13.11.2025 à 17:20
David Matelot, Enseignant d'EPS, docteur en physiologie de l'exercice, Université Bretagne Sud (UBS)
Florent Desplanques, Professeur agrégé d'EPS, chargé d'enseignement, École normale supérieure de Rennes
Laurent Beghin, Etudes cliniques, Université de Lille
Vanhelst Jérémy, Maître de conférences en STAPS, Université Sorbonne Paris Nord

Alors que les performances à l’endurance des élèves ont chuté de près de 18 % entre 1999 et 2022, l’éducation nationale commence à mesurer la condition physique des enfants en classe de 6e. Une vaste enquête menée auprès de 2 400 enseignants d’éducation physique et sportive révèle que ceux-ci constatent ce déclin, mais peinent à en faire une priorité, faute de temps, de moyens et de formation. Pourtant, améliorer l’endurance cardiorespiratoire et la force musculaire à l’école apparaît aujourd’hui essentiel pour prévenir les risques cardio-vasculaires et poser les bases d’habitudes durables. Une équipe de chercheurs propose cinq pistes pour redresser la barre.
Les performances des élèves français au Navette 20 mètres, un test d’endurance cardio-respiratoire, ont diminué d’environ 18 % entre 1999 et 2022. Pour comprendre cette évolution, nous avons interrogé environ 2 400 enseignants d’éducation physique et sportive (EPS) en collège et lycée. Plus de 90 % savent que l’endurance cardiorespiratoire et la force musculaire sont associées à une meilleure santé physique.
Parmi les répondants, 91 % considèrent que le niveau d’endurance des élèves a baissé ces vingt dernières années, et 66 % jugent qu’il en va de même pour leur force.
Cependant, comme le montrent les réponses ci-dessus, le développement de ces deux qualités physiques est un objectif plutôt secondaire de leurs cours. De plus, 47 % des enseignants considèrent que les objectifs de l’EPS dans les programmes officiels ne donnent pas une place prioritaire au développement de ces qualités, ce qui freine la prise en compte de cette problématique.
Le développement de la condition physique des élèves en EPS est difficile parce qu’il nécessite pour l’enseignant d’EPS de concevoir des cours adaptés à trois caractéristiques qui varient au sein des élèves d’une même classe : leurs niveaux de force et d’endurance cardiorespiratoire, leurs stades de croissance et de maturation, et leurs motifs d’agir.
Les résultats de ce questionnaire nous ont amenés à développer cinq pistes pour le développement des qualités d’endurance cardiorespiratoire et de force musculaire des collégiens et des lycéens.
« La question des qualités physiques vient buter souvent sur le manque d’attrait pour les élèves d’un engagement dans des efforts […] il faut être habile pour habiller les situations et les rendre ludiques tout en travaillant les qualités physiques. »
Cette réponse illustre une difficulté importante à laquelle les enseignants d’EPS doivent faire face, qui semble également vraie chez les adultes comme le montrent les travaux sur le « syndrome du paresseux ».
Plus spécifiquement pour l’EPS, il semble important de s’intéresser au plaisir et au déplaisir ressentis par les élèves, car ces émotions influencent la construction d’habitudes de pratiques physiques durables. La difficulté principale ici est qu’un même exercice proposé à l’ensemble de la classe va susciter de l’intérêt et du plaisir chez certains élèves mais du désintérêt voire du déplaisir pour d’autres. Chaque élève peut en effet se caractériser par des « motifs d’agir » variés : affronter en espérant gagner, progresser pour soi-même, faire en équipe, vivre des sensations fortes…
Les exercices dits « hybrides » sont une solution développée par des enseignants d’EPS : le principe est de proposer la même situation à tous les élèves, dans laquelle ils peuvent choisir leur objectif pour que chacun s’engage selon sa source de motivation privilégiée. Le « Parkour Gym » est une forme de pratique scolaire de la gymnastique artistique où les élèves composent un parcours en juxtaposant plusieurs figures d’acrobaties, en choisissant le niveau de difficulté. L’objectif pour tous est de réaliser ce parcours le plus rapidement possible, tout en réalisant correctement les figures acrobatiques choisies, qui rapportent des points selon leurs difficultés.
Cette pratique permet à chaque élève de se focaliser sur sa source de motivation privilégiée : améliorer son temps ou son score acrobatique, avoir un score final (temps et difficultés) le plus élevé possible, ou encore travailler spécifiquement la réalisation d’une acrobatie perçue comme valorisante ou génératrice de sensations fortes. Le travail ainsi réalisé en gymnastique, de par le gainage et les impulsions nécessaires, développe le système musculaire.
Le premier frein rapporté par les enseignants est le manque de temps en cours d’EPS, notamment au regard des multiples objectifs à travailler. Par exemple en Lycée Général et Technologique les programmes d’EPS contiennent cinq objectifs à travailler, en deux heures hebdomadaires. Une première solution qui apparaît serait d’augmenter le temps d’EPS obligatoire pour tous les élèves. Ou encore de prévoir des dispositifs de « soutien en EPS » avec des moyens supplémentaires dédiés aux élèves en difficulté dans cette discipline.
Des solutions existent également à moyens constants. La première possibilité est celle de l’association sportive scolaire qui existe dans chaque établissement, et qui propose des activités physiques et sportives aux élèves volontaires. Cette association est animée par les enseignants d’EPS de l’établissement, cette activité fait partie de leur temps de travail. Si les chiffres du graphique ci-dessous sont encourageants, il semble possible d’élargir encore davantage ces offres dans les collèges et lycées de France.
D’autres possibilités existent. L’équipe EPS du collège Les Hautes Ourmes (académie de Rennes) propose un dispositif intéressant, sur le modèle de ce qui est proposé en natation pour les non-nageurs, avec trois enseignants au lieu de deux qui interviennent sur deux classes en même temps. Ce fonctionnement permet de constituer des plus petits groupes de besoin encadrés par chaque enseignant, et de travailler une qualité physique ciblée prioritairement pour ce groupe (endurance cardiorespiratoire, vitesse, force et endurance musculaire, coordination, équilibre).
Enfin, l’académie de Limoges a mis en place des sections sportives scolaires « Sport-Santé ». Ce n’est plus la performance sportive qui est visée mais la recherche d’un bien-être physique, psychologique et social. La section donne l’opportunité aux élèves volontaires de s’impliquer dans la gestion de leur vie physique, en les sensibilisant à l’importance de la pratique sportive.
L’approche est axée sur la valorisation des réussites et de l’estime de soi, et propose des modalités de pratique novatrices et ludiques, adaptées aux spécificités des élèves. L’objectif est donc de donner ou de redonner le goût de la pratique physique à ces élèves, étape indispensable vers un mode de vie actif au-delà de l’École. Ces sections font partie, avec d’autres dispositifs, d’un réel système mis en place pour développer les qualités physiques de leurs élèves à différents niveaux. Nous espérons que cette démarche pourra se généraliser à d’autres Académies.
Les réponses aux deux questions ci-dessus indiquent qu’il serait intéressant de prévoir pendant les cours d’EPS plus de situations qui travaillent les qualités d’endurance cardiorespiratoire et de force musculaire des élèves. Celles-ci peuvent être stimulées et développées pendant toute la durée du cursus collège-lycée. Il est possible de développer ces qualités physiques pendant la pratique des activités physiques et sportives au programme en les intensifiant, ou alors lors de temps dédiés comme pendant un échauffement renforcé ou des exercices intermittents de haute intensité.
Parmi les répondants, 60 % des enseignants disent faire un test d’endurance cardio-respiratoire au moins une fois par an à leurs élèves, ce qui semble déjà élevé mais pourrait encore être généralisé. Pour la force seulement, 14 % des enseignants disent que leurs élèves font un test au moins une fois par an, et ils sont 63 % à ne jamais faire de tests de force pendant leur scolarité dans l’établissement.
Les tests physiques sont globalement assez peu exploités en France. En effet, aucune batterie de tests ni base de données nationale n’existe en France contrairement à d’autres pays (par exemple, les programmes Fitnessgram aux États-Unis, Youth-Fit en Irlande, ou Slofit en Slovénie). Mesurer les qualités physiques par des tests répétés met en évidence les progrès des élèves et améliore leur connaissance de soi, ces tests peuvent être un outil pour l’EPS.
Globalement, les enseignants sont intéressés par une formation sur ce thème (cf. graphique ci-dessous). Si environ 80 % des enseignants disent avoir été suffisamment formés pour évaluer (83 %) et développer (78 %) l’endurance cardio-respiratoire de leurs élèves, concernant la force, ces chiffres descendent à 49 % pour son évaluation et à 58 % pour son développement.
Plusieurs études démontrent que les niveaux d’aérobie et de force des élèves sont liées à leurs risques de développer des pathologies cardio-vasculaires plus tard dans la vie, et plus globalement à leur espérance de vie. Cette association n’est connue que par 41 % des enseignants pour l’aérobie et par 22 % pour la force. La formation continue des enseignants d’EPS dans ce domaine pourrait donc également être renforcée.
Les auteurs tiennent à remercier François Carré, professeur émérite au CHU de Rennes, pour sa contribution à la rédaction de cet article.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
13.11.2025 à 17:20
Anthony Schrapffer, PhD, EDHEC Climate Institute Scientific Director, EDHEC Business School
Élévation du niveau de la mer, intensification des tempêtes… La concentration d’infrastructures sur le littoral les place en première ligne face au changement climatique. Les risques sont nombreux : paralysie des transports, coupures d’électricité, ruptures d’approvisionnement. De quoi inviter à mieux mesurer ces vulnérabilités pour mieux anticiper et prévenir les impacts. Ce travail est aujourd’hui compliqué par des données souvent partielles, des méthodes trop diverses et l’absence d’un cadre commun pour bien appréhender le risque.
La fin du mois d’octobre 2025 a été marquée par le passage dévastateur, dans les Caraïbes, de l’ouragan Melissa. Le changement climatique a rendu ce type d’événement quatre fois plus probable, selon une étude du Grantham Institute de l’Imperial College London. En plus de la soixantaine de morts déplorés à ce stade, le coût des dégâts engendrés a déjà été estimé à 43 milliards d’euros.
De nombreuses grandes agglomérations, ainsi que des ports, des zones industrielles et des infrastructures critiques, se trouvent en milieu littoral. 40 % de la population mondiale vit à moins de 100 kilomètres des côtes et 11 % dans des zones côtières de faible altitude – à moins de 10 mètres au-dessus du niveau marin. Ce phénomène s’explique en partie par la facilité d’accès aux échanges maritimes ainsi qu’aux ressources naturelles telles que l’eau et la pêche, et au tourisme.
Mais avec l’élévation du niveau de la mer et l’intensification des tempêtes, cette concentration d’infrastructures sur le littoral se retrouve en première ligne face au changement climatique. Transports paralysés, coupures d’électricité, ruptures d’approvisionnement… les risques sont plus divers et amplifiés.
La mesure de ces vulnérabilités s’impose pour anticiper les effets économiques, environnementaux et sociaux et, surtout, prévenir les ruptures. Mais comment prévoir l’impact du changement climatique sur les infrastructures côtières sans adopter un référentiel commun du risque ?
Sous l’effet du changement climatique, de la montée du niveau des mers et de l’érosion qui rend les côtes plus fragiles, les tempêtes, cyclones et inondations côtières gagnent en fréquence et en intensité. Les infrastructures littorales sont particulièrement exposées à ces phénomènes extrêmes, avec des bilans humains et économiques toujours plus lourds.
En 2005, l’ouragan Katrina a submergé 80 % de La Nouvelle-Orléans et causé plus de 1 800 morts et 125 milliards de dollars (soit 107,6 milliards d’euros) de dégâts, dévastant des centaines de plates-formes pétrolières et gazières ainsi que plus de 500 pipelines. En 2019, le cyclone Idai a ravagé le Mozambique, entraînant 1 200 victimes, 2 milliards de dollars (1,7 milliard d’euros) de dommages et la paralysie du port de Beira. Deux ans plus tard, des pluies diluviennes en Allemagne, Belgique et Pays-Bas ont inondé villes et campagnes, avec pour conséquences : routes coupées, voies ferrées détruites, réseaux d’eau hors service et les transports ont mis plusieurs semaines à se rétablir.
Au-delà des dommages, ces catastrophes provoquent des interruptions d’activité des services produits par les infrastructures, et laissent moins de temps pour les reconstructions étant donné leur fréquence accrue.
Plus préoccupant encore, il existe des effets en cascade entre secteurs étroitement liés. Une défaillance locale devient le premier domino d’une chaîne de vulnérabilités, et un incident isolé peut tourner à la crise majeure. Une route bloquée par une inondation côtière, une panne d’électricité, sont autant de possibles impacts sur la chaîne d’approvisionnement globale. Faute de mesures adaptées, les dommages engendrés par les inondations côtières pourraient être multipliés par 150 d’ici à 2080.
Il y a donc urgence à mesurer les fragilités des infrastructures côtières de manière comparable, rigoureuse et transparente. L’enjeu étant de mieux anticiper les risques afin de préparer ces territoires économiques vitaux aux impacts futurs du changement climatique.
Estimer les potentiels points de rupture des infrastructures côtières n’est pas évident. Les données sont souvent partielles, les méthodes utilisées dans les études souvent diverses, les critères peuvent être différents et il manque généralement d’un cadre commun. Cela rend la prise de décision plus complexe, ce qui freine les investissements ciblés.
Pour bâtir un référentiel commun, une solution consisterait à mesurer les risques selon leur matérialité financière. Autrement dit, en chiffrant les pertes directes, les coûts de réparation et les interruptions d’activité.
L’agence Scientific Climate Ratings (SCR) applique cette approche à grande échelle, en intégrant les risques climatiques propres à chaque actif. La méthodologie élaborée en lien avec l’EDHEC Climate Institute sert désormais de référence scientifique pour évaluer le niveau d’exposition des infrastructures, mais aussi pour comparer, hiérarchiser et piloter les investissements d’adaptation aux risques climatiques.
Ce nouveau langage commun constitue le socle du système de notations potentielles d’exposition climatique (Climate Exposure Ratings) développé et publié par la SCR. Celle-ci s’appuie sur cette échelle graduée de A à G pour comparer l’exposition des actifs côtiers et terrestres. Une notation de A correspond à un risque minimal en comparaison avec l’univers d’actifs alors que G est donné aux actifs les plus risqués.
Les résultats de la SCR montrent ainsi que les actifs côtiers concentrent plus de notations risquées (F, G) et moins de notation à faible risque (A, B). En d’autres termes, leur exposition climatique est structurellement supérieure à celle des autres infrastructures terrestres.
Dans le détail, la méthode de quantification du risque physique élaborée par l’EDHEC Climat Institute consiste à croiser la probabilité de survenue d’un aléa avec son intensité attendue. Des fonctions de dommage relient ensuite chaque scénario climatique à la perte potentielle selon le type d’actif et sa localisation. Pour illustrer cela, nous considérons par exemple qu’une crue centennale, autrement dit avec une probabilité d’occurrence de 1 % par an, correspond à une intensité de deux mètres et peut ainsi détruire plus de 50 % de la valeur d’un actif résidentiel en Europe.
Ces indicateurs traduisent la réalité physique en coût économique, ce qui permet d’orienter les politiques publiques et les capitaux privés. Faut-il construire ? Renforcer ? Adapter les infrastructures ? Lesquelles, en priorité ?
L’analyse prend aussi en compte les risques de transition : effets des nouvelles normes, taxation carbone, évolutions technologiques… Un terminal gazier peut ainsi devenir un « actif échoué » si la demande chute ou si la réglementation se durcit. À l’inverse, une stratégie d’adaptation précoce améliore la solidité financière et la valeur de long terme d’une infrastructure exposée aux aléas climatiques.
La résilience pour une infrastructure représente la capacité à absorber un choc, et à se réorganiser tout en conservant ses fonctions essentielles. En d’autres termes, c’est la capacité pour ces actifs à revenir à un fonctionnement normal à la suite d’un choc.
L’initiative ClimaTech évalue les actions de résilience, de décarbonation et d’adaptation selon leur efficacité à réduire le risque et leur coût. Cette approche permet de limiter le greenwashing : seules les mesures efficaces améliorent significativement la notation d’un actif sur des bases objectives et comparables. Plus on agit, mieux on est noté.
L’aéroport de Brisbane (Australie), situé entre océan et rivière, en est un bon exemple. Des barrières anti-crues et la surélévation des pistes ont réduit à hauteur de 80 % le risque d’inondations pour les crues centennales. L’infrastructure a ainsi gagné deux catégories sur l’échelle de notation SCR : une amélioration mesurable qui accroît son attractivité.
Le cas de Brisbane révèle qu’investir dans la résilience des infrastructures côtières est possible, et même rentable. Ce modèle d’adaptation qui anticipe les dommages liés aux catastrophes climatiques pourrait être généralisé, à condition que les décideurs s’appuient une évaluation des risques fiable, cohérente et lisible comme celle que nous proposons.
Face au changement climatique, les infrastructures côtières sont à un tournant. En première ligne, elles concentrent des enjeux économiques, sociaux et environnementaux majeurs. Leur protection suppose une évaluation rigoureuse, comparable et transparente des risques, intégrant matérialité financière et évolution climatique. Une telle approche permet aux acteurs publics et privés de décider, d’investir et de valoriser les actions concrètes : rendre le risque visible, c’est déjà commencer à agir.
Anthony Schrapffer, PhD ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2025 à 17:19
Nathalie Sonnac, Professeure en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas
Les campagnes de dénigrement de l’audiovisuel public, portées par des médias privés, ont récemment pris une ampleur inédite. Le Rassemblement national ne cache pas son intention de le privatiser s’il arrive au pouvoir. Quelles seraient les conséquences de ce choix aux plans économique et politique ?
Nous assistons depuis plusieurs années à une crise des régimes démocratiques, qui se traduit par la montée de dirigeants populistes et/ou autoritaires au pouvoir et à une défiance massive des populations envers les institutions, journalistes et médias. En l’espace d’une génération, les réseaux sociaux les ont supplantés comme les principales sources d’information : 23 % des 18-25 ans dans le monde (Reuters Institute, 2024) s’informent sur TikTok, 62 % des Américains s’informent sur les réseaux sociaux, tandis que seul 1 % des Français de moins de 25 ans achètent un titre de presse.
Pour autant, dans ce nouveau paysage médiatique, la télévision continue d’occuper une place centrale dans la vie des Français, qu’il s’agisse du divertissement, de la culture ou de la compréhension du monde. Elle demeure le mode privilégié d’accès à l’information : 36 millions de téléspectateurs lors d’une allocution du président Macron pendant la crise sanitaire ; près de 60 millions de Français (vingt heures en moyenne par personne) ont suivi les JO de Paris sur France Télévisions. Le groupe public – qui réunit 28 % de part d’audience en 2024 – est la première source d’information chez les Français, il bénéficie d’un niveau de confiance supérieur à celui accordé aux chaînes privées.
Pourtant, tel un marronnier, l’audiovisuel public est régulièrement attaqué par des politiques prônant sa privatisation, voire sa suppression, parfois au nom d’économies pour le contribuable ; d’autres fois, par idéologie. La « vraie-fausse » vidéo des journalistes Thomas Legrand et Patrick Cohen, diffusée en boucle sur la chaîne CNews, donne l’occasion à certains de remettre une pièce dans la machine.
Concrètement, privatiser l’audiovisuel public signifierait vendre les chaînes France 2, France 3 ou France 5 à des acheteurs privés, comme le groupe TF1, propriétaire des chaînes gratuites, telles que TF1, LCI et TFX ; le groupe Bertelsmann, propriétaire des chaînes gratuites M6, W9 ou 6Ter… ou encore le groupe CMA-CGM, propriétaire de BFM TV.
Sur le plan économique, cela relève aujourd’hui du mirage. Même les chaînes privées, pourtant adossées à de grands groupes, peinent à équilibrer leurs comptes. Dans un environnement aussi fortement compétitif, sur l’audience et les revenus publicitaires – les chaînes, les plateformes numériques, comme YouTube, et les services de vidéo à la demande (SVOD), comme Netflix ou Disney+ (qui ont ouvert leur modèle à la publicité), se livrent une concurrence acharnée. Comment imaginer qu’un nouvel entrant aussi puissant qu’une chaîne du service public soit viable économiquement ? Cela revient à ignorer la situation du marché de la publicité télévisée, qui n’est plus capable d’absorber une chaîne de plus.
Ce marché a reculé de 9 % entre 2014 et 2024. Et la télévision ne pèse plus que 20 % du marché total contre 26 % en 2019, quand le numérique capte désormais 57 % des recettes et pourrait atteindre 65 % en 2030. La fuite des annonceurs vers les plateformes en ligne fragilise toutes les chaînes gratuites de la TNT, dont le financement repose quasi exclusivement sur la publicité.
Une chaîne de télévision, ce sont d’abord des programmes : documentaires, films, séries, jeux, divertissements et informations. Or, malgré l’arrivée de nouveaux acteurs, comme les services de vidéo à la demande, qui investissent à hauteur d’un quart des obligations versées au secteur, la production audiovisuelle reste largement dépendante des chaînes de télévision. Ce secteur pèse lourd : plus de 5 500 entreprises, 125 000 emplois et un chiffre d’affaires d’environ 3 milliards d’euros.
Le paysage audiovisuel français reste dominé par trois groupes : TF1, M6 et France TV concentrent plus de 90 % du chiffre d’affaires des chaînes gratuites et assurent 75 % de la contribution totale de la production. Parmi eux, le groupe public France TV est le premier partenaire de la production audiovisuelle et cinématographique nationale : il investit chaque année 600 millions d’euros en achat de programmes audiovisuels et cinématographiques et irrigue ainsi toute l’industrie culturelle.
Le secteur de la production audiovisuelle, malgré l’arrivée des acteurs de la SVOD et leur demande croissante de programmes de création originale française (films, animation, documentaires), demeure largement dépendant des commandes des chaînes de télévision : la diminution du nombre de chaînes, notamment publiques, conduirait à fragiliser l’ensemble de la filière audiovisuelle et culturelle.
Une étude d’impact, réalisée en 2021, établit que le groupe France Télévisions génère 4,4 milliards d’euros de contribution au produit intérieur brut (PIB) pour 2,3 milliards d’euros de contributions publiques, 62 000 équivalents temps plein (pour un emploi direct, cinq emplois supplémentaires sont soutenus dans l’économie française), dont 40 % en région et en outre-mer » et pour chaque euro de contribution à l’audiovisuel public (CAP) versé, 2,30 € de production additionnelle sont générés. Loin d’être une charge, le service public audiovisuel est donc un levier économique majeur, créateur d’emplois, de richesse et de cohésion territoriale.
Au-delà des chiffres, l’audiovisuel public constitue un choix démocratique. Les missions de services publics sont au cœur des missions de l’Europe, déjà présentes dans la directive Télévision sans frontière, à la fin des années 1980. Aujourd’hui, c’est la directive de services de médias audiovisuels qui souligne l’importance de la coexistence de fournisseurs publics et privés, allant jusqu’à formuler qu’elle caractérise le marché européen des médias audiovisuels.
Le Parlement européen l’a rappelé en réaffirmant l’importance d’un système mixte associant médias publics et privés, seul modèle capable de garantir à la fois la diversité et l’indépendance. Il ajoute en 2024 dans le règlement sur la liberté des médias l’indispensable « protection des sources journalistiques, de la confidentialité et de l’indépendance des fournisseurs de médias de service public ».
L’étude publiée par l’Observatoire européen de l’audiovisuel en 2022, malgré la diversité des médias publics européens, tous s’accordent autour de valeurs communes : l’indépendance face aux ingérences politiques, l’universalité pour toucher tous les publics, le professionnalisme dans le traitement de l’information, la diversité des points de vue, la responsabilité éditoriale.
En France, un suivi très concret et précis du fonctionnement des services publics est assuré par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Ces principes sont encadrés par des contrats d’objectifs et de moyens (COM) qui garantissent leur mission démocratique, leur transparence et font l’objet d’un suivi rigoureux par l’autorité de régulation. Plus de 70 articles déterminent les caractéristiques de chaque service public édité, qui vont de la nécessité de faire vivre le débat démocratique à la promotion de la langue française ou l’éducation aux médias et à l’information, en passant par la communication gouvernementale en temps de crise ou encore la lutte contre le dopage. Un cahier des charges est adossé à des missions d’intérêt général, il garantit le pluralisme, la qualité de l’information et l’indépendance éditoriale.
L’information est une de ses composantes essentielles de sa mission d’intérêt général. Elle représente 62,6 % de l’offre globale d’information de la TNT (hors chaînes d’information) en 2024 : JT, émissions spéciales au moment d’élections, magazines de débats politiques et d’investigations. Ces derniers apparaissent comme des éléments distinctifs de l’offre.
Une consultation citoyenne de 127 109 personnes, menée par Ipsos en 2019 pour France Télévisions et Radio France, faisait apparaître que « la qualité de l’information et sa fiabilité » ressortaient comme la première des attentes (68 %), devant « un large éventail de programmes culturels » (43 %) et « le soutien à la création française » (38 %). Dans un climat généralisé de défiance à l’égard des institutions, l’audiovisuel public demeure une référence pour les téléspectateurs.
Le cocktail est explosif : concurrence féroce entre chaînes d’info, fuite des annonceurs vers les plateformes numériques, déficit chronique des chaînes privées. En pleine guerre informationnelle, sans réinvestissement massif dans le service public et sans réflexion sur le financement de la TNT, le risque est clair : l’affaiblissement des piliers démocratiques de notre espace public.
En France, ce rôle doit être pleinement assumé. L’État, à travers l’Arcom, est le garant de la liberté de communication, de l’indépendance et du pluralisme. Il va de sa responsabilité d’assurer la pérennité du financement du service public et de protéger son rôle contre les dérives des logiques commerciales et idéologiques.
Nathalie Sonnac est membre du Carism et du Laboratoire de la République.