10.11.2025 à 16:09
Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l'Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP)

Épisode peu connu des aventures militaires françaises au XIXe siècle, la guerre franco-chinoise de 1884-1885 fut marquée par plusieurs batailles, dont témoigne notamment le cimetière militaire français à Keelung, dans le nord de Taïwan. L’île, que les troupes françaises n’envahirent que très partiellement, est aujourd’hui sous la menace d’une invasion venue de République populaire de Chine. Même si les moyens employés ne seraient bien sûr pas les mêmes, les affrontements de Keelung demeurent porteurs de leçons stratégiques à ne pas négliger.
Depuis la loi du 28 février 2012, le 11 novembre – traditionnellement journée de commémoration de l’Armistice de 1918 et de la victoire de la Première Guerre mondiale – rend hommage à tous les « morts pour la France », quels que soient le lieu et le conflit, y compris ceux tombés lors des opérations extérieures. À près de 10 000 kilomètres de la tombe du Soldat inconnu face aux Champs-Élysées (Paris), cette journée revêt une signification particulière au cimetière français de Keelung, sur la côte nord de l’île de Taïwan. Ce lieu, largement méconnu du grand public, abrite les sépultures de soldats français tombés durant la guerre franco-chinoise de 1884-1885, un conflit qui opposa les forces françaises de la IIIe République à l’empire Qing chinois.
Poignant vestige d’un affrontement meurtrier ayant coûté la vie à au moins 700 soldats français et à plusieurs milliers de combattants chinois, ce cimetière incarne la mémoire douloureuse d’une guerre coloniale brutale menée par la France en Asie dans sa quête de domination sur l’Indochine. Cent quarante ans après la fin du conflit, ces tombes rappellent le prix payé par ces hommes, loin de leur patrie, dans une guerre dont l’histoire reste peu enseignée.
Chaque 11 novembre, une cérémonie discrète, mais solennelle y est organisée par le Bureau français de Taipei, pour honorer ces « morts pour la France » et raviver la mémoire d’une page méconnue de l’histoire franco-chinoise et franco-taïwanaise.
Bien que plus tardive que celle d’autres puissances européennes comme le Portugal, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, l’entreprise coloniale française en Asie, amorcée sous Louis XIV, se généralise au XIXe siècle. Elle débute en Chine continentale, dans le but d’obtenir des avantages commerciaux équivalents à ceux accordés au Royaume-Uni par le traité de Nankin en 1842. Ce sera chose faite en 1844, avec la signature du traité de Huangpu.
En 1856, la deuxième guerre de l’opium éclate. La France y prend une part active, justifiant son intervention par l’assassinat d’un missionnaire français. En décembre 1857, les troupes franco-britanniques s’emparent de la ville de Canton, qu’elles occuperont pendant quatre ans. Le traité de Tianjin, signé en 1858, ouvre onze ports supplémentaires aux puissances étrangères, autorise l’établissement d’ambassades à Pékin, le droit de navigation sur le Yangzi Jiang, et la libre circulation des étrangers dans toute la Chine. En octobre 1860, les troupes alliées marchent sur Pékin et le palais d’été est pillé. Cette première guerre ouvre une période de rivalité entre la France et la Chine qui se prolongera jusqu’à la chute de Diên Biên Phu en 1954 – une véritable « guerre de cent ans », selon le professeur François Joyaux.
Mais en parallèle, un autre théâtre cristallise les tensions : l’Indochine. La France, qui mène une politique active sur le Mékong, établit la colonie de Cochinchine en 1862. Les ambitions françaises sur le Tonkin, région historiquement sous suzeraineté chinoise, exacerbent les tensions. Les « Pavillons noirs », anciens rebelles Taiping expulsés par la dynastie Qing, s’allient avec leurs anciens bourreaux pour attaquer les intérêts français. La riposte française entraîne une nouvelle guerre.
Bien que le traité de Hué, signé en 1884, place l’Annam et le Tonkin sous protectorat français, la Chine refuse de verser l’indemnité de guerre et attaque une colonne française à Bac Lê.
Le conflit s’intensifie et prend une dimension maritime. L’amiral Courbet prend la tête de l’escadre d’Extrême-Orient. En août 1884, la flotte du Fujian et l’arsenal de Fuzhou – construit par le Français Prosper Giquel – sont anéantis en trente minutes.
Contre l’avis de Courbet, qui souhaitait concentrer l’effort sur le nord de la Chine (notamment Port Arthur), Jules Ferry ordonna de poursuivre les opérations vers l’île de Formose (Taïwan) afin de saisir des gages territoriaux en vue de forcer la Chine à négocier.
D’abord repoussées à Keelung fin août, les forces françaises arrivent à s’emparer de la ville début octobre, mais échouent à capturer Tamsui. Par la suite, après l’échec du blocus de l’île par l’escadre de Courbet et l’impossibilité de s’enfoncer dans les terres, des renforts d’Afrique permettent une nouvelle offensive en janvier 1885 sur les hauteurs de Keelung. Malgré la conquête des Pescadores fin mars, les troupes françaises sont décimées par des épidémies de choléra et de typhoïde. Face au blocage tactique des forces françaises à Formose et au début des négociations d’un armistice franco-chinoise, les hostilités cessèrent à la mi-avril.
La bataille de Formose s’achève sur un retour au statu quo ante bellum. Dans le Tonkin, malgré les revers de Bang Bo et Lạng Sơn – qui provoquent la chute du gouvernement de Jules Ferry –, les forces françaises finissent par prendre le dessus. Le Traité de Tianjin, signé en juin 1885, met fin à la guerre : la Chine renonce à toute prétention souveraine sur l’Annam et le Tonkin, tandis que la France quitte Formose et restitue les Pescadores.
Deux ans plus tard, en 1887, l’Union indochinoise est officiellement créée, regroupant la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin et le Cambodge. Le Laos y sera intégré en 1899. C’est le point de départ de l’Indochine française, future perle de l’empire, qui marquera pendant plusieurs décennies la présence de la France en Asie du Sud-Est.
Officiellement, près de 700 soldats français ont perdu la vie à Keelung. Parmi eux, 120 sont tombés au combat, 150 ont succombé à leurs blessures, et les autres ont été emportés par la maladie. À l’origine, les corps des soldats français furent répartis entre deux cimetières : l’un à Keelung, et l’autre à Makung, dans l’archipel des Pescadores.
D’abord sous protection chinoise, le cimetière est quasiment entièrement détruit puis relocalisé, après l’invasion japonaise de Formose en 1895. Plusieurs accords furent signés entre les autorités françaises et japonaises pour assurer l’entretien du nouveau cimetière. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, le site fut progressivement abandonné et tomba en ruine. En 1947, le consulat général de France à Shanghai entreprit une rénovation du cimetière. Puis, en 1954, les stèles et les corps restants du cimetière de Makung furent transférés à Keelung.
Avec la reprise progressive de relations non officielles entre la France et Taïwan, le site passa sous la responsabilité du secrétariat général de l’Institut français de Taipei. En 1997, la mairie de Keelung en reprit la gestion. Classé monument historique par la ville en 2001, le cimetière est désormais intégré à un parc urbain. Chaque année, le Bureau français de Taipei et l’association du Souvenir français y organisent des cérémonies commémoratives à l’occasion du 11-Novembre, en hommage aux soldats morts pour la France.
Lors de la Fête des fantômes, célébrée le 15e jour du septième mois lunaire selon les traditions bouddhiste et taoïste, les habitants rendent également hommage aux défunts du cimetière.
Alors que de nombreux analystes évoquent l’ambition de Pékin de reprendre l’île par la force, les enseignements historiques de la bataille de Formose constituent un précieux legs tactique et stratégique pour mieux appréhender la complexité d’une telle entreprise. Récemment, un article du think tank états-unien RAND Corporation lui a même été consacré.
En 1885, Taïwan n’était certes qu’un objectif secondaire pour la France, qui cherchait avant tout à affaiblir la Chine impériale dans le cadre de sa conquête de l’Indochine. De surcroît, la dynastie Qing était en pleine décrépitude et au crépuscule de son règne. Pourtant, malgré une nette supériorité technologique, les forces françaises échouèrent à imposer durablement leur présence sur l’île, soulignant la résilience locale et les limites de la puissance militaire face à un environnement insulaire aux reliefs marqués.
L’expédition française fut d’ailleurs observée avec attention par un autre acteur régional alors en pleine ascension, qui convoitait également l’île : le Japon. Ainsi, l’amiral Tōgō Heihachirō, futur commandant en chef de la marine impériale japonaise, a même visité Keelung pendant l’occupation française et aurait été briefé par le maréchal Joffre (alors capitaine).
Si la planification de l’invasion de Taïwan par les États-Unis en 1944, ainsi que de récents wargames privilégiaient un débarquement au sud de l’île, la défense du nord reste aujourd’hui centrale dans la stratégie taïwanaise. En témoigne l’exercice militaire annuel taïwanais Han Kuang. Lors de la dernière édition en juillet 2025, la 99e brigade des Marines taïwanais s’est notamment entraînée à se déployer rapidement du sud vers le nord de l’île et avait simulé la réponse à une tentative de pénétration des forces de l’Armée populaire de libération à Taipei via la rivière Tamsui, la même manœuvre qu’avait échoué à réaliser l’amiral Courbet cent quarante ans auparavant.
La bataille de Formose est donc une leçon tactico-stratégique qui conserve toute sa pertinence aujourd’hui, gravée dans les pierres tombales du cimetière français qui surplombe encore la rade, témoin silencieux des ambitions contrariées et des échecs humains sur cette île disputée.
Cet article a été co-rédigé avec Colin Doridant, analyste des relations entre la France et l’Asie.
Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.11.2025 à 14:44
Mihaela Bonescu, Enseignant-chercheur en communication / marketing, Burgundy School of Business
Pascale Ertus, Maître de conférences en Sciences de Gestion, Nantes Université

Une étude scientifique, menée auprès de 18 chefs de cuisine étoilés en Bretagne, dans les Pays de la Loire et en Bourgogne, met en lumière les défis pour pérenniser la gastronomie française. Les solutions : transmettre le métier par l’apprentissage, encourager le « fait maison » et promouvoir un bénéfice santé pour la population.
Le 29 septembre 2025, l’agenda du président de la République annonçait un « déjeuner de la gastronomie et de la restauration traditionnelle ». De nombreux représentants de la gastronomie française – restaurateurs et chefs de cuisine étoilés, éleveurs, vignerons, bouchers, charcutiers et autres acteurs – ont fait le déplacement à l’Élysée pour défendre la filière et demander l’aide de l’État. Parmi eux, le chef Mathieu Guibert qui souligne :
« Un peuple qui mange bien est un peuple heureux. »
Après la rencontre avec le chef de l’État, la défiscalisation du pourboire a été préservée, et le discours s’est recentré sur l’attractivité des métiers, la promotion de la qualité ou encore l’éducation au bien-manger. De surcroît, ces échanges ont entériné l’augmentation de maîtres-restaurateurs, titre garantissant le travail des produits frais en cuisine.
Alors, quelle vision du bien-manger ? Quels sont les défis pour pérenniser la haute gastronomie française ? Ces questions ont animé notre recherche menée durant l’année 2024 auprès de 18 chefs de cuisine étoilés, localisés en Bretagne, dans les Pays de la Loire et en Bourgogne.
Le secteur de la restauration rencontre des difficultés de recrutement du personnel. Plus de 200 000 emplois demeurent non pourvus chaque année, dont environ 38 800 postes d’aides en cuisine.
À cela s’ajoute une baisse de la fréquentation des restaurants traditionnels par les consommateurs. Plusieurs pistes d’explication peuvent la justifier :
le prix – critère essentiel de leurs choix ainsi que l’augmentation des tarifs affichés par les restaurants ;
l’amplification de l’effet de saisonnalité – avec des pics d’activité durant les périodes de vacances et les week-ends ;
l’évolution des habitudes de manger – la déstructuration du repas (plateau-télé, repas sur le pouce, apéro dînatoire ou grignotage) prend le dessus sur le repas traditionnel familial, qui reste un moment de socialisation et de convivialité …
l’évolution des comportements de consommation vers des régimes alimentaires moins carnés, moins caloriques, s’inscrivant dans une consommation plus responsable tout en exigeant du goût et de la qualité, des produits frais et naturels, locaux et du terroir, issus du travail des artisans.
Un premier résultat de cette étude souligne l’importance de la continuité du financement de l’apprentissage comme l’indique un chef :
« Les bonnes écoles sont souvent des écoles privées qui sont très coûteuses, donc, de nouveau, on met les pieds dans un système où l’argent a une place importante. »
À ces considérations financières se rajoute une nécessaire adaptation des contenus et des compétences attendues des programmes pédagogiques qui « sont en retard ».
L’enjeu est de préserver les bases techniques du métier. Les chefs interrogés le regrettent : « Les bases en cuisine, maintenant on ne les apprend plus à l’école. » Ils pensent « qu’il y a un problème de formation », car « les apprentis n’ont pas de lien avec le produit, on leur apprend juste à cuisiner, on devrait revoir un peu notre façon de former et d’aller à la base ».
La transmission de la maîtrise technique du métier de cuisinier – savoir-faire, tours de main, recettes – reste une préoccupation quotidienne pour que les jeunes apprentis progressent et choisissent ces filières de formation. Si des cursus, tels que les CAP, Bacs pro, brevets professionnels (BP) ou BTS, assurent le premier niveau de formation, ce sont par la suite les chefs qui prennent le relais auprès de la nouvelle génération pour consolider l’aspect technique du métier et insuffler des valeurs qui portent la communauté.
« C’est à nous de nous battre pour que les gens se fédèrent autour de nous et que les jeunes suivent. En tant que chef, c’est ça la transmission. »
Les chefs interrogés ont exprimé leur nette préférence pour les bons produits provenant d’un approvisionnement en circuit court, grâce au travail des petits producteurs situés souvent à quelques kilomètres du restaurant.
« J’essaye de pas dépasser les 100 kilomètres pour m’approvisionner. »
S’instaure une relation pérenne avec ces producteurs de proximité, relation qui implique la confiance comme condition. Avec le temps, cette relation de proximité peut se transformer en relation amicale et durable, comme l’affirme un chef :
« Moi, j’aime bien ce travail de confiance avec nos producteurs. »
Valoriser les richesses du territoire devient une évidence, avec une conscience éclairée de leur responsabilité sociale vis-à-vis de l’économie locale. Pour les chefs, « le travail pour s’épanouir, pour avancer, pour bien gagner sa vie, pour élever sa famille, pour développer un territoire, pour développer une société » est important, tout comme le fait de « participer à une communauté, à un système économique qui est géographiquement réduit ».
Les chefs de cuisine étoilés n’hésitent pas à s’engager dans la valorisation des aménités patrimoniales locales. Ils mobilisent le tissu des artisans locaux pour offrir aux consommateurs une « cuisine vivante », reflet du territoire, et se considèrent comme des « passeurs » et « ambassadeurs du terroir et du territoire ». Les chefs n’hésitent pas à rendre visible le travail des producteurs en mentionnant leur identité sur les cartes et les sites Internet des restaurants.
À lire aussi : De Byzance à nos tables : l’étonnante histoire de la fourchette, entre moqueries, scandales et châtiment divin
Les chefs interviewés pensent qu’ils ont un rôle à jouer dans l’amélioration de la santé publique par l’alimentation. Comment ? En insistant sur l’importance des repas, y compris à la maison, et sur la nécessité d’apprendre à cuisiner dès le plus jeune âge. « Bien manger, c’est important ; mais il faut surtout manger différemment », témoigne un chef interviewé.
Ils s’inquiètent de la place du bien-manger au sein des familles.
« Quand je discute avec des institutrices, des enfants de moins de dix ans viennent à l’école sans avoir petit-déjeuné. Là, on parle de santé publique ! »
Ils suggèrent d’introduire des cours de cuisine au sein des programmes scolaires pour sensibiliser les plus jeunes à la saisonnalité des produits, à la conservation des ressources naturelles et à la culinarité.
Même si des dispositifs officiels existent comme la loi Égalim, le programme national nutrition santé (PNNS) avec le célèbre mantra « Bien manger et bien bouger », leur application reste à développer au moyen d’actions concrètes. Si la défiscalisation reste un sujet en restauration, d’autres enjeux sont à considérer : la transmission du métier par l’apprentissage, le « fait maison » et le bien-manger pour conserver un bénéfice santé et le plaisir à table.
Pascale Ertus a reçu des financements de l'Académie PULSAR de la Région des Pays de la Loire, de l'Université de Nantes et du LEMNA (Laboratoire d'Economie et de Management de Nantes Université).
Mihaela Bonescu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.11.2025 à 14:33
Roger S. Seymour, Professor Emeritus of Physiology, University of Adelaide
Edward Snelling, Faculty of Veterinary Science, University of Pretoria
La longueur du cou des girafes est un défi colossal pour leur cœur, obligé de pomper le sang jusqu’à plus de deux mètres de haut. Une nouvelle étude montre que ces mammifères ont trouvé une solution inattendue à ce casse-tête de la gravité : leurs longues pattes.
Si vous vous êtes déjà demandé pourquoi les girafes ont un cou si long, la réponse semble évidente : cela leur permet d’atteindre les feuilles succulentes au sommet des grands acacias des savanes d’Afrique.
Seules les girafes peuvent atteindre directement ces feuilles, tandis que les mammifères plus petits doivent se partager la nourriture au niveau du sol. Cette source de nourriture exclusive permettrait aux girafes de se reproduire toute l’année et de mieux survivre aux périodes de sécheresse que les espèces plus petites.
Mais ce long cou a un prix. Le cœur de la girafe doit générer une pression suffisamment forte pour propulser le sang à plusieurs mètres de hauteur jusqu’à sa tête. Résultat : la pression artérielle d’une girafe adulte dépasse généralement 200 millimètres de mercure (mm Hg), soit plus du double de celle de la plupart des mammifères.
Ainsi, le cœur d’une girafe au repos consomme plus d’énergie que l’ensemble du corps d’un être humain au repos –,et même davantage que celui de tout autre mammifère de taille comparable. Pourtant, comme nous le montrons dans une nouvelle étude publiée dans le Journal of Experimental Biology, le cœur de la girafe bénéficie d’un allié insoupçonné dans sa lutte contre la gravité : ses très longues pattes.
Dans notre étude, nous avons estimé le coût énergétique du pompage sanguin chez une girafe adulte typique, puis nous l’avons comparé à celui d’un animal imaginaire doté de pattes courtes, mais d’un cou plus long, capable d’atteindre la même hauteur que la cime des arbres.
Cette créature hybride, sorte de Frankenstein zoologique, combine le corps d’un éland (Taurotragus oryx) et le cou d’une girafe. Nous l’avons baptisée « élaffe ».
Nos calculs montrent que cet animal dépenserait environ 21 % de son énergie totale pour faire battre son cœur, contre 16 % pour la girafe et 6,7 % pour l’être humain.
En rapprochant son cœur de sa tête grâce à ses longues pattes, la girafe économise environ 5 % de l’énergie tirée de sa nourriture. Sur une année, cela représenterait plus de 1,5 tonne de végétaux – une différence qui peut littéralement décider de la survie dans la savane africaine.
Dans son ouvrage How Giraffes Work, le zoologiste Graham Mitchell explique que les ancêtres des girafes ont développé de longues pattes avant d’allonger leur cou – un choix logique sur le plan énergétique. Des pattes longues allègent le travail du cœur, tandis qu’un long cou l’alourdit.
Mais ces pattes ont un coût : les girafes doivent les écarter largement pour boire, ce qui les rend maladroites et vulnérables face aux prédateurs.
Les données montrent d’ailleurs que la girafe est le mammifère le plus susceptible de quitter un point d’eau… sans avoir pu boire.
Plus le cou est long, plus le cœur doit fournir d’efforts. Il existe donc une limite physique.
Prenons le giraffatitan, un dinosaure sauropode de 13 mètres de haut dont le cou atteignait 8,5 mètres. Pour irriguer son cerveau, il aurait fallu une pression artérielle d’environ 770 mm Hg – près de huit fois celle d’un mammifère moyen. Une telle pression aurait exigé une dépense énergétique supérieure à celle du reste de son corps, ce qui est hautement improbable.
En réalité, ces géants ne pouvaient sans doute pas lever la tête aussi haut sans s’évanouir. Il est donc peu probable qu’un animal terrestre n’ait jamais dépassé la taille d’un mâle girafe adulte.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.