30.06.2025 à 15:01
Mélanie Bourdaa, Professeure en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Bordeaux Montaigne
Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux
À travers Querer et Adolescence, deux miniséries venues d’Espagne et du Royaume-Uni, 2025 aura vu la fiction européenne s’attaquer de front aux violences de genre et aux modèles de masculinité. Au-delà de leurs récits, ces œuvres posent une question cruciale : que peut la fiction pour sensibiliser à ces enjeux, dans les écoles, dans la sphère privée, comme dans l’espace public ?
On entend souvent que les séries influencent celles et ceux qui les regardent. Et généralement cette influence est décrite comme négative : les séries traduiraient et amplifieraient les stéréotypes, les violences, etc. Ce postulat est très éloigné des travaux de recherche. D’une part, ceux-ci démontrent que le public est (inégalement) actif, notamment en créant du discours face à ces imaginaires. D’autre part, les séries ne participent pas qu’à la diffusion de stéréotypes : elles les transforment et les tordent également.
Adolescence est une minisérie britannique de quatre épisodes qui a été diffusée en mars 2025 sur Netflix. Elle suit la mise en accusation pour meurtre (d’une camarade de classe) d’un garçon de 13 ans. Abordant simultanément les questions de masculinité, de féminicide et de l’impact des réseaux sociaux, la série reçoit un fort écho en France et devient le centre d’une discussion sur l’éducation des garçons et le rôle de l’école dans la déconstruction de la masculinité.
Querer est également une minisérie de quatre épisodes, mais tournée et conçue en Espagne. Elle a été diffusée en France en juin 2025 sur Arte. Elle suit Miren, qui porte plainte contre son mari pour viols répétés, après trente ans de mariage. La série met notamment en lumière les réactions et le soutien contrastés des proches, la difficulté de ce type de procès et la normalisation des violences au sein des couples. Diffusée peu après le procès médiatisé de Mazan, la série bénéficie d’un important bouche-à-oreille.
Les séries participent de la mise à l’agenda politique et médiatique de ces questions. C’est d’ailleurs l’un de leurs objectifs assumés. Le réalisateur de Querer, Eduard Sala, a déclaré que la série visait « non seulement à divertir mais aussi à changer le monde ». Le scénariste d’Adolescence, Stephen Graham, a déclaré souhaiter que « la série provoque des dialogues entre les parents et leurs enfants », considérant qu’elle « n’est que le début du débat ».
Querer comme Adolescence sont des dispositifs efficaces pour parler des violences et harcèlements sexistes et sexuels (VHSS) car elles ont su trouver des relais médiatiques importants dans la presse, à la radio et à la télévision.
Mais ce n’est pas tout, si la sensibilisation par les séries se fait, c’est également que le public en parle, notamment le public le plus engagé : les fans. La série devient un levier pour entamer des conversations dans les communautés en ligne, pour sensibiliser à ces questions ou pour partager son expérience et ainsi mettre en lumière les réalités des VHSS.
A contrario, la série peut également provoquer des réactions de cyberviolence et de cyberharcèlement de la part de publics toxiques. Il suffit pour cela de regarder les commentaires des posts Facebook sur la série Querer, où féministes et masculinistes argumentent sur les thèmes de la série. Pour la série Adolescence, les commentaires sur les comptes Instagram de fans mentionnent le besoin de voir la série pour mieux comprendre les adolescents et leur vie privée et sociale.
En juin 2025, s’inspirant d’une mesure prise au Royaume-Uni, la ministre de l’éducation nationale Élisabeth Borne a proposé que la série Adolescence soit utilisée comme support pédagogique à partir de la classe de quatrième. Querer (qui a reçu le grand prix au festival Séries Mania) semble emprunter le même chemin, notamment dans des formations en psychologie ou en criminologie.
Ce n’est pas la première fois que des séries sont mobilisées pour porter un discours de politique publique. En 2017, la série 13 Reasons Why, qui traite du harcèlement allant jusqu’au suicide d’une adolescente, avait bénéficié d’un site ressource avec des dispositifs de prévention et d’un documentaire post-série (Beyond the Reasons).
Utilisée dans des collèges et lycées anglophones avec des guides d’accompagnement pour éducateurs et parents, la série emboîte le pas d’une autre, plus connue encore : Sex Education. Celle-ci est la première teen serie portant aussi explicitement sur les questions de sexualité et de relations amoureuses, dans une approche sex-positive, très tolérante et ayant toujours à cœur la question du consentement. Un guide, « Le petit manuel Sex Education », a été mis à disposition pour des ateliers de prévention et de sensibilisation. Il est utilisé dans certains établissements scolaires. Bref, l’implémentation de séries dans des politiques éducatives ou de prévention : ce n’est pas tout à fait nouveau.
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Mais ne nous trompons pas : les séries, seules, ne constituent pas des supports de sensibilisation autonomes. Encore faut-il penser autour d’elles des dispositifs de médiation.
Les séries sont de plus en plus nombreuses à avertir de scènes de violences et à renvoyer vers des centres d’aide. Par exemple à partir de la saison 2, chaque épisode de 13 Reasons Why commence par un message d’avertissement : « Cet épisode contient des scènes qui peuvent heurter la sensibilité de certains spectateurs. » Un avertissement vidéo avec les acteurs précède également la diffusion : « Si vous êtes concerné par ces sujets, parlez-en à un adulte ou consultez le site 13reasonswhy.info ».
La série Sex Education s’est aussi prêtée à cet exercice : lors d’un épisode montrant une agression sexuelle dans un bus, des ressources officielles ont été diffusées sur les réseaux sociaux de la série et de la BBC, renvoyant notamment vers le centre d’aide britannique aux victimes de viol.
Les séries françaises sont plus discrètes dans l’intégration directe de liens dans les épisodes. Dans Skam, une série Slash/France Télévision qui suit le quotidien d’élèves de lycée, des messages apparaissent avec des liens vers le 3018 (cyberviolences), le 3919 (violences conjugales) ou vers SOS Homophobie à la fin de certains épisodes (notamment dans les saisons 4, 5 et 6, qui traitent respectivement de l’islamophobie, de la santé mentale et des violences contre partenaire intime). Le site Slash propose une page complète « Besoin d’aide », mentionnée dans les dialogues ou dans l’habillage final de la série.
Si sensibiliser aux questions de violences, de discrimination ou de santé mentale semble commencer à faire partie du « cahier des charges » implicite des séries qui abordent ces thématiques, séries et campagnes de sensibilisation publique ne sont pas en concurrence. Les séries résonnent avec le cadre légal de chaque pays de diffusion : la législation contre les violences de genre n’est pas la même en Espagne, en France ou au Royaume-Uni, et sa réception est propre à chaque contexte.
Dans certains cas, séries et politiques publiques peuvent gagner à jumeler leurs discours et leurs actions en matière de prévention et de sensibilisation. L’une des conditions est que les personnes en charge des actions de sensibilisation soient formées.
L’annonce aux agents de l’éducation nationale de l’arrivée d’Adolescence parmi les supports de sensibilisation pose ainsi question. Chez un grand nombre d’enseignants et d’infirmiers scolaires, les séries ne font pas partie de la culture pédagogique en routine. Sans culture commune (on pense notamment à des formations à l’outil sériel), il paraît abrupt de prétendre qu’une série puisse lutter efficacement contre les violences. D’autant plus que la série agit comme un révélateur de la parole, mais aussi des souvenirs – y compris post-traumatiques.
À cet égard, l’outil qu’est la série nécessite un double accompagnement par des encadrants formés à la fois à ce support mais aussi à l’accueil et à l’accompagnement de la parole.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
30.06.2025 à 12:17
Hédia Zannad, Associate professor, Neoma Business School
Loréa Baïada-Hirèche, Maître de conférences en management des ressources humaines, Institut Mines-Télécom Business School
Pour les salariés sans diplôme ou les réfugiés sans qualification reconnue en France, l’intégration professionnelle peut être un chemin semé d’embûches. Une étude montre la possibilité de contourner l’absence de réseaux ou de titres académiques en misant sur son capital psychologique.
Si la centralité du diplôme dans le processus de recrutement est une affaire de bon sens, seules les compétences et les performances devraient être prises en compte par la suite. Or, c’est rarement le cas. Bienvenue en France, où prévaut la « tyrannie du diplôme initial ».
Notre article « Quand tout est à (re)construire : la dynamique des ressources de carrière en contexte préjudiciable » est le fruit hybride du croisement entre deux recherches menées et publiées indépendamment l’une de l’autre. La première s’intéresse à la carrière des salariés peu qualifiés d’une grande entreprise française de télécoms – que nous appellerons T par souci d’anonymisation. La seconde s’interroge sur le devenir professionnel des réfugiés en France en provenance de zones de conflit telles que la Syrie ou l’Afghanistan.
Ces deux populations ont en commun de souffrir d’un capital sociologique – ressources économiques, sociales et culturelles – déficient au regard de leur environnement professionnel. Les premiers sont désavantagés par l’insuffisance de titres dans un environnement qui valorise les diplômes d’excellence, les seconds par la disqualification de leur bagage culturel et la disparition de leurs réseaux sociaux dans l’exil.
Alors, comment comprendre que certains réussissent sur le plan professionnel malgré l’absence ou le manque de qualifications ?
Pour répondre à cette question, nous avons fait appel au concept de « ressources de carrière ». Cette notion est composée des ressources psychologiques et sociales – les réseaux de proches –, des ressources en capital humain – éducation, formation, expérience – et des ressources identitaires – conscience de son identité professionnelle – qu’un individu peut mobiliser au service de sa carrière. À la lueur de ce concept, nous nous sommes appuyées sur l’analyse de 42 entretiens menés auprès de 24 salariés et de 18 réfugiés, suivant la méthodologie des récits de vie. L’enjeu : comprendre comment ces individus parviennent à développer des ressources de carrière au service de leur réussite professionnelle, à partir d’un capital sociologique faible.
Nos résultats montrent que près de la moitié des personnes interrogées, peu diplômées – ou aux qualifications non reconnues en France –, sont parvenues à s’inscrire dans des trajectoires professionnelles plus ascendantes que ce qu’une analyse sociologique aurait pu laisser prévoir.
Comment ? En étant capables de transformer leurs ressources personnelles – capital psychologique et valeurs personnelles – en ressources pour faire carrière.
Ce que révèle notre étude, c’est la puissance du capital psychologique – également nommé « PsyCap » – pour initier ou relancer une carrière… même en l’absence de capitaux sociologiques traditionnels. Le PsyCap est défini dans le cadre de la psychologie positive comme l’ensemble des forces et capacités psychologiques qui peuvent être développées pour améliorer la performance professionnelle. Il est constitué de quatre dimensions selon le professeur de gestion Fred Luthans : la confiance, l’optimisme, l’espoir et la résilience.
La confiance se rapporte à la foi qu’a une personne en sa capacité à transformer ses efforts en succès pour relever un défi.
L’optimisme renvoie à une attribution positive à propos du succès présent ou à venir.
L’espoir signe l’orientation résolue en direction des objectifs fixés par l’individu et, si nécessaire, son aptitude à faire bifurquer les chemins qui y conduisent pour remplacer ceux qui ont été contrariés.
La résilience se réfère à l’aptitude à rebondir, et même au-delà, lorsque l’individu rencontre de l’infortune.
L’analyse des récits de salariés et de réfugiés interviewés révèle trois processus distincts pour faire carrière sans diplôme ou réseaux sociaux en France : la construction, l’activation et l’obstruction.
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La construction concerne des personnes sans diplôme qui s’appuient sur leurs ressources psychologiques – résilience, détermination, optimisme, confiance en soi – ainsi que sur leurs qualités éthiques – altruisme, gratitude, humilité – pour bâtir leur parcours. L’ensemble de ces ressources psychologiques et éthiques agissent comme autant de leviers pour se créer des opportunités et transformer des obstacles en tremplins professionnels. Samuel, entré chez T sans qualification, gravit les échelons grâce à des formations, une validation des acquis (VAE) et l’appui de son management, jusqu’à un poste de direction :
« Une de mes qualités, c’est d’être assez fiable et quelqu’un à qui on peut confier des choses. Des managers ont cru en moi au-delà de ce que j’avais montré. Ils m’ont ouvert des champs possibles. »
La trajectoire des personnes interviewées montre que leur engagement attire le soutien de leur entourage professionnel. Il leur permet de trouver un emploi stable, d’acquérir des compétences par l’expérience et de construire petit à petit un projet professionnel.
Le deuxième groupe de répondants, qui représente un tiers de notre échantillon, suit une autre forme de parcours. S’ils détiennent un bon capital initial – diplôme, expérience –, ils s’appuient sur leurs ressources psychologiques pour faire carrière, selon un processus que nous avons appelé « activation ». Par exemple, Sami, réfugié et ex-journaliste iranien, mobilise ses acquis et reprend des études après une période d’adaptation difficile en France :
« Je travaillais dans le journal le plus prestigieux d’Iran, au poste le plus prestigieux… J’étais reconnu dans mon domaine… Je suis arrivé ici et je n’ai été transféré vers personne, j’ai dû repartir de zéro. Je suis devenu professeur particulier pour deux enfants parce qu’on me rendait un service ! Après cinq-six mois, j’ai trouvé un emploi de journaliste… Après dix-neuf mois, ils m’ont proposé un CDI. »
Ce processus d’activation concerne notamment les réfugiés dotés d’un capital humain initial solide – maîtrise de la langue française, études supérieures dans le pays d’origine. Leur réussite professionnelle est fondée sur leurs ressources psychologiques qui les aident à alimenter des efforts soutenus dans le sens de leur intégration. Elles semblent faciliter le travail de deuil, préalable nécessaire pour redémarrer leur vie dans un nouveau contexte.
Un quart de nos répondants éprouve un sentiment d’échec professionnel, alors qu’ils étaient pourtant dotés en capital sociologique.
Ils sont freinés par un état d’esprit négatif ou par un sentiment d’injustice, selon un mécanisme que nous avons appelé « obstruction ». Ils se focalisent sur les obstacles et refusent certaines opportunités. Certains réfugiés qui détenaient des positions privilégiées dans leur pays d’origine ne se résolvent pas à accepter un travail jugé trop sous-dimensionné par rapport à eux. On peut citer l’exemple de Néda, ingénieure, docteure et titulaire d’un MBA qui, malgré tous ses diplômes, perçoit sa carrière chez T de manière pessimiste, dénonçant des discriminations et rejetant le fonctionnement des réseaux internes :
« Ce ne sont pas les performances seulement : le réseau, la manière de se vendre, être au bon moment au bon endroit en discutant avec la bonne personne. À chaque fois que j’ai répondu à un poste ouvert sur Internet, il y avait toujours quelqu’un qui l’obtenait, cela me fait dire que tout le monde n’est pas égal. »
Peut-on conclure de cette recherche que la théorie du capital sociologique de Bourdieu pêche par excès de pessimisme ?
Sa théorie de l’espace social souligne l’importance des facteurs culturels et symboliques dans la reproduction des hiérarchies sociales. Si on s’en tient à cette lecture, la réussite est essentiellement liée à la détention de capitaux culturels (compétences, titres, diplômes) et symboliques, c’est-à-dire toute forme de capital culturel, social ou économique ayant une reconnaissance particulière au sein de la société. Cette vision réduit les chances de ceux qui en sont démunis.
Notre étude montre que si les inégalités de départ pèsent lourd, elles ne sont pas une fatalité. À condition de disposer ou d’acquérir de ressources psychologiques telles que la confiance en soi, l’optimisme, l’espoir, la résilience, il est possible de contourner l’absence de réseaux ou de diplômes en misant sur sa capacité à rebondir, à apprendre, à espérer. Et, parfois, à réussir là où rien ne le laissait présager.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
30.06.2025 à 12:17
Aneta Hamza-Orlinska, Professeure assistante en gestion des ressources humaines, EM Normandie
Jolanta Maj, Assistant Professor
Beaucoup de travailleurs free-lance éprouvent ou disent éprouver un sentiment de déconnexion vis-à-vis de l’organisation qui les emploie et de leurs collègues. Cela génère chez eux des sentiments d’aliénation, de stress et de frustration qui relèvent toutefois davantage de l’isolement professionnel que social. Comment les entreprises peuvent-elles repérer ces signaux faibles et mettre en place des mesures pour mieux les intégrer ?
Le travail indépendant a connu un fort essor ces dernières années avec le développement de la « gig economy », ou « économie des petits boulots ». Apparues avec les plateformes collaboratives telles qu’Uber ou Deliveroo qui n’emploient pas de salariés, mais travaillent avec des micro-entrepreneurs, ces nouvelles formes de travail ont engendré un malaise de plus en plus important chez les personnes ayant choisi ce statut professionnel. Si l’indépendance présente des avantages, elle rime aussi souvent avec isolement.
Les travailleurs free-lance se retrouvent, tant physiquement que mentalement, déconnectés de leurs collègues et de l’organisation, cumulant souvent plusieurs emplois et travaillant à distance. Malgré les opportunités d’intégrer des communautés virtuelles, ils demeurent particulièrement vulnérables à l’isolement, plus encore que les salariés permanents ou ceux en télétravail. Par ailleurs, leurs interactions avec les managers, superviseurs ou prestataires de services tendent à se réduire à des échanges strictement transactionnels, accentuant ainsi leur sentiment de solitude, qui demeure essentiellement professionnel.
Les entreprises font de plus en plus appel aux travailleurs en free-lance, qui opèrent parallèlement aux salariés traditionnels. Cependant, les dispositifs mis en œuvre pour identifier et intégrer ces professionnels restent identiques à ceux employés pour les équipes permanentes, alors qu’une intégration véritablement inclusive devrait prendre en compte la nature autonome, asynchrone et transactionnelle de leur mode de travail.
À lire aussi : Le management des travailleurs indépendants nécessite une communication adaptée
Les travailleurs en free-lance peuvent ressentir l’isolement professionnel sans forcément se sentir isolés socialement. En effet, la recherche établit une distinction claire entre ces deux concepts.
L’isolement social découle du fait que les besoins émotionnels ne sont pas comblés, notamment en raison de l’absence de liens spontanés et de relations de travail que l’on retrouve habituellement en présentiel, un phénomène exacerbé par le télétravail. À l’inverse, l’isolement professionnel se traduit par le sentiment d’être déconnecté des autres et privé d’informations essentielles, compromettant ainsi les interactions clés au sein de l’entreprise.
Bien que ces deux formes d’isolement soient liées à la séparation d’autrui, l’isolement social se caractérise par l’absence de proximité avec les autres, tandis que l’isolement professionnel se manifeste par une déconnexion perçue vis-à-vis des collègues ou par l’accès insuffisant aux ressources et à l’information nécessaires pour accomplir le travail.
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Les travailleurs indépendants se trouvent souvent géographiquement éloignés et n’aspirent pas nécessairement à établir des liens sociaux dans leur environnement professionnel. Parfois, ils sont amenés à collaborer sur des projets avec des salariés permanents ou d’autres free-lances dans un même espace, en ligne ou en présence physique. Pourtant, malgré ces interactions, ils se perçoivent souvent comme des externes, peu enclins à créer des liens sociaux, leur mission étant généralement limitée dans le temps.
Notre recherche, menée entre 2022 et 2025, se base sur une cinquantaine d’entretiens et l’observation de travailleurs indépendants employés par des plateformes ou des entreprises, révèle que ces travailleurs peuvent éprouver un isolement professionnel sans pour autant se sentir socialement appauvris. Pourquoi ?
Les travailleurs indépendants adoptent une approche purement professionnelle de leurs relations. Ils n’ont pas d’attentes sociales élevées dans le cadre professionnel, car ils perçoivent leur mission avant tout comme une transaction plutôt que comme une opportunité de tisser des liens personnels. Les indépendants compensent leur manque de socialisation sur leur lieu de travail en se connectant avec leur entourage personnel, amical et familial.
Leurs besoins affectifs se trouvent souvent en dehors du cadre professionnel. La différence avec les employés permanents est qu’ils bénéficient, en plus de leur réseau personnel, d’une socialisation quotidienne avec leurs collègues, souvent par des interactions informelles (conversations autour de la machine à café) reconnues comme favorisant la coopération et le développement du réseau professionnel en entreprise – ce dont les travailleurs en free-lance sont généralement moins concernés.
L’un des travailleurs indépendants interviewés dans le cadre de notre recherche, un copywriter ( en marketing, rédacteur de contenu web) de 50 ans, a déclaré :
« C’est très limitant sur le plan professionnel lorsqu’il y a des ressources auxquelles on ne peut pas accéder à cause de l’endroit où l’on se trouve. Je trouve cela très isolant. »
À l’inverse, beaucoup d’autres affirment, à l’image d’un webdesigner freelance (35 ans) :
« Je ne me sens pas isolé socialement. Je suis tout à fait à l’aise avec cela. »
Pour certains, la distance physique et la flexibilité, inhérentes au travail indépendant, ne sont pas perçues comme des obstacles, mais plutôt comme des atouts. L’absence de contraintes sociales imposées par un environnement de bureau traditionnel peut être libératrice et permettre une meilleure gestion de leurs interactions sociales. Pour d’autres types de freelances, notamment pour ceux ayant auparavant exercé en tant que salariés permanents en entreprise, une période d’adaptation peut être nécessaire pour s’ajuster à ce nouveau mode de travail.
Isolés d’un point de vue professionnel, ces travailleurs se retrouvent déconnectés. Ils n’ont pas de feed-back constructif de la part de leurs responsables de mission et se sentent négligés dans leur rôle professionnel. L’absence ou la nature négative du retour d’information empêche les travailleurs indépendants de sentir que leurs contributions sont reconnues, ce qui renforce leur sentiment d’isolement professionnel et limite leur capacité à ajuster et améliorer leur travail.
De plus, les échanges majoritairement transactionnels, souvent via des canaux numériques dépourvus de signaux non verbaux, rendent difficile l’établissement d’une véritable connexion avec les managers et l’accès aux informations nécessaires pour un travail efficace. Étant rarement intégrés aux processus décisionnels, ces travailleurs se retrouvent en marge des discussions stratégiques, accentuant ainsi leur déconnexion par rapport aux dynamiques organisationnelles et à l’évolution de leur rôle professionnel.
Les pratiques traditionnelles d’intégration ou d’inclusion, qu’elles soient sociales ou formelles, reposent sur l’hypothèse que la cohésion d’équipe et le sentiment d’appartenance se construisent par des interactions sociales régulières et des dispositifs d’inclusion institutionnalisés au sein des organisations.
Or, pour les travailleurs indépendants dont la relation avec l’organisation est essentiellement transactionnelle, ces mécanismes se révèlent inadaptés. Par conséquent, les dispositifs traditionnels, focalisés sur la socialisation, ne répondent pas aux enjeux spécifiques de ces travailleurs.
Il apparaît donc crucial de repenser l’intégration en adoptant une approche d’« inclusion professionnelle » qui privilégie une communication adaptée, la participation aux processus décisionnels et le renforcement des liens fonctionnels avec les acteurs organisationnels clés.
Pour les travailleurs indépendants, être intégrés dans la prise de décision concernant leurs tâches est particulièrement important, car ils sont recrutés pour leur expertise. Cela renforce le sentiment d’inclusion professionnelle, puisqu’ils peuvent voir les résultats de leur investissement et de leur travail.
Un autre élément clé est la communication : non seulement la diversité des outils de communication disponibles, mais aussi la capacité à transmettre efficacement les messages et à accéder aux informations nécessaires pour accomplir leurs missions, généralement fournies par le client ou un manager. Enfin, fournir un feed-back sur leur travail permet non seulement de les valoriser, mais aussi de leur faire comprendre leurs contributions et les attentes du manager.
Un aspect à garder en tête pour les responsables RH concerne la requalification des free-lances en CDI.
Cette possibilité se présente lorsque des travailleurs indépendants, jusque-là très autonomes et engagés dans une relation purement transactionnelle, commencent à s’intégrer davantage à l’équipe, à collaborer de façon rapprochée et à tisser des liens relationnels plus forts, ce qui réduit la distance physique et l’autonomie propres à leur statut initial. Les politiques RH ne soulèvent pas encore cette problématique, qui pourrait toutefois prendre de l’ampleur à mesure que le monde du travail évolue et se transforme.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
30.06.2025 à 12:16
Youssef Souak, PhD - Assistant Professeur- INSEEC Business School, INSEEC Grande École
Khalil Aït Saïd, Maître de conférences / Associate Professor ISM-IAE, Institut Supérieur de Management – IAE de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Warda El Fardi, Maître de conférences en sciences de gestion, Université de Bordeaux
La rétention et la fidélisation des employés sont fréquemment citées comme des défis contemporains majeurs dans le monde du travail et la fonction publique n’est pas épargnée. Les nouveaux modes de management ont, en effet, ébranlé l’engagement de certains agents, convertis, malgré eux, à une forme de cynisme.
Une étude publiée par France Stratégie en 2024 soulignait une augmentation de la proportion des fonctionnaires démissionnaires au cours de la dernière décennie. Par exemple, la part des enseignants qui ont quitté les rangs de la fonction publique est passée de 2 % des effectifs en 2012 à 15 % en 2022.
Ce phénomène ne serait certainement pas si inquiétant si les démissions ne concernaient que les stagiaires ou les jeunes recrues qui découvrent le métier. Désormais, même des agents chevronnés démissionnent après plusieurs années de service.
L’évolution du management public conduit les agents à ressentir un manque de soutien de leur hiérarchie qui peut conduire au développement progressif d’une posture cynique vis-à-vis de la fonction étatique. Alors que les organisations publiques étaient jusqu’alors épargnées par la concurrence intense, les restructurations et les changements de politique de gestion sont devenus une réalité dans la fonction publique. Parmi les principales évolutions, notons l’essor des systèmes de rémunération liée à la performance et le constat de licenciements croissants. La loi de transformation de la fonction publique de 2019 et le recours croissant à des agents contractuels ont effectivement multiplié les possibilités pour se séparer des fonctionnaires.
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Cette réalité connue sous le nom de « nouvelle gestion publique » a pris forme depuis le milieu des années 1980. Sa mise en œuvre s’est intensifiée pour permettre aux organisations publiques de s’adapter à un environnement de plus en plus exigeant. Cette hybridation du modèle managérial public a entraîné une perte de repères des fonctionnaires et un niveau de stress ressenti plus élevé chez les travailleurs par rapport à leurs homologues du secteur privé. Les conséquences sur leur bien-être se manifestent alors de différentes manières : perception d’une ambiguïté des valeurs et des objectifs du service public, manque de reconnaissance, incertitude croissante, perte de sens.
Les recherches se sont intéressées aux leviers de mobilisation des fonctionnaires au travail, notamment grâce au concept de motivation du service public. Ce phénomène désigne la « prédisposition à répondre à des motivations enracinées principalement ou exclusivement dans les institutions et organisations publiques ». Les fonctionnaires choisiraient alors spécifiquement une carrière dans le service public pour des raisons altruistes, animés par le désir de contribuer au bien-être des autres et de la société.
La tradition philosophique attribue à Diogène de Sinope (v.413-v.323 av. n. è.) la conception du cynisme comme un modèle d’insolence et de protestation se manifestant par des actes délibérément provocateurs. Dans le champ de la gestion, le cynisme peut être considéré comme la réaction négative d’un individu envers son employeur en raison du manque d’intégrité de l’organisation. Il comporte à la fois :
une dimension cognitive fondée sur la croyance que l’organisation manque d’intégrité,
une dimension affective relevant des émotions négatives naissantes,
et une dimension comportementale liée à des attitudes réactives et progressives telles que le retrait, le désinvestissement ou le désengagement.
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Le cynisme devrait être une source de préoccupation majeure. Par exemple, une étude menée en 2019 par Dobbs et Do mettait en évidence l’inquiétude grandissante de l’armée américaine concernant les effets néfastes du cynisme sur le maintien de l’ordre et de la discipline dans ses rangs. Même constat en France, où une étude, menée par Sandrine Fournier en 2023 auprès d’enseignants, souligne la propagation du cynisme parmi les enseignants d’un établissement scolaire, qui mine leur attachement affectif, le sens donné à leur travail et finalement l’implication dans le suivi des résultats de leurs élèves.
Il faut alors comprendre comment une personne devient cynique ? Dans le secteur public, le cynisme trouve son fondement dans l’ambivalence et les paradoxes inhérents au discours réformateur. D’une part, on observe une rhétorique soulignant l’importance des valeurs républicaines d’entraide et de solidarité dans le service public, et d’autre part, on assiste à la mise en place d’une logique de rationalisation croissante pour sauver ce même service public.
Il devient particulièrement préoccupant lorsqu’il touche des fonctions vitales de la structure étatique. Une recherche menée en 2015 soulignait le rôle particulièrement important de l’inadéquation des valeurs et des discours dans le développement du cynisme et en particulier dans le secteur public. Cela s’expliquerait par le rôle du sens et de la vocation dans les choix de carrière des agents de la fonction publique. Certains évoquent la responsabilité des organisations publiques, dès lors, de promouvoir les politiques publiques avec un sens de la « mission » pour l’État et ses citoyens.
L’engagement des agents de la fonction publique repose à la fois sur une dimension axée sur la performance et sur le sens du dévouement. Dans cette perspective, il faut identifier le fonctionnaire rationnel et le fonctionnaire affectif. Ce dernier est attaché au sens et à la mission et se consacre à servir plutôt qu’à l’accomplissement de la tâche seulement. Or, l’intelligence émotionnelle et l’implication des fonctionnaires sont communément citées comme des leviers de qualité du service public.
Alors, pour enquêter plus en profondeur sur les causes du cynisme organisationnel et sur ses effets sur l’engagement des agents du service public, nous avons mené en 2024 une étude quantitative impliquant 321 fonctionnaires français, opérant dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de la recherche.
Dans cette étude à paraître, nous avons considéré la théorie du contrat psychologique comme une grille d’analyse pertinente pour étudier le cas des fonctionnaires. La notion de contrat psychologique renvoie à l’ensemble des engagements fondés sur des croyances partagées et des engagements mutuels et qui sont rarement explicités formellement. Cette grille de lecture trouve son intérêt dans le contexte du changement pour comprendre comment des mutations dans les attentes réciproques peuvent affecter les attitudes et les comportements individuels. Nous nous sommes intéressés plus particulièrement à l’impact de ces attentes informelles sur l’engagement et à l’intention de quitter l’organisation des fonctionnaires.
Nos résultats montrent le rôle central du partage de valeurs. Les agents qui sont plus en phase avec les valeurs et le fonctionnement de l’organisation sont moins critiques à l’égard de ses échecs ou de ses lacunes. Les agents restent particulièrement attachés au sens, à la mission et à la vocation qu’à la volonté de faire carrière dans l’administration publique. Ainsi, lorsque leur conception du métier et leurs valeurs sont en phase avec ce qu’ils trouvent sur le terrain, les fonctionnaires développent un lien affectif fort avec leur institution. Ce lien pourrait expliquer la posture peu critique de ces agents, même lorsque leur employeur montre des défaillances ou une incapacité à tenir ses promesses.
D’un autre point de vue, nos résultats expliquent également les postures beaucoup plus critiques de ceux dont le contrat psychologique est rompu ou brisé. Il s’agit des agents qui ne comprennent pas les changements dans la logique institutionnelle parce qu’ils sont insuffisamment soutenus ou simplement incompris.
Notre recherche met en évidence différents profils :
les cyniques cognitifs ou affectifs qui resteront dans leur organisation, mais seront moins efficaces dans leurs tâches ;
et les cyniques comportementaux qui utilisent le dénigrement, la critique ou l’humour pour se distancier des ambiguïtés et des frustrations.
Pour les agents qui souhaitent rester fidèles et loyaux à leurs valeurs, ce désalignement entre imaginaire et réalité peut constituer une rupture de ce contrat psychologique. Il s’agirait alors pour eux de préférer la loyauté envers soi-même à la loyauté envers l’institution. Les salariés qui s’engagent en quête de sens au travail, en acceptant de faire des sacrifices en termes d’avantages matériels, peuvent revoir leurs conditions d’engagement lorsqu’ils ne sont plus convaincus que rester est un bon choix.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
30.06.2025 à 12:16
Hippolyte d’Albis, Directeur de recherche au CNRS, Paris School of Economics – École d'économie de Paris
L’immigration de travail est devenue un sujet tellement passionnel que les réalités statistiques finissent pas en être oubliées. Or, loin des discours sur la submersion, l’immigration de travail reste un phénomène marginal et plutôt contrôlé. Si « grand remplacement » il y a, c’est celui de la raison par les affects.
Partenaire des Rencontres économiques d’Aix, The Conversation publie cet article. L’immigration sera le thème de plusieurs débats de cet événement annuel dont l’édition 2025 a pour thème « Affronter le choc des réalités ».
L’immigration suscite toujours des débats et controverses passionnés. Mais force est de constater que le cas spécifique de l’immigration pour raison professionnelle engendre des positions particulièrement polarisées. Ses partisans s’appuient sur sa longue histoire et mettent en avant tous ces « étrangers qui ont fait la France », des prix Nobel aux ouvriers des usines des Trente Glorieuses. Ses opposants avancent, quant à eux, l’idée qu’il est illogique de faire venir des étrangers pour travailler en France alors même qu’il y a tant de personnes sans emploi et que, facteur aggravant, le taux d’emploi des étrangers est inférieur à celui du reste de la population d’âge actif.
Du fait de son poids dans le débat politique, il est indispensable d’analyser l’immigration de façon rigoureuse. Les faits, souvent occultés par les passions, révèlent une réalité bien différente des discours convenus. L’immigration de travail en France, loin du raz-de-marée dénoncé, demeure un phénomène quantitativement marginal aux effets économiques bénéfiques à tous.
Tout d’abord, l’État français ne recrute plus de travailleurs à l’étranger depuis 1974.
Après avoir organisé pendant les Trente Glorieuses l’arrivée de six millions de travailleurs – d’abord d’Italie, puis d’Espagne, de Yougoslavie, du Maghreb et de Turquie –, la France a officiellement suspendu l’immigration de travail le 3 juillet 1974. Cette suspension a duré vingt-cinq ans avant d’être remplacée par un système de contrôle et de régulation des recrutements de travailleurs étrangers.
Mais la construction européenne a transformé la donne. L’Union européenne forme aujourd’hui un gigantesque marché du travail de 220 millions d’actifs, dont seulement 15 % résident en France. Du fait de l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le marché français est totalement ouvert à près de 190 millions de travailleurs européens. Paradoxalement, cette ouverture massive – qui rend ridicule l’idée d’une France fermée à l’immigration – génère des flux annuels inférieurs à 100 000 personnes, soit à peine 0,1 % de notre population.
La régulation par l’État ne concerne donc que les ressortissants des pays dits tiers, ceux dont les ressortissants sont soumis à une obligation de détenir un titre de séjour pour résider en France.
Avec Ekrame Boubtane, nous avons reconstitué l’évolution de cette immigration professionnelle depuis 2000 à partir des bases de données exhaustives du ministère de l’intérieur. Les chiffres sont sans appel : en moyenne annuelle, moins de 13 400 personnes ont obtenu un premier titre pour motif professionnel. Comparé aux 750 000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, ce flux représente un phénomène quantitativement marginal.
Cette immigration extraeuropéenne se décompose en trois catégories distinctes. La première concerne les personnes hautement qualifiées, baptisées « talents » par une terminologie révélatrice d’un certain mépris pour le reste de la population. Encouragée et mise en avant depuis la loi RESEDA de 1998, cette immigration, qui a la faveur de beaucoup de responsables politiques, a représenté 6 500 personnes en 2021.
À lire aussi : Rafles, expulsions… la gestion de l’immigration, illustration du tournant autoritaire de Donald Trump ?
La deuxième catégorie regroupe les salariés et saisonniers moins qualifiés mais disposant d’un contrat de travail français. Leur recrutement, soumis à un processus administratif lourd transitant par Pôle emploi (aujourd’hui, France Travail), a concerné 11 900 personnes en 2021.
La troisième catégorie, la plus importante, rassemble les régularisations de personnes en situation irrégulière. Ces procédures « au fil de l’eau », en constante progression depuis 2012, ont bénéficié à 12 700 personnes en 2021, soit 41 % de l’immigration professionnelle totale.
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Les craintes relatives à l’emploi et aux salaires sont souvent présentées comme les plus rationnelles. Le raisonnement paraît imparable : l’immigration accroît l’offre de travail, ce qui fait baisser les salaires ou augmente le chômage si les salaires sont rigides. Cette logique semble frappée au coin de l’évidence.
Pourtant, des décennies de recherches empiriques démontrent le contraire. Les études les plus célèbres ont analysé des « expériences naturelles » telles que l’expulsion par Fidel Castro de 125 000 Cubains vers Miami en 1980, ou l’arrivée de 900 000 rapatriés d’Algérie en France en 1962). Dans les deux cas, ces chocs migratoires considérables n’ont eu aucun effet significatif sur les salaires et le chômage des populations locales.
Ces résultats, confirmés par de nombreuses études dans différents pays, s’expliquent par trois mécanismes principaux. Premièrement, les étrangers subissent des discriminations sur le marché du travail, parfois pour des raisons objectives (moindre maîtrise de la langue), parfois par xénophobie. Ils ne peuvent donc « prendre la place » des nationaux qu’en cas de pénurie de main-d’œuvre, principe d’ailleurs institutionnalisé par les procédures d’autorisation de travail.
Deuxièmement, les étrangers se concentrent dans certains secteurs : 39 % des employés de maison, 28 % des agents de gardiennage, 27 % des ouvriers non qualifiés du bâtiment en 2017. Ces emplois, souvent délaissés, génèrent des externalités positives. L’exemple typique est celui des gardes d’enfants : leur disponibilité permet aux femmes nées localement de travailler davantage, augmentant ainsi leurs salaires).
Troisièmement, les immigrés étant en moyenne plus jeunes, ils contribuent positivement au taux d’emploi de la population, marqueur crucial de la santé économique d’une société vieillissante. Cet effet démographique améliore l’équilibre des finances publiques et le niveau de vie générale).
L’analyse factuelle révèle donc une immigration de travail d’ampleur modeste, sans effet délétère sur la situation économique des travailleurs français. Cette réalité statistique n’empêche pas le rejet persistant chez certains, alimenté par des discours politiques qui préfèrent l’émotion à la raison.
Le défi intellectuel et démocratique consiste à maintenir un débat rationnel sur ces questions sensibles. Car très vite, hélas, il n’y a plus de débat du tout : les positions se figent, les nuances disparaissent, et les préjugés l’emportent sur l’analyse rigoureuse.
L’objectif n’est pas de nier les préoccupations légitimes de nos concitoyens, mais de les éclairer par une connaissance précise des phénomènes en jeu. Car seule une approche factuelle permet de dépasser les postures idéologiques et de construire des politiques publiques efficaces. C’est à cette condition que nous pourrons enfin avoir un débat à la hauteur des enjeux de notre époque.
Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat de The Conversation avec les Rencontres économiques, qui se tiennent du 3 au 5 juillet d’Aix-en-Provence. Plusieurs débats y seront consacrés à l’immigration.
Hippolyte d’Albis a reçu des financements de la Commission européenne.
29.06.2025 à 10:18
Christine Marsal, Maitre de conférences HDR, Contrôle de gestion, gouvernance des banques, Université de Montpellier
Mais qu’arrive-t-il à Boeing ? Le constructeur aérien, symbole de la puissance des États-Unis, traverse des turbulences depuis plusieurs années. Depuis les crashs du 737 Max et l’accident très récent du 787 d’Air India, les causes sont multiples. Reste une interrogation sur cette succession de difficultés. La gouvernance de l’entreprise pourrait livrer une partie de la solution.
Les déconvenues financières de Boeing n’en finissent plus de se creuser : après des pertes cumulées de près de 20 milliards d’euros perdus entre 2020 et 2023, l’exercice 2024 fait ressortir une perte de près de 11,345 milliards d’euros. La « descente aux enfers » semble inéluctable et pourtant l’avionneur a récemment remporté un important contrat militaire et de nouvelles commandes en provenance d’un loueur d’avions basé à Singapour. Si les raisons des déboires financiers sont connues, comment expliquer que l’entreprise conserve la confiance des investisseurs ? Tout d’abord, le poids de fonds de pension dans le capital de l’entreprise est-il passé de 47 % en 2020 à près de 68 % en 2025. Entre 1997 et 2019, les dirigeants décident d’augmenter progressivement le dividende de 0,56 dollar par action en 1997 à 8,19 dollars en 2019. Destinée à rassurer les actionnaires, cette politique de dividendes ne peut expliquer, seule, l’apparente stabilité des investisseurs.
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Alors que de graves problèmes de qualité ont émaillé l’actualité récente de l’avionneur, rien ne semble stopper Boeing. Au fil des ans, l’entreprise a su se constituer un solide réseau d’affaires, doublé d’un réseau d’influence qui la rendent aujourd’hui « intouchable ». Pour comprendre cette résistance aux aléas technologique et financier nous analysons la composition de son conseil d’administration sur plusieurs années.
À lire aussi : Boeing peut-il encore redécoller ? Retour sur une défaillance structurelle
Dans les grandes entreprises cotées, le Conseil d’administration (CA) est censé représenter les actionnaires, qui sont les propriétaires des entreprises. Il nomme le président, valide la stratégie, surveille l’action du directeur général et peut même le révoquer. Ses membres sont élus en assemblée générale, souvent sur recommandation d’un comité de nomination, selon des critères de compétence, de diversité et d’indépendance.
Mais ce fragile équilibre peut être remis en cause quand le directeur général est aussi président du Conseil. Ce cumul des fonctions – le fameux PDG – fait de la même personne le stratège, l’exécutant… et le contrôleur de sa propre action. Ce qui pose la question du maintien de ce cumul. Le cas de Boeing illustre parfaitement les dérives de ce cumul à travers les résultats d’un article de recherche paru en 2023. Les données observées portent sur la période allant de 1997 à 2020. Il en ressort notamment que le manque de diversité au sein du conseil d’administration peut expliquer en partie les déboires rencontrés par l’entreprise.
Ce cumul des fonctions – président du CA et directeur général – concentre les pouvoirs au sommet et réduit la capacité de contre-pouvoir interne. C’est d’autant plus vrai que le Conseil d’administration (CA) reste resserré, entre 11 et 13 membres seulement sur la période considérée.
La diversité progresse timidement. En 1997, seules deux femmes siègent au CA. Elles sont trois en 2020, soit à peine 23 % des membres (toujours 3 femmes en 2024). Sur l’ensemble de la période, on compte rarement plus de deux ou trois représentants des minorités ethniques (afro-américaine, hispanique, asiatique ou indienne), souvent des femmes issues de ces communautés.
Le CA s’organise autour de quatre comités classiques – audit, finance, rémunérations, nominations – auxquels se sont ajoutés en 2020 deux nouveaux comités. Le premier consacré aux « programmes spéciaux » réunit d’anciens PDG et des membres ayant une expérience militaire. Le second, centré sur la sécurité, est une réaction directe aux accidents du 737 Max.
En moyenne, les administrateurs rejoignent le Conseil à 56 ans et le quittent autour de 66 ans. Le taux de renouvellement est élevé : pas moins de 38 administrateurs différents se sont succédé au fil des années. Un renouvellement qui n’a pas toujours permis d’assurer un meilleur équilibre des profils ni une gouvernance plus indépendante.
Les profils techniques issus de l’industrie, les spécialistes des projets complexes sont évincés au fil du temps. Entre 2012 et 2014, ils disparaissent quasiment du Conseil d’administration. Leur place est désormais occupée par des experts en réduction des coûts, des directeurs financiers, d’anciens banquiers. L’arrivée de JimcNerney en 2005 marque la montée en puissance d’anciens collaborateurs du groupe General Electric.
Entre 2012 et 2016, le Conseil d’administration de Boeing se politise un peu plus. Plusieurs anciens hauts responsables rejoignent ses rangs un ex-secrétaire à la Défense, un ancien représentant des États-Unis à l’ONU, deux ambassadeurs, un ancien assistant à la Maison Blanche… Des figures influentes, républicaines comme démocrates, se succèdent au CA.
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La présence des militaires (anciens militaires ou militaires à la retraite) se renforce aussi. De 1997 à 2020 on identifie successivement un ancien « Marines », un ancien général ayant travaillé au secrétariat d’État à la défense, un général retraité des marines, un vice-amiral et un amiral à la retraite. Par ailleurs, plusieurs militaires ont exercé des fonctions au sein de l’OTAN. Cet aspect est toujours présent en 2024.
Ce virage confirme une tendance déjà amorcée : Boeing renforce ses liens avec les sphères du pouvoir, au moment même où il s’éloigne de ses racines industrielles. Le Conseil devient moins un organe de pilotage technique qu’un levier stratégique et politique.
Dans le même temps, Boeing taille dans ses effectifs : 231 000 salariés en 1997, 141 000 en 2020. Le ton est donné : priorité à l’efficacité financière, au détriment des compétences techniques et écologiques, reléguées au second plan.
Ce virage intervient pourtant à un moment clé pour le groupe. Le programme 787 « Dreamliner » est lancé avec son lot d’innovations : matériaux composites, nouveaux moteurs, nouveaux modes de collaboration avec les sous-traitants. Des projets de cette envergure nécessitent un pilotage éclairé. Mais paradoxalement, alors que la technologie prend de l’ampleur, le Conseil d’administration se vide de ses experts techniques.
Le même scénario se reproduit avec le 737 Max. Officiellement, l’appareil n’est qu’une mise à jour d’un modèle existant. Officieusement, les ingénieurs tirent la sonnette d’alarme : les choix techniques sont risqués, un nouvel avion serait plus sûr. Mais leurs avertissements restent lettre morte. Faute de relais au sein du CA, ils ne sont pas entendus.
À force de privilégier les profils issus de la finance ou des milieux politiques, Boeing s’est privé de diversité de pensée. Moins de débats, moins de confrontations d’idées. Or, c’est souvent dans ces frictions que naissent les bonnes décisions. Dans le cas du 737 Max, le manque de dialogue a permis à des failles de sécurité de passer sous les radars.
Pire encore, une enquête du Sénat américain suggère que la proximité du groupe avec certains décideurs politiques aurait facilité une certification accélérée de l’appareil. In fine, cela pourrait paradoxalement ne pas avoir servi l’entreprise dont la réputation est ternie depuis des catastrophes aériennes ayant provoqué des morts. Dans les faits, les causalités sont sûrement plus complexes et cette proximité est un des facteurs qui peut expliquer mais il serait excessif d’en faire le seul facteur.
Pendant les déboires des programmes Dreamliner et MAX, plusieurs actionnaires tentent de tirer la sonnette d’alarme. La ville de Livonia (Michigan), ainsi que les géants de la gestion d’actifs Vanguard et BlackRock, demandent des comptes. Livonia dénonce un manque de transparence sur le programme 787. Vanguard, de son côté, interpelle la direction sur la sécurité du 737 Max et s’interroge sur l’implication réelle du Conseil d’administration.
Ces pressions aboutissent à une action en justice : les membres du CA sont accusés de ne pas avoir exercé leur devoir de surveillance, notamment sur les questions de sécurité. Le dossier se solde par un accord à l’amiable. Boeing accepte de verser 225 millions de dollars… non pas directement, mais via ses assureurs.
En clair : les administrateurs condamnés échappent à toute responsabilité financière personnelle. Début 2025, un autre accord a mis fin aux poursuites pénales ouvertes après les deux crashs du 737 Max en 2018 et 2019. L’entreprise évite ainsi un procès public potentiellement explosif, au prix d’un règlement négocié avec le gouvernement américain.
Ironie de l’histoire : lors du développement du Dreamliner, les dirigeants de Boeing avaient reconnu le rôle crucial des ingénieurs dans la coordination avec les sous-traitants. Mais cette prise de conscience n’a pas résisté à la logique financière qui s’est installée au sommet. Chez Boeing, ce n’est pas une crise technologique qui a précipité la chute du 737 Max, mais une crise de gouvernance. Une entreprise qui conçoit des avions sans écouter ses ingénieurs prend le risque, un jour, de ne plus savoir les faire voler.
Christine Marsal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.