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27.12.2025 à 14:26

Transition énergétique juste : comment éviter les gilets jaunes en Indonésie ?

Emmanuel Fourmann, Chargé de recherche, Agence Française de Développement (AFD)

Muhammad Hanri, Responsable du pôle de recherche économique et sociale au sein de LPEM (centre pour la recherche économique et sociale de l’Université d’Indonésie), Universitas Indonesia

Rus'an Nasrudin, Responsable du Département d'économie, Faculté d'économie et de management, Universitas Indonesia

La mise en place d’une taxe carbone peut réduire les émissions en Indonésie, mais risque d’aggraver les inégalités. Une transition juste exige un recyclage ciblé des recettes vers les ménages pauvres.
Texte intégral (3574 mots)

La réduction des émissions risque d’accroître les inégalités et de faire peser la transition sur les plus pauvres. Sans compensations sociales ciblées, des mesures en ce sens, du type taxe carbone, pourraient susciter des protestations sociales, à l’image du mouvement des « gilets jaunes » qu’a connu la France.


Le renchérissement du prix du carbone est un levier important pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais les conséquences sociales de ce type de mesure peuvent être importantes, comme l’a rappelé la crise des « gilets jaunes » en France. Cette contestation sociale, multifactorielle, a été déclenchée notamment par une hausse de la taxation des carburants, qui renforçait le clivage entre ménages urbains (plus riches en moyenne, ayant accès à des mobilités à bas coût et à une proximité des services publics) et les ménages ruraux (moins riches en moyenne, utilisant leur véhicule personnel motorisé par des carburants fossiles et moins bien desservis par des services publics dispersés).

Compte tenu de la forte sensibilité sociale du prix de l’énergie et des carburants, les décideurs publics doivent porter une forte attention aux conséquences des mesures prises sur la distribution des revenus, la position relative des groupes sociaux et l’accès aux services publics. Dans un pays aussi vaste et géographiquement fragmenté que l’Indonésie, ces questions universelles prennent un accent plus complexe et, parfois, plus dramatique qu’ailleurs.

Les politiques mises en œuvre en Indonésie

L’engagement de l’Indonésie envers la réduction des émissions de carbone est aligné avec ses responsabilités dans le cadre de l’Accord de Paris, signé et ratifié en 2016. L’Indonésie s’est engagée à réduire de 29 % ses émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici à 2030 de manière indépendante, ou de 41 % avec la coopération internationale. Plus tard en 2022, le gouvernement indonésien a mis à jour son engagement, affichant un objectif de réduction des émissions de GES plus élevé de 31,9 % (inconditionnel) et 43,2 % (conditionnel).

Dans ce cadre, la tarification du carbone est une stratégie essentielle pour réduire les émissions de GES. Les principales méthodes incluent les taxes sur le carbone et les systèmes d’échange de quotas d’émission (ETS). Les taxes carbone influencent directement les prix du carbone, tandis que les ETS limitent la quantité de carbone que les émetteurs peuvent libérer, influençant indirectement les prix du carbone à travers le coût des permis d’émission.

En 2021, l’Indonésie a initié un cadre de tarification du carbone, visant à atteindre ses objectifs climatiques et à gérer les émissions de GES dans le cadre de ses plans de développement nationaux.

Le gouvernement indonésien avait initialement l’intention d’introduire des instruments de tarification du carbone volontairement de 2021 à 2024, avec un passage à une application obligatoire prévu d’ici 2025. Avec un coût d’environ 2 $ pour chaque tonne d’équivalent CO2, ce taux serait l’un des plus bas au monde, mais malgré ses débuts modestes, l’introduction de cette taxe marque un progrès considérable en Indonésie.

Ces mesures, bien que bénéfiques pour l’environnement, peuvent involontairement augmenter les inégalités. La transition énergétique de l’Indonésie présente donc un défi complexe alors que le pays cherche à équilibrer croissance économique, sécurité énergétique et durabilité environnementale tout en s’attaquant aux émissions croissantes de CO2.

Ces politiques doivent être soigneusement conçues pour assurer une transition énergétique juste (JET) et être socialement acceptées. En partenariat avec le ministère indonésien des finances, des chercheurs du LPEM (Lembaga Penyelidikan Ekonomi dan Masyarakat – Fakultas Ekonomi dan Bisnis Universitas Indonesia), le centre de recherche économique et sociale de l’Université d’Indonésie à Jakarta, appuyés par des experts internationaux (université de Galway en Irlande, université de Tulane aux États-Unis), ont exploré et modélisé les modalités d’une telle taxation et ses conséquences en matière de redistribution des revenus. Il apparaît qu’un renchérissement de l’énergie en Indonésie pourrait diminuer les émissions mais conduirait à une aggravation des inégalités, sauf s’il était accompagné d’une politique d’allocations sociales bénéficiant effectivement aux ménages les plus pauvres.

Une problématique énergétique complexe

L’Indonésie est un très vaste archipel composé de plus de 17 000 îles dispersées sur plus de 5 000 km de large et 3 000 km de long. Autant dire que, même si la moitié de la population est concentrée sur l’île de Java, la question des transports et de l’accès aux services publics essentiels y est majeure.

La production et la distribution électriques sont un autre défi : faute d’interconnexion entre les réseaux, elles doivent être assurées « île par île ». Si cela permet à l’essentiel de la population d’avoir accès à l’électricité, chaque installation est calibrée pour la demande maximale de l’heure de pointe, ce qui fait qu’elle est fortement sous-utilisée le reste du temps. Dès lors, la construction, l’entretien et la maintenance de cette constellation de réseaux surcapacitaires sont particulièrement coûteux.

Carte des provinces indonésiennes. Wikimedia, CC BY

À cela s’ajoute une situation pour le moins étonnante : le prix de vente de l’électricité en Indonésie ne couvre pas son coût de production. Aucun consommateur indonésien, qu’il soit riche ou pauvre, industriel ou particulier, ne paye son énergie électrique au prix qu’elle coûte effectivement à produire (y compris produite avec du charbon subventionné). Cela résulte notamment de la politique de gel des prix de vente décidée en 2017 pour des motivations sociales, et des forts coûts structurels de production déjà mentionnés. Le déficit induit pour la compagnie électrique nationale PLN est important, et il est intégralement financé par une subvention d’équilibre du budget de l’État.

Comme tous les pays émergents, l’Indonésie est un gros émetteur de gaz à effet de serre (GES). Elle est l’un des cinq plus gros producteurs de charbon et le premier exportateur mondial, ce qui signifie que, dans une perspective de décarbonation de la production d’énergie, ce secteur représente un enjeu important en termes de reconversion industrielle par le nombre des sites et des emplois.

Pour autant, les incitations à la reconversion manquent, dans la mesure où le prix du charbon est subventionné par le gouvernement. S’y ajoutent les GES qu’elle exporte chez ses acheteurs de charbon et les émissions au titre de la déforestation accélérée que le pays a connue depuis les années 1990 quand il a choisi de produire massivement de l’huile de palme.

Le risque de faire peser la transition sur les plus pauvres

Une façon de réduire l’empreinte carbone de l’économie indonésienne serait de mettre en place une taxe carbone, assise sur les carburants (option simple) ou sur des quotas d’émissions de GES (option plus sophistiquée). L’objectif : réduire la demande en énergie carbonée en provoquant, via la taxe, une hausse du prix relatif.

Cependant, si l’on s’en tient à cette seule étape, le risque est de rendre les pauvres encore plus pauvres (car ils contribuent à la taxe carbone) et de leur faire payer le coût de la transition énergétique, alors qu’ils ont des émissions nettement plus faibles, qu’ils ne sont pas les principaux responsables du changement climatique et qu’ils sont plus vulnérables face à ses conséquences (notamment en zone côtière, où vit 70 % de la population).

Émissions de GES par foyer en Indonésie. Fourni par l'auteur

Ce paramètre est d’autant plus important que les inégalités de revenus demeurent fortes en Indonésie (avec un coefficient de Gini autour de 0,4), comme l’a montré le diagnostic sur les inégalités multidimensionnelles, mené par LPEM en 2023 avec l’appui de l’Institut national des statistiques indonésien (BPS). Et comme les ménages à faible revenu dépensent une plus grande proportion de leurs revenus dans l’énergie, les effets régressifs de la taxe carbone (charge relative plus élevée pour les pauvres) sont élevés et, pour atteindre l’Objectif de développement durable n°10 (réduction des inégalités), ils doivent être compensés.

Dépenses des foyers pour l’énergie en Indonésie. Fourni par l'auteur

Lorsqu’on vise une transition énergétique juste — caractérisée par une double réduction des émissions de dioxyde de carbone et des inégalités sociales et un principe émetteur-payeur pour les principaux responsables des émissions — il faut donc tenir compte de ces différentes dimensions pour trouver une juste voie.

Comment bâtir une transition juste ?

Dès lors, l’objectif environnemental n’est pas compatible avec l’objectif social… sauf si vous disposez d’un canal dédié pour rediriger une part des revenus fiscaux tirés de la taxe carbone directement vers les ménages les plus pauvres.

Si l’on parvient à rendre l’argent prélevé, on peut gagner sur les deux tableaux : réduction simultanée de l’empreinte carbone et des inégalités de revenus. Au risque, sinon, d’aller vers une contestation sociale de type « yellow batik », qui serait le pendant indonésien des gilets jaunes français.

L’étude menée par LPEM s’est donc intéressée aux mécanismes envisageables pour compenser la hausse des prix de l’énergie pour les plus pauvres, qui pourraient être financés en « recyclant » les recettes générées par la taxe : une exonération de TVA pour les produits de première nécessité ; la mise en place d’un revenu minimum universel (une sorte de RSA indonésien) ; l’octroi d’un chèque énergie aux foyers les plus pauvres ; des primes salariales pour les bas salaires ; des prestations sociales sous condition de ressources.

L’étude compare les différents effets redistributifs de ces mesures et conclut que le choix du mécanisme de « recyclage des revenus » façonne de manière significative les résultats d’équité d’une politique de taxe carbone. Les avantages ciblés (mécanismes 2 à 5) offrent le plus grand impact redistributif, tandis que les réductions des impôts indirects (mécanisme 1) ont tendance à avoir un effet plus neutre. Dans le cas de l’Indonésie, la stratégie de recyclage des recettes provenant de la taxe carbone joue un rôle plus central que la taxe carbone elle-même pour déterminer l’impact global sur la répartition.

L’étude montre qu’on peut réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) résultant des effets combinés de la taxe sur le carbone et de diverses stratégies de recyclage des revenus. Hors tout recyclage, il est possible de réduire les émissions de 9 % en Indonésie, mais au prix d’un accroissement des inégalités. Avec le recyclage des revenus, la réduction des émissions est plus faible (entre 4 et 8 %) mais les inégalités sont réduites et la transition est plus juste.

Une transition à mener par étapes

Ce type de politique avec compensations caractériserait une transition énergétique « juste » et équitable, mais elle doit être préparée avec soin pour en maximiser l’acceptabilité sociale, éviter des effets « gilets jaunes » dans une société très diverse et fragmentée et qui a connu récemment une agitation sociale. Et en prêtant une attention particulière à la classe moyenne qui vote et aux îles hors Java, qui se sentent moins considérées.

L’étude recommande de démarrer par une taxation basée sur les carburants, point de départ plus faisable qu’une taxe basée sur les émissions directes de CO2. Cela permettrait de mettre en place une stratégie territorialement différenciée, de minimiser les disparités régionales et d’améliorer la faisabilité politique, tout en s’orientant progressivement vers des mécanismes de tarification du carbone plus larges et sophistiqués après l’élimination complète des subventions énergétiques. Associée à des mécanismes de compensation mis en place graduellement, elle permettrait une transition progressive tout en évitant des charges excessives pour les ménages et régions en insécurité énergétique. Les revenus pourraient être réinvestis dans l’amélioration de l’accès à l’énergie dans la région, en particulier dans l’est de l’Indonésie.

Fourni par l'auteur

Au moment où l’Indonésie est candidate à l’OCDE, cette étude offre une approche et des outils pour construire une transition énergétique nourrie des expériences — heureuses ou malheureuses — des pays industriels.


Cette étude menée par LPEM s’inscrit dans le cadre de l’Extension de la Facilité de recherche sur les inégalités, coordonnée par l’AFD et financée par la Commission européenne pour contribuer à l’élaboration de politiques publiques visant la réduction des inégalités dans quatre pays (Afrique du Sud, Mexique, Colombie et Indonésie).

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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27.12.2025 à 10:46

Cent ans après sa sortie, « Le Cuirassé Potemkine » d’Eisenstein continue de fasciner

Dušan Radunović, Associate Professor/Director of Studies (Russian), Durham University

Daniel O'Brien, Lecturer, Department of Literature Film and Theatre Studies, University of Essex

Le «Cuirassé Potemkine », film historique exceptionnel a exercé une influence si profonde sur la culture visuelle occidentale que nombreux sont ceux qui ne réalisent pas à quel point son langage est profondément enraciné dans le cinéma grand public.
Texte intégral (1541 mots)
L'escalier d'Odessa, où a lieu cette scène de massacre, s'est invité dans le cinéma mondial à de nombreuses reprises en cent ans. Goskino / WIkipedia, CC BY

S’il ne s’en tient que partiellement à la réalité des événements de cette mutinerie de 1905, « Le Cuirassé Potemkine » montre comment un film historique peut façonner la mémoire collective et le langage cinématographique.


Film phare du cinéma russe, Le Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein a été présenté pour la première fois à Moscou le 24 décembre 1925. Mais les nombreux hommages rendus par les cinéastes tout au long du siècle qui a suivi démontrent s’il le fallait qu’il est toujours pertinent aujourd’hui. Qu’est-ce qui a donc fait de cette œuvre, connue pour sa manière audacieuse de traiter les événements historiques, l’un des films historiques les plus influents jamais réalisés ?

L’histoire de la réalisation du film apporte quelques éléments de réponse. Après le succès de son premier long-métrage en 1924, La Grève, Eisenstein fut chargé en mars 1925 de réaliser un film commémorant le 20e anniversaire de la révolution russe de 1905. Cette vaste révolte populaire, déclenchée par des conditions de travail déplorables et un profond mécontentement social, secoua l’Empire russe et constitua un défi direct à l’autocratie impériale. L’insurrection échoua, mais sa mémoire perdura.

Initialement intitulé L’Année 1905, le projet d’Eisenstein s’inscrivait dans un cycle national d’événements publics commémoratifs à travers toute l’Union soviétique. L’objectif était alors d’intégrer les épisodes progressistes de l’histoire russe d’avant la Révolution de 1917 – dans laquelle la grève générale de 1905 occupait une place centrale – au tissu de la nouvelle vie soviétique.

Le scénario original envisageait le film comme la dramatisation de dix épisodes historiques marquants, mais sans lien direct entre eux, survenus en 1905 : le massacre du Dimanche rouge et la mutinerie sur le cuirassé impérial Potemkine, entre autres.

La fameuse scène de l’escalier d’Odessa, tiré du film « Le Cuirassé Potemkine ».

Tourner la mutinerie, recréer l’histoire

Le tournage principal débuta à l’été 1925, mais rencontra peu de succès, ce qui poussa un Eisenstein de plus en plus frustré à déplacer l’équipe vers le port méridional d’Odessa. Il décida alors d’abandonner la structure épisodique du scénario initial pour recentrer le film sur un seul épisode.

La nouvelle histoire se concentrait exclusivement sur les événements de juin 1905, lorsque les marins du cuirassé Potemkine, alors amarré près d’Odessa, se révoltèrent contre leurs officiers après avoir reçu l’ordre de manger de la viande pourrie infestée de vers.

La mutinerie et les événements qui suivirent à Odessa devaient désormais être dramatisés en cinq actes. Les deux premiers actes et le cinquième, final, correspondaient aux faits historiques : la rébellion des marins et leur fuite réussie à travers la flotte des navires loyalistes.

Quant aux deux parties centrales du film, qui montrent la solidarité du peuple d’Odessa avec les mutins, elles furent entièrement réécrites et ne s’inspiraient que très librement des événements historiques. Et pourtant curieusement, cent ans après sa sortie, sa réputation de récit historique par excellence repose principalement sur ces deux actes. Comment expliquer ce paradoxe ?

La réponse se trouve peut-être dans les deux épisodes centraux eux-mêmes, et en particulier dans le quatrième, avec sa représentation poignante d’un massacre de civils désarmés – dont la célèbre scène du bébé dans une poussette incontrôlable, dévalant les marches – qui confèrent au film une forte résonance émotionnelle et lui donnent une assise morale.

De plus, bien que presque entièrement fictive, la célèbre séquence des escaliers d’Odessa intègre de nombreux thèmes, historiquement fondés, issus du scénario original, notamment l’antisémitisme généralisé et l’oppression exercée par les autorités tsaristes sur leur peuple.

Ces événements sont ensuite rendus de manière saisissante grâce à l’usage particulier du montage par Eisenstein, qui répète les images de la souffrance des innocents pour souligner la brutalité impersonnelle de l’oppresseur tsariste.

Le Cuirassé Potemkine peut être perçu comme une œuvre de mémoire collective, capable de provoquer et de diriger une réaction émotionnelle chez le spectateur, associant passé et présent pour les redéfinir d’une manière particulière. Mais, un siècle plus tard, la manière dont Eisenstein traite le passé, insistant pour établir un lien émotionnel avec le spectateur tout en recréant l’histoire, reste étroitement liée à nos propres façons de nous souvenir et de construire l’histoire.

Avec le recul de 2025, Le Cuirassé Potemkine, avec son idéalisme révolutionnaire et sa promesse d’une société meilleure, a perdu une grande part de son attrait, après la trahison de ces mêmes idéaux, des purges staliniennes des années 1930 jusqu’à la dévastation actuelle de l’Ukraine. Les spectateurs contemporains auraient besoin que le message originel du film soit revitalisé dans de nouveaux contextes, invitant à résister au pouvoir et à l’oppression, et à exprimer la solidarité avec les marginalisés et les opprimés.

Échos dans le cinéma moderne

Il n’est pas surprenant que le British Film Institute ait choisi cette année pour publier une version restaurée du film, car il a exercé une influence si profonde et omniprésente sur la culture visuelle occidentale que de nombreux spectateurs ne réalisent peut-être pas à quel point son langage est ancré dans le cinéma grand public.

Comment Hollywood a réinterprété la fameuse scène des escaliers.

Alfred Hitchcock a repris avec succès les techniques de montage frénétique et chaotique d’Eisenstein dans la scène de la douche de Psychose (1960), où l’horreur naît moins de ce qui est montré que de ce qui est suggéré par le montage. Il rend également un hommage explicite à Eisenstein lors du deuxième meurtre du film, qui se déroule sur l’escalier de la maison des Bates.

Ce schéma a ensuite été repris dans de nombreux films, notamment dans le Batman (1989) de Tim Burton avec le Joker interprété par Jack Nicholson. Nicholson lui-même avait déjà joué une confrontation violente sur un escalier dans Shining (1980) de Stanley Kubrick, tandis que Joker (2019) de Todd Phillips est devenu emblématique pour une séquence de danse controversée sur un escalier public.

L’Exorciste (1973) de William Friedkin semble lui aussi beaucoup devoir au style d’Eisenstein, avec deux morts qui se déroulent au bas de l’escalier désormais iconique de Georgetown. Brazil (1985) de Terry Gilliam fait lui aussi un clin d’œil parodique à Eisenstein, mais c’est Les Incorruptibles (1987) de Brian De Palma qui constitue l’hommage le plus explicite à la séquence des escaliers d’Odessa, notamment avec la scène du bébé dans la poussette incontrôlable, plaçant ainsi l’influence d’Eisenstein au cœur du cinéma hollywoodien contemporain.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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26.12.2025 à 08:05

La femme que Marx n’a jamais voulu rencontrer : Flora Tristan, l’autodidacte qui aurait pu changer l’histoire du socialisme

María Begoña Pérez Calle, Professor of Economics, Universidad de Zaragoza

Flora Tristan, pionnière de la pensée socialiste, fut l’une des premières à pratiquer les sciences sociales. Elle mourut peu avant la publication du « Manifeste du Parti communiste », après avoir lié la cause ouvrière à l’émancipation des femmes.
Texte intégral (1526 mots)
Flora Tristan est morte à Bordeaux à l’âge de 41 ans. Wikimédia Commons, CC BY

Autodidacte et militante infatigable, Flora Tristan a observé la réalité sociale avec un regard de scientifique pour proposer un modèle alternatif de société et de travail.


Pour Flora Tristan (Paris, 1803-Bordeaux, 1844), la transformation de la société devait être intégrale, et la communication avec les masses laborieuses était aussi importante que la diffusion littéraire de son modèle. C’est pourquoi elle ne se contenta pas d’écrire pour ceux qui pouvaient payer un livre et le lire, mais chercha à sensibiliser directement les classes travailleuses.

Sa proposition novatrice impliquait un lien indissociable entre la question ouvrière et la question féminine : il n’y aurait pas de libération prolétarienne sans libération des femmes. L’émancipation était donc la condition nécessaire de la justice universelle. Flora Tristan anticipa ainsi des débats qui, bien des années plus tard, occuperaient une place centrale dans les discours féministes.

Bien qu’elle soit née dans un milieu aristocratique, l’écrivaine, penseuse socialiste et féministe franco-péruvienne, considérée comme l’une des pionnières du féminisme moderne et une précurseure du mouvement ouvrier international, ne reçut pas l’éducation d’institutrices.

À l’âge de quatre ans, le malheur frappa sa famille avec la mort de son père, Mariano Tristán y Moscoso, qui n’avait pas régularisé juridiquement son mariage avec sa mère, Thérèse Laisnay. Or, le droit français ne reconnaissait pas comme légitime un mariage uniquement religieux. La jeune veuve, enceinte d’un autre enfant et privée de patrimoine, partit donc vivre à la campagne avec Flora pendant plusieurs années, et la petite famille connut un vrai déclassement.

Une vie de proscrite

De retour à Paris, alors adolescente et ouvrière, Flora Tristan épousa en 1821 son jeune patron, André Chazal. Quatre ans plus tard, après de nombreuses dissensions conjugales et enceinte de son troisième enfant, elle s’enfuit du domicile conjugal en abandonnant son mari. Le divorce n’existait pas. La séparation des Chazal n’était pas légale. Pendant plusieurs années, Flora vécut comme une proscrite en France et en Angleterre. En 1833, elle traversa l’océan pour réclamer son héritage au Pérou auprès des Tristán. La famille l’accueillit plutôt favorablement et son oncle lui attribua certaines rentes, mais sans lui reconnaître de droit à l’héritage.

Elle revint en Europe deux ans plus tard, ajoutant à son expérience personnelle un important travail de terrain. Elle avait développé une méthodologie pionnière pour décrire et dénoncer les injustices de race, de classe et de genre : voyager, dialoguer, recueillir des données à l’aide du modèle de l’enquête, et élaborer des analyses et des propositions.

Ainsi, Flora Tristan, autodidacte, fit de la véritable science sociale à partir de l’observation de la réalité, développant des travaux innovants qui fusionnaient réflexion théorique et expérience pratique.

Dans des ouvrages tels que Pérégrinations d’une paria (1838) ou Promenades dans Londres (1840), elle dénonça la misère et le manque d’instruction des classes laborieuses, la pauvreté infantile, la prostitution et la discrimination dont étaient victimes les femmes. Elle pointa les inégalités structurelles de la société capitaliste comme la racine de ces problèmes.

Face à cette situation, elle proposa son modèle d’organisation sociale, dont l’élément central était un prolétariat consolidé à travers l’Union ouvrière. Ce prolétariat devait être formé et bénéficier de protection sociale. Il ne s’agissait pas seulement de se constituer en force productive, mais aussi de transformer l’histoire.

Militante d’un socialisme en devenir

À partir de 1835, elle remporta un franc succès littéraire et s’attira l’estime des cercles intellectuels. C’est au sein de l’Union Ouvrière qu’elle choisit de s’engager comme militante d’un socialisme naissant, affirmant un style qui lui était propre et se faisant la porte-parole passionnée de ses idées, de ses modèles et de ses théories.

Elle entama ainsi son tour de France, un exercice harassant de communication de masse. Ce mode de vie était inhabituel pour une femme de son époque. Mais Flora Tristan mit son talent intellectuel au service d’une mission rédemptrice en laquelle elle croyait profondément.

Sa vision se caractérisait également par le rejet de la violence révolutionnaire comme unique voie de salut. Elle reconnaissait l’antagonisme entre travail et capital, mais ses stratégies réformatrices sociales reposaient sur la fraternité. Son but était d’atteindre la justice et l’amour universel.

Sa vocation de femme messie lui donna la force de diriger et d’échanger avec des milliers d’ouvriers et d’ouvrières lors de ses tournées à travers la France. Sa santé était fragile, avec un possible problème tumoral, et tous ces voyages la laissèrent exsangue. Des efforts incessants qui, combinés à un probable typhus, précipitèrent sa mort en 1844, quatre ans avant la publication du Manifeste du Parti communiste.

Après sa mort, sa voix ne fut pas intégrée au socialisme de Karl Marx et Friedrich Engels, que ce dernier qualifiait de scientifique et qui plaçait la lutte des classes presque exclusivement au centre de sa réflexion. Engels qualifiait les approches antérieures d’« utopiques ».

Et pourtant, il suffit de parcourir les biographies de Robert Owen, Charles Fourier, des saint-simoniens et de Tristán elle-même pour constater que le terme « utopie » ne rend pas justice à la portée de leurs pensées et de leurs actions.

À la fin de 1843 à Paris, le philosophe allemand Arnold Rüge conseilla au jeune Marx de rencontrer Flora Tristan, mais celui-ci ne le fit pas. Engels, quant à lui, mentionna avoir connaissance de son œuvre, mais sans se départir d’une certaine indifférence.

Toujours en arrière-plan

Flora Tristan est restée en arrière-plan de l’histoire officielle du socialisme, alors qu’elle avait anticipé de nombreux débats qui allaient plus tard prendre de l’importance. Plus d’un siècle plus tard, la mise en valeur – importante et nécessaire – de la dimension féministe de son discours a éclipsé tous les autres aspects.

Aujourd’hui, il est indispensable de reconnaître pleinement Flora Tristan, cette petite aristocrate déclassée qui n’eut pas de gouvernantes mais finit par apprendre auprès d’Owen et de Fourier.

Il faut également la reconnaître comme une socialiste du romantisme, une pionnière des sciences sociales, une communicante d’un talent extraordinaire et la créatrice d’un modèle alternatif de société, de production et de travail : l’Union ouvrière.

On peut se demander ce qui se serait passé si elle avait vécu plus longtemps. Elle n’aurait vraisemblablement jamais accepté que son modèle de socialisme soit qualifié d’« utopique ». Si elle avait atteint 1864, elle aurait très probablement participé à la Première Internationale et, malgré sa condition de femme, sa présence impressionnante aurait sans doute influencé d’une manière ou d’une autre le cours du socialisme.

The Conversation

María Begoña Pérez Calle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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