04.05.2025 à 11:17
Jaoven Launay, Doctorant en sociologie, Université d'Angers
Confrontés à des difficultés financières croissantes, les étudiants peuvent de moins en moins compter sur le soutien des pouvoirs publics. Éclairage sur les mécanismes à l’œuvre dans cette précarisation à partir d’une enquête menée à l’échelle d’un campus.
Au lendemain des confinements, la problématique de la précarité étudiante a été mise sur le devant de la scène médiatique. Les images d’étudiants patientant masqués devant les distributions alimentaires ont elles-mêmes nourri la presse pendant plusieurs mois. Mais qu’en est-il quatre ans après ? Les files d’attente se sont-elles dispersées ?
Malheureusement non, puisque dans le contexte d’inflation, et comme a pu l’alerter l’association Cop1 dans son dernier baromètre de la précarité étudiante, la dépendance aux aides alimentaires d’une partie des étudiants n’a cessé de croître.
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Si la question de la précarité étudiante est déjà très bien renseignée dans la littérature scientifique, autant à des niveaux nationaux que locaux (en particulier en région parisienne), quelques données sur l’évolution des conditions étudiantes méritent encore d’être exposées. Une lecture sociologique s’avère particulièrement utile pour saisir les liens entre la dégradation des conditions de vie et la reconfiguration des régimes de protection sur lesquels les étudiants peuvent compter.
En 2003, dans une contribution portant sur l’insécurité sociale, le sociologue Robert Castel affirmait déjà que la condition à la protection est de disposer de droits et de ressources minimums pour être indépendant, faire face aux principales menaces sociales et se projeter sereinement dans l’avenir. C’est précisément sur ces paramètres de la vie étudiante, et à partir des résultats d’une enquête menée à l’Université d’Angers, démarrée en 2008, répétée en 2011 et réactualisée en 2022, que notre analyse entend apporter quelques éclairages sur la progression de la précarité étudiante.
Entre 2008 et 2022, environ un tiers des répondants a déclaré rencontrer des difficultés pour équilibrer son compte. Un tiers, également, évalue sa qualité de vie de seulement « convenable » ou de « mauvaise ». Si les difficultés financières rencontrées par les étudiants sont relativement constantes depuis quinze ans, c’est surtout à des niveaux matériels et alimentaires que les choses se compliquent. Par exemple, 6 % des étudiantes et des étudiants bénéficient aujourd’hui d’une aide alimentaire régulière, contre seulement 1,5 % en 2011.
Au niveau résidentiel, non seulement les actuels étudiants rencontrent davantage de difficulté pour trouver un logement (en 2022-2023, parmi les étudiantes et étudiants décohabitants, 57 % ont déclaré avoir trouvé « très difficilement » ou « assez difficilement » leur logement contre 14 % en 2008-2009), mais, lorsqu’ils en trouvent un, ils déboursent des sommes bien plus importantes.
Le coût moyen pour un studio à Angers s’élève aujourd’hui à 440 € par mois, contre 300 € il y a encore dix ans. La conséquence est double : une partie non négligeable des jeunes se trouve contrainte de rester vivre chez ses parents. Et de plus en plus d’étudiantes ou étudiants vont vivre en dehors de la ville universitaire avec, en prime, des temps de trajets pour se rendre en cours qui augmentent à mesure qu’ils s’éloignent. Si en 2008, un peu plus d’un tiers des étudiants angevins déclaraient vivre dans une autre commune qu’Angers, ils sont désormais 40 %.
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Outre la dimension matérielle et financière, il importe de souligner la dégradation très nette des conditions relationnelles, sanitaires et psychologiques des étudiants. Ils se sentent bien plus isolés qu’il y a quinze ans : 15 % aujourd’hui, contre 8 % en 2008. Les études semblent également peser davantage, et plus négativement qu’avant, sur le quotidien : 47 % des étudiants jugent que leurs études ont des effets néfastes sur leur santé, contre 38 % en 2008. Et, dans une autre mesure, nous pouvons observer une réelle augmentation des pensées suicidaires : 10 % en 2008, contre 22 % en 2022.
En parallèle, les étudiants interrogés en 2022 ont une vie sociale de moins en moins dense. Ils sont moins nombreux à pratiquer une activité sportive et culturelle ; les festivités étudiantes ont également quelque peu diminué, ce qui est probablement lié aux périodes de confinement. Nous faisons l’observation qu’en 2022, deux étudiants sur cinq déclaraient n’avoir jamais participé à une soirée étudiante depuis le début de leurs études, contre un sur cinq en 2008 et en 2011.
L’une des principales raisons à cette précarisation des existences étudiantes est à trouver du côté de la reconfiguration voire de l’ébranlement des protections dont disposent les étudiants. Le premier phénomène que nous pouvons observer renvoie à un recul progressif de l’État social.
Malgré la réforme de 2013, nous observons que le montant des bourses n’a pas réellement augmenté. Voire, si l’on prend la médiane, le montant des bourses a même plutôt diminué, passant de 265 € à 179 € par mois entre 2011 et 2022. Cela s’explique en grande partie par la création de l’échelon 0bis en 2013, qui concentre une grande partie des étudiants boursiers (38 % dans notre échantillon) pour une aide qui s’élevait à un peu plus de 100 € par mois en 2022.
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La réforme de 2023 poursuit cette logique, en augmentant marginalement le montant des bourses et en élargissant tout aussi modestement l’éligibilité à ce dispositif. Dans un contexte d’inflation, il est clair que les aides sociales étudiantes actuelles ont une fonction essentiellement palliative.
Aussi, pour contrecarrer les lacunes des pouvoirs publics, l’effort familial a rarement été aussi intense.
Deuxième phénomène donc, les parents aident davantage leurs enfants : le montant médian de l’aide familiale financière est passé de 150 € à 300 € par mois entre 2008 et 2022. Ils sont aussi plus régulièrement présents pour apporter un soutien au quotidien. En cas de coup dur, plus de la moitié des étudiants affirment appeler leurs parents en premier. Évidemment, ce renforcement du rôle familial n’est pas sans conséquences sur les rapports de dépendance ou sur les inégalités sociales en train de se creuser. Toutes les familles n’ont pas les mêmes ressources ni la même disponibilité pour soutenir leurs enfants.
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Et quand les étudiants manquent de solidarités publiques et/ou familiales, ils n’ont d’autres choix que de se tourner vers d’autres stratégies. Un tiers des étudiants travaille en parallèle de ces études. Près d’un étudiant sur dix a recours à un emprunt. D’autres vont se tourner vers la charité, comme en témoigne l’explosion des cagnottes en ligne.
Enfin, plusieurs vont mettre en place un ensemble de « petites tactiques » quotidiennes dans le but de faire quelques économies, en sautant des repas, en réduisant leurs consommations de certains produits, en réduisant leur vie sociale, etc. Ces formes de débrouilles, particulièrement bien exposées dans le documentaire de Claire Lajeunie la Bourse ou la vie, étudier à tout prix, sont très révélatrices des lacunes de l’État pour protéger la population étudiante.
Dans ce nouveau contexte, l’avenir est nettement plus incertain pour les étudiants. D’ailleurs, en 2022, seulement 20 % des répondants ont déclaré être confiants en l’avenir, contre 30 % il y a une dizaine d’années.
Cette incertitude, qui va de pair avec un manque de protections durables et efficaces, entraîne des formes d’insécurité sociale significatives dans la population étudiante, et en particulier pour celles et ceux qui sont les plus éloignés des principaux filets de sécurité : à savoir les étrangers et les plus âgés.
In fine, pour certains, la seule issue identifiée est de « réussir » ses examens, de valider son année et d’obtenir un diplôme, pour espérer des « jours meilleurs », sous réserve de réunir les conditions minimales pour aller au bout de ce parcours académique.
Une question se pose : comment garantir à l’ensemble des étudiantes et des étudiants, à l’Université d’Angers ou ailleurs, les supports nécessaires afin de pouvoir gagner en indépendance, en reconnaissance et en sécurité sociale ?
Si les propositions ne manquent pas (allocation universelle d’autonomie, salaire étudiant, etc.), encore faut-il dépasser certaines réticences idéologiques qui font obstacle à la mise en place d’une véritable politique étudiante et, plus largement, à une politique de la jeunesse.
Jaoven Launay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.05.2025 à 11:17
Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS , professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Donald Trump, Silvio Berlusconi, Bernard Tapie, les exemples d’hommes d’affaires devenus hommes politiques sont légion. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.
Donald Trump est un homme d’affaires, il en est fier et il s’en vante. Il entend diriger l’Amérique comme il dirige ses affaires immobilières. Quel que soit le sujet, il prétend faire des deals et se comporte en stratège tout puissant, supposé briser toute opposition sur son passage.
Pour un chercheur qui a étudié de près des hommes d’affaires comme Francis Bouygues, Ingvar Kamprad (Ikea), François Pinault ou Bernard Arnault, d’abord comme doctorant de Pierre Bourdieu, puis comme consultant, et enfin, comme chercheur universitaire, les conduites de Donald Trump paraissent familières. Même si, dans son cas, elles prennent un tour extrême… voire, caricatural.
Dans le livre que j’ai publié en 2005 avec l’historienne Catherine Vuillermot, nous avons étudié 25 hommes d’affaires qui, en moins de vingt ans, ont fait passer leurs entreprises d’un chiffre d’affaires en millions à des comptes en milliards. En étudiant ces réussites spectaculaires, nous avons compris que le plus important n’est jamais ce que sont les hommes d’affaires, ni d’où ils viennent, ni ce qu’ils disent, mais ce qu’ils font.
En prenant du recul, on peut avancer une thèse qui s’applique aussi bien aux grands qu’aux petits patrons, à ceux qui réussissent comme à ceux qui sont au bord de la faillite. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.
Au départ ils sont ingénieurs, financiers, avocats ou commerçants ; issus de familles catholiques, protestantes, musulmanes ou juives. Politiquement, ils sont de droite, mais aussi du centre, de gauche ou d’extrême gauche. Certains sont courtois et raffinés, d’autres grossiers et violents ; certains sont débauchés et d’autres de tranquilles pères de famille. Certains sont cyniques, d’autres sont des moralistes invétérés. Mais une fois à la tête d’un capital, ces personnes deviennent possédées par le capital qu’elles contrôlent, obsédées par les impératifs de sa défense et de sa prospérité. Ce n’est pas le dirigeant qui contrôle le capital, mais le capital qui tient le dirigeant et qui l’oblige.
Instruit par l’expérience, l’homme d’affaires finit par adopter une forme particulière de morale. Au lieu de faire ce qu’il doit, il fait ce qui marche, c’est-à-dire ce qui permet de boucler chaque affaire dans les délais et avec la rentabilité prévue. C’est l’éthos des affaires, que nous avons définies dans les chapitres 4 et 5 de notre livre et que l’on peut évoquer ici brièvement :
« L’homme d’affaires, lorsqu’il se lance, prend des engagements vis-à-vis de tiers (associés, banquiers, salariés, fournisseurs, clients, administrations publiques, famille). S’il ne tient pas ses engagements, il sera discrédité. Le temps se présente pour lui comme un compte à rebours : il y a des échéances à tenir, des emprunts à rembourser, des impôts et des taxes à payer, des salaires à verser. Il lui faut donc tirer de l’entreprise suffisamment de ressources financières, dans les délais. »
Pour ce faire, il s’appuie sur un réseau d’alliés (co-investisseurs, banquiers, salariés, fournisseurs, clients…) dont il faut obtenir la loyauté de gré ou de force. Si leur contribution est insuffisante, il s’en débarrasse et noue d’autres alliances. Autrement dit, l’homme d’affaires se montre généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. Ses amis sont ceux qui contribuent à la prospérité de l’entreprise et les ennemies, ceux qui y font obstacle. S’il s’écarte de l’éthos des affaires pour privilégier d’autres valeurs, il compromet le retour sur investissement des capitaux, et prend le risque d’être destitué ou de voir son entreprise être rachetée ou disparaitre.
Gagner suffisamment d’argent est une tâche difficile et ceux qui s’y livrent s’exposent à une déformation professionnelle qu’on qualifie de « dureté en affaire ». Il vaudrait mieux la nommer « intelligence des affaires ». Ceux qui s’y livrent avec succès, même s’ils ont été décriés, bénéficient en fin de carrière d’une réévaluation conséquentialiste de leur carrière. On oublie vite les débuts sulfureux de l’homme d’affaires pour célébrer les bénéfices tirés de sa réussite. (cf. les artistes et François Pinault).
La célèbre formule d’Octave Mirbeau : « Les affaires sont les affaires » est bien plus qu’une tautologie, c’est une explication de la manière dont le capitalisme modifie ceux qui s’y livrent.
Gouverner une cité, ce n’est pas être généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. En politique, cela s’appelle du népotisme et de la corruption. Cela conduit à dresser les uns contre les autres jusqu’à ce que se développe la guerre de tous contre tous. L’obsession de la rentabilité des opérations ne peut suffire à entretenir le vivre ensemble. Maintenir la liberté, l’égalité et la fraternité à des seuils acceptables n’a rien à voir avec accumuler du capital.
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Il est étrange que des idées aussi simples soient si difficiles à faire partager, avec d’un côté l’idée stupide de gouverner un état comme on gouverne une entreprise. De l’autre, l’idée non moins stupide de transformer les chefs d’entreprises en entrepreneurs moraux censés prendre en compte « les intérêts de toutes les parties prenantes », et de faire de la RSE au lieu de faire leur métier : investir le capital pour en tirer le maximum de rendement !
Sans doute les états ont-ils besoin d’être administrés de façon plus efficace et plus efficiente, mais l’efficacité et l’efficience sont des problèmes d’ingénieurs, pas d’hommes d’affaires !
Donald Trump apparaît comme une caricature de l’homme d’affaires. Elle n’est pas sans rappeler les attitudes de patron qu’adoptait Silvio Berlusconi lorsqu’il dirigeait l’Italie. Ces deux personnages nous alertent sur les dangers du mélange des genres : prétendre gouverner un État comme on gouverne une entreprise, c’est souvent devenir un pitre grimaçant qui peut se permettre d’insulter ses partenaires. Ce n’est généralement pas ce que font les hommes d’affaires en ascension, qui restent discrets pour mieux réussir leurs coups. Berlusconi comme Trump ont accédé au pouvoir sur leur réputation de businessmen à succès. Une fois en politique, leur psychologie est restée bloquée dans une logique de pertes et profits.
Dans la Grèce antique, les personnages devenus trop puissants étaient ostracisés car on considérait qu’ils menaçaient l’ordre démocratique de la cité. Les États-Unis de Trump, comme l’Italie de Berlusconi, ont choisi d’avoir recours à des patrons vieillissants, censés rétablir l’ordre et la justice en transposant la logique des affaires à la réforme d’un État supposé corrompu par des élites décadentes. Leur réputation de milliardaire a fait office de preuve de leur compétence. Dommage que leur électorat ne se soit pas penché sur la façon dont ils ont bâti leur fortune.
Et en France ? Nos grands hommes d’affaires ont acheté la presse et les médias, financé des Think Tanks, aidé des présidentiables, mais pour l’instant, aucun n’a brigué la présidence. Nous sommes plutôt sujets à des transferts inversés : ce sont les hauts fonctionnaires et les membres des cabinets ministériels qui vont pantoufler dans nos grandes entreprises, comme ces jours-ci, Alexis Kohler à la Société Générale. C’est une autre forme de mélange des genres ou bien, pour parler comme Pierre Bourdieu, de transfert de capital d’un champ à un autre, comme si les enjeux et les règles du jeu étaient les mêmes : faire carrière ! Qu’on soit en Amérique ou en France, les élites passent leur temps à jouer au tennis sur un terrain de football, ou au football sur un terrain de tennis. Où est l’arbitre ?
Michel Villette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.05.2025 à 11:17
Gauthier Mouton, Enseignant-chercheur, Sciences Po Lyon
Le Japon relance le nucléaire, quatorze ans après l’incident de Fukushima, face à la crise énergétique, aux tensions géopolitiques et des objectifs de décarbonation.
Le souvenir de l’incident de la centrale de Fukushima Daichii le 11 mars 2011 semble lointain. Désormais, le Japon s’engage à « utiliser au maximum » l’énergie nucléaire, comme l’indique en substance le 7ᵉ plan stratégique pour l’énergie, adopté le 18 février 2025 par le gouvernement japonais. Il s’agit d’un virage à 180 degrés par rapport au précédent plan de 2021 qui visait à réduire significativement la dépendance à l’atome.
Le Japon, pionnier en Asie dans ce domaine, a relié pour la première fois une centrale nucléaire à son réseau électrique en 1966 (11 ans avant la Corée du Sud et 35 ans avant la Chine !). Pourquoi Tokyo se tourne-t-il à nouveau vers cette énergie ? Outre l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre, la flambée des prix du gaz due à la guerre en Ukraine rend le nucléaire plus attractif pour le Japon, un pays qui importe 90 % de ses besoins énergétiques.
L’électricité d’origine nucléaire va atteindre un niveau record en 2025, représentant un peu moins de 10 % de la production mondiale, affirme l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans un rapport publié en janvier 2025. Cette croissance est portée par l’électrification des usages et de secteurs tels que les véhicules électriques et les centres de données. Avec l’essor de l’intelligence artificielle, l’AIE prévoit que les besoins en électricité des centres de données pourraient doubler d’ici 2030, ce qui justifie en partie le choix du Japon de relancer le nucléaire.
À l’échelle domestique, l’opinion publique et les changements de la scène politique nippone offrent des pistes supplémentaires pour comprendre cette réorientation. Le Japon mise aussi sur le nucléaire pour rester dans la compétition géo-économique mondiale de l’énergie.
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Le rejet dans l’océan Pacifique d’eaux contaminées de la centrale nucléaire de Fukushima, le 24 août 2023, a aggravé les relations de voisinage en Asie orientale. Bien que le projet ait reçu l’aval de l’Agence internationale de l’énergie atomique, le déversement de plus de 1,3 million de mètres cubes d’eau tritiée a provoqué le haro de la Corée du Sud et une vive réaction de la Chine qui a suspendu durant plus d’un an toutes ses importations de produits de la mer japonais.
Ces eaux contaminées sont-elles vraiment sans danger ? Immédiatement après la fusion des trois réacteurs, l’objectif le plus urgent visait à refroidir avec de l’eau de mer les coriums, un mélange de combustible et de métal fondu. Or, le traitement chimique de l’eau récupérée élimine la quasi-totalité des radionucléides, à l’exception du tritium.
Dès 2011, le gouvernement japonais a mené des enquêtes sur les répercussions sanitaires de l’accident dont les résultats sont suivis par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Sur les millions d’échantillons prélevés entre 2011 et 2019, moins de 1 % ont dépassé la limite des 1 000 Bq/kg, conformément aux normes de l’Organisation mondiale de la santé. Le ministère de l’Environnement a également mis en place un site d’entreposage intermédiaire pour les déchets les plus contaminés, à Okuma et Futaba, prévu pour fonctionner jusqu’en 2045.
Les accidents dans les centrales à Three Mile Island (1979) et à Tchernobyl (1986) résultaient d’erreurs humaines, caractéristiques de ce que Ulrich Beck dépeint comme la société du risque. Fukushima, cependant, est la conséquence d’un tremblement de terre suivi d’un tsunami. Malgré la construction de murs anti-tsunamis, la menace de catastrophes naturelles demeure, comme l’a rappelé le tremblement de terre de Noto, le 1er janvier 2024.
Dans l’un des pays où l’activité sismique est la plus importante au monde, l’opinion publique sur le risque nucléaire a considérablement évolué ces dix dernières années. Alors qu’en 2013 seulement 22 % des Japonais soutenaient le redémarrage des centrales, le plus récent sondage réalisé en février 2023 par le principal quotidien national, Asahi Shimbum, montrait que 51 % des Japonais sont maintenant favorables au retour du nucléaire.
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Les élections législatives anticipées d’octobre 2024 ont forcé les partis à clarifier leur position sur le rôle de l’atome dans la production électrique sur l’archipel. Le Premier ministre Shigeru Ishiba, espérant renforcer l’influence du Parti libéral-démocrate (PLD), a convoqué ces élections, mais elles ont conduit à une débâcle électorale. Pour la première fois depuis 2009, le PLD et son allié de centre droit Komei ne représentent plus la principale coalition au pouvoir.
Cette crise politique a révélé les divergences au sein même du PLD-Komei sur la stratégie énergétique. En effet, le PLD (conservateur) prône la « maximisation de l’utilisation » des centrales nucléaires et le développement de nouveaux réacteurs, quand son allié défend une société non dépendante de l’atome. Avant les élections, la course à l’investiture du PLD avait d’ailleurs mis en lumière les revirements des concurrents de Shigeru Ishiba, autrefois opposés au nucléaire.
Le Parti démocrate constitutionnel, principal groupe d’opposition, dirigé par le populaire ancien premier ministre Yoshihiko Noda, reconnaît la nécessité de maintenir certaines capacités nucléaires à court terme mais exclut la construction de nouvelles centrales. D’autres formations, telles que le Parti populaire et le Parti japonais de l’innovation, militent pour le redémarrage des centrales et la modernisation du parc nucléaire. Enfin, le Parti communiste japonais et plusieurs petites formations écologistes restent fermement antinucléaires. Derrière cette fragmentation idéologique au sein de la Diète, tous s’accordent néanmoins sur l’impératif de transition énergétique pour le Japon.
Outre l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 73 % en 2024 par rapport à 2013, le Japon fixe aussi une cible ambitieuse de 20 % à 22 % d’énergie nucléaire dans le mix énergétique d’ici à 2030. Or, avec une flotte de 14 réacteurs actuellement en service, le pays n’a pas les capacités pour atteindre cet objectif. Construire des centrales prend des décennies et redémarrer des réacteurs existants demande plusieurs années.
Loin de l’image de la centrale nucléaire « fantôme » de Bataan aux Philippines, l’Asie du Sud-Est représente un marché en pleine croissance pour l’énergie nucléaire. L’Indonésie, par exemple, a dévoilé son projet de construction de 20 nouvelles centrales d’ici 2036, en misant sur des petits réacteurs modulaires, plus sûrs, moins chers et plus rapides à construire. Le Vietnam a également signé des accords avec le Japon.
Ces projets redessinent le paysage énergétique en Asie du Sud-Est et soulignent une compétition géoéconomique accrue. Au-delà de la production d’électricité, le Japon voit dans le nucléaire un vecteur d’innovation technologique et donc un levier d’influence pour ses entreprises dans cette région à fort potentiel. Ainsi, en juillet 2023, Mitsubishi Heavy Industries a été désigné pour conduire un programme sur les réacteurs rapides refroidis au sodium.
Évitons tout « sensationnalisme » au sujet du retour de l’atome au Japon car le mix énergétique reste largement carboné (pétrole, 38 % ; le charbon, 26 % ; gaz naturel, 21 % ; nucléaire 5,8 %). Ce revirement ne constitue pas un changement de paradigme mais s’inscrit dans une tendance mondiale, particulièrement en Asie, où se trouvent trois-quarts des réacteurs en construction. Les défis pour l’archipel sont nombreux : des contraintes géographiques, un modèle économique énergivore et un contexte géopolitique défavorable qui accroît l’insécurité énergétique. En conséquence, la décision du gouvernement japonais de relancer le nucléaire traduit une forme de pragmatisme.
Gauthier Mouton ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.05.2025 à 13:58
Olivier Guyottot, Enseignant-chercheur en stratégie et en sciences politiques, INSEEC Grande École
Considéré par ses partisans comme un visionnaire, Elon Musk incarne le modèle du « leader gourou ». Mais la chute des résultats de Tesla et ses prises de position controversées mettent en lumière les limites d’un leadership fondé sur le culte de la personnalité.
Certains leaders d’entreprises sont qualifiés de gourous tant la fascination qu’ils exercent sur leurs équipes et sur les clients qui achètent leurs produits est forte et semble presque irrationnelle. C’est aujourd’hui le cas d’Elon Musk, comme ce fut le cas avant lui de Steve Jobs, et l’étude comparée de ces deux exemples met en lumière l’ambivalence que peut recouvrir la notion de gourou en matière de leadership.
Les récents résultats de Tesla, qui a vu son chiffre d’affaires et son bénéfice net baisser respectivement de 9 % et de 71 % durant le premier trimestre 2025 (par rapport au premier trimestre 2024), rappellent aussi que la figure du leader gourou n’est pas sans danger pour ses entreprises.
Apparu en Inde, le terme de gourou fait originellement référence à un guide spirituel. Par analogie, il va prendre le sens de maître à penser dans le langage courant des sociétés occidentales. Si la notion possède, particulièrement en anglais, une dimension positive liée à la figure de l’expert, le terme peut également évoquer une influence et une emprise psychologique proches du culte de la personnalité et de la dérive sectaire.
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Le monde de la tech a vu émerger plusieurs figures de leaders présentés comme des gourous. C’est le cas de Steve Jobs, le fondateur emblématique d’Apple, et d’Elon Musk, le créateur de Paypal ou SpaceX et la figure centrale de Tesla et de X. Spécialistes reconnus et respectés dans leurs domaines respectifs, ils ont su créer des produits innovants et des entreprises rentables en sortant des sentiers battus et en faisant évoluer les mentalités.
Jobs est parvenu à imposer des innovations et une esthétique qui ont rendu accessibles des produits technologiques devenus des vecteurs d’émancipation personnelle. Elon Musk possède un profil de « serial entrepreneur » capable de partager une vision futuriste de la société – de la conquête de Mars à l’intelligence artificielle, en passant par la voiture autonome.
Pour Jobs comme pour Musk, l’implication sans faille de leurs équipes et l’adhésion presque aveugle des utilisateurs à leurs produits ont fortement contribué à leurs succès. Mais la culture de leurs entreprises, fondée sur une exigence parfois excessive et centrée sur leur forte personnalité, s’est parfois révélée toxique pour leurs collaborateurs et dangereuse pour leurs organisations. En ce sens, leurs profils illustrent l’ambivalence et les ambiguïtés du « leader gourou ».
Les recherches en management donnent parfois l’impression que les différents types de leadership sont des catégories cloisonnées et étanches entre elles. En réalité, les pratiques des leaders se retrouvent toujours au croisement de plusieurs formes. C’est notamment le cas des « leaders gourous » qui mélangent, de manière excessive, les caractéristiques des leaderships autoritaire et charismatique.
Jobs et Musk sont ainsi réputés pour leur management dur et brutal, ne laissant aucune place aux contre-pouvoirs. Jobs était célèbre pour sa capacité à licencier les personnes qui ne respectaient pas le niveau d’exigence qu’il imposait à ses équipes. Pour Mike Murray, un de ses anciens employés chez Apple, Jobs ne connaissait pas
« les limites que la plupart d’entre nous fixons à nous-mêmes et […] ne respectait aucune réglementation ».
De son côté, Musk n’a pas hésité à licencier près de 80 % des équipes de X à la suite de son rachat.
Pour le chercheur Kurt Lewin, le leadership autoritaire se caractérise par une « démarcation claire entre le leader et les subordonnés, avec peu de contributions ou de retours de ces derniers ». En dépit d’une capacité à aller chercher les meilleurs et à leur déléguer des missions spécifiques, Jobs et Musk exercent ainsi un contrôle absolu sur les décisions finales de leurs équipes et les orientations de leurs organisations.
Jobs et Musk sont aussi reconnus pour leur leadership charismatique. Pour Max Weber, le leader charismatique est « doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne ». Deux chercheurs de l’Université de Warwick ont montré que le charisme de Jobs était basé sur son art de la rhétorique, qu’il exerçait notamment lors de keynotes portées par son sens de la mise en scène, sa maîtrise du langage corporel et son esthétique minimaliste symbolisée par ses célèbres cols roulés noirs. À une autre époque, le charisme d’Elon Musk s’est appuyé sur son usage des réseaux sociaux et sa capacité à proposer une vision futuriste dans une période de turbulences environnementales, économiques et géopolitiques fortement anxiogènes.
Pourtant, si les profils de Jobs et Musk se rejoignent dans la figure du leader gourou, les difficultés rencontrées actuellement par Elon Musk dessinent des différences notables. Dans son ouvrage le Mythe de l’entrepreneur (2023), le chercheur Anthony Galluzzo souligne l’importance du storytelling dans la construction de l’image associée à ce type de leader. Il montre, par exemple, que Steve Jobs et Steve Wozniak avaient fait, sous l’impulsion du communiquant Regis McKenna, la tournée des rédactions à New York pour asseoir le récit de deux garçons révolutionnant la société moderne en bidouillant dans un garage. Jobs a su s’inspirer de cette expérience.
À la suite du succès de son retour chez Apple en 1997, il est ainsi parvenu à magnifier l’histoire de son renvoi et donner l’impression que les mauvais résultats de l’époque ne lui étaient pas imputables. En reprenant le contrôle de son récit entrepreneurial, il a pu restaurer l’image d’un leader gourou visionnaire et performant.
En se positionnant en faveur de Donald Trump et en s’engageant à ses côtés lors de sa campagne, puis à la tête du Department of Government Efficiency (DOGE, département de l’efficacité gouvernementale, en français) Musk a pris le risque de cliver et de perdre le contrôle d’un récit jusqu’alors maîtrisé. Alors que la figure du gourou est associée à une expertise dans un domaine bien spécifique, comme ce fut le cas pour Jobs et la tech, l’implication de Musk en politique met désormais en danger les résultats de ses entreprises.
Malgré la modernisation de sa gamme, Tesla enregistre par exemple, depuis début 2025, une baisse de 44 % de ses immatriculations en France et cette baisse est largement portée par le rejet de sa personne et de son rôle politique. Cette situation soulève aussi des questions sur ses propres capacités alors qu’il admet lui-même que le DOGE n’a pas atteint ses objectifs. À tel point que des rumeurs affirmant que Tesla se chercherait un nouveau leader ont été reprises par le Wall Street Journal.
Elon Musk peut-il dès lors reconstruire une image de leader gourou visionnaire et garant du succès de ses entreprises comme avait réussi à le faire Steve Jobs après son éviction ? La réponse à cette question dépendra en partie de sa capacité à se recentrer sur son rôle d’entrepreneur et à proposer des innovations technologiques majeures réaffirmant une vision novatrice et tournée vers l’avenir.
Olivier Guyottot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.05.2025 à 13:44
Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po
Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Sa réélection s’inscrit dans la droite ligne d’une évolution structurelle profonde de la société américaine, amorcée dès la fin de la guerre froide.
Un peu plus de cent jours après son retour à la Maison Blanche, le constat est sans appel : Donald Trump n’est plus le même président. Aux accents nationalistes et populistes de son premier mandat, s’ajoute désormais une dérive autoritaire assumée, sans précédent aux États-Unis. Il adopte aussi une vision néo-impériale de l’économie, dans un monde perçu comme un jeu à somme nulle fait de gagnants et de perdants. La coopération s’efface au profit d’une logique de domination, où seules la puissance et l’accumulation de richesse comptent.
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Ayant survécu à deux tentatives de destitution, à des procès multiples, des attaques politiques et à deux tentatives d’assassinat, Trump gouverne désormais en toute-puissance. Érigé en héros, en martyr, voire en figure messianique par ses partisans, il conçoit désormais la démocratie non comme un cadre à respecter, mais comme un simple instrument pour légitimer la conquête du pouvoir. Sa victoire électorale, sans appel cette fois, lui sert de justification pour rejeter toute contrainte institutionnelle.
Trois traits structurent sa gouvernance : la centralisation extrême du pouvoir exécutif, fondée sur la théorie controversée de « l’exécutif unitaire » ; la politisation de l’appareil judiciaire, utilisé pour régler des comptes ; et l’instrumentalisation du pouvoir fédéral pour s’attaquer aux contre-pouvoirs culturels, médiatiques et éducatifs. Sa méthode est celle du chaos : déstabiliser les adversaires, saturer l’espace médiatique, brouiller les normes démocratiques. Impulsif, réactif, gouvernant parfois au gré des émissions de Fox News ou des tendances sur Truth Social (la plateforme qu’il détient), le président a fait de l’instabilité une arme politique.
Mais Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Si son élection en 2016 avait pu sembler improbable, sa réélection est le signe d’une évolution structurelle profonde que l’on peut faire remonter à la fin de la guerre froide.
La disparition de l’Urss, et donc d’un ennemi extérieur structurant, a réorienté la confrontation politique vers la désignation d’un ennemi intérieur. La guerre culturelle est devenue la nouvelle matrice idéologique du conflit.
Deux dynamiques majeures, souvent entremêlées, la nourrissent. D’un côté, une radicalisation religieuse animée par des courants nationalistes chrétiens – comme la Nouvelle Réforme apostolique – qui rejettent les évolutions sociétales et appellent à l’instauration d’une véritable théocratie. De l’autre, une crispation raciale, attisée par la peur du déclin démographique blanc et l’hostilité aux avancées en matière de droits civiques.
Dès les années 1990, Pat Buchanan annonçait cette mutation. Dans son discours à la convention républicaine de 1992, il déclarait :
« Une guerre culturelle est en cours pour l’âme de l’Amérique […] aussi cruciale que la guerre froide elle-même. »
Trop radical pour son époque, Buchanan prônait déjà une « Amérique blanche », chrétienne et conservatrice, opposée aux élites cosmopolites. Ses idées, marginalisées alors, ont préparé le terrain du trumpisme.
Newt Gingrich, président républicain de la Chambre des représentants de 1995 à 1999, a lui aussi joué un rôle central dans la transformation du parti conservateur et la vie politique américaine. Avec son initiative du « Contrat avec l’Amérique », il introduit une stratégie fondée sur l’affrontement permanent. Il fait notamment distribuer à tous les candidats républicains une brochure intitulée « Langage : un mécanisme clé de contrôle », qui énumère des mots valorisants à utiliser pour se décrire, et, ceux, fortement péjoratifs – comme « corrompus », « immoraux » ou « traîtres » – à employer pour discréditer les adversaires.
Cette rhétorique agressive a contribué à faire de l’opposition politique un ennemi, ouvrant ainsi la voie à une droite où la quête de victoire prime sur le respect des normes démocratiques.
Parallèlement, l’émergence d’un nouvel écosystème médiatique a amplifié ces tensions. Avec la création de Fox News en 1996, l’explosion des talk-shows conservateurs, comme celui de l’animateur Rush Limbaugh dans les années 1990, puis des réseaux sociaux dans les années 2000, la droite états-unienne s’est dotée d’outils puissants pour radicaliser l’opinion.
Les bulles informationnelles, alimentées par les algorithmes enferment aujourd’hui les citoyens dans des mondes parallèles, où la désinformation et l’indignation l’emportent sur le débat rationnel. Ceci a contribué à la polarisation du paysage politique, voire de la société tout entière.
À cette recomposition idéologique et médiatique s’ajoute une crise plus large : celle du consensus néolibéral adopté après la guerre froide. Les promesses de prospérité ont laissé place à la désindustrialisation, aux inégalités croissantes et à un ressentiment profond. Les chocs successifs – du 11-Septembre à la crise financière de 2008, jusqu’à la pandémie de Covid-19 – et les guerres permanentes sans véritables victoires ont renforcé la défiance envers les élites.
Trump incarne cette colère. Il promet la reconquête d’une Amérique idéalisée, l’effacement des avancées sociales récentes, et l’affirmation d’une identité nationale fondée sur la religion et la race. Son populisme est d’abord une réponse émotionnelle à un sentiment d’injustice, d’humiliation et de perte de repères.
Donald Trump n’est pas seulement un produit de la crise démocratique des États-Unis : il en est la cristallisation spectaculaire. Il incarne la synthèse des années 1990, décennie fondatrice du ressentiment identitaire, de la guerre culturelle et de la dérégulation médiatique. Hors norme, perçu comme un outsider, il n’a jamais été jugé comme un politicien traditionnel, mais comme l’incarnation d’un « self-made man », businessman à succès et vedette de téléréalité.
Sa parole, transgressive et provocatrice, fonctionne comme un retour du refoulé, y compris la cruauté et l’humiliation de l’adversaire. Elle est jouissive pour sa base, car elle bouscule les codes, piétine le politiquement correct et flatte le fantasme d’une reconquête identitaire.
Trump promet la puissance, la revanche, la nostalgie d’une Amérique triomphante blanche, chrétienne et masculine.
Et il n’est plus seul. Le soutien actif d’acteurs économiques et technologiques comme Elon Musk, désormais figure clé de la droite radicalisée sur le réseau X, renforce cette dynamique. Ensemble, ils ont dessiné les contours d’un nouveau pouvoir autoritaire culturel et numérique, où l’influence prime sur l’institutionnel.
Ce n’est pas seulement un homme que l’Amérique a élu à nouveau. C’est un style, une époque, et une vision du monde fondée sur la domination, la disruption et le rejet des règles. Toutefois, l’histoire n’est pas écrite : grisé par l’hubris et miné par l’incompétence, le trumpisme pourrait se fracasser contre le mur du réel, laissant derrière lui des conséquences pour les États-Unis comme pour le reste du monde.
Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.05.2025 à 09:54
Jordy Bony, Docteur et Instructeur en droit à l'EM Lyon, EM Lyon Business School
Damien Charabidze, Docteur en Biologie, Chercheur, Expert judiciaire, Université de Lille
C’est un nouveau type d’obsèques qui intéresse de plus en plus. En France, la « terramation » se heurte pour l’instant à des défis légaux et techniques qui ne semblent pas forcément insurmontables, mais auxquels il faudra répondre.
Pourra-t-on bientôt choisir d’être transformé en compost après notre mort ? Alors que la pratique du compostage funéraire, appelée terramation, se répand aux États-Unis et qu’elle est actuellement expérimentée en Allemagne, l’idée est à l’étude en France. Pour le moment, notre cadre juridique restreint les modes de sépulture aux deux seules pratiques citées dans la loi : l’inhumation et la crémation.
Mais cette apparente exclusivité cache en réalité une grande diversité de procédés et laisse ouverte la possibilité d’une évolution des pratiques funéraires.
La terramation, fusion de terra et transformatio qui renvoient respectivement aux idées de « surface au sol » et de « métamorphose », est un mode de sépulture inspiré du cycle de la nature.
La terramation repose sur l’emploi de copeaux de bois afin de créer des conditions propices à l’activité des bactéries dites aérobies, c’est-à-dire utilisant l’oxygène. Elle diffère ainsi de l’enterrement classique, qui place le corps dans des conditions anaérobies en le recouvrant de terre où en le plaçant dans un caveau hermétique. Faute d’oxygène, la décomposition est alors très lente et nécessite plusieurs années, et même parfois plusieurs décennies. La putréfaction génère également des résidus néfastes pour l’environnement.
La terramation propose au contraire un temps de dégradation du corps réduit (moins d’un an) et une nouvelle vision de la mort. Ce procédé produit en effet un humus sain qui peut alimenter la croissance des plantes. Il est dès lors possible de transformer les cimetières en espaces de mémoire végétalisés, riches et vivants. La mort (re)devient une étape du cycle du vivant.
Comme pour l’enterrement, qui regroupe un ensemble de pratiques (enterrement en pleine terre, mise en caveau ou encore enfeu hors-sol), le terme terramation recouvre en réalité différents procédés de compostage employés pour la réduction des corps. La terramation peut prendre place en surface, en sous-sol ou même dans des caissons hors-sol.
Cette dernière version, baptisée Natural Organic Reduction, permet de contrôler intégralement le processus de biodégradation. Son principal avantage est d’offrir un procédé fiable, hygiénique et réalisable en un temps réduit : un mois suffit à la biodégradation complète d’un corps. Cette Natural Organic Reduction est déjà légale aux États-Unis et est actuellement proposée à titre expérimental en Allemagne.
En France, les études d’opinions démontrent un plébiscite en faveur de solutions funéraires plus écologiques, de 20 % à plus de 45 % des sondés, et une bonne acceptation socioculturelle de la terramation. Mais l’approche « hors-sol » états-unienne semble susciter peu d’enthousiasme.
Il existe cependant d’autres approches de terramation, plus naturelles. C’est le cas de l’humusation, un processus réalisé en extérieur et au contact du sol, sous une butte de broyat végétal. Bien qu’historiquement pionnier, ce procédé développé en Belgique n’a pas encore obtenu de reconnaissance légale et peine à démontrer sa faisabilité.
La lenteur de la dégradation des corps et le risque de pollution des sols en nitrate et amoniaque avaient notamment été mis en avant par les autorités de Bruxelles pour justifier leur refus de légaliser l’humusation.
Une autre version est également à l’étude : la terramation en sous-sol, sorte d’hybride entre l’enterrement traditionnel et le compostage en surface. Pour y parvenir, plusieurs contraintes techniques sont à considérer, dont la compatibilité avec les soins ante mortem, la robustesse aux diverses situations climatiques ou encore l’usage obligatoire du cercueil pour tout type d’obsèques. Cependant, depuis 2019, le matériau bois n’est plus le seul autorisé par les normes relatives aux cercueils : le développement de cercueil en matériaux rapidement biodégradables, plus compatibles avec la terramation, serait donc possible.
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Dans ce contexte, un projet de recherche participatif sur la terramation, associant les universités de Lille et de Bordeaux et l’association Humo Sapiens, a débuté en 2024. Le développement d’un prototype fonctionnel est également annoncé pour 2026. Il permettra de tester la méthode, de la documenter scientifiquement et de mesurer son impact sanitaire et environnemental. Ces éléments devraient accroître la visibilité et la crédibilité de la terramation et faciliter le portage du sujet dans la sphère politique, avec pour objectif une révision favorable de la réglementation funéraire.
Le cadre légal français ne reconnaît pas encore la terramation qui ne peut donc pas actuellement être pratiquée. Se pose, cependant, la question de savoir si la terramation doit être envisagée comme une forme d’inhumation ou comme une nouvelle pratique à part entière. Par ailleurs, comme le souligne une récente étude, notre système juridique semble en capacité d’accueillir la terramation, moyennant des changements mineurs.
En effet, une telle évolution rappelle, dans une moindre mesure, ce que fut la légalisation de la crémation, difficilement acceptée en France à cause du fait religieux. Elle est advenue dans le cadre de la loi du 15 novembre 1887 relative à la liberté des funérailles, loi complétée par le décret du 27 avril 1889. Il suffirait de mettre à jour ce décret pour pouvoir reconnaître légalement la terramation, parce que la loi de 1887 ne dit rien à propos de l’inhumation ou de la crémation. Elle offre uniquement la possibilité de choisir parmi les possibilités prévues dans le décret de 1889. Autrement dit, elle laisse une porte ouverte consistant à actualiser ce décret pour proposer une troisième voie funéraire aux citoyens.
Les autres obstacles à la légalisation de la terramation concernent les problématiques de transport des corps et, plus généralement, celles des lieux, des enjeux sanitaires et du respect dû aux corps morts. Par exemple, certains soins de conservation des corps impliquant l’usage de conservateurs toxiques pour l’environnement semblent peu compatibles avec la terramation. Tous les thanatopracteurs ne sont cependant pas d’accord à ce sujet.
Cette liste, non exhaustive, donne un premier aperçu des enjeux liés à la reconnaissance et au développement d’une nouvelle pratique funéraire. Les recherches scientifiques et les réflexions en cours devraient permettre d’apporter les éléments nécessaires quant à la faisabilité technique du procédé, à son impact sanitaire et environnemental ou encore à sa dimension rituelle et spirituelle.
Le développement de la terramation semble donc être un changement conceptuel au moins autant que technique ou juridique.
Si la technique fonctionne (ce qui reste encore à démontrer dans le cas des procédés au sol ou en sous-sol) et que le cadre légal peut être adapté sans trop de difficulté, reste la décision politique.
Le gouvernement français a déjà été interrogé plusieurs fois dans le cadre de projets de loi ou de questions directes demandant l’autorisation à titre expérimental de la terramation. Le sujet semble donc être considéré avec sérieux par l’ensemble de l’échiquier politique et ne suscite pas de franche opposition. L’argument de la dignité du corps, soulevé dans certaines réponses du gouvernement, traduit surtout l’embarras à apporter une réponse à cette demande. Le funéraire reste un domaine peu connu, sans réelle envergure politique et donc difficile à porter pour des élus. Une proposition de loi a néanmoins été déposé, début 2023, et la création d’un groupe de travail ministériel sur la question avait été annoncée par le gouvernement. Mais suite aux divers remous de la vie politique française, il est malheureusement difficile de dire si ces initiatives sont encore d’actualité.
Citoyens, associations, chercheurs et professionnels continuent de se mobiliser.
En décembre 2024, la métropole de Grenoble a organisé une journée des transitions funéraires consacrée à la terramation. La présence de nombreux élus, de gestionnaires de cimetière ou encore de représentants des entreprises du secteur funéraire confirme le signe d’une dynamique en cours.
L’idée de la terramation s’impose également progressivement dans l’opinion publique, comme en atteste la récente parution d’articles et de points de vue favorables dans divers médias de large audience : le Monde, les Échos, la Gazette des communes, le Point, etc. De curiosité de Toussaint, la terramation fait donc son chemin vers sa reconnaissance en tant que nouvelle voie funéraire.
Jordy Bony a reçu des financements de L'Agence Nationale de la Recherche (ANR) dans le cadre du projet de recherche Sciences Avec et Pour la Société / Recherche-Action / Ambitions Innovantes F-COMPOST. Ce projet comporte une collaboration scientifique avec l'association Humo Sapiens, mentionnée dans cet article et qui milite pour la reconnaissance légale de la terramation.
Damien Charabidzé a reçu des financements de L'Agence Nationale de la Recherche (ANR) dans le cadre du projet de recherche Sciences Avec et Pour la Société / Recherche-Action / Ambitions Innovantes F-COMPOST. Ce projet comporte une collaboration scientifique avec l'association Humo Sapiens, mentionnée dans cet article et qui milite pour la reconnaissance légale de la terramation.