03.07.2025 à 12:49
Qu'ont apporté de nouveau les trois mois d'auditions de la commission d'enquête sénatoriale sur les aides publiques aux grands groupes ? Un consensus assez large sur le constat, des différences de positionnement parmi les entreprises elles-mêmes, et une défense acharnée par les grands patrons de leur liberté de supprimer des emplois et de prioriser les actionnaires. Bilan en neuf temps avant que la commission ne rende son rapport le 8 juillet.
Premier enseignement : un accord quasi (…)
Qu'ont apporté de nouveau les trois mois d'auditions de la commission d'enquête sénatoriale sur les aides publiques aux grands groupes ? Un consensus assez large sur le constat, des différences de positionnement parmi les entreprises elles-mêmes, et une défense acharnée par les grands patrons de leur liberté de supprimer des emplois et de prioriser les actionnaires. Bilan en neuf temps avant que la commission ne rende son rapport le 8 juillet.
Les auditions qui se sont étirées sur trois mois ont été marquées par de nombreux débats et désaccords, mais aussi par un très large consensus sur les problèmes et les carences du « maquis » des aides publiques aux entreprises tel qu'il existe actuellement.
Premier point d'accord : les dispositifs de soutien aux entreprises sont trop nombreux et passent par trop de canaux différents. Ils sont plus de 2200 et peuvent relever de la compétence de l'État, de ses opérateurs (Bpifrance, Ademe, etc.), des organismes de Sécurité sociale, des collectivités territoriales, de l'Union européenne… Ils sont aussi de natures diverses : subventions, crédits d'impôts, exonérations fiscales, exonérations de cotisations sociales, prêts garantis par l'Etat, aides à l'embauche, et ainsi de suite. Certains interagissent entre eux et peuvent être comptabilisés de différentes manières : 11 milliards d'euros entrent ainsi à la fois dans les 100 milliards de France relance et dans les 54 milliards de France 2030, comme le soulignait le rapport du comité d'évaluation du plan de relance de décembre 2022 (lire notre propre bilan et notamment France relance : un plan opaque, un bilan impossible). Un gloubi-boulga qui rend le système complètement illisible.
Seul ou presque, le ministre de l'Économie Éric Lombard a affirmé que « toutes les aides publiques aux entreprises sont contrôlées, suivies et évaluées. »
Deuxième constat assez largement partagé, celui des lacunes des pouvoirs publics en matière de contrôle et d'évaluation des aides. Seul ou presque, le ministre de l'Économie Éric Lombard a affirmé que « toutes les aides publiques aux entreprises sont contrôlées, suivies et évaluées. Contrôlées par l'administration, qui vérifie systématiquement que les règles d'octroi sont bien respectées. Évaluées comme toute politique publique car la loi prévoit un dispositif d'évaluation. » Le ministre a donné comme exemple les rapports rendus sur France 2030, France relance, ou encore le rapport Bozio-Wasmer sur le CICE. Mais ces évaluations restent en réalité parcellaires.
« On ne peut pas contrôler 2000 dispositifs d'aide, qui sont attribués à des dizaines de milliers d'entreprises, grandes ou petites. L'appareil administratif n'y suffit pas », a constaté Louis Gallois, ancien patron d'Airbus, d'EADS et de la SNCF et ancien commissaire général à l'investissement, à l'origine du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE). D'autant que les contrôles sont là aussi éclatés entre diverses autorités. La cheffe par intérim du service de sécurité juridique et du contrôle fiscal de la Direction générale du Trésor, Carole Maudet, a comptabilisé « des centaines de milliers » de contrôles sur pièces et « entre 39 000 et 40 000 » contrôles sur place effectués chaque année par ses services, mais elle a dû le reconnaître : « Nous ne contrôlons pas l'entièreté des entreprises bénéficiant de tels dispositifs. Nous n'en avons tout simplement pas les moyens humains et matériels. »
Même constat à l'Assemblée nationale durant la commission d'enquête sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciement. « La Cour des comptes a reconnu qu'il n'y avait pas du tout la même vigilance de l'État à l'égard des aides aux entreprises qu'à l'égard des aides sociales, raconte à l'Observatoire Benjamin Lucas, porte-parole du groupe Ecologiste et social et rapporteur de cette commission parallèle. Cela m'a surpris. À des droits doivent correspondre des devoirs quand vous êtes au RSA, mais pas quand vous touchez des millions d'euros d'argent public ? »
La Cour des comptes a reconnu qu'il n'y avait pas du tout la même vigilance de l'État à l'égard des aides aux entreprises qu'à l'égard des aides sociales
Les fraudes, et donc les sommes à récupérer, pourraient pourtant être considérables. Le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche a récemment fourni une liste d'entreprises contrôlées dans le cadre du crédit impôt recherche (CIR), comme l'a souligné Evens Salies, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Résultat : près de 30% d'entre elles ont reçu des avis défavorables, pour un redressement fiscal de 271 millions d'euros au total. « En extrapolant ces résultats, si toutes les entreprises avaient été contrôlées, ce serait un peu inquiétant », a constaté l'enseignant-chercheur.
« Je ne crois pas qu'on puisse dire qu'en France, il n'y a pas de contrôle fiscal, a estimé Marc Auberger, inspecteur général des finances. Néanmoins, “contrôlé” ne veut pas dire “suivi”. c'est un sujet totalement différent. Les aides sont très contrôlées du point de vue des critères. Elles ne sont pas pour autant suivies. » Une fois les fonds versés aux entreprises, l'État peine à savoir comment ils ont été utilisés. Et il n'évalue qu'à la marge l'efficacité des dispositifs qu'il a mis en place.
« On procède à des évaluations ponctuelles - on a par exemple instauré un comité national de suivi du plan France Relance -, mais aucune démarche systématique ou pérenne n'est envisagée », a remarqué Anémone Cartier-Bresson, professeure de droit public à l'université Paris Cité et auteure du livre Droit des aides publiques aux entreprises (2020). Pour Sylvain Moreau, directeur des statistiques d'entreprises de l'Insee, cette absence d'évaluation vient notamment du manque d'échantillon de comparaison disponible : « La principale difficulté réside dans la nécessité de disposer d'un contrefactuel, c'est-à-dire d'une population d'entreprises ayant les mêmes caractéristiques que la population des entreprises aidées, mais qui ne soient pas aidées, de façon à analyser les effets des aides en termes d'évolution de l'activité, du chiffre d'affaires et de l'effectif salarié. »
Faute d'évaluation, les parlementaires, lors du vote du projet de loi de finances, se retrouvent à devoir amender ou supprimer une aide principalement pour des raisons de restrictions budgétaires et non en fonction de l'efficacité dudit dispositif.
Là aussi, le constat est amer : l'État est incapable de chiffrer le montant total des aides qu'ils verse aux entreprises. Chaque administration donne des estimations différentes et ne parle pas de la même chose. L'Insee fournit un montant « plancher », 70 milliards d'euros, ne prenant en compte que les aides à l'innovation et les subventions sur la production. Exit les exonérations de charges, les prêts garantis par l'État, ou le bouclier tarifaire, par exemple. Quant aux aides européennes ou celles des collectivités territoriales, le directeur des statistiques d'entreprises, Sylvain Moreau, n'a pas su dire aux sénateurs pas si elles sont comprises dedans ou non.
Quant à la Cour des comptes, elle se base sur la définition européenne des aides d'État, qui ne concerne que les aides « sélectives » de plus de 100 000 euros, et non celles qui s'appliquent à toutes les entreprises, pour aboutir à un chiffrage de… 55,4 milliards d'euros par an entre 2011 et 2021. L'Inspection générale des finances comptabilise quant à elle 88 milliards d'euros d'aides directes, auxquelles il faut ajouter 80 milliards d'euros d'exonérations de charges. Soit un total de 170 milliards d'euros, sans compter les aides des collectivités territoriales ni celles de l'UE. « Je pense qu'on en oublie, a déclaré Marc Auberger, inspecteur général des finances. Si on comptabilise des primes telles que ma Prime Rénov' et tous les dispositifs, il se peut que l'on atteigne 200 milliards d'euros. » Le ministre de l'Économie Éric Lombard estime de son côté le montant à 150 milliards d'euros chaque année : 40 milliards de dépenses fiscales, 30 de dépenses budgétaires, 80 d'allègements de cotisations. Une belle cacophonie.
Nous sommes face à une opacité hallucinante, L'État est incapable de dire combien il a donné et on se retrouve dépendants de la parole des entreprises.
Le rapport de l'Institut de recherches économiques et sociales, « Un capitalisme sous perfusion », commandé à des économistes par la CGT, aboutit quant à lui à un montant de 157 milliards d'euros pour l'année 2019 - avant la pandémie - en incluant les subventions, les exonérations d'impôts et les exonérations de cotisations sociales. Un chiffre qui reste « minimaliste », comme l'a indiqué dans son audition Jordan Melmiès, l'un des auteurs du rapport : « Notre chiffrage est probablement inférieur à la réalité telle qu'elle ressort aujourd'hui des statistiques brutes. Nous avons tenté de mettre en évidence le sens de la marée et non pas le mouvement des vagues. »
L'État n'est pas non plus capable de donner le détail des aides touchées entreprise par entreprise, ni celles qui en bénéficient le plus. « Il s'agirait d'un travail de bénédictin, notamment pour ce qui concerne les très grandes entreprises, a justifié Sylvain Moreau, de l'Insee. Cela impliquerait de regarder chacune des comptabilités, puis de retourner vers l'entreprise pour savoir où elle a affecté telle ou telle dépense - ce qui peut, d'ailleurs, varier d'une année à l'autre. Nous pourrions le faire, mais ce serait très coûteux. »
« Nous sommes face à une opacité hallucinante, déplore le député Benjamin Lucas. L'État est incapable de dire combien il a donné et on se retrouve dépendants de la parole des entreprises, qui disent ce qu'elles ont perçu ou non. »
Si l'on se fie aux montants annoncés durant les auditions, ce sont 4,9 milliards d'euros d'argent public qui ont été versés pour 32 sociétés.
« Nous, on n'a jamais rien à cacher. Rien. Donc la transparence, il me semble qu'en termes de démocratie, c'est la seule manière de faire en sorte d'annoncer les choses », a déclaré Xavier Huillard, président de Vinci, devant les sénateurs. Beaucoup des patrons auditionnés ont d'ailleurs donné des chiffres – plus ou moins complets – sur les aides de diverses formes touchées par leurs groupes. Si l'on se fie aux montants annoncés durant les auditions, ce sont 4,9 milliards d'euros d'argent public qui ont été versés pour 32 sociétés.
Seul Google France a fait figure de mauvais élève, qui a expliqué ne pas connaître le montant des allégements de cotisations sociales dont il bénéficie. « La difficulté principale que nous rencontrons pour calculer le montant des exonérations sociales est que celui-ci n'apparaît pas dans nos comptes : l'entreprise Google ne connait pas l'argent qui ne lui a pas été demandé, a développé son secrétaire général Benoît Tabaka. Le chiffre que vous attendez n'existe pas. » Pourtant, comme l'a rappelé le président de la commission d'enquête Olivier Rietmann, « Google sait traiter des données avec précision ».
Pour Guillaume Darrasse, directeur général d'Auchan, il faudrait ajouter à la divulgation des aides publiques reçues celle des impôts payés par l'entreprise, « de manière à avoir le panorama global de ce qu'elle perçoit et de ce à quoi elle contribue, ce qui est tout à fait normal ». Idem pour Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance et président de STMicroelectronics, qui a accepté la proposition du rapporteur communiste Fabien Gay d'y ajouter le montant des dividendes versés : « Il faut les trois pour que le citoyen lambda comprenne l'environnement naturel d'une entreprise. »
Pour François Jackow, directeur général d'Air Liquide, « c'est dans l'intérêt de tout le monde de montrer à quoi sert l'argent des Français et des concitoyens et à quoi sont utilisés les leviers de l'État », mais « à partir du moment où on ne demande pas un reporting de plus aux entreprises ». « Le point d'attention, c'est trop de reporting ou trop de bureaucratie, à éviter », s'est également inquiétée Catherine MacGregor, directrice générale d'Engie. Qu'ils soient rassurés : les propositions évoquées par les sénateurs envisagent une transparence assurée par l'État, pas par les entreprises.
Il n'y a pas de raison de cacher au public qu'une entreprise a perçu une aide. Si vous estimez que le fait de percevoir une aide et que les gens le sachent impliquerait de divulguer une information cruciale pour vous, vous ne demandez pas d'aide.
D'autres patrons ont avancé que faire la lumière sur les aides touchées pourrait porter préjudice à leurs entreprises sur la scène internationale et nuire au « secret des affaires ». « Il faut se montrer prudent afin que l'industrie française ne subisse pas d'effet “boomerang”, a estimé Jean-Dominique Senard, président de Renault. Certains États, qui ne publient rien, pourraient se servir de ces chiffres contre nous. » Guillaume Faury, directeur général d'Airbus, a été dans le même sens : « Il ne faut pas que la transparence soit une façon de dire [à nos concurrents] ce qu'on est en train de préparer pour le futur. » Il souhaite donc, comme d'autres, éviter une « transparence pour tout le monde », et privilégier une « transparence vis-à-vis de celui qui donne l'argent, l'État ». Ce à quoi le président Olivier Rietmann (LR) lui a répondu que ce n'était pas parce qu'il serait rendu public que son entreprise a touché 150 millions d'euros d'aides que l'on saurait vers quoi elles sont fléchées.
Pour le député écologiste Nicolas Bonnet, auteur d'une proposition de loi visant à instaurer la transparence des aides publiques aux entreprises, l'argument du secret des affaires devrait être mis hors du débat : « Il n'y a pas de raison de cacher au public qu'une entreprise a perçu une aide. Si vous estimez que le fait de percevoir une aide et que les gens le sachent impliquerait de divulguer une information cruciale pour vous, vous ne demandez pas d'aide. C'est un choix. » Il rappelle la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, qui donne le droit de constater « la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée ». Il s'agit pour lui d'un enjeu démocratique : « C'est aussi une question de consentement à l'impôt : de moins en moins de personnes savent vraiment à quoi sert l'argent qu'on leur prélève, ce qui peut entraîner des fantasmes et de la défiance. Il faut qu'ils puissent comprendre comment l'argent public est dépensé, et cela passe par faire la lumière sur ce que l'on donne aux entreprises. »
C'est l'un des arguments qui est revenu le plus souvent durant ces auditions : si les aides sont élevées en France, c'est parce qu'elles viendraient compenser un coût du travail et une fiscalité défavorables aux entreprises. Les dirigeants ont régulièrement mis en parallèle les aides qu'ils perçoivent avec les impôts qu'ils paient en France. Patrick Martin, président du Medef, a même proposé de remplacer le terme d'« aides » par celui de « compensation » : « Parce que, dans notre pays, nous avons une propension singulière, qu'il ne me revient pas de juger, des acteurs publics, de l'État et des collectivités locales à mener des stratégies très encadrées, voire interventionnistes, lesquelles peuvent, au cas par cas, fausser la rationalité économique. Dès lors, des mesures de compensation viennent corriger les effets pervers de certaines législations ou réglementations. »
Le PDG d'Accor Sébastien Bazin propose, pour rendre la France plus attractive, de baisser les cotisations sociales plutôt que d'arbitrer sur les aides publiques : « Franchement, baissez les charges sociales, et vous allez donner beaucoup moins de subventions. C'est tellement simple ! » Tout dépend, cependant, du modèle social que l'on défend.
La fiscalité et les charges sociales pesant sur les ménages ont augmenté, tandis que le poids des prélèvements sur les entreprises dessine un plateau.
L'argument d'une surimposition française est de moins en moins valable, comme l'explique à l'Observatoire Jordan Melmiès, maître de conférences à l'Université de Lille et à Sciences Po Lille et co-auteur du rapport de l'IRES sur les aides publiques aux entreprises : « Il y a quelques écarts qui peuvent perdurer, mais cela s'est réduit ces derniers temps. Sur certains pays, on va observer qu'il reste parfois quelques différences sur les impôts de production, mais on parle de quelques points à chaque fois. »
L'apport des entreprises aux finances publiques reste stable, tandis que les aides dont elles bénéficient explosent. D'après l'étude de l'IRES, elles représentaient environ 11% du budget de l'État entre 1979 et 1999. En 2019, c'est 30%. Et cet effort a principalement été supporté par les ménages, comme l'a expliqué Laurent Cordonnier, co-auteur du rapport, lors de son audition : « La fiscalité et les charges sociales pesant sur les ménages ont augmenté, tandis que le poids des prélèvements sur les entreprises dessine un plateau. »
Sans compter que certaines grandes entreprises n'hésitent pas à « optimiser » leur fiscalité. STMicroelectronics s'est ainsi fait épinglé par le rapporteur Fabien Gay, pour avoir touché 487 millions d'euros d'aides en 2023, pour un impôt sur les sociétés en France de… moins de 100 000 euros, son siège social étant basé en Suisse.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donÀ en croire beaucoup de dirigeants d'entreprises, les aides publiques sont essentielles pour renforcer l'attractivité des groupes français dans un contexte de concurrence internationale accrue. « La France n'est pas une île, a énoncé Alexandre Bompard, PDG de Carrefour. Affaiblir unilatéralement nos outils de compétitivité reviendrait à nous désarmer dans un moment où États-Unis et Chine investissent massivement pour attirer les activités industrielles et technologiques de demain. » Le patron de Michelin Florent Menegaux a lui aussi insisté sur « la compétitivité des aides publiques offertes par la France par rapport à d'autres États », et sur l'importance du crédit impôt recherche dans la localisation de ses activités : « Si on enlève le CIR, bien sûr que Michelin, qui est une entreprise mondiale, pourra décider de rapatrier ou non ses activités de recherche dans tel ou tel pays. »
Certaines aides, en se concentrant sur les bas salaires par exemple, ont incité les entreprises à se maintenir sur des productions à faible valeur ajoutée. L'argument de la compétitivité ne se vérifie pas.
En réalité, selon l'économiste Jordan Melmiès, les aides n'auraient que très peu accru la « compétitivité » des entreprises, contrairement à ce qui est souvent avancé. « Des études commencent à pointer du doigt que cela n'a pas restauré la compétitivité, ou que les effets le sont à un coût démesuré, développe l'économiste. Au contraire, certaines aides, en se concentrant sur les bas salaires par exemple, ont incité les entreprises à se maintenir sur des productions à faible valeur ajoutée. L'argument de la compétitivité ne se vérifie pas. »
D'autres entreprises tiennent d'ailleurs des discours qui s'écartent quelque peu du mantra patronal. Selon Alain Le Grix de la Salle, président d'ArcelorMittal, son groupe est implanté « là où son histoire l'a conduit, et non pas en fonction de là où les aides sont le plus importantes. Nous sommes le résultat des évolutions de nos entreprises, nos sites sont géographiquement localisés par rapport aux marchés que nous souhaitons servir. » Une manière de répondre aux critiques qui mettent en parallèle les subventions touchées par le sidérurgiste - 298 millions en 2023, auxquels devaient s'ajouter 850 millions d'euros pour décarboner les hauts fourneaux de Dunkerque et de Fos-sur-Mer - et les 636 suppressions de postes annoncées en avril, une partie des fonctions support (marketing, ressources humaines, etc.) étant délocalisée en Inde.
Autre positionnement qui dénote : celui de Luc Rémont, l'ex PDG d'EDF. S'il a reconnu que les aides publiques peuvent être nécessaires, notamment pour amorcer des politiques risquées ou en cas de défaut de marché et d'instabilité des prix, il a rappelé qu'« aller chercher de la subvention publique pour réaliser sa mission principale doit être quelque part une forme de renoncement » pour les entreprises et a invité à limiter « la tentation de l'abonnement » aux aides publiques : « C'est ça le pire. Elle existe partout, y compris dans le secteur électrique aujourd'hui. » Une sortie qui n'est sans doute pas son rapport avec le combat mené par Luc Rémont contre des gros industriels français qui exigeaient de pouvoir bénéficier d'un tarif de l'électricité très avantageux de la part de l'opérateur public – et qui ont fini par obtenir son départ.
Jean-François Cirelli, président de la filiale française de BlackRock, est même allé plus loin, en expliquant aux sénateurs que le soutien de l'État pouvait être regardé d'un mauvais oeil par les actionnaires : « Nous, ce que l'on cherche, c'est des business qui sont résilients, dans la durée, qui peuvent se passer d'aides. Il peut y avoir des aides au début, ça c'est très bien, mais si on a le sentiment que l'entreprise ne peut vivre que sur un dispositif public, on se dit que ce n'est pas sûr que ça dure autant que les contributions. »
Peu – voire pas – de critères ou de contreparties sont aujourd'hui imposés aux entreprises soutenues par l'État. La même année, elles peuvent toucher des millions d'aides publiques, licencier des milliers de salariés et verser des milliards d'euros de dividendes à leurs actionnaires. Parmi les pistes évoquées durant la commission d'enquête figure donc celle de fixer des conditions pour l'obtention des aides, en matière sociale, fiscale ou encore environnementale.
Première interrogation : faut-il conditionner les aides au maintien ou à la création d'emplois, et refuser les subventions à une société qui licencie ? Là-dessus, toutes les entreprises s'accordent pour répondre « non »... de même que les hauts fonctionnaires de Bercy. Thomas Courbe, à la tête de la Direction générale des entreprises, a fait ainsi valoir les difficultés que peuvent avoir les entreprises à se projeter dans un monde en perpétuelle évolution : « Un certain nombre d'entreprises considèrent qu'au moment où elles demandent une aide, elles ne peuvent pas forcément prendre d'engagement sur l'emploi. Parce qu'elles ne peuvent pas, sur la période qui est traditionnellement de trois ans, cinq ans, sur laquelle se déroulent ses projets, avoir l'assurance que la conjoncture économique ne va pas les conduire à des réductions d'emplois. » Pour Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, une telle mesure serait même contre-productive : « Il faut bien voir que les grandes entreprises réfléchissent à l'échelle du monde, et si vous conditionnez les aides publiques à l'absence de restructuration, les entreprises iront ailleurs. »
Le dividende, c'est le « loyer » versé aux actionnaires– l'expression est revenue dans la bouche de pas moins de cinq dirigeants durant ces auditions –, et il ne saurait être question d'y déroger.
Faudrait-il alors fixer une limite aux dividendes versés par les entreprises aidées ? Pas question non plus. Car le dividende, c'est le « loyer » versé aux actionnaires– l'expression est revenue dans la bouche de pas moins de cinq dirigeants durant ces auditions –, et il ne saurait être question d'y déroger. Pas même en période de crise comme celle du Covid et alors même que l'État prenait en charge une grande partie des salaires (lire Allô Bercy). C'est la raison pour laquelle Vinci, comme la plupart des sociétés du CAC 40, a décidé de continuer à verser des dividendes durant la crise sanitaire, même s'ils ont été abaissés, de 3,05 à 2,04 euros par action. « Je ne suis pas d'accord avec le fait que, sous prétexte d'avoir 100 millions d'aides ici, on devrait mettre le dividende à zéro, a soutenu le patron du géant de la construction. Parce qu'à ce moment-là, vis-à-vis de nos actionnaires, dont je rappelle qu'ils sont à 70% non-Français, on va finir par avoir des gros problèmes. »
Patrick Pouyanné a quant à lui répété que TotalEnergies a fait le choix de renoncer aux aides publiques pour pouvoir maintenir son niveau de dividendes. Selon lui, les entreprises sont capables de se limiter elles-mêmes et mieux vaut les laisser libres de prendre leurs décisions, en leur âme et conscience. « Je crois au capitalisme, à son éthique. Il faut être cohérent : je ne peux pas percevoir de l'argent public que je redistribue en dividendes. C'est bien par cohérence que j'ai décidé, puisque mon conseil d'administration ne voulait pas baisser les dividendes, de renoncer à l'aide de l'État. » En réalité, son groupe a quand même bénéficié pendant la pandémie du programme d'achats d'obligations massif de la Banque centrale européenne ou encore du plan de relance post-covid.
Selon le PDG de la SNCF Jean-Pierre Farandou, les aides devraient être mieux ciblées pour répondre à des objectifs dans la durée : « Il faut que l'argent public aide à passer les crises. Mais quand on en sort, il doit servir des politiques publiques de long terme, autour de l'emploi, de l'équipement du pays, de la transition énergétique. »
Dans cette perspective, certains patrons se sont montrés favorables à la mise en place de conditions plus strictes aux aides, à condition qu'ils soient fixés en amont et qu'ils ne demandent pas de travail supplémentaire aux entreprises : « Nous sommes totalement ouvert, tant que le process reste simple, transparent et efficace, a énoncé Nicolas Liabeuf, président d'Unilever France. Il faudrait aussi que lorsqu'un système est mis en place, il soit stable dans le temps, ce qui nous permet de mettre en place ce qu'il faut pour l'avenir et d'avoir une stratégie vis-à-vis de ces aides qui soit inscrite dans la durée. »
Une vision partagée par Emilie de Lombarès, présidente du directoire d'ONET, leader du nettoyage, qui a même invité à repenser les allègements de cotisations sur les bas salaires, en augmentant les cotisations sociales « dans l'idée d'une contribution de tous aux finances publiques » et en mettant en place un taux progressif de cotisation plutôt que des allègements. « Il est primordial de prévoir ces transformations sur un horizon qui ne mette pas en péril nos entreprises. De cette manière, une entreprise comme ONET est capable d'anticiper les propositions faites à nos clients et d'absorber l'extinction d'une telle mesure. »
Alors qu'il est essentiel de transformer l'appareil productif pour répondre à l'urgence climatique, limiter les aides aux entreprises qui s'inscrivent dans une démarche de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre semblerait une proposition de bon sens.
Alors qu'il est essentiel de transformer l'appareil productif pour répondre à l'urgence climatique, limiter les aides aux entreprises qui s'inscrivent dans une démarche de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre semblerait une proposition de bon sens. Mais les dirigeants des entreprises les plus concernées se sont montrés très réticents. Charles Amyot, PDG d'ExxonMobil France, s'est lancé dans une diatribe sur la CSRD et la CS3D, des directives européennes qui obligent les grandes entreprises à publier un rapport de durabilité et qui leur imposent un devoir de vigilance à l'égard de leurs fournisseurs : « Ces directives partent de bonnes intentions, soyons très clairs. Droits humains, respect, environnement, etc., absolument oui, cent fois oui. Le problème, c'est la méthode qui est utilisée pour atteindre ces objectifs. Comment peut-on penser qu'on va diriger une entreprise sur ces sujets RSE sur la base de 1200 indicateurs ? » S'il n'est pas contre « des objectifs contraignants » sur la décarbonation, il a plaidé pour que les entreprises soient libres de choisir les moyens pour y parvenir.
François Jackow, patron d'Air Liquide, a abondé : « Il faut absolument, dans les aides, éviter de fixer à la fois les objectifs et les moyens. Une fois l'ambition fixée par les acteurs publics, il faut laisser le choix des moyens technologiques aux entreprises, sans les enfermer sur une voie prédéterminée. » Pour le patron de Kering François-Henri Pinault, en revanche, c'est l'inverse qui est vrai : « Il ne peut pas y avoir d'obligation de résultat, c'est trop compliqué à mettre en place. En revanche, il doit y avoir une obligation de moyens. » Dans ce cas, les aides pourraient, selon lui, être remboursées en cas de retour à bonne fortune, parce qu'elles seraient alors « très ciblées, très mesurables. Je ne vois pas pourquoi une aide qui aurait réussi sur un projet ne devrait pas donner lieu à des retours sur investissement pour l'État. »
Si des conditions sont fixées aux aides et que des contrôles sont effectués, se pose ensuite la question des sanctions. Exiger d'une entreprise qu'elle rembourse les aides qu'elle a perçues si elle licencie des salariés ? Le secteur de la grande distribution s'y est résolument opposé. Pour Guillaume Darrasse, directeur général d'Auchan, l'un des groupes dénoncés pour ses annonces de suppressions d'emplois, une telle mesure serait contre-productive : « On fait référence à des aides passées, qui ont d'ores et déjà été dépensées, et qui ont servi à investir au moment où nous faisions face à des difficultés bien présentes. Ces aides ont peut-être permis de différer certaines décisions difficiles et de préserver au maximum l'emploi. Nous demander de les rembourser au moment où notre entreprise traverse des difficultés aussi importantes, cela reviendrait à lui infliger une double peine, et finalement, surtout, à infliger cette double peine à nos salariés. »
Le PDG de Carrefour Alexandre Bompard souligne quant à lui l'imprévisibilité du marché : « Il faut aussi avoir à l'esprit que les choses évoluent à une vitesse folle, que parfois, de très bonne foi, des industriels, à des moments aient bénéficié d'aides, aient eu une conviction que leur usine allait pouvoir se développer, allaient rester en France etc. et que le marché se retourne et que tout à coup, telle ou telle usine dans tel ou tel endroit n'est plus du tout compétitive. »
Plusieurs patrons se disent favorables à l'introduction d'une clause de retour à bonne fortune pour les aides versées aux entreprises en difficulté.
Épinglée pour avoir utilisé 4,3 millions d'euros de CICE en 2019 pour l'achat de huit nouvelles machines sur son site de La Roche-sur-Yon, dont six ont été finalement expédiées en Espagne, en Roumanie et en Pologne, la direction de Michelin s'est dit prête à rendre l'aide perçue. « Je n'ai pas le détail, mais sur cette partie-là, je considère qu'on devrait être capable de rembourser, a déclaré Florent Menegaux. Si le CICE n'a pas servi aux machines qui sont restées en France, ce ne serait pas anormal qu'on les rembourse. Mais ce n'est pas le cas sur tous les autres sujets. »
Le directeur France du groupe, Jean-Paul Chiocchetti, avait déjà fait la même déclaration en octobre 2019 suite à l'annonce de la fermeture de l'usine de La Roche-Sur-Yon, qui comptait 619 salariés. Michelin s'était finalement rétracté, arguant que le CICE n'était pas assujetti à des critères spécifiques sur l'emploi mais était destiné à soutenir les entreprises dans leur politique d'investissement.
Plusieurs patrons se disent cependant favorables à l'introduction d'une clause de retour à bonne fortune pour les aides versées aux entreprises en difficulté. L'argent public pourrait ainsi être remboursé une fois la crise passée. « Oui à l'intervention étatique quand c'est nécessaire, mais avec des clauses contractuelles pour un remboursement progressif une fois les bénéfices revenus », a énoncé Patrick Pouyanné, patron de Total. L'avance remboursable est aussi pertinente selon lui pour amorcer de nouveaux investissements risqués : « C'est vertueux pour mobiliser d'autres capitaux et lancer le projet, et le remboursement intervient si le projet réussit et donc quand l'entrepreneur parvient à bonne fortune. » Le directeur général d'Air Liquide, François Jackow, est lui aussi favorable à une telle mesure, mais demande de faire attention à « où on fixe la barre » : « Il faut effectivement qu'in fine, le projet soit profitable, et que s'il est surprofitable ou que les choses se passent particulièrement bien, qu'il y ait un retour pour l'État qui a pris une partie du risque me semble assez normal. » Reste à définir cette notion de « surprofit ».
Deux pays ont souvent été cités durant ces auditions : les États-Unis, comme un exemple à suivre, et la Chine, dont la concurrence déloyale justifierait les aides publiques accordées par le gouvernement français à ses champions..
Pour le premier, c'est surtout l'Inflation Reduction Act (IRA) d'août 2022, mobilisant 369 milliards de dollars sur dix ans pour soutenir l'industrie verte, qui a été pris en exemple. Pour le patron de Renault Jean-Dominique Senard, cette loi a « favorisé l'émergence d'une industrie moins émettrice de CO2 » et constitue « un puissant outil géopolitique qui vise à réduire les dépendances stratégiques » dont l'Europe devrait s'inspirer. Patrick Martin, président du Medef, parle même de « pompe aspirante pour les investissements internationaux ». Cela tient à la simplicité du dispositif selon Catherine MacGregor, directrice générale d'Engie : « L'IRA avait effectivement cet avantage de la simplicité, avec ces crédits d'impôts qui permettaient très facilement de comprendre les bénéfices qu'on allait pouvoir tirer sur tel projet. »
Mais cette simplicité se fait au détriment des contrôles. « Dans l'IRA, que vous ayez besoin de l'aide pour faire l'investissement, ou que vous l'auriez fait de toute façon, vous l'avez, a expliqué durant son audition Olivier Guersent, directeur général de la Concurrence au sein de la Commission européenne. Il y a des effets d'aubaine absolument gigantesques. C'est d'ailleurs pour ça que les grands patrons adorent ce dispositif, c'est Noël tous les jours, vous touchez l'aide quoi qu'il arrive. »
Combien d'entreprises se sont présentées depuis le 9 mars 2023 ? Une. Pas deux, pas trois, une seule.
Il rappelle que début 2023, plusieurs grands patrons européens menaçaient de quitter le continent suite à la mise en place de l'IRA. Et qu'en réponse, la direction de la Concurrence a introduit une « matching clause » : si une entreprise a monté un dossier pour s'implanter dans un État membre, mais envisage finalement d'opter pour les États-Unis, l'Union européenne acceptera que la même aide soit proposée à l'entreprise, à l'euro près. « Combien d'entreprises se sont présentées depuis le 9 mars 2023 ? Une. Pas deux, pas trois, une seule. Et d'ailleurs nous avons autorisé cette opération. Avec tout le respect que j'ai pour ces très grands patrons, s'il y avait un problème de cette taille-là, je pense qu'on en aurait vu plus d'une. »
Quant à la Chine, les patrons d'entreprises françaises s'accordent pour la désigner comme un concurrent de taille massivement subventionné. Jean-Philippe Imparato, directeur général de Stellantis, prend l'exemple des véhicules électriques : « Les Chinois vendent l'électrique au prix du thermique en Europe. Ce n'est pas possible que cela coûte vraiment moins cher, parce que 45% du prix est fait par la batterie. Donc on a un sujet de compétitivité, et c'est pour ça qu'on se bat. »
« Il n'y a aucun système exonérations ou de niches fiscales qui permet d'être compétitif face à la Chine, réfute Jordan Melmiès. Ne serait-ce qu'en termes de coût du travail, c'est juste impossible. Ce qui signifie que la solution et la bonne mesure des politiques économiques n'est pas là. C'est un piège sans fin. Parce que tous les pays réagissent et tous les pays font la même chose et à la fin, on démantèle l'État social et on n'a rien gagné au passage. »
Si les travaux de la commission d'enquête sénatoriale ont montré une chose, c'est qu'en se plongeant dans le maquis des aides aux entreprises, on se retrouve rapidement à faire le procès des politiques économiques poursuivies par la France depuis maintenant des décennies – et que très peu, au sommet des entreprises ou de l'État, sont prêts à envisager des changements radicaux.
01.07.2025 à 07:30
Six mois après la réélection de Donald Trump, les grands pontes de la Silicon Valley peuvent déjà se féliciter d'avoir misé sur le candidat républicain. Deuxième volet de notre enquête.
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s'est fait remarquer par les scandales et les oppositions qu'il a suscités, que ce soit pour sa politique anti-migrants, ses décisions sur la scène internationale ou ses attaques contre les institutions fédérales. Mais l'élite de la tech, qui a choisi de (…)
Six mois après la réélection de Donald Trump, les grands pontes de la Silicon Valley peuvent déjà se féliciter d'avoir misé sur le candidat républicain. Deuxième volet de notre enquête.
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s'est fait remarquer par les scandales et les oppositions qu'il a suscités, que ce soit pour sa politique anti-migrants, ses décisions sur la scène internationale ou ses attaques contre les institutions fédérales. Mais l'élite de la tech, qui a choisi de soutenir le candidat républicain (voir le premier volet de cette enquête), a obtenu des dérégulations massives, un coup d'accélérateur en matière de production d'énergie, des postes dans l'administration et des marchés publics. Un investissement payant, à peine entaché par les bisbilles personnelles entre Trump et Elon Musk.
Les barons de la Silicon Valley craignaient-ils que l'expansion de l'IA et des cryptomonnaies soit entravée par les régulations ? Avec Trump, ils n'ont plus aucune inquiétude à se faire. Dès le 20 janvier, immédiatement après sa prestation de serment, le président nouvellement élu a révoqué le décret n°14110 signé en 2023 par Job Biden, qui visait à promouvoir un usage responsable et éthique de l'IA et à en minimiser les risques pour les consommateurs, les travailleurs et la sécurité nationale. Un recul pour la transparence ou la protection de la vie privée, mais un boulevard pour les capital-risqueurs de la tech.
Une disposition de la « One Big, Beautiful Bill » actuellement en négociation prévoit l'interdiction pour tous les États américains, et pour les dix prochaines années, d'adopter la moindre loi ou réglementation qui pourrait restreindre ou réguler les modèles et systèmes d'intelligence artificielle.
Ce boulevard, l'administration Trump veut désormais le protéger des velléités régulatrices au niveau des États. Une disposition de la « grande et belle loi » (One Big, Beautiful Bill) actuellement en négociation – qui contient aussi toute une série de mesures fiscales favorables aux grandes fortunes et des coupes drastiques dans l'assurance maladie – prévoit l'interdiction pour tous les États américains, et pour les dix prochaines années, d'adopter la moindre loi ou réglementation qui pourrait restreindre ou réguler les modèles et systèmes d'intelligence artificielle. Un moratoire qui pourrait bloquer les règles mises en place par certains États comme la Californie ou New York sur la transparence des données utilisées pour entraîner l'IA ou les biais algorithmiques.
Côté cryptomonnaies, la Security Exchange Commission (SEC), gendarme des marchés financiers aux États-Unis, avait lancé une série d'enquêtes sur des plateformes soupçonnées de diverses malversations, qu'elle a abandonnées après l'arrivée de Donald Trump au pouvoir. Abandonnées aussi, les règles du Staff Accounting Bulletin (SAB) 121, qui exigeaient que les banques divulguent les cryptomonnaies détenues pour le compte leurs clients, et maintiennent des actifs suffisants pour les sécuriser.
L'administration Biden avait créé une unité spéciale du ministère de la Justice pour lutter contre les abus dans le secteur des cryptomonnaies, et particulier le blanchiment d'argent par ces plateformes. Celle-ci a été démantelée par l'administration républicaine, en application du décret pour « renforcer le leadership américain dans le domaine de la technologie financière numérique », qui ordonne aux ministères des Finances et de la Justice, et à toutes les agences fédérales, de réévaluer leurs régulations relatives aux cryptomonnaies pour les modifier ou carrément les abroger. Ce même décret envisage la création d'une réserve nationale d'actifs financiers numériques.
Cette dérégulation massive des cryptomonnaies soulève des questions sur les conflits d'intérêts du locataire de la Maison Blanche.
Si les investisseurs de la tech peuvent se réjouir de cette dérégulation massive et des grâces accordées par Donald Trump à des acteurs des cryptomonnaies déjà condamnés, ces décisions soulèvent des questions sur les conflits d'intérêts du locataire de la Maison Blanche. En effet, selon le magazine Forbes, celui-ci a gagné 57,4 millions de dollars grâce à World Liberty Financial, société de cryptoactifs dont il est partiellement propriétaire. Trois jours avant son investiture, Donald Trump lançait d'ailleurs son propre jeton, le $Trump. D'autres membres de sa famille ont investi le secteur [1].
« L'IA et l'énergie sont des sujets étroitement liés », expliquait Marc Andreessen en novembre 2024, dans un podcast consacré aux évolutions attendues par le secteur tech après l'élection de Donald Trump. La crainte des capital-risqueurs est de se heurter à un « goulot d'étranglement », c'est-à-dire de manquer d'énergie pour développer leurs produits, en particulier si les lois en faveur de l'environnement et du climat brident les capacités de production. L'entraînement d'un seul modèle d'IA peut consommer des milliers de mégawattheures d'électricité et émettre des centaines de tonnes de carbone. Les intérêts de l'industrie fossile rejoignent ici ceux de la tech.
Les investisseurs tech peuvent être rassurés : leurs besoins massifs en électricité ont aujourd'hui la priorité sur la lutte contre le réchauffement climatique.
Le jour de son investiture, Donald Trump a récompensé ces deux secteurs qui ont abondamment financé sa campagne en décrétant « l'urgence énergétique » et en enterrant la lutte contre les dérèglements climatiques. Il a aussi adopté une série de décrets pour faciliter la construction de centrales nucléaires, en revenant sur des règles de sûreté qu'il a qualifiées d'« irrationnelles ». Pour la Maison Blanche, « une énergie abondante est un intérêt vital pour la sécurité nationale et économique. Associée à la production nationale de combustibles fossiles, l'énergie nucléaire peut libérer l'Amérique de sa dépendance vis-à-vis de ses rivaux géopolitiques. Elle peut alimenter non seulement les industries manufacturières traditionnelles, mais aussi des secteurs de pointe, énergivores, tels que l'intelligence artificielle et l'informatique quantique. »
En ce qui concerne le charbon, le pétrole et le gaz, l'administration Trump va accélérer les procédures d'examen des permis d'extraction, et ouvrir à l'exploitation des zones auparavant protégées comme des parcs nationaux ou les terres vierges de l'Alaska. L'« urgence énergétique nationale » a aussi été invoquée, par exemple, pour prolonger l'exploitation d'une mine de charbon dans le Michigan. Le décret signé par le secrétaire à l'Énergie Chris Wright – qui a fondé et dirigé des entreprises dans le domaine du gaz de schiste – justifie cette décision par la nécessité d'éviter des blackouts en cas de hausse de la demande d'énergie. Le Michigan ne faisant aujourd'hui face à aucune menace de pénurie, on peut se demander si cette crainte est liée à la construction de nouveaux data centers énergivores dans cet État. Quoi qu'il en soit, les investisseurs tech peuvent être rassurés : leurs besoins massifs en électricité ont aujourd'hui la priorité sur la lutte contre le réchauffement climatique.
Si l'industrie de la tech n'a pas trop de soucis à se faire quant aux politiques mises en œuvre par le président républicain, c'est aussi parce qu'elle a su investir les rouages de son administration : rien de tel que de prendre la place du régulateur pour être (dé)régulé comme on l'entend.
JD Vance a travaillé pour Mithril Capital, le fonds de capital-risque de Peter Thiel, avant de fonder sa propre société avec le soutien (entre autres) de Marc Andreessen.
Premier allié des patrons de la Silicon Valley : le vice-président JD Vance, dont Peter Thiel a été le mentor, et le financeur de ses premières campagnes politiques. Vance a travaillé pour Mithril Capital, le fonds de capital-risque de Thiel, avant de fonder sa propre société, Narya Capital, avec le soutien (entre autres) de Marc Andreessen. Le 18 mars dernier, invité à un sommet organisé par Andreessen et Horowitz à Washington, JD Vance a promis à un public de leaders de la tech : « Nous allons réduire vos impôts, nous allons réduire les réglementations, nous allons réduire le coût de l'énergie pour que vous puissiez construire, construire, construire. »
Toujours à la Maison Blanche, le « tsar » de l'IA et des cryptomonnaies de Donald Trump n'est autre que David Sacks, ancien de Paypal, et co-fondateur de Palantir (toujours avec Thiel), tandis que son conseiller pour l'IA est Sriram Krishnan, associé d'Andreessen et Horowitz. Le chef du bureau de la politique scientifique et technologique, Michael Kratsios, a travaillé auparavant pour des sociétés d'investissement de Peter Thiel (notamment Clarium Capital) ; il avait déjà fait partie de la première administration Trump. Plusieurs autres hauts responsables de l'administration Trump actuelle sont passés par la société Palantir de Peter Thiel et David Sacks, comme Gregory Barbaccia (directeur fédéral de l'Information à la Maison Blanche), Jacob Helberg (sous-secrétaire à la Croissance économique, l'énergie et l'environnement) et Clark Minor (directeur technique au département de la Santé et des services sociaux).
La création du DOGE reflète l'alignement des leaders de la tech avec l'idéologie libertarienne et conservatrice d'une grande partie de l'entourage de Donald Trump.
Les portes tournantes entre le secteur privé et l'administration ne sont pas une nouveauté et ne concernent pas uniquement le secteur de la tech. Pourtant, avec le nouveau mandat de Donald Trump, cette interpénétration a pris une nouvelle dimension avec la création du Department of Government Efficiency (DOGE), dirigé à l'origine par le très médiatique Elon Musk. Si ce dernier a pris beaucoup de place en termes de communication, le DOGE aurait aussi bénéficié du soutien bénévole de capital-risqueurs comme Marc Andreessen ou Antonio Gracias, et il a recruté des dizaines de personnes liées aux milliardaires de la tech et du capital-risque (anciens de Palantir, SpaceX, X, etc.), dont une partie est restée en poste après le départ du patron de Tesla.
La création du DOGE reflète l'alignement des leaders de la tech avec l'idéologie libertarienne et conservatrice d'une grande partie de l'entourage de Donald Trump. L'objectif est de tailler drastiquement dans l'administration fédérale, quitte à fermer des agences et licencier à tour de bras, pour faire baisser les dépenses publiques (corollaire de la baisse des impôts), mais également de supprimer des régulations et même... des mots, ceux qui se rapportent aux questions climatiques ou aux enjeux d'équité et d'égalité. De quoi satisfaire les aspirations réactionnaires des capital-risqueurs (voir le premier volet de cette enquête) mais aussi les ambitions du « Project 2025 » des think tanks conservateurs emmenés par la Heritage Foundation. Le départ de Musk ne devrait donc pas y changer grand chose.
Elon Musk était en situation de conflit d'intérêts avec plus de 70 % des agences contrôlées par les équipes du DOGE
Difficile de savoir ce qui va rester exactement des « coupes » du DOGE, tant ses actions ont été chaotiques, opaques, voire illégales. Le département a néanmoins déstabilisé une partie de l'État fédéral, et en particulier les agences chargées de superviser le secteur de la tech. En mai 2025, un rapport de l'ONG Public Citizen a estimé qu'Elon Musk était en situation de conflit d'intérêts avec plus de 70 % des agences contrôlées par ses équipes. Le DOGE s'est ainsi attaqué au régulateur fédéral de l'aviation, qui avait enquêté sur SpaceX pour les problèmes causés par ses lancements de fusée (retombées de débris et dommages environnementaux) et même proposé des amendes contre l'entreprise. Des postes ont également été supprimés à la National Highway Traffic Safety Administration, qui avait lancé des enquêtes sur des accidents impliquant des voitures Tesla, et qui est chargée d'évaluer les risques liés aux véhicules autonomes. Des réductions d'effectifs et de moyens ont aussi été annoncées à l'Environmental Protection Agency (EPA), une agence qui s'en est déjà pris à Tesla pour des violations de la loi sur la qualité de l'air, et à SpaceX pour des atteintes à la qualité de l'eau.
Malgré le départ de Musk, le DOGE reste rempli d'anciens salariés de la tech qui pourront avoir envie de protéger leurs intérêts. Gavin Kliger, un ingénieur de l'entreprise d'IA Databricks, soutenue par Andreesen et Horowitz, a ainsi travaillé aux licenciements au CFPB, le Bureau de protection financière des consommateurs, alors qu'il détiendrait pour 750 000 dollars d'actions dans des sociétés soumises à la supervision de cette agence, comme Tesla, Apple ou Alibaba. Est-ce aussi un hasard si les licenciements dans les services fiscaux (IRS) ont impacté de manière disproportionnée l'unité chargée de contrôler les milliardaires ?
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donSi les leaders de la tech critiquent le poids de l'administration fédérale, ils n'ont rien contre les contrats publics. À commencer par Elon Musk, dont le Washington Post estime qu'il aurait reçu plus de 38 milliards de dollars en 20 ans sous forme d'aides, de financements et de commandes publiques pour ses entreprises Tesla et SpaceX. En 2024, Palantir a tiré 1,2 milliard de revenus de contrats gouvernementaux.
Dans le domaine de la défense, la volonté de Donald Trump de construire un « Golden Dome » pourrait là encore profiter à SpaceX, Palantir et Anduril (soutenu par Andressen), entreprises alliées autour de ce projet
Le retour de Trump au pouvoir ne devrait pas affecter cette manne. Palantir fait partie des grands bénéficiaires de la chasse aux migrants initiée par la nouvelle administration, puisqu'elle fournit des outils de traitement de données au service de l'immigration et des douanes (lire Comment Palantir, le géant de la « big data », collabore à la chasse aux migrants aux États-Unis). Stephen Miller, architecte de la politique anti-immigration de Trump, se trouve d'ailleurs aussi être actionnaire de Palantir. Dans le domaine de la Défense, la volonté de Donald Trump de construire un « Golden Dome » pourrait là encore profiter à SpaceX, Palantir et Anduril (soutenu par Andressen), entreprises alliées autour de ce projet. Le 20 mai 2025, le secrétaire à la Santé et aux services sociaux Robert F. Kennedy Jr. rencontrait des firmes de technologies spécialisées dans la santé, qui se trouvaient presque toutes des sociétés soutenues par Andreessen et Horowitz. La start-up de paiement Ramp, soutenue par Peter Thiel, serait aussi sur les rangs pour obtenir un contact de cartes de crédit pour les agents gouvernementaux à plusieurs dizaines de millions de dollars.
Début mai, Wired révélait qu'Anthony Jancso, ancien de Palantir, fondateur de la start-up AccelerateX et employé du DOGE, avait envoyé un message sur un canal Slack pour recruter sur un projet visant à remplacer des agents fédéraux par l'IA. Plusieurs articles de la « One Big Beautiful Bill » discutée actuellement au Congrès américain prévoient de déployer davantage d'intelligence artificielle dans les départements de la Défense, du Commerce, des Douanes - ou encore de la Santé, avec pour objectif de traquer les paiements non-justifiés de Medicare, le système d'assurance maladie pour les personnes âgées ou en situation de handicap. Les opportunités de ce type ne manqueront pas pour les géants du numérique et pour la myriades de start-ups soutenues par les fonds de capital-risque.
Certes, le secteur de la tech – comment l'ensemble du monde des affaires – n'a pas forcément apprécié les annonces de Donald Trump sur les droits de douanes. Les investissements des capital-risqueurs ont eux aussi pu pâtir des fluctuations boursières suscitées par les déclarations contradictoires du président. Reste que si ces menaces sont utilisées comme un levier de négociation, elles pourraient encore une fois tourner à l'avantage de la Silicon Valley. Y compris très directement, par exemple quand le Département d'État encourage ses partenaires commerciaux à adopter les services du Starlink d'Elon Musk, comme révélé par le Washington Post-. Le Lesotho a ainsi attribué un contrat à Starlink juste après que Donald Trump ait annoncé des droits de douane de 50 % sur le pays. Un mémo obtenu par le journal écarte toute coïncidence : « Alors que le gouvernement du Lesotho négocie un accord commercial avec les États-Unis, il espère que l'octroi d'une licence à Starlink témoigne de sa bonne volonté et de son intention d'accueillir des entreprises américaines. » Menacée par la guerre commerciale de Donald Trump, l'Inde a elle aussi fait une série de concessions aux États-Unis dans de multiples domaines, dont une licence attribuée à Starlink.
Si les menaces de hausse des droits de douane sont utilisées comme un levier de négociation, elles pourraient encore une fois tourner à l'avantage de la Silicon Valley
Les droits de douane, un simple instrument de pression ? C'est en tout cas l'opinion de Peter Thiel, interrogé à ce sujet par Joe Lonsdale, un autre des « tech bros ». S'il pense que la dérégulation, notamment environnementale, peut ramener quelques industries aux États-Unis, la priorité pour lui est surtout d'en retirer à la Chine et de s'installer dans des pays qui ne chercheront pas à faire concurrence aux intérêts américains.
L'autre obstacle sur la route des milliardaires de la Silicon Valley, ce sont les velléités de régulation ou de taxation de certains pays ou groupes de pays. Là aussi, face à la menace de Trump de mettre fin immédiatement à ses négociations commerciales, les dirigeants du Canada viennent d'annoncer l'abandon de leur projet de taxe sur les services numériques, qui devait permettre de récupérer une partie des revenus engrangés par les géants américains du web dans leur pays.
L'Union européenne et ses volontés de régulation du secteur (Digital Services Act, Digital Markets Act et IA Act) est la prochaine dans le viseur. L'avenir de ces lois protégeant le consommateur européen dépendra de la capacité de l'UE à rester soudée dans les négociations. Une unité à laquelle s'attaquent, sans surprise, les mouvements d'extrême droite proches du trumpisme sur le vieux continent (lire MCC Brussels, ou comment l'extrême droite pro-Orbán et pro-Trump s'organise pour affaiblir l'Europe de l'intérieur).
27.06.2025 à 07:30
Derrière le ralliement d'Elon Musk et d'autres grands financiers de la Silicon Valley à l'ultradroite américaine, il y a une opposition forcenée à la régulation de l'IA et des cryptomonnaies, mais aussi un intérêt commun avec le secteur des énergies fossiles à ne pas entraver la consommation des énergies polluantes. Premier volet d'une enquête sur le secteur étatsunien de la tech et l'administration Trump.
Si les dernières chamailleries entre Elon Musk et Donald Trump ont pu donner (…)
Derrière le ralliement d'Elon Musk et d'autres grands financiers de la Silicon Valley à l'ultradroite américaine, il y a une opposition forcenée à la régulation de l'IA et des cryptomonnaies, mais aussi un intérêt commun avec le secteur des énergies fossiles à ne pas entraver la consommation des énergies polluantes. Premier volet d'une enquête sur le secteur étatsunien de la tech et l'administration Trump.
Si les dernières chamailleries entre Elon Musk et Donald Trump ont pu donner l'illusion d'une rupture, les élections de 2024 marquent en réalité un virage profond dans la politique aux États-unis : les milliardaires de la tech, à coup de dollars et d'influence, ont conquis le pouvoir et le président Trump. Loin de l'image d'innovation et de modernité de la Silicon Valley, ses magnats se sont clairement rangés aux côtés de secteurs traditionnellement favorables à la droite réactionnaire, comme celui des énergies fossiles ou des fonds d'investissements, pour soutenir le candidat républicain et son programme.
Il y a un an, en juin 2024, l'investisseur en capital-risque David Sacks co-organisait une grande soirée de levée de fonds au profit de Donald Trump dans sa villa de San Francisco. Avec des tickets d'entrée allant de 50 000 à 300 000 dollars, le milliardaire, animateur du All-In podcast (influent dans la Silicon Valley) et ancien de Paypal, récolte 12 millions de dollars pour la campagne du candidat Républicain. Des gros acteurs du secteur des cryptomonnaies comme les frères Winklevoss ou Jacob Helberg, conseiller du patron de Palantir, assistent à l'événement, qui est perçu comme un tournant par les médias américains : l'industrie de la tech, traditionnellement perçue comme libérale et soutien des démocrates, était en train de rallier le très conservateur Donald Trump. « Je pense que les salariés de la tech restent majoritairement démocrates et progressistes, mais ce sont leurs patrons, les milliardaires à la tête des grandes sociétés d'investissement, qui se sont tournés vers Trump », estime Jeff Hauser, fondateur et directeur du Revolving Door Project, une vigie citoyenne sur les nominations au sein du pouvoir exécutif.
En 2016, seul Peter Thiel, le fondateur de Paypal, Palantir et plusieurs fonds de capital-risque, avait ouvertement soutenu le candidat républicain. Mais, à l'été 2024, Elon Musk, lui aussi un ancien de Paypal, devenu patron de multiples entreprises allant de Tesla à SpaceX en passant par X (ex twitter) ou The Boring Company, rallie lui aussi Trump. Il deviendra le premier contributeur à sa campagne devant le banquier Thimoty Mellon (plus de 276 millions de dollars contre 150 millions, sans compter les contributions aux campagnes des candidats républicains au Congrès). Il fonde « America PAC », une organisation de collecte de fond qui réunira plus de 260 millions de dollars pour Donald Trump, sous la direction de Chris Young, vice-président du lobby pharmaceutique PhRMA. Si parmi les donateurs figurent d'autres soutiens habituels des républicains comme la famille DeVos ou Joe Craft, patron du géant du charbon Alliance Resources Partner, on y retrouve aussi les frères Winklevoss, Joe Lonsdale, co-fondateur de Palantir, et d'autres capital-risqueurs liés à la Silicon Valley et la « paypal Mafia », comme Ken Howery, Shaun Maguire ou Antonio Gracias (qui gère une partie de la fortune d'Elon Musk).
D'autres capital-risqueurs majeurs de la Silicon Valley, comme Ben Horowitz et Marc Andreessen (Andreessen & Horowitz) ou Doug Leone (Sequoia Capital) financent aussi la campagne de Trump à coup de millions de dollars, à travers des « super PAC ». Ces milliardaires annoncent publiquement leur soutien au candidat. À travers leurs sociétés d'investissement, ils sont liés à des centaines d'entreprises majeures de la Silicon Valley, de Meta (Facebook, Instagram, Whatsapp) à Airbnb en passant par Uber, Instagram ou Spotify. Au delà de l'argent, le soutien des milliardaires de la Silicon Valley a pu passer par leur pouvoir d'influence sur le débat public : « Je suis pratiquement sûr que l'algorithme de X (anciennement Twitter) a été modifié pour faire monter les contenus favorisant Trump », explique Jeff Hauser.
Pourquoi cet engouement pour Donald Trump ? Pas certain que les grands patrons de la tech aient jamais été des progressistes convaincus, mais l'ère Biden les aurait ouvertement poussés dans les bras des républicains. Par les menaces de taxer les très grandes fortunes, d'une part : à la tête de patrimoines se comptant en centaines de millions, voire en milliards de dollars, ils ont pu se sentir visés. D'autre part, parce que le président sortant avait nommé à la tête de la Federal Trade Commission (FTC) Lina Khan, une juriste déterminée à faire appliquer les lois contre les monopoles, y compris contre des mastodontes de la tech comme Meta ou Amazon.
Cependant, pour Jeff Hauser, « ce qui a été déterminant, c'est la question de l'intelligence artificielle et des cryptomonnaies ». Des secteurs qui se sont développés très rapidement dans la période récente, et dans lesquels les milliardaires de la tech voient un potentiel énorme de profits. Le marché très rentable des cryptomonnaies est en pleine expansion, mais l'administration Biden a semblé vouloir réguler le secteur, a minima en lui appliquant les législations existantes sur la lutte contre le blanchiment d'argent et les règles de la Security Exchange Commission (SEC, l'organe de régulation boursière) ou de l'Internal Revenue Service (IRS), l'administration en charge de la fiscalité. Le ministère de la Justice et des agences de l'État fédéral ont engagé de multiples enquêtes et poursuites contre des entrepreneurs des cryptomonnaies pour protéger les consommateurs ou déceler les cas où leurs plateformes auraient servi à faire transiter de fonds liés à des activités criminelles.
Pour Marc Andreessen et Ben Horowitz, dont le fond de capital-risque Andreessen & Horowitz (a16z) a largement misé sur les cryptos, le mandat de Joe Biden a été terrifiant : « Cela a été la pire période de notre vie en terme de politique de la Maison Blanche pour la tech. (…) Ils ont essayé de détruire cette industrie », s'est lamenté Ben Horowitz dans leur podcast. En 2023, il avait d'ailleurs annoncé se lancer dans le lobbying pour s'assurer que la croissance des de l'IA et des cryptomonnaies ne serait pas entravée par les réglementations. Car l'IA est le deuxième cheval de bataille des milliardaires de la tech, qui y voient une solution à tous les problèmes.
« Nous pensons que la meilleure façon de concevoir l'intelligence artificielle est de la considérer comme un outil universel de résolution de problèmes. Et nous avons beaucoup de problèmes à résoudre », affirme ainsi le « manifeste techno-optimiste » des deux partenaires. Là encore, l'IA est aussi pour eux une source de juteux profits. Ben Horowitz en est convaincu : « Nous devons gagner [la course à l'IA] : perdre cette course est pire que tout les risques qu'on essaie d'éviter avec les régulations. »
L'autre grand reproche de l'industrie de la tech à Joe Biden est qu'il aurait étranglé le secteur énergétique. Or le développement de l'IA et des cryptomonnaies est très gourmand en électricité et les milliardaires du secteur veulent y avoir accès de manière exponentielle et illimitée : « Nous devrions amener tout le monde au niveau de consommation d'énergie qui est le nôtre, puis multiplier notre énergie par 1 000, et enfin multiplier l'énergie de tous les autres par 1 000 également », clame le manifeste techno-optimiste d'Andreessen et Horowitz.
Selon un récent rapport de l'Union internationale des télécommunications (UIT), entre 2020 et 2024, les émissions indirectes de carbone des quatre des principales entreprises technologiques axées sur l'IA ont augmenté en moyenne de 150 % en raison de la consommation des datacenters. Mais les dérèglements climatiques n'inquiètent pas nos capital-risqueurs, puisque selon eux, la technologie va résoudre le problème. Ce qui leur fait peur, c'est plutôt que la régulation entrave le développement de cette IA qu'ils imaginent salvatrice.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donVu l'appétit en énergie du secteur de la tech, leur alliance avec le lobby des énergies fossiles derrière le candidat républicain qui veut forer toujours plus de pétrole apparaît donc naturelle. Ce n'est pas le seul point commun : les deux industries sont similairement opposées à toute idée de régulation. À la fin de leur manifeste techno-optimiste, Andreessen et Horowitz recommandent quelques lectures, dont plusieurs économistes (Mises, Hayek, Friedman…) liés à la mouvance du réseau Atlas , un réseau qui a bénéficié de financements fossiles et a œuvré contre les politiques climatiques et toute forme de régulation des entreprises (lire nos enquêtes et en particulier « Un allié précieux et généreux » : quand Exxon finançait le réseau Atlas pour bloquer l'action climatique).
Aujourd'hui, le réseau Atlas a d'ailleurs un « projet sur les technologies décentralisées » pour « éliminer les obstacles à l'innovation » dans la tech et soutenir l'utilisation des Bitcoin. Pendant des années, il a compté parmi ses membres le Seasteading Institute, une organisation visant à la création de communautés indépendantes de tout État qui a été généreusement financée par Peter Thiel, qui a fait partie de son conseil d'administration, tout comme Joe Lonsdale (co-fondateur de Palantir).
Les milliardaires de la tech ne partagent pas que le goût de la dérégulation avec les libertariens de la galaxie Atlas. Tout comme une partie des organisations partenaires du réseau promeut des positions ultraconservatrices d'un point de vue social (anti-avortement, anti-immigration…), les capital- risqueurs de la Silicon Valley – un milieu notoirement très masculin et très blanc – ont développé une haine féroce contre les politiques de diversité, équité et inclusion (DEI). Andreessen s'en moque, Joe Lonsdale les accuse de créer de l'antisémitisme, et de privilégier des entreprises détenues par des minorités dans l'attribution de contrats gouvernementaux. Un grief difficile à comprendre quand on sait que Palantir, l'entreprise qu'il a fondée et dont il détient encore des actions, a tiré 1,20 milliard de revenus de contrats gouvernementaux en 2024. « Tous les gens clés de la tech sont blancs. Et des hommes. Ils se sentent attaqués par les politiques DEI parce qu'ils sont persuadés que s'ils sont là, c'est uniquement parce qu'ils sont exceptionnellement brillants. Alors ils les rejettent », explique Jeff Hauser.
Cette opposition à des politiques plus favorables aux groupes discriminés – femmes, personnes racisées ou en situation de handicap – pourrait paraître décalée avec l'image moderne et progressiste que charriait jusqu'ici la Silicon Valley, ses startups et ses applications qui ont envahi notre quotidien. Pourtant elle est plutôt cohérente avec le passif des principaux milliardaires de la tech qui ont rejoint Donald Trump. Ben Horowitz est le fils de David Horowitz, un militant islamophobe classé à l'extrême droite. Elon Musk, Peter Thiel et David Sacks ont vécu tout ou partie de leur enfance dans l'Afrique du Sud de l'apartheid, sans qu'aucun ne rejette clairement ce système de hiérarchie raciale. Et Peter Thiel a par la suite été un soutien important des conférences NatCon – pour national conservatisme, une idéologie identitaire et conservatrice. Dès 2009, ce dernier estimait que la démocratie et la liberté ne sont plus compatibles. En janvier 2025, il voit dans le retour de Donald Trump « les dernières semaines crépusculaires de notre interrègne ».
Avec le nouveau président américain, les « tech bros » ont ajouté à leurs immenses fortunes un pouvoir politique considérable. Ce sera l'objet de second volet de cette enquête.
26.06.2025 à 17:53
24.06.2025 à 18:04
Le salon de l'aéronautique du Bourget qui s'est tenu du 16 au 22 juin a fourni une nouvelle illustration des liens que les entreprises françaises continuent de cultiver avec l'industrie de l'armement israélienne.
La 55e édition du salon de l'aéronautique du Bourget devait accueillir plusieurs entreprises du complexe militaro-industriel israélien comme Israel Aerospace Industries (IAI), Rafael, UVision, Elbit et Aeronautics. Finalement, leurs stands ont été fermés le 16 juin sur ordre du (…)
Le salon de l'aéronautique du Bourget qui s'est tenu du 16 au 22 juin a fourni une nouvelle illustration des liens que les entreprises françaises continuent de cultiver avec l'industrie de l'armement israélienne.
La 55e édition du salon de l'aéronautique du Bourget devait accueillir plusieurs entreprises du complexe militaro-industriel israélien comme Israel Aerospace Industries (IAI), Rafael, UVision, Elbit et Aeronautics. Finalement, leurs stands ont été fermés le 16 juin sur ordre du gouvernement français au motif que ces firmes allaient, contrairement à leurs engagements, y exposer des « armes offensives ». Une « décision scandaleuse et sans précédent », a réagi le ministre de la Défense israélien.
L'épisode marque un nouveau rebondissement après que plusieurs ONG (Al-Haq, Union juive française pour la paix, Attac-France, Stop Fuelling War et Survie) aient plaidé sans succès devant le tribunal de Bobigny pour que ces sociétés israéliennes ne puissent pas tenir de stands au Bourget. Le tribunal leur avait donné tort en première instance, estimant que le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), organisateur du salon, « n'avait violé aucune autorisation qui lui incombe ». Une décision depuis confirmée en appel. Les associations ont annoncé leur intention de porter l'affaire devant la Cour de cassation.
À cette occasion, un collectif d'associations (Attac, Progressive International, Palestinian Youth Movement, conseil francilien du Mouvement de la Paix, AFPS, UJFP, Droit-solidarité, Attac, BDS France, The Ditch et Stop Arming Israel) ont publié un rapport détaillé sur les livraisons d'armes française en direction d'Israël. Ce rapport évoque, pour l'année 2024, la fourniture de « plus de 15 millions d'articles dans la catégorie “bombes, grenades, torpilles, mines, missiles et autres munitions de guerre”, d'une valeur de plus de 7 millions d'euros, ainsi que 1868 articles dans la catégorie “pièces et accessoires de lance-roquettes, grenades, lance-flammes, artillerie, fusils militaires et fusils de chasse », d'une valeur de plus de 2 millions d'euros ».
Des chiffres qui viennent à nouveau jeter le doute sur la ligne officielle, réaffirmée une nouvelle fois le 6 juin par le ministre de la Défense, Sébastien Lecornu, selon laquelle Paris « ne vend pas d'armes à Israël ». D'autant plus que Disclose et le média Irlandais The Ditch ont révélé au même moment un nouvel envoi de pièces détachées destinées à Israël par l'entreprise Eurolinks. Il s'agit de maillons destinés à des balles d'armes automatiques. Suite à cette révélation, les dockers CGT de Fos ont bloqué les trois conteneurs de pièces détachées. « Nous ne participerons pas au génocide en cours orchestré par le gouvernement israélien », ont-ils déclaré dans un communiqué de presse.
« Nous avons bien des exportations vers Israël, qui représente 5 % à 7 % de notre activité selon les années, et nous livrons ces maillons à IMI Systems, filiale du groupe de défense Elbit (…). Mais ces maillons ne sont aucunement utilisés pour assembler des munitions destinées à être utilisées par les forces armées israéliennes », affirmait Sébastien Lecornu en 2024, lorsqu'une précédente livraison du même type a été révélée par Disclose.
Il a cependant reconnu que quelques licences d'exportation pour Israël avaient été accordées après le 13 octobre 2023, notamment, « des missiles du Dôme de fer », dispositif de défense qui consiste à intercepter des roquettes tirées depuis Gaza et le Liban. Selon les ONG, il pourrait s'agit de missiles d'artillerie et sol-air fabriqués par la société française, Nexter. Filiale de KNDS, l'entreprise fabrique des obus de char utilisables pour le canon IMI du char Merkava, qui est actuellement déployé sur le terrain par l'armée israélienne.
Au-delà de fournir des armes à Israël, la France ainsi que l'Union européenne soutiennent financièrement un programme de développement de drones de guerre, Actus, implique la société Israel Aerospace Industries, propriété de l'Etat israélien. Parmi les partenariats de ce projet figurent les géants français Safran et Thales. La Commission européen et sept ministères de la Défense à l'échelle européenne dont celui de la France financent le projet Actus à hauteur de 59 millions d'euros au total.
En 2024, la France a encaissé 18 milliards d'euros de ses ventes d'armes au cours de l'année 2024. Elle commence l'année 2025 sur les chapeaux de roues, en visant une hausse de 3,3 milliards d'euros dans la défense, soit 50,5 milliards d'euros au total, à l'occasion de la loi de programmation militaire de 2024-2030, pour un total de 413 milliards d'euros pour les sept prochaines années.
24.06.2025 à 17:54
24.06.2025 à 17:22
24.06.2025 à 17:22
20.06.2025 à 17:00
Le sommet co-organisé le 24 juin par Pierre-Édouard Stérin via le projet Périclès et Vincent Bolloré via JD News réunit beaucoup d'habitués des grands raouts de l'union des droites. S'y ajoutent quelques nouveaux venus qui en profitent pour faire leur « coming out » en faveur de l'extrême droite. Derrière la défense des « libertés », il s'agit surtout d'attaquer le service public, l'impôt et l'écologie. Les think tanks et instituts partenaires du réseau Atlas sont présents en masse. (…)
- FAF40 / Bolloré, Lobbying et influenceLe sommet co-organisé le 24 juin par Pierre-Édouard Stérin via le projet Périclès et Vincent Bolloré via JD News réunit beaucoup d'habitués des grands raouts de l'union des droites. S'y ajoutent quelques nouveaux venus qui en profitent pour faire leur « coming out » en faveur de l'extrême droite. Derrière la défense des « libertés », il s'agit surtout d'attaquer le service public, l'impôt et l'écologie. Les think tanks et instituts partenaires du réseau Atlas sont présents en masse.
Sponsorisé par le fonds Périclès de Pierre-Édouard Stérin et JDNews de Vincent Bolloré, le Sommet des libertés qui aura lieu le 24 juin au Casino de Paris se présente comme un « éveil libéral ». L'événement annonce des élus de droite et de gauche, mais on y trouve presque uniquement des personnalités d'extrême droite (Marion Maréchal, Sarah Knafo pour Reconquête, Jordan Bardella pour le RN) et de la droite de la droite (Éric Ciotti et quelques LR), à l'exception de Charles de Courson (groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires). Ainsi que des intervenants des médias de la Bollosphère (CNews, Europe1) et d'autres qui se déclarent plus effrayés par la gauche que l'extrême droite [1].
Alors quand, dans les éléments de langage fournis aux influenceurs, il est affirmé que « ce n'est pas un événement partisan », mais « un espace de convergence », on peut se dire qu'on a affaire à un énième raout pour tenter d'unir les droites les plus radicales – le grand rêve d'Alexandre Pesey, directeur fondateur de l'Institut de formation politique (IFP). À l'image de la Convention de la droite organisée par Marion Maréchal et Éric Zemmour, en 2019, où on retrouvait déjà l'IFP et Contribuables associés (de nouveau co-organisateurs avec le JDD et Périclès de ce Sommet des libertés), ou encore Olivier Babeau de l'institut Sapiens (le quatrième co-organisateur, dont nous avions notamment parlé dans notre enquête sur le lobbying contre la Convention citoyenne climat).
En 2019, la soirée avait surtout fait parler d'elle en raison des discours identitaires et haineux tenus par plusieurs intervenants, dont Éric Zemmour lui-même, qui s'était vu condamné pour ses propos. Est-ce pour cette raison que l'événement de 2025 semble moins mettre en avant les enjeux « civilisationnels » ? Le mot d'ordre est, sur le principe, bien plus acceptable, puisqu'il s'agit de défendre les libertés. Qui serait contre ?
Bien sûr, vu les profils des intervenants, il ne s'agira pas de protéger la liberté de franchir des frontières, celle de faire grève ou encore de choisir ou non d'avoir des enfants (Aziliz le Corre, pasionaria de la natalité qui sera l'une des intervenantes du 24 juin, n'est pas fan des « childfree »). Le slogan du sommet semble être « trop d'État tue les libertés ». Sous prétexte de libertés, il s'agit surtout de couper dans les régulations et dans les dépenses publiques, à la manière du DOGE du milliardaire Elon Musk aux États-Unis, ou de la tronçonneuse du président Javier Milei, soutenu par les partenaires du réseau Atlas en Argentine.
Sans aucune surprise, donc, on retrouvera dans le sommet parisien l'investisseur immobilier Romain Dominati, soutien de ce même Javier Milei, ainsi qu'une bonne partie des partenaires ou anciens partenaires du réseau Atlas en France : Contribuables associés, l'Iref, l'IFP, l'institut Coppet… Ou encore le Cercle Droit et Libertés, fondé par des conservateurs qui sont allés chercher l'inspiration dans les cercles de l'ultradroite américaine. Le programme du Sommet des libertés permet également de confirmer que le secteur des cryptomonnaies va se ranger derrières les libertariens et les droites radicales : Plan B network et How to bitcoin soutiennent l'événement. Un rapprochement qui, là encore, fait écho à la façon dont l'univers des bitcoins s'est rangé derrière Donald Trump aux États-Unis pour échapper aux régulations financières.
Des organisations s'opposant aux politiques environnementales (en particulier le développement des énergies renouvelables) et la député LR Anne-Laure Blin, qui s'est faite épingler pour des propos climato-sceptiques, sont elles aussi de la partie. En résumé, toutes les chances que les libertés défendues par les intervenants soient celles de spéculer et de polluer.
Pour faire passer un tel agenda, rien de tel que les méthodes du réseau Atlas. Notamment l'« astroturfing », qui consiste à faire passer une campagne d'influence pour un mouvement populaire spontané. Un peu comme quand Contribuables associés, à l'image d'autres taxpayers associations créées partout dans le monde, se fait passer pour un mouvement de terrain de petits contribuables apolitiques, alors qu'il a été fondé de riches chefs d'entreprises et dirigé par des élus politiques (de droite, bien sûr).
Mais la médaille de l'astroturfing revient probablement à Alexandre jardin, autre intervenant annoncé du Sommet des libertés. L'écrivain né à Neuilly sur Seine, issu de la haute bourgeoisie et passé par la très élitiste Ecole alsacienne, qui fut successivement sarkozyste (2007), macroniste (2016), puis candidat malheureux à l'élection de 2017, s'est trouvé une nouvelle passion avec la lutte contre les normes environnementales, en particulier les Zones à faibles émissions (ZFE). Il s'est ainsi auto-érigé en défenseur de ceux qu'il appelle « les gueux , qui seraient privés du droit de circuler. Sans forcément avoir en tête que les segments les plus pauvres de la population ne possèdent pas de voiture et sont les premiers affectés par leurs émissions polluantes. Pas à une contradiction près, l'écrivain a succès a même écrit un livre « Les gueux », qu'il a présenté au Fouquet's, lors d'une soirée à 150 euros l'entrée organisée par Aurhéa, « cercle privé d'élite » réunissant dirigeants, cadres dirigeants, professions libérales, entrepreneurs, banquiers d'affaires, avocats ou encore experts indépendants.
Il semble que peu de « gueux » soient dupes : la dernière pétition sur le site d'Alexandre Jardin dépasse péniblement les 2000 signatures. L'écrivain est pourtant invité à donner son avis sur les politiques énergétiques de la France dans de nombreux médias, du Parisien à RMC en passant par Le Figaro. Et bien sûr dans les médias du groupe Bolloré Cnews, Europe 1 et le JDD, dont les journalistes stars comme Christine Kelly, Louis De Raguenel ou Charlotte d'Ornellas seront également de la partie le 24 juin.
C'est bien l'alliance entre les organisations inspirée de la droite états-unienne, l'argent du fond Périclès de Pierre-Édouard Stérin et les plateformes médiatiques offertes par Vincent Bolloré qui peut faire craindre que ces mouvements réactionnaires, aussi faibles soient-ils en terme de fonds et d'assise populaire réelle, fassent chambre d'écho. Dans les pays qui semblent les inspirer – l'Argentine de Milei, les États-Unis de Trump, l'Italie de Meloni –, le droit de manifester et la liberté de la presse ont très rapidement été attaqués : la défense de ces « libertés »-là n'aura pas fait long feu.
[1] Voir par exemple Jean-Philippe Feldman, qui préfère RN au NFP.