07.10.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec sa famille. Depuis le 25 septembre 2025, ils ont dû à nouveau quitter la ville de Gaza pour Nusseirat. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Dimanche 5 octobre 2025.
Cette fois, je vous écris de Nusseirat, à dix kilomètres au sud de la ville de Gaza. Je vous écris après avoir été obligé de quitter Gaza le 25 septembre.
Nous sommes maintenant dans un appartement que nous a trouvé par un ami, un collègue de la Maison de la presse. Sa famille possède un bout de terrain ici, et un de ses cousins nous loue un appartement entouré de verdure et d'oliviers. Il n'y a pas beaucoup de constructions autour, ce qui nous change du noir et du gris uniformes de Gaza-ville. Aujourd'hui, quand je regarde par la fenêtre, je vois un peu la mer, et du vert. Il y a aussi, bien sûr, des bâtiments bombardés. Mais ce n'est pas comme à Gaza-ville, où je ne voyais, partout, que de la destruction.
Le lendemain de notre arrivée, toutefois, la réalité s'est rappelée à nous. Les Israéliens ont bombardé le marché de Nusseirat, notamment le supermarché très fréquenté d'Abou Dalal. Il y a eu plus de 20 morts.
Sabah et moi avons décidé de partir pour plusieurs raisons. D'abord, ses fils Moaz, Sajed et Anas, qui vivent avec leur famille paternelle, étaient partis pour Nusseirat deux semaines auparavant. Cela déchirait le cœur de Sabah de ne plus les voir. En outre la route pouvait être coupée à n'importe quel moment, nous séparant d'eux peut-être pour longtemps, comme cela s'était passé la première fois, quand nous avons dû partir vers le sud. Je ne pouvais pas dire non à l'amour d'une mère pour ses enfants. Au même moment, la ville de Gaza était presque encerclée. Les chars israéliens étaient arrivés à l'hôpital Shifa, tout près de notre tour, et au rond-point du ministère des finances, qui est également tout près. La majorité des habitants de notre quartier et de notre immeuble étaient déjà partis.
La décision était donc prise. Des amis nous avaient proposé des places dans un camion qu'ils avaient loué. Nous n'avons pas pris beaucoup de choses, seulement des valises et des matelas. Walid était content de partir, parce que je lui avais dit qu'on allait voir ses frères. Il a mis des jouets dans son cartable.
D'habitude, le trajet de Gaza-ville à Nusseirat ne prend pas plus de dix minutes. Nous avons mis quatre heures. Partis à 17h 30, nous sommes arrivés vers 22h. Il y avait d'énormes embouteillages à la sortie de la ville de Gaza, au rond-point Nabulsi, puis à l'entrée de Nusseirat, au niveau du pont de Wadi Gaza. La route était pleine de gens qui fuyaient la mort pour aller vers le sud, en camion, en charrette ou à pied. Des tracteurs tiraient des charrettes, ou un attelage de deux ou trois voitures en panne d'essence, chargés de valises, de vêtements, de jerrycans, de bâches, de matelas et de couvertures. On voyait même des charrettes tirées par un homme et poussées par un autre, sur lesquelles s'entassaient leurs familles et quelques vieux vêtements. Sur le bord de la route, des camions et des voitures tombés en panne. Personne ne pouvait les remorquer, les camions étaient déjà surchargés.
Des familles entières parties à pied s'arrêtaient pour souffler un peu. Certains poussant même des personnes âgées dans des fauteuils roulants, tâche d'autant plus difficile que la route, détruite par l'occupant, est devenue un chemin sablonneux.
Peu après notre départ, je regardais avec Walid le soleil se coucher lentement derrière la mer. La route longe notre magnifique côte, cette côte que Donald Trump veut transformer en « Riviera ». D'un côté, la plage. De l'autre, l'exode d'une foule harassée. Sur la plage, il y a aussi des centaines de bâches, sous lesquelles survivent ceux qui n'ont nulle part où aller. Quel contraste entre ce beau coucher de soleil et cette image de désolation, d'épuisement et de misère…
J'essayais d'attirer l'attention de Walid vers la beauté. « Regarde la belle plage, regarde la mer, regarde le coucher de soleil ! » Mais Walid regardait l'hélicoptère au-dessus de nous qui venait de tirer vers le sol : « Regarde papa, l'hélicoptère tire ! » J'ai répondu : « Oui, on va bientôt voir les parachutes ! » J'essaie encore de lui faire croire que les hélicoptères vont larguer des parachutes d'aide humanitaire, comme des avions l'ont fait par le passé. Walid ne sait pas que nous sommes en train de fuir le pire, de fuir la mort, à cause de l'ultimatum lancé par Trump au Hamas. Si le Hamas ne dit pas oui à son plan, d'après Trump, Israël va « continuer le travail », ce qui veut dire continuer le génocide jusqu'à la déportation de tous les Palestiniens de la bande de Gaza vers l'étranger.
Une fois arrivés à Nusseirat, nous avons monté nos matelas dans notre appartement. Il se trouve au deuxième étage d'une maison qui en compte trois. Qui en comptait, plutôt. Le dernier étage a été détruit en juin 2024 par l'armée israélienne, lors d'un assaut pour libérer quatre captifs israéliens. Nous nous sommes endormis rapidement, épuisés par cette journée. Le matin, surprise : les fils de Sabah sont tous venus nous rendre visite ! C'était la grande joie pour Walid, pour Sabah, et même pour le bébé Ramzi.
Un instant de joie, mais autour de nous c'était le dénuement. Nusseirat, c'est un ensemble de camps de réfugiés. Des femmes et des enfants étaient assis par terre, dans la rue. Ils attendaient les pères de famille, partis à la recherche d'un lieu où s'installer, n'importe quel endroit où planter leur tente ou leur bâche, un bout de terrain, un garage, ou même le toit d'une maison. On voit beaucoup de tentes sur les toits et en terrasse, mais aussi au milieu des oliviers et des palmiers.
Il y a beaucoup de monde à Nusseirat, contrairement à Gaza-ville qui s'était vidée de ses habitants. Les marchés sont encore ouverts à 22h. Le soir de notre arrivée, avant de m'endormir, je suis sorti et j'ai trouvé un peu de pain et des falafels. Le lendemain, il y avait des fruits ! C'était la première fois que nous en voyions depuis longtemps. Walid était fou de joie, surtout pour les pommes, qu'il adore. Il y avait aussi des bananes et des mangues. Bien sûr, elles étaient vendues à cinquante fois le prix normal. Mais je n'ai pas pu m'empêcher d'acheter quelques pommes et quelques bananes, pour les enfants. Quand Walid a vu les pommes, il a sauté de joie et il a dévoré une pomme en disant « Merci papa ! » Le soir, il m'a serré plus que d'habitude, il m'a donné plus de bisous, en disant : « Je t'aime parce que tu m'as apporté des pommes. » J'avais les larmes aux yeux et le cœur déchiré comme par un couteau. Je n'avais pas emmené mon fils à Disneyland, je lui avais seulement donné une pomme. On est arrivé à un point où ce simple fruit devient le rêve pour un enfant. Et il y en a des centaines de milliers, à Gaza, qui n'ont même pas cette chance.
Le secteur privé commence à faire entrer beaucoup de marchandises dans la bande de Gaza. On a trouvé du chocolat et d'autres fruits, y compris des rutab, des dattes qui ne sont pas encore complètement mûres. Tout cela était introuvable à Gaza-ville. Même quand l'aide humanitaire a commencé à arriver de nouveau, on ne trouvait que du riz, de la farine, des boîtes de conserve et des lentilles, mais ni fruits ni légumes. C'est la première fois qu'on voyait des avocats, par exemple. Le pain va aussi arriver : le Programme alimentaire mondial (PAM) va livrer aux boulangeries, gratuitement, de la farine et du fuel. Les boulangers vendront le sac de pain 3 shekels (75 centimes), alors que, jusqu'ici, on n'en trouvait qu'au prix astronomique de 150 shekels (37,5 euros). Et tout aussi important : les produits d'hygiène sont réapparus. De la lessive, du savon, des shampoings, des couches !
Tout cela était interdit par les Israéliens depuis des mois. Les conclusions de ce revirement sont multiples :
Tout cela m'aide à convaincre Walid que c'est bien d'être encore en vadrouille — pour la cinquième ou sixième fois, je ne me souviens plus —, puisqu'on peut acheter du chocolat et des pommes, et qu'en plus il a retrouvé ses frères. Parce qu'il m'avait demandé pourquoi on était partis. En même temps, il sait qu'il y a du danger et des bombardements à Gaza-ville. Mais là au moins, je peux lui dire qu'en venant ici, il a trouvé un petit coin de paradis.
Je l'ai aussi emmené cueillir des olives, non loin de notre nouvel appartement. Octobre, c'est la saison de la cueillette. Je voyais la joie et dans ses yeux et dans son sourire. Moi aussi j'étais très content. J'essaie toujours de préserver l'innocence de mon fils en transformant le déplacement, l'humiliation, le danger, la peur, la fuite de la mort en quelque chose de bien. Mais jouer ce rôle devient vraiment épuisant. Surtout qu'à l'âge de Walid, on commence à comprendre ce qu'il se passe.
Je fais beaucoup d'efforts pour que Walid ne découvre pas la réalité. Mais maintenant, il a peur quand il entend les bombardements, quand il voit les F-16 lâcher leurs bombes et quand il sent le sol trembler sous le choc. Heureusement, il ne comprend pas encore qu'on vit un génocide, qu'un ennemi est en train de faire un nettoyage ethnique contre toute notre population palestinienne.
Walid ne comprend pas qu'il y a des gens qui veulent du mal aux enfants et à toutes les personnes qui vivent sur notre terre. Il ne comprend pas que cet ennemi veut tous nous expulser de notre patrie. Que nous quittions Gaza. Mais petit à petit, il commence à appréhender la réalité. Récemment, il m'a dit :
— Papa, il y a des Israéliens dans Gaza-ville.
— Walid, il n'y a pas d'Israéliens. D'où ça vient, ce mot ?
— Oui, tout le monde dit qu'ils sont arrivés chez nous et qu'ils sont en train de tuer tout le monde.
— Non, ce n'est pas vrai. Ce ne sont pas les Israéliens. C'est la police qui vient pour arrêter les voleurs. Il n'y a pas d'Israéliens. Ne répète pas ce mot parce que ça n'existe pas.
— Mais même l'oncle X m'a dit ça
— Oui, mais il ne te dit pas la vérité.
Mais cela devient difficile de continuer à mentir. Je ne voulais pas qu'il apprenne ces mots. Je ne voulais pas qu'il apprenne que « Israélien » veut dire la mort, le bombardement, le génocide. Je voulais qu'il garde son innocence, qu'il vive comme n'importe quel autre enfant sur la terre.
Pour le moment, Walid savoure toujours notre nouvel environnement à Nusseirat. Ses frères ne sont pas tout le temps chez nous, ils viennent juste le matin pour dire bonjour, parfois ils passent une demi-journée avec nous. Mais Walid se fait de nouveaux amis. Il connaît tout le monde maintenant dans le quartier. On l'appelle « Walid le Français ». Souvent, les gens lui parlent en anglais, parce que pour eux, une langue occidentale, c'est forcément de l'anglais. On peut le laisser sortir sans l'accompagner, c'est un quartier de famille, où tout le monde connaît tout le monde. Avec ses nouveaux amis, il va d'un endroit à l'autre. Il peut s'éloigner un peu plus que quand on était à Gaza-ville.
Je suis content qu'il continue sa vie d'enfant, qu'il n'ait pas peur d'aller par-ci, par-là, même quand il entend les F-16, les bombardements, et surtout les tirs d'hélicoptères. Il est en train de devenir ami avec tous les chiens du voisinage. En le voyant, je me dis que, finalement, la décision de partir était la bonne, alors qu'au début j'étais contre. C'est une bonne décision pour tout le monde, pour Sabbouha [forme affectueuse pour Sabah] et ses enfants, pour Walid et pour Ramzi.
J'espère que tout ça va s'arrêter avant que Walid se dise que tout Israélien est forcément quelqu'un qui veut du mal aux Palestiniens. Et qu'il continue à vivre sa vie normalement.
06.10.2025 à 06:00
Depuis l'Antiquité, ce plateau à 1 000 mètres d'altitude au nord-est d'Israël et au sud-ouest de la Syrie est jalousement gardé par ses différents occupants. Il est hautement stratégique, car qui le tient surplombe son adversaire. Depuis les hauteurs du Golan (Al-Joulan en arabe), on domine la plaine de Damas qui s'étend à l'est sur le territoire syrien, ainsi que la Galilée israélienne à l'ouest. Le mont Haramoun (Hermon en hébreu), qui culmine à près de 3 000 mètres, a son extrémité (…)
- Va comprendre ! / Syrie, Israël, Druzes , Guerre israélo-arabe de 1973, Guerre israélo-arabe de 1967, Golan, Guerre israélo-arabe (1947-1950), Hayat Tahrir al-Cham (HTC)Depuis l'Antiquité, ce plateau à 1 000 mètres d'altitude au nord-est d'Israël et au sud-ouest de la Syrie est jalousement gardé par ses différents occupants. Il est hautement stratégique, car qui le tient surplombe son adversaire. Depuis les hauteurs du Golan (Al-Joulan en arabe), on domine la plaine de Damas qui s'étend à l'est sur le territoire syrien, ainsi que la Galilée israélienne à l'ouest.
Le mont Haramoun (Hermon en hébreu), qui culmine à près de 3 000 mètres, a son extrémité méridionale sur le Golan. La fonte de ses neiges alimente généreusement le fleuve Jourdain, puis le lac de Tibériade en Galilée. Les eaux du Golan représentent un tiers de la réserve aquifère d'Israël. Elles permettent une agriculture diversifiée sur le plateau : céréales, vergers de pommiers et d'oliviers, ainsi que des vignobles — un tiers des vins vendus sous étiquette israélienne proviennent du Golan. L'abondance de l'eau permet une grande diversité florale et faunistique, préservée dans des réserves naturelles.
C'est pour toutes ces raisons qu'Israël refuse de rendre ce territoire occupé depuis la guerre de juin 1967, et que la Syrie des Assad (1971-2024) n'a jamais voulu y renoncer.
Dès les débuts de la conquête ottomane, dans les années 1520, le Golan est inclus au vilayet de Syrie, une division administrative de l'empire ottoman. Lors de l'indépendance de la Syrie en 1946, après la fin du mandat français, le plateau est naturellement intégré au territoire national.
Après la guerre israélo-arabe de 1948-1949, des incidents opposent Tel-Aviv et Damas dans la zone démilitarisée en Galilée, en contrebas. En 1967, Israël s'empare du plateau. Il tient désormais la route de Damas, située à une quarantaine de kilomètres, à portée de ses canons.
Ce n'est qu'après la guerre d'octobre 1973, que la Syrie peut récupérer 30 % du Golan. Un accord de désengagement en 1974 met fin officiellement à la guerre. La zone évacuée par les Israéliens, incluant la ville de Quneitra, entièrement détruite par Israël avant sa restitution, devient une zone tampon. Étroite de quelques kilomètres et longue de 80 km, elle est sous la surveillance des Nations unies. En 1981, Israël vote la loi d'annexion du Golan, soit 1 200 km2. Cette décision est considérée comme « nulle et non avenue » par l'ONU (résolution 497 du Conseil de sécurité). Seuls les États-Unis sous la présidence de Donald Trump l'avaliseront, en mars 2019.
Les Syriens du Golan sont majoritairement Druzes. En 1967, des dizaines de milliers d'habitants fuient les combats, d'autres sont chassés par l'armée israélienne. Un exode qui a laissé peu de traces. L'armée détruit de nombreux villages pour prévenir leur retour. L'implantation de colonies — une trentaine actuellement — modifie l'équilibre démographique du plateau : en 2025, 25 000 Israéliens y résident, contre 23 000 Syriens regroupés dans six agglomérations.
Israël a proposé sa nationalité aux habitants mais s'est heurté à un refus catégorique. Ils ne disposent donc que d'un laissez-passer. Jusqu'à la révolution de 2011, un jeune Syrien du plateau pouvait aller étudier à Damas ou se marier1, mais sans retour possible dans sa famille. L'impossibilité de voyager, de faire des études à l'étranger, ainsi que les dix années de guerre civile en Syrie poussent aujourd'hui de jeunes gens à accepter la nationalité israélienne, ce qui provoque des conflits au sein des familles. Ce mouvement s'est accéléré depuis les années 2020 et pourrait s'amplifier, l'accès à la Syrie étant désormais totalement interdit.
Dès le lendemain de la prise de pouvoir à Damas par les rebelles de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), en décembre 2024, les chars de l'armée israélienne franchissent la zone tampon. Ils s'avancent alors dans le sud de la Syrie, suscitant la désapprobation internationale. Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou déclare que l'accord de désengagement de 1974 est caduc, tandis que l'ONU rappelle qu'il reste toujours en vigueur. Les nouvelles autorités syriennes entendent, elles aussi, le respecter. L'armée israélienne installe des avant-postes dans la zone tampon et au-delà, et bombarde la région. Tel-Aviv réclame une démilitarisation complète du sud de la Syrie. Les deux parties confirment en septembre 2025 qu'elles négocient un accord de sécurité. Mais, dès le 9 décembre 2025, Benyamin Nétanyahou affirme : « Le Golan fera partie d'Israël pour l'éternité ». Le 15 décembre 2024, le gouvernement israélien annonce un plan visant à doubler la population juive.
1Voir le film La fiancée syrienne (2004) du réalisateur Eran Riklis.
06.10.2025 à 06:00
Depuis le 7 octobre 2023, des enquêtes ne cessent de confirmer l'emploi par l'État israélien de techniques de déshumanisation du peuple palestinien : tortures, viols et humiliations, punitions collectives, déplacements, internements en camps et disparitions forcées sont conjugués aux bombardements massifs contre les civils enfermés dans Gaza. Loin de constituer des dérives, toutes ces violences font système et s'inscrivent dans l'histoire globale et connectée des doctrines (…)
- Dossiers et séries / Algérie, Israël, Palestine, Irlande du Nord , Terrorisme, Histoire, Focus, Gaza 2023-2025Depuis le 7 octobre 2023, des enquêtes ne cessent de confirmer l'emploi par l'État israélien de techniques de déshumanisation du peuple palestinien : tortures, viols et humiliations, punitions collectives, déplacements, internements en camps et disparitions forcées sont conjugués aux bombardements massifs contre les civils enfermés dans Gaza. Loin de constituer des dérives, toutes ces violences font système et s'inscrivent dans l'histoire globale et connectée des doctrines contre-insurrectionnelles du colonialisme occidental.
Les informations récoltées par l'avocate et chercheuse Janan Abdu ont permis de documenter dès mai 2024 l'organisation systématique de punitions collectives à Gaza et une « série interminable de tortures, d'humiliations et de morts » à Sde Teiman, la prison militaire clandestine située dans le désert du Naqab (Néguev)1. Les milliers de Palestiniens arrêtés arbitrairement depuis octobre 2023 via la loi israélienne sur « la détention des combattants illégaux » de décembre 2023 y ont notamment subi l'emploi de chiens d'attaque, de tabassages et d'agressions sexuelles. En août de la même année, l'organisation israélienne des droits humains B'Tselem publiait son rapport « Bienvenue en enfer », confirmant un « usage de la torture systématique, généralisé et prolongé ». Depuis, des accusations similaires ont visé de nombreux sites d'internement israéliens tels que Ofer, Ananot, Ketziot, Megiddo, Damon ou Nitzan. Les experts mandatés par le Haut-Commissariat aux droits de l'homme de l'ONU, Human Rights Watch et Amnesty International ont aussi recueilli de multiples témoignages qui décrivent des détenus enfermés dans des cages ou attachés à des lits, nus ou vêtus de couches. Ils sont aussi soumis à des techniques de privation sensorielle, sont privés de soins et de sommeil, d'eau et de nourriture. Ils subissent également des suspensions au plafond ou des simulations de noyades, des brûlures de cigarettes ou des chocs électriques, en particulier sur les parties génitales.
Ces violences rappellent bien sûr celles commises par l'armée française en Algérie ou par l'armée étatsunienne au Vietnam, mais leur articulation systématique contre des civils se retrouve dans toute l'histoire des champs de bataille coloniaux. La combinaison de l'incarcération raciale de masse, de la torture, du viol et de régimes de laisser mourir ou de faire mourir a été généralisée tout au long de l'esclavage transatlantique et de « la conquête des Amériques ». De premiers camps de concentration modernes associés à des systèmes de violences extrêmes ont ensuite été mis en place par l'armée espagnole pour mener la contre-insurrection à Cuba entre 1895 et 1898, puis par l'armée britannique en Afrique australe pour enfermer cent mille civils durant la guerre des Boers (1899-1902). Dans le Sud-ouest africain (actuelle Namibie), l'Allemagne a massivement enfermé les populations locales et commis le premier génocide du XXe siècle contre les Héréros et les Namas. Après avoir été réagencé sous la forme de camps de concentration et d'extermination par l'Allemagne nazie, l'internement racial de masse a été employé par la France pour mener la contre-révolution coloniale en Indochine puis en Algérie sous la forme de « centres de tri et de transit », « d'hébergement » et de « regroupement »2. Dans chacun de ces cas, les camps ont fonctionné à l'articulation de régimes de gouvernement par l'écrasement de la vie ou par la mise à mort de masse.
Israël se distingue dans ce domaine en redéfinissant les déplacements et l'internement comme des techniques d'« ingénierie sociale » visant à vider le « terrain humain » et reformater la personnalité des détenus. Il est par ailleurs l'un des rares États à avoir officiellement légalisé la torture sous l'euphémisme de « pression physique modérée ». Avant octobre 2023, de nombreux observateurs décrivaient déjà Gaza comme un camp de concentration géant à ciel ouvert et un champ d'expérimentation pour de nouvelles technologies contre-insurrectionnelles. Israël emploie depuis lors ces savoir-faire pour transformer l'enclave en fosse commune de masse.
Un rapport de l'Association Internationale des spécialistes du génocide (AISG) rassemblant près de 500 spécialistes a lui aussi confirmé début septembre 2025 le caractère « systématique et à grande échelle » du processus génocidaire, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre perpétrés par Israël en Palestine. La dynamique éradicatrice du colonialisme israélien est pourtant documentée depuis la Nakba en 1947-1948. Les mots de l'officier des opérations de la brigade Carmeli chargée de « désarabiser » Haïfa à la suite du départ des Britanniques en août 1948 sont connus : « Tuez tous les Arabes que vous rencontrez, incendiez tout ce qui est inflammable et ouvrez les portes à l'explosif… »3. La milice avait alors bombardé les réfugiés au mortier.
Il s'agit d'empêcher la réorganisation des résistances indigènes. Cette technique de contre-guérilla trouve son origine dans la lutte contre les peuples premiers de cette Amérique décrite comme une « terra nullius ». Elle servit de modèle pour des leaders sionistes tels que Zeev Jabotinsky qui en parle dans son ouvrage Le Mur de fer, Les Arabes et nous, (1923) (La Bibliothèque sioniste, 2022).
Une dynamique génocidaire a aussi été engagée lors de la conquête française de l'Algérie au XIXe siècle qui a provoqué, selon les estimations des historiens, entre 500 000 à 1 million de morts sur une population de 3 millions d'Algériens. La stratégie consistant à faire mourir ou à laisser mourir en masse les colonisés — notamment par la famine organisée — a aussi résidé au cœur des guerres contre-insurrectionnelles menées par la Belgique au Congo, et par le Royaume-Uni en Inde, au Soudan ou au Kenya.
Le bombardement systématique de Gaza depuis le 7 octobre 2023 résonne aussi avec les canons de la marine britannique qui massacraient déjà les habitants du Levant en 1840, à l'époque où furent formulées les prémices du projet sioniste4. Et les premières bombes aériennes de l'histoire ont été larguées par une puissance coloniale contre des civils lorsqu'un avion italien frappa un campement dans la région de Tripoli en 1911.
Le phosphore blanc et les gaz employés pour rendre la Palestine invivable résonnent avec l'usage des armes toxiques tout au long des « pacifications » européennes et étatsuniennes. Pour envahir l'Algérie, l'armée française a organisé des massacres par « enfumades » de villages entiers réfugiés dans des grottes. Après avoir submergé les tranchées de la première guerre mondiale, les gaz toxiques ont été déversés pour la première fois sur des populations civiles par la France et l'Espagne pour briser la résistance du Rif au Maroc. Ils ont ensuite servi dans les combats de la seconde guerre mondiale et pour exterminer les juifs en Europe. L'armée française a reconduit l'usage des gaz pour massacrer la rébellion algérienne au cours de la « guerre des grottes » dans les années 1950. Dans les Aurès, elle bombardait au napalm avant que l'armée américaine ne l'imite au Vietnam où elle a aussi déversé l'agent orange pour terroriser et rendre le territoire inhabitable. En Algérie comme au Vietnam, l'usage de ces armes a été directement associé aux camps d'internement et à des murs de séparation sans pourtant réussir à briser la rébellion.
Selon la chercheuse Laleh Khalili, tout comme en Asie du Sud-est et en Algérie, la contre-révolution en Palestine constitue « un laboratoire archétypal et un nœud crucial des contre-insurrections globales »5. La domination sioniste s'enracine effectivement dans les répertoires de l'impérialisme occidental tout en les adaptant. Cette mécanique a pris forme lorsque l'occupation britannique a entrepris de faire converger les savoir-faire coloniaux pour maintenir l'ordre, en particulier face à la grande Révolte arabe de 1936 à 1939. L'officier britannique Charles Tegart qui dirigeait les opérations de contre-guérilla avait ainsi fait carrière face au mouvement indépendantiste nord-irlandais avant de diriger la police de Calcutta et d'y généraliser la torture contre la rébellion indienne6. Envoyé en Palestine en 1937, il y a fait édifier de nombreux postes de police fortifiés, une clôture-frontière et des centres de torture nommés Arab Investigation Centers.
Mais la terreur n'a pas suffi à tarir le soumoud, l'esprit de la résistance palestinienne. Alors, comme en Haïti, des unités paramilitaires et des chiens Doberman ont été employés pour chasser les insurgés. Calqué sur les méthodes coloniales françaises en Syrie et en Algérie, un vaste système de fichage, d'arrestations massives et de détentions administratives a été articulé à la torture, aux punitions collectives, aux déportations et aux exécutions sommaires7. Issu d'une famille de colons britanniques en Inde, le général Orde Wingate avait notamment servi au Soudan avant de développer les Special Night Squads, des commandos policiers composés de colons juifs chargés de patrouiller de nuit, parfois déguisés en « Arabes » pour mener des expéditions punitives contre les villages palestiniens. Toutes ces techniques de guerre dans la population ont profondément influencé la genèse des appareils militaro-sécuritaires israéliens.
Les méthodes de contre-insurrection israéliennes ont continué d'évoluer à travers des échanges réguliers avec les puissances du bloc transatlantique. En janvier 1960, deux généraux israéliens, Yitzhak Rabin et Haïm Herzog, futurs premier ministre et président d'Israël, observaient en Algérie les techniques françaises de « guerre contre-révolutionnaire » : murs de séparation, déplacements de population et internement de masse, normalisation de la torture et du viol, disparitions forcées, massacres par bombardements et armes chimiques y étaient conjugués à une propagande suivant une dynamique de militarisation générale de la société. Ce régime de violence n'a pas empêché le peuple algérien d'arracher son indépendance.
Le chercheur Jeff Halper, dans son ouvrage War Against the People (Pluto Press, 2015), a décrit Israël comme un « modèle d'État sécuritaire » basé sur une guerre de contre-insurrection permanente. La gestion quotidienne de l'apartheid tout comme la dynamique génocidaire s'inscrivent au cœur d'une mécanique impériale globale faisant circuler les savoir-faire entre centres et périphéries et où l'expérience coloniale française a joué un rôle majeur. L'État israélien s'y distingue en entretenant une intense activité de recherche et développement. Le morcellement continu du territoire est assuré depuis le début du XXIe siècle par des murs dits « intelligents » et des bases militaires « innovantes ». Les données biométriques intégrées aux cartes d'identité et aux systèmes d'identification regroupent des informations concernant la vie intime et politique des Palestiniens. Le système d'internement de masse intègre les dernières innovations technologiques tandis que le processus génocidaire est désormais pris en charge par différents programmes dits « d'intelligence artificielle » comme Hasbora, Lavender ou Where's dad ? Ces derniers accélèrent la désignation de cibles et alimentent ainsi le fonctionnement intensif d'une « usine d'assassinats de masse » selon les propres termes d'un ancien officier de renseignement israélien8.
La guerre génocidaire menée contre la résistance du peuple palestinien constitue ainsi un laboratoire global pour l'automatisation de la contre-insurrection. Appuyée par les armes et les financements du bloc occidental, la mécanique impériale tourne désormais à plein régime au profit d'un plan « Grand Israël » de colonisation de toute la région. Mais Palestine est aussi devenue le nom d'une résistance mondiale. Et dans le prolongement des révolutions haïtiennes, vietnamiennes et algériennes, rien n'indique qu'une intensification de la férocité coloniale réussisse à épuiser la détermination des peuples opprimés.
1Janan Abdu, « The writing was on the wall for Israel's torture of prisoners », +972Mag, 14 mai 2024.
2Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie : Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de Sciences Po, 2022.
3Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, La Fabrique, 2024.
4Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile, La Fabrique, 2025.
5Laleh Khalili, « The location of Palestine in global counter-insurgencies », International Journal of Middle East Studies, 2010, n° 42:3, pp. 413-433.
6Tutun Mukherjee, « Colonialism, surveillance and memoirs of travel : Tegart's diaries and the Andaman cellular jail », dans Sachidananda Mohanty (ed.), Travel Writing and the Empire, Katha, 2004.
7Voir Matthew Hughes, Britain's Pacification of Palestine. The British Army, the Colonial State, and the Arab Revolt, 1936-1939, Cambridge University Press, 2019.
8Yuval Abraham, « “A mass assassination factory” : Inside Israel's calculated bombing of Gaza », +972 Magazine, 30 novembre 2023.