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15.11.2025 à 14:33

Pour les artistes comme pour les scientifiques, l’observation prolongée permet de faire émerger l’esprit critique

Amanda Bongers, Assistant Professor, Chemistry Education Research, Queen's University, Ontario

Madeleine Dempster, PhD Candidate in Art History, Queen's University, Ontario

Le processus consistant à observer et à se poser des questions sur ce que l’on regarde est nécessaire à tous les niveaux scientifiques, et les étudiants en sciences peuvent l’apprendre grâce à l’analyse visuelle inspirée de l’histoire de l’art.
Texte intégral (2664 mots)

S’il semble évident que les scientifiques doivent développer des compétences en analyse visuelle, ces dernières ne sont pas suffisamment enseignées ni mises en pratique dans nos universités.


C’est l’une des difficultés de l’apprentissage des sciences : il repose en partie sur des images et des simulations pour représenter des choses que nous ne pouvons pas voir à l’œil nu. Dans des matières comme la chimie, les étudiants peuvent avoir du mal à visualiser les atomes et les molécules à partir des symboles complexes qui les représentent.

Pourtant, la plupart des cours de chimie dispensés l’université n’aident pas les étudiants à mieux comprendre ces représentations. Les étudiants passent leurs cours à regarder passivement des diapositives pleines d’images sans s’impliquer ni générer les leurs. En s’appuyant sur leurs capacités innées plutôt qu’en apprenant à affiner leur pensée visuelle et leurs compétences en analyse d’images, de nombreux étudiants finissent par se sentir perdus face aux symboles et ont recours à des techniques de mémorisation fastidieuses et improductives.

Que pouvons-nous faire pour aider les élèves à analyser et à tirer des enseignements des visuels scientifiques ? La solution se trouve peut-être du côté de l’histoire de l’art. Il existe de nombreux parallèles entre les compétences acquises en histoire de l’art et celles requises dans les cours de sciences.

Développer un œil averti

Se sentir déconcerté par une œuvre d’art ressemble fortement à l’expérience que font de nombreux étudiants en chimie. Dans les deux cas, les spectateurs peuvent se demander : que suis-je en train de regarder, où dois-je regarder et qu’est-ce que cela signifie ?

Et si un portrait ou un paysage peut sembler, a priori, porter un message simple, les œuvres d’art regorgent d’informations et de messages cachés pour un œil non averti.

Plus on passe de temps à regarder chaque image, plus on peut découvrir d’informations, se poser des questions et approfondir son exploration visuelle et intellectuelle.

Par exemple, dans le tableau du XVIIIe siècle intitulé Nature morte aux fleurs sur une table de marbre (1716) de la peintre néerlandaise Rachel Ruysch, en regardant plus longuement les fleurs, on découvre plusieurs insectes dont les historiens de l’art interprètent la présence dans un contexte plus large de méditations spirituelles sur la mortalité.

Nature morte représentant de nombreuses fleurs sur fond noir, avec des insectes posés sur certaines feuilles
Avez-vous remarqué les insectes dans Nature morte avec des fleurs sur une table de marbre ? (Rijksmuseum)

Le domaine de l’histoire de l’art est consacré à l’étude des œuvres d’art et met l’accent sur l’analyse visuelle et les capacités de réflexion critique. Lorsqu’un historien de l’art étudie une œuvre d’art, il explore les informations que celle-ci peut contenir, les raisons pour lesquelles elle a été présentée de cette manière et ce que cela signifie dans un contexte plus large.


À lire aussi : Mike Pence's fly: From Renaissance portraits to Salvador Dalí, artists used flies to make a point about appearances


Processus d’observation et de questionnement

Ce processus d’observation et de questionnement sur ce que l’on regarde est nécessaire à tous les niveaux de la science et constitue une compétence générale utile.

L’organisation à but non lucratif Visual Thinking Strategies a créé des ressources et des programmes destinés à aider les enseignants, de la maternelle au lycée, à utiliser l’art comme sujet de discussion dans leurs classes.

Ces discussions sur l’art aident les jeunes apprenants à développer leurs capacités de raisonnement, de communication et de gestion de l’incertitude. Une autre ressource, « Thinking Routines » (Routines de réflexion) du projet Zero de Harvard, inclut d’autres suggestions pour susciter l’intérêt des élèves pour l’art, afin de les aider à cultiver leur sens de l’observation, de l’interprétation et du questionnement.

Pour regarder de manière critique, il faut ralentir

De telles approches ont également été adoptées dans l’enseignement médical, où les étudiants en médecine apprennent à porter un regard critique grâce à des activités d’observation attentive d’œuvres d’art et explorent les thèmes de l’empathie, du pouvoir et des soins.

Une personne assise à un bureau regardant des images médicales
L’observation des œuvres d’art peut aider à enseigner aux professionnels l’observation critique, une compétence essentielle pour interpréter les images médicales. (Shutterstock)

Les programmes d’humanités médicales aident également les jeunes professionnels à faire face à l’ambiguïté. Apprendre à analyser l’art change la façon dont les gens décrivent les images médicales, et améliore leur score d’empathie.

Les compétences nécessaires à l’analyse visuelle des œuvres d’art exigent que nous ralentissions, que nous laissions notre regard vagabonder et que nous réfléchissions. Une observation lente et approfondie implique de prendre quatre ou cinq minutes pour contempler silencieusement une œuvre d’art, afin de laisser apparaître des détails et des liens surprenants. Les étudiants qui se forment à l’imagerie médicale dans le domaine de la radiologie peuvent apprendre ce processus d’observation lente et critique en interagissant avec l’art.

Les étudiants en classe

Imaginez maintenant la différence entre un cadre calme comme un musée et une salle de classe, où l’on est obligé d’écouter, de regarder, de copier, d’apprendre à partir d’images et de se préparer pour les examens.

En cours, les étudiants prennent-ils le temps d’analyser ces schémas chimiques complexes ? Les recherches menées par mes collègues et moi-même suggèrent qu’ils y consacrent très peu de temps.

Lorsque nous avons assisté à des cours de chimie, nous avons constaté que les élèves regardaient passivement les images pendant que l’enseignant les commentait, ou copiaient les illustrations au fur et à mesure que l’enseignant les dessinait. Dans les deux cas, ils ne s’intéressaient pas aux illustrations et n’en créaient pas eux-mêmes.

Lorsqu’elle enseigne la chimie, Amanda, l’autrice principale de cet article, a constaté que les élèves se sentent obligés de trouver rapidement la « bonne » réponse lorsqu’ils résolvent des problèmes de chimie, ce qui les amène à négliger des informations importantes mais moins évidentes.

Analyse visuelle dans l’enseignement de la chimie

Notre équipe composée d’artistes, d’historiens de l’art, d’éducateurs artistiques, de professeurs de chimie et d’étudiants travaille à introduire l’analyse visuelle inspirée des arts dans les cours de chimie à l’université.

Grâce à des cours simulés suivis de discussions approfondies, nos recherches préliminaires ont mis en évidence des recoupements entre les pratiques et l’enseignement des compétences en arts visuels et les compétences nécessaires à l’enseignement de la chimie, et nous avons conçu des activités pour enseigner ces compétences aux étudiants.

Un groupe de discussion composé d’enseignants en sciences à l’université nous a aidés à affiner ces activités afin qu’elles correspondent aux salles de classe et aux objectifs des enseignants. Ce processus nous a permis d’identifier de nouvelles façons d’appréhender et d’utiliser les supports visuels. À mesure que nos recherches évoluent, ces activités sont également susceptibles d’évoluer.

Exemple d’activité d’analyse visuelle associant une œuvre d’art à un visuel de chimie
Exemple d’activité d’analyse visuelle associant une œuvre d’art à un visuel de chimie. À gauche : Étude cubiste d’une tête, par Elemér de Kóródy, 1913 (The Met). À droite : Analyse d’une réaction de cycloaddition (fournie par l’auteur).

De nombreux étudiants en sciences ne poursuivent pas une carrière traditionnelle dans le domaine scientifique, et leurs programmes mènent rarement à un emploi spécifique, mais les compétences en pensée visuelle sont essentielles dans le large éventail de compétences nécessaires à leur future carrière.

Par ailleurs, l’analyse visuelle et la pensée critique deviennent indispensables dans la vie quotidienne, avec l’essor des images et des vidéos générées par l’IA.

Développer des compétences pour ralentir et observer

Intégrer les arts dans d’autres disciplines peut favoriser la pensée critique et ouvrir de nouvelles perspectives aux apprenants. Nous soutenons que les arts peuvent aider les étudiants en sciences à développer des compétences essentielles en analyse visuelle en leur apprenant à ralentir et à simplement observer.

« Penser comme un scientifique » revient à se poser des questions sur ce que l’on voit, mais cela correspond tout aussi bien à la façon de réfléchir d’un historien de l’art, selon les principes suivants :

  1. Observer attentivement les détails ;

  2. Considérer les détails dans leur ensemble et dans leur contexte (par exemple, en se demandant : « Qui a créé cela et pourquoi ? ») ;

  3. Reconnaître la nécessité de disposer de connaissances techniques et fondamentales étendues pour comprendre ce qui est le moins évident ;

  4. Enfin, accepter l’incertitude. Il peut y avoir plusieurs réponses, et nous ne connaîtrons peut-être jamais la « bonne réponse » !

The Conversation

Amanda Bongers receives funding from SSHRC and NSERC.

Madeleine Dempster reçoit un financement du Conseil de recherches en sciences humaines.

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14.11.2025 à 12:55

Quand l’IA devient le consommateur

Sylvie-Eléonore Rolland, Maître de conférences, Université Paris Dauphine – PSL

Désormais, l’IA anticipe les besoins des consommateurs et agit à leur place. Quelles conséquences pour le marketing ? et pour le libre arbitre des consommateurs ?
Texte intégral (2429 mots)
Pour en savoir plus https://dauphine.psl.eu/dauphine-digital-days. Pour en savoir plus cliquez : https://dauphine.psl.eu/dauphine-digital-days, Fourni par l'auteur
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L’intelligence artificielle (IA) ne se contente plus de guider nos choix : elle anticipe nos besoins et agit à notre place. En orchestrant décisions et transactions, devient-elle une entité consommatrice ? Que devient notre libre arbitre de consommateur face à un marché piloté par les algorithmes ?

Ce texte est publié dans le cadre des Dauphine Digital Days dont The Conversation France est partenaire.


Alors que les modèles classiques de comportement du consommateur reposent sur l’intention, la préférence et le choix, l’automatisation introduite par l’intelligence artificielle (IA) transforme en profondeur la chaîne décisionnelle. En s’immisçant dans les étapes de reconnaissance des besoins, d’évaluation des alternatives et d’achat, l’IA ne se contente plus de guider – elle agit.

Cette mutation questionne le cadre théorique du consumer agency, l’idée selon laquelle les consommateurs ont la capacité d’agir de manière intentionnelle, de faire des choix et d’exercer une influence sur leur propre vie et sur leur environnement. Ce déplacement progressif du pouvoir décisionnel interroge. Il interpelle la nature même de l’acte de consommer.

L’IA peut-elle être considérée comme une actrice de consommation à part entière ? Sommes-nous encore maîtres de nos choix ou sommes-nous devenus les récepteurs d’un système marchand autonome façonné par l’intelligence artificielle ?

Personnalisation de l’expérience

Les algorithmes prédictifs, programmes qui anticipent des résultats futurs à partir de données passées, sont aujourd’hui des acteurs incontournables de l’environnement numérique, présents sur des plateformes, telles que Netflix, Amazon, TikTok ou Spotify. Conçus pour analyser les comportements des utilisateurs, ces systèmes visent à personnaliser l’expérience en proposant des contenus et des produits adaptés aux préférences individuelles. En réduisant le temps de recherche et en améliorant la pertinence des recommandations, ils offrent une promesse d’assistance optimisée.

Toutefois, cette personnalisation soulève une question centrale : ces algorithmes améliorent-ils l’accès aux contenus et aux produits pertinents, ou participent-ils à un enfermement progressif dans des habitudes de consommation préétablies ?


À lire aussi : Sommes-nous prêts à confier nos décisions d’achat à une IA ?


En favorisant les contenus similaires à ceux déjà consultés, les systèmes de recommandation tendent à renforcer les préférences préexistantes des utilisateurs, tout en restreignant la diversité des propositions auxquelles ces derniers sont exposés. Ce phénomène, identifié sous le terme de « bulle de filtre », limite l’ouverture à des perspectives nouvelles et contribue à une uniformisation des expériences de consommation.

L’utilisateur se trouve ainsi progressivement enfermé dans un environnement façonné par ses interactions antérieures, au détriment d’une exploration libre et fortuite, le « faire les boutiques » d’autrefois.

Glissement progressif de l’IA

Ce glissement remet en question l’équilibre entre l’intelligence artificielle en tant qu’outil d’assistance et son potentiel aliénant, dans la mesure où la liberté de choix et l’autonomie décisionnelle constituent des dimensions fondamentales du bien-être psychologique et de la construction identitaire.

Il soulève également des enjeux éthiques majeurs : dans quelle mesure l’expérience de consommation est-elle encore véritablement choisie, lorsqu’elle est orientée, voire imposée, par des algorithmes, souvent à l’insu des consommateurs, notamment ceux dont la littératie numérique demeure limitée ?

Des algorithmes qui deviennent cibles de la publicité

L’optimisation des publicités et des publications en ligne repose de plus en plus sur des critères imposés par les plateformes.

Cette tendance est particulièrement visible sur des plateformes comme YouTube, où les vidéos adoptent systématiquement des codes visuels optimisés : visages expressifs, polices de grande taille, couleurs vives. Ce format ne résulte pas d’une préférence spontanée des internautes, mais découle des choix algorithmiques qui privilégient ces éléments pour maximiser le taux de clics.

De manière similaire, sur les réseaux sociaux, les publications adoptent des structures spécifiques, phrases courtes et anecdotes engageantes, comme sur X, où les utilisateurs condensent leurs messages en formules percutantes pour maximiser les retweets. Cela ne vise pas nécessairement à améliorer l’expérience de lecture, mais répond aux critères de visibilité imposés par l’algorithme de la plateforme.

Ainsi, l’objectif des annonceurs ne se limite plus à séduire un public humain, mais vise principalement à optimiser la diffusion de leurs contenus en fonction des impératifs algorithmiques. Cette dynamique conduit à une homogénéisation des messages publicitaires, où l’innovation et l’authenticité tendent à s’effacer au profit d’une production standardisée répondant aux logiques des algorithmes.

Influence sur les préférences des consommateurs

Ces formats prédominants sont-ils uniquement imposés par les algorithmes, ou reflètent-ils les attentes des consommateurs ? En effet, si les algorithmes sont conçus pour maximiser l’engagement, cela suppose qu’ils s’appuient en partie sur les comportements et les préférences des utilisateurs. Pourtant, la véritable interrogation réside sans doute dans la manière dont les algorithmes influencent, par des expositions répétées, nos propres préférences, jusqu’à redéfinir ce que nous percevons comme attractif ou pertinent.

L’évolution de l’intelligence artificielle a donné naissance aux systèmes d’achat autonomes, qui prennent des décisions d’achat en toute indépendance. Ces systèmes reposent sur deux types d’agents intelligents : les agents verticaux et les agents horizontaux.

Les agents verticaux sont des IA spécialisées dans des domaines précis. Ils optimisent la gestion des achats en analysant des besoins spécifiques. Par exemple, les réfrigérateurs « intelligents » scannent leur contenu, identifient les produits manquants et passent commande automatiquement avant même que les consommateurs ne décident eux-mêmes de passer commande.

Les agents horizontaux coordonnent quant à eux plusieurs domaines d’achat. Des assistants, comme Alexa et Google Assistant, analysent les besoins en alimentation, mobilité et divertissement pour proposer une consommation intégrée et cohérente. L’interaction multi-agents permet ainsi d’accroître l’autonomie des systèmes d’achat.

Les agents verticaux assurent la précision et l’optimisation des achats, tandis que les agents horizontaux garantissent la cohérence des décisions à l’échelle globale. Cette synergie préfigure un avenir où la consommation devient totalement ou partiellement automatisée et prédictive. Progressivement, nous ne décidons plus quand acheter ni même quoi acheter : ces systèmes autonomes agissent pour nous, que ce soit pour notre bien ou à notre détriment !

Arte, 2024.

Qui est le principal agent de décision ?

L’accès à l’information et l’instantanéité offertes par l’IA aurait fait de nous des consommateurs « augmentés ». Pourtant, son évolution rapide soulève désormais une question fondamentale : sommes-nous encore les véritables décideurs de notre consommation, ou sommes-nous progressivement relégués à un rôle passif ? L’IA ne se limite plus à nous assister ; elle structure désormais un écosystème au sein duquel nos décisions tendent à être préprogrammées par des algorithmes, dans une logique d’optimisation.

Une telle dynamique soulève des interrogations profondes quant à l’avenir des modes de consommation : l’IA est-elle en passe de devenir le véritable consommateur, tandis que l’humain se limiterait à suivre un flux prédéfini ? Assistons-nous à l’émergence d’un marché où les interactions entre intelligences artificielles supplantent celles entre individus ?

L’avenir du libre arbitre

Si ces technologies offrent un confort indéniable, elles posent également la question du devenir de notre libre arbitre et de notre autonomie en tant que consommateurs, citoyens et humains. Dès lors, ne sommes-nous pas à l’aube d’une révolution où l’humain, consommateur passif, s’efface au profit d’une économie pilotée par des systèmes de consommation intelligents autonomes ?

Plus qu’une volonté de contrôle total des technologies qui freine l’innovation, c’est peut-être notre propre autonomie qu’il convient de repenser à l’aune de l’émergence de ces systèmes. Il s’agit alors de construire, selon la perspective des « technologies de soi » de Michel Foucault, des pratiques par lesquelles l’individu œuvre à sa propre transformation et à son émancipation des diverses formes de domination algorithmique.

x. Pour en savoir plus cliquez : https://dauphine.psl.eu/dauphine-digital-days, Fourni par l'auteur
The Conversation

Sylvie-Eléonore Rolland ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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13.11.2025 à 17:21

L’opéra aux Amériques, un héritage européen revisité par les identités culturelles locales

Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)

L’opéra aux Amériques s’est bâti une identité singulière par sa capacité à assimiler apports européens et patrimoine culturel autochtone.
Texte intégral (2349 mots)
Le Palais des beaux-arts de Mexico (en espagnol : Palacio de Bellas Artes) est le premier opéra de Mexico. Sa construction fut achevée en 1934. Xavier Quetzalcoatl Contreras Castillo , CC BY-SA

L’opéra s’est enraciné sur le continent américain en hybridant répertoires et techniques d’outre-Atlantique avec des récits, des rythmes et des imaginaires empruntés aux populations autochtones. Nous poursuivons ici notre série d’articles « L’opéra : une carte sonore du monde ».


Ne cherchant ni à copier ni à rompre avec l’histoire de l’opéra en Europe, l’histoire de l’opéra aux Amériques est plutôt celle d’un long processus d’acclimatation. La circulation des artistes et les innovations esthétiques y rencontrent des terrains sociaux, politiques et économiques spécifiques selon les pays. Si depuis le XVIIe siècle, Christophe Colomb a inspiré de nombreux opéras, cet art est aujourd’hui présent sur tout le continent où il met en exergue des éléments locaux du patrimoine culturel conjugués avec la matrice européenne.

En Amérique du Nord, et notamment aux États-Unis, l’art lyrique trouve ses origines dans les ballad operas anglais du XVIIIe siècle joués dans les premiers théâtres à Philadelphie ou à New York.

Au XIXe siècle, l’opéra s’implante comme un divertissement « importé » et rencontre un certain succès dont bénéficient l’Academy of Music (l’Opéra de New York) ou le Metropolitan Opera tandis que la Nouvelle-Orléans, foyer francophone, sert de tête de pont aux opéras français mais aussi italiens. Ces derniers, apportés par nombre d’immigrants en provenance de Rome, de Naples ou de Palerme, ont nécessité la construction de théâtres, comme celui de San Francisco.

Spécificités états-uniennes

Au XXe siècle, l’art lyrique possède ses hauts lieux aux États-Unis, tels que le Metropolitan Opera (Met) qui s’impose comme le champion des créations nationales impliquant des spécificités états-uniennes quant aux sujets, aux styles et aux voix.

La quête d’une couleur « nationale » passe par le recours à des matériaux amérindiens puis par l’intégration de langages musicaux afro-américains comme les spirituals, le jazz, le ragtime, le blues, jusqu’aux sujets explicitement liés à l’esclavage, à la ségrégation et aux droits civiques.

De Porgy and Bess à X : The Life and Times of Malcom X ou The Central Park Five, l’opéra devient un miroir social avec des œuvres qui se fondent dans le paysage culturel, sa grande diversité et les conséquences de celle-ci. Le progrès technique s’invite aussi à l’opéra avec des œuvres comme Le téléphone, opéra comique de Menotti. Parallèlement, le langage musical évolue, porté par le néoromantisme de Barber, la satire politico-sociale de Blitzstein, le minimalisme de Glass ou d’Adams.

En Amérique du Nord, une économie fragile

Sur le plan économique, l’écosystème lyrique états-unien comme canadien combine recettes propres, dons privés et mécénat, le rendant particulièrement vulnérable à des crises, comme celle survenue lors de l’épidémie de Covid qui a vu ses publics se contracter, tandis que les coûts de production restaient élevés. Le marketing de l’opéra innove sans cesse, contraint à une nécessaire démocratisation garantissant le renouvellement de ses publics, avec des représentations dans des lieux insolites – Ikea à Philadelphie –, et à une digitalisation de l’espace lyrique et de sa programmation.

Si des réseaux efficaces, comme Opera America ou Opera Europa, facilitent communication, diffusion et levée de fonds, d’autres solutions ont pu voir le jour pour sécuriser l’activité lyrique aux États-Unis, comme cet accord pluriannuel signé entre le Met et l’Arabie saoudite.

Hybridations en Amérique centrale

En Amérique centrale, l’art lyrique s’inscrit également dans l’espace urbain comme en témoigne le Palacio de Bellas Artes à Mexico. Conçu en 1901 et inauguré en 1934, ce bâtiment fusionne art nouveau par son extérieur en marbre et art déco pour l’intérieur de la salle, décorée avec des fresques monumentales. Le modèle architectural comme une partie du répertoire – Mozart, Strauss, Puccini ou Donizetti – sont européens, mais l’institution a aussi servi de carrefour aux arts mexicains à l’image du Ballet folklorique d’Amalia Hernández ou de créations de compositeurs locaux comme Ibarra, Catán ou Jimenez.

Le rideau de scène représentant les volcans Popocatépetl et Iztaccíhuatl symbolise ce lien entre opera house « à l’européenne » et imaginaires locaux. Dans cette zone géographique, l’hybridation architecturale et artistique s’opère dans les institutions nationales avec une volonté d’articuler répertoire européen et identité culturelle locale, tant du point de vue musical, iconographique que chorégraphique.

Offenbach-mania au Brésil

L’Amérique du Sud a connu un développement de son territoire lyrique dans les grandes métropoles, mais également dans des lieux insolites comme à Manaus, au Brésil, en pleine Amazonie, où le théâtre d’opéra était la sortie privilégiée des riches industriels producteurs d’hévéa tandis que la bourgeoisie de Sao Paulo, souvent proche de l’industrie du café se retrouvait en son opéra.

L’import d’œuvres européennes, notamment d’Offenbach ou de Puccini dont le succès fulgurant a inspiré de nombreux compositeurs locaux, a façonné le paysage lyrique sud-américain. On note que dans les années 1860-1880, Rio connaît une véritable Offenbach-mania et devient un creuset pour des hybridations diverses : de nombreuses œuvres sont traduites en portugais tandis que des troupes francophones sont régulièrement accueillies.

Dans le même temps se développent des parodies brésiliennes qui, sans copier Offenbach, procèdent à une « brésilianisation » du style par l’insertion de danses et rythmes afro-brésiliens – polca-lundu, cateretê, samba de roda – et par l’apparition de la capoeira sur scène. Naît alors un débat, ressemblant mutatis mutandis à la « querelle des Bouffons » française, opposant « art national » et « opérette importée » et aboutissant parfois à une « parodie de parodie » d’Offenbach !

Ces échanges lyriques montrent que les Amériques ne se contentent pas d’importer de l’opéra occidental, mais qu’elles transforment puis réémettent des œuvres vers l’Europe, enrichies d’un apport exotique.

En Argentine, l’opéra comme symbole de réussite sociale

En Argentine, Puccini triomphe en 1905 à Buenos Aires alors qu’il vient superviser la nouvelle version d’Edgar. Il consolidera sa notoriété grâce à ses succès sur les scènes latino-américaines avant de livrer en 1910, à New York, La fanciulla del West(la Fille du Far-West), western lyrique basé sur l’imaginaire américain. Dans une capitale marquée par une importante immigration italienne initiée dès les années 1880, l’opéra reste un symbole de réussite sociale.

Le Teatro Colon, érigé en 1908, opère une synthèse architecturale entre néo-Renaissance italienne et néo-baroque français, agrémentée de touches Art nouveau. Dotée d’une excellente acoustique et accessible sur le plan tarifaire, la salle s’impose comme un centre lyrique important sur le continent. L’art lyrique argentin reste ouvert à de nombreux sujets, comme en témoigne l’opéra Aliados (2013), d’Esteban Buch et Sebastian Rivas, évoquant les liens entre Margaret Thatcher et Augusto Pinochet, alliés à l’époque de la guerre des Malouines en 1982.

On trouve ainsi des traits communs à l’art lyrique sud-américain, associant grandes maisons emblématiques, appropriations esthétiques locales et coopérations internationales par-delà une vulnérabilité économique due à sa dépendance au mécénat.

Au Chili et en Bolivie, des lieux d’échanges et de métissage

Le cas du Teatro Municipal de Santiago inauguré en 1857 avec une architecture néoclassique française et toujours intact malgré de nombreux séismes, a été victime de crises budgétaires récurrentes mais développe depuis 2023 un partenariat avec l’Opéra National de Paris.

L’objectif est de permettre une circulation des savoir-faire au sein d’une coopération Sud-Nord au service de la formation de talents locaux. Le Chili accueille également un théâtre musical ouvert à des sujets politiques.

En Bolivie, le théatre Grand Mariscal de Ayacuchode, dans la ville de Sucre, construit en 1894 sur un modèle inspiré de la Scala pour accueillir des opérettes et des zarzuelas est devenu malgré son inachèvement un lieu patrimonial mêlant histoire locale et pratiques lyriques au croisement de l’Europe et des cultures andines.

Par ailleurs, ce métissage a donné naissance à des œuvres parfois anciennes comme cet opéra baroque datant de 1740 écrit par un indigène évangélisé en bésiro, dialecte ancien en voie de disparition.

De New York à Buenos Aires, l’opéra aux Amériques s’est bâti une identité singulière par sa capacité à assimiler apports européens et patrimoine culturel autochtone. Sur l’héritage des techniques et du répertoire européen sont venus se greffer des spécificités culturelles locales issues de traditions propres aux indiens, aux créoles ou aux populations afro-américaines. Loin d’un modèle importé à l’identique, il constitue un « palimpseste lyrique » où se côtoient Puccini, Offenbach, jazz et capoeira. Les voix de l’Amérique sont devenues l’écho d’un territoire lyrique complexe, où traditions culturelles et mémoires collectives s’incarnent dans un patrimoine musical et architectural singulier.

The Conversation

Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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