29.06.2025 à 09:55
Valentina Napolitano, Sociologue, chargée de recherche à l'IRD (LPED/AMU), spécialiste des questions migratoires et des conflits au Moyen-Orient, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Ruba Akash, Directrice du Refugees, Displaced and Forced Migration Studies Centre, Yarmouk University
La chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024 a ravivé les débats sur le retour chez eux des réfugiés syriens installés au Moyen-Orient. Pourtant, les discussions publiques restent souvent déconnectées des réalités vécues par les premiers concernés. Une enquête menée en mai 2025 en Jordanie, où le nombre de réfugiés syriens s’élève aujourd’hui à un peu moins de 600 000 personnes, révèle la complexité des trajectoires et des choix familiaux, entre attente, espoir et inquiétude.
La question du retour des réfugiés syriens qui avaient fui leur pays en guerre pour s’installer dans divers pays du Moyen-Orient (près de 5 millions vivant principalement en Turquie, au Liban et en Jordanie) s’est posée avec urgence dès la chute du régime de Bachar Al-Assad, en décembre 2024. Ce retour faisait déjà partie des « solutions durables » envisagées, dès 2016, par les acteurs humanitaires et les gouvernements hôtes pour mettre fin à la « crise des réfugiés ».
Les débats autour de cette question se limitent, pour l’essentiel, à une quantification du nombre des retours attendus et des retombées qu’ils auraient sur la reconstruction de la Syrie en termes socio-économiques et politiques. Mais on se demande trop peu, voire pas du tout, ce que souhaitent les réfugiés syriens eux-mêmes.
En mai 2025, nous avons effectué une enquête qualitative en Jordanie (dans le camp de Zaatari, ainsi que dans les villes d’Irbid et de Zarqa) qui nous a permis, au fil des douze entretiens réalisés, de mieux comprendre les projets d’avenir des réfugiés syriens dans le pays. Il en ressort que le choix de rentrer en Syrie ou de rester en Jordanie résulte d’une imbrication complexe de facteurs sociaux, économiques, politiques, d’âge et de genre.
En décembre 2024, la Jordanie accueillait près de 650 000 Syriens officiellement enregistrés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Depuis, plus de 75 000 d’entre eux sont rentrés en Syrie selon les chiffres diffusés par l’Agence en mai 2025. Ce nombre est voué à augmenter avec la fin de l’année scolaire.
Les attitudes des réfugiés syriens vis-à-vis de la perspective du retour varient significativement en fonction du lieu d’installation en Jordanie et des conditions socio-économiques qui en découlent. Près de 80 % des Syriens résident dans des villes, notamment à Irbid, Mafraq et Zarqa, et les 20 % restants vivent au sein des trois camps de réfugiés qui ont été érigés près de la frontière avec la Syrie : Zaatari, Al-Azraq et Marajeeb Al Fohood.
Les quelque 67 000 réfugiés du camp de Zaatari (mai 2025), qui vivent parfois depuis près de quatorze ans dans des caravanes en acier, en plein désert, dans des conditions climatiques extrêmement pénibles, et qui sont soumis à un contrôle strict de leurs déplacements et à une forte pression sécuritaire de la part des autorités locales, sont sans doute ceux qui aimeraient rentrer le plus rapidement en Syrie.
Malgré l’assistance fournie par les acteurs humanitaires aux réfugiés du camp, ce lieu demeure très inhospitalier. Des familles entières l’ont déjà quitté pour revenir en Syrie, certaines dès l’annonce de la chute du régime. C’est pourquoi plusieurs unités d’habitation ont déjà été abandonnées ou démantelées.
D’autres familles préparent également leur retour en mettant de l’argent de côté, car un déménagement peut coûter environ 500 dinars jordaniens (environ 610 euros), sachant que les bus gratuits mis à disposition par l’UNHCR jusqu’à la frontière ne permettent de transporter que cinquante kilos de bagages par famille.
Pour la famille de Mohammad, la cinquantaine, originaire du village de Sheykh Meskin, près de Deraa, la situation est des plus compliquées. Depuis plusieurs années, Mohammad a perdu son travail dans un centre de santé de l’UNHCR. L’Agence onusienne et les autres acteurs humanitaires sont les principaux pourvoyeurs d’emploi au sein du camp, mais seul un membre par famille est autorisé à y travailler. La famille de Mohammad survit aujourd’hui uniquement grâce à l’aide humanitaire versée par l’UNHCR ; or celle-ci a drastiquement diminué en 2025, passant de 22 à 15 dinars jordaniens par personne et par mois (soit 18 euros par mois). « Nous sommes arrivés en 2013, nous avons vieilli ici ! », raconte Maryam, la mère de famille, en évoquant la dureté des conditions de vie endurées à Zaatari. Elle montre ensuite la photo du potager qui entoure leur maison à Deraa, en Syrie. Les mûrs, encore débout, s’apprêtent à être réhabilités pour garantir une vie plus digne à leurs enfants, dont la plupart n’ont connu que le camp de Zaatari comme lieu de vie.
À l’inverse de cette famille, de nombreux Syriens n’ont plus de logement où rentrer. La majorité des familles réfugiées en Jordanie sont originaires du sud de la Syrie, notamment de la ville de Deraa et de sa campagne, largement détruites par la guerre, d’où la réticence d’une grande partie d’entre eux à rentrer au pays dans l’immédiat.
Pour la famille Nasser, la question du logement est centrale, du fait de l’agrandissement de sa famille depuis le départ pour la Jordanie. Initialement composée du père, mécanicien âgé d’une quarantaine d’années, d’une épouse et de deux enfants, le foyer s’est étendu avec un deuxième mariage. Aujourd’hui, il compte douze enfants, dont l’une âgée de 20 ans et ayant fondé son propre foyer.
« Nous sommes arrivés ici avec une famille, maintenant nous sommes trois familles… En Syrie nous n’avons plus de maison et le HCR ne nous accorde pas le droit de déplacer les caravanes avec nous. »
Alors qu’aucun plan de reconstruction n’a encore été mis en place par les nouvelles autorités en Syrie, les réfugiés du camp se trouvent face à l’interdiction de ramener vers leur pays d’origine les préfabriqués qui leur ont été attribués par le HCR ou qu’ils ont achetés de leur propre initiative afin d’élargir leur lieu de vie. À leur départ, ces préfabriqués sont démontés par les autorités jordaniennes, qui revendent ensuite les matériaux sur le marché.
La situation des Syriens que nous avons rencontrés en milieu urbain est différente. S’ils estiment que le retour en Syrie est inévitable à long terme, notamment en raison de l’absence de perspective d’intégration durable en Jordanie, pays qui n’est pas signataire de la Convention de Genève pour les réfugiés de 1951, la date de ce retour reste toutefois subordonnée à l’amélioration des conditions socio-économiques dans leur pays.
Dans les milieux urbains jordaniens, les Syriens ont souvent atteint une certaine stabilité, avec un meilleur accès à l’éducation et à l’emploi, et ils disposent d’un logement digne. C’est pour cette raison que plusieurs familles vivant à Irbid et à Zarqa souhaitent attendre l’amélioration des conditions de vie dont ils espèrent qu’il suivra la levée des sanctions internationales visant la Syrie. Aujourd’hui, pour Umm Diab, 46 ans et mère de neuf enfants, arrivée à Irbid en 2013, retourner en Syrie serait « un retour à l’âge de pierre », tellement les conditions de vie y sont dures. Les Syriens manquent de services de base tels l’électricité, l’eau et le carburant.
Les décisions concernant l’avenir ne sont pas prises de façon individuelle, mais en coordination avec le réseau familial élargi et celui de voisinage. Lors de nos échanges avec des femmes syriennes, il est apparu que pendant l’exil, les liens familiaux dépassent le simple cadre émotionnel pour participer à de véritables mécanismes de survie et de solidarité.
Les familles syriennes en Jordanie ont, au fil des années, reconstitué des systèmes informels de soutien fondés sur la parenté, l’origine villageoise ou les liens de voisinage. Ces réseaux fournissent des aides dans tous les domaines, de la mise en commun des fonds pour le loyer et l’accès à l’aide alimentaire aux soins aux enfants et à la recherche d’un travail informel.
Les femmes syriennes que nous avons rencontrées ont expliqué qu’elles cherchent toujours à vivre à proximité de leurs sœurs, cousins ou beaux-parents, ce qui leur permet de partager des responsabilités telles que les départs à l’école ou les tâches ménagères et même de répartir les rôles dans la parentalité. Rompre avec ces liens, même au nom du retour au pays, comporte des risques, spécialement pour les femmes.
En effet, environ un tiers des ménages de réfugiés syriens en Jordanie sont dirigés par des femmes, dont beaucoup sont veuves, divorcées ou vivent séparées de leurs maris qui travaillent à l’étranger, particulièrement dans les pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis. Pour ces femmes, l’idée de retourner en Syrie seule est intimidante. La peur de la violence, le manque de services de base et l’absence d’une présence masculine en Syrie pèsent lourdement sur ces décisions.
C’est le cas d’Umm Diab, dont le mari a commencé à travailler au Koweït avant même le début du conflit. Pour elle, rentrer seule en Syrie avec ses enfants signifierait la perte des liens familiaux avec ses frères et sœurs et avec ses voisins qui l’ont soutenue dans son quotidien de femme seule durant son séjour en Jordanie.
De nombreuses femmes ont acquis une indépendance financière en exil ; mais le retour en Syrie pourrait engendrer la perte de leurs revenus. Par ailleurs, les décisions concernant le retour sont encore souvent prises, ou du moins fortement influencées par des hommes absents car, nous l’avons évoqué, travaillant dans le Golfe. En même temps, la séparation temporaire des membres d’une même famille est aussi envisagée afin de préparer les conditions du retour de l’ensemble du noyau familial. Dans l’une des familles rencontrées à Zaatari, c’est l’homme qui est rentré en premier en Syrie, son épouse et ses enfants devant le rejoindre une fois la scolarité de ces derniers terminée. À l’inverse, dans un autre cas, c’est la femme, accompagnée des enfants, qui est rentrée en Syrie, tandis que l’homme est resté en Jordanie pour continuer à bénéficier du taux de change favorable et leur envoyer de l’argent.
Outre l’importance des liens familiaux et d’interdépendance qui se sont restructurés en exil, le choix du retour est aussi vécu de manière différente en fonction de l’âge.
Près de 49 % de la population syrienne en Jordanie a entre 0 et 17 ans. Majoritairement née en exil ou arrivée très jeune, cette composante de la population a des perceptions et des attitudes différentes à l’égard du retour. Umm Firas, mère de six enfants, résidente de Zarqa, à l’est d’Amman, explique que tous ses enfants parlent un dialecte jordanien en dehors de la maison, ce qui reflète selon elle leur degré d’insertion dans la société hôte, notamment en milieu urbain.
Par ailleurs, la question de l’éducation des enfants en d’autres langues, avec la prééminence de l’anglais en Jordanie, facteur à prendre en compte dans les autres pays du refuge syrien (notamment en Turquie ou plus loin en Europe), apparaît comme une autre entrave au possible retour.
En outre, alors que l’âge de mariage demeure très bas, les jeunes entre 18 et 25 ans ont dans la plupart des cas déjà établi leur propre famille, ce qui est le cas d’une des filles d’Umm Firas, 22 ans, mariée et mère de deux enfants. Les choix du retour de ces deux familles se trouvent donc imbriqués.
Pour les plus jeunes, retourner en Syrie peut par ailleurs devenir un choix contraint, notamment en raison de l’impossibilité, pour les plus éduqués d’entre eux, de trouver un emploi en Jordanie, mais aussi face au durcissement sécuritaire exercé à leur encontre par les autorités locales.
L’évolution de la politique d’accueil jordanienne à l’égard des Syriens constitue un dernier élément essentiel pour comprendre les choix du retour, lequel devient inexorable face à des contraintes économiques et sécuritaires de plus en plus importantes. Avant même que la chute du régime d’Assad se profile, la Jordanie était confrontée à de très grandes difficultés pour pouvoir continuer à financer l’accueil des réfugiés syriens.
En août 2024, seulement 7 % du budget prévisionnel destiné au Plan de réponse jordanien à la crise syrienne, financé par des donations internationales, avait été obtenu, soit 133 millions sur 2 milliards de dollars. Cela a entraîné une diminution substantielle des aides humanitaires distribuées sous forme de bons d’achat. Plusieurs habitants de Zaatari relatent aussi une raréfaction des services d’assistance, notamment en matière de santé.
La diminution des aides devrait en outre entraîner la fermeture du camp de Marajeeb al Fohood, financé et géré par le Croissant-Rouge des Émirats arabes unis, qui a vu le départ de près de 350 personnes en mai dernier. Les Syriens du camp d’al-Azraq, notamment ceux détenus dans le « village n°5 », considéré comme un centre de rétention sécuritaire, font l’objet de procédures d’extradition vers la Syrie. C’est le cas d’un fils d’Umm Firas, détenu pendant plus de six mois en raison de soupçons de proximité avec des groupes salafistes, qui a finalement été renvoyé en Syrie et a rejoint la maison de son grand-père.
La diminution des aides internationales s’est aggravée avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine et la suspension des aides pourvues à travers USAID. Les employés de nombreuses organisations internationales, dont le HCR, vont voir leurs contrats arriver à terme d’ici l’été, avec la fermeture des centres d’enregistrement de l’Agence à Irbid et Zarqa.
À cela s’ajoutent les restrictions liées à l’arrivée à échéance de l’accord Jordan Compact, conclu entre l’Union européenne et la Jordanie, et qui avait permis l’attribution de 200 000 permis de travail à des Syriens (limités principalement aux secteurs non qualifiés de l’agriculture et du bâtiment) en échange d’aides au développement versées par l’UE. Désormais, les Syriens doivent payer des frais de permis de travail, à l’instar des autres travailleurs migrants, ce qui constitue pour les réfugiés en Jordanie un obstacle majeur susceptible d’accélérer leur retour au pays.
Dans le même temps, on constate, paradoxalement, un relâchement des restrictions sécuritaires mises en œuvre pour contrôler le camp de Zaatari. La sortie des Syriens du camp est permise à travers une demande de « vacances » (Igâze) ou grâce à la possession d’un permis de travail valide. De nombreux réfugiés se procurent un faux permis exclusivement pour pouvoir circuler en dehors du camp.
Depuis décembre, le système s’est assoupli : certaines personnes sont désormais autorisées, de manière informelle, à franchir le barrage qui entoure le camp, ce qui traduit une volonté des autorités jordaniennes de rendre la vie sur place plus viable, dans l’objectif d’y maintenir les habitants. Le camp de Zaatari joue un rôle stratégique dans la mise en visibilité de l’accueil jordanien et dans la levée de fonds internationaux, ce qui explique la volonté du gouvernement de conserver ce lieu le plus longtemps possible, afin de continuer à bénéficier des aides internationales.
Malgré les changements politiques et les appels à la reconstruction en Syrie, de nombreux réfugiés syriens restent incertains quant à leur avenir. Pour eux, la question n’est pas seulement de savoir si la Syrie est devenue un lieu de vie sûr, mais aussi de savoir si les conditions sociales, économiques et familiales sont réunies pour affronter ce changement après de longues années où ils ont dû reconstruire leurs vies en exil.
Loin donc des seuls points de passage des frontières sous observation des acteurs humanitaires et politiques, c’est au sein des espaces domestiques, à travers la Jordanie et les autres pays d’accueil des réfugiés, qu’il faut prêter attention aux attentes multiples et parfois contradictoires des familles syriennes afin de continuer à garantir l’accès aux droits, au travail et à l’éducation, et de préserver les réseaux d’entraide – autant d’éléments à prendre en compte pour un retour volontaire et digne en Syrie.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
29.06.2025 à 09:54
Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le monastère Sainte-Catherine du Sinaï (Égypte) est reconnu comme le plus ancien établissement monastique chrétien encore en activité. Une décision rendue fin mai 2025 par la cour d’appel égyptienne fait planer une menace sans précédent sur son avenir.
Édifié en 548 sur ordre de l’empereur byzantin Justinien Ier, au pied du mont Moïse, à 1 570 mètres d’altitude, le monastère Sainte-Catherine occupe une place singulière dans l’histoire religieuse et culturelle de l’humanité. Niché au cœur d’un massif aride et majestueux, ce lieu sacré – également connu sous le nom de monastère de la Transfiguration – a traversé les siècles sans interruption, abritant une communauté chrétienne fidèle à la tradition orthodoxe orientale.
Il constitue un témoignage unique de la continuité du monachisme tardo-antique, tel qu’il s’est développé dans l’Orient méditerranéen à partir des premiers ermites du désert. Ce sanctuaire millénaire, dont les murailles de pierre enferment une exceptionnelle bibliothèque de manuscrits anciens et une collection inestimable d’icônes byzantines, fut dès l’origine un carrefour spirituel, accueillant pèlerins, savants et voyageurs de toutes confessions.
Relevant canoniquement du patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem, cette institution multiséculaire voit aujourd’hui son existence même remise en question. L’arrêt rendu par la cour d’appel égyptienne fin mai 2025 ouvre, en effet, la voie à une possible expropriation de ses terres au profit de l’État, accompagnée de la menace d’expulsion de sa communauté monastique, forte d’une vingtaine de moines, pour la plupart d’origine grecque. Un tel scénario mettrait un terme brutal à une présence spirituelle ininterrompue depuis près de quinze siècles, dans un lieu où la prière, l’hospitalité et la conservation du savoir sacré ont toujours été au cœur de la vocation monastique.
Inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2002, le monastère Sainte-Catherine se trouve ainsi confronté à une érosion préoccupante de son autonomie séculaire. Ce processus, s’il devait se poursuivre, risquerait non seulement d’altérer l’équilibre délicat entre tradition religieuse et souveraineté égyptienne, mais aussi d’effacer une part précieuse de la mémoire vivante du christianisme oriental, conservée au prix d’un isolement assumé et d’une fidélité sans faille à l’esprit du désert.
L’origine de cette crise remonte aux années qui ont suivi la révolution égyptienne de 2011. Sous l’impulsion du gouvernement alors dominé par les Frères musulmans (de juin 2012 à juillet 2013, ndlr), des procédures judiciaires furent engagées afin de contester les droits fonciers du monastère. Ces démarches, révélatrices d’une volonté politique d’affirmer la souveraineté de l’État sur des lieux à forte charge symbolique, ont abouti à la décision récemment rendue, laquelle redéfinit en profondeur les rapports entre la communauté religieuse et les autorités civiles.
Désormais, les moines du monastère Sainte‑Catherine du Sinaï ne sont plus considérés comme propriétaires, mais comme de simples « occupants autorisés », bénéficiant d’un droit d’usage strictement limité à leurs fonctions liturgiques.
Avant la décision juridique de 2025, ils ne disposaient vraisemblablement d’aucun titre de propriété formel : aucune preuve d’enregistrement cadastral ou d’acte notarié ne vient attester d’un droit de propriété légalement établi. Leur présence continue depuis près de mille cinq cents ans constituait toutefois un ancrage patrimonial implicite, reposant sur une forme de légitimité historique, voire coutumière. Le droit égyptien admet, dans certaines circonstances, que l’usage prolongé d’un bien puisse fonder un droit réel d’usage – sans pour autant conférer un droit de pleine propriété ou de disposition. Ce type de tenure, parfois désigné sous le nom de ḥikr, demeure subordonné à la reconnaissance étatique et ne suffit pas, en lui-même, à faire valoir un droit de propriété au sens strict.
La décision de 2025 clarifie ainsi une situation juridique jusque-là ambivalente, en affirmant explicitement la propriété de l’État tout en maintenant un droit d’usage limité pour la communauté monastique.
Selon des sources locales bien informées, cette évolution juridique s’inscrit dans le cadre d’un vaste projet de réaménagement territorial lancé en 2020 sous le nom de « Grande Transfiguration ». L’objectif affiché est de faire de la région de Sainte-Catherine une destination touristique de premier plan, centrée sur le tourisme religieux, écologique et thérapeutique.
Dans cette perspective, la présence monastique, avec ses exigences de retrait, de silence et de stabilité, peut apparaître comme un obstacle à la conversion du site en un pôle d’attraction touristique intégré – avec, à terme, le risque que le monastère ne soit progressivement vidé de sa vocation spirituelle et transformé en musée, rattaché aux logiques d’un patrimoine marchandisé.
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La situation a suscité une vive inquiétude au sein des autorités grecques. Le premier ministre Kyriakos Mitsotakis est intervenu personnellement auprès du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi pour plaider la cause du monastère et de ses moines, soulignant l’importance de préserver l’intégrité spirituelle, historique et culturelle de ce site inestimable, dont la Grèce se considère coresponsable au regard de ses liens ecclésiologiques et historiques avec la communauté des moines orthodoxes du Sinaï.
En réponse à la controverse croissante, la présidence égyptienne a publié, le 30 mai 2025, un communiqué officiel dans lequel elle réaffirme son attachement au respect du statut sacré du monastère. Ce texte vise à contrecarrer les accusations selon lesquelles le projet de la Grande Transfiguration inclurait une évacuation du site ou une remise en cause de la présence monastique. Les autorités égyptiennes insistent sur le fait que l’initiative concerne exclusivement le développement de la ville environnante, sans atteinte directe au monastère.
La ville de Sainte-Catherine, qui s’étend à proximité immédiate du monastère, possède une résonance spirituelle unique. Elle est traditionnellement identifiée comme le lieu où Moïse reçut les Tables de la Loi, et certains y situent également la Transfiguration divine. De ce fait, elle constitue un espace sacré commun aux trois grandes religions monothéistes – judaïsme, christianisme et islam.
L’église dite du Buisson ardent, ou chapelle du Buisson ardent, se trouve au cœur même du monastère Sainte‑Catherine, dans cette même ville au pied du mont Sinaï. Érigée sur le site traditionnel où Moïse aurait entendu la voix divine émanant d’un buisson en feu sans se consumer, elle est intégrée à l’abside orientale de la grande basilique byzantine, construite sous Justinien au VIe siècle. Selon la tradition, cette chapelle abrite encore le buisson vivant, dont les racines affleureraient sous l’autel. Les visiteurs y accèdent depuis l’église principale, en se déchaussant en signe de respect, rappelant le geste de Moïse ôtant ses sandales sur la terre sacrée.
Bien plus qu’un simple lieu commémoratif, cette chapelle demeure le cœur vivant d’une mémoire partagée entre les trois monothéismes et le centre spirituel de la communauté monastique du Sinaï.
Face à la menace qui pèse sur l’intégrité matérielle et spirituelle du monastère Sainte-Catherine du Sinaï, il apparaît opportun d’envisager une médiation internationale sous l’égide de l’Unesco, institution multilatérale investie de la mission de protéger le patrimoine mondial de l’humanité. Le statut du monastère, inscrit depuis 2002 sur la liste du patrimoine mondial en raison de sa valeur universelle exceptionnelle, offre un fondement juridique et symbolique solide pour une telle intervention.
Dans le cadre des instruments juridiques existants – notamment la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel de 1972 –, l’Unesco est habilitée à envoyer une mission d’experts sur place afin d’évaluer l’impact potentiel du projet dit de la « Grande Transfiguration » sur la préservation des valeurs culturelles, religieuses et historiques du site. Une telle mission pourrait formuler des recommandations contraignantes ou incitatives à l’intention des autorités égyptiennes, en vue de concilier les objectifs de développement local avec le respect des engagements internationaux pris par l’Égypte en matière de sauvegarde patrimoniale.
Par ailleurs, l’Unesco pourrait jouer un rôle de médiateur entre l’État égyptien, la communauté monastique, le patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem et les autorités grecques, en facilitant la mise en place d’un protocole d’accord qui garantirait le maintien de la vie monastique, la préservation du patrimoine matériel (manuscrits, icônes, bâtiments…) et la reconnaissance du rôle spirituel et historique du monastère. Une telle initiative contribuerait non seulement à désamorcer les tensions actuelles, mais aussi à renforcer la dimension interculturelle et interreligieuse du site, conformément aux objectifs de l’Unesco en matière de dialogue entre les civilisations.
Enfin, si la situation devait empirer, le Comité du patrimoine mondial pourrait envisager l’inscription du monastère sur la liste du patrimoine mondial en péril, mesure exceptionnelle, qui alerterait la communauté internationale sur la gravité de la situation et mobiliserait les moyens diplomatiques et financiers nécessaires à sa sauvegarde.
Par cette voie, il est encore possible de transformer une crise en opportunité : celle de renouveler l’engagement commun des États, des Églises et des institutions internationales en faveur d’un patrimoine spirituel dont la valeur dépasse les frontières nationales, et dont la sauvegarde concerne l’humanité tout entière.
Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.06.2025 à 09:54
Paul Hadji-Lazaro, Docteur en économie écologique, Agence Française de Développement (AFD)
Andrew Skowno, Lead of the National Biodiversity Assessment program at the South African National Biodiversity Institute (SANBI), University of Cape Town
Antoine Godin, Économiste-modélisateur, Agence Française de Développement (AFD)
Julien Calas, Chargé de recherche biodiversité, Agence Française de Développement (AFD)
Selon le Forum économique mondial, plus de la moitié du PIB mondial repose, directement ou indirectement, sur des services rendus par la nature. Une nouvelle étude tâche de proposer des outils pour évaluer la dépendance à la biodiversité des différents secteurs de l'économie et des régions en prenant comme exemple l'Afrique du Sud
« Protéger la nature, c’est bien pour les amoureux des oiseaux et des fleurs, mais l’économie a d’autres priorités… ». Qui n’a jamais entendu une idée reçue de ce type ? Dans les débats publics, la défense de la biodiversité passe souvent pour le dada d’écologistes passionnés, éloignés des préoccupations « sérieuses » de la croissance économique ou de la finance. Cette vision est non seulement fausse, mais dangereuse car la santé des écosystèmes est le socle de notre prospérité économique, financière et sociale, partout sur la planète.
Forêts, sols, océans, insectes… fournissent une multitude de services écosystémiques – c’est-à-dire les bénéfices gratuits que nous rend la nature – indispensables à nos activités. Ces services vont de la pollinisation des cultures par les abeilles, à la purification de l’eau par les zones humides, en passant par la fertilité des sols, la régulation du climat ou la protection des côtes contre les tempêtes. Autrement dit, la nature est comme un fournisseur caché d'eau, d'air pur, de sols fertiles et de matières premières dans les chaînes d’approvisionnement de l’économie. Et aucune entreprise humaine ne saurait s’y substituer totalement.
Cette dépendance économique à la biodiversité n’a rien d’anecdotique. Selon le Forum économique mondial, plus de la moitié du PIB mondial repose, directement ou indirectement, sur des services rendus par la nature. L’agriculture et l’agroalimentaire bien sûr, mais aussi la pêche, la sylviculture, le tourisme, la construction, et même des industries comme l’automobile ou l’électronique, qui dépendent de ressources minières et d’eau pour leur production, toutes ont besoin d’un écosystème fonctionnel. Un rapport de la Banque de France évoque ainsi un possible « Silent Spring » financier, en référence au printemps silencieux provoqué par le DDT qui anéantissait les oiseaux décrit par la biologiste américaine Rachel Carson dans les années 1960. En décimant les espèces et les services écologiques, on fait peser un risque de choc majeur sur nos systèmes financiers quipourrait entraîner une réaction en chaîne sur l’ensemble de l’économie, en affectant l’emploi, le commerce, les prix, les recettes fiscales de l’État – exactement comme une crise économique classique, sauf que son déclencheur serait écologique.
À lire aussi : Comment évaluer l’impact du recul de la biodiversité sur le système financier français
Pour mieux comprendre, imaginons une réaction en domino : la disparition massive des pollinisateurs fait chuter les rendements agricoles ; moins de récoltes, c’est une pénurie de certaines denrées et une envolée des prix alimentaires ; les industries agroalimentaires tournent au ralenti, entraînant licenciements et baisse des revenus et du pouvoir d’achat des agriculteurs comme des ouvriers ; le pays doit importer à prix fort pour nourrir la population tandis que les rentrées fiscales diminuent… Le point de départ de ce scénario noir ? Quelques espèces d’insectes qu’on avait sous-estimées, et qui assuraient discrètement la pollinisation de nos cultures. La nouveauté c'est que ce principe de l’effet papillon – où l’altération d’un écosystème local finit par affecter l’ensemble de l’économie – est rendu explicite par de récents articles scientifiques.
Pour saisir concrètement l’ampleur du risque, penchons-nous sur un exemple parlant : celui de l’Afrique du Sud. Ce pays dispose d’une économie diversifiée (mines, agriculture, industrie) et d’écosystèmes riches mais sous pression. Pour une étudepubliée récemment, nous avons appliqué un nouvel outil de traçabilité des risques liés à la nature, afin de cartographier les secteurs économiques, les régions géographiques et les variables financières les plus vulnérables aux risques environnementaux.
Nos analyses révèlent que 80 % des exportations nettes de l’Afrique du Sud proviennent de secteurs fortement dépendants de l’approvisionnement en eau. Autrement dit, la quasi-totalité des biens que le pays vend au reste du monde – des métaux aux produits agricoles – nécessitent de l’eau à un moment ou un autre de leur production. Or l’eau ne tombe pas du ciel en quantité infinie : il faut des rivières alimentées par des pluies régulières, des sols qui retiennent cette eau, des forêts qui régulent son cycle… bref, un écosystème en bonne santé. Le hic, c’est que cette ressource vitale est déjà menacée. Un produit exporté sur quatre est issue d'une activité très dépendante de l’eau localisée dans une municipalité confrontée à un stress hydrique sérieux (sécheresse, pénurie d’eau potable, etc.). En 2018, la ville du Cap et ses près de 4 millions d'habitants frôlait la coupure d'eau générale. C’est ce genre de choc qui pourrait frapper durablement l’économie sud-africaine si rien n’est fait pour préserver la capacité des écosystèmes à réguler l’approvisionnement en eau.
Et ce n’est pas tout. Notre étude met aussi en lumière l’importance des risques indirects. En Afrique du Sud, près d’un quart des salaires du pays dépendent directement de secteurs exposés à la dégradation des écosystèmes (par exemple l’industrie manufacturière ou le secteur immobilier qui consomment beaucoup d’eau). En tenant compte des liens en amont et en aval (les fournisseurs, les clients, les sous-traitants), ce sont plus de la moitié des rémunérations qui deviennent menacées.
Autre mesure édifiante : certains secteurs économiques créent eux-mêmes les conditions de leur fragilité future. Prenons le secteur minier, pilier des exportations sud-africaines. Il exerce une pression énorme sur les écosystèmes (pollution des sols et des eaux, destruction de la végétation, etc.). Or, nous montrons que la moitié des exportations minières sont issues de municipalités où se trouvent un certain nombre des écosystèmes les plus menacés du pays en raison justement des pressions exercées par l’activité minière elle-même.
Ce paradoxe – l’industrie sciant la branche écologique sur laquelle elle est assise – illustre un risque de transition. Si le gouvernement décide de protéger une zone naturelle critique en y limitant les extractions, les mines situées là devront réduire la voilure ou investir massivement pour atténuer leurs impacts, avec un coût financier immédiat. Autre cas possible, si des acheteurs ou des pays importateurs décident de réduire leurs achats de produits miniers parce qu’ils contribuent à la destruction de la biodiversité, les mines exerçant le plus de pression sur les écosystèmes critiques devront aussi s’adapter à grand coût. Dans les deux cas, l’anticipation est clé : identifier ces points sensibles permet d’agir avant la crise, plutôt que de la subir.
Face à ces constats, la bonne nouvelle est qu’on dispose de nouvelles méthodes pour éclairer les décisions publiques et privées. En Afrique du Sud, nous avons expérimenté une approche innovante de traçabilité des risques liés à la nature. L’idée est de relier les données écologiques aux données économiques pour voir précisément quels acteurs dépendent de quels aspects de la nature dans quelle partie d’un pays donné.
Concrètement, cette méthode permet de simuler des chocs et d’en suivre les répercussions. Par exemple, que se passerait-il si tel service écosystémique venait à disparaître dans telle région ? On peut estimer la perte de production locale, puis voir comment cette perte se transmet le long des chaînes de valeur jusqu’à impacter le PIB national, l’emploi, les revenus fiscaux, les exportations ou les prix. L’outil intègre aussi l’autre versant du problème : le risque de transition, c’est-à-dire les conséquences économiques des actions envisagées pour éviter la dégradation écologique.
La méthode ne vise pas à identifier des secteurs économiques à « fermer » à cause de leurs pressions sur la nature ou une dépendance à des services écosystémiques dégradés. Elle vise plutôt à aider les décideurs politiques et les acteurs économiques à prioriser leurs actions (d’investissement ou de restriction) tout en tenant compte de l’importance socio-économique des secteurs sources de pressions ou dépendants de services écosystémiques dégradés.
En Afrique du Sud par exemple, l’institut national de la biodiversité et des chercheurs locaux ont utilisé les résultats montrant la forte dépendance de certains secteurs économiques à l’approvisionnement en eau pour animer des séminaires de mise en débat des résultats et rédiger des notes de recommandation de politiques publiques.
Loin d’opposer Nord et Sud, écologie et économie, la question de la biodiversité est désormais une opportunité pour chacun de contribuer à un enjeu transversal planétaire. Aucune économie n’est à l’abri. Un effondrement des pollinisateurs expose aussi bien les vergers de Californie que les champs de café en Éthiopie. La surpêche appauvrira aussi bien les communautés côtières d’Asie du Sud-Est que les consommateurs de poisson en Europe.
Biodiversité en berne signifie instabilité économique pour tous, du nord au sud. Malgré les tensions financières entre pays riches et pays en développement sur la répartition de l’effort, profitons du succès du nouveau round de négociations internationales de la convention biodiversité qui s’est tenu à Rome du 25 au 27 février dernier pour agir. A cette occasion, les membres de la convention biodiversité ont trouvé un accord sur une nouvelle stratégie de « mobilisation des ressources », visant à allouer 200 milliards de dollars par an à la conservation de la biodiversité « toutes sources confondues » d'ici à 2030. Désormais, le défi pour ces pays va être de se mettre d'accord sur les priorités d’allocation des fonds et d’évaluer comment la mise en œuvre de la convention est compatible avec leur propre endettement.
La méthode d’analyse des risques liés à la nature dans les décisions économiques et financières peut aider les décideurs à faire ces choix de manière éclairée. Elle peut aider à « réorienter les flux financiers » en faveur de la nature comme demandé par le nouveau cadre international de la biodiversité (Accord Kunming-Montréal adopté fin 2022). Elle peut aussi aider les entreprises à mesurer et divulguer leur dépendance aux écosystèmes comme recommandé par le groupe de travail privé de la Taskforce on Nature-related Financial Disclosures (TNFD). C’est le moment d’agir. Chaque gouvernement, chaque banque, chaque grande entreprise devrait dès maintenant se doter d’outils et de données pour évaluer son exposition aux risques écologiques et agir en conséquence grâce aux dernières avancées scientifiques.
Antoine Godin est membre de l'unité de recherche ACT de l'université Sorbonne Paris-Nord
Andrew Skowno, Julien Calas et Paul Hadji-Lazaro ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.