Maître de conférences en sciences de l'information
17.05.2024 à 11:19
GPT-4 Omni : Chat Pantin(s).
Olivier Ertzscheid
Texte intégral (4064 mots)
En moins de 24h cette semaine, deux des acteurs majeurs de nos environnements numériques, Alphabet (Google) et OpenAI (ChatGPT) ont tenu leurs conférences avec un certain nombre d’annonces sur lesquelles je reviens dans cet article.
Omni en orbite.
Nom de code : “GPT-4o” Tel est le nom de la nouvelle version de ChatGPT. “O” pour “omnimodel”, traduisez un modèle “qui sait tout faire”, ou la promesse d’un artefact génératif multimodal en entrée, c’est à dire capable d’interagir autant par le texte que par la voix ou même par la vision. Et capable également de multimodalité en sortie, c’est à dire de générer des images ou de la vidéo à partir de texte, mais aussi du texte à partir d’images, etc.
L’histoire commence par une histoire d’absence de friction. Ce sont les premiers mots de la conférence : réduire toute forme de friction. La friction, si vous êtes lecteur et lectrice de ce blog, cela doit vous rappeler quelque chose. Réduire la friction est l’alpha et l’oméga du modus operandi des grandes entreprises du numérique. Je vous en parlais il y a 13 ans déjà.
Autre annonce de la conférence OpenAI, GPT-4 Omni aura une version “desktop”, on pourra l’installer sur son ordinateur. Amusant de se souvenir qu’il y a 18 ans, en 2006, c’est Google alors âgé de 8 ans et déjà au sommet de sa main mise sur le monde de la recherche en ligne qui lançait son Google Desktop. Avec là aussi officiellement l’idée d’une disponibilité totale et au plus près de nos usages, sans friction. Et officieusement le projet de réunir en un même espace indexable l’ensemble de nos documents privés, personnels et intimes à une époque où l’on ne parlait pas encore du “Cloud” et où cela n’était pas devenu notre modalité de stockage première. Avec sa version “Desktop”, GPT-4 Omni cherche avant tout à s’apparier avec l’essentiel de nos habitudes informationnelles : il se cherche une place d’outil bureautique (les parts de Microsoft dans le capital d’OpenAI ne sont bien sûr pas étrangères à cette stratégie). Exactement comme … Google l’avait fait il y a 18 ans, la version Desktop de ChatGPT 4 Omni permettra de capter par défaut (on le suppose en tout cas) un ensemble de paramètres de nos panoplies bureautiques habituelles pour toujours davantage “personnaliser” l’expérience utilisateur, car l’un ne va jamais dans l’autre : à chaque fois que ces entreprises annoncent réduire ou enlever de la friction, elles ambitionnent de créer de nouvelles dépendances au travers de nouvelles affordances.
La demo montre ensuite une interaction “vocale” avec GPT-4 Omni qui – j’ignore si cela est voulu ou si c’est moi qui projette – a la même voix que Scarlett Johansson dans Her de Spike Jonze (en un peu moins bien quand même). Et de lui faire raconter une histoire pour s’endormir en l’interrompant sans cesse pour obtenir différentes tonalités vocales (“more dramatic please“, “more robotic voice please“), puis de lui faire résoudre une équation simple (3x + 1 = 4), puis d’expliciter un bout de code informatique qu’on lui “montre”, puis de commenter un graphique qu’on lui “montre” encore (la version Desktop permet simplement de partager l’écran avec l’interface de ChatGPT mais quand on fait une demo dans le monde de la tech on dit qu’on a “une intelligence artificielle capable de voir“), puis de faire de la traduction simultanée entre 2 utilisateurs dont l’un ne parle qu’anglais et l’autre qu’italien, puis de faire de l’aide aux devoirs pour expliciter des règles mathématiques, et enfin d’interpréter les émotions d’un visage d’utilisateur qui se prend en riant et en selfie (Guess What : il interprète qu’il est content).
Dans d’autres démos postées en ligne notamment sur le compte Twitter d’OpenAI on peut observer, entre amusement et musement, GPT-4 Omni en train de “comprendre” que c’est un anniversaire dès lors qu’on lui montre un type derrière un gâteau sur lequel est posé une bougie, mais aussi répondre à la demande chanter un mashup de deux comptines, décrire un environnement à une personne aveugle, et rire à une blague de daron (“Dad Joke”).
Par-delà l’exercice un peu fastidieux de la démo (où tout est toujours nécessairement “Wow” et “Amazing”), par-delà les avancées réelles proposées par cette nouvelle version de ChatGPT en termes de multimodalité, par-delà également le doute raisonnable qui peut nous saisir en gardant en mémoire la longue histoire des démos “arrangées” depuis celle du Turc mécanique jusqu’à celle de Gemini de Google, ce qui frappe s’il faut chercher une ligne directrice ou stratégique à l’évolution de ces technologies, c’est le rôle toujours plus central de la voix comme interface. Ce que j’appelle et chronique depuis looooooooongtemps sous le terme de “World Wide Voice”.
Tchat Pantin.
L’évolution des moteurs de recherche, l’arrivée des réseaux et médias sociaux, puis celle de l’intelligence artificielle, le tout dans un contexte où le téléphone portable est devenu notre premier moyen de connexion mais aussi notre première extension “manu — facturée” aboutit à l’explosion des interfaces utilisant la voix.
La question de ces “conversations” vocales, de ces dialogues artificiels rythmés de dialectes artefactuels (le code informatique qui les sous-tend et les rend possibles) est une question ample. Ample car de ChatGPT à Siri, Alexa, et aux autres, de Google à OpenAI en passant par Twitter, la conversation est devenue la modalisation principale de la circulation des contenus en ligne. J’entends par modalisation le fait que les effets conversationnels s’immiscent au coeur de l’ensemble des contenus qui deviennent, tous, discutables au double sens du terme, c’est à dire à la fois susceptibles d’être débattus mais également empreints de doutes (doutes ni toujours raisonnables ni toujours cartésiens).
Les deux questions centrales de ce que l’on nomme “économie de la connaissance” et où l’économie l’emporte largement sur la connaissance, ces deux questions sont celles de “l’autorité” (qui induit la confiance et qui est en concurrence frontale avec la notoriété, la popularité et la viralité) et celle de la “stabilité référentielle”, c’est à dire la capacité de savoir pendant combien de temps et dans quel cadre s’exprimera un régime de vérité permettant de considérer et d’asserter comme vraie, véridique ou à tout le moins vérifiable une information. A ce sujet, je n’ai de cesse de répéter et de répéter encore cet article d’Hervé Le Crosnier :
“La modification d’un document porteur de sens, de point de vue, d’expérience est problématique. Ce qui change dans le temps c’est la connaissance. Celle d’un environnement social et scientifique, celle d’un individu donné … Mais ce mouvement de la connaissance se construit à partir de référents stables que sont les documents publiés à un moment donné. Les peintres pratiquaient le “vernissage” des toiles afin de s’interdire toute retouche. Les imprimeurs apposaient “l’achevé d’imprimer”. Il convient d’élaborer de même un rite de publication sur le réseau afin que des points stables soient offerts à le lecture, à la critique, à la relecture … et parfois aussi à la réhabilitation.” Hervé Le Crosnier. “De l’(in)utilité de W3 : communication et information vont en bateau.” Présentation lors du congrès JRES’95, Chambéry, 22-24 Novembre 1995.
Depuis la fin du web 2.0 et de l’enthousiasme aussi roboratif que collaboratif qui avait permis de considérer que chacun pouvait apporter sa pierre à n’importe quel édifice de témoignage, de connaissance ou d’expérience, après cette époque où du blog le plus obscur jusqu’au journal à large tirage le plus en vue il était à chaque fois possible de commenter, lesdits espaces de commentaires avaient fini par se restreindre jusqu’à le plus souvent s’effacer devant la lourdeur des aspects de modération et l’expansion infinie des mauvaises pratiques allant du spam à l’injure publique.
La question de l’équilibre entre la masse de ce qui est dit et publié (c’est à dire fondamentalement “rendu public”) par quelques-uns autorisés sans pour autant qu’ils aient autorité, et la volumétrie de la glose afférente, a toujours été un sujet complexe à l’échelle du web en tant que média ; un équilibre qui ne s’est pleinement réalisé que dans le cadre de biotopes informationnels disposant à la fois de ressources humaines capables de faire appliquer des règles de modération parfaitement claires, explicites, auditables, et à la fois surtout exempts pour l’essentiel de toute forme de pression économique publicitaire (donc en gros des biotopes allant … de Wikipédia à Mediapart).
Pour le reste, la plupart des espaces de commentaire ont fermé, ou sont devenus des espaces “pleins” au sens ou le commentaire ne vient plus en complément d’une information ou d’une connaissance mais se suffit à lui-même en tant que tel (des forums quoi :-), ou alors se sont dissous dans cette nouvelle forme que l’on nomme aujourd’hui médias sociaux, lesquels reposent précisément sur la disproportion organique et algorithmiquement organisée entre, d’un côté, très peu d’éléments d’information et de connaissance qui n’agissent pour l’essentiel que comme autant d’appeaux pour générer, de l’autre côté, d’effarantes volumétries de commentaires et de réactions, et de commentaires et de réactions aux commentaires et aux réactions, et ainsi de suite ad libitum.
Dans une perspective de rééquilibrage essentiellement pensée pour le marché plutôt que pour la défense de formes d’intelligence collective, on a vu apparaître, sur Twitter / X notamment, des “notes de communauté” permettant d’ajouter du contexte (ou de la “vérification”) à un post et qui sont rendues visibles une fois qu’elles atteignent un certain volume de contributions. De fait, on trouve sur X autant d’usages vertueux de ces notes de communauté que de biais ou de détournement de leur logique pour alimenter des routines de désinformation. La raison est simple : ce n’est pas la fonction qui crée la communauté vertueuse (ou simplement respectueuse) mais c’est la communauté qui déverse dans la fonction toute sa nature sociologique, politique et idéologique.
Google de son côté vient d’annoncer l’intégration en phase de teste d’une fonction “Notes” qui permettra à l’identique des notes de communauté de X, de venir valider, vérifier ou contester les résultats présentés, “avec des preuves concrètes” (sic).
“Search Generative Experience” et moteur de production.
Le temps qui a précédé la conférence d’OpenAI a eu comme première supputation d’imaginer qu’ils allaient lancer un moteur de recherche pour venir concurrencer Google. De fait ce ne fut pas (encore) le cas. Mais de fait également, il existe un grand nombre de “recherches” pour lesquelles une “explication conversationnelle” apportera meilleure approche qu’une simple liste de résultats. De son côté, la conférence Google I/O où il annonce ses nouveautés avait lieu 24h plus tard et a donné une idée de leur incursion sur les platebandes GPTerriennes. C’est le lancement de la “Search Generative Experience” (sic) où en miroir, le moteur de recherche historique s’accommodera, pour partie et pour nombre de types de requêtage, d’une approche dans laquelle là aussi une explication conversationnelle remplacera une simple liste de résultats pour celui qui depuis longtemps déjà se positionne et se veut davantage un moteur de réponses qu’un outil de recherche.
Lancé en 1998, le moteur de recherche était devenu 15 ans plus tard, dans les années 2010-2015, un “moteur de réponses” capable d’afficher, là aussi pour un certain nombre de requêtes, directement les réponses au sein de son interface rendant inutile l’accès aux sites présentés comme autant de ressources secondaires et quasi superfétatoires. C’était, et c’est toujours, l’objectif “zéro clic“.
Du moteur de recherche au moteur de réponses dans les années 2010, Google devient aujourd’hui une sorte de moteur de production : il ne s’agit plus de donner accès à ce qui est produit et publié, mais de faire production documentaire complète à partir de ce qui est demandé.
Ainsi dans le cadre de la “Search Generative Experience”, et toujours pour un certain nombre de requêtes spécifiques (mais dont le spectre va, à mon avis, s’amplifier et à s’étendre), Google proposera une mise en page réalisée par son LLM maison baptisé Gemini, qui rendra compte, de manière “conversationnelle” et “résumée” de la réponse à la question posée. Là où les requêtes à dominante pronominale permettaient déjà de donner réponse plus que de pointer sur des liens (qui est … ? quel est … ?), c’est désormais ce que l’on pourrait qualifier de l’ensemble des requêtes adverbiales (quand ? comment ? pourquoi ?) qui vont prioritairement lancer la Search Generative Experience.
“Après un an de test aux États-Unis, Google étend à tous les utilisateurs américains la fonction « AI Overviews », qui résume la première page des résultats de son moteur de recherche avec l’intelligence artificielle.” Numérama.
Pour des descriptions plus détaillées des annonces Google on pourra notamment se reporter à l’article de Presse-Citron qui en offre un bon résumé, ou à l’article de The Verge, qui se conclut ainsi :
“For users, it could mean a completely new way to interact with the internet: less typing, fewer tabs, and a whole lot more chatting with a search engine.“
Conversation Engines. You’re talkin to me.
Mais plus j’observe attentivement les usages (et ça fait plus de 20 ans que je suis payé à le faire) et plus je constate la prégnance de cette ligne de fuite conversationnelle, jusqu’ici cyclique, mais qui pour la première fois semble pouvoir s’installer de manière durable et presqu’univoque. Un monde dans lequel la recherche, le “search” serait totalement écrasé d’un côté par la concurrence attentionnelle des avis et des “Notes” (jusqu’ici pas grand chose de nouveau me direz-vous) et de l’autre par ce qui finira par n’être plus vraiment un “search engine” mais une foule personnalisée et contextuelle de “conversation engines”, alimentés à grands coups de LLM et artefacts génératifs divers. Avec pour résultat probable un enfermement toujours plus ancré dans des “silos” de réalités interprétées plus que de faits objectivables et traçables.
Car l’ensemble de ces LLM et de ces technologies initialement linguistiques (venant du champ scientifique du TAL / TALN c’est à dire le Traitement Automatique des Langues / du Langage Naturel) ne sont rien sans les corpus et les bases de connaissances qui les alimentent, les nourrissent, sur lesquels on les entraîne ou on les “fine-tune”. Or ces corpus et ces bases de connaissances sont pour beaucoup issues du web et des médias d’actualité, qui après avoir été “vidés” de leurs contenus par des pratiques d’indexation de Google ou d’OpenAI peinent désormais à retrouver de la place et de la visibilité dans ces plateformes dès lors qu’elles en ont aspiré l’essentiel pour permettre à leurs LLM de tourner de manière autonome. Le “zéro clic” de Google ou les réponses “automatiques” (et par défaut non-sourcées) de ChatGPT sont certes tout à fait séduisantes et “sans friction” en termes d’interaction, mais elles constituent également une appropriation tout à fait injuste et disproportionnée au regard de celles et ceux dont les contenus, analyses et avis ont été aspirés pour les nourrir, parfois d’ailleurs en toute illégalité. D’autres comme Facebook et de manière presqu’encore plus cynique, après s’être gavés de contenus médias pour se tisser une image de média social d’information, invisibilisent désormais les médias qui les ont nourris.
La question est alors de savoir à qui nous parlons quand nous “discutons” en terre GPTerrienne ? À qui et avec qui nous échangeons quand Gemini nous “raconte” ou nous “explique” quelque chose. Je l’avais à l’époque déjà dit dans Libé en échangeant avec Lucie Rico : en discutant avec ChatGPT on discute avec l’humanité toute entière.
Less is more. More or Less …
Dans la lignée de l’emmerdification générale du web ou de la crise coprophagique de l’IA que Cory Doctorow théorise et documente, il y a une inflation colossale de moyens et de ressources (financières, minières, attentionnelles, calculatoires, marketing …) mobilisées pour “faire à notre place” (j’appelais cela “les technologies de l’à ta place“) qui ont l’effet pervers de nous installer dans des horizons de délégation permanente à la technique (pourquoi pas après tout) mais des horizons dont la disproportion entre les moyens mobilisés et les effets obtenus sont à tout le moins problématiques. Je m’explique. On comprend parfaitement qu’il faille mobiliser des immensités de ressources calculatoires (et donc énergétiques) pour – par exemple – être en capacité de déléguer à la technique la recherche de signes probabilistes de tumeur cancéreuse à des stades encore indétectables par imagerie médicale classique. On comprend moins, par contre, que cette même immensité de ressources soit mobilisée pour qu’un quelconque Chat Pantin soit capable de nous indiquer que nous sommes d’humeur joyeuse quand on lui montre notre tronche en mode smiley, ou qu’il puisse effectuer le résumé de texte d’une ou plusieurs pages web qu’il ne nous prendrait que quelques minutes à lire (et où nous pourrions accessoirement mieux former et forger notre opinion).
Pascal disait : je n’ai pas eu le temps de faire plus court (la citation exacte est “Je n’ai fait [cette lettre] plus longue que parce que je n’ai pas eu le loisir de la faire plus courte”). Ce qui frappe et questionne aujourd’hui, je le redis, c’est l’immensité des moyens technologiques mobilisés au service de toujours davantage de réductions (dont certains ad absurdum) : il s’agit de toujours davantage résumer, synthétiser, ramasser ; tout en prétendant faire toujours plus “pour nous” et le faire à notre place. Longtemps les technologies nous ont placé en situation de pilotage, avant de nous reléguer au rang de co-pilote, puis en nous laissant co-pilote mais en supprimant le pilote au profit d’une seule fonction de pilotage automatique, et nous voilà désormais simplement, inexorablement, irrévocablement … passagers. Passagers par ailleurs exposés à la permanence d’un contrôle identitaire, et passagers sans autre bagage que l’acceptation naïve d’imaginer que nous pourrions encore être maîtres du choix de notre destination.
Que déduire de tout cela ?
Que les choses avancent et que des voix se taisent.
Que des choses avancent parce que là où il y a encore quelques mois ChatGPT était – à raison – moqué pour ses capacités logiques dignes d’une poêle à frire pour certaines questions mathématiques, il est aujourd’hui vendu comme un assistant d’aide aux devoirs sur d’autres questions mathématiques et logiques.
Et que des voix se taisent. Car plus nous interagissons par la voix ou en “discutant” avec un moteur de recherche production ou avec un assistant GPTerrien, bref avec l’un de ces “Conversation Engines”, et plus ils opacifient, invisibilisent, oblitèrent les voix sans qui ils ne seraient rien.
Cet article vous a plu ? Intéressé ?
Alors restez à l’écoute, parce que mi-Juin si tout va bien, sortira mon nouveau livre chez C&F Éditions. Livre dans lequel il sera précisément question … de tout cela. Je compte donc sur vous pour vous précipiter sure l’achat et la commande ce chef d’oeuvre dès lors que je vous donnerai le top départ
AI Invaders en approche …
16.05.2024 à 10:04
5 (mauvaises) raisons d’interdire TikTok en Nouvelle-Calédonie
Olivier Ertzscheid
Texte intégral (1264 mots)
A l’occasion de l’instauration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, on a donc appris que s’appliquerait, pour la première fois, l’interdiction de TikTok.
Pourquoi ? Pour au moins 5 raisons possibles (à mon avis toutes mauvaises mais c’est un autre sujet …)
1ère raison : le risque d’ingérence étrangère sur des événéments qui touchent à la sécurité d’un territoire français. Les plateformes sociales sont des outils géopolitiques. Et particulièrement dans le cas de TikTok et de la Chine. Ces ingérences peuvent prendre la forme de campagnes de dénigrement ou de désinformation. [Mise à jour] Voir l’article de Numérama qui confirme que c’est en tout cas l’un des arguments avancés par le gouvernement.
2ème raison : le risque de propagation virale. Il peut s’agir de ne pas souffler sur les braises. De ne pas permettre de “viraliser” des contenus qui pourraient possiblement amener des continuités dans la contestation alors que le pouvoir cherche à stopper toute possibilité d’extension ou de propagation du conflit.
3ème raison : la visibilité globale du conflit. Indépendamment de la possibilité (toujours non démontrée) que le simple visionnage de vidéos d’émeutes puissent conduire à s’engager dans une forme de participation à ces émeutes (en lien avec le 2ème raison), l’inquiétude du pouvoir réside dans le fait que des images de la crise en cours ne bénéficient d’une visibilité à coût nul et ne soient alors reprises massivement à la fois par des individus et par des médias (français ou étrangers). Il s’agit donc de mettre “sous l’étouffoir” le maximum d’images de cette crise pour garder (un peu) la main sur ce qui peut en être vu, et donc en être dit.
4ème raison : la jeunesse. La sociologie de la plateforme étant ce qu’elle est (très jeune donc), et la capacité d’indignation et d’action de la jeunesse étant aussi ce qu’elle est, le pouvoir s’inquiète de laisser à sa disposition un outil de mobilisation disposant d’un tel impact viral et d’un tel maillage social.
5ème raison : le ballon d’essai. Et la fenêtre d’Overton. Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron s’attaque aux écrans et/ou aux réseaux sociaux comme cause de tous les maux. Son entrisme dans les champs familiaux du privé et de l’intime (qu’il s’agisse de natalité ou de temps d’écran) ne cesse d’ailleurs d’étonner et d’inquiéter. Interdire TikTok en Nouvelle-Calédonie est donc une manière d’acter que ce serait possible (la réalité technique est beaucoup plus complexe et l’interdiction assez simple à contourner mais c’est un autre sujet). En créant un précédent, et indépendamment même de toute forme d’évaluation de son succès ou de son insuccès, le pouvoir acte dans l’opinion le fait que ce qui semblait simplement délirant hier devient possible aujourd’hui.
Sans oublier, comme le rappelle utilement Thibault Prévost qu’il s’agit aussi d’une :
Implémentation expérimentale de mesures liberticides dans cadres dérogatoires sur groupes sociaux et territoires soigneusement marginalisés – hier les “banlieues”, aujourd’hui Kanaky. L’espace racisé, éternel laboratoire de R&D du (bio)pouvoir.
A titre personnel mais aussi en tant que chercheur qui travaille ces questions depuis plus de 20 ans, aucune de ces raisons n’est valable et je peux vous annoncer qu’elles ne seront d’aucune efficacité.
Si je devais jouer l’avocat du diable et choisir de défendre une seule de ces mesures stupides et liberticides, ce serait à la rigueur la première, et je dis bien à la rigueur, car les enjeux d’ingérence étrangère peuvent aussi s’observer, se mesurer et se contrer. Ils peuvent même être utiles, lorsqu’ils sont établis et documentés, dans une stratégie diplomatique entre états.
Les trois suivantes (risque de propagation virale, visibilité du conflit et ciblage de la jeunesse) sont toutes plus stupides les unes que les autres. D’abord parce que la visibilité globale du conflit est avant tout assurée et garantie par les médias d’opinion (dont certains se font les alliés objectifs du pouvoir, et d’autres se contentent d’un journalisme de préfecture). Quant à la complexité du sujet de la propagation virale, elle n’est solvable que pas un black-out total de l’ensemble des moyens de communication ; mais prétendre la résoudre en ciblant une seule plateforme, quelle que soit son audience et sa dynamique virale intrinsèque, revient à essayer de résoudre une inondation en distribuant des bouteilles vides aux habitants qui en sont victimes.
Et la jeunesse ? Sans accès à TikTok, la jeunesse réellement mobilisée et active se trouvera et s’est déjà probablement trouvée d’autres canaux de mobilisation et d’organisation, le premier d’entre eux étant WhatsApp. Et pour “l’autre jeunesse”, celle qui se contente d’être jeune mais n’est ni particulièrement mobilisée ou politisée, elle vivra cette interdiction comme une censure et une privation aussi injustifiée qu’injustifiable, et là peut-être y verra les raisons de se mobiliser ou d’entrer dans le conflit.
Vous l’aurez compris, la seule, l’unique, la vraie raison de cette interdiction de TikTok, c’est de réaffirmer “l’espace racisé comme (…) laboratoire R&D du (bio)pouvoir” et de servir de ballon d’essai à un horizon de politiques répressives déjà “en marche.”
La mise sur le même plan sémantique du “déploiement de l’armée” et de “l’interdiction de TikTok” est à la fois surréaliste et programmatique. Surréaliste car on croirait un cadavre exquis, et programmatique car elle désigne la plateforme comme disposant des attributs d’une puissance militaire qu’il convient d’abattre. C’est donc à la fois se tromper de sujet et se tromper de cible.
[Mise à jour] L’indispensable Quadrature du Net attaque en justice, via un référé-liberté, cette décision de blocage.
03.05.2024 à 12:50
De la bande de Gaza à celle de Charline : l’espace d’un prépuce
Olivier Ertzscheid
Texte intégral (2044 mots)
C’est une expérience étrange de de commencer à regarder la série “La fièvre” et l’après-midi même de se fracasser sur le réel qu’elle décrit. Je parle ici de la meute de racistes décérébrés à laquelle doit faire face la journaliste Nassira El Moaddem après qu’elle a été désignée par un député du RN, dans le cadre d’une émission diffusée sur une chaîne d’extrême-droite, et que la séquence a été reprise et instrumentalisée par l’ensemble des groupuscules idéologiques qui jouissent, dans les médias télévisuels ou en ligne, d’une visibilité tenue sous pavillon Bolloréen.
La violence extrême de ces raids numériques doit être sans relâche rappelée, documentée, dénoncée. Elle ne doit rien au fantasme d’un “anonymat sur les réseaux sociaux” qui la rendrait possible, elle doit tout à l’orchestration d’une désinhibition des pulsions les plus viles derrière laquelle le couple formé par les partis politiques et les médias d’extrême-droite se sont répartis les rôles en inversant ce qui était jusqu’ici leur logique : désormais c’est aux politiques d’extrême-droite que revient le rôle de la normalisation, de la banalisation, de la dédiabolisation, et c’est aux médias d’extrême-droite que revient celui de la polarisation, de l’outrance, de la monstrueuse monstration du vil, du veule et du servile, de l’abêtissement concerté, et de l’élargissement constant de la fenêtre d’Overton. Avec en franc-tireurs des groupuscules crépusculaires trop heureux de se saisir de ces espaces d’expression de leur haine, espaces dans lesquels ils savent pouvoir se vautrer avec la certitude que leurs écarts seront ignorés par les partis dont ils sont la ligne de front, et seront négociés, défendus et illustrés par les médias qui leur donnent vie et légitimité.
Et puis donc il y a ce qui fut, là aussi un temps, le barrage, le rempart, la digue. Qué lo appelorio le service public. Et qui a cessé d’être, sauf en quelques espaces dont nous reparlerons, ce barrage, ce rempart, cette digue. Face à harcèlement subi par Nassira El Moaddem, et au milieu d’appels au meurtre, au viol, à la “remigration”, à lui faire une “charlie”, on trouve aussi celui de la virer d’un service public (qui n’est pas son employeur et avec lequel elle n’a que très ponctuellement travaillé), un appel face auquel la médiatrice de Radio-France va produire ce communiqué lunaire, “Chers auditeurs, nous avons bien reçu vos messages et comprenons votre réaction (sic)“. Communiqué ensuite modifié en loucedé par deux fois. Rarement on aura vu un tel naufrage politique, moral et formel.
Et puis alors même que le harcèlement de Nassira El Moaddem se poursuivait pour atteindre des sommets d’appels à la violence, alors que je venais de visionner le deuxième épisode de la série La Fièvre, c’est cette fois l’humoriste Guillaume Meurice qui publiait un message sur ses médias sociaux indiquant qu’il était convoqué par sa direction à un entretien probablement préalable à son licenciement.
La faute grave c’est la blague de Netanyahou en “nazi sans prépuce”. Pour laquelle déjà toute l’émission s’était mise en retrait pendant une semaine (ou 15 jours je ne sais plus) tant le déferlement de menaces et de haine avait atteint là aussi un climax. Blague pour laquelle il avait été convoqué et auditionné par la police judiciaire. Blague pour laquelle les plaintes pour “provocation à la violence et à la haine antisémite” et “injures publiques à caractère antisémite” avaient été classées sans suite par le parquet de Nanterre. Guillaume Meurice a donc fait ce que tout humoriste en pareille situation aurait fait : il en a remis une petite couche sur sa “1ère blague autorisée par la loi française”.
Et comme le résume magnifiquement Allan Barte :
Le même jour la direction de la radio publique, c’est à dire Sibylle Veil pour Radio France et camarade de promotion d’Emmanuel Macron, et Adèle Van Reeth pour France Inter et qui partage la vie de Raphaël Enthoven qui tient de son côté une ligne idéologique claire sur le sujet du soutien inconditionnel à Israël notamment au travers de son média “Franc-Tireur”, le même jour donc, la direction de la radio publique laisse passer un communiqué immonde qui valide en creux les appels au meurtre et au viol à l’encontre d’une journaliste avec qui la station a collaboré (“chers auditeurs nous comprenons votre réaction“) et interdit d’antenne (en vue d’un probable licenciement) l’un des humoristes phare d’une des rares émissions capable encore capable de se moquer explicitement du pouvoir, émission que la radio publique cherche à faire disparaître de sa grille (d’abord en supprimant la quotidienne pour la placer en hebdomadaire sur un créneau qui était, pensait-elle, condamné à l’oubli, sauf que … c’est l’inverse qui se produisit
Par-delà les procédures internes, par-delà le donc très probable licenciement de Guillaume Meurice, par-delà le procès aux prudhommes qui s’ensuivra tout aussi probablement, par-delà surtout ce qui sera la réaction de la bande de Charline Vanhoenacker et de Charline Vanhoenacker elle-même, Adèle Ven Reeth et Sybille Veil, par cette seule convocation et interdiction d’antenne se rendent à la fois coupables et complices d’un jeu extrêmement dangereux. Voici pourquoi.
L’émission où Guillaume Meurice a mentionné rapidement sa 1ère blague autorisée par la loi française a eu lieu dimanche dernier. Avant sa convocation rendue publique ce jeudi, donc trois jours après, rien. Rien chez Hanouna, rien chez Pascal Praud, rien chez Morandini, rien ou si peu dans l’ensemble des médias au service asservi de la désignation de cibles pour rendre compte d’un agenda idéologique oublieux de toute forme de décence et de respect des droits humains. Et cela aurait pu en rester là. Cela aurait du en rester là.
Mais la mise au pas de cette forme d’humour politique est au centre d’un agenda partagé par la Macronie et par l’extrême-droite. Alors Adèle Van Reeth et Sibylle Veil interdisent d’antenne un humoriste pour une blague autorisée par la loi française, alors elles le convoquent à un entretien probablement préalable à son licenciement. Alors tout va se mettre en marche. Tout comme le harcèlement subi par Nassira El Moaddem, c’est maintenant Guillaume Meurice et à travers lui toute l’émission du “Grand Dimanche soir” qui va se retrouver dans les rêts éructants de Praud, d’Hanouna, de Morandini et de tous les autres. Cette blague sur laquelle chacun y compris les précédents avait déjà eu l’occasion de déverser soit son avis soit son idéologie soit les deux, cette blague va redevenir le centre de l’agenda. Et la fièvre va monter. Très haut. Parce que cette nouvelle mise à l’agenda coïncide avec l’extermination, réelle, de toute forme de possibilité de vie palestienne dans la bande de Gaza, parce que ce qui se passe à Gaza infuse dans un jeunesse – pas uniquement – française qui y voit un nouveau Vietnam, parce qu’il s’agit d’empêcher de nommer le réel pour ce qu’il est et de désigner la barbarie pour ce qu’elle montre.
En s’acharnant ainsi sur Guillaume Meurice, Adèle Van Reeth et Sibylle Veil agissent de manière performative. Elles tirent, et tirent encore pour faire en sorte que certaines caricatures deviennent impossible alors même que tout le cadre interprétatif, que tout le dispositif qui permet d’entendre la caricature pour ce qu’elle est est pourtant posée, démontrée, établie : c’est une émission d’humour, satirique, dans laquelle c’est un humoriste, satirique qui s’exprime, avec une orientation à gauche marquée, montrée, démontrée, assumée, transparente, explicite.
La dernière fois qu’une caricature est devenue impossible parce qu’elle avait été délibérément déplacée hors du cadre et du dispositif initial qui la rend possible et nécessaire en démocratie, nous avons perdu Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat et Bernard Maris (ainsi que Mustapha Ourrad, Franck Brinsolaro, Michel Renaud et Ahmed Merabet).
Onze personnes tuées par un dessin. Pour un dessin.
Je forme le voeu que la blague de Guillaume Meurice ne soit pas la blague qui tue. A ce titre je trouve l’attitude de toute sa troupe et sa bande exemplaire, à commencer par celle de Charline Vanhoenacker qui ne cède jamais ni à la panique ni à la politisation facile vers laquelle pourtant, tout le monde la tire.
“Je prends acte de la décision de Radio France. Cette situation est très inquiétante, mais la troupe reste mobilisée au service de la rigolade. Soutien à mon camarade @GMeurice” écrit-elle.
Ferdinand de Saussure dans son cours de linguistique générale écrivait que “chien désignera le loup tant que le mot loup n’existera pas.” Et il ajoute “Le mot donc
dépend du système ; il n’y a pas de signe isolé.” Il n’y a pas de signe isolé. Le point commun d’une journaliste comme Nassira El Moaddem et d’un humoriste comme Guillaume Meurice est d’exercer deux métiers qui permettent de distinguer les loups et les chiens en nous aidant à les nommer pour ce qu’ils sont.
Voilà pourquoi, pour Guillaume Meurice comme pour Nassira El Moaddem, il nous revient dans chaque espace à notre disposition, public ou privé, de leur apporter notre soutien constant, et d’user de notre voix si insignifiante ou inaudible soit-elle. Ce qu’il et elle vivent et traversent nous engage toutes et tous.
Du massacre de Gaza à une émission de satire politique sur le service public, il devrait y avoir bien autre chose que le seul espace d’un prépuce qui dissimule mal un nombre incommensurable de têtes de glands.
23.04.2024 à 18:44
Coercition de l’intime. De Viry-Châtillon à Gaza. Sans retour.
Olivier Ertzscheid
Texte intégral (1302 mots)
C’est un régime de dissymétrie. Qui assomme.
D’un côté la volonté de constater en le regrettant la régulation impossible de la parole intime par le politique (et heureusement) à l’échelle des “réseaux sociaux” (au mieux) ou “des écrans” (au pire).
De l’autre la volonté d’acter la régulation possible (mais ô combien dangereuse) de la parole politique par l’intime : faire convoquer par la police judiciaire, des syndicalistes, des militants, puis des représentant.e.s élu.e.s de la nation pour apologie du terrorisme là où il n’y a que l’expression d’une ligne politique (discutable au même titre que d’autres).
De fait divers sordides en dérives autoritaires hallucinantes, c’est une même tentative d’une coercition de l’intime, soit pour exonérer le politique de ses responsabilités, soit pour qu’il s’octroie un régime d’arbitraire visant à faire taire toute opposition.
Je parle ici des discours que l’on entend et des mises en scènes que l’on nous impose : le discours de Sabrina Agresti-Roubache expliquant que les enfants (certains en tout cas …) n’auraient pas de vie privée et donc fouillons dans leurs téléphones, la mise en scène pathétique d’Attal dans son internat pour élèves difficiles et ses déclarations sur l’inscription dans Parcoursup des “fauteurs de troubles” ou encore le collège comme punition de 8h à 18h, surveiller et punir, et bien avant cela depuis longtemps déjà les déclarations d’Emmanuel Macron sur la responsabilité des réseaux sociaux dans les émeutes urbaines ou dans la violence des jeunes.
A chaque fait divers dramatique, le rôle donc “des écrans” ou “des réseaux” est convoqué non pour ce qu’il est (c’est à dire un facteur parmi d’autres mais jamais une causalité simple) mais pour ce qu’il permet de taire (l’effondrement des politiques publiques de l’accompagnement des mineurs en général, à commencer par celles et ceux qui traversent les situations les plus difficiles). Si l’on parvient à faire oublier la carence coupable et délibérée de l’Etat, il ne restera alors que la faute “des familles” en général, “des familles dysfonctionnelles” en particulier (comprendre pour un certain électorat, des familles dysfonctionnelles parce qu’issues de l’immigration), et puis donc faute de mieux, la faute “des réseaux” et “des écrans“. Au motif de quoi il faudrait donc réguler cet intime. Au point d’affirmer sans fard que les enfants n’ont pas de vie privée et qu’ils sont avant tout des mineurs et que “s’en occuper” c’est s’arroger le droit, le devoir même, d’aller fouiller dans leurs téléphones portables. Et qu’allez donc, une bonne fessée n’a jamais fait de mal à personne. Discours d’une classe politique qui ne s’embarrasse même plus de la capacité de discernement qui lui permettrait pourtant de voir qu’elle ne parle que d’elle-même, pour elle-même, en elle-même.
Et puis en miroir, la même classe politique gouvernante qui n’affronte plus ses oppositions sur le terrain de l’argumentation mais sur celui de la convocation (policière).
Et l’alignement d’une chambre d’écho médiatique qui se délite un peu plus à chaque fois qu’elle se délecte. Trop heureuse de taper sur “les écrans” et “les réseaux sociaux” parce qu’elle a l’assurance qu’elle bénéficiera d’un retour sur dénigrement comme d’un mirifique retour sur investissement. Trop heureuse aussi d’articuler le débat public et politique sur une ligne d’affrontement où l’on convoque des élu.e.s (ou des humoristes hier encore) pour les faire taire tout en jouissant pleinement de l’audience facile de clivages artificiels et délétères et de leurs commentaires, et des commentaires de leurs commentaires. Ad Nauseam. C’est à dire en mobilisant exactement les mêmes biais, les mêmes errances et les mêmes hypocrisies sordides que celles de ces “réseaux sociaux” qu’ils sont pourtant si prompts à condamner.
Je pense, oui, que derrière le spectacle médiatique qui se donne à lire aujourd’hui, de Viry-Châtillon à Gaza, de la convocation de Guillaume Meurice à celle de Mathilde Panot, de Rima Hassan ou d’Olivier Cuzon, c’est une dérive inquiétante parce que tout sauf inédite, qui se donne à lire dans la tentative du pouvoir politique d’agir et d’interférer sur l’intime de la parole d’une part, et sur l’intime de la conviction d’autre part. Stratégie du Lawfare certes, mais pas uniquement.
Il ne s’agit pas bien sûr d’un équivalence stricte. Affirmer que la vie privée des mineurs est accessoire et que les parents doivent fouiller dans les téléphones portables de leurs enfants, n’est pas à mettre sur le même plan que le fait de convoquer des élu.e.s de la nation pour apologie du terrorisme parce qu’elles critiquent la politique criminelle du gouvernement Israélien et du Nazi sans prépuce (on a le droit).
Mais cela dessine un horizon. Et chaque fois que le politique s’attaque à l’intime, de la parole ou des convictions, chaque fois qu’il projette de légiférer sur la sphère privée (qu’il s’agisse de priver d’écrans les adolescents ou d’allocations les familles), chaque fois qu’il s’invite d’autorité pour prétendre imposer les temporalités (d’écran ou d’autre chose) à appliquer dans chaque foyer, chaque fois que le commissariat se substitue à l’espace des débats aux assemblées élues, chaque fois qu’un pouvoir politique prétend condamner non pas le fait d’avoir dit telle ou telle chose mais le fait de ne pas avoir dit (ce qu’il aurait voulu entendre), chaque fois cela finit mal. Et c’est très exactement le point où nous en sommes. Avec “en prime” si l’on peut dire, la particularité de s’attaquer simultanément à la jeunesse, aux humoristes et aux élu.e.s et militants syndicaux, c’est à dire à l’ensemble des espaces de contestation légitimes en démocratie. Hat Trick, à coups de trique.
18.04.2024 à 11:40
La Tiktokeuse et la Tesla. Jonas et la baleine Reloaded.
Olivier Ertzscheid
Texte intégral (1808 mots)
C’est un simple fait divers, de celui dont les réseaux affamés de viralité facile raffolent et devant lequel tout aussi facilement ils s’affolent. L’histoire est celle d’une jeune conductrice d’une Tesla qui lance la mise à jour de son véhicule (bah oui). Oui mais la mise à jour dure plus de 40 minutes (elle était annoncée comme ne devant pas dépasser 20 minutes) et elle reste bloquée dans son véhicule en plein cagnard pendant que la température monte monte monte jusqu’à atteindre plus de 46 degrés dans l’habitable.
Problème, comme le rappelle Le Parisien, “Si l’attente s’est transformée en cauchemar, c’est que pendant cette actualisation aucune fonctionnalité, même basique, du véhicule n’est disponible. Résultat, Brianna n’a pas pu sortir, ni même mettre la climatisation.”
Vous le sentez venir le drame ? C’est pas le Terminator qui revient du futur pour fumer Sarah Connor et interrompre un cycle de reproduction au bout duquel le règne des machines serait menacé, c’est le couillon qui lance la mise à jour de sa voiture autonome et qui finit par rôtir dedans. L’apocalypse technologique version Wish.
Rassurez-vous, au final point de drame et seulement des millions de vues pour une drôle de dame en Drama Queen documentant son expérience de rôtisserie et d’enfermement dans une Tesla, l’étendard marketing de toutes celles et ceux qui veulent à la fois pouvoir aimer la bagnole, fantasmer sur K-2000 et se nourrir d’un imaginaire “d’autonomie” qui n’est mesuré qu’à l’aune de son alignement sur leurs valeurs bourgeoises (puissance, argent, mobilité … on n’a pas vraiment bougé depuis 20 ans, et le tonitruant “il a l’argent, il a le pouvoir, il a une Audi, il aura la femme“). Bref.
(Brian is in the kitchen and Brianna is in the Tesla)
Point de drame donc car pendant cette mise à jour de la Tesla et de la montée en température de l’habitacle jusqu’à en suffoquer, figurez-vous qu’à tout moment il demeure possible (et c’est heureux) de faire un truc fou : “Si elle avait toujours la possibilité d’ouvrir manuellement la porte, la conductrice s’est refusée à le faire, après avoir « lu sur Google que cela pourrait endommager le véhicule.” (Le Parisien toujours)
Et pourquoi je vous raconte tout ça ?
Parce qu’à la lecture de ce fait divers, j’y vois une formidable allégorie de beaucoup de nos rapports au numérique et à la technologie. De ce que j’appelle et documente ici depuis presque 20 ans, c’est à dire de nos affordances (informationnelles et numériques) : la capacité de ces plateformes, de ces techniques, de ces algorithmes, de ces programmes, à suggérer leur propre capacité d’utilisation, de manière simplement instrumentale ou totalement instrumentalisée.
Tout comme la conductrice TikTokeuse testant sa Tesla, nous nous percevons souvent comme “bloqués” dans les plateformes, outils, algorithmes, terminaux divers que nous utilisons, à la merci d’une mise à jour, d’un bug, d’une décision prise par d’autres et que nous ne ferions ou ne pourrions que subir. Nous le documentons parfois, nous l’éprouvons souvent. Pourtant à cette conscience d’aliénation se mêle aussi souvent le clair-obscur de la simple possibilité d’une émancipation : nous savons à chaque instant que nous pouvons ouvrir la porte, qu’il nous suffit d’ouvrir la porte. Nous le savons. Nous savons que nous le savons. Mais nous ne le faisons pas. Nous espérons que la porte ne se bloquera pas, même en manuel. Car – pour paraphraser Alain Damasio – à l’échelle de ce “techno-cocon” sur roues, les arcs instantanés et invisibles de décisions techniques couplés à l’automatisme ambiant, omniprésent, font de notre capacité d’agir une pure hypothèse bien d’avantage qu’une simple possibilité.
Alors …
Alors nous attendons la fin de la mise à jour.
Alors nous attendons l’actualisation du feed.
Alors nous attendons la prochaine recommandation.
…
Alors nous continuons de rester bloqués.
Et puis il y a la raison de l’acceptation de cuire à feu doux dans une voiture se mettant à jour : “Si elle avait toujours la possibilité d’ouvrir manuellement la porte, la conductrice s’est refusée à le faire, après avoir « lu sur Google que cela pourrait endommager le véhicule.” L’hypothèse écrase le possible. La causalité s’oublie dans la crédulité. Après nous avoir déjà ôté la capacité de le réparer, l’objet technique ne nous donne même plus le droit à l’erreur. C’est en tout cas l’impression que nous en avons.
Alors quoi ? Ouvrir la porte au risque d’endommager le véhicule ou se filmer en train de cuire à petit feu dans sa bagnole ? Et nous qui regardons et partageons, nous indignant ou nous moquant, ou simplement réfléchissant : que sommes-nous en train de regarder ? Un fait divers ou un fantasme technologique ?
Dans une autre vidéo publiée par la suante Tiktokeuse en Tesla, vidéo faisant suite à la viralité de la première, elle précise : “Je savais que je n’étais pas en danger à ce moment-là. Si j’avais été en danger, j’aurais ouvert manuellement la porte.”
Mais dans le fait nous n’avons vu que ce qu’elle nous a montré : le divers. L’autre chemin possible d’un récit où la voiture avale la femme, comme Jonas dans le ventre de la baleine.
Pieter Lastman, Jonas et la baleine, 1621.
Parce qu’ils le pensent responsable de la tempête qu’ils voient comme la colère de Dieu, les marins jettent Jonas à la mer. Parce qu’elle ne veut pas affronter la colère d’Elon, elle lance la mise à jour de la Tesla.
Enfermé dans la baleine, Jonas prie. Enfermée dans la Tesla, la Tiktokeuse filme.
Après trois jours dans le ventre de la baleine, durant lesquels il se convertit, Jonas est finalement rejeté, sain et sauf. Après un séjour de quarante minutes dans le ventre de la Tesla, durant lequel sa conversion prend la forme d’une foi dans la technique plutôt que dans la confiance en une action humaine (ouvrir la porte), la Tiktokeuse remet la clim, elle est saine et sauve.
À cause de la mise à jour de sa Tesla, une jeune femme …
À cause de ce qu’elle avait lu sur Google, une jeune femme …
“La relation causale est chose bizarre.” La formule n’est pas de moi mais de Roland Barthes, à propose du fait divers, justement.
(…) la plupart du temps, on retrouve cette causalité déçue qui est pour le fait divers un spectacle étonnant. Un train déraille en Alaska : un cerf avait bloqué l’aiguillage. Un Anglais s’engage dans la Légion : il ne voulait pas passer Noël avec sa belle-mère. Une étudiante américaine doit abandonner ses études : son tour de poitrine (104 cm) provoque des chahuts. Tous ces exemples illustrent la règle : petites causes, grands effets. Mais le fait divers ne voit nullement dans ces disproportions une invitation à philosopher sur la vanité des choses ou la pusillanimité des hommes; il ne dit pas comme Valéry : combien de gens périssent dans un accident, faute d’avoir voulu lâcher leur parapluie; il dit plutôt, et d’une façon en somme beaucoup plus intellectualiste : la relation causale est chose bizarre ;
“Structure du fait divers”, Roland Barthes, in Essais critiques (1964)
26.03.2024 à 08:52
IA bien qui IA le dernier
Olivier Ertzscheid
Texte intégral (1808 mots)
Dans le cadre des Journées des libertés numériques, organisées par la bibliothèque universitaire de La Roche sur Yon, j’ai effectué hier soir une présentation autour des impacts sociétaux des IA génératives. Dans un format grand public estampillé “apéro-chercheur“.
En guise de mise en bouche, j’avais rédigé un premier article sur l’une des thématiques abordées : la question du passage de technologies à ce que j’avais appelé des “technoloquies”, des technologies qui parlent (en mode ventriloquie) et à qui l’on parle.
Vous trouverez ci-dessous le diaporama de mon intervention, également disponible sur Slideshare (service un temps remarquable et désormais tout pourri et criblé de publicités moisies, je cherche un plan pour migrer mes diaporamas ailleurs mais bon pour l’instant j’ai pas trouvé).
19.03.2024 à 22:32
Trois gigas par semaine. Oh Najat, y’a pas moyen Najat.
Olivier Ertzscheid
Texte intégral (1599 mots)
Trois gigas par semaine c’est sa peau contre ma peau et je suis avec elle. Alors voilà la dernière tribune qui agite le petit monde du web, tribune de Najat Vallaud-Belkacem dans le Figaro-Vox (déjà là rien ne va) et qui préconise donc de limiter la consommation de connexion à 3 gigas par semaine (quand je vous dis que rien ne va …) arguant du postulat qu’il y a, je cite, “une urgence numérique comme il y a une urgence climatique. Elle ne consiste pas à envoyer dans l’espace des satellites supplémentaires, mais à débrancher la prise, à éteindre nos écrans, et à commencer à revivre, enfin.”
Voilà voilà voilà.
Le texte de Najat Vallaud-Belkacem est une ahurissante collection de poncifs et d’inexactitudes scientifiques (il n’y a pas “d’addiction” aux écrans), mais si l’on fait l’effort (coûteux) de les oublier pour se concentrer sur le constat qu’il prétend dresser, il devient alors (à peine un peu) moins caricatural que les extraits que l’on en voit circuler et se limitant à la seule mesure de limitation de connexion. Mesure dont elle indique elle-même qu’elle ne lui convient pas sur un plan individuel (“Nombreuses sont les voix qui vont s’élever contre cette proposition, à commencer par la nôtre, par la mienne, au fond de moi, au moment même où j’écris ces lignes“) mais qu’elle lui semble être l’occasion d’une réflexion (et d’une future possible décision) politique sur le sujet (le sujet étant celui de l’urgence à la surconsommation numérique).
Alors bien sûr non, limiter la connexion internet n’est pas une bonne idée. Oui c’est une forme de coercition totalement inaplicable et irrémédiablement dangereuse sur le plan des droits individuels comme des libertés publiques.
Par ailleurs je viens d’un monde – j’ai passé les 50 piges – dans lequel on connaissait les forfaits “à l’heure” pour accéder au web, et je mesure donc tout ce que les forfaits et accès “illimités” ont permis de libérer dans les usages singuliers comme collectifs.
Ceci étant posé on avance pleine balle vers un irrémédiable de communs négatifs qui ne nous exonèrent pas de considérer que le droit de chacun à disposer d’une connexion et d’un accès au web doit être défendu, soutenu et maintenu (d’autant qu’y compris en France nous n’y sommes pas encore et je ne vous parle pas d’autres régions du monde …). Je fais partie de celles et ceux qui militaient pour défendre un droit à la connexion dans la mesure où je pensais (et pense toujours) qu’il s’agit d’un droit fondamental de nos vies communes et que ne pas disposer de ce droit (qui devrait être opposable) constitue une entrave à notre insertion ou à notre inclusion dans la société. Mais dans ce même monde, se comporter en aveugles au regard de l’extractivisme totalement démesuré actuellement en vigueur dans l’ensemble de nos usages numériques ne semble pas davantage une position raisonnable ou tenable.
Alors quoi ? Alors oui la question de la consommation énergétique est centrale puisqu’elle impacte déjà dans des proportions alarmantes des ressources naturelles qui ne peuvent plus être allouées à des besoins sans conteste bien plus essentiels et parfois littéralement vitaux.
“Le” numérique est un construit social qu’il nous est encore difficile d’articuler autrement que par métaphore ou par réduction.
Soit on le réduit à la connexion : ce que l’on fit tout le temps de son déploiement et de sa massification à l’époque où la seule comparaison était celle des “autoroutes de l’information”.
Soit on le vaporise à l’aune de métaphores sur la pollution (informationnelle), sur la fatigue (informationnelle encore), sur l’obésité (informationnelle toujours). Et à bien y réfléchir, de métaphore en métaphore, nous sommes de plus en plus capables (et c’est tant mieux) de penser les “effets” du numérique (sur notre santé, mentale ou physique par sédentarité, sur les nouveaux régimes médiatiques qu’il inaugure, etc.) mais de moins en moins capables d’en dessiner les causes politiques.
Pollution, obésité, fatigue … autant de problèmes de santé publique. Le numérique réduit à la part métaphorique de ses effets dans la société doit donc également être une histoire de santé publique. Mais même là et comme quelqu’un l’écrivait dans le Fédivers : “Sa proposition [de limiter à 3 Go par semaine] reviendrait à dire qu’on va régler les problèmes de santé et d’environnement liés à l’alimentation en limitant la quantité de bouffe à 5kg par semaine.”
On voit bien qu’en filant les métaphores jusqu’au bout ce n’est pas le numérique qui produit de la fatigue mais que la fatigue est produite par des rythmes sociaux intriqués avec des routines informationnelles (qui empruntent pour partie, mais pour partie seulement, des chemins numériques). On voit bien que ce n’est pas le numérique qui produit de l’obésité mais des règles de marché biface dans lesquels la satisfaction des annonceurs passe par la polarisation des informations exposées pour autant qu’elle permettent d’alimenter des interactions les plus continues possibles. On voit bien que ce n’est pas le numérique qui produit de la pollution mais des règles de production et commerce international totalement oublieuses d’intérêts autres que purement marchands.
Bref.
Ce. N’est. Pas. La. Faute. Des. Gens. Bordel.
(ce n’est pas non plus la faute des réseaux sociaux (ni des écrans) quand un policier tire à bout portant sur un jeune et que d’autres jeunes ne trouvent pas ça normal, bisous Manu).
Ce qui implique qu’on ne règlera aucun problème par des mesures punitives ou coercitives centrées sur la capacité de connexion. Bien au contraire.
Le problème, le grand problème, c’est que chaque acteur clé d’une régulation possible “du” numérique tient une position ambivalente, à commencer par l’État qui se pignole de vidéo-surveillance et se shoote aux drones tout en continuant de penser la fracture numérique en termes d’équipement (ordinateurs et tablettes) pour mieux s’exonérer de remplir sa part d’un contrat social dans lequel le devoir de mettre à disposition (des services publics notamment) s’est réduit à la possibilité de mettre à distance (mise à distance le plus souvent médiée par des acteurs qui n’ont plus grand chose de public).
Indéniablement pourtant, et c’est là le (seul) point sur lequel Najat Vallaud-Belkacem à raison, il faudra que des choses changent. Même si à titre personnel j’ai l’intime conviction que d’autres urgences vont faire de nos pollutions, obésités, fatigues et autres fractures numériques des problèmes tout à fait anecdotiques au regard des effondrements qui se profilent (climat, migrations, alimentation, accès à l’eau), il nous faut, pour le numérique aussi, nous inscrire dans des routines qui ont davantage à voir avec la frugalité qu’avec l’abondance, avec la retenue qu’avec le flux continu, avec l’interopérabilité qu’avec la multimodalité, avec la low-tech qu’avec la high-tech.
La tribune de Najat Vallaud Belkacem s’intitule “Libérons-nous des écrans, rationnons internet !” Cela n’a aucun sens et nous ramène aux délires d’un Denis Olivennes à l’époque où en chantre de la version 1 d’Hadopi il préconisait la castration numérique pour ses vertus éducatives. Rationner internet, bah non.
Il serait par contre tout à fait urgent et nécessaire de rationnaliser les infrastructures techniques qui rendent l’accès à internet possible. Et de bâtir un projet politique dans lequel cette rationnalité ne soit pas centrée sur les pratiques individuelles fussent-elles massives, mais où elle permette au contraire de cibler les grands opérateurs industriels (dont les Gafam) dont l’irrationnalité extractiviste assumée à court comme à moyen terme concourt à l’effondrement du monde tel que nous le connaissons.
Allez. C’est pas passé loin. Et pour le reste, Oh Najat, y’a pas moyen Najat.
18.03.2024 à 18:43
Des technologies aux technoloquies : Arty fit sienne une telle engeance
Olivier Ertzscheid
Texte intégral (2674 mots)
Je suis en train de préparer ma prochaine conférence sur le thème des artefacts génératifs, dans un format “apéro-chercheur”. Et la préparant je voulais partager ici quelques réflexions que je n’aurai peut-être pas le temps d’approfondir la semaine prochaine.
Intelligence artificielle. “Artificial Intelligence” en anglais. “Arty fit sienne une telle engeance” en … phonétique approximative (selon le procédé d’homophonie et d’à peu près notamment cher à l’Oulipo et aux surréalistes avant eux). Notre rapport aux technologies est souvent du même ordre que le rapport qu’entretient la phrase “Arty fit sienne une telle engeance” avec le groupe nominal “Artificial Intelligence” : nous évoluons dans une compréhension en clair-obscur de la plupart de ces technologies. Un rapport qui artificialise l’intelligence que nous pouvons en avoir comme celle que nous leur prêtons au regard de leurs effets sociaux mais plus rarement de leurs causes “mécaniques”.
Dans la longue liste de ce qui définit une technologie, il y a d’abord le nom que l’on choisit de lui donner ou dont elle hérite par concours de circonstance, circonstances d’ailleurs pas toujours atténuantes. Comme tout ce que le choix d’un prénom ou l’héritage d’un nom peut comporter de projections, de cadres, d’envies d’identification et de marquage social, le nom attribué aux technologies dit également beaucoup de ce qu’elle tentent de projeter comme de ce qu’elles ont pour objet de masquer ou de travestir.
Voilà pourquoi s’il faut nommer et dénommer les gens, les choses et les technologies, il faut aussi interroger les processus de pouvoir de ces dénominations. Et il faut se souvenir et se méfier de la toute puissance d’un marketing technologique selon lequel il y a plus de 20 ans que nous devrions toutes et tous avoir des frigos qui parlent, plus de 10 ans que nous devrions circuler en voitures volantes autonomes, et où Elon Musk peut annoncer sans rire des colonies martiennes pour 2030 tout comme Mark Zuckerberg nous promettait avec le plus grand sérieux que nous serions aujourd’hui des milliards dans le Métavers.
“Less Is More.”
And always more is often pure bullshit.
Il y a presque 4 ans de cela, à propos des différents projets de casques ou lunettes de réalité augmentée, j’écrivais qu’il fallait être attentif à “un ensemble de technologies qui postulent qu’il faut commencer par s’isoler pour pouvoir être ensemble ; qu’il faut commencer par se dissimuler aux autres pour pouvoir communiquer avec d’autres ; qu’il faut commencer par accepter de diminuer et d’entraver nos sens pour pouvoir les voir ensuite ‘augmentés’.”
Être humain augmenté ? De manière générale, et comme l’écrivait Laurence Allard (dans un entretien au magazine Culture Mobile aujourd’hui indisponible), “les technologies de l’Homme augmenté naissent d’abord pour répondre aux besoin de l’Homme diminué.” De fait et bien souvent, initialement les prothèses de l’être humain “augmenté” sont d’abord là pour répondre à une “diminution” liée à un handicap, un empêchement, une entrave accidentelle ou génétique.
Réalité augmentée ? A bien réfléchir sur ce que l’on nomme “réalité augmentée” on constate qu’elle est d’abord une réalité diminuée parce qu’une une réalité sans réel.
Intelligence artificielle ? L’intelligence artificielle est d’abord une bêtise absolue d’artefacts (programmes et algorithmes). Se souvenir ici de ce qu’explique depuis longtemps Gérard Berry : “Fondamentalement, l’ordinateur et l’homme sont les deux opposés les plus intégraux qui existent. L’homme est lent, peu rigoureux et très intuitif. L’ordinateur est super rapide, très rigoureux et complètement con.”
Assistants intelligents ? Les “assistants intelligents” (de Siri à Alexa jusqu’à ChatGPT et au-delà) sont d’abord des idiots utiles, le révélateur de nos désistements. Ils ne nous assistent pas intelligemment, ils dirigent bêtement nos indécisions ou nos manques de temps, d’énergie ou d’envie. Et ils le font avec – entre autres – un énorme problème de biais de disponibilité et de biais de conformité, puisqu’ils n’explorent que des possibles immédiatement (et souvent commercialement) disponibles et, pour l’essentiel, qu’ils nous renvoient et nous “assistent” vers du même, vers de l’identique, vers de la reproduction linéaire de comportements déjà immensément prévisibles. Ils sont donc parfaitement étrangers à toute forme d’intelligence.
Langage naturel ? Le langage naturel est souvent convoqué pour décrire notre capacité à interroger différents artefacts génératifs ainsi que leur propre capacité à nous répondre “en langage naturel”. Or ce que nous dénommons “langage naturel” est d’abord et avant tout un dialogue artificiel. ChatGPT (et les autres) ne nous répondent pas en langage “naturel” car il n’est rien de moins naturel que les échanges dialogués que nous avons avec ces artefacts. Pour s’en convaincre il suffit de regarder l’immensité des procédures et opérations techniques qui permettent cette illusion de naturalité, et parmi elles notamment le processus dit de “Alignment Tuning” ainsi décrit par Zhao, Wayne Xin, et al. dans leur étude de référence parue le 31 mars 2023 : “A Survey of Large Language Models“.
Étant donné que les LLM (Large Language Models) sont formés pour capturer les caractéristiques des données des corpus de pré-entraînés (comprenant à la fois des données de haute et de basse qualité), ils sont susceptibles de générer un contenu toxique, biaisé ou même nuisible pour les humains. Il est nécessaire d’aligner les LLM sur les valeurs humaines, c’est-à-dire qu’ils soient utiles, honnêtes et inoffensifs (sic). À cette fin, InstructGPT conçoit une approche de réglage fin (“fine-tuning”) qui permet aux LLM de suivre les instructions attendues, qui utilise la technique d’apprentissage par renforcement avec un retour d’information humain. Il incorpore l’humain dans la boucle de formation avec des stratégies d’étiquetage élaborées. ChatGPT est en effet développé sur une technique similaire à InstructGPT, qui montre une forte capacité d’alignement en produisant des réponses de haute qualité et inoffensives, par exemple en rejetant de répondre à des questions insultantes.
Si le langage “naturel” ne peut l’être qu’à condition d’être au préalable “aligné” par des travailleurs invisibilisés (Digital Labor) sur des principes d’utilité, d’honnêteté (sic) et d’innocuité alors que reste-t-il à ce langage de naturel ? Imaginez un instant une société dans laquelle toute forme de langage ou d’échange conversationnel serait ainsi « supervisé » par ces 3 règles. C’est littéralement le rêve de la novlangue et du néo-parler Orwellien.
Chaque fois que revient cette question du dialogue en langage naturel, je rappelle ce que j’écrivais en 2016 sur le sujet :
Aucune question même formulée en langage naturel n’est vraiment naturelle car elle ne s’adresse pas à un individu mais à une somme d’instructions mathématiques construites selon un déterminisme algorithmique permettant de valoriser un régime médiatique de la popularité et le modèle économique qui l’accompagne.
Et je me souviens aussi de ces chatoyantes cartes France Télécom du tout début des années 2000 :
Et oui. Le langage “naturel”, déjà à l’orée des années 2000. Et même les perroquets stochastiques de Emily M. Bender, Angelina McMillan-Major, Shmargaret Shmitchell et Timnit Gebru étaient déjà là plus de 20 ans avant la publication de leur article
Dans le cas de ChatGPT et de ses clones et sbires, la formule que j’employais à l’endroit de Google pourrait être reformulée sans y changer presque rien. Et voici ce que cela donne.
Aucune question même formulée en langage naturel n’est vraiment “naturelle” car elle ne s’adresse pas à un individu mais à une somme d’instructions mathématiques construites selon un déterminisme algorithmique permettant de valoriser un régime probabiliste de satisfaction du requêtant, optimisé et calibré par un travail humain invisibilisé.
Le régime de construction de chacune des réponses produites obéit en outre à des ontologies mouvantes et le plus souvent imperscrutables mais qui toujours reflètent une vision du monde, sauf lorsque par négligence ou par choix, elles font l’impasse de cette vision en se moquant totalement des implication sociales et politiques des réponses apportées tant qu’elles maintiennent un horizon de rente économique.
Des technologies aux technoloquies.
Nous venons d’un monde où les discours sur les techniques se sont élaborés et construits à la fois sur le plan mécanique et artefactuel comme sur le plan philosophique. Nous avons un discours (logos) sur des activités de production ou de fabrication (techné). Nous entrons depuis quelques années déjà, dans un monde où la technique nous parle et où cette capacité de parler interroge fondamentalement la capacité de sincérité de la langue, son “honnêteté” et/ou son “innocuité” comme évoqué plus haut. D’autant que nous somme souvent incapables de savoir qui parle réellement derrière ces technologies parlantes, technologies qui ne sont qu’autant de formes de ventriloquies : des technoloquies.
Sans entrer dans un long rappel historique, tout commence avec le test de Turing (1950) où il s’agit évaluer la capacité d’une machine à imiter le comportement humain, et plus précisément, sa capacité à simuler une conversation avec un être humain de manière convaincante.
Puis, avec le premier programme informatique qui simule l’interaction langagière avec un psychothérapeute reformulant la plupart des affirmations du “patient” en questions et en les lui posant, son auteur Joseph Weizenbaum pointe ce qu’il nomme l’effet Eliza (1964-1966), c’est à dire la tendance à assimiler de manière inconsciente le comportement d’un ordinateur à celui d’un être humain, très exactement “la prédisposition à attribuer à des suites de symboles générés par ordinateur (en particulier à des mots) plus de sens qu’ils n’en ont réellement.”
À l’arrivée de ChatGPT en 2022 nous savons donc :
- que les programmes informatiques sont capables d’imitation,
- que nous sur-interprétons ce que la machine répond,
- que nous prêtons à la machine des capacités qu’elle n’a pas.
Nous avons en outre appris que les algorithmes sont bourrés de biais et qu’ils automatisent et aggravent les inégalités bien plus qu’ils ne les corrigent ou les atténuent (lire notamment Safiya Umoja Noble “Algorithms Of Oppression” 2018, Cathy O’Neil “Weapons of Math Destruction”, 2016 et Virginia Eubanks “Automating Inequality”, 2018).
Pour le dire plus simplement :
- Nous savons qu’ils mentent.
- Nous savons que nous savons qu’ils mentent.
- Nous savons qu’ils ne savent pas qu’ils mentent puisque mentir est à la fois une opération procédurale (qui peut être programmée) mais relève aussi d’une interprétation et d’un jugement moral.
Parlons maintenant rapidement de ventriloquie. La technique de ventriloquie s’appuie sur plusieurs types de mécanismes et de stratagèmes. L’un des premiers consiste par exemple à éviter les phonèmes nécessitant un mouvement important des lèvres – par exemple le son [p] ou [m] – ou une ouverture significative de la bouche – par exemple passer du [i] au [a]. Le ventriloque peut alors soit éviter les mots avec ces sons, soit remplacer ces sons et les mots qui les contiennent par d’autres mots qui ne les contiennent pas :
Par exemple, [b] est remplacé par [v] ou [h]. Barrière devient varrière, bonjour devient honjour. [p] est remplacé par [h]. Par devient har. [n] remplace [m]. [f] devient [h]. Formidable devient hormidagle. (…). Mexique devient exique. À chaque fois, le ventriloque compte sur la capacité du cerveau de l’auditeur à corriger automatiquement (et surtout inconsciemment) les sons erronés qu’il entend. Celui-ci l’accepte d’autant mieux que les personnages inventés par les ventriloques sont des animaux. (Source : Le bout de la langue)
Beaucoup d’entre nous ont également vu passer l’expérience classique de compensation et de correction cognitive :
Une étude de l’unitiersvé de Cigbmdare a mtnoré que l’on puet snas plorèmbe lrie un txete dont les letetrs snot dnas le drrdoése puor peu que la pieèrrme et la dnèeirre lttere de cquhae mot rsnetet à la bnone pacle. Ccei mortne que le caerevu ne lit pas teouts les ltrtees mais pnerd le mot cmmoe un tuot. La pruvee : avuoez que vuos n’aevz pas eu de mal à lrie ce txtee.
“Artificial Intelligence” demanda-t-il. “Arty fit sienne une telle engeance” répondit-il.
Dans ces « technoloquies » quelle est la part de l’illusion ? Quelles sont les substitutions qui s’opèrent et que notre cerveau corrige avec un effort à peine conscient ? Et si notre cerveau “accommode” au sens optique du terme c’est à dire s’il effectue un ensemble de mises au point visant à la netteté de la perception, alors dans le cas précis de ces technoloquies, de quoi s’accommode-t-on réellement ?
Voilà pourquoi notre premier travail de chercheur mais aussi de citoyen est de prendre la sémantique technologique à revers (car elle est souvent une antiphrase) et notre responsabilité politique est d’essayer de la remettre à l’endroit.
12.03.2024 à 07:32
IA bien qui IA le dernier
Olivier Ertzscheid
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Je serai le prochain invité de l’apéro-chercheur organisé à la bibliothèque universitaire de La Roche sur Yon.
Le concept est simple : un chercheur (moi), un apéro, une association étudiante pour tenir le BarBU (le bar de la BU ouvert uniquement à l’occasion de ces apéro-chercheur) et pis c’est tout.
Ah oui, et puis un thème, quand même. On parlera donc artefacts génératifs. Enfin intelligence artificielle. Enfin ChatGPT, Midjourney et tout ça quoi.
Pourquoi venir : vous m’écoutez (et ça me fait plaisir), vous apprenez des trucs (enfin j’espère), on discute (parce que c’est certes une conf mais c’est aussi un apéro) et à chaque fois que vous buvez un coup (avec ou sans alcool) vous aidez à financer une asso étudiante.
C’est le 25 Mars. A La Roche sur Yon. Dans la meilleure BU de la galaxie connue. Entrée libre.
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