27.06.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Dossiers et séries / Iran, Israël, Bande de Gaza, Gaza 2023-2025, Guerre Israël-Iran 2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Et à la fin, Nétanyahou a frappé l'Iran. Une frappe « préventive ». L'enfant gâté des États-Unis et de l'Occident a décidé que personne ne devait avoir la bombe atomique dans la région, à part Israël. Comme d'habitude, la fameuse phrase a été sortie : « Israël a le droit de se défendre. » Parce que Nétanyahou nous répète depuis plus de 20 ans que l'Iran va avoir la bombe dans deux semaines. En réalité, c'est Israël qui a attaqué l'Iran, mais l'Iran, lui, n'a pas le droit de se défendre.
Israël a mobilisé ses propagandistes partout dans le monde. On a entendu, répété en boucle, le vocabulaire qui signe l'absence de compassion avec le peuple iranien. L'Iran est réduit au « pays des mollahs », à un « régime qui impose le voile aux femmes », alors qu'il faut au contraire accepter la norme occidentale et refuser aux femmes la liberté de porter le voile ou non et leur imposer l'obligation du maillot de bain et de la minijupe...
Les hommes et les femmes du monde entier doivent se comporter comme des Européens. Sinon, il est légitime de les bombarder « préventivement ». De toute façon, le « régime » iranien n'est pas démocratique, donc ce n'est pas grave de bombarder le pays. On l'a vu en Irak et en Afghanistan, avec pour résultat le chaos.
Quelques jours avant son intronisation, Donald Trump a publié une vidéo montrant un économiste célèbre, Jeffrey Sachs, traitant Nétanyahou de « sombre fils de pute » et l'accusant d'entraîner les États-Unis « dans des guerres sans fin » au Proche-Orient. Mais, aujourd'hui, Trump fait la même chose.
Ce qui m'intéresse, dans cette « guerre des douze jours », c'est la couverture médiatique de la riposte iranienne à l'agression israélienne. Pendant ces douze jours, on nous a entretenus avec minutie des quelques missiles qui ont atteint Israël, dont on savait où ils allaient tomber, et comment les Israéliens disposaient de nombreux abris pour se protéger. De nombreux journalistes nous ont raconté leurs nuits sans sommeil, à cause des sirènes et des explosions.
Je les comprends, parce que, ce qu'ils ont vécu pendant douze jours, nous le vivons depuis près de deux ans, multiplié par mille. Nous sommes visés 24 heures sur 24, et 7 jours sur 7. Nous ne savons pas où vont tomber les missiles et les bombes, nous ne savons pas où les drones vont tirer. Nous n'avons comme « abris » que les écoles de l'Unrwa, qu'Israël bombarde régulièrement, et nous n'avons ni eau ni nourriture. Israël frappe aussi l'endroit où il a encouragé les Gazaouis à se réfugier, la « zone humanitaire » d'Al-Mawassi, au sud. Quant aux « centres de distribution d'aide humanitaire », ils servent eux aussi de piège mortel, les Israéliens tirant froidement sur les foules affamées qui s'y précipitent.
Pendant cette courte guerre, des reportages nous ont montré l'hôpital israélien de Soroka, légèrement endommagé par un missile iranien. Nétanyahou a traité de « barbares » ceux qui visaient un hôpital où il y avait des patients. Les Iraniens ont affirmé qu'ils n'avaient pas visé Soroka, mais ma première réaction a été d'en rire. Comme on dit chez nous, le chameau ne voit pas sa bosse. À Gaza, l'armée israélienne a bombardé presque tous les hôpitaux, délibérément et avec précision. Quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux sont hors service. Certains ont été entièrement rasés, comme l'Hôpital turc, spécialisé dans le traitement des cancers. Mais quand les destructions sont israéliennes, c'est justifié, c'est tolérable, que ce soit en Iran ou à Gaza — où il faut bien choisir ses mots et ne pas parler de génocide.
Bien sûr, c'est affreux ce que vivent les Palestiniens, mais c'est la faute du Hamas, n'est-ce pas, et non celle de Nétanyahou. De même, si l'Iran bombarde Israël, c'est par méchanceté, pas à cause de Nétanyahou qui ne veut pas arrêter les guerres, car sinon ce serait la fin de sa vie politique.
J'ai vu aussi comment les Israéliens possédant la double nationalité, israélienne et française, étaient accueillis par la France. Comment ils ont été invités sur les plateaux de télévision, où ils racontaient combien cela avait été difficile de les faire sortir, l'aéroport étant fermé. Et où ils blâmaient l'ambassade de France en Israël, qui ne les avait pas évacués assez vite à leur goût.
Je ne veux pas généraliser, mais la majorité des médias n'ont pas été aussi attentifs, au début de la guerre israélienne contre Gaza, au sort de doubles nationaux palestiniens de Gaza, dont les Israéliens retardaient le départ, ni à celui d'Ahmed Abou Chamla, cet employé de l'Institut français de Gaza qui était sur une liste d'évacuation, mais pour qui Israël reportait sans cesse son feu vert. Il a fini par être tué le jour où il était enfin autorisé à partir. On n'invite pas non plus, aux heures de grande écoute, des Palestiniens sortis de Gaza à décrire leur enfer, réel celui-là.
Personnellement, je suis d'accord pour que les populations civiles soient protégées, et pour que l'on parle de toutes les souffrances humaines. Mais trop souvent, quand il s'agit des Palestiniens, l'humanité disparaît. On félicite l'enfant gâté qui est en train de se disputer avec tout le monde dans le quartier. On a l'impression que c'est un orphelin menacé, alors le monde entier doit lui servir de parent. Cet enfant-là est venu du monde entier occuper un territoire qui n'était pas à lui, mais dont il affirmait être le propriétaire. Dès le début, il a utilisé la violence, les massacres, les boucheries. Cela continue, de 1948 à nos jours. Mais « il a le droit de se défendre ».
Je sais que, malgré cette vision médiatique biaisée en Occident, des membres des sociétés civiles, des intellectuels, des journalistes relaient la vérité, et je les remercie. Un jour, ils auront raison. L'enfant gâté perdra le soutien des Occidentaux, évacuera les territoires occupés. Les Palestiniens vivront alors sur leurs terres, dans leur propre État, un État palestinien reconnu par le monde entier. Nous reconstruirons tout ce que l'enfant a détruit. Et Gaza sera une Riviera, mais construite et gouvernée par les Palestiniens.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
26.06.2025 à 06:00
À travers la très mal nommée Gaza Humanitarian Foundation (GHF), Israël conditionne depuis le 26 mai l'acheminement de l'aide. Ce monopole est en réalité utilisé pour forcer les habitants de Gaza à se déplacer vers le sud, dans des « zones de concentration ». Ce plan de transfert par la famine a commencé à s'enliser, mais cela ne fait qu'augurer d'une plus grande brutalité. Les massacres des Palestiniens qui se sont intensifiés autour des centres de distribution alimentaire (516 morts, 3 (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Droit international, Droit international humanitaire, Gaza 2023-2025À travers la très mal nommée Gaza Humanitarian Foundation (GHF), Israël conditionne depuis le 26 mai l'acheminement de l'aide. Ce monopole est en réalité utilisé pour forcer les habitants de Gaza à se déplacer vers le sud, dans des « zones de concentration ». Ce plan de transfert par la famine a commencé à s'enliser, mais cela ne fait qu'augurer d'une plus grande brutalité.
Les massacres des Palestiniens qui se sont intensifiés autour des centres de distribution alimentaire (516 morts, 3 799 blessés et 39 disparus au 25 juin)1, révèlent, encore une fois, l'ampleur du mépris de l'armée israélienne pour la vie humaine. Ce mépris s'exprime aussi dans la mise en place de ces centres : Israël n'en a créé que quatre pour plus de deux millions de personnes, au lieu des deux cents qui avaient été mis en place par des organisations internationales expérimentées. C'est ainsi qu'on affame et humilie les survivants.
L'emplacement de ces centres est tout aussi important : l'un se trouve au centre de la bande de Gaza et les trois autres à l'extrême sud, à l'ouest de Rafah. Sur la carte publiée (voir carte ci-dessous) par le porte-parole de l'armée israélienne, on constate qu'il n'y a aucun lien entre l'emplacement de ces centres et la localisation de la population. Car l'objectif est de favoriser le « déplacement de la population » vers le sud, de préférence vers les « zones de concentration ». Mais il est nécessaire de prendre des mesures pour dissimuler ce qui relève d'un crime contre l'humanité. Pour cela, il fallait d'abord éliminer les organisations humanitaires qui pouvaient fournir de la nourriture aux habitants (et produire de la documentation fiable à ce propos) et confier la distribution à des organisations sans expérience et qui sont des instruments aux mains de l'armée.
Dès le 11 mai, le quotidien israélien Maariv rapportait les propos du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou lors d'une réunion à huis clos de la commission des affaires étrangères et de sécurité du parlement : « L'octroi de l'aide serait conditionné au non-retour des Gazaouis qui en bénéficieraient vers les lieux d'où ils seraient venus. » C'est cet espoir qui a poussé le ministre des finances d'extrême droite Bezalel Smotrich à s'y rallier alors qu'il s'opposait jusque-là à toute forme d'aide.
Cette logique a été confirmée par Tammy Caner, directrice du département droit et sécurité nationale à l'Institut des études de sécurité nationale (INSSI) de Tel-Aviv. L'institut est un think tank de l'establishment sécuritaire, très proche de l'armée. Dans une interview publiée sur la chaîne YouTube de l'Institut, elle a dévoilé la décision d'interdire à toute personne du nord se rendant dans le sud de retourner chez elle et auprès de sa famille.
Avec sa collègue, l'avocate Pnina Sharvit-Baruch, ancienne haute responsable du bureau du procureur militaire et qui était chargée auprès du ministère de la défense de donner un vernis de légalité aux mesures illégales, elles ont mis en garde : « L'évacuation et le déplacement de la population », tout comme la promotion du programme d'« émigration volontaire », pouvaient être considérés comme des crimes contre l'humanité2. Il ne fait aucun doute que certaines personnes de haut rang craignent d'être un jour traduites en justice…
Ce qui se joue ici, c'est le fait qu'Israël veut avoir le monopole de la distribution de l'aide pour l'utiliser contre la population civile. La famine et la distribution selon les conditions imposées par l'occupant sont deux moyens complémentaires d'utiliser la nourriture comme arme.
L'arme de la faim utilisée de manière systématique contre des populations civiles lors de guerres totales est une pratique qui a une longue histoire. Le « déplacement de population » par la création ou l'exploitation de pénuries graves, ainsi que l'utilisation de l'approvisionnement comme mesure de coercition ne sont pas non plus des nouveautés en Israël. Dans une étude à paraitre, j'ai documenté que, dans les années 1950, les autorités israéliennes ont utilisé la privation de produits essentiels comme un moyen de pression contre les Palestiniens déplacés pour prévenir leur retour, mais aussi dans une moindre mesure contre les juifs (principalement des Mizrahim, juifs originaires des pays arabes) que l'État tentait de transformer en colons dans les régions frontalières. La privation de produits de première nécessité et leur fourniture conditionnelle sont des armes efficaces précisément parce qu'elles n'impliquent ni tirs ni bombardements.
Il n'est pas encore sûr que le programme « affamer-transférer » puisse atteindre ses objectifs. Les rapports provenant de la bande de Gaza indiquent que ce sont les plus forts qui se rendent aux centres de distribution, ceux qui peuvent marcher des kilomètres pour transporter un colis pour une semaine entière. Enfin, Israël n'est pas parvenu à convaincre les centaines de milliers de Palestiniens présents dans le nord de la bande de Gaza de faire le long trajet vers le sud, ni à les empêcher d'y revenir. Qui partirait dans la chaleur torride pour un long voyage afin d'apporter de la nourriture sans pouvoir la livrer à ses proches qui se trouvent là où ils sont ? Et les Palestiniens font preuve une fois encore de leur attachement à leur maison, même quand celle-ci est en ruines. D'autre part, la nourriture, comme on peut s'y attendre dans des conditions de pénurie extrême, tombe entre les mains de gangs violents, souvent soutenus par Israël.
Cela signifie-t-il que le danger diminue, que le plan de transfert par la famine ne fonctionne pas ? Il est trop tôt pour le dire, mais, à terme, la détresse pourrait faire son œuvre. La réponse à l'échec des mesures coercitives prises est déjà une intensification de la destruction et des meurtres, comme ce à quoi on assiste dans le nord. D'après les derniers rapport, tels que ceux recueillis par Meron Rapoport et Oren Ziv3, qui citent les témoignages de soldats israéliens, le but de la destruction systématique et aveugle de toutes les infrastructures vitales et du plus grand nombre possible de bâtiments est de forcer les habitants à partir sans pouvoir revenir.
On trouve également une confirmation explicite de cela dans les propos de Nétanyahou évoqués plus haut :
Nous détruisons de plus en plus de maisons, ils n'ont nulle part où retourner. La seule conséquence logique sera que les Gazaouis voudront émigrer hors de la bande de Gaza. Notre principal problème réside dans les pays d'accueil.
Pour procéder à une déportation définitive, il ne suffit pas d'expulser les gens. Il faut les déraciner et leur enlever toute possibilité de revenir, comme cela a été le cas après 1948. C'est ce que permettent les bombardements systématiques qui poursuivent les vagues de destruction des mois précédents. Le grand projet israélo-américain de transfert reste d'actualité et différents courants de la droite israélienne, au sein du gouvernement comme en dehors, y prennent part.
Où iront les gens s'ils ne supportent pas une telle pression ? Depuis des mois, Israël négocie avec des « pays d'accueil », mais ceux cités (Congo, Tchad, Rwanda) ont démenti. En attendant, les autorités israéliennes parlent de trois « zones de concentration » dans l'enclave palestinienne. Trois de ces zones sont marquées sur la carte publiée par le Times et le Sunday Times le 17 mai, sur la base de sources diplomatiques. Toutefois, cette carte est trompeuse : elle ne prend pas en compte le fait que toute une bande le long de la frontière a déjà été évacuée et que les bâtiments y ont été systématiquement détruits. Selon les déclarations officielles, les Gazaouis n'y seront pas autorisés à y vivre.
Sur la carte publiée dans le journal Haaretz (25 mai), les « zones de concentration » sont encore plus petites. Selon une estimation approximative, la zone autour de la ville de Gaza mesure environ 50 km² ; celle des camps du centre environ 85 km² et celle de Mawasi, le long de la plage du sud, environ 8 km², soit au total moins de 150 km², alors que la bande de Gaza s'étend sur 365 km². Avant la guerre, la densité de population (5 935 habitants au km²) était comparable à celle de Londres (5 598 habitants au km²). Les zones identifiées par les organisations humanitaires qui travaillent sur place sont encore plus étroites4. Si ce plan israélien était réalisé, elle atteindrait alors 15 000 habitants au km², soit une densité proche de celle des îles riches et luxueuses comme Macao (20 569 habitants au km²) et Singapour (8 128 habitants au km²). La taille réduite de ces « zones de concentration », l'interdiction d'en sortir, l'absence de moyens de subsistance et d'infrastructures permettent de parler de camps de concentration.
Ces cartes doivent servir d'indications, mais les lignes peuvent changer en fonction des conditions, des pressions et des initiatives locales ; elles indiquent la tendance générale. Pour les généraux et les politiciens, la divulgation de cartes a également un autre rôle : tester l'opinion, mesurer si des gens s'indignent pour protester, voir jusqu'où on peut aller sans sanctions. Peut-être parviendront-ils à rassembler les survivants palestiniens dans trois « zones de concentration » ; peut-être que le résultat final sera différent. Voulons-nous vraiment attendre le résultat final ?
Si les Palestiniens ont toujours affirmé que la Nakba n'est pas un événement, mais un processus continu, l'étape actuelle est particulièrement périlleuse.
Au cours de l'histoire, l'expulsion et la dépossession des Palestiniens ont connu un rythme variable avec des périodes d'escalade, d'autres de ralentissement, voire des années de stabilisation. Il y a même eu des moments où un retour modeste a eu lieu, notamment à la suite de l'expulsion de masse de 1948, mais aussi après l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967. Mais actuellement, nous assistons à une accélération inouïe du processus qui entraîne un niveau de cruauté inconnu.
Le passage de la répression à l'expulsion, du nettoyage ethnique à l'extermination, se fait lorsque rien n'arrête les forces armées qui accélèrent le processus. En temps de guerre, en l'absence de contrôle international et dans le brouillard du combat, un transfert bloqué peut dégénérer en massacre.
Le déplacement répété d'un endroit à un autre dans le territoire restreint de la bande de Gaza vise à déraciner les gens et à détruire le tissu de leur vie ; certains meurent « d'eux-mêmes » et d'autres deviennent un « problème » qu'il faut résoudre par des moyens de plus en plus brutaux. La destruction systématique crée une nouvelle situation : des zones impropres à la vie qui peuvent justifier pour des « raisons humanitaires » l'expulsion et le transfert forcé vers des « zones de concentration ».
Si les Palestiniens veulent échapper à cette pression insupportable, on peut leur ouvrir la porte vers l'extérieur. Néanmoins, il s'agit d'un voyage sans retour. De même, les conditions de vie insupportables dans les « zones de concentration » peuvent, à un moment donné, pousser la population à résister par tous les moyens. De tels affrontements pourraient alors donner lieu à des opérations de « maintien de l'ordre » et à des actes de vengeance, voire à des massacres qui accéléreront encore le processus. Il est probable que, face à l'échec des tentatives visant à parquer les gens dans d'énormes enclos, la dynamique meurtrière passe à un niveau supérieur.
Le XXe siècle offre plusieurs exemples effrayants de la radicalisation rapide des forces armées dans leurs actions contre la population civile dans le cadre de guerres sans merci. C'est cette dynamique qui propulse à des postes de commandement et de direction ceux qui sont déterminés à exterminer, à l'image du colonel Yehuda Vach, un colon radical selon lequel « il n'y a pas d'innocents à Gaza »5. L'homme est aussi accusé de crimes de guerre : le 21 mars 2025, il aurait ordonné à la 252e division, l'unité qu'il commande, la destruction de l'hôpital pour le traitement du cancer à Gaza6. Pour passer d'une opération de transfert ratée à un nettoyage ethnique meurtrier, pour que le désastre dépasse l'entendement, nul besoin d'un plan élaboré. Le silence suffit.
Je tiens à remercier Amira Hass, Liat Kozma, Lee Mordechai, Alon Cohen-Lipschitz, Gerardo Leibner et Meron Rapoport pour leur précieuse aide et leurs commentaires pertinents.
Article publié initialement le 13 juin 2025 sur +972 sous le titre « The planned expulsion of Gaza's population is already underway » Traduction de l'anglais par l'auteur
1Chiffre du Bureau gouvernemental de l'information de Gaza.
2« Operation “Gideon's Chariots”. Crossing Red Lines », INSS, 4 mai 2025.
3« Render it unusable : Israel's mission of total urban destruction », +972, 15 mai 2025.
4Gaza Population Movement Monitoring, CCM Cluster, Flash-Update, n° 16, 3 juin 2025.
5Yaniv Kubovich, « 'No Civilians. Everyone's a Terrorist' : IDF Soldiers Expose Arbitrary Killings and Rampant Lawlessness in Gaza's Netzarim Corridor », Haaretz, 25 mai 2025.
6Yaniv Kubovich, « IDF Investigating if Commander Demolished Nonfunctioning Hospital in Gaza Without Authorization », Haaretz, 24 mars 2025.
25.06.2025 à 11:19
Enquête
- En quelques années, au moins 17 000 Burundais ont officiellement pris la route de Riyad à la recherche d'une vie meilleure. Alors que le Burundi et l'Arabie saoudite ont signé en 2021 un accord censé encadrer cette émigration, un véritable trafic de travailleuses, souvent privées de tous leurs droits sur place, s'est organisé, pour le bénéfice d'intermédiaires peu scrupuleux et avec la bienveillance de l'État burundais et de quelques-uns de ses apparatchiks.MagazineEnquête
En quelques années, au moins 17 000 Burundais ont officiellement pris la route de Riyad à la recherche d'une vie meilleure. Alors que le Burundi et l'Arabie saoudite ont signé en 2021 un accord censé encadrer cette émigration, un véritable trafic de travailleuses, souvent privées de tous leurs droits sur place, s'est organisé, pour le bénéfice d'intermédiaires peu scrupuleux et avec la bienveillance de l'État burundais et de quelques-uns de ses apparatchiks.25.06.2025 à 06:00
Le nouveau film des frères Nasser, Once Upon a Time in Gaza, nous plonge dans le quotidien de trois Gazaouis en 2007, au moment du blocus de la bande de Gaza imposé par Israël. Le long-métrage, en salles ce mercredi 25 juin, a été présenté à Cannes peu de temps avant la mort de la photojournaliste palestinienne Fatima Hassouna, tuée par un missile israélien et qui était au cœur du film Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi, lui aussi présenté au festival. Le chant des (…)
- Lu, vu, entendu / Palestine, Bande de Gaza, France, Cinéma, Gaza 2023-2025Le nouveau film des frères Nasser, Once Upon a Time in Gaza, nous plonge dans le quotidien de trois Gazaouis en 2007, au moment du blocus de la bande de Gaza imposé par Israël. Le long-métrage, en salles ce mercredi 25 juin, a été présenté à Cannes peu de temps avant la mort de la photojournaliste palestinienne Fatima Hassouna, tuée par un missile israélien et qui était au cœur du film Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi, lui aussi présenté au festival.
Le chant des oiseaux et le son des vagues habillent le générique d'ouverture. Puis une voix familière se fait entendre, celle de Donald Trump. « Le potentiel de la bande de Gaza est incroyable. On a l'opportunité d'en faire quelque chose de phénoménal. »
C'est avec cette énième sortie du président étatsunien qui annonçait, en février 2025, vouloir transformer l'enclave palestinienne en station balnéaire que commence le film des frères Nasser. Leur troisième long-métrage Once Upon a Time in Gaza (« Il était une fois à Gaza ») a été tourné bien avant cette déclaration. Mais Arab et Tarzan Nasser1 en ont ajouté des bribes en toute fin de montage pour rendre compte de l'absurdité et du mépris jusqu'au-boutiste dont témoigne Trump à l'égard des Palestiniens. Et du silence de la « communauté internationale ». Arab Nasser, que nous rencontrons à quelques heures de l'avant-première parisienne, fustige :
Après plus d'un an de souffrance, d'humiliation et d'enfermement, Trump est arrivé au moment le plus douloureux pour les Palestiniens, celui du génocide, pour nous dire de quitter notre terre, et nous suggérer une relocalisation en Indonésie. C'est le plus grand cri de racisme et de violence jamais perpétré à l'encontre des Palestiniens. On en entend des absurdités depuis des années, mais je crois que Trump est le plus créatif.
Derrière le sarcasme du cinéaste se cache l'épuisement. Épuisement devant l'immobilisme généralisé face à la situation des Gazaouis — près de 56 000 personnes tuées par les bombardements israéliens depuis le 7 octobre 2023, sans compter les corps toujours ensevelis sous les décombres. Mais l'histoire que dépeignent les jumeaux gazaouis, qui prennent toujours Gaza comme cadre pour leurs films, n'est pas celle du 7 octobre, même si elle permet d'en comprendre l'avènement. Once Upon a Time in Gaza brosse avant tout le portrait d'une population qui ne compte pas capituler.
Nous sommes en 2007, au moment de la prise de pouvoir du Hamas et du blocus de la bande de Gaza imposé par Israël. Yahya est un étudiant un peu paumé et Oussama est dealer. Ensemble, ils se lancent dans un trafic de médicaments en falsifiant des ordonnances. Du bricolage, en somme, pour vivre et survivre dans cette bande de terre où s'achève la construction par Israël d'un mur de 60 km, qui finit de mettre les Gazaouis dans un état d'enfermement physique et psychologique. Aux côtés du duo, un troisième personnage : Abou Sami. Ce policier corrompu exerce son petit pouvoir en intimidant Oussama, jusqu'à commettre l'irréparable. Quant à Yahya, il se voit recruté par le gouvernement pour jouer le héros martyr d'un film d'action.
J'ai choisi cette date plus ou moins officielle, car elle correspond au moment où les Israéliens ont déclaré Gaza comme zone ennemie. Ce mur n'est que le miroir d'un apartheid violent. À partir de 2007, deux millions de personnes, deux millions de rêves, deux millions d'idées ont été officiellement mis dans une prison à ciel ouvert. C'est comme si on avait dit aux Gazaouis d'attendre leur jugement avant la peine de mort. Et voilà, maintenant : la peine de mort.
C'est aussi en réponse à l'amnésie générale que le duo a choisi cette année-là : « On a l'impression que les gens ont oublié ce qu'il se passait à Gaza avant le 7 octobre, qu'il y avait un siège israélien. » « Il était une fois à Gaza » n'est pas un titre en forme de conte. Il a été choisi pour rappeler que, fut un temps, il y avait des gens qui essayaient de s'en sortir sur le territoire.
Les trois protagonistes, écrits à l'image du western spaghetti Le Bon, la brute et le truand (Sergio Leone, 1966), n'ont rien d'héroïque. Ils sont tantôt du côté du bien et de la bonté, tantôt du côté du mal et de la brutalité. Non par choix personnel, mais bien parce que le contexte de l'occupation les y oblige. « Je ne sais pas quoi faire de ma vie. Je t'ai suivi dans un monde qui n'est pas le mien », lance Yahya à son camarade. « Tu crois que c'est le mien ? », rétorque Oussama. Cet échange-clé du film illustre la situation dans laquelle est plongé le trio. Tout comme le reste de la population, les personnages du film essaient tant bien que mal de poursuivre le cours de leur existence.
Tourné en Jordanie, ce film de méta-cinéma, où s'imbriquent l'histoire du tournage d'un film de propagande et des incursions de journaux télévisés, retranscrit la vie quotidienne d'une population dont l'humanité a été niée. Il tente d'en capter la normalité malgré les bombardements filmés en toile de fond. Les frères Nasser se sont toutefois interrogés sur le bien-fondé de leur récit.
L'écriture du scénario débute en 2015, un an après la guerre de 2014. Parallèlement, le duo planche sur la réalisation de Gaza mon amour, sorti en 2021. Quand survient le 7 octobre 2023, ils interrompent l'écriture de Once Upon a Time pendant cinq mois. Arab rembobine :
Revenir à la fiction était trop difficile face aux images réelles de corps lacérés et de meurtres qu'on recevait chaque jour. On s'est demandé, avec mon frère, ce qu'on pouvait bien raconter face à cette réalité-là. Puis on a réalisé qu'il fallait continuer à écrire pour montrer cette période d'avant le 7 octobre, pour montrer la vie de ces prisonniers, comment ils vivaient et comment ils luttaient aussi.
Cette lutte se traduit aussi dans les petites choses, comme dans cette volonté de construire du lien. Si Gaza mon amour racontait une histoire d'amour sous les bombes, Once upon a time in Gaza décrit une histoire d'amitié. « Quand il y a des coupures d'électricité, qu'il n'y a plus rien à faire, on va chez un pote. La conversation nous maintient en vie. Pour moi, c'est un luxe de pouvoir être avec un ami et que l'échange soit préservé », raconte le cinéaste qui a quitté Gaza, en 2012 pour la Jordanie.
Depuis juin 2017, Arab et Tarzan Nasser ont le statut de réfugiés à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Une grande partie de leur famille est encore à Gaza. Elle a refusé de se déplacer vers le sud de la bande, et vit toujours dans le nord, qui souffre le plus de la famine imposée par Israël. Seuls leurs frères Amer, coscénariste du film, et Abboud, graphiste sur le projet, sont sur le sol français. Amer et Abboud ont bénéficié, après le 7 octobre, d'une bourse délivrée par le dispositif Pause dédié à l'accueil d'urgence de chercheurs et d'artistes en exil. Ce programme, créé en 2017 au sein du Collège de France, financé par deux ministères français et soutenu par le comité Ma'an for Gaza artists — lancé par les chercheuses françaises Marion Slitine, compagne de Arab, et Charlotte Schwarzinger —, permet d'obtenir un visa talent. Aujourd'hui, 12 des 59 lauréats palestiniens sélectionnés sont toujours bloqués à Gaza. En mai 2025, une tribune dans Le Monde intitulée « Lauréats de Pause, un programme français d'accueil, des chercheurs et artistes palestiniens sont toujours bloqués à Gaza », signée notamment de l'historien Patrick Boucheron et du sociologue Didier Fassin, dénonçait le fait que « le gouvernement français […] ne mette pas tout en œuvre » pour l'accueil des lauréats du programme, après la mort de l'un d'entre eux — Ahmed Shamia, architecte de 42 ans — grièvement blessé quelques jours auparavant dans un bombardement israélien. « Le processus passe par le consulat, et c'est très long », tient à souligner Arab.
Avant de rejoindre Paris avec son frère Tarzan pour l'avant-première de Once Upon a Time in Gaza, Arab Nasser a d'abord présenté le film au Festival de Cannes, dans la section Un certain regard. Pour le cinéaste, si l'Académie du festival a été contrainte de parler de Gaza, c'est uniquement en raison de la sélection du film Put Your Soul on Your Hand and Walk (« Mettez votre âme sur votre main et marchez ») de Sepideh Farsi consacré à la photojournaliste palestinienne Fatima Hassouna. Un mois avant le festival, le 16 avril 2025, celle que l'on surnommait Fatem a été tuée avec sa famille par un missile israélien ayant frappé sa maison. Pour Arab Nasser, Cannes a en réalité invisibilisé Gaza :
Pour d'autres causes, il y a eu des dénonciations, des discours, mais quand ça touche les Palestiniens il y a une sorte d'omerta. Et ça ne concerne pas seulement Cannes. Les prises de parole sont faibles et témoignent d'une empathie et d'un misérabilisme souvent mal venus.
Le discours bien timide de Juliette Binoche, présidente de la 78e édition du festival, en est un parfait exemple : rendre hommage à Fatima Hassouna, tout en évitant soigneusement de mentionner la responsabilité israélienne.
Une conférence en l'honneur de la photojournaliste a bien été organisée à l'initiative de Sepideh Farsi, en présence de plusieurs ONG, dont Médecins sans frontières. Mais là encore, le bât a blessé. Alors qu'elle devait se tenir au prestigieux Hôtel Majestic, où le cortège de stars internationales a coutume de loger et de défiler, l'événement a finalement eu lieu au Pavillon Palestine. Un rétropédalage qui n'a rien d'étonnant pour le réalisateur gazaoui. Il signera, aux côtés de plus de 300 personnalités du monde du cinéma, la tribune intitulée « À Cannes, l'horreur de Gaza ne doit pas être silenciée », publiée sur le site de Libération le 12 mai, à la veille du lancement du festival. Le réalisateur s'interroge :
Je ne sais pas ce qu'attend le monde pour réagir. Nous n'avons pas besoin de soutien par pitié. Je voudrais que les gens nous soutiennent parce qu'ils croient en notre cause et en la justice. Comment peut-on rester silencieux alors qu'on est témoin d'images d'enfants démembrés tous les jours ? Les populations se mobilisent, mais quand est-ce que ceux qui ont les décisions en main vont réagir ?
S'il ne peut se substituer aux décideurs, Arab Nasser espère que le cinéma a au moins encore un impact sur les consciences.
Once upon a time in Gaza
Réalisé par Tarzan Nasser et Arab Nasser
Avec Nader Abd Alhay, Majd Eid et Ramzi Maqdisi
Sortie le 25 juin 2025
1h27
1NDLR. Pseudonymes professionnels de Mohamed et Ahmed Abou Nasser.
24.06.2025 à 06:00
Dans les territoires occupés, la violence des colons et de l'armée s'abat quotidiennement sur les habitants. Dans cette lettre que nous publions ici, l'autrice — militante israélienne du Villages Group, une association venant en aide aux villageois palestiniens — témoigne de cette brutalité banale, qui a redoublé d'intensité — et d'impunité —depuis le 7 octobre 2023. Mardi 3 juin 2025. Najah et Abou Saddam, deux personnes âgées, vivent seuls à la périphérie de Susya à quelque distance (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Cisjordanie, Témoignage , ColonialismeDans les territoires occupés, la violence des colons et de l'armée s'abat quotidiennement sur les habitants. Dans cette lettre que nous publions ici, l'autrice — militante israélienne du Villages Group, une association venant en aide aux villageois palestiniens — témoigne de cette brutalité banale, qui a redoublé d'intensité — et d'impunité —depuis le 7 octobre 2023.
Mardi 3 juin 2025.
Najah et Abou Saddam, deux personnes âgées, vivent seuls à la périphérie de Susya1 à quelque distance du bourg, là où aucune voix ne se fait entendre. Le mercredi 28 mai 2025, dans la nuit, le couple a été attaqué par des hommes de la colonie israélienne toute proche. Les colons ont brisé des fenêtres et lancé des gaz lacrymogènes dans la pièce où le couple était assis. Lorsque Najah est sortie de la pièce, les agresseurs l'ont frappée aux bras et au dos avec des barres de fer, ils ont détruit une partie du magnifique jardin du couple et sont partis. Najah a été hospitalisée et soignée. Vendredi [30 mai], nous avons rendu visite au couple à leur domicile. Nous avons beaucoup toussé, car l'espace était encore rempli de gaz lacrymogènes. Nous sommes allés dans leur beau jardin.
Abou Saddam nous a dit que les fauteurs du pogrom étaient Shem Tov et sa bande. Shem Tov est le fils du vieux Gadi qui a fondé sa propre ferme familiale tout près de Sussya, au début des années 1980. Au fil des ans, Gadi le colon et sa femme se sont liés d'amitié avec Najah et Abou Saddam. C'est ainsi que Gadi « a permis » à Abou Saddam de faire paître son troupeau sur ses propres terres [celles d'Abou Saddam], aux abords de la ferme de Gadi. Ils ont partagé des repas préparés par Najah, ils se sont entraidés pour l'usage de plantes médicinales lorsque l'un d'eux attrapait les fâcheuses infections hivernales.
Le lendemain de l'attaque, le vieux Gadi, son fils Shem Tov et sa bande se promenaient près du jardin d'Abou Saddam. Abou Saddam et Najah étaient là. Leurs regards se sont croisés. « Nous sommes amis », a rappelé Abou Saddam à Gadi (bien que ce dernier ait mis fin à cette amitié depuis un certain temps). « Nous avons partagé le pain », a poursuivi Abou Saddam. Pour un vrai fermier, manger ensemble crée un lien fort, mais un seul d'entre eux est un vrai fermier. Le silence de Gadi signifiait que les paroles d'Abou Saddam restaient inaudibles. Shem Tov, le fils, témoin de la scène, ne cessait de crier à Abou Saddam et Najah : « Allez-vous-en ! Allez à Yatta ! » [Une ville palestinienne voisine]. Najah nous a confié que cela lui faisait encore plus mal que les coups.
J'ai réussi, tant bien que mal, à calmer ma rage, à contenir la douleur physique de Najah, la toux et la douleur de l'humiliation et de l'avilissement qu'ils subissaient. Je l'ai serrée dans mes bras et je l'ai apaisée avec des paroles réconfortantes. Une douceur régnait entre nous, un rappel que cette terre, devenue si maléfique, peut encore contenir l'amour.
Quelle chance que cela se soit produit ce jour-là : quatre jours plus tôt, j'aurais été incapable de maîtriser la tempête intérieure provoquée par ce que j'ai vu. C'était le lundi 26 mai. Nous avons visité le village Khallet Al-Dabaa. Trois semaines plus tôt, le 5 mai, l'armée avait détruit l'essentiel du village. Nous sommes arrivés dans l'après-midi. Les colons occupaient le village, dévasté, ses habitants refusant de le déserter. Les assaillants ont sorti le vieil Abdallah de sa grotte, celle qu'il avait restaurée, pour y ériger un avant-poste improvisé. Abdallah a convoqué la police et l'armée, il s'est présenté comme le propriétaire légal du terrain, leur montrant des documents officiels. Ils lui ont dit que la grotte et les environs ne lui appartenaient plus, l'ont arrêté et emmené au poste de police de Kiryat Arba2.
Ils l'ont libéré tard dans la soirée et lui ont infligé une amende de 2 000 shekels (497 euros). J'ai surmonté le dégoût qui me nouait déjà l'estomac et j'ai fait de mon mieux pour aider. J'ai discuté avec Jaber, et j'ai pris contact avec un avocat. Yoav et Asaf [deux membres de Villages Group] , qui étaient avec moi, prenaient des photos. J'ai regardé autour de moi et j'ai soudain réalisé que, de toutes parts, des centaines de moutons appartenant au villageois de Khallet Al-Dabaa étaient dispersés par les « jeunes des collines », nourris de la dose quotidienne de haine dispensée par leurs aînés. Les bandes de jeunes affluaient vers le village. C'était la folie. Je me suis figée. Impossible de bouger. Ces adolescents auraient pu être des écoliers de n'importe où, ils auraient pu être des amis de Rian, le fils de Jaber, qui a plus ou moins leur âge. Au lieu de cela, ils affichaient une expression vide et stupide, riant comme s'ils étaient les seigneurs du pays. C'était insupportable. Certains d'entre eux sont venus au point d'eau de Jaber. Ils n'ont pas abreuvé le troupeau, juste versé l'eau en vain, pour signifier qu'ils avaient le contrôle total de la zone.
Les habitants n'ont pas osé les arrêter, et nous non plus. Trop vieux, trop peu nombreux. Yoav et Asaf étaient occupés à filmer, tandis que j'essayais de maîtriser ma nausée face au mal implanté chez ces jeunes — messagers d'un pouvoir impitoyable et sans entraves. Une nausée de ce que je voyais, et surtout un profond dégoût de moi-même, prise en otage, impuissante, les bras paralysés : ils ne pouvaient serrer personne. Il m'était interdit de dispenser des paroles réconfortantes, et comme un tigre en cage je courais dans les moindres impasses de mon cœur.
Je déambule ainsi dans ma maison depuis une semaine. Je n'arrive pas à apaiser mon esprit. Les bombardements dans la bande de Gaza résonnent comme s'ils étaient là, chez moi, ajoutant le péché au crime. Difficile de mener une vie routinière.
Hier [1er juin], alors qu'Ehud [membre de Villages Group] et moi étions en route pour Khallet Al-Dabaa, nous avons appris que l'endroit avait été déclaré zone militaire fermée. Nous avons rencontré Jaber à At-Tuwani, car il allait déposer une plainte au commissariat de Kiryat Arba pour dénoncer le harcèlement des colons dans le village. « La police a expulsé tous les colons du village. Même ceux qui avaient établi un avant-poste dans la grotte d'Abdallah et ses environs. Et les bergers, et les troupeaux. Tout le monde », a-t-il dit. Pour la première fois depuis plusieurs semaines, j'ai vu dans ses yeux une lueur qui m'a rappelé son sourire plein de sagesse. « Si l'interdiction de l'entrée au village est le prix à payer pour que les colons ne soient plus là, je veux bien l'accepter », lui ai-je dit en essayant de sourire. « Ne t'inquiète pas, tu retourneras au village, et eux aussi, mais, pour l'instant, il y a une pause », m'a-t-il répondu avant de poursuivre sa route pour déposer sa plainte.
24.06.2025 à 06:00
Le Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne (UE) a décidé, le 20 mai 2025, la révision de l'accord d'association avec Israël, qui fait de celui-ci un partenaire privilégié de l'UE. Le service diplomatique de l'UE a présenté lundi 23 juin un rapport accablant, confirmant les accusations contre Israël de plusieurs crimes internationaux. Pour autant, rien ne garantit que cela aboutira à sa suspension. Après près de 20 mois de dévastation sans précédent à Gaza, il est normal — et (…)
- Articles en italien / Israël, Union européenne (UE), Droits humains, Droit international humanitaire, Cour pénale internationale (CPI), Cour internationale de justice (CIJ), Gaza 2023-2025Le Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne (UE) a décidé, le 20 mai 2025, la révision de l'accord d'association avec Israël, qui fait de celui-ci un partenaire privilégié de l'UE. Le service diplomatique de l'UE a présenté lundi 23 juin un rapport accablant, confirmant les accusations contre Israël de plusieurs crimes internationaux. Pour autant, rien ne garantit que cela aboutira à sa suspension.
Après près de 20 mois de dévastation sans précédent à Gaza, il est normal — et humain — d'accueillir favorablement le vote de 17 États membres de l'Union européenne1 pour réévaluer l'accord d'association avec Israël2. Toute mesure susceptible de mettre fin à cette destruction désolante, toute action qui reconnaît les droits humains des Palestiniens et qui affirme que le droit international est réellement le même pour tous, ne peut qu'être saluée.
Cependant, les signaux d'alarme retentissaient déjà à la veille du vote. En effet, évaluer l'accord n'est pas — ou ne devrait pas être — une nouveauté. Comme tous les accords d'association avec des pays tiers, celui avec Israël comporte des « conditionnalités », c'est-à-dire des critères qui doivent être évalués chaque année et qui peuvent conduire à un approfondissement de la coopération ou à des reculs. L'article 2 de l'accord avec Israël stipule que les relations bilatérales dépendent du respect des droits humains.
L'UE est donc tenue de procéder à ce type d'évaluation. Ce qui est extraordinaire, ce n'est pas le vote pour une révision de l'accord, mais le fait qu'une telle évaluation sérieuse n'ait jamais été effectuée auparavant. Et que la litanie des violations des droits humains et du droit international, bien avant 2023 — sans parler des 20 derniers mois — n'a jamais déclenché l'application de ces critères.
L'UE n'a, en réalité, jamais eu l'intention réelle de rendre ces « conditionnalités » effectives, puisqu'elle n'a jamais défini clairement les paramètres des évaluations annuelles. Les 17 États signataires et l'Union dans son ensemble ont donc systématiquement fermé les yeux sur des décennies de violations des droits humains en Israël/Palestine — ainsi que dans tous les autres pays avec lesquels l'UE a signé des accords d'association. Et rien n'indique qu'ils soient prêts à changer de cap avec ce vote.
Israël ne bénéficie pas d'un traitement de faveur en ce qui concerne la « souplesse » intrinsèque à la structure des accords d'association ; il en bénéficie, en revanche, en termes de non-application flagrante du droit international et du droit international humanitaire. Au contraire, cette flexibilité — ou ambiguïté — est une caractéristique structurelle de ce type d'accords, qui profite également, par exemple, au régime égyptien. Malgré la répression extrême dont il fait preuve, celui-ci demeure pour l'UE un « partenaire sûr ».
Tout aussi creuses sont les déclarations du gouvernement britannique, qui suspend les négociations commerciales avec Israël — mais pas les échanges commerciaux eux-mêmes — et convoque l'ambassadeur israélien, tout en menant quelques heures plus tard un énième vol de renseignement au-dessus de Gaza, l'un des plus de 500 vols effectués en soutien à Israël depuis octobre 20233. Londres continue également de fournir des armes à Israël. Il en va de même pour le communiqué « ferme » de la France, du Canada et du Royaume-Uni, qui ne s'oppose qu'à une intensification de la dévastation — non à la dévastation elle-même ni aux violations flagrantes du droit humanitaire international commises jusqu'à présent.
En apparente contradiction, la déclaration du premier ministre espagnol Pedro Sánchez selon laquelle son pays « ne fait pas affaire avec un État génocidaire » a été rapidement contredite par la députée Podemos et ancienne ministre Ione Belarra, qui a énuméré plus de 40 contrats toujours en vigueur entre l'État espagnol (ou des entités privées) et l'État israélien, dans les domaines de l'armement et du renseignement. Des accords signés avant et après la déclaration du gouvernement Sánchez, selon laquelle les contrats de fourniture d'armes vers Israël — ainsi que les achats à Israël — seraient suspendus. Une coopération militaire et technologique que poursuivent également l'Allemagne et l'Italie, rendant ainsi ces gouvernements légalement complices des crimes commis par les forces israéliennes.
Le vote du Conseil des affaires étrangères de l'UE, tout comme les prises de position mentionnées ci-dessus, apparaît ainsi comme totalement superficiel, sans conséquences concrètes. L'Allemagne et l'Italie y ont par ailleurs opposé un refus.
Si les gouvernements européens veulent vraiment envoyer un message clair, ils doivent commencer par faire ce à quoi ils sont déjà légalement tenus, à la fois en vertu des dispositions de l'accord et de celles du droit international humanitaire, à savoir :
Ils devraient également soutenir l'application du droit international, à commencer par les procédures devant la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale, y compris l'exécution des mandats d'arrêt émis par cette dernière.
C'est pourquoi il faut tirer la sonnette d'alarme : tous les engagements mentionnés ci-dessus sont des obligations que l'UE est déjà censée respecter, mais qu'elle ignore depuis des décennies. Depuis octobre 2023, ce silence et cette inaction se sont traduits par une interminable litanie de responsabilités légales et morales dans la destruction la plus systématique et dévastatrice d'une population que ce siècle a connue. Reste à savoir si le rapport accablant présenté par la diplomatie européenne devant les États membres et qui accuse notamment Israël de crimes de famine, de torture, d'attaques indiscriminées et d'apartheid contre les Palestiniens conduira enfin à des décisions concrètes.
Traduit de l'italien par Christian Jouret.
1NDLR. Sur les 27 ministres européens des affaires étrangères, 17 ont soutenu la proposition présentée par Kaja Kallas. Il s'agit des ministres de la Belgique, de la Finlande, de la France, de l'Irlande, du Luxembourg, du Portugal, de la Slovénie, de l'Espagne, de la Suède, de l'Autriche, du Danemark, de l'Estonie, de Malte, de la Pologne, de la Roumanie, de la Slovaquie et de la Lettonie. En revanche, la Bulgarie, la Croatie, Chypre, la République tchèque, l'Allemagne, la Grèce, la Hongrie, l'Italie et la Lituanie s'y sont opposées, tandis que la Lettonie s'est abstenue.
2NDLR. Signé en 1995 et entré en vigueur en 2000, cet accord permet le libre-échange dans plusieurs secteurs de biens commerciaux entre l'UE et Israël, notamment industriels et agricoles. Il a été signé par les 15 membres de l'époque : l'Allemagne, l'Autriche, La Belgique, le Danemark, l'Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l'Irlande, l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède
3Iain Overton, « Britain sent over 500 spy flights to Gaza », Declassified UK, 27 mars 2025.
23.06.2025 à 06:00
Le dernier round du prétendument inéluctable « choc des civilisations », entre la « civilisation judéo-chrétienne » et le monde islamique, se jouerait avec l'entrée en lice des États-Unis pour soutenir l'attaque israélienne contre l'Iran. Certes, nous explique-t-on, Tel-Aviv dispose également de la bombe atomique et d'un programme nucléaire qui n'a jamais été contrôlé par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Mais, voyez-vous, contrairement à la République islamique, Israël (…)
- Magazine / Iran, Israël, Bande de Gaza, Accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) , États-Unis, Gaza 2023-2025, Éditorial, Guerre Israël-Iran 2025Le dernier round du prétendument inéluctable « choc des civilisations », entre la « civilisation judéo-chrétienne » et le monde islamique, se jouerait avec l'entrée en lice des États-Unis pour soutenir l'attaque israélienne contre l'Iran. Certes, nous explique-t-on, Tel-Aviv dispose également de la bombe atomique et d'un programme nucléaire qui n'a jamais été contrôlé par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Mais, voyez-vous, contrairement à la République islamique, Israël est une démocratie, qui plus est occidentale – que l'on excuse le pléonasme. Et ce postulat – qui ne tient même pas compte du fait qu'il s'agit d'un État apartheid où l'inégalité entre les citoyens est inscrite dans les lois fondamentales — suffit pour blanchir Israël de toute violation du droit international. Celui-ci agit en effet au nom de la démocratie et du Bien, et pas au nom d'une idéologie islamiste qui est celle de l'Iran.
Comme le rappelait Bertrand Badie sur le plateau de France 24 le soir du début de l'agression israélienne, « le seul pays qui a utilisé l'arme atomique dans l'histoire, c'était une démocratie ». Preuve, s'il en fallait, que cette forme de gouvernement, toute vertueuse qu'elle soit, n'immunise pas contre la barbarie. Il suffit d'ailleurs d'observer le chaos dans lequel Israël – et par extension les États-Unis et l'Europe – ont plongé la région pour se demander : quels pays représentent véritablement aujourd'hui une menace pour le Proche-Orient, voire pour le reste du monde ? Et qui peut croire que Benyamin Nétanyahou, inculpé par la Cour pénale internationale de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité n'utilisera pas la bombe atomique pour « se défendre » ?
Depuis 20 mois, l'Iran a fait preuve de retenue dans sa réaction aux opérations israéliennes, dans le but d'éviter une guerre régionale, quitte à lâcher un de ses principaux bras armés, le Hezbollah. Même son de cloche en avril 2024, lorsque sa mission diplomatique et consulaire est bombardée par Israël à Damas : Téhéran répond, presque pour sauver les apparences, par l'envoi annoncé de 200 drones et d'une centaine de missiles qui font essentiellement des dégâts matériels, tout en indiquant clairement qu'il veut éviter une guerre totale avec Israël – et donc avec les États-Unis. Avec Washington, et malgré le précédent de 2018 où le même Donald Trump se retire de l'accord de 2015 sur le nucléaire et renforce les sanctions économiques, la République islamique accepte de revenir à la table des négociations et fait montre de bonne volonté pour faire aboutir les discussions. C'est au moment où il est en pourparlers avec Washington et les Européens, qu'il est bombardé, ce qui n'empêche pas les Occidentaux de lui demander de retourner à la table de négociations qu'il n'a jamais quitté. Dont acte. Ironiquement, c'est l'Iran qui souligne la violation par Washington du droit international et de la charte des Nations unies.
À l'heure où, après les tergiversations médiatiques de Donald Trump, les États-Unis s'engagent officiellement dans cette guerre aux côtés d'Israël, un constat s'impose : tous les régimes autoritaires de la région, de Téhéran à Riyad, aspirent à la stabilité et condamnent les massacres et les attaques israéliennes de Gaza jusqu'à l'Iran, en passant par le Liban et la Syrie. Et leur inquiétude grandit face à un Proche-Orient dominé par un Israël sûr de lui et dominateur, qui a perdu tout sens de la mesure. Quant aux démocraties occidentales et à l'Union européenne, elles soutiennent le génocide en cours à Gaza, malgré les déclarations lénifiantes de certains, et refusent de prendre des sanctions contre leur auteur. L'abîme dans lequel Israël plonge la région rend la dissonance de plus en plus aiguë entre les valeurs qu'elles proclament et leurs politiques.
Justifier l'ouverture d'un nouveau front par Israël en invoquant le principe de la guerre préventive, le soutenir militairement (les États-Unis) et politiquement (la France et plus largement l'Union européenne), tout en contribuant à l'invisibilisation du génocide en cours à Gaza et en refusant toute mesure de sanctions contre un État, voilà la vraie barbarie. Elle est le fait non pas du « régime des mollahs » mais des démocraties occidentales.
L'Occident a la mémoire courte. À la veille de la guerre contre l'Irak de 2003, les responsables américains annonçaient que leurs soldats seraient accueillis avec des fleurs et les mêmes intellectuels français qui aujourd'hui soutiennent Donald Trump et Israël, promettaient des lendemains qui chantent en Irak. Résultat, une interminable guerre, la destruction de l'État irakien et des centaines de milliers de victimes.
Comme l'écrivait l'historien des idées Tzvetan Todorov, dénonciateur, il y a 20 ans, des guerres de changement de régime au Proche-Orient au nom du « messianisme du Bien » :
Il est temps de changer notre vision : la « communauté internationale » ne se réduit plus au bloc occidental, l'ère de l'hégémonie universelle d'un seul groupe de pays est révolue. Jouer au gendarme du monde n'est ni possible ni souhaitable ; un équilibre multipolaire, sans être une panacée, ouvre de meilleures perspectives. Une intervention militaire provoque toujours des victimes et d'innombrables autres dégâts. […] Éradiquer le mal de la surface de la terre est un objectif inatteignable, contentons-nous d'être prêts à repousser toute agression. Le génocide chez nos voisins peut justifier une exception à cette règle ; malheureusement, nous ne sommes pas intervenus lors des derniers génocides, au Cambodge et au Rwanda, alors que nous avons invoqué de faux génocides pour justifier nos interventions ailleurs1.
1Tzvetan Todorov, « La démocratie par les armes » in Lire et vivre, Robert Laffont/Versilio, 2018.