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27.11.2025 à 11:51

Le climat est-il vraiment seul responsable de l’augmentation du degré d’alcool des vins ?

Léo Mariani, Anthropologue, Maître de conférence Habilité à diriger des recherches, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Le changement climatique favorise des vendanges plus précoces, des raisins plus sucrés et des vins donc plus alcoolisés. Il vient en réalité amplifier un modèle plus ancien.
Texte intégral (3408 mots)

La précocité des vendanges que l’on observe depuis quelques années a été favorisée par le changement climatique. Mais la hausse du degré d’alcool dans les vins est aussi le fruit d’une longue tradition qui emprunte à l’histoire, au contexte social et aux progrès techniques, et qui a façonné la définition moderne des appellations d’origine protégée. Autrement dit, le réchauffement du climat et celui des vins, entraîné par lui, ne font qu’exacerber un phénomène ancien. C’est l’occasion d’interroger tout un modèle vitivinicole.


Dans l’actualité du changement climatique, la vitiviniculture a beaucoup occupé les médias à l’été 2025. En Alsace, les vendanges ont débuté un 19 août. Ce record local traduit une tendance de fond : avec le réchauffement des températures, la maturité des raisins est plus précoce et leur sucrosité plus importante. Cela a pour effet de bouleverser les calendriers et d’augmenter le taux d’alcool des vins.

La précocité n’est pas un mal en soi. Le millésime 2025 a pu être ainsi qualifié de « très joli » et de « vraiment apte à la garde » par le président d’une association de viticulteurs alsaciens. Ce qui est problématique en revanche, c’est l’augmentation du degré d’alcool : elle est néfaste pour la santé et contredit l’orientation actuelle du marché, plutôt demandeur de vins légers et fruités. Autrement dit, le public réclame des vins « à boire » et non « à garder », alors que la hausse des températures favorise plutôt les seconds.

Il faudrait préciser pourtant que l’augmentation des niveaux d’alcool dans les vins n’est pas nouvelle. Elle est même décorrélée du changement climatique :

« Les vins se sont réchauffés bien avant le climat »,

me souffle un jour un ami vigneron. Autrement dit, l’augmentation du degré d’alcool dans les vins a suivi un mouvement tendanciel plus profond au cours de l’histoire, dont on va voir qu’il traduit une certaine façon de définir la « qualité du vin ».

Se pose donc la question de savoir qui a « réchauffé » qui le premier ? Le climat en portant à maturité des grappes de raisins plus sucrées ? ou le savoir-faire des viticulteurs, qui a favorisé des vins plus propices à la conservation – et donc plus alcoolisés ? Postulons que le climat ne fait aujourd’hui qu’exacerber un problème qu’il n’a pas créé le premier. En lui faisant porter seul la responsabilité de la hausse de l’alcool dans les vins, on s’empêche de bien définir ce problème.

De plus, on inverse alors le sens des responsabilités : la vitiviniculture, en tant qu’activité agricole émettrice de gaz à effet de serre, participe à l’augmentation des températures – et cela bien avant que le changement climatique ne l’affecte en retour.


À lire aussi : Vin et changement climatique, 8 000 ans d’adaptation


Quand la définition des AOP fait grimper les degrés

Disons-le sans détour, l’instauration des appellations d’origine protégée AOP constitue un moment objectif de la hausse des taux d’alcool dans les vins. Dans certaines appellations du sud-est de la France, où j’ai enquêté, elle est parfois associée à des écarts vertigineux de deux degrés en trois à dix ans.

Il faut dire que les cahiers des charges des AOP comportent un « titre alcoométrique volumique naturel minimum » plus élevé que celui des autres vins : l’alcool est perçu comme un témoin de qualité.

Mais il n’est que le résultat visible d’une organisation beaucoup plus générale : si les AOP « réchauffent » les vins, souvent d’ailleurs bien au-delà des minima imposés par les AOP, c’est parce qu’elles promeuvent un ensemble de pratiques agronomiques et techniques qui font augmenter mécaniquement les niveaux d’alcool.

C’est ce paradigme, qui est associé à l’idée de « vin de garde », dont nous allons expliciter l’origine.

Les « vins de garde » se généralisent sous l’influence de l’État, de la bourgeoisie et de l’industrie

Contrairement à une idée répandue, le modèle incarné par les AOP n’est pas représentatif de l’histoire vitivinicole française en général.

Napoléon III, en voulant développer le commerce du vin avec l’Angleterre, a favorisé l’émergence du standard des vins de garde. Jean Hippolyte Flandrin

Les « vins de garde » n’ont rien d’un canon immuable. Longtemps, la conservation des vins n’a intéressé que certaines élites. C’est l’alignement progressif, en France, des intérêts de l’une d’elles en particulier, la bourgeoisie bordelaise du XIXe siècle, de ceux de l’État et de ceux de l’industrie chimique et pharmaceutique, qui est à l’origine de la vitiviniculture dont nous héritons aujourd’hui.

L’histoire se précipite au milieu du XIXe siècle : Napoléon III signe alors un traité de libre-échange avec l’Angleterre, grande consommatrice de vins, et veut en rationaliser la production. Dans la foulée, son gouvernement sollicite deux scientifiques.

Au premier, Jules Guyot, il commande une enquête sur l’état de la viticulture dans le pays. Au second, Louis Pasteur, il confie un objectif œnologique, car l’exportation intensive de vins ne demande pas seulement que l’on gère plus efficacement la production. Elle exige aussi une plus grande maîtrise de la conservation, qui offre encore trop peu de garanties à l’époque. Pasteur répondra en inventant la pasteurisation, une méthode qui n’a jamais convaincu en œnologie.


À lire aussi : Louis Pasteur : l’empreinte toujours d’actualité d’un révolutionnaire en blouse


Sur le principe, la pasteurisation anticipe toutefois les grandes évolutions techniques du domaine, en particulier le développement du dioxyde de soufre liquide par l’industrie chimique et pharmaceutique de la fin du XIXe siècle. Le dioxyde de soufre (SO2) est un puissant conservateur, un antiseptique et un stabilisant.

Carte des principaux crus de la région bordelaise. DemonDeLuxe/WikiCommons, CC BY-SA

Il va permettre un bond en avant dans la rationalisation de l’industrie et de l’économie du vin au XXe siècle (les fameux sulfites ajoutés pour faciliter la conservation), au côté d’autres innovations techniques, comme le développement des levures chimiques. En cela, il va être aidé par la bourgeoisie française, notamment bordelaise, qui investit alors dans la vigne pour asseoir sa légitimité. C’est ce groupe social qui va le plus bénéficier de la situation, tout en contribuant à la définir. Désormais, le vin peut être stocké.

Cela facilite le développement d’une économie capitaliste rationnelle, incarnée par le modèle des « vins de garde » et des AOP ainsi que par celui des AOC et des « crus ».

Ce qu’il faut pour faire un vin de garde

Bien sûr ce n’est pas, en soi, le fait de pouvoir garder les vins plus longtemps qui a fait augmenter les taux d’alcool. Mais l’horizon esthétique que cette capacité a dessiné.

Un vin qui se garde, c’est en effet un vin qui contient plus de tanins, car ceux-ci facilitent l’épreuve du temps. Or pour obtenir plus de tanins, il faut reculer les vendanges et donc augmenter les niveaux d’alcool, qui participent d’ailleurs aussi à une meilleure conservation.

Les vins de garde sont vieillis en fûts de chêne, ce qui a contribué à en façonner le profil aromatique. Mark Stebnicki/Pexels, CC BY

Ensuite, la garde d’un vin dépend du contenant dans lequel il est élevé. En l’espèce, c’est le chêne, un bois tanique qui a été généralisé (déterminant jusqu’à la plantation des forêts françaises). Il donne aujourd’hui les arômes de vanille aux vins de consommation courante et le « toasté » plus raffiné de leurs cousins haut de gamme.

La garde d’un vin dépend également des choix d’encépagement. En l’espèce, les considérations relatives à la qualité des tanins et/ou à la couleur des jus de raisin ont souvent prévalu sur la prise en compte de la phénologie des cépages (c’est-à-dire, les dates clés où surviennent les événements périodiques du cycle de vie de la vigne).

Grappes de raisin de variété syrah. Hahn Family Wines/WIki Commons, CC BY

Ceci a pu favoriser des techniques de sélection mal adaptées aux conditions climatiques et des variétés qui produisent trop d’alcool lorsqu’elles sont plantées hors de leur région d’origine, par exemple la syrah dans les Côtes du Rhône septentrionales.

En effet, la vigne de syrah résiste très bien à la chaleur et les raisins produisent une très belle couleur, raison pour laquelle ils ont été plantés dans le sud. Mais le résultat est de plus en plus sucré, tanique et coloré : la syrah peut alors écraser les autres cépages dans l’assemblage des côtes-du-rhône.

On pourrait évoquer enfin, et parmi beaucoup d’autres pratiques techniques, les vendanges « en vert », qui consiste à éclaircir la vigne pour éviter une maturation partielle du raisin et s’assurer que la vigne ait davantage d’énergie pour achever celle des grappes restant sur pied. Ceci permet d’augmenter la concentration en arômes (et la finesse des vins de garde), mais aussi celle du sucre dans les raisins (et donc d’alcool dans le produit final).

C’est tout un monde qui s’est donc organisé pour produire des vins de garde, des vins charpentés et taillés pour durer qui ne peuvent donc pas être légers et fruités, comme semblent pourtant le demander les consommateurs contemporains.

« Sans sulfites », un nouveau modèle de vins « à boire »

Ce monde, qui tend à réchauffer les vins et le climat en même temps, n’est pas représentatif de l’histoire vitivinicole française dans son ensemble. Il résulte de la généralisation d’un certain type de rapport économique et esthétique aux vins et à l’environnement.

C’est ce monde dans son entier que le réchauffement climatique devrait donc questionner lorsqu’il oblige, comme aujourd’hui, à ramasser les raisins de plus en plus tôt… Plutôt que l’un ou l’autre de ces aspects seulement.

Comme pistes de réflexion en ce sens, je propose de puiser l’inspiration dans l’univers émergent des vins « sans soufre » (ou sans sulfites) : des vins qui, n’étant plus faits pour être conservés, contiennent moins d’alcool. Ces vins sont de surcroît associés à beaucoup d’inventivité technique tout en étant écologiquement moins délétères, notamment parce qu’ils mobilisent une infrastructure technique bien plus modeste et qu’ils insufflent un esprit d’adaptation plus que de surenchère.

Leur autre atout majeur est de reprendre le fil d’une vitiviniculture populaire que l’histoire moderne a invisibilisée. Ils ne constitueront toutefois pas une nouvelle panacée, mais au moins une piste pour reconnaître et valoriser les vitivinicultures passées et présentes, dans toute leur diversité.


Ce texte a fait l’objet d’une première présentation lors d’un colloque organisé en novembre 2025 par l’Initiative alimentation de Sorbonne Université.

The Conversation

Léo Mariani ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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27.11.2025 à 10:22

How Catholic women in 18th-century Italy defied sexual harassment in the confessional

Giada Pizzoni, Marie Curie Research Fellow, Department of History, European University Institute

The Vatican archives show that women reported instances of harassment and abuse to Church authorities.
Texte intégral (1548 mots)

The European Institute for Gender Equality defines sexual harassment as follows: “any form of unwanted verbal, non-verbal or physical conduct of a sexual nature occurs, with the purpose or effect of violating the dignity of a person, in particular when creating an intimidating, hostile, degrading, humiliating or offensive environment”. Harassment stems from power, and it is meant to control either psychologically or sexually. In both instances, victims often feel confused, alone, and uncertain about whether they caused the abuse.

As a historian, I aim to understand how women in the past experienced and tackled intimidating behaviour. Particularly, I am looking at harassment during confession in 18th-century Italy. Catholic women approached this sacrament to share doubts and hopes about subjects ranging from reproduction to menstruation, but at times were met with patronising remarks that unsettled them.

A power imbalance

The Vatican archives show us that some of the men who made these remarks dismissed them as emerging from sheer camaraderie or from curiosity, or as boastfulness, and that they belittled women who remained upset or resentful. The women were often younger, they had less power, and they could be threatened to comply. Yet, the archives also show us how some women deemed these exchanges inappropriate and stood up to such abuse.

The archives hold the records of the trials of the Inquisition tribunals, which all over the Italian peninsula handled reports of harassment and abuse in the confessional booth. For women, confession was paramount because it dictated morality. A priest’s duty was to ask women if they were abiding Christians, and a woman’s morals were bound to her sexuality. Church canons taught that sex was to be only heterosexual, genital, and within marriage. Sexuality was framed by a moral code of sin and shame, but women were active sexual agents, learning from experience and observation. The inner workings of the female body were a mystery, but sex was not. While literate men had access to medical treatises, women learned through knowledge exchanged within the family and with peers. However, beyond their neighbourhoods, some women saw the confessional box as a safe space where they could vent, question their experiences, and seek advice on the topic of sexuality. Clergymen acted as spiritual guides, semi-divine figures that could provide solace – a power imbalance that could lead to harassment and abuse.

Reporting instances of harassment

Some women who experienced abuse in the confessional reported it to the Inquisition, and those religious authorities listened. In the tribunals, notaries put down depositions and defendants were summoned. During trials, witnesses were cross-examined to corroborate their statements. Guilty convictions varied: a clergyman could be assigned fasting or spiritual exercises, suspension, exile, or the galleys (forced labour).

The archives show that in 18th-century Italy, Catholic women understood the lurid jokes, the metaphors and the allusions directed at them. In 1736 in Pisa, for example, Rosa went to her confessor for help, worried her husband did not love her, and was advised to “use her fingers on herself” to arouse his desire. She was embarrassed and reported the inappropriate exchange. Documents in the archives frequently show women were questioned if a marriage produced no children: asked if they checked whether their husbands “consumed from behind”, in the same “natural vase”, or if semen fell outside. In 1779 in Onano, Colomba reported that her confessor asked if she knew that to have a baby, her husband needed to insert his penis in her “shameful parts”. In 1739 in Siena, a childless 40-year-old woman, Lucia, was belittled as a confessor offered to check up on her, claiming women “had ovaries like hens” and that her predicament was odd, as it was enough for a woman “to pull their hat and they would get pregnant”. She reported the exchange as an improper interference into her intimate life.

Records from the confessional show examples of women being told, “I would love to make a hole in you”; seeing a priest rubbing rings up and down his fingers to mimic sex acts; and being asked the leading question if they had “taken it in their hands” – and how each of these women knew what was being insinuated. They understood that such behaviour amounted to harassment. Acts the confessor thought of as flirting – such as when a priest invited Alessandra to meet him in the vineyard in 1659 – were appalling to the women who reported the events (Vatican, Archivio Dicastero della Fede, Processi vol.42)“.

The bewildering effect of abuse

It was also a time when the stereotype of older women no longer being sexual beings was rife. Indeed, it was believed that women in their 40s or 50s were no longer physically fit for intercourse, and their sexual drive was mocked by popular literature. In 1721, Elisabetta Neri, a 29-year-old woman seeking advice about her fumi (hot flushes) that knocked her out, was told that by the time women turned 36 they no longer needed to touch themselves, but that this could help let off some steam and help with her condition.

Women were also often and repeatedly asked about pleasure: if they touched themselves when alone; if they touched other females, or boys, or even animals; if they looked at their friends’ "shameful parts” to compare who “had the largest or the tightest natura, with hair or not” (ADDF, CAUSE 1732 f.516). To women, these comments were inappropriate intrusions; to male harassers, they could be examples of titillating curiosity and advice, such as when a Franciscan friar, in 1715, dismissed intrusive comments about a woman’s sexual life (ADDF, Stanza Storica, M7 R, Trial 3)

Seeking meaningful guidance, women had entrusted these learned figures with their most intimate secrets, and they could be bewildered by the attitudes confessors often displayed. In 1633, Angiola claimed she “shivered for 3 months” after the verbal abuse (ADDF, Vol.31, Processi). The unsolicited remarks and unwanted physical touch struck them.

The courage to speak up

It is undeniable that sexuality has always been cultural, framed by moral codes and political agendas that are constantly being negotiated. Women have been endlessly policed; with their bodies and behaviour under constant scrutiny. However, history teaches us that women could be aware of their bodies and their sexual experiences. They discussed their doubts, and some stood up to harassment or abusive relationships. In the 18th century in Italy, Catholic women did not always have the language to frame abuse, but they were aware when, in the confessional, they did not experience an “honest” exchange, and at times they did not accept it. They could not prevent it, but they had the courage to act against it.

A culture of sexual abuse is hard to eradicate, but women can be vocal and achieve justice. The events of past centuries show that time was up then, as it still is now.

Author’s note: the parenthetical references in the text refer to physical records in the Vatican archives.


A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!


The Conversation

Giada Pizzoni has received a Marie Skłodowska-Curie Fellowship from the European Commission.

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26.11.2025 à 16:31

Musulmans de France, religiosité, islamisme : les chiffres contestés de l’enquête Ifop

Franck Frégosi, Politiste, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po Aix, Aix-Marseille Université (AMU)

Patrick Simon, Chercheur associé à l'Observatoire Sociologique du Changement, Sciences Po; Co-responsable du master Migrations de l'Institut des Migrations (Paris 1 -Ehess), Ined (Institut national d'études démographiques)

Vincent Tiberj, Professeur des universités, délégué recherche de Sciences Po Bordeaux, Sciences Po Bordeaux

Selon un sondage controversé de l’Ifop, une islamisation serait à l’œuvre chez les musulmans de France. D’autres enquêtes proposent un tout autre tableau.
Texte intégral (2974 mots)

Un sondage réalisé par l’institut Ifop conclut à une forte poussée de religiosité, de rigorisme et de soutien à la mouvance islamiste chez les musulmans de France. Cette étude, critiquée pour ses biais méthodologiques, a été commanditée par une revue soupçonnée de liens avec les Émirats arabes unis. Quelle est la valeur de cette enquête dont les chiffres alimentent déjà le débat politique ? Quelles sont les conclusions d’autres études portant sur ces questions ? Entretien avec Franck Frégosi, spécialiste de l’islam en France, ainsi qu’avec Patrick Simon et Vincent Tiberj, auteurs des analyses sur la religion des enquêtes Trajectoires et origines (Insee/Ined).


The Conversation : Selon une étude de l’Ifop, les musulmans affichent, en France, un degré de religiosité largement supérieur aux autres religions : 80 % se déclareraient « religieux », contre 48 % en moyenne chez les adeptes des autres religions. La pratique quotidienne de la prière chez les musulmans aurait aussi augmenté, passant de 41 % en 1989 à 62 % en 2025. Comment recevez-vous ces chiffres ?

Vincent Tiberj : Quand vous êtes originaire d’un pays où 90 % des gens vous disent que la religion c’est très important (ce que montrent régulièrement les World Value Surveys), et que vous arrivez en France, alors oui, évidemment, la religion est toujours importante. Cela traduit le lien avec le pays d’origine, et pas forcément une dynamique d’« islamisation » à l’œuvre dans la communauté musulmane française.

On constate chez les immigrés qui se définissent comme religieux, qu’il s’agisse de musulmans, de catholiques, ou même de bouddhistes, qu’ils sont plus souvent conservateurs par rapport à la population française en général. Ainsi, plusieurs enquêtes disent que, chez les musulmans, il y a plus souvent des difficultés à accepter les couples homosexuels et chez certains des préjugés anti-juifs. C’est plus répandu mais pas systématique, bien au contraire ; d’ailleurs, les personnes aux tendances antisémites se retrouvent bien plus souvent à l’extrême droite. Mais, ce que montre l’enquête Trajectoires et origines (TeO, Insee/Ined), c’est que les descendants d’immigrés, nés et socialisés en France, sont beaucoup moins conservateurs que les immigrés. Le fait que l’Ifop se focalise uniquement sur les musulmans en général, sans distinguer les immigrés et leurs descendants, pose un gros problème méthodologique pour estimer s’il y a vraiment une montée en puissance de la religion.

Franck Frégosi : L’Ifop met l’accent sur des indicateurs de religiosité en hausse à travers la fréquentation des mosquées, la prière individuelle, l’observance des règles alimentaires, vestimentaires, le degré d’acceptation de la mixité. Mais attention aux biais de lecture ! Un exemple : la proportion de personnes faisant le ramadan est en hausse, mais la pratique du ramadan est-elle vraiment un critère de religiosité ? C’est davantage un marqueur communautaire ou peut être identitaire. Dans des familles où la pratique religieuse individuelle régulière n’est pas la norme, pendant le mois de ramadan, on va jeûner et partager le repas de rupture du jeûne (y compris avec les voisins qui ne sont pas nécessairement musulmans). Pour certaines personnes dégagées de tout lien avec une communauté priante, c’est souvent le seul lien qui les relie encore à l’islam. Est-on encore dans la religiosité ? Cet indicateur doit être questionné.

Que nous disent les enquêtes TeO que vous avez menées sur la religiosité des musulmans de France ?

Patrick Simon : L’enquête TeO 2, réalisée en 2019-2020, et qui concernait 7 400 musulmans (un panel bien supérieur à l’enquête Ifop) permet de constater une stabilité du rapport au religieux chez les musulmans par rapport à l’enquête TeO 1 de 2008-2009. Certains indicateurs montrent même une légère diminution de la religiosité.

On demande par exemple quelle importance joue la religion dans la vie des personnes interrogées. De fait, les musulmans (41 %) déclarent nettement plus que les catholiques (14 %) que la religion joue un rôle très important dans leur vie. Le niveau des musulmans est en revanche assez comparable de celui déclaré par les juifs dans l’enquête. Ces chiffres étaient plus élevés pour les musulmans en 2008-2009 lors de la première enquête TeO (49 %). En dix ans, sur cet indicateur, la religiosité est donc un peu moins intense parmi les musulmans en France.

Un autre indicateur donne une perspective comparable de légère baisse du rapport à la religion : on enregistre les différentes dimensions de l’identité des personnes interrogées, dont la religion. Les catholiques citent rarement la religion comme dimension significative de leur identité, moins de 5 % d’entre eux le font, alors que 30 % des musulmans mentionnent la religion comme élément important de leur identité (en association avec d’autres dimensions, comme l’origine, ou leur situation de famille par exemple). La place de la religion a cependant baissé depuis 2008, passant de 33 % à 30 %. A contrario, elle est plus expressive pour les juifs qui sont 54 % à la citer en 2019, pour 46 % en 2008.

Quid de l’islamisation décrite par le sondage Ifop ? Selon l’institut, « un musulman sur trois (33 %) affiche de la sympathie pour au moins une mouvance islamiste : 24 % pour les Frères musulmans, 9 % pour le salafisme, 8 % pour le wahhabisme, 8 % pour le Tabligh, 6 % pour le Takfir et 3 % pour le djihadisme.

Franck Frégosi : L’enquête parle d’islamisme sans aucune définition en amont, comme si cela allait de soi, comme s’il s’agissait d’un item qui ferait consensus. Que mettent les personnes interrogées derrière ce mot ?

Qu’il y ait une augmentation de la fréquentation des mosquées ou de la prière individuelle parmi les jeunes générations musulmanes, soit. Qu’il existe une montée de l’intransigeantisme religieux, pourquoi pas : il s’observe dans toutes les confessions. Mais l’Ifop lie cette évolution à l’influence des réseaux islamistes chez les musulmans de France, ce qui est problématique.

Finalement, on perçoit une volonté de l’Ifop de montrer que les musulmans seraient en décrochage par rapport à la logique de la sécularisation observable dans le reste de la société. Or la sécularisation est un phénomène plus complexe que ce qui avait été décrit. Certains vont jusqu’à parler d’une séquence historique marquée par une désécularisation.

Vincent Tiberj : Concernant l’islamisation, l’enquête TeO ne propose pas d’indicateurs sur ce sujet, donc nous ne pouvons pas faire de comparaisons. En revanche, je note un certain nombre de problèmes dans l’enquête Ifop. Ainsi, on demande à une population s’ils se sentent proches des Frères musulmans, des salafistes, des wahhabites, du Tabligh, du Takfir, des djihadistes… Ce type de question provoque vraisemblablement un effet d’imposition de problématique classique dans les sondages : les gens n’osent pas dire qu’ils ne savent pas mais répondent quand même. Résultat : on se retrouve avec ce chiffre de 24 % des musulmans français qui disent être proches des Frères musulmans. Mais leur a-t-on demandé « Savez-vous vraiment ce que c’est qu’un Frère musulman » ? « Quelles sont leurs idées » ?

Autre exemple : l’Ifop demande « Êtes-vous favorable à l’application de la charia » ? Résultat : 46 % des musulmans estiment que la loi islamique doit être appliquée dans les pays où ils vivent, dont 15 % « intégralement quel que soit le pays dans lequel on vit » et 31 % « en partie », en l’adaptant aux règles du pays où on vit. Mais de quoi parle-t-on exactement ? De couper la main des voleurs ? Ce n’est pas très sérieux…

Est-il légitime de considérer la pratique d’un islam rigoriste ou intégraliste comme l’expression d’un « séparatisme » vis-à-vis des lois de la République ?

Franck Frégosi : Certains individus, que l’on peut qualifier de « rigoristes », considèrent qu’il est important d’être scrupuleux sur la consommation pour eux-mêmes et leurs proches de produits labellisés « halal » (ou « casher » pour les juifs). Cela ne les empêche pas d’avoir des relations professionnelles avec des collègues ou de partager un repas avec des non musulmans. Or l’Ifop met en avant l’idée que les musulmans, parce qu’ils seraient plus observants en matière de normes alimentaires, seraient en rupture avec la dynamique de sécularisation de la société. Ce n’est pas forcément exact.

De nombreux musulmans cherchent des accommodements entre une approche plus ou moins orthodoxe de l’islam avec la réalité de la société environnante. Il existe dans l’islam, comme dans d’autres religions, des orthodoxies plurielles. Cela ne veut pas dire nécessairement que ces personnes ont un agenda caché ou que cette évolution est le fruit de l’influence d’un islamisme conquérant, sauf à considérer qu’il faille considérer l’observance religieuse musulmane comme un problème en soi.

Patrick Simon : Depuis quelques années, des enquêtes cherchent à démontrer que les musulmans sont dans une rupture avec la loi commune et avec les valeurs collectives, en utilisant des questions ambiguës dont l’interprétation est sujette à caution, mais qui servent à qualifier un fondamentalisme religieux et la radicalisation. Les questions utilisées dans ces enquêtes sont reprises dans les sondages posant des problèmes d’interprétation similaires et alimentant un procès à charge contre les musulmans. Le sondage de l’Ifop combine des questions factuelles sur les pratiques avec des questions d’attitudes qui ne traduisent pas vraiment les orientations idéologiques qu’on leur prête.

Par exemple, demander si, pour l’abattage rituel, les enquêtés suivent la loi religieuse plutôt que la loi de la République ne va pas de soi. On peut considérer que l’abattage rituel est défini par la doctrine religieuse sans penser nécessairement à transgresser les normes sanitaires. Il ne s’agit donc pas d’une rupture de la loi commune, de mon point de vue. De même, on peut dire qu’on a effectué un mariage religieux sans mariage civil sans être dans une démarche de rupture vis-à-vis de la République. En clair, le choix des questions ne me semble pas conforme à l’interprétation qui en est faite.

L’Ifop relève que 65 % des musulmans pensent que « c’est plutôt la religion qui a raison » par rapport à la science sur la question de la création du monde. Comment interpréter ce résultat ?

Vincent Tiberj : Les religions portent une culture de l’absolu, rien d’étonnant à cela, mais il faut mesurer la différence entre des grands principes et des cas concrets comme des positions sur l’avortement, l’homosexualité, etc. En 2019, avec ma collègue Nonna Mayer, dans l’enquête Sarcelles, nous avons interrogé les souhaits de scolarisation des enfants et constaté que les musulmans demandent majoritairement une école publique sans éducation religieuse.

Donc plutôt que de jouer les valeurs de l’islam contre les valeurs de la République, on peut partir de cas concrets pour vérifier effectivement comment elles s’articulent ou s’opposent. À Sarcelles, nous avons aussi constaté que la culture intransigeantiste, qui fait passer effectivement la religion devant la République, est lié au fait d’avoir une religion – quelque soit cette religion. On retrouvait les mêmes proportions de musulmans qui faisaient passer le Coran devant la République que de chrétiens avec la Bible et de juifs avec la Torah.

L’Ifop estime que la pratique quotidienne de la prière a atteint des sommets chez les jeunes musulmans de moins de 25 ans : 40 % (contre 24 % chez les 50 ans et plus). Que constatez-vous dans vos propres enquêtes ?

Patrick Simon : L’enquête Trajectoires et origines (TeO 1) posait des questions sur l’intensité de la pratique religieuse et a identifié qu’elle était effectivement plus fréquente chez les jeunes musulmans par rapport aux plus âgés, alors que ce rapport est inversé chez les chrétiens. S’agit-il d’un effet de génération – une réislamisation par rapport aux générations précédentes plus distanciées, thèse fréquemment avancée, notamment par le sondage IFOP, annonçant une dynamique de développement de l’islam dans les années à venir ?

L’enquête TeO2 montre que ce n’est pas le cas et qu’il s’agit d’un effet d’âge : les moins de 25 ans en 2008-2009 s’avèrent être moins investis dans la religion quand ils atteignent 28-34 ans. Une deuxième explication tient à la transmission familiale, qui joue un rôle déterminant dans la formation du sentiment religieux. Les parents des jeunes musulmans ont eux-mêmes grandi dans des sociétés, notamment celles du Maghreb, où la religion joue un rôle beaucoup plus central depuis la fin des années 1970. Ces parents ont transmis une partie de ce rapport au religieux à leurs enfants qui sont les jeunes musulmans d’aujourd’hui.

Pour résumer, nous avons bien constaté que le rapport à la religion est plus dense pour les personnes dans les pays musulmans dont sont issus les immigrés, mais aussi que ces personnes ne se sont pas nécessairement « islamisées » en France.

Par ailleurs, on note que les jeunes ayant grandi dans des familles mixtes avec un parent musulman et l’autre chrétien ou sans religion sont beaucoup plus nombreux à se déclarer sans religion (de l’ordre de 50 %). Comme la mixité religieuse tend à se développer, une plus grande distance à la religion est probable, à l’avenir, dans les familles.

À propos du port du voile, l’Ifop explique que 31 % des femmes le portent (19 % systématiquement) mais que cette pratique se banalise chez les jeunes : 45 % des musulmanes âgées de 18 à 24 ans, soit trois fois plus qu’en 2003 (16 %) ». Que disent vos enquêtes ?

Patrick Simon : Concernant le voile, TeO montre que les femmes de la seconde génération portent moins le voile que les femmes immigrées : 17 % pour 36 %. Les musulmanes immigrées sont aujourd’hui plus nombreuses (36 %) à porter le voile qu’en 2008-2009 (22 %). Pour la seconde génération, la pratique a augmenté, mais dans des proportions moindres entre 2008 et 2020 (de 13 % à 17 %).

Cette pratique est plus fréquente pour les moins de 25 ans de la seconde génération. Le port du voile n’est pas constant dans le cycle de vie, et il est possible que des femmes abandonnent la pratique après 30 ans, que ce soit par choix personnel ou parce que les barrières à l’accès à l’emploi sont trop massives. Encore une fois, la distinction entre immigrées et descendantes d’immigrées apporte des nuances importantes aux constats.


Propos recueillis par David Bornstein.

The Conversation

Franck Frégosi a reçu des financements du Bureau Central des Cultes du Ministère de l'Intérieur -ligne budgétaire Crédits recherche Islam et Sociétés- dans le cadre d'une recherche commandée par ce service du Ministère de l'Intérieur sur le statut des imams en France pour la période 2015-2017.

Patrick Simon est membre du comité Droits Humains de la Fondation de France et il est président du comité scientifique de l'Observatoire Nationale des Discriminations dans l'Enseignement Supérieur.

Vincent T a reçu des financements de l'ANR, de l'ORA, de la Région Nouvelle-Aquitaine lors des 10 dernières années

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