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30.04.2025 à 11:00

L’odyssée d’« Homo sapiens », cet « animal curieux » qui migre depuis 300 000 ans : conversation avec Evelyne Heyer

Evelyne Heyer, Professeur en anthropologie génétique, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Evelyne Heyer est professeure d’anthropologie génétique au Muséum national d’histoire naturelle où elle mène des recherches sur l’évolution génétique et la diversité de notre espèce.
Texte intégral (3878 mots)

Evelyne Heyer est professeure d’anthropologie génétique au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) où elle mène des recherches sur l’évolution génétique et la diversité de notre espèce. Elle est l’autrice d’ouvrages de vulgarisation comme la Vie secrète des gènes et l’Odyssée des gènes chez Flammarion.

La chercheuse a reçu Benoît Tonson au Musée de l’homme (Paris) pour retracer l’histoire d’Homo sapiens, depuis son émergence en Afrique jusqu’à nos jours, en passant par toutes ses migrations et ses rencontres avec les autres espèces humaines aujourd’hui éteintes. À côté de ses activités scientifiques, Evelyne Heyer est très impliquée dans la lutte contre le racisme. Cet entretien a également été l'occasion de comprendre comment la génétique peut nous aider à déconstruire les préjugés et les stéréotypes.


The Conversation : Nous sommes aujourd’hui au Musée de l’homme, dans l’exposition « Migrations, une odyssée humaine », et sur l’un des premiers panneaux, on apprend qu’« en lisant l’ADN des populations humaines actuelles, les généticiens parviennent à reconstruire l’histoire des origines, des migrations et des métissages de notre espèce. On découvre que nous avons tous des ancêtres migrants et que tous les humains actuels ont une origine commune en Afrique. » Pouvez-vous retracer, dans les grandes lignes, l’histoire de l’origine d’Homo sapiens, de son départ d’Afrique à son arrivée en Europe ?

Evelyne Heyer : Notre histoire de Sapiens débute il y a environ 300 000 ans en Afrique, on n’émerge pas à un seul endroit d’Afrique, mais plutôt à différents endroits. On évolue sur le continent africain et, il y a environ 70 000 ans, notre espèce va partir peupler le reste de la planète. Et on va commencer par aller jusqu’en Australie.

On reste donc dans une zone tropicale et, plus tardivement, on va arriver un peu plus au nord, notamment en Europe, il y a environ 45 000 ou 40 000 ans. Nous avons d’abord évolué en Afrique dans un endroit au climat chaud et avec beaucoup d’ensoleillement. On a donc une couleur de peau foncée. Au moment de l’émergence de notre espèce, nous sommes un animal tropical de couleur de peau foncée qui va se déplacer vers l’Europe. L’éclaircissement de la couleur de la peau viendra beaucoup plus tardivement.


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Vous étudiez la génétique de ces premiers humains, comment peut-on lire leur ADN et quelles informations y retrouve-t-on ? Vous parlez de couleur de peau, par exemple…

E. H. : Ce qui est génial et qui a révolutionné en partie notre discipline, c’est ce qu’on appelle la « paléogénétique ». C’est la capacité d’arriver à extraire de l’ADN de restes osseux ou de dents de personnes qui ont disparu. Un des plus grands scoops de notre domaine a été l’analyse de l’ADN de l’homme de Néandertal, qui a disparu il y a environ 30 000 ans. Découverte qui a valu le prix Nobel de médecine, en 2022, à Svante Pääbo.

Au-delà de cet homme de Néandertal, on peut lire l’ADN d’un individu d’il y a 20 000, 10 000 ou 6 000 ans, par exemple. Et dans ce patrimoine génétique, il y a des variations de l’ADN qui codent des différences de couleur de peau. On connaît les petits changements d’ADN qui font qu’on va avoir plutôt une couleur de peau sombre ou une couleur de peau claire. Et donc, en retraçant dans l’ADN des individus du passé, on voit que les premiers Européens, il y a 40 000 ans, il y a 30 000 ans, il y a 20 000 ans, et même il y a 10 000 ans, étaient de couleur de peau foncée. Ceux qui ont peint les grottes de Lascaux étaient noirs de couleur de peau.

On observe un éclaircissement relativement récent : il y a environ 10 000 ans seulement, quand les agriculteurs venus du Moyen-Orient arrivent en Europe. Eux sont plus clairs de couleur de peau. Ils vont se mélanger avec les premiers Européens qui sont de couleur de peau foncée. Au contact de ces populations, on va également changer d’alimentation. Or, l’alimentation, c’est fondamentalement en lien avec la couleur de peau. Quand vous n’avez pas beaucoup de vitamine D dans l’alimentation, il vaut mieux avoir une couleur de peau claire pour mieux l’assimiler. Quand vous avez beaucoup de vitamine D dans l’alimentation, vous n’avez pas besoin d’avoir une couleur de peau claire. Les premiers Européens avaient une alimentation riche en vitamine D, ils sont donc restés de couleur de peau foncée. L’apparition de la couleur de peau plus claire est donc due en partie au mélange avec les agriculteurs du Moyen-Orient, mais surtout à ce changement d’alimentation.

Une alimentation pauvre ou riche en vitamine D, qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

E. H. : Il y a environ 10 000 ans, ces humains se mettent à consommer beaucoup plus de céréales, des aliments pauvres en vitamine D, et aussi des animaux d’élevage, alors qu’avant ils consommaient surtout des animaux issus de la chasse. On pense que ces animaux étaient beaucoup plus riches en vitamine D.

En appauvrissant le régime alimentaire en vitamine D, on voit dans le génome une sélection pour une couleur de peau plus claire qui commence à se mettre en place et qui évolue assez rapidement étant donné que les Européens deviennent de couleur de peau blanche. Il se passe à peu près la même chose en Asie.

Vous dites « rapidement », c’est-à-dire ?

E.H. : Rapidement, c’est quelques milliers d’années. Il faut replacer ça dans un contexte historique global. Je rappelle que la séparation entre ce qui va devenir la lignée humaine et celle qui va devenir le chimpanzé s’est produite il y a environ 7 millions d’années. Donc là, cette sélection sur la couleur de peau qui se fait en 5 000 à 6 000 ans, c’est très rapide à l’échelle de l’évolution.

Le temps de génération en moyenne chez l’humain est de 30 ans qui est l’âge moyen des parents à la naissance d’un enfant, et 6 000 ans, ça fait à peu près 200 générations. C’est donc assez rapide. Les adaptations à l’alimentation et à l’ensoleillement font partie des choses qui bougent le plus vite dans le génome.

Ce qui a été également très rapide, c’est l’amélioration des techniques d’étude de l’ADN. Vous avez soutenu votre thèse au début des années 1990, quels ont été les grands jalons que vous avez pu voir dans votre carrière et qui vous ont faits, vous et la communauté scientifique, progresser dans l’analyse des génomes ?

E. H. : Il y a eu plusieurs énormes jalons. D’abord, le séquençage du génome humain dans les années 2000. Grâce à cela, pour chaque individu, on a beaucoup plus d’informations. Avant, on avait plutôt ce qu’on appelle des marqueurs classiques comme les groupes sanguins, par exemple. Avec l’arrivée du séquençage du génome, on va avoir beaucoup d’informations sur chaque individu.

Imaginons que l’on découpe un génome en morceaux. Chaque partie nous renseigne sur un ancêtre. On a reçu notre ADN de plein d’ancêtres différents et donc il faut voir ça comme une mosaïque. On peut comparer les génomes des individus. En faisant ce travail, on peut savoir si les gens ont des ancêtres communs, de quand ils datent et s’il y a eu des migrations. Et on a pu aussi travailler sur tout ce qui fait le lien entre ce que l’on appelle les systèmes sociaux, les systèmes de parenté et la diversité génétique qui joue à des niveaux fins pour lesquels il fallait beaucoup de données, donc plus de données par individu.

Pour faire des comparaisons fines sur des génomes qui comptent des milliards de bases, il est nécessaire d’avoir de puissants outils de calcul. Les récents développements informatiques nous ont également beaucoup aidés dans nos travaux.

Le dernier grand jalon a été la paléogénétique, qui, en plus d’analyser l’ADN des individus actuels, nous a permis d’avoir accès à l’ADN de populations ou d’individus qui ont disparu.

Justement, racontez-nous l’histoire de la paléogénétique…

E. H. : On peut commencer l’histoire en 2010 quand on a pu étudier l’ADN de Néandertal. Les scientifiques peuvent dater les Néandertaliens analysés entre 40 000 et 50 000 ans. Par ailleurs, on est arrivé à extraire de l’ADN d’un reste humain en Espagne sur un site qui s’appelle Sima de los Huesos, qui date de 400 000 ans. C’est vertigineux !

On a du mal à remonter plus loin parce qu’il faut savoir que l’ADN, au fil du temps, dans un squelette ou dans une dent, se dégrade : il se casse en petits morceaux, il s’abîme et cela devient de plus en plus difficile de le retrouver, notamment dans les pays chauds où il se dégrade beaucoup plus vite. Dans ces pays, non seulement les fossiles se dégradent plus vite, mais leur ADN aussi. Il y a donc toute une partie du monde, fondamentale pour l’évolution des humains, à savoir l’Afrique centrale, pour laquelle on a très peu d’informations sur les populations du passé.

Donc, malgré tous les progrès qu’on pourra faire dans votre discipline, on n’aura jamais ces informations ?

E. H. : On ne peut pas l’affirmer parce qu’il y a des nouvelles techniques qui se développent, notamment celle de l’ADN sédimentaire. Des chercheurs ont montré que des molécules d’ADN peuvent être enfermées dans de l’argile. C’est une autre manière de conserver de l’ADN. Vous n’avez pas le reste fossile, mais si la personne a été à un endroit et a laissé de son ADN, il peut y en avoir qui est protégé dans de l’argile. Ce matériel génétique pourrait être conservé et pourrait peut-être être lu. Mais ça, c’est de la recherche en cours.

On s’est projetés dans l’avenir, mais replongeons-nous dans le passé, que savons-nous des grandes migrations dont nous parlions au début de l’entretien ? Les humains parcourent-ils de très grandes distances d’un coup ou les migrations se font-elles petit à petit et sur plusieurs générations ?

E. H. : Ce que l’on retrouve essentiellement dans les données génétiques, c’est plutôt des migrations petit à petit, c’est-à-dire qu’il faut environ 10 000 ou 20 000 ans, par exemple, pour aller de l’Afrique jusqu’en Australie. Ce n’est pas un Africain qui est parti avec son sac à dos jusqu’en Australie, mais cela se serait plutôt fait par petits bouts, de dix kilomètres en dix kilomètres, des gens s’installent à un endroit, une population grandit et un petit groupe issu de cette population va coloniser un peu plus loin, grandit, s’installe et, après, va coloniser un peu plus loin. Donc, c’est surtout des migrations que l’on qualifie « de proche en proche », tout au long du début de ce peuplement de la planète.

Est-ce qu’on sait ce qui pousse ces premiers humains à migrer ?

E. H. : On n’a pas vraiment de raisons écologiques ou de raisons liées à des conflits. On était très peu nombreux sur la planète à ce moment-là. Ça se compte en dizaines de millions d’humains sur l’ensemble de la planète. Par conséquent, je pense que c’est plutôt lié à la curiosité. On est un animal curieux et on a envie d’aller voir ce qu’il y a de l’autre côté de la colline. On se distingue en cela de nos plus proches cousins. Par exemple les chimpanzés, eux, sont toujours restés en Afrique et n’ont jamais bougé finalement de l’endroit où ils ont émergé.

Et cette curiosité aboutit finalement à des migrations extraordinaires qui finissent par la colonisation de toute la planète et des rencontres avec d’autres espèces humaines…

E. H. : Quand on sort d’Afrique, il y a environ 70 000 ans pour aller vers le Moyen-Orient, on rencontre une espèce qui est issue de sorties d’Afrique plus anciennes qui s’appelle l’homme de Néandertal qui, malheureusement, est maintenant disparu. On sait qu’il y a eu des croisements féconds avec eux parce qu’on a, dans notre ADN, des petits bouts d’ADN de Néandertal.

Ensuite, les humains continuent pour aller jusque vers l’Australie et quand ils vont à l’est de l’Eurasie, ils rencontrent une autre espèce qu’on appelle l’homme de Denisova. À nouveau, il y a des croisements fertiles, ce qui fait que les gens d’aujourd’hui à l’est de l’Himalaya ont dans leur génome de l’ADN de Denisova.

Si vous regardez, par exemple, l’ADN de quelqu’un de Papouasie Nouvelle-Guinée (à l’est de l’Himalaya). Il va y avoir de l’ADN de sapiens, de Néandertal et de Denisova. Donc, on voit bien que dans le passé, il y a toujours eu des mélanges à chaque fois qu’on a pu rencontrer d’autres espèces de la lignée humaine.

Du point de vue de l’évolution, quel est l’intérêt de se croiser avec d’autres espèces ?

E. H. : L’intérêt des croisements avec ces autres espèces, c’est en quelque sorte d’accélérer l’évolution. Le plus bel exemple, ce sont les populations du Tibet de notre espèce actuelle qui sont adaptées à l’altitude grâce à des variations dans certains gènes. On s’est rendu compte que ces gènes qui leur permettent d’être adaptés à l’altitude, ils les ont reçus des hommes de Denisova par croisement. Il n’y a pas eu à attendre de s’adapter pendant des dizaines de milliers d’années à l’altitude. Par le croisement avec une espèce qui était déjà adaptée à l’altitude, ils ont récupéré des bouts de génome qui leur ont permis à leur tour d’être adaptés à l’altitude. Donc les croisements, les mélanges, ce sont des accélérateurs d’adaptation et d’évolution.

Il y a un mot que vous avez beaucoup utilisé et qu’il faudrait qu’on définisse, c’est le mot d’« espèce ». Comment arrive-t-on à définir une espèce humaine, sachant que, généralement, on dit que deux espèces sont différentes parce qu’elles ne se croisent plus ? Et pourtant, vous parlez de croisements…

E. H. : Il faut bien comprendre que le fait d’aboutir à une nouvelle espèce, ce qu’on appelle la « spéciation », c’est quelque chose qui prend du temps. Par exemple, quand notre lignée se sépare de celle qui va donner le chimpanzé, nous sommes il y a environ 7 millions d’années. On voit dans l’ADN qu’il y a eu encore des mélanges pendant au moins un million d’années, jusqu’à ce que les différences deviennent trop grandes entre les deux espèces pour qu’elles ne puissent plus se croiser.

Ce qui se passe entre notre espèce, Homo sapiens, et l’homme de Néandertal, c’est la même chose, notre ancêtre commun date d’il y a environ 600 000 ans. Un phénomène de spéciation se met alors en place, mais pendant un certain temps ces deux espèces en devenir peuvent se croiser.

Peut-être que 100 000 ans plus tard, ça n’aurait plus fonctionné parce qu’on voit bien que, déjà, les deux espèces avaient des morphologies différentes et étaient vraiment différentes. La spéciation, c’est quelque chose qui prend toujours du temps.

Pour conclure, je vous propose de sortir un peu de vos recherches. Vous êtes particulièrement impliquée dans la lutte contre le racisme. Vous avez d’ailleurs écrit des ouvrages à ce sujet. Historiquement, la science n’a pas toujours été dans ce chemin de pensée et a même légitimé la pensée raciste. C’était le cas de Linné, par exemple, quand il classait les humains en « variétés ». Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les travaux de vos prédécesseurs ?

E. H. : Quand Linné commence à classer les humains, on est environ en 1753. On est dans ce XVIIIe siècle où on commence à classer un peu tout. Toute la nature. Et donc, inévitablement, face à la diversité des humains, les scientifiques vont se mettre à classer les individus en fonction de leur apparence, ce qu’ils vont appeler « variété » ou « race ». Jusque-là, je dirais que c’est du travail scientifique neutre. Le problème, et c’est de là que démarre le racisme, c’est d’abord qu’à partir de ces catégories ils instaurent une hiérarchie. Ils considèrent qu’il y a des groupes qui sont mieux que d’autres. Les « Blancs » dans ce cas-là, donc, « les Blancs sont supérieurs » aux autres groupes qu’on va appeler « les Jaunes », « les Noirs », « les Rouges », etc. Ensuite, ils commettent aussi un autre péché, si je puis dire, c’est celui de l’essentialisation. C’est-à-dire qu’ils considèrent qu’en fonction de la couleur de peau d’un individu, on sait tout de ses comportements et de sa philosophie. Ils vont dire « les Jaunes sont avares et fourbes », « les Noirs sont indolents », « les Blancs sont très intelligents », etc.

On était beaucoup dans l’essentialisation à cette époque-là. Et la génétique permet de réfuter formellement cela.

D’abord, il y a trop peu de différences entre les groupes humains pour que l’on puisse parler de races. Ensuite, il n’y a pas de hiérarchie. Il n’y a pas un groupe qui est mieux qu’un autre. En tous les cas d’un point de vue génétique. La génétique permet de dire que les variations génétiques qui codent pour une couleur de peau ne codent que pour une couleur de peau. Elles n’expliquent en aucun cas des différences de comportement ou de philosophie, par exemple. La génétique démontre clairement que l’essentialisation ne tient pas et c’est en cela que c’est un outil important pour la lutte contre le racisme.

Et c’est pour ça qu’on avait fait l’exposition, au Musée de l’homme, « Nous et les autres. Des préjugés au racisme », pour bien expliquer ce que la science pouvait dire sur ces questions-là.

Et quel est le pourcentage d’ADN que l’on a tous en commun ? Par exemple, vous parliez tout à l’heure de quelqu’un qui est né en Papouasie-Nouvelle-Guinée, quelle partie de l’ADN est-ce que je partage avec lui, moi qui suis né en Haute-Loire ?

E. H. : Ce qu’a amené la génétique, c’est que, si je compare en moyenne deux individus sur la planète, ils seront identiques génétiquement à 99,9 %. C’est une valeur très élevée par rapport à d’autres espèces de mammifères. On est une espèce étonnamment peu diverse d’un point de vue génétique. Mais ce qu’il y a d’intéressant sur les questions liées au racisme, c’est que si je compare génétiquement deux individus de la Haute-Loire, je vais trouver 99,9 % de différences. Et si je compare les ADN de quelqu’un de Haute-Loire et de quelqu’un de Papouasie Nouvelle-Guinée, je vais trouver à peu près la même valeur de 99,9 %. Ce n’est pas beaucoup plus différent que quand je compare les ADN de deux personnes de Haute-Loire.

Et parmi cette petite différence de 0,1 %, il n’y a que 5 % environ qui s’expliquent par l’éloignement géographique. Autrement dit, il y a très peu de différences génétiques entre les différents groupes humains.

Le Musée de l’homme (place du Trocadéro à Paris) présente, jusqu’au 8 juin 2025, une exposition originale « Migrations, une odyssée humaine » qui souligne que les migrations, loin d’être un phénomène nouveau, façonnent l’humanité.

The Conversation

Evelyne Heyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:32

Emil Nolde : l’artiste « dégénéré » qui admirait le régime nazi

Ombline Damy, Doctorante en Littérature Générale et Comparée, Sciences Po

Artiste qualifié de « dégénéré » par les nazis, Emil Nolde fut pourtant un fervent admirateur du IIIe Reich. Retour sur un mythe de l’histoire de l’art alimenté par un roman, « la Leçon d’allemand », de S. Lenz.
Texte intégral (2314 mots)
Emil Nolde, _Red Clouds_, aquarelle sur papier fait main, 34,5 x 44,7 cm. Emil Nolde/Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid, CC BY-NC-ND

Parmi les œuvres exposées jusqu’au 25 mai au musée Picasso (Paris, 3e) dans le cadre de l’exposition sur l’art qualifié de « dégénéré » par les nazis, figurent celles du peintre allemand Emil Nolde (1867-1956). Artiste emblématique de l’expressionnisme allemand, adulé au début du XXe siècle, puis relégué au rang de « dégénéré » sous le IIIe Reich, Nolde a toute sa place dans l’exposition du musée Picasso. Cependant, des recherches récentes montrent que, si l’artiste a bien été victime du régime nazi, il n’en était pas moins un fervent admirateur. La légende d’un Nolde martyr du nazisme s’appuie, entre autres, sur la très grande popularité du roman la Leçon d’allemand (1968), de Siegfried Lenz.


Pour comprendre le mythe qui entoure Nolde, un détour par la littérature s’impose. Dans la boutique du musée Picasso, au milieu d’essais d’histoire de l’art, la couverture d’un ouvrage accroche l’œil, discret écho à une œuvre vue dans l’exposition, la Ferme de Hültoft, d’Emil Nolde. Il s’agit du roman la Leçon d’allemand, publié en 1968 sous le titre Deutschstunde, de l’auteur allemand Siegfried Lenz.

La Leçon d’allemand, incontournable classique d’après-guerre

Immense succès de librairie, la Leçon d’allemand s’est imposée comme un classique incontournable de la littérature allemande d’après-guerre. En abordant la notion d’art « dégénéré » à travers le conflit entre un père et son fils, le roman s’inscrit dans la lignée de la Vergangenheitsbewältigung, terme employé pour évoquer le travail de mémoire collectif et individuel de la société allemande sur son passé nazi. Vendu à plus de 2,2 millions d’exemplaires, traduit dans plus de vingt langues, toujours au programme scolaire en Allemagne, ayant fait l’objet de deux adaptations cinématographiques (en 1971 puis en 2019), la Leçon d’allemand continue, près de cinquante ans après sa parution, d’exercer son influence sur l’idée que l’on se fait de l’Allemagne nazie.

Max Ludwig Nansen, le peintre martyr

_La Leçon d’allemand_, Siegfried Lenz, pavillons Poche

Dans la Leçon d’allemand, Siggi, narrateur de l’histoire, est un jeune homme incarcéré dans une maison de redressement pour mineurs délinquants de l’Allemagne des années 1950. Une dissertation sur la thématique des joies du devoir le conduit à plonger dans ses souvenirs d’enfance dans l’Allemagne nazie des années 1940. À cette époque, le père de Siggi, Jens Ole Jepsen, policier d’un petit village reculé du nord de l’Allemagne, se voit confier pour mission d’interdire au peintre Max Ludwig Nansen, son ami, d’exercer son art. Nansen refuse de se plier aux ordres du policier. Il se lance dans la production secrète de ce qu’il appelle ses « peintures invisibles ». Chargé par son père de surveiller le peintre, Siggi se trouve tiraillé entre les deux hommes. Alors que Jepsen obéit aveuglément au pouvoir, Nansen n’admet pour seul devoir que celui de créer, envers et contre tout. Au fil de l’histoire, Siggi se détache progressivement de son père, qu’il considère peu à peu comme fanatique, pour se rapprocher du peintre Nansen, perçu à l’inverse comme un héros.

Écrit du point de vue d’un enfant, le roman attend de son lecteur de compléter de son propre savoir ce que Siggi omet de dire ou ce qu’il ne comprend pas. Cette forme d’écriture permet d’éviter d’aborder de front la question du nazisme et de la responsabilité collective, et ainsi de ménager les lecteurs allemands de l’époque. Toutefois, il ne fait aucun doute que c’est bien du nazisme dont il est question dans la Leçon d’allemand, bien qu’il ne soit jamais nommé explicitement. Impossible de ne pas voir dans les « manteaux de cuir », qui arrêtent Nansen, des membres de la Gestapo, police politique du régime, ou dans l’interdiction de peindre dont Nansen est victime la politique nazie sur l’art « dégénéré ». Et enfin, comment ne pas reconnaître dans le personnage fictionnel de Nansen le peintre Emil Noldeç; (né Hans Emil Hansen, ndlr) ?


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Emil Nolde, un peintre de légende

En effet, à l’instar de son double fictionnel Max Ludwig Nansen, le peintre Emil Nolde fut la cible des politiques répressives des nazis à l’encontre des artistes jugés « dégénérés ». Plus de mille de ses toiles furent spoliées pour être intégrées à l’exposition itinérante sur l’art « dégénéré » en 1937 orchestrée par le régime. Radié de l’Académie des arts, il lui fut interdit de vendre et d’exposer ses œuvres.

Photographie de la visite de Goebbels de l’exposition. On peut voir deux œuvres de Nolde exposées, Le christ et la pècheresse (1926) ainsi que Les vierges folles et les vierges sages (1910), tableau disparu)
Photographie de la visite de Goebbels à l’exposition « Entartete Kunst ». On peut voir deux œuvres de Nolde exposées, le Christ et la Pécheresse (1926) ainsi que les Vierges folles et les Vierges sages (1910), tableau disparu). Wikimedia

Après l’effondrement du régime nazi, le vent tourne pour le peintre « dégénéré », qui est désormais célébré comme un artiste victime du nazisme. Dans ses mémoires, Nolde affirme avoir été victime d’une interdiction de peindre, qui l’aurait conduit à réaliser, clandestinement, des « peintures non peintes ». Ce prétendu acte de résistance fait de lui un résistant contre le nazisme. Aux yeux de la société allemande d’après-guerre, Nolde devient un véritable héros.

De très nombreuses expositions sur Nolde, en Allemagne et à l’étranger, contribuent à continuer de faire connaître ce peintre soi-disant martyr et résistant. Ses toiles vont même jusqu’à entrer à la chancellerie. Helmut Schmidt, chancelier de la République fédérale d’Allemagne de 1974 à 1982, et Angela Merkel ont un temps décoré leur bureau de ses œuvres. Le roman de Lenz, inspiré de la vie de Nolde, étudié à l’école et diffusé à la télévision, contribue à solidifier le mythe, jusqu’à ce que Nolde et Nansen ne fassent plus qu’un dans l’imaginaire collectif allemand.

Crépuscule d’une idole

Et pourtant, figure historique et personnage fictionnel sont en réalité bien moins ressemblants qu’il n’y paraît. Des recherches conduites à l’occasion d’une exposition des œuvres de Nolde à Francfort, en 2014, puis d’une exposition à Berlin, en 2019, sur ses agissements pendant la période nazie ont permis de révéler la véritable histoire de Nolde et de le séparer, une bonne fois pour toutes, de son double fictionnel.

Si Nolde a bel et bien été interdit de vendre et d’exposer ses peintures, il n’a pas fait l’objet d’une interdiction de peindre. Les « peintures invisibles » sont une reconstruction a posteriori du peintre lui-même. Fait plus accablant : Nolde a rejoint le parti nazi dès 1934, et aspirait même à devenir un artiste officiel du régime.

Pour couronner le tout, Nolde était profondément antisémite. Persuadé que son œuvre était l’expression d’une âme « germanique », avec tous les sous-entendus racistes que cette affirmation suggère, il a passé de nombreuses années à tenter de convaincre Hitler et Goebbels que ses œuvres n’étaient pas « dégénérées » comme l’étaient, selon eux, celles des juifs.

Dire que le mythe construit par Nolde, puis solidifié par le roman de Lenz, a éclipsé la vérité historique ne suffit pourtant pas à expliquer qu’il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans pour que la vérité sur Nolde soit dite. Il semblerait plutôt que, dans le cas de Nolde, la fiction ait été bien plus attrayante que la vérité. Lenz ne fait-il pas dire à son personnage Nansen sur la peinture, que l’« on commence à voir […] quand on invente ce dont on a besoin » ? En voyant dans le personnage fictionnel Nansen le peintre Emil Nolde, les Allemands ont pu inventer ce dont ils avaient besoin pour surmonter un passé douloureux : un héros, qui aurait résisté, lui, au nazisme. La réalité est, quant à elle, bien plus nuancée.

The Conversation

Ombline Damy a reçu des financements de La Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP) dans le cadre du financement de sa thèse.

29.04.2025 à 17:32

« Bref », ou le loser au travail, une figure de la résistance

Thomas Simon, Assistant Professor, Montpellier Business School

La saison 2 de la série « Bref » est un véritable succès. Son protagoniste incarne le loser moderne, révélant avec humour des leçons précieuses sur le monde du travail.
Texte intégral (2245 mots)
La figure du loser incarne peut-être un moyen de résister dans une société tertiarisée. Disney+

La saison 2 de Bref est un véritable succès. Son protagoniste incarne le loser moderne, révélant avec humour des leçons précieuses sur le monde du travail.


Le 14 février dernier, la plateforme Disney+ lançait la saison 2 de la shortcom Bref, après plus de dix ans d’absence sur les écrans. Très rapidement, cette nouvelle saison connaît un succès qualifié tantôt de « phénoménal » par la Walt Disney Company, tantôt de « stratosphérique » par le HuffPost.

Bref, S2, bande-annonce officielle (Disney+, 2025).

Composée de séquences très courtes, la série a un style de narration ultrarapide, presque frénétique, à rebours des formes classiques. Cette célérité, associée à une voix off omniprésente, permet une immersion immédiate dans le quotidien du personnage principal incarné par Kyan Khojandi : un trentenaire anonyme, célibataire, sans emploi, essayant tant bien que mal de prendre sa vie en main.


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Dans cette nouvelle saison, la série opère un virage audacieux avec un nombre d’épisodes réduits, mais un format par épisode plus long autour de trente à quarante minutes. Le personnage principal approche désormais de la quarantaine, mais continue d’enchaîner les échecs amoureux et professionnels.

Après les premières minutes d’espoir du premier épisode, le constat est sans appel : « Je » est en surpoids, sans emploi, à découvert et, surtout, seul au milieu de son appartement vide. En quoi ce personnage qui accumule les maladresses et les déconvenues est-il l’incarnation parfaite du loser ? Pourquoi nous parle-t-il autant, et quelles leçons peut-on tirer de ses expériences au travail ?


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Généalogie du loser

En décembre 2012, les anthropologues Isabelle Rivoal et Anne de Sales ont organisé une journée d’étude consacrée à une « anthropologie de la lose » à l’Université Paris Nanterre.

Lors d’une interview pour le HuffPost, Isabelle Rivoal est revenue sur les traits distinctifs du loser.

Il s’agirait d’un homme qu’on trouve partout, célibataire de surcroît, malhabile avec la gent féminine et désengagé sur le plan politique. Le loser, c’est finalement un has been, un antibranché, une « figure de la désynchronisation ». Dans une société moderne marquée par la performance et l’accélération, le loser est à côté de la plaque, décalé, à l’ouest. Il incarne une forme de détente et de relâchement face aux pressions de la modernité.

De Jean-Claude Dusse à Jeff Tuche, en passant par François Pignon dans le Dîner de cons, le loser est omniprésent dans les œuvres fictionnelles et cinématographiques. Il fait d’ailleurs l’objet d’une recension éclectique dans un essai intitulé La Figure du loser dans le film et la littérature d’expression française, publié par les professeures Carole Edwards et Françoise Cévaër. Elles y dépeignent quelques formes exemplaires de la lose, où l’art rejette la réussite et défie les conventions établies.

Le loser au travail, un manipulateur d’abstraction ?

Lorsque le loser rejoint le monde professionnel, ce sont deux univers aux logiques contradictoires qui entrent en collision. D’un côté, les entreprises louent le rendement, l’efficacité et la performance ; de l’autre, le loser se complaît dans la rêverie, la nonchalance et le dilettantisme.

Dès la saison 1 de Bref, le personnage principal tente de trouver sa place dans le monde du travail. Dans l’épisode intitulé « Bref. J’ai passé un entretien d’embauche », il enchaîne les bévues et les malentendus qui laissent peu d’espoir quant à l’issue réservée à sa candidature.

« Bref. J’ai passé un entretien d’embauche », Saison 1, Épisode 4, 2017.

Cet entretien raté ne l’empêche pas pour autant d’être embauché, dès l’épisode 12. Cette bonne nouvelle est de courte durée puisqu’il est affecté à l’intendance. On le retrouve en employé de bureau qui multiplie les tâches dérisoires au service de ses collègues. Véritable homme à tout faire, il ne produit rien de concret et finit par annoncer sa démission dans l’indifférence générale.

Se sentir inutile est peut-être une des caractéristiques majeures du loser au travail. On retrouve d’ailleurs cette vacuité dès l’épisode 2 de la saison 2, où le personnage principal se retrouve dans la même entreprise que son père et son frère. Son job est simple : être payé pour faire ce qu’on lui « demande de faire au moment où il faut le faire ». Il apporte des documents, des couverts en plastique pour les pots de départ et réapprovisionne la photocopieuse. Bref, il réalise des tâches insignifiantes.

Dans le cadre de ma thèse de doctorat consacrée à l’absurde en entreprise, certains jeunes diplômés interrogés, comme Adèle*, ont eux aussi dépeint cette vacuité des tâches confiées qui leur donnait l’impression d’être eux-mêmes inutiles au monde.

« Franchement, je dirais que mon job, c’est du grand n’importe quoi. […] Clairement, il n’est pas du tout utile à la société. Et le fait de ne pas être utile à la société fait que moi je ne me sens pas utile envers moi-même. »

Quand le loser incarne une forme de résistance passive

Le personnage de Gaston Lagaffe, né en 1957 dans le Journal de Spirou, est à sa façon, une autre incarnation de la lose au travail. De « héros sans emploi » à l’origine, il devient rapidement « garçon de bureau », sans que l’on sache précisément quelle est sa fonction : assistant, coursier, archiviste…

Le professeur Amaury Grimand en est persuadé : Gaston Lagaffe est un personnage conceptuel qui nous aide à penser le rapport au travail. Par son refus de s’aligner sur le rythme effréné de la vie de bureau pour imposer sa propre cadence, Gaston incarne une forme de résistance, celle d’un travail vivant qui échappe aux procédures, aux dispositifs de contrôle et aux règles en tout genre. En transformant une poubelle de bureau en panier de basket, Gaston réenchante les situations de la vie quotidienne en y instillant du plaisir, de la poésie et des relations nouvelles.

Amaury Grimand, Gaston Lagaffe, penseur du travail, Xerfi Canal, 2022.

Comme le rappelle Amaury Grimand,

« Les gaffes de Gaston ne doivent pas nécessairement être interprétées comme le signe d’une erreur, d’une incompétence ou bien encore de comportements déviants […] ; elles doivent plutôt être prises comme une invitation à agir autrement et à réinventer les cadres de pensée dominants de l’organisation. »

La médiocrité, un acte de résistance postmoderne ?

Le loser est finalement le parangon de la médiocrité, du « bof bof » et du « peut mieux faire ». Loin d’être une tare, la médiocrité fait même l’objet d’un « petit éloge » de la part du chroniqueur et humoriste Guillaume Meurice. Pour lui, nul doute que la médiocrité « autorise l’action sans la pression du résultat, pour le simple plaisir de se mettre en mouvement, pour la beauté du geste ». Faire preuve de médiocrité serait devenu aujourd’hui un acte de résistance face à un système obnubilé par l’excellence.

À rebours d’une culture française qui perçoit l’échec comme une incompétence ou une insuffisance cuisante, le philosophe Charles Pépin envisage quant à lui l’insuccès sous l’angle d’une chance pour se réinventer. Face à l’échec, deux voies sont possibles : considérer que l’échec est une étape sur le chemin de la réussite et ainsi persévérer pour atteindre l’objectif initial, ou alors bifurquer pour visiter un nouveau chemin d’existence. Dans les deux cas, il faut considérer la vie comme un flux dans lequel l’échec ne fait jamais office de condamnation éternelle.

Charles Pépin sur la vertu de l’échec (France Inter, 2016).

La lose comme éthique de vie

Dans Bref, il y aurait finalement une sorte de médiocrité assumée. Reconnaître ses limites, essayer sans trop y croire et ne pas chercher à être le meilleur à tout prix sont autant de façons pour le personnage principal de « bricoler dans l’incurable ». Il essaie, échoue et passe alors à autre chose, incarnant par là même une forme de résilience face à l’âpreté du monde.

Dans ces conditions, l’échec est considéré comme normal, comme une étape prévisible voire comme un rite de passage attendu. En se permettant d’être inefficace sans culpabilité, le personnage incarné par Kyan Khojandi nous propose une autre façon d’exister.

Si on s’identifie autant à cet antihéros, c’est parce qu’il fait écho à nos imperfections et à nos angoisses existentielles, comme le rappelle l’essayiste Jean-Laurent Cassely dans une interview récente au magazine le Point.

En somme, les saisons 1 et 2 de Bref mettent en scène toutes les qualités du loser au travail : déconnexion, incompréhension des codes, sincérité mal placée, échec répété. Mais cette orchestration se fait avec humour, tendresse et bienveillance. Le personnage principal n’est pas pathétique ; il est tout simplement humain. Et c’est probablement la force de cette série : elle donne la parole au commun des mortels, aux oubliés, à celles et ceux qui réussissent un peu, pas vraiment, voire pas du tout.

*Le prénom a été changé.

The Conversation

Thomas Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:31

Le travail est-il devenu un bien de consommation comme les autres ?

Fanny Poujol, Professeure des Universités, Département de Sciences de Gestion, CEROS - Centre d'études et de recherches sur les organisations et la stratégie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Éric Pezet, Professeur, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La notion de « marque employeur » gagne du terrain. Peut-on parler du travail comme d’un bien de consommation ? Quelles implications traduit cette irruption du langage du marketing dans le monde des RH ?
Texte intégral (1767 mots)
Le travail est-il un facteur d’exploitation, d’épanouissement ou d’expériences ? Thapana_Studio/Shutterstock

La notion de « marque employeur » gagne du terrain. Mais peut-on parler du travail comme d’un bien de consommation ? Quelles implications traduit cette irruption du langage du marketing dans le monde des RH ?


Peut-on parler du travail en termes de consommation et, si c’est le cas, quelle est la nature précise de cette consommation ? C’est à ces questions que nos recherches récentes visent à répondre. En effet, la place centrale de la consommation comme rapport social constitue une caractéristique majeure de société contemporaine, et elle n’a cessé de se renforcer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. De nombreux auteurs, notamment Jean Baudrillard, ont décrit ce phénomène qui fait de la consommation le mode majeur de rapport aux autres et à soi.

Depuis quelques années, le vocabulaire de la consommation est aussi de plus en plus mobilisé pour parler du travail. Cela constitue un changement majeur parce que le travail était jusqu’ici une activité qui échappait à la consommation. Au mieux, il en était la condition.

Le langage du travail est l’activité, renvoyant aux notions d’« effort » et de « peine » alors que le langage de la consommation est celui de « l’utilité pour soi » et du « plaisir ».

Une promesse de travail enrichissant

La notion très en vogue de « marque employeur » renvoie à l’utilisation des techniques du marketing appliquées aux aspects RH de l’entreprise.

Les salariés ne se voient plus proposer un emploi, un salaire et des conditions de travail, mais une « expérience ». Des spécialistes de la question s’évertuent à rendre l’image de l’entreprise attractive et promettent une expérience de travail enrichissante. Le but ultime consiste à attirer des candidats de qualité, mais aussi à fidéliser les salariés en place.


À lire aussi : Quand les avis en ligne des salariés prennent à contre-pied la communication des employeurs


Parallèlement, des activités d’évaluation et de comparaison des entreprises entre elles, du point de vue de la qualité de vie au travail, se sont développées. Pour cela, de nouvelles institutions sont apparues, aux fonctions et aux méthodes proches de celles employées dans le monde de la consommation. La langue de communication devient de plus en plus celle du marketing. Le but affiché vise à choisir un travail en comparant les entreprises, comme le proposent Great place to work, Best place to work… ou encore LinkedIn avec un classement des entreprises, sur le critère du développement de carrière.

Conjointement, dans les entreprises, la mobilité professionnelle est de moins en moins perçue comme un signe d’instabilité, mais devient synonyme de dynamisme. La mobilité du salarié à la recherche d’expériences de travail enrichissantes place l’attractivité et la rétention du personnel au centre des préoccupations RH.


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Quand le travail aliène

Ce passage du travail de la contrainte au plaisir marque une rupture par rapport au référentiel courant sur le travail mobilisé dans la recherche. Ce référentiel quand il s’inscrit dans une approche néomarxiste insiste sur la dissymétrie des rapports de pouvoirs entre employeurs et employés et sur les rapports de domination. À l’inverse, dans une tradition néoclassique, le travail est considéré en termes de courbe d’utilité pour un agent économique.

Dans la conception marxiste, les salariés ne font que vendre leur propre force de travail et l’expérience offerte par les entreprises est limitée à l’expérience du commandement. Le renouvellement de la force de travail qui est épuisée par l’effort suppose une consommation réparatrice, et c’est ce que propose la société de consommation. Or, la consommation, par nature éphémère,ne permet pas la prise de conscience de soi : le travail est une source d’aliénation de l’individu. Dans cette perspective la seule expérience qui vaille est celle de la résistance à la domination au travail.

Une approche dite humaniste

L’approche humaniste du travail adoucit la perspective néoclassique, en laissant entrevoir la possibilité d’une expérience positive. Dans ce cadre conceptuel, la notion de marque employeur peut avoir un sens.


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BFM Business, 2023.

Par exemple, pour le sociologue Georges Friedmann, les conditions de travail contribuent à la réparation de l’effort par l’environnement amical, la possibilité de carrière. Elles doivent aussi récompenser l’effort par un salaire attractif. Un équilibre peut être trouvé dans la relation de travail :

« Il faut qu’il (le salarié) accorde à son entreprise un minimum de son potentiel technique, de sa participation morale : ce qui réciproquement suppose, pour lui, un minimum de salaire, de satisfaction, de sentiment de bien-être. »

La marque employeur expérientielle

En promettant de faire de soi-même une œuvre, la marque employeur communique sur l’expérience, qui est une promesse d’œuvre ; savoir si la promesse est ou non respectée est une autre question. La notion de marque employeur s’adresse à un « salarié expérientiel », c’est à-dire un salarié qui a un projet pour lui-même. Du point de vue de la recherche en gestion des ressources humaines, cela implique que la théorie à même de parler de ce salarié, de ce qu’il vit et ressent ne peut pas être une théorie qui explique la domination, ni une théorie qui porte sur la satisfaction au travail.

C’est davantage une théorie du rapport expérientiel au monde, comme celle du philosophe pragmatiste John Dewey. Pour cette recherche, nous nous sommes attachés à la philosophie pragmatiste en mobilisant l’approche de la consommation expérientielle d’Holbrook. Cette approche intègre la dimension expérientielle du travail et le rapport de consommation de travail pour faire œuvre de soi-même. Cette approche pragmatiste analyse le travail comme une succession d’expériences, avec lesquelles les individus construisent leurs vies.


À lire aussi : Comment la philosophie de John Dewey nous aide à former les citoyens de demain


Une approche critique du travail

Notre recherche établit la possibilité de concevoir le travail comme une consommation, dès lors cette consommation peut faire l’objet de critiques. Comme la junk food est dénoncée, les bullshit jobs doivent aussi l’être. Comme l’addiction à l’alcool est dangereuse, l’addiction au travail est un risque.

Notre recherche identifie sept dimensions de la marque employeur expérientielle :

  • l’instrumentalité – rémunération et flexibilité du travail ;

  • l’excellence – vision stratégique et innovation ;

  • le statut – qualité des produits et réputation de l’organisation ;

  • l’estime – capacité du management à valoriser les collaborateurs (formation, reconnaissance) ;

  • le fun – émulation collective ;

  • l’éthique – honnêteté et intégrité du management ;

  • le social – qualités professionnelles et personnelles des collègues de travail.

La pratique managériale est l’un des aspects majeurs de la consommation de travail, elle est décrite à travers quatre dimensions :

  • la dimension « estime » exprime la capacité du management à valoriser les collaborateurs à travers la formation et la reconnaissance de la créativité ;

  • la dimension « fun » revoie à la capacité du management à stimuler l’envie d’apprendre et le travail d’équipe ;

  • La dimension « éthique » montre l’importance attachée à l’honnêteté à l’intégrité du management ;

  • et la dimension « sociale » montre que la dimension collective fait partie de la consommation de travail, elle est donnée par les qualités professionnelles et personnelles des collègues de travail : intelligent, travailleur, ayant l’esprit d’équipe…

L’apport de cette recherche est de décrire les dimensions de l’expérience de travail. Il fournit les bases d’une analyse des différents rapports expérientiels possibles au travail, qui seront évalués par la combinaison individuelle de ces dimensions, leur intensité et leur durée.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:31

BD : L’Héritage du dodo (épisode 1)

Mathieu Ughetti, Illustrateur, vulgarisateur scientifique, Université Paris-Saclay

Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay

La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp.
Texte intégral (935 mots)
Retrouvez chaque semaine un nouvel épisode de la BD L'Héritage du dodo en exclusivité sur The Conversation France Mathieu Ughetti, Fourni par l'auteur

La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Pour s’y plonger, suivons la figure du dodo, cet oiseau endémique de l’île Maurice désormais éteint. Découvrez en exclusivité, chaque mercredi, les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp.


L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…

On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !


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Une BD de Franck Courchamp & Mathieu Ughetti
Qui sommes-nous ?

Republication des planches sur support papier interdite sans l’accord des auteurs


Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur X @AXAResearchFund.

The Conversation

Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo.

Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:30

Trump face aux juges : le bras de fer

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s’en prend avec virulence aux juges, qu’il accuse de s’opposer à sa volonté par parti pris politique. Mais ceux-ci refusent de plier.
Texte intégral (3065 mots)

Selon Donald Trump, les décisions rendues contre ses décrets les plus controversés s’expliquent par le fait que les juges ayant pris ces décisions seraient tous de gauche et déterminés à l’empêcher de mettre en œuvre le programme pour lequel il a été élu. Des accusations qui ne résistent pas à l’examen : en réalité, les juges tentent d’exercer leur rôle de contre-pouvoir face à un exécutif qui considère les lois du pays, et même la Constitution, comme des obstacles irritants et injustifiés.


Pendant quarante ans, Donald Trump a eu des dizaines de démêlés avec la justice. Jusqu’en 2020, il apparaissait comme un justiciable difficile guidé par Roy Cohn, son avocat sans scrupule ; mais après sa défaite à la présidentielle de novembre 2020, il a basculé dans une dénonciation violente, systématique et populiste du système judiciaire.

Alors que 60 juges différents ont conclu à l’absence de fraude électorale et estimé que la victoire de Joe Biden ne souffrait d’aucune contestation, le perdant s’est lancé dans de multiples diatribes accusant les juges d’être des « gauchistes » maladivement hostiles à sa personne. Poursuivi au niveau fédéral pour des faits graves (ses tentatives de s’opposer à la certification des résultats de l’élection de novembre 2020 et la conservation à son domicile privé de Floride de documents classés secret défense) ainsi qu’au niveau des États (deux affaires pénales et plusieurs au civil, pour fraude financière, harcèlement et diffamation), Trump passe aux insultes et menaces contre les procureurs qui osent le poursuivre et contre les magistrats qui se prononcent sur les diverses motions fantaisistes et manœuvres spécieuses de ses avocats.

Mais grâce à ses habituelles manœuvres dilatoires et à l’aide d’une juge nommée par lui (Aileen Cannon en Floride) et l’appui de la Cour suprême (rappelons que durant son premier mandat, il a nommé au sein de ce cénacle de neuf juges trois juges très conservateurs), il n’est condamné que dans une affaire mineure à New York – l’affaire Stormy Daniels – dans laquelle le juge, en raison de son élection, a renoncé à prononcer une peine.

Sa réélection en novembre 2024 annonçait une nouvelle salve d’attaques contre les institutions judiciaires du pays ; et au bout de cent jours, on peut constater que le bras de fer est bel et bien enclenché.

Le pouvoir judiciaire, cible de toutes les attaques

Depuis son retour à la Maison Blanche, le 20 janvier 2025, Trump a signé plus de 130 décrets dont bon nombre sont contraires à la loi : limogeages massifs de fonctionnaires, gel des subventions fédérales aux agences et aux États ou à la Constitution par la tentative de mettre fin au droit du sol sans amendement à la Loi fondamentale. Ce qui a suscité une avalanche de référés et d’actions en justice afin d’éviter le « préjudice irréparable », qui est le critère d’intervention des juridictions en procédure d’urgence.


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Une soixantaine de juges a déjà statué contre Trump, suspendant l’application de plusieurs décrets, exigeant la réintégration de fonctionnaires limogés en violation de leurs droits, la levée du gel sur les sommes votées par le Congrès et destinées à certaines agences dont l’agence de développement international Usaid, ou encore l’interdiction temporaire (par la Cour suprême) de la poursuite des expulsions vers le Venezuela en vertu de la loi sur les ennemis étrangers (Alien Ennemies Act).


À lire aussi : Trump et la lutte contre les migrants : ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire… et ce qu’il peut faire


Il est difficile de s’y retrouver car, souvent, les recours sont intentés devant plusieurs juges et, selon les cas, la décision émane d’un juge de première instance, d’une cour d’appel ou même de la Cour suprême, saisie en procédure d’urgence, qui a déjà statué plusieurs fois en matière d’immigration en particulier.

Trump est entouré de radicaux extrémistes partisans de la doctrine de l’exécutif unitaire (c’est-à-dire favorables à un pouvoir exécutif tout-puissant), qui le poussent à ne pas se plier aux décisions de justice et qui inondent les réseaux sociaux de critiques et de menaces de mise en accusation et de destitution de ces juges.

Pourtant, tous ne sont pas des « juges Obama » ou d’affreux gauchistes, loin de là. Bon nombre ont été nommés par Ronald Reagan (John C. Coughenour), par George W. Bush ou par Trump lui-même (Carl J. Nichols). Le juge James E. Boasberg, au centre du contentieux sur l’expulsion d’immigrés vers l’Amérique latine, a été nommé en 2002 par George W. Bush à la Cour supérieure du district de Columbia, puis promu par Obama ; le très respecté juge J. Harvie Wilkinson a, quant à lui, été nommé en 1984 par Ronald Reagan à la Cour d’appel du quatrième circuit, où il siège depuis quarante ans.

Le fait qu’il faille « préciser » le cursus d’un juge afin de justifier ses décisions est d’ailleurs en soi un signe de la polarisation doublée de désinformation qui caractérise les États-Unis aujourd’hui. Tâche quasi impossible quand une juriste accomplie, comme la juge Paula Xinis, nommée en 2015, donc par Obama, rend une décision rejetant l’expulsion d’un immigré salvadorien, pourtant fondée sur le droit et non sur ses opinions personnelles. Le juge Engelmayer, nommé par Obama, qui a refusé à Elon Musk l’accès aux données privées et confidentielles du Trésor, a même été accusé de « fomenter un coup d’État contre le gouvernement élu », tweet repris par de nombreux abonnés et retweeté par Musk.

Post d’Elon Musk sur X, 8 février 2025.

Selon les membres de l’administration, les commentateurs de Fox News et les troupes Maga (Make America Great Again), ces juges sont des activistes qui n’auraient pas le droit de s’opposer à l’action « légitime » du président. C’est ce qu’a déclaré le vice-président J. D. Vance, qui, dès 2021, citait le 7e président Andrew Jackson, furieux d’une décision rendue par la Cour suprême de l’époque, qui aurait déclaré : « Le président de la Cour a rendu sa décision. Qu’il se débrouille maintenant pour la faire appliquer. »

Depuis qu’il est redevenu président, Trump dispose du soutien logistique et de la chambre d’écho de cette blogoshère de droite qui répercute critiques, accusations et demandes de destitution afin de délégitimer le pouvoir judiciaire et, par la répétition permanente, d’acclimater l’idée que les juges sont des militants de gauche empêchant le président de faire ce que lui ont demandé des électeurs qui lui ont offert en novembre dernier « une victoire écrasante » – en fait, un peu plus de 49 % des suffrages.

Ces accusations sont un bel exemple des retournements de logique dont Trump est passé maître. Ce sont les juges qui violeraient la Constitution et mettraient la démocratie en danger en s’opposant au chef de l’État. Trump et ses alliés cherchent à réécrire l’histoire de façon à inscrire leurs assauts contre le système judiciaire dans la lignée d’autres présidents, notamment le démocrate Franklin D. Roosevelt (en fonctions de 1932 à 1945). Ce dernier, confronté à l’opposition systématique de la Cour qui invalidait les lois du New Deal, avait envisagé d’y ajouter quelques membres. Devant l’opposition unanime des républicains et des démocrates, Roosevelt avait dû renoncer à son projet ; mais les juges de la Cour suprême avaient finalement évolué. Ce qui confirme que la Cour ne peut durablement être trop en avance (comme elle le fut, dans les années 1960, quand elle a jugé la ségrégation inconstitutionnelle et qu’elle a renforcé les droits civiques et les libertés individuelles) ou en retard (comme à l’époque du New Deal et, peut-être, actuellement) sur l’opinion majoritaire dans le pays.

Deux inconnues majeures subsistent : que fera la Cour suprême en dernier ressort ? Et l’administration Trump se pliera-t-elle à ses décisions ?

Menaces et intimidations inacceptables dans un État de droit

Trump et ses affidés ont menacé plusieurs juges de destitution. Il avait, dès 2017, déjà appelé à celle du juge Curiel – d’origine mexicaine mais né aux États-Unis – qu’il accusait d’être « un Mexicain qui le haïssait à cause du mur de frontière ».

En 2023, Trump a réclamé la destitution du juge Engoron, appelé à se prononcer sur les pratiques de fraude financière massive au sein de l’empire Trump. Les juges fédéraux, nommés à vie, peuvent faire l’objet de la même procédure de mise en accusation que le président en cas de « trahison, corruption ou autres faits graves ».

Au cours de l’histoire des États-Unis, seuls 15 juges ont été mis en accusation par la Chambre et seulement huit ont été destitués par le Sénat — pour alcoolisme ou fraude fiscale, mais pas pour la teneur de leurs décisions. En d’autres termes, cette procédure exceptionnelle n’a jamais été et ne saurait être mise en œuvre en cas de désaccord avec les décisions rendues par le juge.

C’est ce qu’a souligné le président de la Cour suprême, John Roberts, le 19 mars dernier, intervenant une nouvelle fois dans le débat pour rappeler qu’en cas de désaccord avec une décision, il y a la voie normale de l’appel.

Or, il est difficile de ranger John Roberts parmi les « gauchistes » : c’est lui qui a, entre autres, accordé une immunité quasi totale à Donald Trump dans la décision rendue par la Cour, le 1er juillet 2024.


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Son intervention est bien un signe de la gravité de la situation. Le président de la Cour suprême se sent obligé de rappeler l’indépendance de la justice, les juges ne pouvant être l’objet de menaces, de pressions et d’accusations diverses de la part des membres de l’administration et de la blogoshère de droite.

Le Chief Justice Roberts avait déjà repris le président Trump en 2018, lui expliquant qu’il n’y avait pas de « juges Obama » ou de « juges Trump », mais des juges compétents et dévoués qui font de leur mieux pour appliquer le droit en toute justice. Puis, dans son rapport annuel, rendu le 31 décembre 2024, le président de la Cour avait dénoncé les attaques personnelles visant les juges :

« La violence, l’intimidation et la défiance sont totalement inacceptables, car elles minent notre république et la primauté du droit. »

Ces menaces sont effectivement inacceptables dans un État de droit et dans un système où les contre-pouvoirs fonctionnent, mais elles mettent le doigt sur une vraie difficulté. Le pouvoir judiciaire a été créé comme étant « le plus faible », expliquait Alexander Hamilton dans le Fédéraliste. Il ne dispose ni de l’épée (l’exécutif) ni du porte-monnaie (le législatif). Dès lors, si l’exécutif viole la loi ou la Constitution et refuse d’exécuter ses décisions lui ordonnant d’agir ou de ne pas agir, il n’y a pas grand-chose que le pouvoir judiciaire puisse faire de lui-même.

Quels contre-pouvoirs ?

La Cour suprême a accepté plusieurs saisines en urgence et a rendu plusieurs décisions temporaires et nuancées dans les affaires d’expulsion de migrants vers le Venezuela, mais qui ont été présentées par l’administration Trump comme des victoires politiques. Sur le fond, il n’est pas certain qu’elle invalide certains des actes du président, y compris le décret, clairement inconstitutionnel, qui prétend abolir le droit du sol sans amender la Constitution. Peut-être pour éviter une crise constitutionnelle dans l’hypothèse où l’administration refuserait de se plier à ses décisions.

Le Congrès est pour le moment aux ordres, mais il semble se réveiller sur la question des droits de douane : plusieurs sénateurs républicains ont tenté de revenir sur les habituelles délégations de pouvoir au président en matière de politique commerciale. La résolution bipartisane en ce sens n’a aucune chance d’être adoptée, mais c’est un signal fort qui montre que les élus ont entendu le mécontentement des citoyens. Or, les élections de mi-mandat (Midterms) auront lieu en novembre 2026, et une bonne partie des élus se présenteront de nouveau. Au cours des deux années à venir, le Congrès pourrait bloquer de nombreuses velléités autoritaires du président.

Aux États-Unis, les sursauts viennent toujours de la base et du peuple. C’est à l’opinion publique de pousser les élus à agir, d’inciter la Cour suprême à jouer son rôle de contre-pouvoir et de garant de la Constitution et des libertés, et de faire comprendre à l’administration Trump qu’elle doit respecter la Constitution et les valeurs de la primauté du droit (Rule of Law).

The Conversation

Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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