié), gros benêt échoué chez les gauchistes par erreur d’aiguillage, certain de ne pas être un fasciste mais pas tout à fait sûr d’être un révolutionnaire.
La perspective de la révolution, aujourd’hui comme jamais, est tout de même plus excitante, même (et surtout ?) aux Etats-Unis, que le fascisme : film et personnage s’accordent là-dessus. Mais la seule raison qu’a le personnage de Di Caprio d’accompagner sa belle pasionaria à kalash dans la révolution, c’est son désir – qui n’a rien d’idéologique. Dans ses yeux amoureux comme dans ceux du film au diapason, elle est une icône, mais icône de ce désir et de rien d’autre – et n’a donc pas grand chose à voir avec un t-shirt Che Guevara. Alors ? Oubli coupable de la politique dans le regard d’un film diluant la révolution dans les paillettes luxuriantes de l’industrie ? Non, simplement : le film (le cinéma) fait ce qu’il sait faire. Il regarde. Et il désire.
Une parenthèse s’impose, au sujet du cinéma français, côté droit puis côté gauche. Prenons un film de droite : Bac Nord, de Cédric Jimenez, sorti en 2020. Qu’il soit de droite, voilà qui fait peu de doutes, puisqu’il pleurniche sur le sort d’une police ultra virile rendue impuissante face au crime par une hiérarchie frileuse. Plus surprenant : il y a, dans la première partie du film (la deuxième, recentrée sur son plaidoyer, est aussi immonde que ratée), une scène qui n’est ni de droite ni de gauche mais qui, belle tranche de cinéma, range inévitablement le spectateur du côté des factions de dealers racisés armés que les flics (et en principe le film) ont dans le collimateur. Les trois flics couillus ont arrêté un gamin qui, peu impressionné, les invite énergiquement à aller niquer leurs mères respectives. Le gosse est extraordinaire de vitalité, le petit acteur éblouissant de justesse, et sa violence ingouvernable parfaitement irrésistible, si bien qu’il finit par séduire tout le monde : le film qui n’a d’yeux que pour lui, le spectateur, et même les flics : les quatre finissent hilares dans la voiture, avec du JuL à fond, et le flic en chef qui allume le gyrophare comme si c’était une boule à facette. Ici tout le monde est obligé de se rendre à l’évidence, même le film pourtant de droite : le gamin nique tout, tant pis pour les flics qui méritent bien d’en prendre plein la gueule.
La paresse évoquée plus haut a fait écrire que ce film, indubitablement droitier, l’était notamment parce que son scénario n’offre aucun contrechamp positif à son portrait d’Arabes marseillais en faction de voyous ultraviolents. Sauf qu’en plus d’avoir bien le droit de s’en tenir à cette réalité-là, puisqu’il se présente comme un film de genre (et même si l’évidence rappelle qu’il n’est pas moins « tout politique »), Bac Nord a la qualité rare, dans cette scène et quelques autres, de regarder ces personnages-là avec beaucoup de désir et d’admiration pour leur force. Il a beau être du côté des flics, dans la voiture il est du côté de la vie, du mouvement, donc du cinéma, et du petit voyou. Et ce portrait-là, filmé à partir d’un scénario de droite, est autrement plus aimant et vrai que celui dont nous accablent tant de films si pressés d’être de gauche et antiracistes qu’ils n’ont pas le temps de se rendre compte qu’ils ont gardé un regard de colons – au hasard, et en remontant encore quelques années en arrière : Bande de filles de Céline Sciamma.
Revenons au beau film américain. Nettement moins de droite sur le fond que le film de Jimenez, celui de PTA regarde superbement ses personnages – mais tout le long, pas seulement le temps d’une scène orpheline. Plutôt : il sait les idolâtrer avec les moyens du cinéma, qui ne sont pas ceux de l’idéologie (mais précisons de nouveau : l’idolâtrie pro-flics de la seconde partie du Jimenez est idéologique à crever). Un personnage, un vrai, c’est complexe : ça en sait plus que le spectateur, et plus que le cinéaste. Le gamin de Bac Nord est une menace pour la société, et à la fois sa furie est irrésistible. La pasionaria de Une bataille après l’autre est la plus résolue des révolutionnaires, et pourtant le scénario en fera une balance. Ce détail, qui fait basculer le film, arrête la séduction idéologique mais relance celle du personnage, qui est d’autant plus vivant que son geste est difficilement compréhensible. (C’est d’ailleurs un trait commun aux derniers films de Paul Thomas Anderson, nettement meilleurs que les premiers : le cinéaste a rendu les armes, il a choisi d’en savoir moins qu’eux-mêmes sur ses personnages – le fils prodigue a rendu son trône : apaisé, plus humble, il regarde, et désire.) (Précisons encore : si Une bataille après l’autre pousse loin la satire du fascisme américain, il n’est pas toujours tendre non plus avec les idéaux de la génération woke.)
Une dernière chose. Il y a tout de même bien un peu d’engagement, dans le film de PTA, qui n’est pas si apolitique. La conclusion du film finit de révéler quelque chose que les films précédents suggéraient déjà. Vieillir a vraiment profité au cinéaste. Et probablement que devenir père l’a rendu un bien meilleur artiste – il suffit de voir avec quel amour splendide il regardait les jeunes protagonistes de son précédent film, Licorice Pizza. Sans en dire trop : Di Caprio et le film, dans un seul et même regard, observent une adolescente qui s’éloigne. C’est la fille de la pasionaria, et on devine qu’elle sera bien, politiquement, la fille des idéaux de sa mère. Di Caprio et le film ne comprennent pas grand chose aux moeurs de sa jeunesse, et à ses nouveaux combats. Mais l’amour de son regard est un amour pour le futur, et il est plein d’un espoir qu’il remet entièrement dans les mains des luttes à venir.
25.09.2025 à 14:55
Oui est-il le grand portrait littéral d’un pays malade dont les symptômes clapoteraient dans un bouillon de vulgarités criardes ? Pour son réalisateur, filmer Israël revient à tisser un patchwork de libido théâtralisée, de sirop électro dance et de corps obsédés par leur image. Un tableau barbouillé de sons et de couleurs recouvrant de sa faune et de sa fanfare propagandiste les cendres de Gaza. Là-dessus, inutile de questionner la sincérité des sentiments de Nadav lapid. Tout le film est effectivement tiré par un immense dégoût des pantins grotesques peuplant le frénétique hachoir à spectacles dans lequel navigue son personnage principal (Y, musicien imaginé en un alter-ego humilié). Demeure, pourtant, à la fin de sa projection, une question : qu’avons-nous vraiment vu d’Israël ? Rien, ou pas grand-chose.
C’est la faiblesse générale d’un film qui revendique une posture radicale pour rendre compte de la réalité contemporaine. Lapid fait en effet chauffer le moteur de la modernité cinématographique, comme si le cycle historique que nous vivons imposait un retour aux esthétiques politiques de Godard, Pasolini ou Ferreri. Résultat : le miroir tendu par le film semble plus tourné vers lui et son geste d’auteur que vers le cadavre moral qu’est la société israélienne. Le travail expressif de Lapid finit ainsi par en obstruer la vue
Symptôme de cette déviation du projet artistique : Oui qui voudrait laisser son spectateur exsangue le quitte finalement amorphe. Fiévreuse, bigarrée et torrentielle, sa mise en scène croit emporter notre regard dans son abstraction écumante, travaillée par des ellipses abruptes, des décadrages violents et des effets de contraste (silence et bruit, enluminures du spectacle face au blême paysager, chorales et monologues, expressivité grimaçante et dureté du masque). Plein d’effets, le film n’en fait pourtant aucun, comme s’il tirait tout le temps à blanc. Reste ainsi le sentiment d’une gratuité du geste, où personnages et propos seraient noyés dans la grande foire à la cocasserie qui fait mine de chauffer l’écran.
Cette esthétique hors de ses gonds n’est pourtant pas sans visée. Elle est double, même. D’abord celle de se placer à la hauteur satirique d’une société déjà grotesque. À l’instar de Paolo Sorrentino, enfant pubard de Fellini, Lapid entend ainsi critiquer la vulgarité de son époque par la reprise boursouflée de sa mise en spectacle. Le ton carnavalesque et saturnal du film voudrait être le miroir toujours plus grimaçant de l’obscénité politique qui règne aujourd’hui dans la société israélienne et ailleurs. Une reprise à peine déformée du spectacle que le pouvoir met en scène pour jouir de sa brutalité et de ses crimes. Reste que l’apparition d’un ersatz israélien de Trump dans le récit, parfaitement convenue et indifférente, montre à quel degré d’impuissance se trouve la dimension critique du film. Pas une surprise, à vrai dire, car aucune œuvre ne peut aujourd’hui éreinter la pornographie politique que nous vivons en usant des mêmes moyens. Déjà débordée par l’objet qu’elle satirise, elle finit invariablement par réduire son univers en petit théâtre pittoresque incapable de mordre aux chevilles du réel.
Mais il y a une seconde ambition qui anime plus secrètement le film et en redouble l’impuissance. Elle tient au ressort même du cinéma de Lapid, adossé sur une foi de charbonnier dans les vertus de l’art. Dans ce jeu de l’hyper – vulgarité, réalisme -, cette foi l’empêche ainsi significativement de tenir jusqu’au bout le genre de note ironique dont un cinéaste comme Verhoeven aurait fait son sel. Ainsi, après une première partie d’abandon moral au règne chaotique du vulgaire, le récit s’oblige à ouvrir une hypothèse rédemptrice à travers la crise que connaît son personnage principal. Y, artiste réduit par la corruption morale de la société israélienne à une prostitution sexuelle et artistique, devenu bouffon d’un régime décadent et criminel, se voit proposer d’écrire un hymne guerrier pour son pays. Passé le premier enthousiasme, l’offre questionne douloureusement sa conscience morale. Avec cette inflexion soudaine du récit que pourtant rien n’annonce, Lapid maintient ainsi derrière l’apparence d’un monde entièrement trivialisé et éhonté la possibilité d’un noyau insécable de dignité. Comme dans ses films précédents, ce noyau est porté par la figure rebelle de l’artiste. Sa seule faute serait de céder à la déchéance esthétique de son temps, équivalente à une déchéance morale. Autrement dit, derrière le oui, bat encore un non. Derrière la vulgarité, il reste encore l’art comme grand principe de résistance.
Problème, ça vaut quoi un art qui s’impose au milieu des ruines ? C’était la question qu’adressait Anne-Marie Mieville à Godard dans leur documentaire Ici et ailleurs, où l’on voyait une petite fille réciter un poème de Mahmoud Darwich. « Cette petite fille est innocente, mais cette forme de théâtre l’est peut-être moins » commentait Mieville après avoir rappelé comment les membres de la Convention Nationale jouissaient de la théâtralisation de leur parole publique. Et tout l’art de Lapid, aussi bien celui qu’il affiche par l’ostentation de sa mise en scène que celui brandi par ses personnages au milieu des ruines de la vulgarité, se présente comme un coup de force altier et exceptionnel. Un geste qui nous barre donc littéralement la vue sur Israël par la frénésie de son expression.
De là, le sentiment que la fiction ne peut supporter longtemps les images documentaires qui percent parfois le film. Un concert caritatif à Tel Aviv, le passage à un check-point, la vision de Gaza martyrisée à partir du promontoire de Sdérot : des images que Lapid écarte bien vite pour remettre en avant ses visions. Puisque rien ne vaut l’art, l’enregistrement du réel ne peut être à la hauteur du spectacle constamment recherché par le cinéaste. Le film finit donc par se piéger lui-même : tout y roule comme une performance close, indifférente au monde, dans une parfaite symétrie avec la manière dont le pouvoir se met en scène. Le film se boucle sur lui-même, jouant même de l’adresse métafictionnelle au spectateur (un personnage nous désigne : « eux aussi ils n’aiment pas Israël »). Acmé de cette réduction : alors qu’ils roulent vers la frontière avec Gaza, une ancienne compagne de Y décrit, bouleversée, les exactions commises le 07 octobre 2023. La scène, parfaitement repliée sur elle-même, ne vaut que comme performance de la comédienne. Comme les Conventionnels, son personnage se regarde faire. Le 07 octobre a disparu, Israël a disparu, Gaza a disparu : à l’instant même où Lapid pensait déchirer son film d’un boulet de réel, ne reste symptomatiquement que la jouissance d’un spectacle.
Cette miniaturisation du monde en petites poches de théâtralité finit ainsi logiquement par emboutir la trajectoire du film dans un mélodrame souffreteux. Car si rien ne permet de comprendre le soudain accès de conscience morale dont souffre Y d’une partie à l’autre du récit (rien à part l’exigence de sa conscience d’artiste), c’est encore pire pour sa compagne. D’abord heureuse de la proposition, elle finit par mépriser son compagnon de l’avoir acceptée. Seule raison donnée par le récit : la fuite sans un mot de Y qu’elle soupçonne de l’avoir trompée. Ou comment le grand film politique sur Israël se révèle en petit drame bourgeois sur la bohème artistique.
15.09.2025 à 14:25
Décidément, les temps sont difficiles pour la littérature. Sans cesse, en son nom, des voix prennent prétexte d’une « liberté d’expression » vidée de sa substance pour justifier la violence du monde.
Il y a peu, l’intelligentsia française néo-libérale voulait imposer comme parrain du Printemps des poètes l’icône réactionnaire Sylvain Tesson, tandis que le Marché parisien de la Poésie, qui avait de longue date programmé la Palestine comme pays invité en 2025, tentait de déprogrammer les poètes palestiniens sous prétexte de débordements possibles. Il a fallu une mobilisation de toute une partie du monde littéraire pour empêcher ces événements de basculer sous la pression d’une idéologie nauséabonde. Et maintenant, c’est au tour de Besançon et son festival littéraire Le Livre dans la Boucle.
Imaginerait-on – en se prêtant beaucoup d’imagination – Robert Brasillach au festival Livres dans la Boucle de Besançon ? Non. Et Raphaël Enthoven ? Non plus ! semblait avoir acté la mairie de Besançon. Cette dernière avait alerté dès cet été les organisateurs du festival sur le problème que posait l’invitation d’un ardent soutien de la politique d’Israël – État dont les dirigeants sont poursuivis pour crime contre l’humanité par la cour pénale internationale dont la France est un État membre. Face à l’entêtement de l’organisateur privé, la ville de Besançon avait décidé d’annuler la venue du philosophe, médiagénique relais de la propagande de l’armée génocidaire israélienne aux heures de grande écoute, en pleine BHLisation sur BFMTV et CNEWS.1
Un certain monde littéraire bien établi a vite sorti son Voltaire et son Hugo… Un monde dont les visages changent selon les polémiques, mais qui a choisi son camp et défend les mêmes intérêts en se drapant dans le costume des pourfendeurs de la censure pour protéger ses alliés. Et tous les représentants auto-proclamés de la Grande Littérature en place de courir à l’appel de la liberté. De cette belle liberté universelle, qui retombe comme un drap blanc sur les salissures du monde, enveloppant de ses Lumières – celles qui s’arrangeaient très bien de la traite négrière – la liberté de parole du mondain Enthoven, menacé (Ô rage ! Ô désespoir !) de ne pouvoir relayer davantage la justification du génocide palestinien.
Et toute la droite et l’extrême droite locale de pérorer en chœur en faveur d’Enthoven, si heureuses d’une telle aubaine : instrumentalisant la Liberté d’Expression sur l’autel de leurs calculs électoralistes, quelques mois avant les municipales. Et toute une petite communauté locale de répéter en chœur qu’il faut distinguer l’écrivain des mots qu’il prononce (!) Condamner ses propos… et l’inviter pourtant à parler ?
C’est ne pas vouloir voir que lorsqu’Enthoven écrit qu’« il n’y a aucun journaliste à Gaza, mais seulement des tueurs, des combattants, des preneurs d’otages avec une carte de presse », il le fait alors que le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme alerte sur le fait que le conflit génocidaire à Gaza a fait plus de victimes journalistes qu’aucun conflit moderne. Plus de 200 journalistes sur les 248 tués sont palestiniens. Dire dans ce contexte que les journalistes de Gaza toujours en vie sont des terroristes et leur refuser le statut de journaliste, c’est appeler à leur assassinat par Israël. C’est inciter à la haine, à la violence et à la discrimination – ce qui ne relève pas de la liberté d’expression dans le droit français.
Personne, dans cette histoire, n’appelait à la censure générale de la parole d’Enthoven. Mais plutôt à ne pas lui offrir une nouvelle tribune. Et c’est bien le moins qu’on pouvait faire.
Au final, Enthoven est reprogrammé en dernière minute au livre dans la Boucle. Circulez. Rien à voir.
Pendant ce temps, la parole des journalistes palestiniens est anéantie. Ceux-ci sont directement visés par l’armée israélienne alors qu’ils documentent sur le terrain le génocide de leur peuple. L’enjeu de leur liberté d’expression est celui de la documentation du massacre, car la bande de Gaza est interdite aux journalistes étrangers. Le beau drap blanc de l’universalité recouvre ces corps palestiniens que l’on ne saurait voir. Il ne faut relire que quelques pages d’Aimé Césaire (hier) ou d’Houria Bouteldja (aujourd’hui) pour comprendre la logique impérialiste et raciste de cet universel sélectif.
Face à la polémique sur sa venue à Besançon, Enthoven rétropédale ces derniers jours. Clame une maladresse (Quid des maladresses puantes prononcées depuis des mois ?) Tactique classique de l’extrême droite qui ouvre la fameuse « fenêtre d’Overton » : deux pas en avant pour un en arrière. Et les idées nauséabondes de progresser dans l’opinion publique.
Où étaient les grands célébrants de la liberté, les j’écris-ton-nom, quand la cérémonie dédiée à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli a été déprogrammée en octobre 2023 à la Foire du Livre de Francfort, le plus gros événement de la planète qui soit dédié au livre ? L’union des éditeurs arabes a boycotté l’événement. A-t-on entendu nos petits Voltaire ? Y a-t-il eu, de façon plus générale, un soulèvement indigné de la part de nos chevaliers blancs (de peau) de la liberté d’expression concernant la répression systématique aux USA, en France et ailleurs, de la parole propalestinienne ? Devant les annulations répétées des conférences de Rima Hassan ?2 Devant la grande difficulté qu’il y a eu, durant des mois, à prononcer ne serait-ce que le mot « génocide » sur les plateaux ? Pas vraiment. Mais : solidarité et grands principes pour défendre le premier apologiste du fascisme venu, surtout s’il est bien ancré dans les médias influents.
La liberté n’est ni neutre, ni hors-sol. La liberté est engagée dans des situations. La liberté implique une éthique. Relayer la propagande d’Israël parce qu’on est le produit d’une immense machine impérialiste, ce n’est pas être libre. Ce qui l’est, c’est comprendre et agir de façon à se dégager de cette machine. La vision romantique d’une littérature hors du monde, obéissant à des principes universels gravés dans les étoiles (européennes) n’est pas à la hauteur des défis politiques actuels. Devant le fascisme qui vient, la littérature se doit de penser une éthique engagée.
Nous, signataires de cette tribune, refusons la défense d’un soi-disant intellectuel qui nie le génocide palestinien et répand la confusion sur des faits reconnus entre autres par l’ONU et la CPI.
Nous soutenons les acteurs et actrices du livre bisontin, et plus largement toutes celles et ceux qui souhaitent construire un monde plus désirable pour le plus grand nombre.
Nous n’appelons ni à la censure ni au boycott du festival du livre de Besançon. Nous espérons le public nombreux pour soutenir les voix qui portent une lutte sans lâcheté contre toutes les formes du fascisme. Certain·es d’entre nous seront présent·es au Livre dans la Boucle pour défendre une autre vision de la littérature et de la Liberté.
Nous invitons ce public à déserter les tribunes offertes à Raphaël Enthoven, pour se rendre plutôt à la lecture donnée par Doha Al-Khalout et Nour El Assy, deux poétesses palestiniennes, vendredi 19 septembre à 18h salle David (11 rue Battant, Besançon.)
Tout notre soutien au peuple palestinien, à ses journalistes, ses auteur·ices.
PREMIERS SIGNATAIRES par ordre alphabétique :
Salah Al Hamdani, poète, homme de théâtre
Sarah Al-Matary, professeure des universités
Jean-Luc André d’Asciano editeur
Yves Artufel, auteur et éditeur
Samuel Autexier, éditeur
Karine Baudot, autrice
Bruno Berchoud, auteur
Judith Bernard, autrice, metteuse en scène
Alexis Bernaut, poète, traducteur
Christine Billard, autrice
Yves-Jacques Bouin, poète, comédien
Anael Chadli, poète
Léa Cerveau, poétesse et éditrice
Barbara Chastanier, autrice et dramaturge
Elodie Claeys, éditrice
Marie Cosnay, autrice
Frédérique Cosnier, Autrice
Olivier Cotte, écrivain
Caroline Cranskens, poétesse et documentariste
Alain, Damasio auteur
Jeanne-A Debats, professeur, écrivaine
Aurélien Delsaux, auteur
David Demartis, éditeur
Carolien Deyns, autrice
Michel Diaz, écrivain et poète
Carmen Diez, poète
Serge D’ignazio photographe
Sophie Divry, autrice
Florence Dolisi, traductrice
Irina Dopont, musicienne, peintre, poète
Ariane Dreyfus, poète
Fabien Drouet, auteur & travailleur social
Anna Dubosc, autrice
Sebastien Dulude, auteur
Claude Favre, poète
Téo Youssef Fdida, auteur et artiste chorégraphique
Alain Frappier, auteur dessinateur de roman graphique
Désirée Frappier, scénariste et autrice de Bande dessinée
Isabelle Garo, philosophe
Laure Gauthier, autrice
Antoine Geniaut, auteur
Sylvain George, cinéaste, écrivain
André Gunthert, historien, EHESS
Tarik Hamdan, poète et journaliste
Phoebe Hadjimarkos-Clarke, autrice
Jen Hendrycks autrice
Jacques Houssay, auteur
Alain Jugnon, philosophe
Cathy Jurado, autrice
Abel Kabach, poète
Paul Kawczak, auteur
Kev La Raj, poète, slameur
Khalil Khalsi, chercheur
Souad Labbize, autrice et traductrice littéraire
Vincent Lafaille (éditeur, auteur, bibliothécaire)
La fleur qui pousse, librairie, Dijon
L’interstice, Librairie, Besançon
Isabelle Lagny, médecin et écrivain
Christian Lehmann, médecin et écrivain
Paloma Leon, autrice
Albert Lévy, magistrat
Teo Libardo, auteur
Frédéric Lordon, philosophe
Sandra Lucbert, autrice
Monique Lucchini, poétesse et éditrice
Alain Marc, écrivain
Joëlle Marelli Traductrice et autrice
Valéry Meynadier, poétesse
Julien Misserey, commissaire d’exposition
Sophie Montel, enseignante-chercheure
Ayoub Mouzaïne, écrivain et traducteur.
Florence Noël, poétesse
Anya Nousri, autrice
Anne-Sophie Oury, Plasticienne, poétesse
Eric Pessan, auteur
Nicolas Pétel-Rochette, chercheur indépendant
Emmanuel Ponsart, ex-directeur du Centre International de Poésie CIPM
Fabrice Riceputi, Historien
Guillaume Richez, auteur et chroniqueur littéraire
Claude Rioux, éditeur
Thomas Rosier, auteur
Allan Ryan, auteur et éditeur
Florence Saint-Roch, poétesse
Jeanne Sautière, autrice
Michel Seymour, professeur honoraire de philosophie, Université de Montréal
Michèle Sibony, membre de UJFP
Michel Sidoroff, écrivain et réalisateur.
Isabelle Stengers, philosophe
Alessandro Stella, Directeur de recherche CNRS
Fabienne Swiatly, autrice
Fabrizio Terranova, cinéaste
Laurent Thinès, médecin et auteur
Maud Thiria, poétesse
Lucien Tramontana, auteur
Librairie Transit ( Marseille)
Bertrand Verdier, critique littéraire
Françoise Vergès, historienne et politologue
Louisa Yousfi, autrice, militante décoloniale
Alexis Zimmer – Maitre de conférences en histoire environnementale
Daniel Ziv, auteur et éditeur
11.09.2025 à 17:21
Polyglotte, fin connaisseur des lettres européennes, Trotsky serait peut-être devenu un grand romancier russe en exil si l’histoire n’était venue le tirer par la manche en 1917-1918 pour mener l’Armée rouge à la victoire contre les Blancs. En 1923, la révolution a triomphé, mais il s’agit pour le commissaire du peuple aux Affaires militaires et navales de lutter contre la bureaucratisation de l’État. Comble : en janvier 1924, Lénine meurt. Il faut manœuvrer vite et efficacement pour circonvenir Staline. Contre toute attente dans ce contexte tactique délicat, Trotsky revient à ses premières amours, littéraires, en donnant aux arts toute leur part dans la transformation en cours. Il publie coup sur coup Les Questions du mode de vie (1923) puis Littérature et révolution (1924), où il brille par la fine connaissance qu’il a des lettres et de leur politique1. Mais le révolutionnaire intello ne célèbre pas le goût des arts comme on vouerait un culte à un capital mort pour mieux faire le malin en société : la littérature se dessine dans ces textes comme une pratique sociale dépositaire d’une conscience politique, à même de forger l’esprit d’une classe, d’une époque, et de mettre en branle l’histoire.
Après son expulsion d’Union soviétique en 1929, le révolutionnaire continue à s’intéresser à l’actualité artistique et littéraire dans des critiques souvent acerbes. Ses flèches visent non seulement les textes, leur style, les valeurs qu’ils défendent, bref, l’esthétique, mais également, et là on tend l’oreille, les structures sociales et le rôle assigné à la littérature tels qu’ils se donnent à lire au sein des textes mêmes. La critique d’œuvres devient une manière de réfléchir aux conditions de possibilité d’une littérature émancipée et émancipatrice, aux circonstances qui produisent une littérature réactionnaire ou sans force. En cela, Trotsky aborde le problème en tacticien et parfois en sociologue de la littérature avant la lettre. Jusqu’à la fin de sa vie, ces questions imprègnent son combat : depuis sa dernière retraite mexicaine, il rédige à l’été 1938 avec André Breton un programme de réflexion et d’action, le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant », plus connu chez nous car publié directement en français2. Breton et Trotsky, tous deux en rupture avec le PC, font de l’art un outil de lutte contre la montée des fascismes, particulièrement habiles à en mettre plein les mirettes des spectateurs.
Un pari tentant serait de relire ces textes pour y trouver une contribution aux problèmes politiques qui animent encore et toujours notre vie culturelle contemporaine : la culture, outil irremplaçable d’émancipation ou industrie aliénée et aliénante ? Et comment rémunérer les producteurices, en particulier les écrivainEs ? Encore faudrait-il se mettre d’accord sur leur utilité. Question corolaire : que peut la littérature ? Bref, il s’agit d’aborder le travail créatif comme une question politique voire syndicale de plein droit et de regarder ce que l’élaboration d’une utopie pour la République des lettres permet de penser. La littérature doit-elle devenir un service public ou un espace de spontanéité totale ?
Partons de là : combien ça gagne, d’écrire ? Problème vieux comme l’écriture, peu ou prou. Rutebeuf déplorait bien sa « pauvre rente // Et droit au cul quand bise vente ». Il y a eu ceux qui ont choisi, pour écrire, de se faire courtisans. Clément Marot y insiste, trois fois de suite : « il n’est que d’estre bien couché » (sur le livre de comptes d’une princesse). Mais ça ne va pas toujours sans heurts : au XVIe siècle, l’Arioste rouspète après la pingrerie de ses commanditaires, par exemple3. Plus tard, au XXe siècle, la cour a changé de forme mais les courtisans sont toujours là, et Francis Ponge se rêve même en thuriféraire de De Gaulle comme Malherbe avait été celui d’Henri IV pour ne plus avoir à gagner sa vie hors de la poésie4. Les surréalistes quant à eux ont caressé l’idée d’être rémunérés directement par l’URSS : autant choisir le Prince qu’on chante. Et puis, deuxième école, il y a eu ceux qui ont préféré le marché pour subsister : l’invention du droit d’auteur, Beaumarchais, Balzac et la création de la Société des gens de lettres. Dans ce modèle, l’écrivain n’est plus le fonctionnaire d’un puissant, mais une sorte d’auto-entrepreneur : pondant ses œuvres qu’il valorise ensuite à coups d’interviews voire, ô Graal, en devenant controversé, il se constitue une rente. Si Zola n’a ainsi jamais franchi les portes de l’Académie française, il a vendu L’Assommoir comme des petits pains (eh oui) et en est devenu millionnaire. Image s’il en fallait du suffrage populaire, de l’adhésion des masses, qui tombait à pic en contexte républicain. Cela dit, le succès populaire a toujours attiré le soupçon. D’où un troisième modèle : celui de l’écrivain sans-le-sou, maudit et fauché, pauvre Rutebeuf, voire désintéressé de la question vulgaire de l’argent, qu’il ne gagne que dans des activités moins nobles (l’enseignement par exemple). Mallarmé n’emploie pas le terme de « putaclik » au sujet de Zola, mais n’en pense pas moins quand il confie que « La boutique accroît l’hésitation à publier ». Plus récemment, Damasio refusait que ses œuvres lui rapportent du pez. Mécénat, marché, gratuité : ces modèles agitent les débats politiques entre auteurices et suscitent des propositions variées. Il faut citer la revendication actuelle, d’inspiration friotiste, de créer un statut pour les écrivains sur le modèle de l’intermittence du spectacle, qui leur permette de gagner leur vie sans être suspendus à la loi du marché5.
Sur cette question, le manifeste « Pour un art révolutionnaire et indépendant » de 1938 rappelle d’emblée ce qu’en pensait le jeune Marx dans les années 1840 : « L’écrivain doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent… L’écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi. […] La première condition de la liberté de la presse consiste à ne pas être un métier6». Au passage, Trotsky et Breton étendent l’idée « aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs7», assimilant auteurs de littérature et scientifiques – ce qui ne manquera pas d’intéresser plus d’un-e de nos lecteurices. Ils s’acheminent donc bien vers un statut dans lequel les auteurices seraient recruté-es et rémunéré-es pour écrire, sans que leurs revenus ne fluctuent en fonction de leurs ventes (contrairement au marché) ni que leur soient assignées telle ou telle tâche d’écriture (par différence avec le mécénat, y compris sous la forme appelée « subventions publiques »). « Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement8! » L’anarchie, donc, doit régner en art, et non la commande. Mais doit-il s’agir plutôt d’une forme d’intermittence, détachée de l’État ? Ou plutôt d’un genre de CNRS des auteurices ? D’une révolution de l’URSSAFF Limousin ? Le texte ne tranche pas.
Et à qui cette liberté d’écrire librement doit-elle être octroyée ? Qui pourrait prétendre à être pensionné pour publier ? Lénine fustigeait en 1905 dans Que faire ? la revendication de liberté de la presse comme une revendication bourgeoise, c’est-à-dire que les bourgeois tiennent pour universelle (on les connaît) : ils réclament cette liberté parce qu’eux ont accès aux moyens du discours, et cela prime pour eux les questions matérielles. Mais en novembre 1917, c’est-à-dire en pleine révolution russe, il en alla tout autrement : il réclamait au contraire la liberté de la presse, c’est-à-dire sa libération du capital, pour permettre aux personnes les plus diverses de publier. Pour cela, il demande à ce que soit octroyé au plus de journaux possible le même accès aux ressources en papier, en encre, etc.
Dans un contexte de moindre urgence matérielle, si les auteurices vivent dans un régime de pension socialisée pour écrire tout à loisir, débarrassé-es des exigences du marché et de l’État, il faut redonner un peu de corps à ce problème de la liberté de création. Kézaco ? D’où partir pour l’écrire, cette grande œuvre qui doit révéler la société à elle-même ? Dans Littérature et révolution, Trotsky souligne que l’individu doit se laisser entièrement pénétrer et transformer par l’histoire. Alors, ce qu’il aura à écrire témoignera du mouvement social vécu comme transformation intime. Le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant » libelle la chose ainsi : « Le besoin d’émancipation de l’esprit n’a qu’à suivre son cours naturel pour être amené à se fondre et à se retremper dans cette nécessité primordiale : le besoin d’émancipation de l’homme. » Sublimer la révolte contre le monde relève moins de l’effort que du cours naturel. En écrivant, en sublimant, ceux qui écrivent se débarrassent sur un plan imaginaire de leurs entraves, défoulent leur désir, et suggèrent la possibilité de changer le monde. L’emprunt à la psychanalyse est clair.
Mais tout ce qui s’écrit n’est pas pour autant intéressant : tout le monde peut devenir écrivain mais tout ce qui se publie n’est pas bon. Lorsqu’un livre passe complètement à côté de l’histoire, c’est même ce que le révolutionnaire à barbiche appelle « du zéro ». Ce n’est pas forcément nuisible, d’ailleurs. Juste inutile. Trotsky persiffle ainsi contre Anna Akhmatova ou Marina Tsvetaeva par exemple, qui écrivent sur leurs petits soucis amoureux et sur Dieu comme si la Révolution n’était pas en cours. En 1933, à la publication du Voyage au bout de la nuit, il observe la force négative du roman de Céline, manifestement imprégné de la transformation historique qu’a été la Première guerre mondiale. Mais selon lui, Céline « ne vise pas le but, pour lui chimérique, de reconstruire la société. Il veut seulement arracher le prestige qui entoure tout ce qui l’effraie et le tourmente. » Sous couvert de critiquer les institutions, l’auteur du roman conserve en fait un furieux attachement à la République bourgeoise qui l’empêche de forger un espoir au-delà de la négativité et de la déprime.
Se laisser transformer par l’histoire, exprimer le renversement des limites qui contiennent le sujet sont le vrai métier de l’écrivain. Mais pour y parvenir, il lui faut se former, et d’abord dominer la technique. Ici, Trotsky rompt avec l’image romantique de l’auteur inspiré et solitaire pour piocher davantage dans les représentations associées aux savoir-faire artisanaux ; pour autant, il ne promeut pas le travailleur manuel comme nouveau modèle d’écrivain socialiste. « Le seul apprentissage de la technique littéraire est une étape indispensable, et qui exige du temps. La technique se remarque de la façon la plus accusée chez ceux qui ne la possèdent pas9.» Il oppose d’ailleurs « ceux qui dominent le technique » et ceux qui sont « dominés par elle ». C’est pourquoi l’écriture ne peut demeurer un loisir : elle est un travail à plein temps. Elle exige non seulement d’acquérir un savoir-faire, mais aussi, à rebours d’autres métiers, de se détourner des automatismes que les générations antérieures ont calcifiés car ils engagent avec eux des idées éculées. « La création vivante ne peut aller de l’avant sans se détourner de la tradition officielle, des idées et sentiments canonisés, des images et tournures enduits de la laque de l’habitude. […] La lutte contre la simulation dans l’art se transforme toujours plus ou moins en lutte contre le mensonge des rapports sociaux10.» L’écriture aurait besoin d’une forme de révolution permanente pour éviter de s’encroûter dans la bureaucratie des stéréotypes, des modes toutes faites et des constructions routinières.
Remarquez qu’il n’en va pas de même du cinéma : appréhendé comme un outil de divertissement plus que comme un art à véritablement parler, il devrait selon Trotsky se développer pour concurrencer l’église et le bistrot « sans que l’on n’exige rien du spectateur, pas même la culture la plus élémentaire11» tant il est neuf. Jugement à reconsidérer sans doute cent ans plus tard, quand le cinéma, surtout le cinéma français, a conquis sa valeur artistique notamment grâce aux luttes des professionnels et des techniciens12.
S’il faut se laisser transformer pour écrire, mais que tous ceux qui écrivent ne parviennent pas à entendre l’appel à l’émancipation qui vient aussi bien de l’histoire que de leur désir propre, se dessine une question corolaire : qui devrait légitimement se consacrer à écrire ? et, en particulier, à écrire à gauche ? À droite, il n’y a pas de problème : sont légitimes ceux que fabriquent les institutions les plus puissantes pour formuler l’idéologie de la propriété privée – et qui vocifèrent régulièrement à la censure. Mais, à gauche, reproche est souvent porté contre les écrivains d’origine bourgeoise de ne pas savoir écrire le point de vue du travail, de demeurer étrangers à leur objet. Qu’est-ce que Trotsky a à dire là-dessus ?
D’abord, qu’il ne suffit pas de venir d’une classe pour produire une œuvre qui la défende. « Il serait extrêmement léger de donner le nom de culture prolétarienne aux réalisations même les plus valables de représentants individuels de la classe ouvrière. » La culture n’est pas une réalisation individuelle, « d’après les passeports prolétariens de tels ou tels inventeurs ou poètes13. » C’est un organisme, un système cohérent et créé collectivement, toujours aux mains de la classe dirigeante d’une société. En période de domination bourgeoise, les artistes prolétarien-nes peuvent s’efforcer de s’approprier le code et de l’infléchir, comme on peut s’approprier un style vestimentaire jusqu’à ce qu’il devienne naturel. Mais cela relèvera d’un travail et d’une vigilance qu’il occupera tous les soins d’un-e auteurice de naturaliser. « Comme ce serait simple si un écrivain pouvait, simplement parce qu’il est un prolétaire fidèle à sa classe, s’installer au carrefour et déclarer : « je suis le style du prolétariat14» ! » Il faut donc se garder d’encenser a priori un-e auteurice pour son origine sociale : c’est l’encourager à enfiler le code culturel en vigueur comme un déguisement, sans fournir le travail nécessaire à le porter avec naturel, à l’habiter de l’intérieur : « des poèmes faibles, et plus encore ceux qui trahissent l’ignorance du poète, ne sont pas de la poésie prolétarienne, parce que, tout simplement, ils ne sont pas de la poésie15. » Mettre à l’honneur la culture « populaire », « modeste » ou « prololotte » ès qualité manque donc une étape du processus. Évidemment que les moqueries et les violences symboliques existent contre les pratiques culturelles des classes laborieuses et qu’elles sont dégueulasses. Pour autant, il ne serait pas efficace politiquement de les comprendre comme des discriminations ou de la prolophobie. Porter aux nues les consommations de masse en rayant d’un trait de plume tout ce qu’elles peuvent charrier d’aliénation ou de conservatisme ne va pas renverser la table magiquement. Et même : « Ce n’est pas du marxisme, mais du populisme réactionnaire, à peine teinté d’idéologie « prolétarienne ». » Il faut comprendre plus profondément le lien organique entre la classe dominante et la culture dominante pour y faire effraction voire la dynamiter, en lien avec un mouvement social plus vaste. Et c’est un métier.
À ce titre, les propositions de Trotsky nous sortent du dialogue de sourds entre l’élitisme, qui voudrait que seuls les Parisiens des Beaux-Arts créent, contre le misérabilisme, tout est de l’art tant que les artistes sont victimes de discriminations. Encore plus surprenant d’ailleurs : Trotsky refuse d’appeler à forger une culture prolétarienne, même dans l’URSS naissante. Selon lui au contraire, le but est de parvenir à façonner la culture d’une société dans laquelle l’existence des classes serait matériellement impossible et logiquement inconcevable. Et cela implique non pas de rompre avec toute tradition, qui serait nécessairement bourgeoise on ne sait pas pourquoi, mais de connaître l’histoire littéraire, d’y trouver les signes parfois très anciens de la poussée de la liberté contre la répression. Ce sont les futuristes qui appellent à rompre radicalement avec le passé, parce qu’ils s’adressent d’abord et avant tout à la bourgeoisie : nihilisme de la bohème, un peu stérile.
Certes mais si la tradition littéraire appartient à la classe jusqu’alors dominante, celle des propriétaires, comment se former à pratiquer l’art d’une future société sans classe ? Comment sublimer en communiste quand on vit sous le capitalisme, entouré d’œuvres capitalistes ? Eh bien en s’en imprégnant pour en faire autre chose, pour le réinvestir dans une construction qui conçoit l’individu et la société autrement. Pour faire un bon roquefort, il faut bien du lait et du moisi.
L’originalité de l’approche de Trotsky parmi les approches militantes de l’art est de ne pas réduire la question du pouvoir des œuvres à celle de leur efficacité à court terme, de ne pas exiger des œuvres qu’elles contribuent au travail militant immédiat. Jamais il ne viendrait à l’idée de Trotsky de considérer que la contribution politique de Victor Hugo gît dans l’invention du slogan « police partout, justice nulle part », que relève Nathalie Quintane dans Contre la littérature politique. Au contraire, l’art vise bien au-delà de la manif. Il faut le penser dans un temps long, dans la durée de l’histoire et non dans une inquiétude tayloriste de rentabilité rapide.
Même Maïakovski, pourtant grand propagandiste de la révolution, n’emporte pas le suffrage de Trotsky quand il s’engage dans la poésie politique : son œuvre la meilleure demeure à ses yeux Le Nuage en pantalon, un poème d’amour de 1915, parce qu’elle est la plus aboutie, la plus vive, et témoigne le mieux de la lutte du sujet contre ce qui l’opprime ; dans ses œuvres politiques comme 150.000.000, il « a quitté son orbite individuelle pour tenter de se mouvoir sur l’orbite de la Révolution16», et il y perd ce qui l’anime en propre. C’est que la réussite artistique ne réside pas dans l’exposé d’une ligne politique juste. Et même, l’accomplissement artistique prime, en art, la justesse politique.
Cette conception originale, Trotsky la défend encore dans les années 1930. L’impératif de lutte antifasciste ne doit en aucun cas pousser dans les bras de la doctrine stalinienne du réalisme socialiste, qui subordonne l’art à l’illustration de la ligne au pouvoir17. L’horizon dans lequel Trotsky situe l’utilité de l’œuvre d’art est si éloigné qu’il admet même qu’une œuvre soit opposée à la révolution : la légende veut que, lorsque Breton écrivit dans le manifeste « toute licence en art, sauf contre la révolution prolétarienne », Trotsky aurait biffé la restriction « sauf contre la révolution prolétarienne » pour ne pas limiter la « licence » par des impératifs politiques. Si l’œuvre combat la révolution, il faudra certes s’opposer à elle, par d’autres œuvres ou des moyens politiques. Mais les textes de Trotsky témoignent d’une confiance entière dans une licence qui serait, véritablement, un défoulement contre toutes les limites rencontrées par le sujet.
Le lien entre cette liberté totale octroyée à l’œuvre et un régime anarchiste de recrutement et de formation des artistes apparaît nettement : si, pour développer les forces productives, un État est tenu d’ériger un plan centralisé, pour la création intellectuelle, « aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement18! » Voilà qui renvoie dos à dos le Proletkult et Goebbels. Mais cette revendication d’anarchisme porte plus loin que ce sens contextuel : il faut, au-delà de ces exemples particulièrement saillants d’enrégimentement de la culture, refuser le plan et même l’utilité des artistes dans la formation politique du prolétariat, refuser la représentation fidèle, adéquate, de la réalité. Au contraire d’une vision collective, essentielle dans le socialisme depuis ses origines, Trotsky revendique la permanence de l’individu, du sujet, chèrement acquise par la bourgeoisie, et ce en tout premier lieu sur le terrain culturel. Le communisme, oui, mais hors de question de lâcher le sujet ! Ne serait-ce que parce que son émancipation par la sublimation est l’image même de la révolution. Le sujet, c’est l’échelle véritable à laquelle puisse s’écrire une lutte contre des chaînes imposées de l’extérieur. La révolution, c’est plus que de la politique : de la psychanalyse et de la métaphysique tout à la fois. Le lien avec le surréalisme, dont soit dit en passant le centenaire occulte largement la composante antifasciste, allait de soi.
Cette affirmation du sujet n’a pourtant rien à voir avec l’individualisme libéral. Elle se définit plutôt comme un préalable à l’union. Si Trotsky et Breton ne sont pas parvenus à définir de ligne commune claire, leur manifeste de 1938 se clôt sur un appel à former des fédérations, des revues, des entreprises collectives où se réuniront des sensibilités singulières. La leur sera la Fédération Internationale de l’Art Révolutionnaire Indépendant (la FIARI), portée par la revue mensuelle Clé. L’expérience ne dura pas, la guerre y mettant un terme. Il n’empêche que la proposition, dans les rangs de ceux qui s’intéressent à la littérature et à la révolution, mériterait d’être ravivée tant l’envie de se diviser y brûle d’un feu hélas plus vif que celle de se fédérer.
04.09.2025 à 19:22
Tout en discontinuités, Évanouis s’apparente à un collage de courtes phrases unifiées par un sujet grammatical. Justine écoute. Justine parle. Justine achète de la vodka. Justine boit. Justine dort. Justine surveille. Justine rêve. Justine re-boit. Etc. Ce principe se décline à l’échelle des plans, entre lesquels l’écart est souligné par un abrupt renversement d’angle ou par un contraste sonore, et dans la structure épisodique du film, où les séries d’actions sautent d’un sujet, ou d’un nom propre, à l’autre : après Justine, Archer, Paul, Marcus, James, Alex, la caméra collant au protagoniste de l’épisode pour fabriquer du point de vue. Dans la pure tradition de ce que Jean-Patrick Manchette appelait le style béhavioriste, les personnages se résument à ce qu’on les voit faire, petites machines répétitives dont l’addiction de James, sa vie entièrement vouée à la came, fonctionne comme une allégorie d’ensemble.
Zach Cregger, donc, juxtapose. Si l’on voulait donner dans le lyrisme, on dirait : des solitudes. Un bref plan traduit la béance qui s’est creusée entre les parents de Matthew ; il faut que Justine soit bien désœuvrée pour rechercher la compagnie de Paul. Le film n’a toutefois rien de métaphysique. Il décrit d’abord des personnages abandonnés à l’inertie et pour lesquels il ne peut y avoir de rencontre qu’infructueuse ou malheureuse. La stéréotypie des lieux, réminiscence de John Carpenter, consonne avec ces existences sans désir ni qualité particulière – l’école, la station-service, la boutique de la station-service, le commissariat, le bar, sans oublier les indispensables pavillons plus ou moins cossus, qui contrastent avec le délabrement du centre-ville.
Inutile de préciser que l’Événement – la disparition de dix-sept enfants une nuit à 2 h 17 – n’a rien fait bouger. Le film part d’ailleurs de là : un événement incompréhensible s’est produit, rapidement enseveli sous l’ordinaire. Ici, il ne peut rien se passer, sauf si le hasard s’en mêle, et si, par exemple, Archer croise Justine à la station-service, quelques instants avant qu’elle ne se fasse agresser par un Marcus ensorcelé, programmé selon un autre schéma de répétition, comme le sera plus tard James, dans le célèbre rôle du sparadrap du capitaine Haddock. À travers ces existences isolées, subies ou agies, et plus encore quand entre en jeu le thème de l’envoûtement ou de l’action à distance, Cregger met en scène un monde d’où a disparu jusqu’au souvenir de la praxis.
Pour un film dont on attend de l’horreur, il y a là quelque chose de déroutant. Avec sa structure épisodique, il inverse les rapports génériques habituels entre figure et fond, récit et atmosphère. D’ordinaire en effet, la peinture de la vie sociale a valeur de toile de fond, qui contraste ou s’harmonise avec l’intrigue proprement dite. Dans Les Dents de la mer (Jaws,1974), Steven Spielberg soulignait à la fois l’homologie et l’écart entre la crise produite par l’irruption du requin et le quotidien de la décomposition sociale, les querelles de clocher, la misère des petits intérêts privés ; La Nuit des morts-vivants (Night of the Living Dead, George Romero, 1968) utilisait l’épidémie de zombies pour faire apparaître une société fondée sur des rapports d’oppression, patriarcale et raciale en particulier. L’horreur ne se prive évidemment pas de prendre en charge un matériau social, mais, comme le polar, elle ne peut le faire qu’en douce, en le représentant sous une forme figurale ou latérale, opération ambiguë puisqu’elle atténue, voire réocculte, la violence de cela même qu’elle voudrait faire apparaître, tandis que l’attention des spectateurices, tout entière tendue vers les violences bien plus spectaculaires de l’intrigue principale, néglige ce type de détail. D’un autre côté, n’est-ce pas le seul moyen de rendre le contenu sociopolitique acceptable et consommable par un public post-idéologique ?
Dans Évanouis, c’est donc sur l’horreur que porte l’opération de latéralisation. Bien que Cregger préserve la gradation indispensable à ce cinéma – des coups frappés à la porte de Justine à la débauche finale de gore –, ainsi que ses passages obligés, à commencer par la satire institutionnelle (le directeur d’école avant tout soucieux d’éviter les ennuis, la course-poursuite à l’échelle d’un pâté de maisons, la bêtise du flic Paul, les statuettes et photos de cow-boys dans le bureau du chef de la police), il s’applique aussi à les mettre en sourdine, à les différer, ou plutôt à les réserver, interrompant par exemple une action en plein cours pour n’en déplier que plus tard les tenants et aboutissants, sous un angle différent, au terme de la trajectoire d’un autre personnage. Jouant beaucoup sur l’incertitude générique, il nous entraîne loin des territoires de l’horreur. Loin aussi de cette elevated horror qui depuis quinze ans laboure les sillons du traumatisme intime avec un sérieux de cadavre. D’emblée séduisent son ironie, ses fréquentes ruptures de ton et de cadre. Au cours d’une réunion publique, des parents accusent l’institutrice d’avoir enlevé leurs enfants. Nos attentes, alors, se précisent : on s’intéressera aux tourments de Justine, on compatira avec les parents, on suivra les développements de l’enquête, on baille déjà d’ennui. Il n’en sera rien. De même, le départ en masse des enfants a l’aspect d’une libération. Le seul épanchement sentimental du film – en rêve, Archer déclare son amour à son fils – est immédiatement neutralisé par un jump scare1, quand apparaît le visage peinturluré de Gladys, lui-même neutralisé par l’hilarant « What the fuck? » lâché par le personnage à son réveil.
Cregger a-t-il voulu faire « plus que du cinéma d’horreur », comme la critique bourgeoise, qui n’y connaît rien, aime à le dire à chaque fois que sort un clinquant bibelot ? Certainement pas. C’est à l’évidence un honnête homme, qui connaît ses classiques et prend son genre au sérieux. Il fait sienne la logique de variation dans la répétition à laquelle obéit n’importe quelle production générique : il faut donner au public la même chose ; il faut lui donner autre chose. Malheureusement, à force de s’éloigner de l’horreur, le film ne retrouve plus son chemin. Et, si Cregger sait surprendre, s’il sait même produire des images stupéfiantes (le gigantesque fusil mitrailleur flottant au-dessus de la maison dans le cauchemar d’Archer, les enfants « faisant l’avion » au moment où iels quittent leur maison), il se révèle moins habile lorsqu’il s’agit d’inverser les polarités, de glacer le sang ou simplement de susciter le sentiment du danger. Deux moments de sadisme dont n’importe quel tâcheron aurait fait des morceaux de bravoure tombent à plat, à défaut d’avoir la durée et la densité adéquates, ou parce que leur auteur a du mal à se départir d’un sourire en coin. Dommage, car la seule scène d’horreur réussie mérite de figurer dans les annales du genre : le plan séquence filmé depuis l’habitacle de la voiture où Justine est endormie.
Pour l’essentiel, Cregger innove autour de l’horreur, pas dans le genre lui-même. Sa force est également sa faiblesse. En organisant son récit autour d’individus quasi autonomes, il perd de vue l’ensemble ; en mettant au premier plan les tout-puissants automatismes d’une vie quotidienne aussi dénuée de signification ou d’orientation que l’est apparemment la disparition des enfants, il escamote l’antagonisme qui devrait constituer son axe principal. L’horreur, en effet, ne se résume pas à des scènes terrifiantes ou violentes ; elle doit d’abord faire exister une dualité fondamentale qui reconfigure le monde autour d’un rapport ami-ennemi. Or, autant Évanouis voudrait rendre palpables la méfiance, la suspicion, la tension, la paranoïa, la fragmentation qui règnent à une échelle collective, autant il peine à leur donner une consistance dramatique, de sorte qu’au moment où son antagonisme central se forme narrativement, dans les deux derniers épisodes, il fait presque l’effet d’un ajout superfétatoire, plus encore parce que Cregger ne sait pas tirer parti du choc esthétique produit par la juxtaposition du réalisme et du conte. Too little too late.
Dans l’injustement méconnu Sous-sol de la peur (The People Under the Stairs, 1991), qui me semble être le principal modèle d’Évanouis, Wes Craven avait raconté, à la manière d’Hansel et Gretel – un couple d’ogres kidnappeur d’enfants –, une fable sur la gentrification, la spéculation immobilière et les oppressions de classe et de race qu’elles renforcent. Là où le film de Craven assumait un caractère direct, binaire, puéril et grand-guignolesque pour traiter d’un phénomène « plus compliqué que ça », celui de Cregger tente de masquer ses faiblesses et ses incohérences dans son humour efficace, la virtuosité de sa forme et les cailloux de sens qu’il sème au petit bonheur.
Comme s’il anticipait cette critique, le cinéaste déclarait dans un récent entretien au Monde : « Ne cherchez pas de message dans mon film : il n’y en a pas ! » Personne, cher camarade, ne réclame une thèse. Mais supposons que les productions génériques s’étalent sur un spectre. À un pôle, on aurait celles qui, considérant leur genre comme un jeu formel, mettent l’accent sur la surprise ou le divertissement (une éviscération sublime, un plot twist renversant) et relèvent de la pure autotélie ; à l’autre, celles que j’évoquais plus haut, qui cherchent à rejoindre notre monde en prenant le cadrage générique pour véhicule. Elles n’ont pas de message à transmettre, mais des contradictions sociales à aiguiser (l’horreur, à la différence du premier politicard venu, n’est pas « porteuse de solutions » – enfin si : tout détruire).
C’est ce que fait un autre film d’horreur sorti cet été, Substitution (Bring Her Back, Danny et Michael Philippou, 2025), qui prend à bras le corps la domination adulte, totalement possédé par la logique de son matériau. Cregger, lui, aspire à occuper toutes les positions du spectre, et au-delà (par où l’on revient à l’elevated horror). En définitive, il ricane, fait le beau et se félicite : le bienheureux homme ne pense rien de rien. Oh, bien sûr, les quelques signaux qui lui parviennent, très filtrés, du monde extérieur, il s’emploie à les intégrer tant bien que mal. Il signifie qu’il aurait pu traiter de l’exploitation des enfants (les « armes » évoquées dans le titre original, je suppose), de la même façon que, dans Barbare, il signifiait qu’il avait entendu parler de l’oppression des femmes en s’adonnant à ce nouveau sport à la mode, le virtue-signalling2. Néanmoins, parce que l’idéologie est ce qui nous agit à notre insu, on a beau chasser le sexisme par la porte, il reviendra par la fenêtre. C’est fatal. Il n’en va pas autrement dans Évanouis. Le fin mot de l’histoire, la cause qui unifie l’ensemble, sont si consternants que l’on comprend qu’il ait fallu les dissimuler le plus longtemps possible. En ce sens, Cregger se révèle bien plus attaché qu’il n’en a l’air à certaines habitudes du cinéma d’horreur. Audacieux jusqu’au bout, il ressuscite le psycho-biddy ou la hagsploitation3[3]pour offrir aux enfants du monde cette impérissable leçon : la vieille harpie, voilà l’ennemie !
Voir notre émission consacrée au cinéma d’horreur, où Nicolas Vieillescazes était l’invité de Guillaume Orignac : La javel ou la crasse : voyage dans le cinéma d’horreur contemporain
31.08.2025 à 18:30
Je suis à peu près certaine que ça doit être hyper bien décoré chez Joachim Trier. Les bons bouquets de fleurs délicatement fanés dans les bons vases, les bons meubles, un mélange de récup’ et de pièces design mêlant toutes les périodes. Les bons vinyles, la bonne vaisselle dépareillée. Quand je tombe sur une brocante, ce sont les vestiges de ce monde-là que je recherche, que je pourrais emporter dans mon appartement simili-intello. Sauf que, dans les brocantes, je ne sais pas négocier les prix de cette camelote souvent hors de prix. Et puis, à quoi ça sert d’avoir la bonne tasse, le bon service à thé, si on n’a pas le bon appartement qui va avec ?
Je suis très sensible au bon goût bourgeois, qui est forcément devenu le mien, mais je ne suis pas sûre que ça passe au cinéma. Selency [brocante en ligne et parangon du bon goût vintage], c’est bien pour les canapés et les guéridons, un peu moins pour les films, me disais-je devant Valeur sentimentale, dernier film de Joachim Trier, cinéaste de l’aphasie post-bergmanienne traitée au Lexomil et des nausées sartriennes égarées au milieu du mobilier nordique. Un cinéaste, surtout, sans qualité ni talent particulier, ou d’un talent qu’on confond très souvent avec une manie qui intimide et édifie encore une frange du public. Elle consiste à reconduire indéfiniment, film après film, la conscience que ses personnages ont de la sophistication de leurs affects, de leur histoire, de leur passé et de leur mode de vie. Et, par contamination, cette conscience permet au public de se sentir sophistiqué.
Je sais que je dois faire attention à l’éternelle antienne sur le « cinéma bourgeois qui se regarde le nombril ». Le début de mon texte ressemble à ça, à un couplet souvent énoncé par des gens qui ne vont plus au cinéma, à qui manquent souvent la précision et la réactualisation de leurs préjugés. Ils s’attaquent souvent très mal à ce cinéma aux contours indéfinis, parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas besoin d’être très rigoureux pour faire cette critique, que les gens adhèrent d’emblée, se contentant de rappeler des lieux communs mâtinés de fantasmes, et concluant en renvoyant tout le monde à une sorte de relativisme esthétique. Je garde un souvenir vivace de la lecture de Qu’est-ce qu’un bon film ? de Laurent Jullier1, qui fantasmait un milieu critique se pâmant devant des « courts-métrages coréens » pour ensuite faire des dîners en ville avec les réalisateurs qui avaient commis ces films. Sa conclusion disait en substance : Antonioni ou Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, c’est kif-kif dans le royaume enchanté du relativisme esthétique. Chacun ses goûts, mais surtout pas celui de la Critique.
Alors, qu’est-ce qu’on peut encore dire d’intéressant sur ce cinéma et qui ne relève pas de la démagogie aveuglée, imprécise ? Et qu’est-ce qu’on peut encore dire qui n’aurait pas déjà été dit ? On pourrait remonter à ce que Pasolini écrivait sur La Notte (1961) d’Antonioni, et s’arrêter là tellement tout s’y trouve : « Le public bourgeois moyen, et aussi nombre d’intellectuels, se reconnaissent plus dans La Notte que dans L’Ennui [de Moravia]. (…) Ils sentent que les personnages purement angoissés de La Notte reflètent mieux leur désir essentiel de ne pas affronter de problèmes rationnels, leur refus de toute forme de critique, et la profonde satisfaction qu’ils éprouvent à vivre dans un monde certes angoissé, mais que sauve à leurs yeux le caractère raffiné de leur angoisse. »
Qu’écrire après ça ? Puisque, plus de soixante ans après, un pan de l’auteurisme s’ébat encore dans le raffinement de ses angoisses – il faut préciser ici que le cinéma dit « engagé », rendant compte de « l’état du monde », ne procède en aucun cas de la tendance adverse, c’est l’avers et le revers d’une même tendance. Comme l’intérieur a besoin de l’extérieur pour exister.
Ce que j’ai pensé de Valeur sentimentale, je l’avais déjà pensé devant L’heure d’été (2008) d’Olivier Assayas. Film dont je ne me rappelle plus grand-chose, si ce n’est que l’épreuve ultime que devaient traverser les personnages consiste en la vente de la maison familiale qui réunissait toute une fratrie. Partage de l’héritage, réveil des vieux griefs enfouis, passé qui remonte. Voilà ce qui fait fiction, scénario, film. Et puis la maison, alpha et oméga de ce cinéma. Cette maison pleine de souvenirs, de rires, de larmes, d’objets – fardeau terminal. Objets, maisons et passés qu’on nous dépeint comme encombrants : alors qu’ils sont, en fait, le bien le plus précieux de ces gens-là, précisément ce qui va leur permettre de capitaliser artistiquement, d’envahir le champ culturel. Objets honnis-chéris. Plus de 20 ans après, Valeur sentimentale, faisant de la maison le personnage à part entière, doté de sentiments et qui s’offre l’honneur d’un long exposé, raconte sensiblement la même histoire: la fiction, c’est le temps que prend une maison pour se vider et se revendre.
On a le droit de parler des maisons qui se revendent, et la bourgeoisie au cinéma n’a jamais été un problème. Si c’était le cas, on perdrait des centaines de chefs-d’œuvre et autant de cinéastes importants. Le problème, c’est peut-être celui d’un certain cinéma contemporain, qui me fait toujours poser une question, qui revient tout le temps : pourquoi je suis en train de suivre ces personnages ? Pourquoi on estime qu’ils sont dignes d’être projetés sur un grand écran, pendant deux heures, et qu’on reste silencieux devant leur vie, leurs tourments ?
Cette question était revenue m’assaillir devant le dernier film d’Emmanuel Mouret, Trois amies (2024), cinéaste capable de très belles choses, absentes de ce film-ci. Je vais le dire très simplement, presque bêtement : je ne comprends plus pourquoi on fait des films sur des personnages qu’on ne prend même pas la peine de faire vivre, et de faire vivre profondément. Pourquoi on les balance comme ça, à peine esquissés, fades, médiocrement écrits et joués. Je ne comprends pas et c’en est presque violent, ce cinéma qui me dit : la version la plus pâle de ces gens-là est encore cinématographiquement, artistiquement intéressante. Dans Trois amies, Mouret filme des profs, joués par des stars. A priori ce n’est pas un problème, si le cinéaste prend la question de la vraisemblance et de l’incarnation à bras le corps en travaillant avec les acteurs, mais aussi avec le chef déco, le chef costumier. S’il se dit à un moment : Camille Cottin, star Nespresso, c’est peut-être pas follement crédible en prof mais on va y arriver. A voir le film, Mouret n’a jamais vu le problème.
Ensuite, il filme des profs qui vivent dans des grands appartements qu’a priori ils ne pourraient pas se payer – en fait, les appartements sont plus proches de ceux que pourraient avoir les acteurs, c’est peut-être ça l’idée. J’ai l’impression que le film avoue une chose : que tenter d’insérer une poignée de profs dans un environnement crédible, ce serait faire perdre à la fiction son principal attrait : celui de contempler la valse des sentiments tournoyer au milieu des mètres carrés. Je ne dis pas que Mouret doit s’obséder pour le prix exorbitant des loyers à Lyon. Je dis juste : il a un rapport complètement enfantin et puéril au réel qui ne m’intéresse pas et qui est indigne d’un artiste.
L’argument des grands appartements a toujours un fond démago s’il n’est pas précisé. Il faut aller plus loin, pour dire : je pensais que le travail d’un cinéaste consistait à conscientiser un maximum d’éléments de la réalité, à faire passer un maximum de ces éléments par le tamis d’une conscience, d’une vision, d’un style. Que tout l’impensé et l’informe du monde deviennent alors du pensé, du conscient, du commenté : les manières de vivre, de sentir et de se vêtir, de s’exprimer et de travailler. Mais le cinéma actuel a l’air condamné par une chose : son incapacité à penser les choses, les existences de leurs personnages au-delà de leur aura culturelle, de l’art de vivre qu’il promeut, de la signalétique qu’il réactive.
Cette déréalisation de la vie au cinéma provoque chez moi un sentiment tenace : le cinéma d’auteur est devenu un immense parc d’attractions qui ne fait que nous offrir la simulation d’une expérience de cinéma, un agrégat de références, de clignotements culturels qui renvoie à un “savoir-faire” qui a existé mais qui n’existe plus. En ce sens, le cinéma d’auteur n’est souvent que nostalgie provoquée par des contrefaçons, et reconnaissance à l’égard de ces contrefaçons, à qui nous disons : merci de nous rappeler le goût des grands maîtres, même si vos films sont des arômes chimiquement reproduits. Mouret n’a d’intérêt que par rapport à Woody Allen: il reconvoque et exploite sa “valeur sentimentale”. Pareil pour Trier par rapport à Bergman.
Depuis quand la mise en scène n’est plus une conscience de la vie et de ses coordonnées? La mise en scène n’est pas une somme d’effets sur le spectateur, c’est tout ce qui passe devant la caméra, c’est tout le monde embrassé, métabolisé, par un regard, et qui ne mépriserait aucun des éléments de cette réalité. Ce ne sera jamais le grand appartement le problème. Mais l’impensé du grand appartement qui nous dit, “je n’ai pas réfléchi à où mon personnage habitait”, c’est un décor par défaut, indiscutable, inamovible. Le papier peint sur fond duquel se dessinent et se dessineront toujours ces fictions d’auteur.
Mais retour à Valeur sentimentale. J’avais envie de dire à Trier : ta comédienne névrosée (Reinate Reinsve), je la connais. Ton cinéaste sous-bergmanien vaguement odieux, je le connais. Je les ai vus ailleurs, en mieux. J’ai vu Mia Farrow chez Woody Allen, reine des zinzins, hystérique (c’est le mot), qui pleure pour un rien et qui ne sait pas pourquoi elle pleure, qui a l’air de porter les traumas d’une autre, de sa mère, de sa grand-mère, de l’histoire des femmes. Dans September (1987), dans Une autre femme (1988). J’ai vu Gena Rowlands qui n’arrivait pas à monter sur scène dans Opening Night (1977). J’ai vu les traumas intergénérationnels, le passé qui bloque, le cinéma qui répare, les films dans le film. Maison à vendre, maman morte, papa absent, art-thérapie-consolation. Héritage, poids du passé, patrimoine. J’ai vu tout ça, en mieux, et j’ai compris. Ça m’intéresse encore, un peu moins sans doute, mais en tout cas, pas à n’importe quel prix.
En 2025, il faut absolument faire autre chose avec tout cela, j’ignore quoi, mais surtout pas ce que fait Trier, c’est-à-dire filmer des gens qui sont là comme les arbres et les maisons, comme le papier peint.
Je me souviens de France (2021) de Bruno Dumont, de la manière dont le cinéaste saisissait la vie privée de l’héroïne incarnée par Léa Seydoux, journaliste sur une grande chaîne d’informations en continu : le mari-vampire (Benjamin Biolay), l’immense appartement filmé comme l’antre de Nosferatu, l’enfant éduqué du bout des doigts. Un monde glacé, zombifié d’avoir été tant filmé, d’avoir été là depuis si longtemps, mort intérieurement et ignorant de l’être. Dumont, impitoyable avec eux. C’était peut-être le début d’une réponse. À l’inverse, Trier ne montre jamais que ses personnages sont piégés, complaisants avec cette petite marmite de névroses sans âge. Il ne dit pas ce qui saute aux yeux : que ses personnages confondent leur passé avec de la profondeur, qu’ils le scrutent pour ne pas voir les gens insupportables qu’ils sont devenus. La fonction du film consiste alors à nous demander de renouveler une énième fois notre empathie pour des gens qui ne nous intéressent plus.
Il n’y a jamais de mauvais sujets, juste des mauvaises manières de faire. J’ai revu récemment Comment je me suis disputé (1996), prête à trouver ça pas loin de l’insupportable, mais le film est plus intelligent que tous les préjugés sociologiques qu’on emporte avec soi. La puissance des premiers films d’Arnaud Desplechin, celle de ceux de Woody Allen, quand il se fait le sociologue de l’élite intello new-yorkaise, c’est qu’ils semblent filmer quelque chose qu’ils n’épousent pas tout à fait mais qui les fascine : ils filment un Grand Autre, aussi désirable que parfaitement monstrueux. Leur charme procède des mêmes raisons pour lesquelles ces gens-là nous irritent. Alors je ne sais pas ce qu’est un personnage digne d’être suivi, mais il me semble qu’il doit y avoir un principe de base, celui du donnant-donnant. Ok pour suivre tes normaliens hystériques, mais à la condition qu’il y ait quelque chose qui les fasse passer dans la folie de la fiction. Je dirais même, dans la science-fiction.
Joachim Trier ne se pose jamais la question de cette alchimie, de ce passage dans autre chose. Il se contente de la version délavée de ce monde-là. C’est-à-dire qu’il n’opère pas un travail de forme ou de caractérisation, quelque chose qui nous montrerait qu’il essaye de nous convaincre que ces gens-là méritent encore notre intérêt. Il nous dit : même la version fadasse de ces gens-là suffit à justifier un film. Prenons le cinéaste incarné par Stellan Skarsgård. Il ne tombe d’aucun côté : il n’est ni génial, ni tyrannique. Il se réduit à une signalétique : croyez-moi, ce vieux monsieur est un grand cinéaste, rappelez-vous des centaines de vieux messieurs intellos que vous avez vus dans des films. Pas besoin de vous faire un dessin, ni un film. Le personnage ne dit jamais rien d’intéressant sur son art, il a juste cette phrase, que j’ai notée en pleine séance : « Les artistes sont devenus tellement petits-bourgeois. On n’écrit pas Ulysse quand on gère le foot des mômes ou l’assurance de la bagnole ». C’était le début de quelque chose, finalement avorté, inexistant – la phrase passe comme un bon mot que personne ne relève. Si un ami me disait ça, on serait parti pour trois heures de débats et d’engueulades arrosés, qui seraient bien plus intéressants que n’importe quelle séquence de Valeur sentimentale – qui prétend parler d’art, mais qui ne parle que de fonction sociale et de maison à vendre.
On sent aussi que Trier, dans sa grande tempérance réconciliatrice, ne veut pas aller du côté de Metoo, ne veut pas filmer un artiste violent, tyrannique, venu du vieux monde, une sorte de Bergman complètement dictateur qui serait observé depuis le regard de ses filles. Trier ne veut pas y aller, ce serait trop de travail, un autre film, ça ne viendrait pas réconcilier les deux parties de son public : celui qui se plaint des outrances de Metoo, et celui qui attend que la fiction parle de ces artistes abuseurs qui n’ont jamais fait leur examen de conscience. Le film se trouve pile au milieu de ces deux tendances, là où se trouve le fauteuil de Leïla Slimani – membre du jury du dernier festival de Cannes, où le film a eu le Grand Prix, sans grande surprise. Certes, Trier a le droit de ne pas être Bergman, tout le monde n’a pas envie de réaliser Sonate d’automne (1978), et puis on en a soupé de ce cinéma de la cruauté. Du coup, on se tape les interminables mièvreries de l’art qui console, qui répare. L’internationale tisanière.
Trier esquive d’ailleurs beaucoup de choses : il s’arrête pile au moment où il faut passer aux choses sérieuses, où il ne s’agit plus de glisser sur du papier glacé. J’en veux pour preuve son recours abusif de l’ellipse. Que raconte au public un vieux cinéaste qui revoit un de ses films après tant d’années ? Que raconte ce même cinéaste à une star hollywoodienne ? Ça ressemble à quoi, la drague professionnelle sur une plage, le soir, à Deauville ? Réponse de Trier : ellipse, ellipse, ellipse. Signalétique, chic à tous les étages. Champagne sur la plage au soleil levant. Robe de créateur. Le cavalier et son cheval qu’on arrête pour raccompagner l’actrice à son palace.
Autre chose. Dans le film, le cinéaste prépare un film produit par Netflix. Qui peut d’ailleurs croire qu’un auteur norvégien de 70 ans, qui n’a pas fait de films depuis 15 ans, va signer avec une plateforme – je veux dire, que cette plateforme ait le désir de ce cinéaste ? Et qui peut croire que le tournage d’un film pour Netflix se passe comme un tournage d’un film de Bergman ? Là encore, l’imprécision absolue de Joachim Trier prouve que ce ne sont pas ces scènes, la matière même des situations, qui l’intéressent. L’essentiel se trouve ailleurs, dans le chic des situations. Pourquoi Trier ne détruit-il pas Netflix, qui est tout ce que son cinéma devrait détester ? Réponse évidente : parce qu’utiliser la marque Netflix dans un film vous empêche de critiquer Netflix. Du coup, je ne sais pas de quoi parle le film, parce que le film n’a pas de Grand Autre, d’Ennemi. Il n’a même pas de sujet, en dehors du grand mouvement de restauration morale de ces gens qui ne se regardent même plus, mais qu’il nous faut supporter.
Alors, qu’est-ce que Joachim Trier leur trouve ? Eh bien, leur goût. Vraiment un très très bon goût, à commencer par Trier, qui sait choisir ses actrices (très belles), ponctuer une scène de la bonne musique, passée au bon moment. Il ne commet jamais l’erreur de passer tout le titre en question, juste un petit bout. Le bon goût qui, le film en est la preuve, a remplacé la beauté, la sensibilité. La décoration intérieure qui a remplacé la mise en scène, et même les affects. La mère, ramenée à un beau vase. Le bric-à-brac du bon goût de la mère. Et Trier, jamais moraliste, est d’accord avec tout cela, coïncide absolument avec ce fétichisme des objets, cette joie d’être toujours du bon côté des apparences. Si les personnages sont, dans leur absence d’allant, leur médiocrité et leurs prévisibles chouineries, des photocopies de photocopies, les objets, eux, triomphent, scintillent, ordonnent la mise en scène et vendent un art de vivre à la Trier. Plus vivants que les vivants.
J’en veux pour preuve la fin: les tensions résolues, la maison est retapée de fond en comble pour en faire un de ces horribles intérieurs contemporains, tout de blanc et gris. Plus que n’importe quel autre personnage, c’est la maison qui, ainsi psychologisée, a accompli un grand mouvement de transformation intérieure et de table rase du passé. Et puis, ce titre, “Valeur sentimentale”, lettre volée qu’on n’avait pas su voir, et qui renvoie donc, non pas à la mère, mais bien à ses objets. C’est presque un aveu de la part du cinéaste : ces personnages sont tellement dépourvus de qualités qu’ils sont bien obligés de se tourner vers leurs biens, leurs objets et leurs album-photos – fossiles de leur splendeur passée.
25.08.2025 à 16:14
La nouvelle curée anti-LFI est sidérante et, à bien des égards, malhonnête.
L’organisation de gauche de rupture a refusé d’accréditer Olivier Pérou, journaliste, aux Amfis. Rappelons les faits : deux journalistes, un du Monde – Olivier Pérou – et une de Libération – Charlotte Belaïch – ont publié il y a quelques mois un livre, La Meute. Par son seul titre, l’ouvrage animalise les Insoumis, et les fait également passer pour une secte ; il consiste globalement dans un ramassis de racontars dérogeant aux règles déontologiques de l’enquête, s’abstenant du respect du contradictoire comme de la production de sources fiables. Par ce livre, le consensus libéral, de CNews à Mediapart, a espéré enfin tenir l’occasion d’en finir avec LFI. Les deux journalistes ont été invités partout, renvoyant sans contradiction les Insoumis aux « extrêmes » qu’ils partageraient avec le RN.
Qu’à la suite de cette affaire, LFI et Mélenchon ne veuillent plus avoir affaire à eux se comprend parfaitement. Toutefois, LFI a précisé qu’elle ne refusait pas la présence de journalistes de Libération et du Monde mais qu’elle refusait de recevoir M. Pérou.
Qu’une pétition signée par de nombreux sociétés de journalistes1 s’offusque du refus de LFI d’accréditer un de leurs confrères pourrait encore s’entendre. Encore faut-il qu’ils n’oublient pas qu’un refus d’accréditation ne relève pas de la censure, et que c’est le droit strict des organisations de l’accorder ou pas selon leurs propres critères. On notera que les précédents en la matière n’ont pas soulevé l’indignation des foules, comme lorsque le média Reporterre, pour ne prendre que cet exemple, s’est vu refuser l’accréditation au meeting d’Emmanuel Macron2. Il importe enfin que ces journalistes soient a minima à la hauteur de leur prétendue déontologie.
En effet, les titres de presse dont sont issus la plupart d’entre eux ne sont ni neutres ni désintéressés politiquement. Pour ne prendre que l’exemple des deux auteurs de La Meute, leurs journaux sont financés par des capitaux privés : Xavier Niel, gendre de Bernard Arnault, pour Le Monde et Patrick Drahi pour Libération. Faut-il rappeler ici le fléau que représente la presse aux ordres ?
On s’étonne enfin du double standard de ce journalisme : zèle exceptionnel contre LFI au nom des valeurs du journalisme, silence assourdissant lorsqu’il s’agit de dénoncer l’assassinat de leurs nombreux confrères dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023.
La différence d’attitude entre un non-événement monté en épingle et leur complaisance devant un massacre inédit de journalistes en dit plus long sur le délabrement du journalisme français que sur une supposée dérive autoritaire de La France insoumise.
Premiers signataires : Judith Bernard (Hors-Série), Chris den Hond (journaliste, Orient XXI), Paul Elek (Le Media), Stathis Kouvélakis (philosophe), Frédéric Lordon (philosophe), Sylvain Mercadier (journaliste), Stefano Palombarini (économiste), Raphaël Schneider (Hors-Série), Julien Théry (Le Media), Louisa Yousfi (journaliste indépendante)…