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29.04.2025 à 17:28

Adolescentes et résistantes pendant la Seconde Guerre mondiale : naissance d’un engagement

Marie Picard, Doctorante en sociologie, Université de Rouen Normandie

Si elles sont souvent restées dans l’ombre, un certain nombre de jeunes femmes, parfois encore adolescentes, se sont engagées dans la Résistance. Qui étaient-elles ?
Texte intégral (1734 mots)

Si elles sont souvent restées dans l’ombre, un certain nombre de jeunes femmes, parfois encore adolescentes, se sont engagées dans la Résistance. Qui étaient-elles ? Comment leur action pendant la Seconde Guerre mondiale a-t-elle orienté leurs choix et leur militantisme à venir ? La recherche s’empare de ces questions.


En avril 1945, le camp de concentration de Mauthausen en Autriche est libéré par les forces alliées. Gisèle Guillemot fait partie des prisonnières et des prisonniers évacués. Résistante, elle avait été arrêtée deux ans plus tôt, en avril 1943. Comme elle, de nombreuses jeunes femmes se sont engagées contre l’ennemi nazi.

Quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des zones d’ombre persistent autour de ces figures, « ossature invisible de la Résistance ». Qui étaient-elles ? Comment sont-elles entrées en résistance ? Quelle place cet engagement a-t-il eu dans leur parcours ?


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À partir d’une recherche en cours sur les résistantes en Normandie, cet article propose de se pencher sur les parcours de certaines d’entre elles. Elles ont entre 15 et 20 ans au début de la guerre et lors de leurs premiers actes de résistance. Leurs actions sont diverses : distributions de tracts, sabotages, transports d’armes et de matériel, transmission de renseignements, rédaction et impression de journaux clandestins…

La Résistance se définit comme un mouvement social particulièrement complexe et original. L’engagement militant et politique que cela sous-tend pose la question de son origine et de ses causes. Les résistantes justifient généralement leurs actions comme naturelles et allant de soi. Mais l’observation de leurs parcours biographiques amène à questionner les déterminants sociaux et politiques issus de leur enfance et les différentes sphères de socialisation côtoyées.

Premiers pas vers la Résistance : un héritage familial ?

La famille est généralement caractérisée comme la principale sphère de socialisation politique primaire. Dans le cas des jeunes résistantes, les événements vécus dans ce cadre, ainsi que les valeurs transmises par l’éducation montrent une réelle politisation pendant l’entre-deux-guerres.

Les positionnements idéologiques des parents des résistantes, lorsqu’ils sont identifiés, reflètent une enfance vécue dans un cadre orienté politiquement. Par ailleurs, dans leurs discours, les résistantes opèrent elles-mêmes la liaison entre leur éducation familiale et les idées déterminant leur engagement dans la Résistance.

C’est le cas de Paulette Lechevallier-Renault, née en 1920, 19 ans au début des hostilités. Si ses parents, décédés jeunes, n’ont pas manifesté d’orientations politiques claires, elle porte une attention particulière au rejet de l’injustice, inculqué par son père, qui l’a conduite à « ne pas accepter la guerre ».

« Simone Segouin, portrait d’une jeune femme dans la Résistance » (France 3 Centre-Val de Loire, 2021).

Certains événements historiques sont prégnants dans les biographies des résistantes. La Première Guerre mondiale en particulier laisse une trace dans le parcours des familles, en figurant d’abord comme un des événements historiques selon lequel les individus situent leur propre parcours.

Marie-Thérèse Fainstein, née Lavenue, est née en 1921, soit « trois ans après la fin de la Première Guerre mondiale » comme elle le précise dans un témoignage. D’autres résistantes ont connu la perte d’un parent, souvent leur père, décédé sur le front, tué par les Allemands.

L’occupation du territoire par les Allemands rappelle d’ailleurs pour les familles l’occupation vécue jusqu’à la Grande Guerre, en particulier en Alsace-Lorraine. L’existence d’un sentiment patriotique est commune au sein des différentes familles. Cet attachement à l’identité nationale s’observe dans les discours des résistantes relatifs à leur prise de décision et à leur volonté d’agir.La famille s’illustre donc comme un espace où les marques des contextes sociohistoriques et politiques forment des dispositions à l’engagement militant.

De même, les constats autour de la socialisation primaire à l’engagement dépassent les clivages de genre entre hommes et femmes présents dans la société française de l’entre-deux-guerres où l’éducation à la contestation et au militantisme est plutôt transmise aux garçons qu’aux filles.

Un militantisme nourri par l’école et les pairs

La socialisation par l’école ainsi que par les pairs renforce ces dispositions et contribue à forger l’outillage politique des résistantes. Aussi, bien que des résistantes agissent dans des cellules de résistance familiales, pour d’autres, les premières actions se font dans des cercles extérieurs à l’environnement parental.

La décision d’agir est inhérente à un militantisme qui s’exerce déjà, en lien avec d’autres causes politiques défendues à cette période. Par exemple, la prise de position face à la non-intervention en Espagne est citée de nombreuses fois dans les carrières de militantes des résistantes. Cet élément matérialise un militantisme affirmé : participation aux campagnes de solidarité, actions de solidarité envers les enfants espagnols…

« Résistantes. Des histoires passées sous silence », War Memories, IUT de Lannion, 2019.

Gisèle Guillemot date notamment le « commencement » de sa vie politique lors de ses 14 ans, au moment de l’accueil des réfugiés espagnols en France auquel elle a contribué.

Le cadre scolaire et les études forment un espace de socialisation politique parallèle, où les espaces d’expression sont multiples. Le rôle joué par l’école est fondamental dans le parcours de Gisèle Guillemot et, en particulier, l’influence de ses directeurs, dans son engagement antifasciste et contre l’occupant nazi :

« C’est dans cette école que j’ai pris le goût de la vie politique et sociale. »

Les canaux de construction des premières actions de résistance se font par l’entremise d’individus rencontrés lors des études. Le tournant de Marie-Thérèse Fainstein (née Lavenue) dans la Résistance débute par la lettre reçue d’une de ses camarades de l’École normale d’institutrices et cette question :

« Est-ce qu’on pourrait faire quelque chose ? »

Les étapes qui ont permis à ces jeunes femmes de devenir des résistantes traduisent des parcours variés et des espaces multiples de socialisation au militantisme. La famille, bien que partie prenante de la construction des idées politiques, s’accompagne d’autres groupes sociaux fréquentés par les résistantes, tels que les individus issus de leur lieu de formation ou leurs collègues et amis.

Les traces de la Résistance après la Libération

Pour ces jeunes femmes, dont les prises de position se construisent avant-guerre, la Résistance apparaît comme le terreau d’un engagement politique à venir.

Augusta Pieters, née Dolé, avait à peine 18 ans au début de la guerre, et tout juste 20 ans lorsqu’elle effectue le ravitaillement de résistants et la liaison entre des membres du Parti communiste clandestin. Après-guerre, elle participe activement à la mise en place de l’Union des femmes françaises (UFF) à Dieppe et milite au Parti communiste français (PCF). Lors des élections municipales de 1959, elle est candidate sur la liste du PCF dans cette même ville. Son engagement se poursuit, notamment pendant la guerre d’Algérie qu’elle réprouve en menant des actions diverses.

En parallèle, les résistantes s’illustrent dans des engagements associatifs, constitutifs d’une continuité des groupes sociaux issus de la Résistance, y compris de la déportation.

Gisèle Guillemot milite en particulier au sein de la Fédération nationale des déportés, internés et résistants patriotes (FNDIRP).

De son côté, Marie-Thérèse Fainstein (née Lavenue) est membre de plusieurs associations, telles que l’Association de déportés et internés de la Résistance et familles de disparus en Seine-Maritime (ADIF).

Les 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale voient la multiplication des initiatives mémorielles, et les résistantes elles-mêmes ont joué un rôle dans ce processus à partir des années 1980 et 1990.

Leurs témoignages émergent, notamment dans le cadre scolaire, accompagnés de l’injonction aux jeunes générations :

« Ne pas oublier. »

The Conversation

Marie Picard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:23

L’interaction humain-machine, des années 1960 à l’intelligence artificielle, itinéraire d’un pionnier

Michel Beaudouin-Lafon, Chercheur en informatique, Université Paris-Saclay

Chloé Mercier, Chercheuse en modélisation informatique et cognitive pour l'éducation, Université de Bordeaux

Serge Abiteboul, Directeur de recherche à Inria, membre de l'Académie des Sciences, École normale supérieure (ENS) – PSL

Michel Beaudouin-Lafon est un chercheur en informatique français, il est l’un des pionniers de l’interaction humain-machine.
Texte intégral (4211 mots)

Cet article est publié en collaboration avec Binaire, le blog pour comprendre les enjeux du numérique.


Michel Beaudouin-Lafon est un chercheur en informatique français dans le domaine de l’interaction humain-machine. Il est professeur depuis 1992 à l’Université de Paris-Saclay. Ses travaux de recherche portent sur les aspects fondamentaux de l’interaction humain-machine, l’ingénierie des systèmes interactifs, le travail collaboratif assisté par ordinateur et plus généralement les nouvelles techniques d’interaction. Il a co-fondé et a été premier président de l’Association francophone pour l’interaction humain-machine. Il est membre senior de l’Institut universitaire de France, lauréat de la médaille d’argent du CNRS, ACM Fellow et, depuis 2025, membre de l’Académie des sciences.


Binaire : Pourrais-tu nous raconter comment tu es devenu un spécialiste de l’interaction humain-machine ?

Michel Beaudouin-Lafon : J’ai suivi les classes préparatoires au lycée Montaigne à Bordeaux. On n’y faisait pas d’informatique, mais je m’amusais déjà un peu avec ma calculatrice programmable HP29C. Ensuite, je me suis retrouvé à l’ENSEEIHT, une école d’ingénieur à Toulouse, où j’ai découvert l’informatique… un peu trop ardemment : en un mois, j’avais épuisé mon quota de calcul sur les cartes perforées !

À la sortie, je n’étais pas emballé par l’idée de rejoindre une grande entreprise ou une société de service. J’ai alors rencontré Gérard Guiho de l’université Paris-Sud (aujourd’hui Paris-Saclay) qui m’a proposé une thèse en informatique. Je ne savais pas ce que c’était qu’une thèse : nos profs à l’ENSEEIHT, qui étaient pourtant enseignants-chercheurs, ne nous parlaient jamais de recherche.

Fin 1982, c’était avant le Macintosh, Gérard venait d’acquérir une station graphique dont personne n’avait l’usage dans son équipe. Il m’a proposé de travailler dessus. Je me suis bien amusé et j’ai réalisé un logiciel d’édition qui permettait de créer et simuler des réseaux de Pétri, un formalisme avec des ronds, des carrés, des flèches, qui se prêtait bien à une interface graphique. C’est comme ça que je me suis retrouvé à faire une thèse en IHM : interaction humain-machine.

Binaire : Est-ce que l’IHM existait déjà comme discipline à cette époque ?

M. B.-L. : Ça existait mais de manière encore assez confidentielle. La première édition de la principale conférence internationale dans ce domaine, Computer Human Interaction (CHI), a eu lieu en 1982. En France, on s’intéressait plutôt à l’ergonomie. Une des rares exceptions : Joëlle Coutaz qui, après avoir découvert l’IHM à CMU (Pittsburgh), a lancé ce domaine à Grenoble.

Binaire : Et après la thèse, qu’es-tu devenu ?

M. B.-L. : J’ai été nommé assistant au LRI, le laboratoire de recherche de l’Université Paris-Sud, avant même d’avoir fini ma thèse. Une autre époque ! Finalement, j’ai fait toute ma carrière dans ce même laboratoire, même s’il a changé de nom récemment pour devenir le LISN, laboratoire interdisciplinaire des sciences du numérique. J’y ai été nommé professeur en 1992. J’ai tout de même bougé un peu. D’abord en année sabbatique en 1992 à l’Université de Toronto, puis en détachement à l’Université d’Aarhus au Danemark entre 1998 et 2000, et enfin plus récemment comme professeur invité à l’université de Stanford entre 2010 et 2012.

En 1992, au cours d’un workshop au Danemark, j’ai rencontré Wendy Mackay, une chercheuse qui travaillait sur l’innovation par les utilisateurs. Un an plus tard, nous étions mariés ! Cette rencontre a été déterminante dans ma carrière pour combiner mon parcours d’ingénieur, que je revendique toujours, avec son parcours à elle, qui était psychologue. Wendy est spécialiste de ce qu’on appelle la conception participative, c’est-à-dire d’impliquer les utilisateurs dans tout le cycle de conception des systèmes interactifs. Je vous invite d’ailleurs à lire son entretien dans Binaire. C’est cette complémentarité entre nous qui fait que notre collaboration a été extrêmement fructueuse sur le plan professionnel. En effet, dans le domaine de l’IHM, c’est extrêmement important d’allier trois piliers : (1) l’aspect humain, donc la psychologie ; (2) le design, la conception, la créativité ; et (3) l’ingénierie. Ce dernier point concerne la mise en œuvre concrète, et les tests avec des vrais utilisateurs pour voir si ça marche (ou pas) comme on l’espère. Nous avons vécu la belle aventure du développement de l’IHM en France, et sa reconnaissance comme science confirmée, par exemple, avec mon élection récente à l’Académie des Sciences.

*Binaire : L’IHM est donc une science, mais en quoi consiste la recherche dans ce domaine ? *

M. B.-L. : On nous pose souvent la question. Elle est légitime. En fait, on a l’impression que les interfaces graphiques utilisées aujourd’hui par des milliards de personnes ont été inventées par Apple, Google ou Microsoft, mais pas vraiment ! Elles sont issues de la recherche académique en IHM !

Si on définit souvent l’IHM par Interface Humain-Machine, je préfère parler d’Interaction Humain-Machine. L’interaction, c’est le phénomène qui se produit lorsqu’on est utilisateur d’un système informatique et qu’on essaie de faire quelque chose avec la machine, par la machine. On a ainsi deux entités très différentes l’une de l’autre qui communiquent : d’un côté, un être humain avec ses capacités cognitives et des moyens d’expression très riches ; et de l’autre, des ordinateurs qui sont de plus en plus puissants et très rapides mais finalement assez bêtes. Le canal de communication entre les deux est extrêmement ténu : taper sur un clavier, bouger une souris. En comparaison des capacités des deux parties, c’est quand même limité. On va donc essayer d’exploiter d’autres modalités sensorielles, des interfaces vocales, tactiles, etc., pour multiplier les canaux, mais on va aussi essayer de rendre ces canaux plus efficaces et plus puissants.

Ce phénomène de l’interaction, c’est un peu une sorte de matière noire : on sait que c’est là, mais on ne peut pas vraiment la voir. On ne peut la mesurer et l’observer que par ses effets sur la machine et sur l’être humain. Et donc, on observe comment l’humain avec la machine peuvent faire plus que l’humain seul et la machine seule. C’est une idée assez ancienne : Doug Engelbart en parlait déjà dans les années 60. Et pourtant, aujourd’hui, on a un peu tendance à l’oublier car on se focalise sur des interfaces de plus en plus simples, où c’est la machine qui va tout faire et on n’a plus besoin d’interagir. Or, je pense qu’il y a vraiment une valeur ajoutée à comprendre ce phénomène d’interaction pour en tirer parti et faire que la machine augmente nos capacités plutôt que faire le travail à notre place. Par extension, on s’intéresse aussi à ce que des groupes d’humains et de machines peuvent faire ensemble.

La recherche en IHM, il y a donc un aspect recherche fondamentale qui se base sur d’autres domaines (la psychologie mais aussi la sociologie quand on parle des interactions de groupes, ou encore la linguistique dans le cadre des interactions langagières) qui permet de créer nos propres modèles d’interaction, qui ne sont pas des modèles mathématiques ; et ça, je le revendique parce que je pense que c’est une bonne chose qu’on ne sache pas encore mettre le cerveau humain en équation. Et puis il y a une dimension plus appliquée où on va créer des objets logiciels ou matériels pour mettre tout ça en œuvre.

Pour moi, l’IHM ne se résume pas à faire de nouveaux algorithmes. Au début des années 90, Peter Wegener a publié dans Communications of the ACM – un des journaux de référence dans notre domaine – un article qui disait « l’interaction est plus puissante que les algorithmes ». Cela lui a valu pas mal de commentaires et de critiques, mais ça m’a beaucoup marqué.

*Binaire : Et à propos d’algorithmes, est-ce que l’IA soulève de nouvelles problématiques en IHM ? *

M. B.-L. : Oui, absolument ! En ce moment, les grandes conférences du domaine débordent d’articles qui combinent des modèles de langage (LLM) ou d’autres techniques d’IA avec de l’IHM.

Historiquement, dans une première phase, l’IA a été extrêmement utilisée en IHM, par exemple pour faire de la reconnaissance de gestes. C’était un outil commode, qui nous a simplifié la vie, mais sans changer nos méthodes d’interaction.

Aux débuts de l’IA générative, on est un peu revenu 50 ans en arrière en matière d’interaction, quand la seule façon d’interagir avec les ordinateurs, c’était d’utiliser le terminal. On fait un prompt, on attend quelques secondes, on a une réponse ; ça ne va pas, on bricole. C’est une forme d’interaction extrêmement pauvre. De plus en plus de travaux très intéressants imaginent des interfaces beaucoup plus interactives, où on ne voit plus les prompts, mais où on peut par exemple dessiner, transformer une image interactivement, sachant que derrière, ce sont les mêmes algorithmes d’IA générative avec leurs interfaces traditionnelles qui sont utilisés.

Pour moi, l’IA soulève également une grande question : qu’est-ce qu’on veut déléguer à la machine et qu’est-ce qui reste du côté humain ? On n’a pas encore vraiment une bonne réponse à ça. D’ailleurs, je n’aime pas trop le terme d’intelligence artificielle. Je n’aime pas attribuer des termes anthropomorphiques à des systèmes informatiques. Je m’intéresse plutôt à l’intelligence augmentée, quand la machine augmente l’intelligence humaine. Je préfère mettre l’accent sur l’exploitation de capacités propres à l’ordinateur, plutôt que d’essayer de rendre l’ordinateur identique à un être humain.

*Binaire : La parole nous permet d’interagir avec les autres humains, et de la même façon avec des bots. N’est-ce pas plus simple que de chercher la bonne icône ? *

M. B.-L. : Interagir par le langage, oui, c’est commode. Ceci étant, à chaque fois qu’on a annoncé une nouvelle forme d’interface qui allait rendre ces interfaces graphiques (avec des icônes, etc.) obsolètes, cela ne s’est pas vérifié. Il faut plutôt s’intéresser à comment on fait cohabiter ces différentes formes d’interactions. Si je veux faire un schéma ou un diagramme, je préfère le dessiner plutôt que d’imaginer comment le décrire oralement à un système qui va le faire (sans doute mal) pour moi. Ensuite, il y a toujours des ambiguïtés dans le langage naturel entre êtres humains. On ne se contente pas des mots. On les accompagne d’expressions faciales, de gestes, et puis de toute la connaissance d’un contexte qu’un système d’IA aujourd’hui n’a souvent pas, ce qui le conduit à faire des erreurs que des humains ne feraient pas. Et finalement, on devient des correcteurs de ce que fait le système, au lieu d’être les acteurs principaux.

Ces technologies d’interaction par la langue naturelle, qu’elles soient écrites ou orales, et même si on y combine des gestes, soulèvent un sérieux problème : comment faire pour que l’humain ne se retrouve pas dans une situation d’être de plus en plus passif ? En anglais, on appelle ça de-skilling : la perte de compétences et d’expertise. C’est un vrai problème parce que, par exemple, quand on va utiliser ces technologies pour faire du diagnostic médical, ou bien prononcer des sentences dans le domaine juridique, on va mettre l’être humain dans une situation de devoir valider ou non la décision posée par une IA. Et en fait, il va être quand même encouragé à dire oui, parce que contredire l’IA revient à s’exposer à une plus grande responsabilité que de constater a posteriori que l’IA s’est trompée. Donc dans ce genre de situation, on va chercher comment maintenir l’expertise de l’utilisateur et même d’aller vers de l’upskilling, c’est-à-dire comment faire pour qu’un système d’IA le rende encore plus expert de ce qu’il sait déjà bien faire, plutôt que de déléguer et rendre l’utilisateur passif. On n’a pas encore trouvé la façon magique de faire ça. Mais si on reprend l’exemple du diagnostic médical, si on demande à l’humain de faire un premier diagnostic, puis à l’IA de donner le sien, et que les deux ont ensuite un échange, c’est une interaction très différente que d’attendre simplement ce qui sort de la machine et dire oui ou non.

Binaire : Vous cherchez donc de nouvelles façons d’interagir avec les logiciels, qui rendent l’humain plus actif et tendent vers l’upskilling.

M. B.-L. : Voilà ! Notre équipe s’appelle Ex Situ, pour Extreme Situated Interaction. C’est parti d’un gag parce qu’avant, on s’appelait In Situ pour Interaction Située. Il s’agissait alors de concevoir des interfaces en fonction de leur contexte, de la situation dans laquelle elles sont utilisées.

Nous nous sommes rendus compte que nos recherches conduisaient à nous intéresser à ce qu’on a appelé des utilisateurs « extrêmes », qui poussent la technologie dans ses retranchements. En particulier, on s’intéresse à deux types de sujets, qui sont finalement assez similaires. D’un part, les créatifs (musiciens, photographes, graphistes…) qui par nature, s’ils ont un outil (logiciel ou non) entre les mains, vont l’utiliser d’une manière qui n’était pas prévue, et ça nous intéresse justement de voir comment ils détournent ces outils. D’autre part, Wendy travaille, depuis longtemps d’ailleurs, dans le domaine des systèmes critiques dans lequel on n’a pas droit à l’erreur : pilotes d’avion, médecins, etc.

Dans les industries culturelles et créatives (édition, création graphique, musicale, etc.), les gens sont soit terrorisés, soit anxieux, de ce que va faire l’IA. Et nous, ce qu’on dit, c’est qu’il ne s’agit pas d’être contre l’IA – c’est un combat perdu de toute façon – mais de se demander comment ces systèmes vont pouvoir être utilisés d’une manière qui va rendre les humains encore plus créatifs. Les créateurs n’ont pas besoin qu’on crée à leur place, ils ont besoin d’outils qui les stimulent. Dans le domaine créatif, les IA génératives sont, d’une certaine façon, plus intéressantes quand elles hallucinent ou qu’elles font un peu n’importe quoi. Ce n’est pas gênant au contraire.

Binaire : L’idée d’utiliser les outils de façon créative, est-ce que cela conduit au design ?

M. B.-L. : Effectivement. Par rapport à l’ergonomie, qui procède plutôt selon une approche normative en partant des tâches à optimiser, le design est une approche créative qui questionne aussi les tâches à effectuer. Un designer va autant mettre en question le problème, le redéfinir, que le résoudre. Et pour redéfinir le problème, il va interroger et observer les utilisateurs pour imaginer des solutions. C’est le principe de conception participative, qui implique les acteurs eux-mêmes en les laissant s’approprier leur activité, ce qui donne finalement de meilleurs résultats, non seulement sur le plan de la performance mais aussi et surtout sur l’acceptation.

Notre capacité naturelle d’être humain nous conduit à constamment réinventer notre activité. Lorsque nous interagissons avec le monde, certes nous utilisons le langage, nous parlons, mais nous faisons aussi des mouvements, nous agissons sur notre environnement physique ; et ça passe parfois par la main nue, mais surtout par des outils. L’être humain est un inventeur d’outils incroyables. Je suis passionné par la facilité que nous avons à nous servir d’outils et à détourner des objets comme outils ; qui n’a pas essayé de défaire une vis avec un couteau quand il n’a pas de tournevis à portée de main ? Et en fait, cette capacité spontanée disparaît complètement quand on passe dans le monde numérique. Pourquoi ? Parce que dans le monde physique, on utilise des connaissances techniques, on sait qu’un couteau et un tournevis ont des propriétés similaires pour cette tâche. Alors que dans un environnement numérique, on a besoin de connaissances procédurales : on apprend que pour un logiciel il faut cliquer ici et là, et puis dans un autre logiciel pour faire la même chose, c’est différent.

C’est en partant de cette observation que j’ai proposé l’ERC One, puis le projet Proof-of Concept OnePub, qui pourrait peut-être même déboucher sur une start-up. On a voulu fonder l’interaction avec nos ordinateurs d’aujourd’hui sur ce modèle d’outils – que j’appelle plutôt des instruments, parce que j’aime bien l’analogie avec l’instrument de musique et le fait de devenir virtuose d’un instrument. Ça remet en cause un peu tous nos environnements numériques. Pour choisir une couleur sur Word, Excel ou Photoshop, on utilise un sélecteur de couleurs différent. En pratique, même si tu utilises les mêmes couleurs, il est impossible de prendre directement une couleur dans l’un pour l’appliquer ailleurs. Pourtant, on pourrait très bien imaginer décorréler les contenus qu’on manipule (texte, images, vidéos, son…) des outils pour les manipuler, et de la même façon que je peux aller m’acheter les pinceaux et la gouache qui me conviennent bien, je pourrais faire la même chose avec mon environnement numérique en la personnalisant vraiment, sans être soumis au choix de Microsoft, Adobe ou Apple pour ma barre d’outils. C’est un projet scientifique qui me tient à cœur et qui est aussi en lien avec la collaboration numérique.

Binaire : Par rapport à ces aspects collaboratifs, n’y a-t-il pas aussi des verrous liés à la standardisation ?

M. B.-L. : Absolument. On a beau avoir tous ces moyens de communication actuels, nos capacités de collaboration sont finalement très limitées. À l’origine d’Internet, les applications s’appuyaient sur des protocoles et standards ouverts assurant l’interopérabilité : par exemple, peu importait le client ou serveur de courrier électronique utilisé, on pouvait s’échanger des mails sans problème. Mais avec la commercialisation du web, des silos d’information se sont créés. Aujourd’hui, des infrastructures propriétaires comme Google ou Microsoft nous enferment dans des “jardins privés” difficiles à quitter. La collaboration s’établit dans des applications spécialisées alors qu’elle devrait être une fonctionnalité intrinsèque.

C’est ce constat qui a motivé la création du PEPR eNSEMBLE, un grand programme national sur la collaboration numérique, dont je suis codirecteur. L’objectif est de concevoir des systèmes véritablement interopérables où la collaboration est intégrée dès la conception. Cela pose des défis logiciels et d’interface. Une des grandes forces du système Unix, où tout est très interopérable, vient du format standard d’échange qui sont des fichiers textes ASCII. Aujourd’hui, cela ne suffit plus. Les interactions sont plus complexes et dépassent largement l’échange de messages.

C’est frustrant car on a quand même fait beaucoup de progrès en IHM, mais il faudrait aussi plus d’échanges avec les autres disciplines comme les réseaux, les systèmes distribués, la cryptographie, etc., parce qu’en fait, aucun système informatique aujourd’hui ne peut se passer de prendre en compte les facteurs humains. Au-delà des limites techniques, il y a aussi des contraintes qui sont totalement artificielles et qu’on ne peut aborder que s’il y a une forme de régulation qui imposerait, par exemple, la publication des API de toute application informatique qui communique avec son environnement. D’ailleurs, la législation européenne autorise le reverse engineering dans les cas exceptionnels où cela sert à assurer l’interopérabilité, un levier que l’on pourrait exploiter pour aller plus loin.

Cela pose aussi la question de notre responsabilité de chercheur pour ce qui est de l’impact de l’informatique, et pas seulement l’IHM, sur la société. C’est ce qui m’a amené à m’impliquer dans l’ACM Europe Technology Policy Committee, dont je suis Chair depuis 2024. L’ACM est un société savante apolitique, mais on a pour rôle d’éduquer les décideurs politiques, notamment au niveau de l’Union européenne, sur les capacités, les enjeux et les dangers des technologies, pour qu’ils puissent ensuite les prendre en compte ou pas dans des textes de loi ou des recommandations (comme l’AI ACT récemment).

Binaire : En matière de transmission, sur un ton plus léger, tu as participé au podcast Les petits bateaux sur Radio France. Pourrais-tu nous en parler ?

M. B.-L. : Oui ! Les petits bateaux. Dans cette émission, les enfants peuvent appeler un numéro de téléphone pour poser des questions. Ensuite, les journalistes de l’émission contactent un scientifique avec une liste de questions, collectées au cours du temps, sur sa thématique d’expertise. Le scientifique se rend au studio et enregistre des réponses. A l’époque, un de mes anciens doctorants ou étudiants avait participé à une action de standardisation du clavier français Azerty sur le positionnement des caractères non alphanumériques, et j’ai donc répondu à des questions très pertinentes comme “Comment les Chinois font pour taper sur un clavier ?”, mais aussi “Où vont les fichiers quand on les détruit ?”, “C’est quoi le com dans.com ?” Évidemment, les questions des enfants intéressent aussi les adultes qui n’osent pas les poser. On essaie donc de faire des réponses au niveau de l’enfant mais aussi d’aller un petit peu au-delà, et j’ai trouvé cela vraiment intéressant de m’adresser aux différents publics.

Je suis très attaché à la transmission, je suis issu d’une famille d’enseignants du secondaire, et j’aime moi-même enseigner. J’ai dirigé et participé à la rédaction de manuels scolaires des spécialités informatiques SNT et NSI au Lycée. Dans le programme officiel de NSI issu du ministère, une ligne parle de l’interaction avec l’utilisateur comme étant transverse à tout le programme, ce qui veut dire qu’elle n’est concrètement nulle part. Mais je me suis dit que c’était peut-être l’occasion d’insuffler un peu de ma passion dans ce programme, que je trouve par ailleurs très lourd pour des élèves de première et terminale, et de laisser une trace ailleurs que dans des papiers de recherche…

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:22

Blackout dans le sud de l’Europe : une instabilité rare du réseau électrique

Anne Blavette, Chargée de recherche CNRS en génie électrique, École normale supérieure de Rennes

En Espagne, au Portugal et dans le sud de la France, une coupure massive de courant a eu lieu lundi 28 avril. Alors que les causes sont encore inconnues, une spécialiste répond à nos questions sur les instabilités des réseaux.
Texte intégral (2438 mots)
À Grenade, en Andalousie, où le courant a été coupé de 12h33 le 28 avril à 5h30 du matin le 29 avril 2025. Dexter Benjamin, CC BY-SA

Lundi 28 avril, l’Espagne, le Portugal et une partie du Pays basque français ont été touchés par une coupure d’électricité majeure qui a perturbé l’ensemble de la région. Alors que la situation est presque rétablie moins de 24 heures plus tard, les causes de l’incident sont encore inconnues. Anne Blavette travaille sur l’optimisation de la gestion de l’énergie au sein des réseaux électriques avec un fort taux d’énergies renouvelables et répond à nos questions sur les instabilités des réseaux.


The Conversation : L’événement d’hier a surpris la population par son ampleur et ses conséquences sur le fonctionnement de pays entiers — des trains aux distributeurs de billets, en passant par l’accès à Internet perturbé jusqu’au Maroc — qui nous rappellent notre dépendance aux systèmes électriques. Quel est votre regard de spécialiste sur un tel événement ?

Anne Blavette : L’évènement qui s’est déclenché hier est assez incroyable, car un incident de cette ampleur géographique est très rare.

À l’heure actuelle, ses causes sont en cours d’investigation. Cependant, il est déjà impressionnant de voir que l’alimentation a presque entièrement été rétablie à 9h le lendemain matin, que ce soit au Portugal ou en Espagne, tandis que l’impact a été mineur en France (quelques minutes d’interruption).

On peut saluer l’efficacité des équipes des différents gestionnaires de réseau (espagnols, portugais et français) qui ont réalisé et réalisent encore un travail très important après les déconnexions et arrêts automatiques de liaisons électriques et centrales électriques, notamment avec des redémarrages zone par zone et le rétablissement progressif des connexions internationales. Ces opérations se font en parallèle des vérifications minutieuses de l’état du réseau. Cette procédure rigoureuse est nécessaire pour éviter que le réseau ne s’effondre à nouveau. Le travail ne sera pas encore achevé même lorsque l’ensemble de la population sera reconnecté, car les investigations sur l’origine de l’incident se poursuivront.


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Le Portugal et le Pays basque français ont aussi été touchés. Est-ce parce que les réseaux sont connectés localement ?

A. B. : Oui, le Portugal est connecté au réseau européen via l’Espagne, et des connexions existent entre l’Espagne et la France. Cela permet de mieux échanger de l’énergie et d’assurer en général une bien meilleure stabilité du réseau que des réseaux non interconnectés. D’ailleurs, la France participe à la réalimentation électrique de l’Espagne via les interconnexions.

Quelles sont les fragilités typiques d’un réseau électrique ?

A. B. : Un point important pour qu’un réseau électrique soit stable est que l’équilibre entre la consommation et la production d’électricité soit assuré à chaque instant (on parle d’équilibre production-consommation ou offre-demande).

Or, on a vu hier sur le réseau espagnol un brusque décrochage de la production/consommation de l’ordre d’une dizaine de gigawatts. Cela correspond à une perte d’environ 60 % de la consommation pour ce jour. Je cite le journal le Monde : « M.Sanchez a affirmé qu’il n’y avait “jamais” eu un tel “effondrement” du réseau électrique espagnol, précisant que “15 gigawatts” d’électricité avaient été “soudainement perdus"sur le réseau, le tout "en à peine cinq secondes” […] "Quinze gigawatts correspondent approximativement à 60 % de la demande" en électricité de l’Espagne à cette heure-là de la journée, a décrit le chef du gouvernement, qui a présidé une réunion de crise sur cette panne géante. »

La charge électrique en Espagne, telle qu’elle avait été prévue en orange, et celle, réelle, en violet. entsoe

Dans le cas d’un brusque décrochage de cet ordre, il y a une coupure électrique sur une grande région (qu’on qualifie de blackout), car le système devient instable. La raison du décrochage d’hier en Espagne semble encore inconnue et est en cours d’investigations par les gestionnaires de réseau et les autorités publiques.

Qu’est-ce qu’une instabilité du réseau électrique ? Qu’est-ce qui peut provoquer de telles instabilités ?

A. B. : Un réseau stable fonctionne dans des plages définies pour plusieurs grandeurs, notamment la fréquence et la tension électrique. En dehors de ces plages, le réseau peut être instable. Par exemple, si la tension en un point du réseau devient brusquement excessive, cela peut entraîner des déconnexions d’appareils qui se mettent en protection. Prenons, par exemple, le cas de panneaux photovoltaïques : s’ils se déconnectent, l’énergie qu’ils devaient produire peut manquer aux consommateurs, créant ainsi un déséquilibre entre la consommation et la production électrique. Sans opération de remédiation à ce problème, ce déséquilibre pourrait entraîner de graves conséquences pour le réseau électrique.

La seule opération à réaliser à ce stade est de délester très rapidement les consommateurs (c’est-à-dire réaliser une coupure électrique) afin de rétablir l’équilibre entre consommation et production, avant de pouvoir les réalimenter progressivement dans une configuration stable pour le réseau.

Si un incident peut provoquer un blackout, ce dernier peut aussi être provoqué par une succession d’éléments : on parle ainsi de « pannes en cascade ». Mais une panne, en cascade ou isolée, peut entraîner également une propagation à d’autres régions ou d’autres pays et accroître la sévérité de l’incident initial.

De nombreuses causes d’incident sont possibles : pannes de centrales électriques, phénomènes météorologiques extrêmes, etc.

Cependant, l’état du réseau électrique européen est contrôlé avec une grande vigilance par les gestionnaires de réseaux et bénéficie de systèmes automatisés permettant de réagir de façon de façon instantanée et adéquate dans l’urgence : cela a permis notamment de couper la propagation éventuelle vers la France en déconnectant la liaison de la France vers la Catalogne.

Cette carte présente le réseau de transport d’électricité existant (lignes de haute et très haute tension, pylônes électriques), ainsi que les ouvrages (lignes, postes électriques) en projet, ayant obtenus une déclaration d’utilité publique (DUP). RTE

Comme la consommation électrique de chacun varie tout le temps, la consommation à l’échelle d’un pays est variable. De même, certains moyens de production d’électricité utilisés (éolien, photovoltaïque…) présentent une production variable avec la météo. Les déséquilibres entre la production d’électricité et la consommation sont donc permanents, et une des tâches des gestionnaires de réseaux de transport d’électricité est d’équilibrer ce qui est produit et ce qui est consommé. Comment ces déséquilibres sont-ils gérés d’habitude ?

A. B. : Il y a tout d’abord un effet de foisonnement à l’échelle d’un pays qui permet de « lisser » les variations individuelles de chaque consommateur ou producteur : la consommation nationale est, par exemple, beaucoup plus lisse que les consommations individuelles. Cela la rend par ailleurs beaucoup plus prédictible, et l’équilibre offre-demande commence par un aspect de prédiction de la consommation, mais également des productions d’énergies renouvelables.

On vient ensuite compléter avec des moyens de production ou de stockage entièrement contrôlables (centrales thermiques, hydroélectricité…) qui permettront d’atteindre l’équilibre à chaque instant.

Bien entendu, certains déséquilibres imprévus peuvent exister et ils sont corrigés par de la réserve qui permet de maintenir la stabilité du réseau. Cette réserve est tirée par exemple d’une marge obligatoire de fonctionnement de centrales électriques (qui peuvent donc produire un peu plus ou un peu moins, selon les besoins). Or, dans le cas de l’Espagne, le déséquilibre était trop important pour réaliser cette compensation, étant plusieurs dizaines de fois supérieure aux réserves disponibles.

Mais il y a aussi d’autres moyens d’ajuster l’offre-demande en amont, notamment en déplaçant la consommation grâce à des tarifs incitatifs (par exemple des heures creuses lorsque la production photovoltaïque est à son maximum) ou par des informations citoyennes, comme ce qui est réalisé via EcoWatt. Dans ce dispositif géré par le gestionnaire de réseau de transport français RTE, les utilisateurs peuvent être alertés en cas de forte demande sur le réseau (généralement en hiver en France, à cause du chauffage électrique), afin de réduire leur consommation sur de courtes plages horaires qui peuvent être critiques pour le réseau ou nécessiter des moyens de production fortement émetteurs de CO2.

The Conversation

Anne Blavette a reçu des financements pour ses travaux de recherche de diverses agences et partenaires de financements, notamment l'ANR, l'ADEME, la région Bretagne, etc. et a collaboré/collabore avec divers partenaires publics et privés dont RTE, SRD, EDF, etc.

29.04.2025 à 16:37

Cyberattacks: how companies can communicate effectively after being hit

Paolo Antonetti, Professeur, EDHEC Business School

An effective communication strategy after a cyberattack can help a company position itself as a victim – if the strategy includes a commitment to affected consumers and employees.
Texte intégral (1461 mots)

In its latest annual publication, insurance group Hiscox surveyed more than 2,000 cybersecurity managers in eight countries including France. Two thirds of the companies in the survey reported having been the victim of a cyberattack between mid-August 2023 and September 2024, a 15% increase over the previous period. In terms of potential financial losses, Statista estimated that cyberattacks cost France up to €122 billion in 2024, compared to €89 in 2023 – a 37% rise.

A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!

The main forms of cyberattacks on French businesses, the recommendations for how companies can protect themselves, and the technical and legal responses they can adopt are well documented.

However, much less is known about appropriate communications and public relations responses to cyberattacks. The issues at stake are critical. When a company is the target of a cyberattack, should it systematically accept responsibility, or can it instead claim to be a victim to protect its reputation? A wrong answer can aggravate the situation and undermine the confidence of customers and investors.

Positioning as a victim

Our recent research questions the assumption that accepting causal responsibility should be the norm after a cyberattack: we show that positioning oneself as a victim can be more effective in limiting damage to one’s image – provided claims of victimhood are deployed intelligently.

There is evidence that firms need a strategy to present themselves effectively as victims of cybercriminals. Some firms, such as T-Mobile and Equifax, have in the past paid compensation to consumers while refusing to accept any responsibility, essentially presenting themselves as victims.

Similarly, the large French telecommunications operator Free presented itself as a victim when communicating about the large-scale cyberattack that affected its operations last October, which may have had an impact on its image. The UK’s TalkTalk initially framed itself as a victim of a cybercrime but was later criticized for its inadequate security measures.

Victimhood and sympathy

Clumsily declaring itself as the sole entity to blame or the sole victim of a cyberattack – which is what interests us here – can be risky and backfire on a company, damaging its credibility rather than protecting its reputation.

When companies present themselves as victims of cybercrime, they can elicit sympathy from stakeholders. People tend to be more compassionate toward businesses that depict themselves as wronged rather than those that deny responsibility or shift blame. In essence, this strategy frames the organization as a target of external forces beyond its control, rather than as negligent or incompetent. It leverages a fundamental social norm – people’s instinctive tendency to support those they see as victims.

But claims of victimhood must align with public expectations and the specific context of the breach. They should not be about shirking responsibility, but about acknowledging harm in a way that fosters understanding and trust. The following approaches and choices can help.

  • align with public perception

The reactions of stakeholders often depend on their understanding of the situation. If the attack is perceived as an external and malicious act, it is crucial for a company to adopt a consistent stance by emphasizing that it itself has been a victim. But if internal negligence is proven, claiming victim status could be counterproductive. The swiftness of a company’s response, the level of transparency and the relative stance taken are all part of a good strategy.

  • express support for stakeholders

Adopting a position of victimhood does not mean denying all responsibility or minimizing the consequences of an attack. The company must show that it takes the situation seriously by expressing empathy and commitment to affected stakeholders. It must pay particular attention to those affected inside the organization: a claim of victimhood should be part of an apology or a message expressing concern. An effective message must be sincere and oriented toward concrete solutions.

  • consider reputation

We find that it is easier for companies to claim victimhood persuasively if they are perceived as virtuous. This reputation can be due to a positive track record in terms of corporate social responsibility or because they are a not-for-profit institution (e.g. a library, a university or a hospital). Virtuous victims generate sympathy and empathy, and this is also reflected after a cyberattack.

  • highlight the harmfulness and sophistication of the attack

The results of our study also show that public acceptance of victim status is more effective when the cyberattack is perceived to be the work of highly competent malicious actors. It is also important for a company to persuade the public that the attack harmed the company, while keeping the main focus of the response on the public.

  • don’t complain

It is essential to distinguish between legitimate claims of victim status and communication that could be perceived as an attempt to exonerate oneself. An overly plaintive tone could undermine a company’s credibility. The approach should be factual and constructive, focusing on the measures taken to overcome the crisis.

  • test reactions before communicating widely

Companies’ responses to a cyberattack can vary depending on the context and the public. It is best to assess different approaches before embarking on large-scale communication. This can be done through internal tests, focus groups or targeted surveys. Subtle differences in the situation can cause important shifts in how the public perceives the breach and what the best response might be.

Our study sheds light on a shift in public expectations about crisis management: in the age of ubiquitous cybercrime, responsibilities are often shared. Poorly managed communication after a cyberattack can lead to a lasting loss of trust and expose a company to increased legal risks. Claiming victim status effectively, with an empathetic and transparent approach, can help mitigate the impact of the crisis and preserve the organization’s reputation.


This article was written with Ilaria Baghi (University of Modena and Reggio Emilia).

The Conversation

Paolo Antonetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 12:24

Une approche plus positive d’Alzheimer : identifier et préserver les capacités qui restent fonctionnelles

Susana López Ortiz, Personal Docente e Investigador en Ciencias de la Salud, Universidad Europea Miguel de Cervantes

Alejandro Santos-Lozano, Chair professor, Universidad Europea Miguel de Cervantes

Celia García Chico, Personal Docente e Investigador en Ciencias de la Salud, Universidad Europea Miguel de Cervantes, Universidad Europea Miguel de Cervantes

Le concept de « capacités intrinsèques » se concentre sur les facultés qui n’ont pas été perdues chez les malades d’Alzheimer. Une approche également prometteuse pour le vieillissement en bonne santé.
Texte intégral (2192 mots)
L’Organisation mondiale de la santé décline les capacités intrinsèques autour de cinq dimensions principales : la locomotion, la cognition, l’état psychologique, la vitalité et les capacités sensorielles d’audition et de vision. Studio Romantic/Shuttersrtock

Le concept de « capacités intrinsèques », défini par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), se concentre sur les facultés – sensorielles, psychologiques ou motrices – restées intactes chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Une nouvelle approche prometteuse pour cette pathologie, comme pour le vieillissement en bonne santé.


En 1967, Marta Cinta était danseuse étoile au New York City Ballet. Près de cinquante ans plus tard, en 2014, elle est arrivée dans une maison de retraite à Alicante, en Espagne, avec un diagnostic de maladie d’Alzheimer. Elle y a passé les dernières années de sa vie, jusqu’en mars 2020, date de son décès.

Lorsqu’elle est entrée en institution, de nombreuses personnes ont certainement pensé qu’il ne restait « plus rien d’elle ». Mais un jour, un thérapeute de l’initiative Música para Despertar (Musique pour l’éveil, en français, ndlr) a décidé de jouer la musique du célèbre ballet le Lac des cygnes, de Piotr Ilitch Tchaïkovski, et la réaction de Marta a ému toute l’Espagne.

Atteinte d’Alzheimer, l’ancienne ballerine Marta Cinta écoute le Lac des cygnes et la chorégraphie lui revient. Pierre-Louis Caron, France Info.

Vidéo tournée par Música para despertar (Musique pour l’éveil)

L’artiste d’origine espagnole a commencé à danser dans son fauteuil roulant, en bougeant ses bras avec une délicatesse qui semblait impossible pour une personne atteinte de sa maladie.


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La danse de Marta Cinta à un stade déjà avancé de la maladie a fait réfléchir à la possibilité de réorienter le traitement de la maladie d’Alzheimer : et si le cœur du problème résidait dans la manière dont nous comprenons les capacités dont disposent les personnes âgées qui souffrent de cette maladie ?

Définir les capacités intrinsèques

Pour apporter des réponses à cette question, nous nous référons d’abord au concept de capacités intrinsèques, introduit en 2015 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans son « Rapport mondial sur le vieillissement et la santé ». Selon les auteurs de rapport, le concept fait référence à l’ensemble des capacités physiques et mentales d’un individu à un moment donné, et non uniquement à ses déficits et à ses maladies.


À lire aussi : Qu’est-ce que la cognition ?


Depuis, l’OMS a identifié cinq dimensions principales autour des capacités intrinsèques : la locomotion, la cognition, l’état psychologique, la vitalité et les capacités sensorielles (définies par l’audition et la vision de la personne).

Une approche plus positive

À l’heure actuelle, les personnes âgées consultent un médecin quand un déclin évident de leurs capacités a déjà été constaté ou au moment où un événement indésirable survient. Cependant, des données scientifiques montrent que le déclin fonctionnel peut se manifester avant l’apparition de symptômes cliniques évidents de démence. De plus, nous savons que ce déclin peut être retardé, ou certains de ses aspects inversés, si des interventions appropriées sont mises en œuvre.

Dans cette logique, les capacités intrinsèques se concentrent sur l’évaluation des capacités qui sont maintenues (et non de celles qui sont perdues), ce qui peut se révéler particulièrement crucial dans les maladies neurodégénératives telles que la maladie d’Alzheimer.

L’anticipation comme stratégie

La maladie d’Alzheimer, qui est une pathologie neurodégénérative chronique et progressive, a traditionnellement été abordée dans une perspective qui se concentre uniquement et exclusivement sur la perte de mémoire. Cependant, cette conception peut être considérée comme réductrice, car elle minimise la détérioration de la personne et rend invisibles les capacités qui restent intactes, telles que les capacités sensorielles, psychologiques ou motrices.

L’approche fondée sur les capacités intrinsèques recherche précisément le contraire : observer, prévenir et préserver. De fait, la détection précoce de déficiences concernant certaines capacités ou d’autres peut aider à mettre en place des interventions individualisées et efficaces qui aident à maintenir des capacités intrinsèques adéquates plus longtemps.

De plus, une détérioration dans un des domaines de capacités intrinsèques peut entraîner une réaction en chaîne. Par exemple, une perte auditive non détectée peut conduire à un isolement social, ce qui peut affecter l’humeur et favoriser un mode de vie plus sédentaire.

Améliorer la vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer

Selon le « Rapport mondial 2023 sur la maladie d’Alzheimer », environ 40 % des cas de démence pourraient être évités ou retardés en agissant sur 12 facteurs de risque tout au long de la vie, notamment l’éducation, la sédentarité, l’hypertension ou la santé auditive.

(Ce rapport est édité par Alzheimer Disease International, ou ADI, une fédération internationale d’associations consacrées à la maladie d’Alzheimer et aux démences partout dans le monde. ADI revendique des « relations officielles » avec l’OMS, ndlr.)

Ces facteurs sont présents dès les premiers stades de la vie. De ce fait, la prévention relève, non seulement, du système de santé, mais aussi des politiques publiques, des communautés et des établissements d’enseignement.

Agir à ces différents niveaux ne nécessite pas d’interventions cliniques complexes, mais plutôt des stratégies individuelles et communautaires qui contribuent à renforcer les capacités intrinsèques de ces personnes. On citera, par exemple, la promotion de l’activité physique, qui renforce la dimension locomotrice ; la mise en œuvre de thérapies cognitives et de stimulations sensorielles, qui contribuent à améliorer la cognition ; ou la création de lieux de rencontre pour les personnes âgées, en raison de leur importance pour la prise en charge de l’aspect psychologique.


À lire aussi : Pour booster son cerveau, quelles activités physiques privilégier après 60 ans ?


À terme, au-delà des essais cliniques et de la recherche de nouveaux biomarqueurs, les capacités intrinsèques pourraient devenir une arme puissante pour anticiper les effets de la maladie d’Alzheimer et améliorer la vie des malades.

Une étude longitudinale dans laquelle a été analysée la trajectoire en termes de capacités intrinsèques de près de 15 000 personnes a montré que le déclin dans des domaines comme la locomotion et la cognition est fortement prédictif de l’apparition de démence, d’invalidité et de mortalité.

Objectif : préserver l’autonomie

Nous avons vu l’utilité des capacités intrinsèques pour appréhender la maladie d’Alzheimer selon une nouvelle approche. Elles se positionnent également comme l’un des principaux concepts pour comprendre le vieillissement en bonne santé. C’est ce qu’affirme la Décennie pour le vieillissement en bonne santé (2020-2030), un document qui présente la stratégie de l’OMS en matière de vieillissement et de santé.

Ce rapport définit le vieillissement en bonne santé comme

« le processus de développement et de maintien des aptitudes fonctionnelles qui permet aux personnes âgées de jouir d’un état de bien-être. Les aptitudes fonctionnelles sont les capacités qui permettent aux individus d’être et de faire ce qu’ils jugent valorisant ».

Les auteurs soulignent également que la qualité de vie des personnes âgées et de leurs familles, ainsi que des communautés dans lesquelles elles vivent, est l’objectif principal du vieillissement en bonne santé.


À lire aussi : Vivre plus longtemps, mais moins bien ? Les inégalités qui pèsent sur le grand âge


Pour y parvenir, l’OMS propose quatre domaines d’action clé pour passer d’un modèle de dépendance à un modèle de participation active :

  1. changer la façon dont nous concevons l’âge et le vieillissement ;

  2. créer des communautés qui soutiennent les capacités des personnes âgées ;

  3. fournir des soins intégrés et centrés sur la personne ;

  4. garantir l’accès aux soins de longue durée lorsqu’ils sont nécessaires.

Connaître et comprendre les dimensions qui composent les capacités intrinsèques et les facteurs de risque qui influencent l’apparition et la progression de la démence permettrait de développer des stratégies visant à préserver les capacités physiques et mentales des personnes âgées. Par exemple, au moyen d’activités ciblées telles que l’entraînement fonctionnel ou la stimulation cognitive.

En outre, l’intégration d’évaluations des capacités intrinsèques tout au long de la vie pourrait améliorer la compréhension des liens entre les processus qui sous-tendent le vieillissement et l’adhésion à des modes de vie sains.

Encourager ces habitudes permettrait, non seulement, d’accroître les bénéfices apportés par leur pratique, mais aussi de favoriser leur maintien à long terme, en promouvant un vieillissement actif, sain et indépendant.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

28.04.2025 à 17:28

Sur Internet, des adolescents confrontés de plus en plus jeunes à des images pornographiques

Laurence Corroy, Professeure des universités, Université de Lorraine

Confrontés de plus en plus tôt à des contenus pornographiques en ligne, les adolescentes et adolescents peinent à aborder le sujet avec les adultes qui les entourent.
Texte intégral (1946 mots)

Si les adolescentes et adolescents se retrouvent confrontés de plus en plus précocement à de la pornographie en ligne, il leur est très difficile d’aborder le sujet avec des adultes. Retour sur une enquête de terrain alors que les éditeurs de sites sont sommés d’instaurer un contrôle d’âge pour l’accès à ces contenus sensibles.


Dès que l’on parle des adolescents et de leurs relations au numérique, les débats se polarisent, sans qu’il y ait nécessairement le réflexe de recueillir leur témoignage. En recherche, il est pourtant extrêmement important de leur donner la parole, ce qui permet de mieux mesurer leur capacité d’analyse et de distance vis-à-vis des messages médiatiques.

Dans le cadre de l’étude Sexteens, menée en Grand Est, nous avons rencontré plus d’une soixantaine d’adolescents pour évoquer avec eux les représentations de la sexualité et de l’amour dans les séries pour ados qu’ils regardent. Ces séries ont la particularité de mettre en scène des personnages principaux du même âge qu’eux, la plupart évoluant dans un cadre qu’ils connaissent bien, celui du lycée.


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Au cours de cette enquête, nous avons décidé de les interroger sur leur rapport à la pornographie seulement s’ils abordaient spontanément eux-mêmes le sujet au cours de l’entretien. La question n’était pas au cœur de notre recherche, nous ne voulions néanmoins pas l’éluder si les adolescents la soulevaient.

Nous avons ainsi recueilli les paroles d’une vingtaine de lycéennes et de lycéens sur leur confrontation à la pornographie. Ces témoignages sont précieux pour comprendre le choc ressenti et les ambivalences perçues face à ces images obscènes, alors que de plus en plus de mineurs sont exposés à ce type de contenus et que les éditeurs de sites pornographiques sont sommés de contrôler l’âge des internautes.

Un âge précoce d’exposition

Le premier enseignement de ce terrain concerne l’âge d’exposition à des images pornographiques. Celles et ceux, majoritaires, qui ont été confrontés à de la pornographie sans l’avoir désiré, l’ont été avant l’entrée au collège et l’ont particulièrement mal vécu.

Qu’il s’agisse de pop-ups qui s’ouvrent sur des sites de streaming ou d’images montrées délibérément par des élèves ou des enfants de leur entourage souvent plus âgés, les lycéens racontent leur stupéfaction, proche de l’incompréhension, puis la honte ou l’effroi qu’ils ont ressentis, comme le rappelle Marco :

« Depuis tout petit, je traîne sur Internet, parce que mon père est informaticien. J’ai eu un ordinateur très tôt à la maison. Je me rappelle qu’une fois, je cherchais soit des informations sur un jeu, soit à regarder un film en streaming. Je devais avoir au maximum 10 ans. Et il y a eu une fenêtre pop-up qui s’est ouverte. Je n’ai même pas compris. Ça m’a fait peur. Je ne sais pas comment expliquer… J’étais un petit peu dégoûté, c’était plutôt un sentiment de répulsion, mais en même temps un peu intrigué. »

Pour celles et ceux qui ont désiré consulter volontairement des sites pornographiques, ils étaient collégiens. La pression à la conformité peut jouer, les autres élèves en ayant discuté devant eux. Il faut pouvoir en parler, montrer qu’on a grandi. Ce visionnage s’apparente alors à un rite de passage, pour de jeunes adolescents autour de 13 ans :

Charlotte : « C’était volontaire. Un jour, je sais pas, c’était le matin et j’étais sur mon ordinateur. Je me suis dit, “Bah, je pense que je me sens prête, et c’est le moment de, de voir en fait”, on m’avait déjà proposé de regarder, etc. J’avais dit non. »

Qui te l’avait proposé ?

Charlotte : « Des amis garçons au collège.»

Pour des adolescents avides d’informations sur la sexualité, la pornographie paraît une possibilité plus accessible que d’aborder la question directement avec leurs parents, à une période de bouleversement pubertaire :

Claire : « Ça doit être à 13 ans. Je crois que c’est moi qui avais cherché. Y avait peut-être une scène dans un film ou quelque chose comme ça. Ou moi qui avais cherché. Je vous dis 13 ans, parce c’est l’âge où j’ai eu mes règles et c’était parti. Je pense que c’était sur Internet. On ne va pas dire que ça m’avait choqué, mais en tout cas ça m’avait dégoûtée. Vraiment j’ai vu ça… Et encore, c’était sur un truc connu pour être féministe ! Et vraiment j’ai vu ça et me suis dit : “C’est pas pour moi.” »

La sidération et le dégoût ne provoquent pas chez les enfants, même très jeunes, le réflexe d’en parler à leurs parents. Bien au contraire. L’épreuve est vécue seul, éventuellement entre pairs si le visionnage a été en duo ou en groupe.

Quels que soient les sentiments et les émotions suscitées, aucun d’entre eux n’en a parlé à des adultes. Ces derniers semblent les grands absents, tant les jeunes rapportent craindre leurs réactions. Amélie, qui a visionné de la pornographie de façon accidentelle avec sa cousine, évoque son incapacité à en discuter :

« C’est resté entre nous. Déjà, on avait peur de se faire engueuler. Et puis, on n’avait trop rien à dire dessus. On a vu et on a fait : “Bon.” Et après, il y a eu la curiosité parce qu’on ne savait pas du tout ce que c’était. Du coup, on est restées devant par curiosité. »

Des critiques argumentées

Pour autant, à l’exception d’un seul garçon qui a témoigné de son plaisir à regarder tous les jours « pour se branler », et dont les critiques portaient uniquement sur les performances mises en scène, tous les autres lycéens ont dénoncé des rapports de genre problématiques dans les films pornographiques, estimant qu’ils sont « dégradants » pour les femmes, « déshumanisants » et qu’il s’agit souvent de « représentations violentes de la sexualité ». Ils dénoncent des scripts sexuels et des corps irréalistes qui deviennent vecteurs de complexes.

Enquête sur les jeunes et la pornographie en 2018 (France 3 Grand Est).

Les filles jugent ainsi de manière très négative les rapports sexuels mis en scène, en ce qu’ils peuvent susciter des attentes irréalistes de la part des garçons dans la vraie vie, et critiquent des standards esthétiques très éloignés de leurs propres vécus corporels. Les garçons, quant à eux, évoquent les durées des rapports qui « mettent la pression » et déconnectés du réel.

Enfin, plusieurs adolescents ont rappelé le caractère addictif des images pornographiques, sans qu’ils ne puissent ou ne veuillent en expliquer la raison. Ils déclarent avoir des amis qui en ont besoin « de temps en temps ». Garçons et filles prêtent essentiellement aux garçons une appétence pour la pornographie, comme le résume laconiquement Coralie :

« Mes amis garçons et mon copain, ben eux ils approuvent hein, c’est des garçons hein… Mais moi, je trouve que c’est pas super. »

Ces représentations genrées des usages corroborent en partie des études récentes qui montrent une fréquentation plus assidue et un temps passé sur les sites pornographiques bien plus importants pour les adolescents que pour les adolescentes.

Un dialogue nécessaire

Le dialogue avec les adultes est-il impossible ou souhaité ? Nos enquêtés se sont tous déclarés favorables à l’introduction de cette thématique dans le cadre de l’éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité.


À lire aussi : Une nouvelle éducation à la sexualité dans les établissements scolaires ?


Si discuter avec ses propres parents de la sexualité paraît difficile, voire impossible ou tabou pour beaucoup d’entre eux, cela ne signifie pas qu’ils ne désirent pas être accompagnés par les adultes. Ils aimeraient que le consentement, le plaisir et la pornographie soient systématiquement abordés à l’école. À l’instar d’Emmanuel, qui a apprécié la discussion sur la pornographie en classe et en a gardé un souvenir très vif :

« On avait comparé ça à une cigarette, parce que la première, elle est bien, parce que c’est la première et tout ça, et puis après, on se sent obligé de recommencer, de recommencer, de recommencer ! Puis en fait, c’est nocif. C’est nocif à mort ! Ça fait baisser la confiance en soi, c’est, c’est du gros cliché ! Puis surtout, les actrices, elles doivent être… elles doivent être exploitées, violées des fois. »

Déconstruire les messages médiatiques, développer son esprit critique, repérer les discours discriminatoires et sexistes, éduquer au consentement font partie d’une éducation aux médias et à l’information au sens large, fondamentale pour pouvoir prendre du pouvoir vis-à-vis d’images qui imposent par leur puissance itérative des scripts sexuels et des rapports de genre qui posent question. Les adolescents ont besoin de leurs aînés pour y parvenir. Soyons au rendez-vous.


Les entretiens ont eu lieu dans quatre lycées différents, en filières générales et technologiques et professionnelles. Julie Brusq, Mouna El Gaïed, Aurélie Pourrez, chercheuses à l’Université de Lorraine, au Crem (Centre de recherche sur les médiations. Communication – Langue – Art – Culture), ont participé à cette enquête.

The Conversation

Laurence Corroy a reçu des financements de la Maison des Sciences de l'Homme de Lorraine.

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