20.08.2025 à 17:13
Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le territoire syrien, habité de manière continue depuis plus de cinq millénaires, est l’un des berceaux les plus anciens et les plus féconds de la civilisation humaine. De l’émergence des premiers centres urbains protohistoriques, tels qu’Ebla et Mari, à l’essor des royaumes araméens, en passant par l’intégration progressive au sein des grands ensembles impériaux – assyrien, achéménide, hellénistique, romain, byzantin — puis par l’islamisation du pays sous les dynasties omeyyade, abbasside, fatimide, seldjoukide, ayyoubide et enfin ottomane, la Syrie a constitué un carrefour civilisationnel d’une exceptionnelle densité historique.
Ce territoire a vu se superposer et dialoguer des traditions culturelles, linguistiques, religieuses et artisanales qui ont profondément marqué le développement du Proche-Orient antique et médiéval, tout en exerçant une influence durable bien au-delà de ses frontières. Cette longue histoire, stratifiée dans les sols du Levant, a légué au monde un patrimoine matériel et immatériel d’une valeur inestimable.
Mais ce legs millénaire, dont témoignent les innombrables sites archéologiques disséminés sur le territoire – Palmyre, Doura Europos, Ras Shamra, Apamée ou encore Alep – est aujourd’hui gravement menacé. Depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, le pays est le théâtre d’un processus de destruction systématique de son patrimoine historique. Le pillage, la contrebande, la désagrégation des institutions patrimoniales et les trafics transnationaux d’antiquités composent les symptômes d’un drame silencieux : celui de la désintégration d’une mémoire collective enracinée dans la plus haute Antiquité.
La désintégration progressive des structures étatiques syriennes, consécutive au déclenchement de la guerre civile, a coïncidé avec une militarisation généralisée du territoire, affectant non seulement les institutions de gouvernance civile, mais également les dispositifs de protection du patrimoine archéologique.
Dans ce contexte d’effondrement institutionnel, un vide juridique et sécuritaire s’est installé, ouvrant la voie à la prolifération de pratiques clandestines de fouille, de contrebande et de revente d’antiquités. Ce vide a été exploité à la fois par des acteurs locaux opérant dans l’informalité – parfois en lien avec des organisations terroristes – et par des réseaux transnationaux de trafic d’objets culturels, structurés et souvent en lien avec des circuits de blanchiment sur les marchés internationaux de l’art.
Selon les estimations du Musée national de Damas, plus d’un million d’objets archéologiques, de typologies et de provenances variées, auraient été extraits illégalement du territoire syrien au cours de la dernière décennie. Il s’agit là d’une hémorragie patrimoniale sans précédent dans l’histoire contemporaine du Proche-Orient, surpassant même, par son intensité et sa durée, les vagues de pillages observées en Irak après 2003.
Les observations satellitaires, croisées avec les enquêtes de terrain menées par des archéologues syriens et internationaux permettent de dresser une cartographie partielle mais significative de ces atteintes. Dans le seul gouvernorat d’Idleb, près de 290 sites archéologiques auraient été soumis à des fouilles illégales, souvent menées de nuit, dans des conditions rudimentaires, mais avec une organisation logistique bien rodée. Dans l’ancienne ville d’Alep, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1986, plusieurs monuments ont été purement et simplement détruits, rendant toute restauration ou étude ultérieure impossible.
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Cette dynamique ne saurait être réduite à une violence opportuniste, marginale dans un contexte de guerre. Elle relève d’une véritable économie de guerre, où le patrimoine matériel est transformé en capital monnayable, parfois utilisé comme monnaie d’échange entre factions armées. Plus encore, elle révèle une instrumentalisation de la mémoire collective syrienne, marquée par la destruction systématique de sites préislamiques.
Par le pillage, la falsification des provenances, l’effacement des inventaires officiels et la circulation sur des marchés complaisants, c’est tout un tissu de significations historiques, identitaires et culturelles qui se trouve disloqué.
Le trafic d’antiquités en Syrie ne saurait être envisagé isolément du contexte politique interne qui a façonné le pays bien avant l’éclatement de la guerre civile. Loin d’être une simple conséquence du chaos engendré par le conflit, la marchandisation du patrimoine puise ses racines dans des pratiques de prédation anciennes, souvent tolérées, voire encouragées, par certaines élites politico-militaires du régime baasiste.
Ainsi, dès les années précédant la guerre, des acteurs proches du pouvoir mettaient en œuvre des fouilles clandestines sur des sites archéologiques majeurs, à l’instar de Tell al-Masih.
Avec la montée du conflit armé, le contrôle des sites patrimoniaux a rapidement cessé d’être un simple enjeu administratif pour devenir un levier stratégique dans la compétition entre factions. L’organisation terroriste de l’État islamique (Daech) a exacerbé cette dynamique en conjuguant destruction et exploitation.
Sous le couvert d’une rhétorique théologico-idéologique prônant la purification religieuse, elle a mené des campagnes systématiques de démolition de monuments antiques, tout en organisant parallèlement un trafic lucratif d’objets archéologiques, acheminés principalement vers la Turquie.
L’année 2015 marque un tournant dans cette politique de destruction ciblée, particulièrement envers le patrimoine religieux chrétien syrien. Dans la vallée du Khabour, bastion historique des Assyriens, Daech s’empare en mars de la localité de Tel Nasri. Le 5 avril, jour de Pâques, l’église assyrienne de la ville est détruite, symbolisant une volonté manifeste d’effacer la présence chrétienne ancienne sur le territoire.
Quelques jours auparavant, l’église catholique chaldéenne de Saint-Markourkas avait subi un sort similaire. Ces destructions dépassent la simple iconoclastie ou l’effet de terreur : elles s’inscrivent dans un projet plus large de réécriture violente de la mémoire collective syrienne, visant à éliminer la pluralité confessionnelle qui constitue historiquement le socle social et culturel du pays.
Dans ce contexte de désinstitutionnalisation profonde, marqué par l’absence totale de régulation et de surveillance, s’est développée une économie de guerre parallèle où les artefacts archéologiques sont devenus des biens stratégiques et marchandisables. Leur circulation, facilitée par leur portabilité et leur anonymat relatif, s’est déployée à travers des réseaux transnationaux souvent ignorés, voire tolérés, par les circuits internationaux de l’art. Cette situation révèle l’étroite porosité entre criminalité patrimoniale, spéculation artistique et économie globalisée.
Face à l’ampleur et à la complexité de la tragédie patrimoniale que traverse la Syrie, une réponse limitée à des mesures purement sécuritaires ou diplomatiques apparaît nécessairement insuffisante. La protection et la restitution du patrimoine syrien exigent au contraire une mobilisation multilatérale, coordonnée et intégrée, associant les institutions syriennes, les États de transit, les acteurs du marché de l’art, les musées, ainsi que les organismes internationaux et régionaux de régulation tels que l’Unesco, l’Alesco et l’Interpol.
Cette démarche concertée doit s’appuyer sur trois piliers essentiels et complémentaires.
Premièrement, la reconstruction documentaire et l’exploitation des technologies avancées constituent une priorité absolue. L’absence ou la dégradation des archives officielles, consécutive à la longue période de conflit et à la négligence passée, impose la mise en place de bases de données numériques centralisées.
Ces plates-formes doivent s’appuyer sur des technologies innovantes, notamment l’intelligence artificielle et l’analyse d’images satellitaires, afin d’identifier et de recenser les objets dispersés sur le territoire syrien et au-delà.
Par ailleurs, ces outils numériques permettraient de surveiller en temps réel les sites archéologiques encore préservés, renforçant ainsi la prévention contre les fouilles illégales et les actes de vandalisme. Ce travail documentaire, couplé à une coopération régionale et internationale, favoriserait le recoupement des informations avec les registres étrangers, souvent lacunaires, tout en rendant plus efficiente la traque des objets volés.
Deuxièmement, une justice culturelle doit être entreprise, comprenant des enquêtes rétrospectives approfondies. Il est indispensable d’étendre les investigations au-delà de la seule période post-2011, afin de démanteler les réseaux de trafic qui se sont progressivement constitués, parfois avec la complicité tacite ou active de certaines élites du régime antérieur.
Ce volet de la lutte contre le pillage nécessite une coopération judiciaire et policière internationale, dans laquelle les États concernés doivent s’engager pleinement à partager les informations et à collaborer pour identifier les détenteurs illégitimes. Ce processus permettrait non seulement de responsabiliser les acteurs impliqués, mais aussi de redonner une visibilité juridique aux biens culturels spoliés, condition sine qua non pour leur restitution.
Enfin, la création d’un fonds international dédié au patrimoine syrien en danger s’avère indispensable. Ce mécanisme de financement, alimenté par les États contributeurs et les institutions muséales impliquées dans la conservation et l’exposition d’objets d’origine syrienne, aurait pour vocation de soutenir plusieurs actions concrètes.
Il pourrait notamment financer la formation et le renforcement des capacités des professionnels du patrimoine locaux, qui doivent être au cœur de la sauvegarde et de la gestion du patrimoine national. Il offrirait également les moyens nécessaires pour protéger les quelques sites archéologiques encore intacts, à travers la mise en place d’infrastructures sécuritaires adaptées. Enfin, ce fonds serait un levier pour faciliter la restitution des objets identifiés, en soutenant les procédures diplomatiques, juridiques et logistiques afférentes.
En somme, seule une approche globale, combinant innovation technologique, coopération judiciaire approfondie et engagement financier soutenu, permettra de faire face efficacement au défi colossal que représente la sauvegarde du patrimoine syrien. Il s’agit non seulement de restaurer la mémoire matérielle d’une civilisation millénaire, mais aussi de contribuer à la reconstruction symbolique d’une nation profondément meurtrie, en préservant l’héritage culturel qui constitue l’un des fondements de son identité.
La richesse historique et patrimoniale de la Syrie, fruit d’une histoire millénaire, ne saurait se réduire à un simple vestige archéologique ou à un enjeu politique passager. Elle incarne une mémoire vivante, tissée de pluralité et de coexistence, que le pillage et la destruction menacent d’effacer définitivement. Face à cette menace, il devient impératif de dépasser les réponses ponctuelles et sectorielles pour bâtir une stratégie globale et concertée, qui associe justice, savoir et coopération internationale. Ce n’est qu’à travers un engagement collectif et responsable que le patrimoine syrien pourra renaître, non seulement comme témoignage du passé, mais aussi comme fondement d’un avenir partagé.
Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.08.2025 à 15:52
Ettore Recchi, Professeur des universités, Centre de Recherche Sur les Inégalités Sociales (CRIS), Sciences Po
Tobias Grohmann, Research Fellow at the Migration Policy Centre (MPC) of the European University Institute (EUI) in Florence, European University Institute
Créer un registre universel recensant toutes les personnes qui le souhaitent, ce qui leur permettra de bénéficier de nombreux services à ce stade inaccessibles ; et verser un dollar par jour à toutes celles qui vivent sous le seuil de pauvreté. Cette double mesure, qui peut paraître utopique, n’est pas aussi irréaliste que cela, comme le démontre un article paru dans une revue à comité de lecture, dont les auteurs nous présentent ici les principaux aspects.
Que signifie être invisible ? Pour plusieurs centaines de millions de personnes à travers le monde, cela veut dire ne posséder aucune preuve légale d’identité : ni passeport ni acte de naissance – aucun moyen de prouver son existence aux yeux d’un État. Et que signifie être incapable de mener une vie digne ? C’est gérer son quotidien avec moins de 6,85 $ par jour, ce qui correspond au seuil de pauvreté fixé par la Banque mondiale. Dans un monde plus riche que jamais, ces deux situations définissent ce que nous appelons des « inégalités scandaleuses ».
Notre proposition, détaillée dans un article récemment publié dans Humanities and Social Sciences Communications, vise à s’attaquer simultanément à ces deux problèmes : l’absence d’identité légale et la faim. L’idée est simple : garantir une carte d’identité pour chaque personne vivant sur Terre (Humanity Identity Card, HIC) et un complément de revenu de base de 1 dollar (USD) par jour (Basic Income Supplement, BIS) pour la moitié la plus pauvre de la population mondiale.
Cette politique sociale globale contribuerait à garantir des droits humains fondamentaux comme le droit à l’égalité devant la loi, un niveau de vie suffisant et une protection sociale. Elle devrait également encourager un nouveau sentiment de solidarité internationale : les pays, les entreprises et les individus les plus riches soutiendraient les plus vulnérables, non pas par charité, mais dans le cadre d’un engagement structuré et partagé.
En nous appuyant sur les travaux d’Amartya Sen et de Göran Therborn, nous nous concentrons sur deux dimensions de l’inégalité : l’existentielle et la vitale.
L’inégalité existentielle concerne la reconnaissance. Près de 850 millions de personnes, selon une étude de la Banque mondiale, n’ont aucune pièce d’identité reconnue légalement. Cela signifie que, dans la plupart des pays du monde, elles ne peuvent pas ouvrir de compte bancaire, accéder à des services publics, inscrire leurs enfants à l’école ou s’inscrire elles-mêmes dans des établissements d’enseignement, ou encore enregistrer une carte SIM à leur nom. Sans identité légale, on n’est pas seulement exclu : on est aussi invisible.
L’inégalité vitale concerne les ressources nécessaires à la survie. L’insécurité alimentaire demeure l’un des problèmes les plus persistants et mortels aujourd’hui. Alors que la production alimentaire mondiale atteint des sommets historiques, environ 735 millions de personnes souffrent encore de la faim et des millions d’enfants sont malnutris. Ceci n’est pas dû à une pénurie de nourriture, mais à une véritable exclusion économique, faute tout simplement d’avoir les moyens d’accéder à la nourriture disponible.
Ces deux problèmes vont souvent de pair : les plus pauvres sont aussi ceux qui ont le moins de chances d’être officiellement enregistrés auprès des administrations. Surtout, dans les pays les moins développés, en l’absence de filet de sécurité national, ils passent entre les mailles des systèmes censés les protéger.
La carte d’identité universelle (HIC) est au cœur de la proposition.
Elle serait délivrée par une instance mondiale – très probablement sous l’égide des Nations unies – et proposée à chaque personne, quels que soient sa nationalité ou son statut migratoire. La carte inclurait des données biométriques telles qu’une empreinte digitale ou un scan de l’iris, ainsi qu’une photo et des informations de base comme le nom et la date de naissance de l’individu.
Avec une HIC, les habitants des zones rurales dans les pays à faible revenu pourraient s’inscrire à des services téléphoniques, à travers lesquels ils pourraient recevoir de l’aide par « mobile money » ; ce qui est actuellement sujet à un enregistrement préalable avec carte d’identité. De même, migrants et voyageurs pourraient demander de l’aide, des soins ou simplement une chambre d’hôtel sans s’exposer à des refus ou à des discriminations en raison d’une nationalité stigmatisée.
Cette carte ne serait liée à aucun gouvernement. Sa seule fonction serait de vérifier l’existence de la personne et ses droits en tant qu’être humain. Les données sensibles seraient stockées dans un système sécurisé géré par l’ONU, inaccessible aux gouvernements sauf autorisation explicite du titulaire. Cela distingue notre proposition d’autres programmes, comme l’initiative Identification for Development (ID4D) de la Banque mondiale, qui est censée fonctionner dans les limites des systèmes d’identification nationaux, exposés aux changements d’agenda des gouvernements.
Le second pilier de la proposition est un complément de revenu de base (BIS). Toute personne disposant d’un revenu inférieur à 2 500 dollars par an – soit environ la moitié de la population mondiale – recevrait un paiement inconditionnel de 1 dollar par jour. Ce montant est suffisamment faible pour rester abordable à l’échelle mondiale, mais assez élevé pour changer concrètement la vie quotidienne des plus pauvres.
Contrairement à de nombreux systèmes d’aide sociale existants, ce revenu serait versé directement aux individus, et non aux ménages, ce qui permettrait de réduire les inégalités de genre et de garantir que les enfants et les femmes ne soient pas exclus. L’argent pourrait être distribué par l’intermédiaire des systèmes de paiement mobile, déjà largement utilisés avec une efficacité remarquable dans de nombreux pays à faible revenu.
Les conclusions tirées de l’examen d’autres programmes de transferts monétaires montrent que ce type de soutien peut réduire significativement la faim, améliorer la santé des enfants, augmenter la fréquentation scolaire et même encourager l’entrepreneuriat. Les personnes vivant dans l’extrême pauvreté dépensent généralement ce revenu supplémentaire de manière avisée : elles savent mieux que quiconque ce dont elles ont en priorité besoin.
Un programme mondial de cette ampleur n’est pas bon marché. Nous estimons que le complément de revenu de base coûterait environ 1 500 milliards de dollars par an. Mais nous avons aussi esquissé son plan de financement.
La proposition prévoit une taxe mondiale de seulement 0,66 % sur trois sources :
sur le produit intérieur brut (PIB) de chaque État souverain ;
sur la capitalisation boursière des entreprises valant plus d’un milliard de dollars ;
sur la richesse totale des ménages milliardaires.
Au total, cela générerait suffisamment de ressources pour financer le complément de revenu et administrer la carte d’identité, avec un petit surplus pour les coûts opérationnels.
La participation serait obligatoire pour tous les États membres de l’ONU, ainsi que pour les entreprises et individus concernés. Le non-respect entraînerait des sanctions, telles que la dénonciation publique, des conséquences commerciales ou l’exclusion de certains avantages internationaux.
Ce système s’inspire de précédents existants, comme l’objectif fixé aux États de consacrer 0,7 % de leur budget annuel à l’aide au développement ou l’accord récent de l’OCDE sur un impôt minimum mondial pour les entreprises. Plusieurs dirigeants du G20 ont d’ailleurs déjà exprimé leur soutien à une taxation mondiale de la richesse. Ce qui manque, c’est la coordination – et la volonté politique.
Pour beaucoup, la proposition semblera utopique. Les inégalités mondiales sont profondément ancrées, et les intérêts nationaux priment souvent sur les responsabilités globales, comme l’illustrent les développements politiques récents (le 1er juillet, le gouvernement des États-Unis a officiellement cessé de financer l’USAID). Mais nous avons aussi vu à quelle vitesse le monde peut mobiliser des ressources en temps de crise – comme lors de la pandémie de Covid-19, où des milliers de milliards ont été injectés dans l’économie mondiale en quelques semaines.
La technologie, elle aussi, a suffisamment progressé pour que la délivrance et la gestion d’une carte d’identité universelle ne relèvent plus de la science-fiction. Les systèmes biométriques sont répandus, et les services de paiement mobile sont des outils éprouvés pour distribuer efficacement l’aide. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est de l’imagination – et de la détermination.
En outre, la proposition repose sur un argument moral puissant : dans un monde aussi interconnecté que le nôtre, pouvons-nous continuer à accepter que certains n’aient aucune existence légale ni aucun moyen de se nourrir ? Pouvons-nous nous permettre de ne rien faire ?
Au-delà de ses bénéfices pratiques, la carte d’identité universelle et le complément de revenu de base représentent quelque chose de plus profond : un nouveau modèle de protection sociale mondiale.
Ils considèrent l’identité et le revenu de base non comme des privilèges de citoyenneté, mais comme des droits inhérents à la personne. Ils offrent ainsi une alternative à une vision nationaliste de l’organisation sociale.
C’est une vision radicale mais pas irréalisable – une politique proche de ce que le sociologue Erik Olin Wright appelait « une utopie réaliste » : un monde où naître au mauvais endroit ne condamne plus à une vie de souffrance et d’exclusion.
Que ce plan soit adopté ou non, il ouvre la voie à une réflexion sur la manière dont nous prenons soin les uns des autres au-delà des frontières. À mesure que les défis mondiaux s’intensifient – changement climatique, déplacements, pandémies –, le besoin de solutions globales devient plus urgent. Le projet confère aussi un rôle nouveau et véritablement supranational à l’ONU, à un moment où l’organisation – qui fête cette année son 80e anniversaire – traverse l’une des crises existentielles les plus profondes de son histoire.
Une carte et un dollar par jour peuvent sembler des outils modestes. Mais ils pourraient suffire à rendre visible l’invisible et à sauver les affamés. Et à nous rendre fiers d’être humains.
Pour une version détaillée de cet article, lire Recchi, E., Grohmann, T., « Tackling “scandalous inequalities”: a global policy proposal for a Humanity Identity Card and Basic Income Supplement », Humanities & Social Sciences Communications, 12, art. no : 880 (2025).
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
19.08.2025 à 15:47
Hassen Raïs, Professeur de Finance, EDC Paris Business School
Du 13 au 24 juin 2025, un conflit militaire direct a opposé Israël à l’Iran. Comment les marchés boursiers ont-ils réagi ? Les traders ont-ils spéculé sur cette tendance ? Pour répondre à ces questions, nous avons étudié la volatilité (c’est-à-dire, l’amplitude des hausses et des baisses) des cours du pétrole et de l’or.
Le conflit militaire direct entre Israël et l’Iran déclenché le 13 juin 2025, appelé la « guerre de 12 jours », a opposé deux puissances régionales au cœur d’un espace stratégique déterminant pour les flux mondiaux d’énergie. Il concerne, en particulier, le détroit d’Ormuz, artère vitale pour les exportations de pétrole, avec une crainte du bouleversement des dynamiques économiques globales, notamment à travers la flambée et la volatilité des prix des matières premières.
Cet article se propose d’analyser l’impact de la volatilité (l’amplitude des hausses et des baisses) des marchés boursiers sur les matières premières durant cette période.
Les mouvements des prix des indicateurs de volatilités (VIX) suggèrent, dans les premiers jours de la « guerre de 12 jours », une situation de backwardation. Comme le marché de l’or et du pétrole présente une offre inférieure à la demande, leur cours s’avère inférieur à celui de l’instant présent. Concrètement, ce différentiel de prix sur les échéances des contrats, entre court et long terme, a encouragé une plus grande spéculation par les traders.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) a recensé en France 5,2 millions de transactions sur des fonds cotés sur indices en 2024 (Exchange Traded Funds ou ETF), après 2,8 millions en 2023. Les matières premières et, en particulier, les contrats à (long) terme sur les matières premières, servent désormais : de couvertures potentielles contre les pressions inflationnistes, de composantes de portefeuille pour des opportunités de diversification et, potentiellement, de substituts monétaires en cas de turbulences économiques.
Dès les premières frappes échangées, les marchés pétroliers ont réagi avec une nervosité extrême. Le 13 juin 2025, le pétrole brut Brent a enregistré une hausse de 8,28 %, atteignant 75,10 dollars le baril et le cours du pétrole brut West Texas Intermediate (WTI) a grimpé de 8,8 %, atteignant presque 74 dollars.
Ces hausses s’expliquent par la crainte d’un blocage du détroit d’Ormuz par lequel transite environ 20 % du pétrole mondial. La structure oligopolistique du marché pétrolier, dominée par quelques grands exportateurs, le rend particulièrement sensible aux perturbations géopolitiques.
Ces inquiétudes ont incité les opérateurs financiers à spéculer massivement à la hausse sur les contrats à terme (les futures), accentuant la volatilité des cours.
On distingue deux volatilités sur les marchés financiers : la volatilité historique indique la volatilité d’un titre pour une période passée, et la volatilité implicite, ou perception du risque, correspond à la volatilité anticipée par le marché. On mesure la volatilité implicite par l’indice VIX, qui correspond à la valeur d’un panier d’options à court terme sur le S&P500. Cet indice boursier est basé sur 500 grandes sociétés cotées aux États-Unis.
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La recherche académique nous fournit beaucoup d’articles sur la relation entre la volatilité des marchés et les prix des matières premières. L’une souligne la distinction entre l’or comme valeur refuge. Par exemple, l’or est une valeur refuge pendant les trois crises financières de 1987, de 1997 et de 2008. Le précieux minerai est utilisé comme une couverture, car ses rendements sont positifs (en moyenne) lorsque les rendements des actifs financiers (actions ou obligations) sont négatifs.
D’autres chercheurs identifient l’or comme une valeur refuge pendant les périodes de détresse du marché, avec une faible corrélation avec le dollar et les actions. L’or a une relation négative et significative avec les actions dans les marchés baissiers, mais pas dans les marchés haussiers, parce que l’or est toujours considéré comme une valeur refuge. Autrement dit, on achète moins d’or quand les marchés sont florissants, beaucoup quand ils sont en berne. C’est pourquoi certains chercheurs utilisent le VIX comme indicateur des perceptions mondiales du risque.
Le VIX et le pétrole étant négativement corrélés, une augmentation de la crainte sur les marchés financiers induit une réduction de la demande sur les marchés de l’énergie. L’indicateur de volatilité du marché financier états-unien VIX, appelé indice de la peur, exprime et mesure la volatilité implicite ou la volatilité anticipée des marchés financiers. Il a, empiriquement, un effet économiquement significatif à long terme sur plusieurs matières premières comme le pétrole et l’or.
Dans le cadre de cet article, nous analysons les relations entre la perception du risque globale et les matières premières. Nous utilisons pour cela les données de la veille, ou intra-journalières, durant la période de la « guerre de 12 jours ».
La perception du risque ou la volatilité implicite est mesurée par l’indice boursier états-unien VIX. Concernant les matières premières, nous nous concentrons sur les prix du pétrole et de l’or.
Le prix du pétrole est mesuré sur deux indices : le Brent – référence de prix pour le pétrole d’Europe, d’Afrique et du Moyen-Orient – et le WTI – référence de prix pour le pétrole auprès du New York Mercantile Exchange.
Notre modèle économétrique sur les données de cette période montre que l’amplitude des hausses et des baisses du cours boursier VIX est de 60 % plus élevée que celle des matières premières.
Les études empiriques montrent que les rendements des contrats à (long) terme sur les matières premières sont influencés par la perception du risque (volatilité implicite). Concrètement, le cours de l’or augmente lorsqu’il y a cette perception. Cette tendance confirme l’idée que les investisseurs perçoivent toujours l’or comme une valeur refuge, à acheter en prévision d’un accroissement de la volatilité accrue des marchés.
Le pétrole, quant à lui, présente une corrélation négative avec la perception du risque. Le cours du pétrole baisse lorsqu’il y a cette volatilité implicite. Ces résultats sont conformes aux analyses des études précédentes. Le Brent, qui est le standard du pétrole du Moyen-Orient, présente une plus grande corrélation (négative) durant cette période que le WTI. La crainte de la fermeture du détroit d’Ormuz est davantage ressentie.
Pour compléter notre analyse, notre modèle intègre, dans un deuxième temps, l’indicateur de volatilité du marché financier états-unien établi quotidiennement par le Chicago Board Options Exchange, le VXX. Si le VIX est un indice mesurant la volatilité attendue du marché, le VXX est un titre négocié en bourse qui suit les contrats à (long) terme sur le VIX. Le VXX est un fonds négocié en bourse, qui utilise un portefeuille de contrats à court terme sur l’indice S&P500-VIX.
Les titres VXX peuvent être achetés ou vendus, comme des actions. Le VXX est couramment utilisé comme couverture contre la volatilité du marché. En détenant des positions longues ou acheteuses sur le marché, on peut acheter des options ou des contrats à terme pour se protéger contre une baisse soudaine du marché, durant la période d’étude.
Pendant les périodes de forte volatilité, elles peuvent atteindre un pic, offrant aux traders la possibilité de profiter des mouvements de prix à court terme et des opportunités de trading spéculatif. On observe une augmentation du VXX du 12 au 13 juin 2024, qui passe de 51 à 55. Ce mouvement indique une potentielle spéculation sur la peur.
Nous confirmons que le conflit militaire exacerbe la volatilité et un comportement spéculatif accru de la part des intervenants sur les marchés. Ce comportement en période de conflit mérite davantage d’attention de la part de la recherche académique.
Heureusement pour tous, la guerre a pris fin le 24 juin.
Hassen Raïs ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.08.2025 à 17:15
Matthew Sussex, Associate Professor (Adj), Griffith Asia Institute; and Fellow, Strategic and Defence Studies Centre, Australian National University
La rencontre tenue en Alaska entre le président des États-Unis et celui de la Russie s’est soldée par un triomphe symbolique et diplomatique pour Vladimir Poutine. Les propositions de paix pour l’Ukraine qui semblent devoir en ressortir vont entièrement dans le sens des volontés du maître du Kremlin, et ne pourront sans doute pas être acceptées par Kiev et ses alliés européens. Trump, pour sa part, estime de toute évidence que toute paix, même injuste, temporaire et susceptible de déboucher sur une nouvelle attaque d’envergure menée par la Russie, serait souhaitable, car cela lui permettrait de se présenter comme l’artisan d’une solution.
L’étrange sommet entre Donald Trump et Vladimir Poutine qui vient de se tenir en Alaska devrait finir de convaincre ceux qui en doutaient encore que, aux yeux de la Maison Blanche, il importe plus d’entretenir des relations amicales avec le dictateur russe que d’instaurer une paix durable en Ukraine.
Le programme initial ayant été raccourci, les deux dirigeants ont pu conclure la réunion plus tôt que prévu. Ils se sont ensuite mutuellement félicités lors d’une conférence de presse à l’issue de laquelle ils n’ont pas répondu aux questions des journalistes présents.
Il ressort de cette séquence que Trump ne voit aucun inconvénient à offrir des victoires symboliques à Poutine et qu’il refuse d’exercer à son encontre la moindre pression réelle.
Le choix du lieu où s’est déroulée la rencontre n’avait rien d’anodin. En effet, la Russie affirme régulièrement que l’Alaska, qu’elle a vendu aux États-Unis dans les années 1860, lui appartient toujours de droit. Avant la réunion, les porte-parole du Kremlin ont pris plaisir à affirmer que Poutine et son équipe avaient emprunté un « vol intérieur » pour se rendre à Anchorage – des propos rappelant des panneaux d’affichage installés en Russie en 2022 et proclamant « L’Alaska est à nous ! ». Des prétentions russes sur l’Alaska que Trump a alimentées par une nouvelle gaffe avant la réunion lorsqu’il a déclaré que si les discussions ne prenaient pas le tour qu’il souhaitait… il « repartirait aux États-Unis ».
Lorsque l’avion de Poutine a atterri, des militaires américains se sont mis à genoux pour dérouler un tapis rouge sur lequel le président russe allait faire ses premiers pas sur le sol des États-Unis, comme un leader respecté plutôt que comme un criminel de guerre inculpé par la Cour pénale internationale. Poutine a ensuite été invité à rejoindre le bâtiment de la réunion non pas dans son propre véhicule, mais dans la limousine de Trump, en compagnie de celui-ci.
Au-delà de ces images marquantes, Trump a offert à Poutine plusieurs autres victoires qui ne peuvent que renforcer l’image du président russe dans son pays et confirmer au monde entier que les relations entre les États-Unis et la Russie se sont normalisées.
L’organisation d’un sommet est généralement perçue comme une faveur de la part du pays qui l’accueille, comme le signe d’une volonté sincère d’améliorer les relations bilatérales. En l’invitant en Alaska, Trump a traité Poutine sur un pied d’égalité. Il n’a exprimé aucune critique à propos des violations flagrantes des droits de l’homme commises par la Russie, de ses tentatives de plus en plus violentes visant à fragmenter l’alliance transatlantique ou de sa volonté de multiplier les conquêtes territoriales.
Au lieu de cela, Trump a, une fois de plus, cherché à présenter Poutine et lui-même comme des victimes. Il a notamment déploré que l’un comme l’autre aient été contraints, depuis des années, de supporter « le mensonge “Russie, Russie, Russie” » selon lequel Moscou aurait interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016.
Il a ensuite offert à Poutine une victoire supplémentaire, en rejetant la responsabilité d’accepter les conditions russes pour mettre fin à la guerre en Ukraine sur le gouvernement ukrainien et sur l’Europe, affirmant que « au bout du compte, c’est à eux de décider ».
Poutine a obtenu tout ce qu’il pouvait espérer. Outre le gain symbolique qu’ont constitué ses séances photo avec le président américain, il a pu, sans être contredit, déclarer que la guerre en Ukraine ne pourrait se terminer qu’à la condition que soient réglées ses « causes profondes » – ce qui, dans sa bouche, signifie que c’est l’OTAN qui est responsable du conflit, et non pas l’agression impérialiste non provoquée qu’il mène depuis des années à l’encontre du pays voisin.
Il a également évité d’aborder le sujet d’éventuelles sanctions américaines supplémentaires, menace que Trump avait vaguement brandie dans les semaines précédentes avant de déclarer, comme il l’a si souvent fait par le passé qu’il avait besoin de « deux semaines » pour y réfléchir davantage.
Puis, ayant empoché ces victoires symboliques et diplomatiques, Poutine a rapidement repris son avion pour rentrer chez lui, emportant probablement la statue de bureau de l’aigle à tête blanche, emblème des États-Unis, que Trump lui avait offerte.
Après l’appel téléphonique passé par Trump aux dirigeants européens à l’issue du sommet pour les informer de la teneur de ses échanges avec Poutine, des détails concernant le plan de paix abordé par les deux hommes ont commencé à fuiter.
Poutine serait prêt à fixer les lignes de front actuelles dans les régions de Kherson et de Zaporijia en Ukraine, à condition que Kiev accepte de céder l’ensemble des régions de Lougansk et de Donetsk, y compris les territoires que la Russie ne contrôle pas actuellement. Il n’y aurait pas de cessez-le-feu immédiat (ce que souhaitent l’Europe et l’Ukraine), mais une évolution vers une paix permanente, ce qui correspond aux intérêts du Kremlin.
Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’un piège à peine déguisé. Poutine et Trump soumettent à l’Ukraine et à l’Europe une proposition inacceptable, et une fois que celles-ci s’y seront opposées, ils les accuseront de refus d’aller de l’avant et de bellicisme.
D’une part, l’Ukraine contrôle toujours une partie importante de la région de Donetsk. Abandonner les régions de Donetsk et de Lougansk reviendrait non seulement à céder à Moscou les réserves de charbon et de minerais qu’elles recèlent, mais aussi à renoncer à des positions défensives vitales que les forces russes n’ont pas réussi à prendre depuis des années.
Cela permettrait également à la Russie de lancer plus aisément d’éventuelles incursions futures, ouvrant la voie vers Dnipro à l’ouest et vers Kharkiv au nord.
L’apparent soutien de Trump aux exigences de la Russie qui demande à l’Ukraine de céder des territoires en échange de la paix – ce que les membres européens de l’OTAN rejettent – signifie que Poutine a réussi à affaiblir encore davantage le partenariat transatlantique.
De plus, rien ou presque n’a été dit sur qui garantirait la paix, ni sur la façon dont l’Ukraine pourrait être assurée que Poutine ne profiterait pas de ce répit pour se réarmer et tenter à nouveau d’envahir la totalité du pays.
Étant donné que le Kremlin s’oppose systématiquement à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, accepterait-il vraiment que des forces européennes ou américaines assurent la sécurité de la nouvelle ligne de contrôle ? Quant à l’Ukraine, serait-elle autorisée à se réarmer, et dans quelle mesure ?
Et même si dans une future ère post-Trump les États-Unis adoptaient une ligne plus ferme, Poutine aura tout de même réussi à s’emparer de territoires qu’il sera impossible de lui reprendre. Voilà qui renforce l’idée selon laquelle conquérir des parties d’un pays voisin est une stratégie payante.
Il existe toutefois un élément à première vue plus encourageant pour l’Ukraine : les États-Unis seraient prêts à lui offrir des garanties de sécurité « hors OTAN ».
Mais là aussi, la plus grande prudence est de mise. L’administration Trump a déjà exprimé publiquement son rapport pour le moins ambigu quant aux engagements des États-Unis à défendre l’Europe en vertu de l’article 5 de l’OTAN, ce qui a remis en question la crédibilité de Washington en tant qu’allié. Les États-Unis se battraient-ils vraiment pour l’Ukraine en cas de future invasion russe ?
Il faut reconnaître que les dirigeants européens ont réagi avec fermeté aux transactions de Trump avec Poutine.
Tout en saluant la tentative de résolution du conflit, ils ont déclaré au président ukrainien Volodymyr Zelensky qu’ils continueraient à le soutenir si l’accord était inacceptable. Zelensky, qui doit rencontrer Trump à Washington lundi, a déjà rejeté l’idée de céder la région du Donbass (Donetsk et Lougansk) à la Russie.
Mais l’Europe se retrouve désormais face à une réalité qu’elle ne peut nier : non seulement elle doit faire plus, mais elle doit également assurer un leadership durable sur les questions sécuritaires, plutôt que se contenter de réagir à des crises qui ne cessent de se répéter.
En fin de compte, le sommet de l’Alaska montre que la paix en Ukraine n’est qu’une partie du tableau d’ensemble aux yeux de l’administration Trump, qui s’efforce d’établir des relations plus cordiales avec Moscou, si ce n’est de s’aligner complètement sur le Kremlin.
Trump se soucie peu de la manière dont la paix sera obtenue en Ukraine, ou du temps que cette paix durera. Ce qui lui importe, c’est qu’il en retire le mérite, voire obtienne grâce à cette paix précaire le prix Nobel de la paix auquel il aspire ouvertement.
Et bien que la vision de Trump consistant à éloigner la Russie de la Chine relève de la fantaisie, il a néanmoins décidé de s’y accrocher. Cela oblige les partenaires européens des États-Unis à réagir en conséquence.
Il existe déjà de nombreux signes indiquant que, ayant échoué à gagner la guerre commerciale avec la Chine, l’administration Trump choisit désormais de s’en prendre aux alliés des États-Unis. On le constate à travers son obsession pour les droits de douane ; son désir étrange de punir l’Inde et le Japon ; et, plus globalement, la destruction du soft power américain.
Plus inquiétant encore : les initiatives diplomatiques de Trump continuent de le faire passer pour un jouet entre les mains des dirigeants autoritaires.
Cela enseigne une leçon plus large aux amis et partenaires des États-Unis : leur sécurité future dépend peut-être des bons offices américains, mais il serait naïf de croire que cela garantit automatiquement que Washington leur donnera la priorité s’ils se trouvent menacés par des puissances ennemies…
Matthew Sussex a reçu des financements de l'Australian Research Council, de l'Atlantic Council, de la Fulbright Foundation, de la Carnegie Foundation, du Lowy Institute et de divers ministères et agences gouvernementaux australiens.
17.08.2025 à 11:58
David Camroux, Senior Research Associate (CERI) Sciences Po; Professorial Fellow, (USSH) Vietnam National University, Sciences Po
Cinq jours d’escarmouches entre le Cambodge et la Thaïlande en juillet 2025 ont fait près de 40 morts et déplacé environ 300 000 personnes, révélant l’ampleur des tensions frontalières et nationalistes entre les deux pays. Derrière ce conflit, vieux de plusieurs siècles, se mêlent calculs politiques internes, rivalités irrédentistes et enjeux économiques cruciaux, tandis que l’Asean tente de contenir la crise et d’éviter un nouveau bras de fer régional.
Le 7 août 2025, le Cambodge et la Thaïlande se sont mis d’accord pour renforcer le cessez-le-feu conclu le 28 juillet à Kuala Lumpur entre le premier ministre cambodgien Hun Manet et le premier ministre thaïlandais par intérim Phumtham Wechayachai. Dans l’attente du déploiement officiel de la mission d’observation de l’Asean, des attachés de défense d’autres États membres seront envoyés le long de la frontière disputée.
Malgré des incidents impliquant des mines antipersonnels, qui a blessé quatre soldats thaïlandais, la trêve a mis fin à cinq jours d’escarmouches ayant fait environ 35 morts et déplacé près de 300 000 personnes. L’implication de l’Asean rappelle son rôle dans la résolution d’affrontements similaires en 2011.
Le 22 août, Thaksin Shinawatra, de retour après quinze ans d’exil, connaîtra le verdict d’une affaire de lèse-majesté, suivi le 9 septembre par la décision de la Cour suprême sur sa détention en hôpital. Ces affaires judiciaires, liées à Hun Sen et aux anciennes alliances, se mêlent aux tensions frontalières, reflétant d’anciennes rivalités nationalistes et irrédentistes.
Le drapeau cambodgien, représentant Angkor Wat, évoque un âge d’or impérial. Adopté lors du retour de la monarchie en 1993, il reprend presque à l’identique celui de 1863, lorsque le roi Norodom demanda la protection française pour se prémunir des ambitions siamoises. Unique au monde, il arbore un monument existant comme élément central, symbole des gloires de l’Empire khmer (IXe–XIIIe siècles).
Le Trairong thaïlandais, quant à lui, date de 1917, adopté par décret royal et porté fièrement par le corps expéditionnaire siamois lors du défilé de la victoire à Paris en 1919, puis à Genève lorsque le Siam rejoignit la Société des Nations. Il célèbre la modernité et le statut unique de la Thaïlande, seul État d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé.
Au fil de mes voyages et de mes échanges dans ces deux pays, j’ai eu l’impression, de manière anecdotique, que ces symboles reflètent des visions du monde opposées : les Cambodgiens, attachés à leur grandeur passée, considèrent les Thaïlandais comme des parvenus, tandis que ces derniers perçoivent leurs voisins comme soumis à l’influence étrangère et en retard sur le plan de la modernité.
Les différends frontaliers remontent aux traités franco-siamois de 1904 et 1907. Sur les 817 km de frontière terrestre, 195 km restent non délimités. Des désaccords sur les échelles cartographiques – projection Mercator pour le Cambodge, sinusoïdale pour la Thaïlande – bloquent toute avancée.
Les tensions de 2025 trouvent leur origine dans divers incidents, comme celui de février, lorsque des soldats cambodgiens ont entonné leur hymne national au temple Ta Muen Thom (situé à la frontière entre les deux pays), provoquant des protestations thaïlandaises.
Les différends maritimes jouent aussi un rôle, notamment autour de l’île de Koh Kood, cédée au Siam en 1907 mais toujours revendiquée par des nationalistes cambodgiens, y compris dans la diaspora. Les négociations sur la zone de revendications superposées dans le golfe de Thaïlande (27 000 km2 riches en gaz) ont par le passé déclenché une réaction hostile des conservateurs thaïlandais, contribuant à la chute de Thaksin en 2006. Début 2025, sa fille, la Première ministre Paetongtarn, a tenté de relancer les discussions avec Hun Manet, ravivant des tensions similaires.
Les combats de juillet ont impliqué l’artillerie cambodgienne et des frappes aériennes et de drones thaïlandaises, avec peu d’engagements au sol. Les forces cambodgiennes, moins précises, semblaient chercher à forcer des négociations, tandis que les Thaïlandais visaient à « les remettre à leur place ». Des images satellites montrent que le Cambodge se préparait depuis février. L’étincelle du conflit a été l’explosion d’une mine à la mi-juillet, qui a blessé huit soldats thaïlandais. Les affrontements ont duré cinq jours, entraînant moins de 40 morts et le déplacement temporaire d’environ 300 000 personnes le long de la frontière.
Sur le plan diplomatique, Hun Manet a sollicité l’arbitrage de la CIJ sur les sites disputés, bien que la Thaïlande refuse sa compétence obligatoire. Plus provocateur encore, Hun Sen a divulgué un appel téléphonique de Paetongtarn au ton jugé déférent, entraînant sa suspension politique. La police thaïlandaise a ensuite ciblé des réseaux d’arnaques liés au Cambodge, menaçant des flux financiers illicites cruciaux pour l’élite au pouvoir à Phnom Penh. Ces opérations ont cessé après le cessez-le-feu, le Cambodge se contentant de quelques actions internes limitées.
À lire aussi : La Thaïlande en crise politique et diplomatique
Le régime autoritaire cambodgien, dépendant des revenus issus de la cybercriminalité, a utilisé le conflit pour détourner l’attention de ses activités illicites, réprimer l’opposition de la diaspora via des modifications de la loi sur la nationalité, et renforcer ses références nationalistes.
Selon certaines estimations, la cybercriminalité représenterait entre 12,5 et 19 milliards de dollars par an, soit jusqu’à 60 % du PIB, surpassant largement le secteur formel le plus important du pays, celui du textile. Jacob Sims décrit le parti au pouvoir comme une « entreprise criminelle sophistiquée drapée dans un drapeau », où « la gouvernance passe par la criminalité »**
En Thaïlande, l’establishment conservateur-militaire, jamais vraiment réconcilié avec l’accession de Paetongtarn au pouvoir, a exploité la crise pour l’affaiblir. La configuration politique thaïlandaise combine un Parlement partiel élu, un Sénat puissant non élu en partie désigné par l’armée, une monarchie influente, un pouvoir judiciaire complaisant et un establishment politico-économique conservateur. L’armée thaïlandaise, qui a réalisé douze coups d’État depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, conserve des instruments historiques de pouvoir, notamment les régiments de la Garde royale récemment réorganisés sous le contrôle personnel du roi. Cette structure a limité les risques de coups, mais permet à l’armée et aux élites conservatrices de peser fortement sur la scène politique. L’exploitation de la crise frontalière par ces acteurs pourrait conduire à l’éviction du clan Shinawatra, même si les revendications pour une réforme démocratique restent importantes.
Il existe des raisons objectives pour que les deux pays cherchent une solution durable. Selon Nikkei Asia (6 août 2025), le conflit a provoqué en Thaïlande des dommages directs d’au moins 10 milliards de baht, soit environ 300 millions de dollars. Si les points de passage frontaliers restent fermés, le commerce annuel pourrait chuter de 1,85 milliard de dollars. Entre 1 et 1,2 million de travailleurs cambodgiens se trouvent en Thaïlande, dont 400 000 sont déjà rentrés au Cambodge, ce qui risque de provoquer des pénuries de main-d’œuvre dans des secteurs exigeants tels que la construction et l’agriculture. Du côté cambodgien, les transferts d’argent en provenance de Thaïlande, estimés entre 1,4 et 1,9 milliard de dollars, constituent une ressource essentielle pour l’économie formelle. Moins médiatisée, l’intervention discrète du gouvernement japonais visait à mettre fin au conflit : pour Tokyo, comme pour Pékin, sa poursuite aurait représenté une menace pour les chaînes de production régionales fortement intégrées.
Les récentes taxes américaines de 19 % risquent de fragiliser encore davantage ce secteur, poussant au chômage et au retour à l’économie informelle et illicite. Les touristes thaïlandais, qui représentent environ un tiers des visiteurs étrangers au Cambodge, ne devraient pas revenir de sitôt.
Politiquement, chaque camp a atteint certains de ses objectifs : l’armée thaïlandaise a renforcé son rôle incontournable, tandis que le leadership cambodgien a mobilisé le soutien nationaliste. Cependant, les dynamiques sous-jacentes, notamment en Thaïlande, restent intactes : le mouvement générationnel incarné par le parti Move Forward (rebaptisé People’s Party) pourrait raviver les demandes pour une monarchie constitutionnelle plus classique, un pouvoir judiciaire indépendant et un parlement représentatif. Au Cambodge, l’avenir après Hun Sen demeure incertain : Hun Manet pourrait se heurter à des rivalités au sein de son propre appareil, et toute pression internationale, y compris chinoise, pour fermer les centres de cybercriminalité risquerait d’affaiblir l’élite dirigeante, offrant à l’opposition en exil une opportunité de mobiliser le nationalisme.
À lire aussi : Au Cambodge, une base militaire comme outil d’influence pour Pékin
La Commission mixte de délimitation des frontières, créée en 1997, a peu progressé. Après sa cinquième réunion en 2012, il a fallu treize ans pour convoquer une sixième réunion en 2024, au cours de laquelle les responsables ont indiqué que la démarcation n’était achevée que dans 13 zones et que 11 autres faisaient encore l’objet de désaccords.
En théorie, les différends frontaliers relèvent d’une arbitrage international neutre. La partie la plus faible, le Cambodge, a déjà sollicité par le passé l’arbitrage de la Cour internationale de justice, qui a statué en 1962 et 2013 que le temple de Preah Vihear appartenait au Cambodge. L’appel de Hun Manet à un nouvel arbitrage de la CIJ avait peu de chances de succès, mais il a attiré l’attention des États-Unis. Quelques jours avant une hausse tarifaire annoncée de 36 %, Donald Trump a appelé les deux dirigeants, s’attribuant le mérite du cessez-le-feu et réduisant la hausse à 19 %.
La médiation de l’Asean offre une lueur d’espoir. Les deux parties sont sous pression pour montrer qu’elles sont des membres responsables de la « famille Asean » et respectent la « voie Asean » fondée sur la souveraineté et le consensus. L’Asean, éventuellement avec l’appui technique d’autres partenaires régionaux, pourrait jouer le rôle d’arbitre indépendant, jusque-là absent. Toutefois, sans engagement durable, les différends irrédentistes resteront une menace récurrente pour la stabilité régionale, et leur résolution dépendra en grande partie de la capacité des dirigeants à dépasser les enjeux politiques immédiats et les rivalités historiques.
David Camroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.08.2025 à 15:16
Marie Bassi, Enseignante-chercheure. Maîtresse de conférences en science politique, Université Côte d’Azur
Depuis plus de deux ans, le Soudan est en proie à une guerre opposant l’armée régulière à un groupe paramilitaire. Ce conflit a plongé le pays dans la plus grave crise humanitaire au monde et provoqué le déplacement de près de 13 millions de personnes depuis avril 2023, selon les Nations unies.
Quel bilan peut-on dresser aujourd’hui de ces deux années de guerre ? Éléments de réponse avec Marie Bassi, maîtresse de conférences à l’Université Côte d’Azur et coordinatrice du Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales au Soudan, basé à Khartoum mais actuellement délocalisé au Caire.
The Conversation : Pourriez-vous revenir brièvement sur les origines du conflit actuel au Soudan ?
Marie Bassi : La guerre a éclaté le 15 avril 2023 en plein cœur de Khartoum, la capitale soudanaise. Elle oppose deux acteurs ; les forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, et un puissant groupe paramilitaire appelé les Forces de soutien rapide (FSR), représenté par Mohamed Hamdan Daglo (alias « Hemetti »). Les premiers, l’armée régulière, gouvernent le Soudan de manière presque ininterrompue depuis l’indépendance du pays, en 1956. Les deuxièmes, les FSR, sont dirigées par des chefs issus de tribus arabes de l’ouest du Soudan, au Darfour.
Ce conflit a la particularité d’avoir débuté dans la capitale, une première pour le pays. Bien que l’histoire du Soudan ait été marquée par des décennies de tensions entre le Nord et le Sud et par des conflits entre le centre et les périphéries, ceux-ci ne s’étaient jamais exportés dans la capitale. Cette fois-ci, Khartoum a été directement affectée, avec des pillages, la destruction des infrastructures (centrales électriques, conduites d’eau, hôpitaux, écoles, patrimoine culturel, archives nationales…), et des attaques de zones administratives et militaires, mais aussi de très nombreuses habitations.
C’est aussi probablement la première fois qu’autant de puissances étrangères sont directement impliquées dans le conflit. L’économie de guerre est alimentée par un réseau complexe d’alliances internationales. Les Émirats arabes unis apportent leur soutien aux FSR, ce qu’ils démentent en dépit de plusieurs enquêtes qui le prouvent. D’un autre côté, l’Égypte est un allié majeur de l’armée. La Libye, l’Ouganda, le Tchad, le Soudan du Sud, la Russie, l’Iran et bien d’autres sont également impliqués, plus ou moins directement.
Ce conflit se caractérise aussi par son extrême violence. On compte plus de 150 000 morts, des viols, des tortures, des exécutons sommaires. Les viols de masse font partie du recours généralisé aux violences sexuelles comme arme de guerre.
Ce sont 25 millions de Soudanais qui souffrent de faim aiguë avec l’augmentation drastique des prix des denrées alimentaires. La famine a été confirmée par l’ONU dans dix régions du pays. À cette crise alimentaire s’ajoute une crise sanitaire : de nombreux hôpitaux ne sont plus opérationnels et près de la moitié de la population n’a pas accès à des soins médicaux. On observe le développement d’épidémies, comme la rougeole, la dengue, le paludisme ou le choléra.
On assiste à une prolifération des armes et à une multiplication des groupes armés qui éloignent l’espoir d’une paix proche. La guerre se poursuit et les deux camps continuent de commettre des exécutions sommaires visant des civils, accusés de soutenir le camp adverse ou appartenant à des groupes ethniques perçus comme proches soit des FSR, soit de l’armée. On a également pu observer des campagnes de nettoyage ethnique menées par les FSR ou par l’armée, notamment au Darfour et dans la région de la Gezira.
Quelle est actuellement la situation au Darfour ?
M. B. : Le Darfour est une région de l’ouest du Soudan, presque aussi grande que la France. Depuis 2003, le Darfour est le théâtre d’un conflit armé ayant pour origine un accès inégal aux ressources, des années de marginalisation politique, des conditions économiques difficiles et l’implication de grandes puissances qui en convoitent les richesses.
Aujourd’hui, les FSR en contrôlent la quasi-totalité. Seule la ville d’Al Fasher, capitale du Darfour du Nord, leur échappe, mais elle est actuellement en état de siège. Une famine dramatique touche la ville. Le Darfour était déjà très pauvre en infrastructures de base avant la guerre ; maintenant, l’ensemble de la région est dans une situation humanitaire catastrophique.
Il y a quelques mois, les FSR avaient annoncé leur intention de former un gouvernement parallèle à celui établi à Port-Soudan sous le contrôle de l’armée. Ce 26 juillet, les FSR ont nommé un premier ministre. Elles vont peut-être réussir à contrôler l’entièreté du Darfour et une partie du Kordofan du Sud, et on évoque un risque de partition du pays.
On dit souvent que la guerre au Soudan souffre d’une sous-médiatisation. Cela engendre-t-il une mauvaise compréhension du conflit et de ses conséquences ?
M. B. : Il est vrai que cette réalité dramatique contraste avec un silence politique et médiatique assourdissant. Les rares moments où les médias européens parlent du Soudan se comptent sur les doigts de la main. D’autre part, je pense que la mise en récit de la guerre par les belligérants, par la plupart des médias et par certains acteurs politiques repose sur des interprétations assez simplificatrices et essentialistes.
On parle souvent d’une « guerre entre généraux », d’une « guerre ethnique », d’une « guerre entre les périphéries et Khartoum » ou uniquement d’une « guerre par procuration ».
C’est un peu tout ça, mais en réalité les racines de la guerre sont bien plus complexes et celle-ci doit être étudiée sous un prisme historique.
Le conflit est lié à une longue histoire d’exploitation des ressources des périphéries du Soudan par le pouvoir central, avec une gestion militarisée et brutale de ces périphéries. La violence qui secoue le pays, depuis 2023, va bien au-delà d’une simple compétition entre généraux rivaux. Il convient de rappeler deux éléments essentiels.
Il y a effectivement une guerre de pouvoir entre les deux groupes pour s’emparer du contrôle d’un pays très riche, en or, en uranium, en terres arables, en bétail, en gaz naturel et en pétrole, et d’un territoire 800 km qui donne également accès à la mer Rouge. Cependant, il faut mentionner que cette guerre oppose des personnes issues du régime précédent et alliées de longue date.
En effet, depuis l’indépendance, le gouvernement soudanais a suivi une stratégie d’externalisation de la violence en faisant systématiquement appel à différentes milices pour se prémunir des coups d’État et pour vaincre les mouvements armés dans certaines régions, notamment au Darfour ou dans les monts Nuba (dans l’État du Kordofan, Soudan du Sud) qui luttaient pour le partage équitable des ressources du pays.
Les FSR ne portaient pas le même nom il y a quelques années. Ils sont en partie des héritiers des janjawids, des milices issues des tribus arabes du Darfour, qui étaient impliquées dans les massacres, du début des années 2000 au Darfour, qualifiés de génocide par la Cour pénale internationale.
Elles ont pris du poids au fil des années et, en 2013, l’ancien dictateur Omar al-Bachir les convertit en FSR avant de les institutionnaliser en 2017. Avec leur participation comme supplétifs dans le conflit au Yémen, leur rôle pour renforcer le contrôle aux frontières à la demande de l’Union européenne, leur implantation dans les secteurs très rentables de l’or et de l’immobilier, les FSR se sont considérablement enrichies et ont été en position de rivaliser avec l’armée. Les milices qui sévissent aujourd’hui ont donc en réalité été construites par l’armée.
Ensuite, pour comprendre cette guerre, il faut revenir au soulèvement révolutionnaire soudanais de 2019. En avril, le dictateur Omar al-Bachir est destitué du pouvoir après trente ans de règne. Débutait alors une période de transition démocratique qui devait déboucher sur un gouvernement civil.
L’ancien inspecteur de l’armée soudanaise, Abdel Fattah al-Burhan, qui avait succédé à Bachir, s’allie avec Mohamed Hamdan Daglo qui est à la tête des FSR. Ils orchestrent un coup d’État en octobre 2021 qui renverse le gouvernement de transition, évince les forces civiles et marque la reprise du pouvoir par l’armée et leurs alliés, les FSR.
Abdel Fattah al-Burhan dirige le nouveau gouvernement de transition militaire. Cependant, l’alliance entre l’armée et les FSR est fragile et leurs rivalités pour le partage du pouvoir s’exacerbent jusqu’à donner lieu au conflit d’avril 2023.
Fin mai, l’armée soudanaise a annoncé avoir libéré l’État de Khartoum des forces paramilitaires. Quel impact cette annonce a-t-elle eu auprès des diasporas soudanaises ? A-t-on pu observer des retours massifs vers la capitale ?
M. B. : Tout d’abord, il faut rappeler le nombre colossal de Soudanais contraints au déplacement forcé : on estime qu’au moins 13 millions de personnes ont quitté leur foyer, dont 4 millions dans les pays voisins. Les principaux pays d’accueil sont l’Égypte, avec plus d’un million et demi de Soudanais, le Soudan du Sud où ils sont plus d’un million, puis le Tchad (1,2 million), la Libye (plus de 210 000) et enfin l’Ouganda (plus de 70 000). Ce sont des chiffres colossaux et ils expliquent en partie pourquoi cette guerre est considérée comme la plus importante crise humanitaire au monde.
Ensuite, on observe en effet beaucoup de retours au Soudan, ces dernières semaines, bien que les chiffres annoncés restent approximatifs et soient à prendre avec précaution. La reprise de la capitale a marqué un tournant, c’était une victoire à la fois symbolique et tactique.
À l’intérieur du Soudan, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime que près d’un million de personnes sont revenues dans leurs foyers d’origine, principalement à Khartoum et dans la région de la Gezira dont l’armée a également repris le contrôle début 2025. Près de 320 000 Soudanais seraient aussi revenus d’Égypte et du Soudan du Sud.
En Égypte, le gouvernement a mis en place une ligne de train pour faciliter le retour, et des bus entiers partent quotidiennement du Caire vers la frontière. Les gens ont envie de revenir dans leur maison, de voir s’il en reste quelque chose. Les personnes âgées ne veulent pas mourir en dehors de leur pays.
Les personnes les plus précaires, celles qui ne sont pas parvenues à scolariser leurs enfants ou à trouver des moyens de subsistance, reviennent. Par ailleurs, les autorités militaires cherchent à encourager le retour des Soudanais, en multipliant les annonces officielles. Celles-ci, toutefois, apparaissent souvent déconnectées de la situation réelle, comme lorsqu’elles affirment pouvoir reconstruire Khartoum en six mois pour retrouver son état d’avant-guerre.
Tout ceci a néanmoins un goût amer, puisque certains Soudanais se retrouvent contraints de célébrer leurs anciens ennemis, le camp de l’armée, celle-là même contre laquelle ils s’étaient mobilisés lors de la révolution de 2019, une révolution portée par l’espoir d’un gouvernement civil.
Et il faut aussi garder en tête que la guerre et les horreurs continuent dans plusieurs régions, notamment au Darfour et au Kordofan.
Dans vos travaux, vous abordez les formes d’engagement des diasporas soudanaises, notamment en Égypte. Quels sont les réseaux de solidarité qui existent aujourd’hui et quels sont les liens que les diasporas entretiennent avec leurs proches restés au Soudan ?
M. B. : Les transferts de fonds des membres de la diaspora vers le Soudan sont essentiels pour assurer la survie des Soudanais. C’est le cas pour les membres de la diaspora qui vivent et travaillent en Europe, au Canada, aux États-Unis ou dans les pays du Golfe.
En Égypte, pays sur lequel je travaille plus particulièrement, les familles sont en contact permanent avec leurs proches restés au Soudan. Malheureusement, les opportunités professionnelles sont réduites et les Soudanais n’ont que très peu de moyens de subsistance, ce qui réduit les possibilités d’aider leurs proches. Ceux qui possédaient des ressources financières importantes avant la guerre ou dont des membres de la famille travaillent à l’étranger réussissent généralement à mieux s’en sortir.
Par ailleurs, il faut savoir trois choses. La première, c’est que toutes les initiatives d’aide et de solidarité diasporiques sont totalement invisibilisées. Pourtant, c’est ce qui permet la survie des Soudanais au Soudan. On parle de l’aide humanitaire internationale mais, en réalité, sans les centaines de milliers de Soudanais qui envoient de l’argent à leur famille restée au pays, la situation du Soudan serait bien plus catastrophique. Ceux qui retournent au pays aujourd’hui y amènent ce qu’ils peuvent – de la nourriture, des médicaments et parfois même des panneaux solaires.
La deuxième, c'est que le système bancaire soudanais est quasiment à l’arrêt et que peu de cash circule dans le pays. Les soutiens financiers fonctionnent donc essentiellement par une digitalisation de l’aide. Les Soudanais n’ont pas accès aux liquidités bancaires ; toutes les transactions passent par des applications bancaires. Grâce à celles-ci, il est possible d’acheter un peu de nourriture et des biens de première nécessité.
La troisième, c’est qu’il existe des modalités de solidarité locale très puissantes au Soudan, en particulier les salles d’intervention d’urgence, les Emergency Rooms ou les cantines solidaires, que les réfugiés soudanais soutiennent à distance. En dépit de la répression que ces groupes subissent, ils ont continué à œuvrer tout au long de la guerre et ont été, et sont toujours, des soutiens essentiels à la survie de milliers de Soudanais.
Propos recueillis par Coralie Dreumont et Sabri Messadi.
Marie Bassi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.08.2025 à 16:03
Donald Heflin, Executive Director of the Edward R. Murrow Center and Senior Fellow of Diplomatic Practice, The Fletcher School, Tufts University
Avant sommet organisé à la hâte entre les présidents Donald Trump et Vladimir Poutine le 15 août 2025 en Alaska, qui n'a abouti à aucun accord de paix pour l'Ukraine, « The Conversation » s’est entretenu avec le diplomate chevronné Donald Heflin, qui enseigne aujourd’hui à la Fletcher School de l’Université Tufts, près de Boston, afin de connaître son point de vue sur cette rencontre inhabituelle. L'analyse du diplomate a été confirmée par les faits.
The Conversation : Comment les guerres prennent-elles fin ?
Donald Heflin : Les guerres prennent fin pour trois raisons. La première est que les deux camps s’épuisent et décident de faire la paix. La deuxième, plus courante, est qu’un camp s’épuise, lève la main et dit : « Oui, nous sommes prêts à nous asseoir à la table des négociations. »
Et puis la troisième raison, que nous avons vue au Moyen-Orient, c’est que des forces extérieures, comme les États-Unis ou l’Europe, interviennent et disent : « Ça suffit. Nous imposons notre volonté de l’extérieur. Arrêtez ça. »
Ce que nous voyons dans la situation entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’aucune des deux parties ne montre une réelle volonté de s’asseoir à la table des négociations et de céder du territoire.
Les combats se poursuivent donc. Et le rôle que jouent actuellement Trump et son administration correspond à la troisième possibilité, celle d’une puissance extérieure qui intervient et dit « Ça suffit ».
Regardons la Russie. Elle n’est peut-être plus la superpuissance qu’elle a été, mais c’est une puissance qui dispose d’armes nucléaires et d’une armée importante. Ce n’est pas un petit pays du Moyen-Orient que les États-Unis peuvent dominer complètement. C’est presque un égal. Alors, peut-on vraiment lui imposer sa volonté et le faire venir sérieusement à la table des négociations s’il ne le veut pas ? J’en doute fort.
De quelle manière cette rencontre entre Trump et Poutine en Alaska s’inscrit-elle dans l’histoire des négociations de paix ?
D. H. : Beaucoup de gens font l’analogie avec la conférence de Munich de 1938, où le Royaume-Uni et la France ont rencontré l’Allemagne hitlérienne. Je n’aime pas faire de comparaison avec le nazisme ou avec l’Allemagne hitlérienne. Ces gens ont déclenché la Seconde Guerre mondiale, perpétré l’Holocauste et tué de 30 millions à 40 millions de personnes. Il est difficile de comparer quoi que ce soit à cela.
Mais sur le plan diplomatique, ce qui s’est passé en 1938 peut éclairer la situation actuelle. L’Allemagne a dit : « Écoutez, nous avons tous ces citoyens allemands qui vivent dans ce nouveau pays qu’est la Tchécoslovaquie. Ils ne sont pas traités correctement. Nous voulons qu’ils fassent partie de l’Allemagne. » Et les dirigeants nazis étaient prêts à envahir le pays.
L’Europe est alors en pleine crise des Sudètes : la situation est explosive. Pour éviter la guerre, le premier ministre britannique Neville Chamberlain décide de mener seul des négociations avec le chancelier Hitler. Il fait trois fois le voyage en Allemagne en quinze jours et ces rencontres mèneront aux accords de Munich, qui actent la cession par la Tchécoslovaquie des Sudètes au profit du IIIe Reich, avec des garanties françaises et britanniques sur l’intégrité du reste du pays. Et cela devait s’arrêter là. L’Allemagne ne devait avoir aucune autre exigence.
La Tchécoslovaquie n’était pas présente en 1938. C’est une paix qui lui a été imposée.
Et, bien sûr, il n’a pas fallu attendre plus d’un an ou deux ans avant que l’Allemagne déclare : « Non, nous voulons toute la Tchécoslovaquie. Et, d’ailleurs, nous voulons aussi la Pologne. » C’est ainsi que la Seconde Guerre mondiale a commencé.
Pourriez-vous préciser davantage ces comparaisons ?
D. H. : La Tchécoslovaquie n’était pas à la table des négociations. L’Ukraine n’est pas à la table des négociations.
À lire aussi : L’Ukraine pas conviée aux négociations sur son avenir : des précédents existent, et ils ne sont pas encourageants
Encore une fois, je ne suis pas sûr de vouloir comparer Poutine à Hitler, mais c’est un chef autoritaire à la tête d’une armée importante.
Des garanties de sécurité avaient été données à la Tchécoslovaquie ; elles n’ont pas été respectées. L’Occident a donné des garanties de sécurité à l’Ukraine lorsque ce pays a renoncé à ses armes nucléaires en 1994. Nous avons dit aux Ukrainiens : « Si vous faites preuve de courage et renoncez à vos armes nucléaires, nous veillerons à ce que vous ne soyez jamais envahis. » Et ils ont été envahis deux fois depuis, en 2014 et en 2022. L’Occident n’a pas réagi.
L’histoire nous enseigne donc que les chances que ce sommet débouche sur une paix durable sont assez faibles.
Quel type d’expertise est nécessaire pour négocier un accord de paix ?
D. H. : Voici comment cela se passe généralement dans la plupart des pays qui ont une politique étrangère d’envergure ou un appareil de sécurité nationale important, et même dans certains petits pays.
D’abord, les dirigeants politiques définissent leur objectif politique, ce qu’ils veulent atteindre.
Ils communiquent ensuite leurs objectifs aux agents de l’État, des services diplomatiques et aux militaires en leur disant : « Voici ce que nous voulons obtenir à la table des négociations. Comment y parvenir ? »
Alors ces experts leur font des propositions : « Nous allons faire ceci et cela, et nous affecterons du personnel à cette tâche. Nous travaillerons avec nos homologues russes pour tenter de réduire le nombre de points litigieux, puis nous proposerons des chiffres et des cartes. »
Or, il y a eu beaucoup de turnover au département d’État depuis l’investiture en janvier. L’équipe est nouvelle, et si certains, comme Marco Rubio, savent généralement ce qu’ils font en matière de sécurité nationale, d’autres moins. De nombreux hauts fonctionnaires et personnels du département d’État ont été licenciés, et beaucoup de cadres intermédiaires partent, et avec eux, c’est l’expertise qui s’en va.
C’est un vrai problème. L’appareil de sécurité nationale américain est de plus en plus dirigé par une équipe B, dans le meilleur des cas.
Pourquoi cela posera-t-il un problème quand Trump rencontrera Poutine ?
D. H. : Une rencontre entre deux dirigeants de deux grands pays comme ceux-ci ne s’organise pas à la hâte, à moins qu’il s’agisse d’une situation de crise.
C’est-à-dire que cette rencontre pourrait avoir lieu dans deux ou trois semaines, aussi bien que cette semaine.
En disposant de plus de temps, on peut mieux se préparer. On peut transmettre toutes sortes de documents et d’informations aux agents diplomatiques américains qui vont participer au sommet. Ceux-ci auraient le temps de rencontrer leurs homologues russes, ainsi que leurs homologues ukrainiens, voire des agents d’autres pays d’Europe occidentale. Et lorsque les deux parties finiraient par s’asseoir à la table des négociations, cela se passerait de manière très professionnelle.
Les négociateurs auraient des documents de travail similaires. Chacun aurait à peu près le même niveau d’information. Les questions seraient ciblées.
Ce n’est pas du tout le cas avec ce sommet en Alaska. Ici, il s’agit de deux dirigeants politiques qui vont se rencontrer et prendre des décisions – souvent motivées par des considérations purement politiques –, mais sans aucune idée réelle de leur faisabilité ou de la manière dont elles vont pouvoir être mises en œuvre.
Un accord de paix pourrait-il être appliqué ?
D. H. : Une fois encore, la situation est, en quelque sorte, hantée par le fait que l’Occident n’a jamais appliqué les garanties de sécurité promises en 1994.
Historiquement, la Russie et l’Ukraine ont toujours été liées, et c’est là le problème. Quelle est la ligne rouge de Poutine ? Renoncerait-il à la Crimée ? Non. Renoncerait-il à la partie de l’est de l’Ukraine qui a été prise de facto par la Russie avant même le début de la guerre ? Probablement pas. Renoncerait-il à ce qu’ils ont gagné depuis lors ? Peut-être.
Mettons-nous ensuite à la place de l’Ukraine. Veut-elle renoncer à la Crimée ? Elle répond « Non ». Veut-elle renoncer à une partie de l’est du pays ? Encore « Non ».
Je suis curieux de savoir ce que vos collègues du monde diplomatique pensent de cette réunion à venir.
D. H. : Les personnes qui comprennent le processus diplomatique pensent que cette initiative est de l’amateurisme et qu’elle a peu de chances d’aboutir à des résultats concrets et applicables. Elle donnera lieu à une déclaration et à une photo de Trump et de Poutine se serrant la main. Certains croiront que cela résoudra le problème. Ce ne sera pas le cas.
Donald Heflin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.08.2025 à 17:12
Jeff Bachman, Associate Professor, Department of Peace, Human Rights & Cultural Relations, American University School of International Service
Esther Brito Ruiz, Adjunct Instructor, American University School of International Service
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont régulièrement soutenu des dirigeants et des pays qui ont commis des atrocités. Washington déploie six stratégies rhétoriques pour se distancier de ces actes. Illustrations historiques avec les cas du Guatemala, de l’Indonésie au Timor oriental et de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont à plusieurs reprises soutenu des gouvernements qui ont commis des atrocités de masse, définies par le spécialiste du génocide Scott Straus comme étant une « violence à grande échelle et systématique contre des populations civiles ».
Cela inclut le soutien à Israël, qui est resté constant malgré le désaccord récent entre le président Donald Trump et le premier ministre Benyamin Nétanyahou sur la question de savoir si les Palestiniens sont victimes de famine à Gaza.
Nous sommes spécialistes des questions liées aux génocides et autres atrocités de masse, ainsi que des enjeux de sécurité internationale. Dans le cadre de nos recherches pour un prochain article à paraître dans le Journal of Genocide Research, nous avons étudié des déclarations officielles, des documents déclassifiés et des articles de presse portant sur quatre cas où les États-Unis ont soutenu des gouvernements alors qu’ils commettaient des atrocités : l’Indonésie au Timor oriental (1975-1999), le Guatemala (1981-1983), la coalition dirigée par l’Arabie saoudite – dite « Coalition » – au Yémen depuis 2015 et Israël à Gaza depuis octobre 2023.
Nous avons identifié six stratégies rhétoriques, autrement dit six façons de formuler un discours, utilisées par des responsables américains pour distancier publiquement les États-Unis des atrocités commises par ceux qui bénéficient de leur soutien.
Cette analyse est essentielle : lorsque les Américains, et plus largement l’opinion internationale, prennent ces discours pour argent comptant, les États-Unis peuvent continuer à agir en toute impunité, malgré leur rôle dans la violence mondiale.
Lorsque des responsables américains nient toute connaissance des atrocités perpétrées par des parties bénéficiant du soutien des États-Unis, nous appelons cela une ignorance feinte (premier stratagème).
Par exemple, après que la Coalition a bombardé un bus scolaire au Yémen, tuant des dizaines d’enfants, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a demandé au général Joseph Votel si le Commandement central des États-Unis suivait l’objectif des missions qu’il ravitaillait en carburant.
Sa réponse : « Sénatrice, nous ne le faisons pas. »
Cette ignorance proclamée contraste fortement avec les crimes de guerre de la Coalition, bien documentés depuis 2015. Comme l’a exprimé Scott Paul, expert du Yémen, dans ces termes : « Plus personne ne peut feindre la surprise lorsque de nombreux civils sont tués. »
Lorsque les preuves d’atrocités ne peuvent plus être ignorées, les responsables américains ont recours à la confusion pour brouiller les faits (deuxième stratagème).
Lorsque les forces indonésiennes ont perpétré des massacres en 1983, tuant des centaines de civils, l’ambassade des États-Unis à Jakarta a envoyé un télégramme au secrétaire d’État ainsi qu’à plusieurs ambassades, consulats et missions américaines remettant en question les rapports, car ils « n’avaient pas été confirmés par d’autres sources ».
De même, lors du génocide maya au Guatemala, à la suite du coup d’État réussi d’Efraín Ríos Montt, des responsables américains ont déformé les informations faisant état des violences perpétrées par le gouvernement, en rejetant la responsabilité sur les guérilleros.
Dans son rapport de 1982 sur les droits humains au Guatemala, par exemple, le département d’État affirmait :
« Lorsqu’il a été possible d’attribuer la responsabilité des [meurtres au Guatemala], il semble plus probable que, dans la majorité des cas, ce sont les insurgés […] qui sont coupables. »
Pourtant, les services de renseignement américains affirmaient le contraire.
Des rapports sur les atrocités et abus commis par l’État au Guatemala figurent dans des documents de renseignement américains datant des années 1960. Un câble de la CIA de 1992 mentionnait explicitement que « plusieurs villages ont été rasés » et que « l’armée ne devait pas faire de quartier, aux combattants comme aux non-combattants ».
Alors que continuent de s’accumuler les preuves des atrocités, ainsi que celles permettant d’identifier les responsables, les responsables américains ont souvent recours à la négation (troisième stratagème).
Ils ne nient pas que l’aide américaine est fournie, mais soutiennent qu’elle n’a pas été directement utilisée pour commettre des atrocités.
Par exemple, lors des atrocités commises par l’Indonésie au Timor oriental, les États-Unis ont activement formé des membres du corps des officiers indonésiens. Lorsque les forces de sécurité indonésiennes ont massacré jusqu’à 100 personnes dans un cimetière de Dili en 1991, la réaction de l’administration Bush s’est limitée à déclarer qu’« aucun des officiers militaires indonésiens présents à Santa Cruz n’avait reçu de formation américaine ».
Lorsque l’attention publique sur le soutien américain atteint un niveau qui ne peut plus être facilement ignoré, les responsables américains peuvent recourir à la diversion (quatrième stratagème).
Il s’agit d’ajustements politiques très médiatisés, qui impliquent rarement des changements significatifs. Ils incluent souvent une forme de leurre. En effet, l’objectif de la diversion n’est pas de changer le comportement du bénéficiaire de l’aide américaine, mais simplement une tactique politique utilisée pour apaiser les critiques.
En 1996, lorsque l’administration Clinton a cédé à la pression des militants en suspendant les ventes d’armes légères à l’Indonésie, elle a tout de même vendu à l’Indonésie pour 470 millions de dollars d’armements sophistiqués, dont neuf avions de combat F-16.
Plus récemment, en réponse aux critiques du Congrès et de l’opinion publique, l’administration Biden a suspendu la livraison de bombes de 2 000 et 500 livres à Israël en mai 2024 – mais seulement pour une courte période. Toutes ses autres importantes livraisons d’armes sont restées inchangées.
Comme l’illustre le soutien des États-Unis à Israël, le détournement inclut également des enquêtes américaines superficielles qui signalent une certaine préoccupation face aux abus, sans aucune conséquence, ainsi que le soutien à des auto-enquêtes, dont les résultats disculpatoires sont prévisibles.
Lorsque les atrocités commises par les bénéficiaires de l’aide américaine sont très visibles, les responsables américains utilisent également la glorification (cinquième stratagème) pour faire l’éloge des premiers et pour les présenter comme dignes d’être aidés.
En 1982, le président Ronald Reagan a fait l’éloge du président Suharto, le dictateur responsable de la mort de plus de 700 000 personnes en Indonésie et au Timor oriental entre 1965 et 1999, pour son leadership « responsable ». Par ailleurs, des responsables de l’administration Clinton le qualifiaient de « notre genre de gars ».
De même, le dirigeant guatémaltèque Ríos Montt a été présenté par Reagan au début des années 1980 comme
« un homme d’une grande intégrité personnelle et d’un grand engagement », contraint de faire face à « un défi brutal lancé par des guérilleros armés et soutenus par des forces extérieures au Guatemala ».
Ces dirigeants sont ainsi dépeints comme exerçant la force soit pour une cause juste, soit uniquement parce qu’ils font face à une menace existentielle. Ce fut le cas pour Israël, l’administration Biden déclarant qu’Israël était
« en proie à une bataille existentielle ».
Cette glorification élève non seulement les dirigeants sur un piédestal moral, mais justifie également la violence qu’ils commettent.
Enfin, les responsables américains affirment souvent mener une forme de diplomatie discrète (sixième stratagème), agissant en coulisses pour contrôler les bénéficiaires de l’aide des États-Unis.
Il est important de noter que, selon ces responsables, pour que cette diplomatie discrète soit efficace, le soutien américain reste nécessaire. Ainsi, le maintien de l’aide à ceux qui commettent des atrocités se trouve légitimé précisément parce que c’est cette relation qui permet aux États-Unis d’influencer leur comportement.
Au Timor oriental, le Pentagone a fait valoir que la formation renforçait le « respect des droits humains par les troupes indonésiennes ». Lorsqu’une unité militaire indonésienne formée par les États-Unis a massacré environ 1 200 personnes en 1998, le département de la Défense a déclaré que « même si des soldats formés par les Américains avaient commis certains des meurtres », les États-Unis devaient continuer la formation afin de « maintenir leur influence sur la suite des événements ».
Les responsables américains ont également laissé entendre en 2020 que les Yéménites attaqués par la Coalition dirigée par l’Arabie saoudite bénéficiaient du soutien militaire américain à cette Coalition, car ce soutien conférait aux États-Unis une influence sur l’utilisation de ces armes.
Dans le cas de Gaza, les responsables américains ont, à plusieurs reprises, invoqué la diplomatie discrète pour promouvoir la retenue, tout en cherchant à bloquer d’autres systèmes de responsabilisation.
Par exemple, les États-Unis ont utilisé leur veto à six résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sur Gaza depuis octobre 2023 et ont imposé des sanctions à cinq juges et procureurs de la Cour pénale internationale en raison de mandats d’arrêt émis contre Nétanyahou et l’ancien ministre israélien de la Défense Yoav Gallant.
Les responsables américains utilisent depuis longtemps diverses stratégies rhétoriques pour prendre leurs distances par rapport aux atrocités commises par d’autres avec le soutien des États-Unis et pour minimiser leur contribution à ces actes.
Dans ce contexte, la reconnaissance par Trump d’une « vraie famine » à Gaza peut être considérée comme une diversion visant à détourner l’attention du soutien inchangé des États-Unis à Israël, alors que les conditions de famine à Gaza s’aggravent et que des Palestiniens sont tués en attendant de recevoir de la nourriture.
De l’ignorance feinte à la minimisation de la violence en passant par la louange de ses auteurs, les gouvernements et présidents américains ont, depuis longtemps, recours à une rhétorique trompeuse pour légitimer la violence des dirigeants et des pays qu’ils soutiennent.
Mais deux éléments sont nécessaires pour que ce discours continue de fonctionner : l’un est le langage employé par le gouvernement américain, l’autre est la crédulité et l’apathie du public.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
12.08.2025 à 17:09
Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College
Aujourd’hui, dans le monde, aucune puissance ne semble en position hégémonique. Mais que signifie exactement ce concept d’hégémonie, au fondement des théories des relations internationales ? Est-il toujours valide ? Peut-on se passer d’une puissance dominante pour structurer les relations internationales ?
L’ère de l’hégémonie américaine est terminée – du moins si l’on en croit les titres de presse partout dans le monde, de Téhéran à Washington. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Le concept d’hégémonie est un fondement théorique des relations internationales depuis les débuts de la discipline. Au-delà d’une simple mesure de la puissance d’un État donné, il désigne sa capacité non seulement à imposer ses décisions à d’autres, mais aussi à façonner les règles, les normes et les institutions qui régissent l’ordre international.
Ce mélange subtil entre coercition et consentement des autres acteurs internationaux distingue l’hégémonie de la domination pure : il rend également le maintien de ce type de position particulièrement complexe dans un monde où les rapports entre puissances sont de plus en plus contestés.
Le terme « hégémonie » vient du grec hegemon, qui signifie guide ou chef. Il désignait à l’origine la prédominance d’une cité-État sur les autres.
Dans la Grèce antique, Athènes illustre bien cette notion, notamment à travers son rôle de leader dans la Ligue de Délos, une alliance de cités-États. Sa puissance militaire, notamment sa suprématie sur les mers, s’y mêlait à une influence politique affirmée, permettant à Athènes d’orienter les décisions de ses alliés.
Cette domination reposait certes sur la force, mais aussi sur le consentement : les membres de la Ligue tiraient en effet parti de la sécurité collective et des liens économiques renforcés sous l’égide d’Athènes.
La définition moderne du concept d’hégémonie émerge au XIXe siècle pour décrire le rôle de la Grande-Bretagne dans l’ordre mondial.
Cette hégémonie reposait sur une puissance navale inégalée et la domination économique acquise lors de la révolution industrielle.
Ce n’était cependant pas uniquement sa force matérielle qui faisait de la Grande-Bretagne une puissance hégémonique. Les réseaux commerciaux bâtis et les normes de libre-échange dont elle faisait la promotion ont structuré un système largement accepté par les autres États européens – souvent parce qu’eux aussi en retiraient stabilité et prospérité.
Cette période démontre que l’hégémonie va bien au-delà de la contrainte : elle suppose la capacité d’un État dominant à façonner un ordre international aligné sur ses propres intérêts, tout en rendant ces intérêts acceptables pour les autres.
Au début du XXe siècle, le penseur marxiste italien Antonio Gramsci a étendu le concept d’hégémonie au-delà des relations internationales, en l’appliquant à la lutte des classes. Sa thèse était que l’hégémonie dans l’espace social repose non seulement sur le pouvoir coercitif de la classe dominante, mais aussi sur sa capacité à obtenir le consentement des autres classes en façonnant les normes culturelles, idéologiques et institutionnelles.
Transposée à l’échelle internationale, cette théorie postulerait qu’un État hégémonique maintient sa suprématie en créant un système perçu comme légitime et bénéfique, et non seulement par la force économique ou militaire.
Au XXe siècle, les États-Unis s’imposent comme l’incarnation de l’hégémon moderne, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Leur hégémonie se caractérise par une puissance matérielle – force militaire sans égal, suprématie économique et avance technologique – mais aussi par leur capacité à bâtir un ordre international libéral conforme à leurs intérêts.
Le plan Marshall, qui a permis la reconstruction économique de l’Europe, illustre ce double levier de coercition et de consentement : les États-Unis fournissaient aux pays d’Europe de l’Ouest ressources et garanties de sécurité, mais imposaient leurs conditions, consolidant ainsi leur puissance dans le système qu’ils contribuaient à structurer.
À la même période, l’Union soviétique s’est posée en puissance hégémonique alternative, proposant des équivalents au plan Marshall aux pays d’Europe de l’Est à travers le plan Molotov, ainsi qu’un ordre international concurrent au sein du monde socialiste.
Les défenseurs du concept d’hégémonie en relations internationales estiment qu’une puissance dominante est nécessaire pour fournir des biens publics globaux, bénéficiant à tous : sécurité, stabilité économique, application des règles. Dès lors, le déclin d’un hégémon serait synonyme d’instabilité.
Les critiques, quant à eux, soulignent que les systèmes hégémoniques sont au service des intérêts propres de la puissance dominante, et masquent la coercition sous un vernis de consentement. L’exemple de l’ordre international dominé par les États-Unis est souvent donné : celui-ci a certes promu le libre-échange économique et la démocratie, mais aussi les priorités stratégiques américaines – parfois au détriment des pays les plus faibles.
Quoi qu’il en soit, maintenir une hégémonie à long terme est une gageure. Trop de coercition érode la légitimité de l’hégémon ; trop d’appels au consentement sans pouvoir réel empêchent de faire respecter les règles de l’ordre international et de protéger les intérêts fondamentaux du pays dominant.
Dans un monde désormais multipolaire, le concept d’hégémonie se heurte ainsi à de nouveaux défis. L’ascension de la Chine, mais aussi de puissances régionales comme la Turquie, l’Indonésie ou l’Arabie saoudite, vient perturber la domination unipolaire des États-Unis.
Ces candidats à l’hégémonie régionale disposent de leurs propres leviers d’influence, mêlant incitations économiques et pressions stratégiques. Dans le cas de la Chine, les investissements dans les infrastructures et le commerce mondial à travers l’initiative des Nouvelles routes de la soie s’accompagnent de démonstrations de force militaire en mer de Chine méridionale, destinées à impressionner ses rivaux régionaux.
Alors que l’ordre mondial se fragmente progressivement, l’avenir de la position d’hégémon reste incertain. Aucune puissance ne semble aujourd’hui en mesure de dominer l’ensemble du système international. Pourtant, la nécessité d’un leadership dans ce domaine demeure cruciale : nombre d’observateurs estiment que des enjeux, comme le changement climatique, la régulation technologique ou les pandémies exigent une coordination que seule une hégémonie mondiale – ou bien une gouvernance collective – pourrait garantir.
La question reste ouverte : l’hégémonie va-t-elle évoluer vers un modèle de leadership partagé, ou céder la place à un système mondial plus anarchique ? La réponse pourrait bien déterminer l’avenir des relations internationales au XXIe siècle.
Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.08.2025 à 17:08
Anne-Lise Pestel, Docteure en histoire romaine et professeure agrégée en histoire, Université de Rouen Normandie
Diffusée de 2005 à 2007, la série « Rome » raconte l’histoire de deux soldats romains de la fin de la République romaine jusqu’au règne d’Auguste. Initialement prévue en 5 saisons, elle s’arrêtera au bout de la seconde, faute de moyens suffisants. Faire revivre la Rome antique, raconter la fin de la République et retracer la trajectoire des protagonistes de cette période charnière n’a pas été une mince affaire. Pourtant, malgré quelques anachronismes et facilités scénaristiques, la série se démarque par son réalisme.
Vingt ans après sa sortie, la série Rome (HBO/BBC, 2005-2007), créée par J. Milius, W. J. MacDonald et B. Heller, alimente encore les discussions des spécialistes qui ont largement exprimé leur intérêt et leur enthousiasme ou leurs critiques.
Au plaisir de voir porter à l’écran cette période riche se mêlent l’amusement devant certains anachronismes discrets et, parfois, l’agacement franc face à des choix qui entretiennent dans l’imaginaire du spectateur des conceptions fausses. Si la scène d’affranchissement d’une esclave (S.1 ép. 11) prête à sourire, tant le citoyen qui enregistre l’acte par un coup de tampon ressemble au fonctionnaire d’une administration contemporaine, l’historien ne peut que déplorer l’accoutrement de Vercingétorix, tout droit tiré d’un tableau du XIXe siècle et qui réactive des clichés sur les Gaulois depuis longtemps démentis (S. 1 ép. 1 et 10).
Prévue en 5 saisons, la série, en dépit de son succès, a été arrêtée au bout des deux premières. Les décors réalisés avec hyperréalisme dans les studios de Cinecittà, le nombre des personnages – 350 rôles parlants –, et les difficultés auxquelles a dû faire face la production ont fait exploser les coûts et conduit à son arrêt prématuré. Malgré une accélération du récit dans les derniers épisodes, l’arc narratif conserve sa cohérence et retrace la période qui sépare la victoire de Jules César à Alésia en 52 av. J.-C. du triomphe en 29 av. J.-C. d’Octavien au terme des guerres civiles.
La réussite du projet tient au choix de retracer ces événements en suivant le destin de deux simples citoyens, Titus Pullo et Lucius Vorenus, pris dans la tourmente des guerres civiles. Ces centurions, mentionnés par César dans la Guerre des Gaules, ont existé, mais en dehors de cette brève évocation, on ignore tout de leur vie, ce qui fournissait aux créateurs de la série un canevas vierge.
Leurs trajectoires croisent à Rome, en Gaule et en Égypte celles de César, Antoine, Octave et Cléopâtre, tissant des liens constants entre la grande histoire et leur parcours. L’ambition affichée n’était pas de livrer un récit épique centré sur quelques grandes figures, mais de restituer avec vraisemblance une époque. La trame historique est dans l’ensemble juste, mais les créateurs se sont autorisé certaines libertés pour des raisons scénaristiques.
C’est la ville de Rome qui est le sujet de la série et le générique donne le ton : la caméra déambule au milieu d’anonymes à travers ses rues aux murs couverts de graffitis qui s’animent sur son passage. Les décors impressionnent par la qualité des restitutions. Le spectateur suit les protagonistes dans les domus aristocratiques, au Forum, mais aussi dans les quartiers populaires, découvrant un univers coloré et bruyant. Les ruelles y séparent des insulae, ces immeubles dont le rez-de-chaussée est occupé par des tavernes et des échoppes, la boucherie de Niobe et Lyde, par exemple.
Certains personnages mettent en lumière le caractère cosmopolite de Rome, qui compte alors près d’un million d’habitants et attire des gens de contrées lointaines. Le personnage de Timon appartient ainsi à la diaspora juive de la ville, tandis que Vorenus rencontre des marchands hindous installés à Rome pour leurs affaires.
Ces rues sont aussi le théâtre où éclate une violence exposée crûment, ce qui a provoqué la censure de certains passages en Italie et au Royaume-Uni. Il n’en reste pas moins que la brutalisation de la société romaine au Ier siècle av. J.-C. est bien dépeinte. Les rixes entre bandes, les règlements de compte sur fond de tensions politiques, les émeutes, spontanées ou instrumentalisées, les assassinats commandités correspondent à la réalité historique. En l’absence de force de police, instaurée à Rome sous Auguste, les individus sont responsables de leur sécurité : Atia engage comme gardes du corps Timon et ses hommes, Vorenus envoie ses enfants à la campagne pour les éloigner du danger.
Vorenus et Pullo participent à ces violences. Présentés comme des soldats de métier qui ne savent que se battre, ils rappellent la figure contemporaine du vétéran américain qui peine à revenir à la vie civile. En réalité, à la fin de la République, l’armée romaine était une armée de conscription. Ses soldats étaient des citoyens propriétaires qui avaient, par ailleurs, une activité professionnelle. Malgré tout, le récit rend de manière intéressante les relations de loyauté nouées sous les armes.
L’enjeu de la distribution des terres aux vétérans de César apparaît à plusieurs reprises, tandis que les liens clientélaires entre les imperatores et leurs hommes sont illustrés par le parcours de Vorenus, élu magistrat et nommé sénateur grâce à la protection de César, avant de connaître la déchéance. Pullo, pour sa part, devient l’homme de main d’un criminel. Leurs trajectoires opposées permettent d’esquisser un tableau dynamique de la société romaine dans laquelle les mobilités sociales étaient possibles.
La série rend avec finesse les hiérarchies sociales et juridiques, par les accents, les parures et les vêtements. L’esclavage fait l’objet d’un traitement intéressant. Omniprésents – y compris comme témoins des ébats sexuels de leurs maîtres, pour exprimer leur insignifiance tout en alimentant le voyeurisme du spectateur –, les esclaves ne sont pas réduits à une figuration muette. Ils ont leur propre arc narratif et sont nombreux à l’écran, identifiables par un collier indiquant le nom de leur maître. Ce type d’objet apparaît en réalité bien plus tard et était sans doute réservé aux fugitifs.
Tout en montrant les mauvais traitements dont ils sont les victimes (S.2 ép. 4), la série rend aussi compte de la diversité du monde servile et de ses hiérarchies internes. Dans les domus, les intendants exercent leur pouvoir sur les autres esclaves. La relation entre Posca et César illustre avec justesse le lien qui unissait à son maître un esclave lettré : indispensable à César et présent en toute circonstance, il a une certaine liberté de mouvement et de parole, mais n’en reste pas moins esclave et seule sa loyauté peut lui faire espérer l’affranchissement.
Les protagonistes des luttes de pouvoir sont fidèles à l’image qu’en donnent les sources, ce qui ne signifie aucunement que cette image soit conforme à la vérité. Le personnage d’Antoine en est un exemple : il est un homme à femmes, ivrogne et dépensier, suivant le portrait à charge qu’en dresse Cicéron dans ses Philippiques.
On peut déplorer le manque d’épaisseur des personnages féminins qui renvoie à deux images construites en miroir, celle idéalisée de la matrone, vertueuse, pudique, pleine de retenue, et celle de la dépravée, esclave de ses désirs ou usant de ses charmes pour arriver à ses fins. Cornelia et Calpurnia, les épouses de Pompée et de César, appartiennent au premier type, tandis que le personnage d’Atia, la mère d’Octave, est inspiré de Clodia, une veuve qui, selon Cicéron dans le Pro Caelio, entretenait grâce à sa fortune de jeunes amants.
En suivant sans recul critique cette dichotomie tirée des sources antiques, la série manque une occasion de faire de ces femmes des actrices historiques à part entière. Leurs motivations sont trop souvent réduites à des affaires sentimentales. Certes, les dialogues entre Servilia et Brutus expriment les valeurs des patriciens et les ambitions politiques de cette aristocrate, mais la série la dépeint comme essentiellement mue par sa soif de vengeance envers César qui l’a éconduite.
La volonté de dresser un tableau réaliste de la vie des Romains apparaît également dans la mise en scène de leurs pratiques religieuses. Les personnages s’adressent à des dieux du panthéon bien connus du spectateur, mais aussi à d’autres, plus obscurs, nommés dans de rares sources – Forculus, Rusina et Orbona, par exemple –, illustrant ainsi le foisonnement du polythéisme romain.
Nombreux sont les plans montrant des autels couverts de chandelles allumées. Si l’usage rituel des bougies est attesté ponctuellement dans le monde romain, cette représentation évoque immanquablement et de manière erronée chez le spectateur les cierges des églises chrétiennes. Les gestes rituels montrés à l’écran ont été, dans leur immense majorité, inventés. On peut néanmoins apprécier l’effort fait pour rendre le ritualisme des Romains et l’encadrement rituel de la vie quotidienne. Quelques-uns de ces rites reflètent une réalité bien attestée. Le vœu adressé à Forculus par Pullo (S.1 ép. 1), emprisonné dans le camp de César, est une pratique très courante de la religion romaine qui exprime la relation contractuelle unissant les Romains à leurs dieux.
La tablette de défixion gravée par Servilia pour maudire les Iulii (S.1 ép. 5) est inspirée des centaines de lamelles de plomb qui ont été découvertes par les archéologues. On peut en revanche regretter le traitement du sacrifice, central dans la religion romaine, qui est illustré de manière aberrante par l’écrasement d’un insecte entre les mains de Pullo (S.1 ép. 11), ou au contraire de façon grandiloquente et fausse par le taurobole célébré par Atia en l’honneur de Cybèle (S.1 ép. 1).
Malgré la volonté d’exprimer l’altérité de cette religion, certains comportements reflètent des notions peu romaines. Le pardon demandé par Pullo à Rusina pour le meurtre d’un esclave aimé d’Eirene renvoie à la conception chrétienne de l’absolution des péchés qui n’a rien à voir avec les expiations romaines. Si l’intrication de la vie politique et de la religion apparaît bien, la série tend à entretenir l’idée fausse d’une séparation du clergé et des magistrats qui ne sont jamais présentés en officiants du culte alors qu’ils célébraient la plupart des rites publics.
Comme pour le reste, la série réussit finalement à rendre certains aspects de la religion romaine sans pour autant s’affranchir de conceptions modernes. Cet écart, créé par la recherche de la vraisemblance plutôt que de la vérité, cette appropriation par le monde contemporain de réalités antiques en fonction de préoccupations actuelles, constituent en eux-mêmes un sujet d’étude fécond.
Anne-Lise Pestel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.08.2025 à 16:24
Attoumane ARTADJI, Géographe de la santé et Ingénieur de Recherche en Sciences de l'Information Géographique au LPED, AMU, IRD, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Vincent Herbreteau, Géographe de la santé, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Depuis vingt ans, une lutte intensive est engagée contre le paludisme aux Comores, en Afrique australe. À terme, l’élimination de cette maladie dans ce pays n’est pas un rêve impossible, mais cet objectif demeure encore lointain. On fait le point sur la stratégie dite de « traitement de masse » mise en œuvre sur l’archipel, ses succès et ses limites.
Le 25 avril 2025, l’Union des Comores a célébré, comme le reste du monde, la Journée mondiale de lutte contre le paludisme. Ce pays de moins de 900 000 habitants s’est engagé depuis 20 ans dans une course à l’élimination du paludisme, dont il convient de retracer l’évolution.
Sur les trois îles (Grande Comore, Mohéli et Anjouan) de l’archipel des Comores, situé au sud-est du canal du Mozambique, entre le Mozambique et Madagascar, des efforts de contrôle considérables ont permis une spectaculaire « diminution de 97 % des cas de paludisme entre 2010 et 2016 » (passant de plus de 103 600 en 2010 à moins de 1 500 en 2016).
Ces efforts ont porté sur des distributions massives de moustiquaires imprégnées d’insecticides puis sur des campagnes de traitement de masse (TDM) par des médicaments proposés par la Chine : l’Artequick (qui est une combinaison d’artemisinine et de piperaquine) associé à la primaquine. Le paludisme a ainsi été quasiment éliminé à Mohéli et à Anjouan, mais est resté présent à la Grande Comore à des proportions faibles par rapport à 2010, laissant espérer son élimination définitive.
Malheureusement, le miracle de ce traitement de masse n’a pas suffi et le nombre de cas de paludisme n’a cessé d’augmenter depuis 2017, pour atteindre 21 079 en 2023, soit une augmentation de 87 %. Son élimination est-elle encore possible ?
En novembre 2007, le programme « Fast Elimination of Malaria by Source Eradication » (FEMSE) a été lancé à Mohéli. Il s’agissait d’une campagne expérimentale visant à éliminer les parasites du paludisme (Plasmodium falciparum, Plasmodium malariae, Plasmodium vivax et Plasmodium ovale) dans le sang des habitants de cette île dont la population a été estimée à moins de 40 000 personnes (d’après des chiffres de 2007). Mohéli est ainsi devenue un laboratoire à ciel ouvert pour l’expérimentation du traitement de masse du paludisme.
Ce programme était dirigé par des experts de l’université de médecine traditionnelle chinoise de Guangzhou (Canton), accompagnés par des équipes du Programme national de lutte contre le paludisme (PNLP-Comores).
Concrètement, une bulle sanitaire a été mise en place dans toute l’île pour distribuer à tous les résidents, malades ou non, un traitement d’Artequick (composé d’artémisinine et de piperaquine) ainsi que de la primaquine. Ce traitement a également été imposé à tous les visiteurs de l’île pendant trois ans. La finalité de ce programme était d’éliminer le réservoir de parasites pour interrompre la chaîne de transmission entre l’humain et les moustiques vecteurs (Anopheles gambiae et Anopheles funestus) en moins de deux ans.
En moins de six mois, à Mohéli, une réduction de 98 % de la charge parasitaire a été constatée chez les enfants. Un recul spectaculaire de la charge parasitaire chez les anophèles, les moustiques responsables de la transmission du paludisme, a également été observé.
Les résultats concluants de l’expérimentation de Mohéli ont convaincu les autorités comoriennes et leurs partenaires d’élargir le traitement de masse aux deux autres îles, Anjouan en 2012 et la Grande Comore en 2013. Plus de 80 % de la population des deux îles a pris ce traitement. Parallèlement, la campagne de distribution de moustiquaires imprégnées d’insecticide à longue durée d’action (MILD) a connu le même succès.
Mais cette joie a été de courte durée. En effet, une recrudescence de l’incidence du paludisme a été observée dès 2017, avec plus de 500 cas pour 100 000 habitants. En 2023, ce sont plus de 2 400 cas pour 100 000 habitants qui ont été recensés, soit 12 fois plus qu’en 2016.
Cette résurgence du paludisme a suscité l’inquiétude des autorités comoriennes et de leurs partenaires.
En réponse à cette crise, dès 2018, plusieurs campagnes de traitement de masse ont été réalisées à la Grande Comore dans des zones géographiques ciblées. La dernière en date a été réalisée en décembre 2024 dans la région de Hamahamet-Mboinkou, à Moroni, et dans bien d’autres régions de l’île.
Combien faudra-t-il encore de traitement de masse pour mettre fin à la transmission du paludisme aux Comores ? La multiplication de ces traitements de masse à la Grande Comore sans réelle efficacité, contrairement à ce qui fut observé lors des campagnes de 2007 à Mohéli ou à Anjouan en 2012, suscite de nombreuses inquiétudes. Peut-on avancer l’hypothèse de résistances à l’Artequick ?
La littérature scientifique confirme que certaines mutations observées dans les gènes du P. falciparum entraînent, dans certains pays d’Afrique, une résistance aux deux molécules contenues dans l’Artequick, c’est-à-dire l’artémisinine et la pipéraquine.
Or, les études évaluant la résistance aux médicaments antipaludiques aux Comores sont peu nombreuses. La dernière étude, réalisée entre 2013 et 2014 par les mêmes équipes ayant conduit le traitement de masse, a montré qu’aucune forme de résistance n’avait été observée à la Grande Comore. Depuis, ce constat serait-il encore le même ? Comment expliquer alors cet échec ?
D’après les déclarations des autorités sanitaires publiées dans les journaux, la Grande Comore « empêcherait » l’élimination du paludisme en Union des Comores. Les habitants de cette l’île seraient « méfiants » à l’égard de la prise de médicaments et « moins adhérents » aux efforts de lutte, ce qui a entraîné un faible taux de couverture des traitements de masse par rapport au reste des îles.
Aussi, la population « refuserait » d’utiliser les moustiquaires. Selon elles, la population devrait plutôt « coopérer » davantage, car l’élimination du paludisme nécessite un « engagement national ». Mais la population serait-elle l’unique coupable ?
Peut-on envisager une alternative au traitement de masse aux Comores ? Dès le début de l’année 2024, plusieurs pays d’Afrique ont introduit, dans leur programme de lutte contre le paludisme, le vaccin antipaludique RTS,S de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). C’est le cas notamment du Cameroun, du Burkina Faso, du Bénin et de la Côte d’Ivoire, pour n’en citer que quelques-uns.
Interrogées sur la possibilité d’intégrer ce vaccin aux Comores, les autorités ont déclaré ce qui suit :
« Cela ne veut pas dire qu’on est contre la vaccination, mais nous préférons poursuivre la stratégie nationale déjà conçue avec la mission chinoise à travers la sensibilisation, le traitement de masse et la distribution de moustiquaires imprégnées ». La stratégie du traitement de masse va donc se poursuivre.
Outre le soutien de la Chine, l’Union des Comores bénéficie de financements de partenaires internationaux pour la lutte contre le paludisme. Il s’agit principalement du Fonds mondial et de l’OMS, des institutions largement soutenues financièrement par les États-Unis. Or, la rétractation de l’administration Trump risque de mettre en péril la lutte contre le paludisme aux Comores.
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En effet, le diagnostic et le traitement gratuits des patients dans les structures de soins, la distribution de moustiquaires dans les villages et la collecte de données épidémiologiques dans les districts sanitaires en sont dépendants. Avec un financement réduit, un retour à un nombre important de cas menace les Comores.
Cette résurgence du paludisme démontre les limites de la stratégie du traitement de masse imposée à une population qui la déboute depuis un certain temps.
Alors, sans stratégie alternative de lutte et sans autres sources de financement, le rêve d’un « avenir sans paludisme en Union des Comores à l’horizon 2027 » semble compromis et prolongé pour une période encore indéterminée.
Attoumane Artadji a bénéficié d’une Allocation de Recherche pour une Thèse au Sud (ARTS, 2015 à 2017) de l’IRD et a été financé en 2016 par le Fonds de coopération régionale via la préfecture de La Réunion pour mener des enquêtes de terrain dans le cadre du projet « GeoH2O-Comores, enquête sur l’eau et la santé dans l’Union des Comores ».
Vincent Herbreteau a coordonné le projet « GeoH2O-Comores, enquête eau et santé dans l’Union des Comores » financé en 2016 par le Fonds de Coopération Régionale via la Préfecture de La Réunion.
11.08.2025 à 16:20
Jonathan Marie, Professeur d'économie, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Javier Milei, président de l’Argentine depuis décembre 2023, s’était engagé à déclencher la dollarisation intégrale de l’économie nationale. Il entreprend de « tronçonner » les dépenses publiques et les impôts et cherche à stabiliser le change. Pour quels résultats ? Le risque d’une crise monétaire progresse et fait craindre de nouvelles heures sombres pour les Argentins.
Se définissant comme « anarchocapitaliste », Javier Milei annonce résoudre les problèmes économiques qu’il estime provoqués par la « caste » en libéralisant à tout crin. Lors de son élection, l’Argentine souffrait d’une inflation particulièrement élevée – plus de 133 % pour l’année 2023 selon l’indice des prix à la consommation, atteignant même 211 % à la fin de l’année – et d’une récession sévère (-1,6 % en 2023…), terreaux d’un chômage massif et de réductions du pouvoir d’achat.
La stratégie de stabilisation adoptée depuis son élection et lancée après une importante dévaluation en décembre 2023 repose sur celle de taux de change. Concrètement, le prix du dollar états-unien exprimé en peso, la monnaie argentine, ne doit pas augmenter rapidement. Si la dévalorisation du peso s’accélère, les prix des importations sont en hausse et l’inflation augmente. Quels sont les liens entre dévalorisation, importation et inflation ?
Les Argentins sont habitués à évaluer la valeur de leurs actifs en dollars. Ils cherchent de facto à stabiliser leurs revenus en dollars, augmentant au besoin les prix exprimés en pesos. Chaque dévaluation, ou diminution du cours du peso augmente le prix de toutes les importations. Les produits étrangers – des États-Unis, de l’Union européenne ou de la Chine – deviennent plus chers pour les Argentins. A contrario, il est plus facile pour les pays étrangers d’acheter les produits de l’Argentine, puisque le peso est moins cher. À long terme, cette dévaluation créée de l’inflation, en raison de la hausse du prix des importations.
Pour stabiliser le cours du peso, la Banque centrale argentine doit être en mesure, si cela est nécessaire, de racheter des pesos sur le marché des changes et donc… de vendre des dollars. C’est pour cela que la clé du maintien d’une telle politique est liée à la capacité de conserver des dollars dans l’économie argentine.
Chaque Argentin le sait parfaitement : une ruée sur le dollar peut très rapidement s’enclencher. Ce fut le cas en 1989, l’économie souffrant alors d’hyperinflation, ou en 2001. Pour chacun, il s’agit alors de changer ses pesos en dollars avant la crise, avant qu’ils ne valent plus rien. Mais c’est un phénomène autoréalisateur. Lorsque la croyance que la crise va survenir se diffuse, il est déjà trop tard.
L’Argentine est coutumière de telles crises économiques. La dernière de très grande ampleur, en 2001, avait provoqué l’abandon du régime de la convertibilité. Depuis 1991, la loi garantissait qu’un peso s’échangeait contre un dollar : le taux de change stabilisé, l’inflation avait été vaincue. Le déficit commercial et la hausse de l’endettement externe ont progressivement rendu intenable ce programme. Malgré les aides records du Fonds monétaire international (FMI), à partir de 1995, le taux de change est devenu intenable. La convertibilité fut abandonnée, le peso largement déprécié.
Cette crise fut politique : se succèdent d’éphémères présidents jusqu’à l’élection de Néstor Kirchner en 2003. Bénéficiant d’une situation monétaire stabilisée et d’un peso déprécié, il impose une réduction de la dette publique externe, ce qui allège les contraintes macroéconomiques. En réduisant cette dette en dollars et en la rééchelonnant, l’Argentine parvient à conserver plus de dollars pour constituer des réserves de change, permettant de mener une politique macroéconomique avec de plus grandes marges de manœuvre.
Dès le milieu de la décennie 2010, on assiste à la réactivation de tensions sur la répartition du revenu, l’ouverture économique et le régime de change. La stratégie visant à protéger l’économie domestique par la sous-évaluation du peso et par des restrictions sur le change – que les Argentins désignent par le terme cepo, verrou en espagnol – est contestée. Elle l’est en particulier par les classes moyennes et supérieures qui consomment des biens importés, qui voyagent et qui souhaitent épargner en dollars pour se protéger de l’inflation. Le dynamisme économique s’essouffle.
Le mandat (2015-2019) du conservateur libéral Mauricio Macri se caractérise par l’ouverture économique et financière. Mais le déficit courant se creuse, tout comme l’endettement externe.
L’élection en 2019 du péroniste Alberto Fernández n’atténue pas les difficultés, alors que la crise sanitaire et la récession globale vont avoir des effets particulièrement sévères. L’inflation annuelle, estimée à 48 % en 2021, atteint 72 % en 2022, puis dépasse les 130 % en 2023. Les salaires réels diminuent, les réserves de change s’épuisent et chaque dévaluation du peso alimente l’augmentation de l’inflation.
L’importance du dollar dans le quotidien des Argentins explique qu’au cours de la campagne présidentielle de 2023, la promesse de dollarisation de l’économie portée par Milei ait pu bénéficier d’un soutien important.
Élu, Milei ne met en œuvre ni démantèlement de la banque centrale ni dollarisation, mais il modifie substantiellement la politique monétaire. Dès décembre 2023, il dévalue le peso de 54 %. Il limite sa dépréciation à 2 % par mois jusqu’en février 2025, puis à 1 % par mois jusqu’en avril dernier. Cette politique dite de crawling-peg (ou de parité glissante) est la clé de la désinflation ; l’inflation étant l’effet secondaire de long terme d’une dépréciation.
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L’inflation étant très sensible aux variations du taux de change, il faut les limiter. En rythme mensuel, l’inflation dépasse 25 % en décembre 2023, puis se réduit nettement, jusqu’à 2,7 % en décembre 2024 et même 1,6 % en juin 2025.
Outre la stabilisation du change, la désinflation est aussi nourrie par la sévère diminution des dépenses publiques de 27 % en 2024, adossée essentiellement à la réduction des retraites et de l’investissement public. Si ces mesures génèrent un excédent primaire, elles induisent aussi des effets récessifs, le PIB argentin reculant de 1,7 % en 2024.
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Parmi les principales diminutions des dépenses publiques adoptées : arrêt des investissements publics, restrictions de l’accès aux services de santé, désindexation des retraites, division par deux du nombre de ministères, suppression de 33 000 fonctionnaires, rétrogradation du ministère de la science en secrétariat ou encore fermeture de l’agence de presse nationale Télam.
Le solde primaire s’est amélioré en 2024 à +0,3 % du PIB. Les exportations bénéficient de prix mondiaux des matières premières en hausse, quand la récession de 1,7 % restreint les importations, la baisse de la consommation limitant les importations de biens de consommation. Les comptes extérieurs s’améliorent alors eux aussi.
Ces résultats sont salués par la directrice générale du FMI Kristalina Georgieva :
« L’Argentine est un exemple de pays ayant réalisé de grands progrès grâce à des réformes structurelles et à une discipline budgétaire rigoureuse. »
Inflation sous les 3 %, taux de pauvreté à 37 % ou excédent commercial de 906 millions de dollars états-uniens en juin 2025.
« L’Argentine a une opportunité majeure dans un monde avide de sa production, tant dans l’agriculture que dans les minéraux, l’exploitation minière, le gaz et le lithium. »
Une nouvelle étape est franchie en avril 2025. Le gouvernement engage le démantèlement du cepo, soit des restrictions sur le change pour le secteur privé. Cela facilite la ratification d’un accord de prêt avec le FMI de 20 milliards de dollars sur quatre ans, déclenchant immédiatement un premier versement de 12 milliards.
En augmentant ses réserves en dollars, La Banque centrale argentine accroît ses moyens d’intervention pour stabiliser le change. Le gouvernement espère le déclenchement d’un cercle vertueux : les Argentins, rassurés par la stabilité du change et bénéficiant en outre d’une loi d’amnistie fiscale ad hoc devraient réintroduire dans l’économie les dollars conservés « sous les matelas », permettant de gonfler les réserves officielles. L’adoption de cette mesure permet aux Argentins de réintroduire dans l’économie les dollars épargnés de manière occulte sans avoir à en justifier l’origine ni à devoir régler des impôts.
Rassurés et bénéficiant eux aussi d’un régime fiscal favorable, le « régime d’incitation pour les grands investissements (Rigi) », les investisseurs étrangers devraient investir dans l’économie argentine.
La soutenabilité de cette politique est questionnée. La question est d’ordre macroéconomique : l’Argentine peut-elle durablement attirer et conserver les dollars nécessaires à la stabilité du change ? Ou même pour parvenir à aller vers la dollarisation intégrale ?
Sur le long terme, cette politique favorise la surappréciation de la valeur du peso, provoquant une perte de compétitivité des secteurs exposés à la concurrence internationale. Il devient plus coûteux de produire certains biens en Argentine que de les importer à cause d’une inflation, qui, bien que réduite, reste plus élevée que chez les concurrents.
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De ce fait, la primarisation de l’Argentine est encouragée. Ce terme signifie que le secteur primaire – l’exploitation directe des ressources naturelles – est largement prépondérant dans une économie, au détriment du secteur secondaire – industries de transformation – ou tertiaire – services. L’exploitation des matières premières et le secteur agro-exportateur sont les seuls compétitifs en Argentine et les seuls susceptibles de générer des revenus en devises.
Les matières premières sont d’ailleurs les seuls secteurs qui attirent aujourd’hui des investissements directs étrangers (IDE), alors que les IDE reculent ces derniers trimestres. Dans le même temps, les importations de biens et services sont favorisées.
Les controverses actuelles ne se focalisent pas seulement sur une telle temporalité. La dépréciation du peso depuis la mi-juin (voir graphique ci-dessus) est plus importante que ne le souhaitent les autorités. C’est la preuve d’une fébrilité croissante, attestée aussi par les achats de devises par le Trésor en juin 2025.
Autre signe, les chaînes d’information en continu, comme les sites des grands journaux, proposent tous depuis quelques jours des lives commentant en direct non stop l’évolution du taux de change. Cette question est véritablement au centre de toutes les conversations et de toutes les préoccupations.
D’autres facteurs jouent. Le gouvernement est sous la menace d’une amende de la justice états-unienne relative à la (re)nationalisation, en 2012, de la société d’exploitation du pétrole et du gaz Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF).
Les craintes sont encore alimentées par la faiblesse du stock de réserves de change à disposition de la Banque centrale. Actuellement d’environ 40 milliards de dollars (ce montant représente au mieux six mois d’importations), le montant est inférieur à ce qu’escomptaient les autorités. Il est insuffisant pour faire face à un mouvement massif de spéculation sur le change qui pourrait survenir dans le contexte pré-électoral. Les élections législatives d’octobre prochain représentent un enjeu électoral décisif pour Milei.
S’il est impossible d’en anticiper l’instant précis, une crise de change va se déclencher, certains fondamentaux la rendent probable, sinon certaine.
Les derniers indicateurs macroéconomiques de l’INDEC ne sont pas rassurants. Le solde courant de la balance des paiements au premier trimestre 2025 est très largement déficitaire, de -5 191 millions de dollars. À titre de comparaison, le solde commercial était positif au 1er trimestre 2024 (3 649 millions de dollars) alors qu’il fut négatif au 1er trimestre 2025 (-1 992 millions). Dans le même temps, le taux de chômage est élevé, à 7,9 %. Et si la désinflation se confirme, selon les derniers chiffres (1,5 % en mai 2025, soit un rythme de croissance annuelle d’environ 20 %), l’inflation demeure élevée.
Ces données macroéconomiques rappellent la difficulté pour l’Argentine de maintenir simultanément et durablement un taux de change stable en l’absence d’entrave sur celui-ci, une inflation faible et le dynamisme de l’ensemble de l’économie. Cela s’impose à Milei comme à tous ses prédécesseurs.
Jonathan Marie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.08.2025 à 16:20
Romain Esmenjaud, Docteur du Graduate Institute, chercheur associé à l’Institut Français de Géopolitique (IFG - Laboratoire de recherche de l’Université Paris 8, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Sophie Rutenbar, Visiting Scholar au Center on International Cooperation, New York University
Depuis le renversement en 2013 du président François Bozizé, la République centrafricaine est plongée dans une grave crise politique et sécuritaire. Dans ce pays, qui est l’un des moins électrifiés au monde, une transition vers les énergies renouvelables permettrait de promouvoir le développement et la stabilité. L’ONU, présente par le biais de la Minusca, forte de 18 000 personnes, pourrait donner l’exemple.
L’apport environnemental des énergies renouvelables n’est plus à démontrer. En Afrique subsaharienne, elles représentent un moyen idéal et peu onéreux d’accroître l’accès à l’électricité sans augmenter l’empreinte carbone des pays de la région.
Le projet Powering Peace, co-piloté par le Stimson Center et Energy Peace Partners met en évidence un autre atout de ces énergies : celui de pouvoir contribuer à la stabilité dans les pays en sortie de crise.
Des rapports consacrés à la République démocratique du Congo, au Mali, à la Somalie et au Soudan du Sud ont abordé le rôle que les opérations de paix de l’ONU pouvaient jouer en appui du développement des renouvelables.
En assurant leur approvisionnement grâce à ces énergies, ces opérations peuvent non seulement briser leur dépendance à l’égard de générateurs diesel – une option coûteuse et inefficace d’un point de vue opérationnel –, mais aussi introduire des nouvelles infrastructures énergétiques dans les zones qui en ont le plus besoin. Un récent rapport évoque des avantages similaires dans le cas de la République centrafricaine (RCA).
Plus de dix ans après le début de la crise née du renversement en 2013 du président François Bozizé par la coalition Séléka, la RCA semble connaître une accalmie sécuritaire. Depuis l’échec, début 2021, de la tentative de prise de Bangui par une nouvelle coalition de groupes armés, les rebelles ont été repoussés dans les zones frontalières sous la pression des forces armées centrafricaines, fortement appuyées par les mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner.
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L’amélioration de la situation reste toutefois très relative et les causes profondes de la crise restent à traiter. L’une d’elles est la marginalisation des régions périphériques. Traditionnellement délaissées par les élites banguissoises, ces zones restent largement dépourvues d’infrastructures et de services publics (routes, écoles, hôpitaux, etc.). C’est le cas notamment dans le nord-est, berceau de nombreux groupes armés, où se sont diffusés un sentiment d’abandon et l’impression que la violence est l’unique moyen de faire entendre ses revendications.
À la demande des groupes armés, l’Accord politique pour la paix et la réconciliation en RCA de février 2019 reconnaissait d’ailleurs la nécessité de « corriger les inégalités qui affectent les communautés et les régions qui ont été lésées par le passé ».
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L’accès à l’électricité est un exemple frappant de la pauvreté du pays en infrastructures, mais aussi du caractère inéquitable de leur répartition. La RCA a l’un des taux d’électrification les plus bas du monde (17,6 %), mais il est encore bien plus faible en dehors de la capitale, notamment dans le nord-est, le nord-ouest ou le sud-est, où les infrastructures électriques sont quasi inexistantes.
Comme souligné dans le Plan national de développement 2024-2028, publié en septembre 2024, les renouvelables constituent un excellent outil pour renforcer l’accès à l’électricité sur l’ensemble du territoire, notamment à travers l’installation de réseaux locaux décentralisés.
Les principales sources d’énergie utilisées aujourd’hui dans le pays sont, elles, sources de problèmes : la déforestation dans le cas de la biomasse et un approvisionnement très incertain dans le cas du carburant (qui alimente les générateurs).
La RCA dispose déjà de sources d’énergie renouvelable grâce aux infrastructures hydroélectriques de Boali, opérationnelles depuis 1954, qui représentent près de la moitié du mix électrique national. Depuis 2023, plusieurs champs de panneaux solaires ont également vu le jour.
Mais les leviers d’amélioration demeurent très nombreux, tout particulièrement si l’on souhaite assurer un développement équilibré du point de vue géographique.
De nouveaux projets énergétiques – solaires et hydrauliques – sont envisagés dans la région de Bangui, dans le centre, dans l’ouest et dans le sud-ouest du pays. Il s’agit de régions où les besoins sont importants, car elles sont très peuplées, mais ce sont aussi celles qui sont déjà les mieux dotées. D’autres zones, comme le nord-est, qui bénéficie d’un fort ensoleillement et donc d’un potentiel élevé en énergie photovoltaïque, mériteraient une attention accrue.
Prioriser les régions traditionnellement délaissées permettrait de répondre aux revendications portées par les mouvements d’opposition, politiques comme armés. Surtout, l’accès à l’électricité permet de dynamiser l’activité, de créer de multiples opportunités pour les locaux et d’amorcer un cercle économique vertueux de nature à limiter les capacités de recrutement des groupes armés.
Étant donné que le nord-est héberge une partie importante de la minorité musulmane, déployer des installations dans cette zone contribuerait aussi à apaiser les tensions intercommunautaires et religieuses qui ont alimenté le conflit.
In fine, l’installation de renouvelables peut donc aider à lutter contre l’une des causes profondes du conflit : la marginalisation des périphéries.
Comme dans les autres crises mentionnées précédemment, l’ONU peut jouer un rôle clé en faveur du déploiement des renouvelables, notamment à travers la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en RCA (Minusca).
En mettant en œuvre une transition vers les énergies vertes pour son propre approvisionnement, l’opération pourrait tout d’abord faire évoluer le mix électrique du pays dans son ensemble. Comptant près de 18 000 personnels, la Minusca consomme pas moins d’un cinquième du carburant et près d’un quart de l’électricité du pays.
Alors que son approvisionnement repose aujourd’hui sur les renouvelables à hauteur de 3 % seulement, la Minusca vise un triplement de ce taux d’ici à fin 2025 (8 à 9 %). Plusieurs bases ont été équipées de panneaux solaires, mais la marge de progression reste très importante si la mission souhaite atteindre l’objectif de 80 % fixé dans le plan d’action Climat 2020-2030, adopté par le secrétaire général de l’ONU en 2019.
Une transition vers les renouvelables présente des avantages opérationnels pour la Minusca. Presque entièrement dépendante de générateurs diesel, la mission fait face à des défis logistiques majeurs pour l’approvisionnement en carburant de ses nombreuses bases, particulièrement celles situées en zones instables et éloignées de la capitale. Limiter les besoins en matière de sécurisation de ses convois libérerait ainsi d’importants effectifs pour des tâches primordiales comme la protection des civils.
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Du fait de sa présence sur l’ensemble du territoire, la Minusca est dans une position unique pour déployer des infrastructures énergétiques au profit des populations locales, y compris dans les zones périphériques (et instables). Elle pourrait s’inspirer de l’exemple de Baidoa en Somalie, où l’ONU a financé l’installation de panneaux solaires alimentant la base locale et bénéficiant également aux populations environnantes.
En permettant le développement de services de base et de nouvelles activités économiques, ce projet a contribué à la consolidation de la paix au niveau local et au-delà. Les infrastructures installées représentent aussi un héritage positif que la mission peut laisser à son départ.
La capacité de la mission à initier ce genre de projets reste limitée par son mandat (protection des civils, appui au processus de paix et à la livraison de l’aide humanitaire, etc.) et ses ressources (financières et humaines, y compris un nombre réduit d’ingénieurs). Il est donc essentiel qu’elle collabore avec les autres partenaires internationaux, dont l’ensemble des agences des Nations unies, les institutions financières internationales et régionales, et les pays donateurs.
L’impact à long terme des renouvelables requiert aussi le développement d’une expertise locale afin d’assurer le maintien en état des infrastructures. En dépit de ces défis, ces énergies présentent aujourd’hui un potentiel sous-exploité et qu’il est important d’ajouter à la « boîte à outils » des gestionnaires de crise en RCA et au-delà.
Cet article a été coécrit avec Dave Mozersky, président et co-fondateur d’Energy Peace Partners.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
10.08.2025 à 14:16
Marie Gayte, Chercheuse au laboratoire Babel de l'Université de Toulon, spécialiste de la politique américaine contemporaine, Université de Toulon
Depuis son accession au pouvoir, Donald Trump a multiplié les discours hostiles au droit d’asile et au droit du sol. Cent jours après le début de son mandat, il avait déjà publié 140 décrets contre l’immigration illégale, ciblant tout particulièrement les migrants latino-américains. Ces mesures avaient déjà été annoncées durant la campagne présidentielle, ce qui n’a pas empêché un net accroissement des votes en sa faveur au sein des communautés hispaniques lors de l’élection. Comment l’expliquer ?
En mai 2016, le Los Angeles Times titrait : « Les évangéliques sont le type de Latinos dont le GOP pourrait remporter les voix. Mais sans doute pas avec Donald Trump. » Quelques mois plus tard, Trump était élu, obtenant au passage 26 % des suffrages latinos. En 2024, lors de sa seconde victoire, il a obtenu 46 % des voix au sein de ces communautés – 14 points de plus qu’en 2020, et un record pour un candidat républicain à une élection présidentielle. Bien que souvent utilisés de manière interchangeable, les termes « Latino » et « Hispanique » désignent deux réalités différentes, et sont remis en question par certains chercheurs car reflets d’une réalité coloniale. Dans le langage courant, « Hispanique » désigne les personnes originaires d’un pays d’Amérique latine hispanophone, tandis que « Latino » peut englober les personnes originaires de pays lusophones.
Quand on décompose ce vote selon la religion des électeurs, on constate que Trump a effectué une percée notable chez les catholiques (41 %, contre 31 % en 2020), et surtout un score remarquable chez les protestants évangéliques (64 %, contre 48 % en 2020).
Historiquement, les Hispaniques des États-Unis ont été très majoritairement catholiques mais, depuis quelques années, une recomposition religieuse s’opère : ils rejoignent soit les rangs des « nones », ces Américains sans affiliation religieuse, soit, dans une moindre mesure, ceux des églises évangéliques. Il semble que cette affiliation les entraîne vers le conservatisme politique – y compris chez les immigrés de première et deuxième génération –, ce qui peut sembler contre-intuitif, étant donné les propos virulents de Trump sur les migrants en provenance des pays situés au sud de la frontière avec le Mexique et ses politiques migratoires.
Si l’« exode latino » du catholicisme vers l’évangélisme annoncé par certains chercheurs ne s’est pas concrétisé – la part des évangéliques dans le mix religieux restant relativement stable (entre 14 et 24 % selon les études) –, ces pourcentages s’appliquent à une cohorte sans cesse grandissante, la proportion des Hispaniques étant passée de 16 % de la population en 2010 à 19 % en 2022.
Les immigrés nourrissent la croissance des rangs évangéliques latinos, puisque la majorité d’entre eux sont nés hors des États-Unis, tandis que la part des immigrés hispaniques de première génération se déclarant évangéliques est passée de 22 % à 32 % entre 2008 et 2022.
Les Hispaniques viennent de plus en plus de pays d’Amérique centrale à forte population évangélique. En outre, même quand ils sont catholiques à leur arrivée aux États-Unis, ils sont plus susceptibles de se convertir à l’évangélisme que les Hispaniques nés aux États-Unis, lesquels ont plutôt tendance à tomber dans l’irreligion.
Ces conversions sont par ailleurs très souvent le fruit de l’influence d’autres Hispaniques, souvent originaires du même pays. Les immigrés centre-américains qui ne trouvent pas dans les églises catholiques le soutien dont ils ont besoin seront particulièrement enclins à se tourner vers l’évangélisme s’ils sont issus de pays où celui-ci est déjà très implanté.
Pour certains, la conversion à l’évangélisme, perçu comme fondamentalement états-unien et vecteur de mobilité sociale, représenterait une démarche d’intégration, annonciatrice d’une nouvelle vie, voire un mécanisme offrant une « citoyenneté spirituelle » les rendant moins susceptibles d’être expulsés s’ils sont clandestins. Les églises qu’ils fréquentent diffusent souvent le message qu’ils doivent être « quelqu’un de bien » – ce qui réduira le risque qu’ils soient expulsés –, de « bons chrétiens », qui ne comptent que sur eux-mêmes et respectent la loi.
La nature des églises fréquentées par les Hispaniques aux États-Unis est l’une des grilles de lecture qui permet d’expliquer leur adhésion croissante au conservatisme politique. Les deux tiers d’entre eux fréquentent des églises pentecôtistes ou charismatiques, très souvent dirigées par des Hispaniques, immigrés de première génération ou enfants d’immigrés.
Pour la plupart indépendantes, elles sont souvent influencées par l’« Évangile de la Prospérité », dont les idées dépassent les églises qui s’en réclament du fait de l’omniprésence en librairie et sur Internet de ses figures phares. Pour ses tenants, Dieu accorde santé et richesse à ceux dont la foi est suffisamment forte, et la pauvreté, loin d’être une vertu, est le signe d’un manque de foi individuelle.
Ces églises tendent à diffuser un message de responsabilité et d’action individuelle, avec l’aide de Dieu, et de rejet de toute responsabilité et réponse systémique aux problèmes économiques et sociaux. Une vision néolibérale de la société, qui fait de la famille (déjà un pilier pour cette communauté), de la foi, de la valeur travail, de la contribution de l’individu à l’économie du pays, et du rôle des églises plutôt que de l’État dans les mécanismes d’aide sociale, les éléments constitutifs de l’identité états-unienne.
Samuel Rodriguez, directeur la puissante National Hispanic Christian Leadership Conference, l’un des conseillers évangéliques de Trump lors de la campagne de 2016, et qui prononça une des prières lors de la cérémonie d’investiture de janvier 2017, illustre bien cette tendance. Né de parents originaires de Porto Rico, il est à la tête d’une megachurch à Sacramento dont les fidèles sont majoritairement des immigrés latinos de première et deuxième génération. Dans l’émission « Race and Grace », qu’il animait sur la chaîne évangélique TBN en 2018, il affirmait que la solution au racisme n’est pas politique, car il s’agit d’un pêché individuel, « le produit d’un cœur qui refuse de se repentir » et que la solution consiste à changer son cœur avec l’aide de Dieu.
Interrogé sur la Public Broadcasting Service (PBS) juste après la victoire de Trump en novembre dernier au sujet de son projet d’expulser des millions de sans-papiers, il affirmait avoir obtenu en haut lieu l’assurance que seuls les criminels seraient ciblés, mais que les « bonnes familles, travailleuses, qui craignent Dieu, qui sont ici depuis des années, qui ne dépendent pas d’allocations du gouvernement », ne seraient pas visées.
Il n’est pas étonnant dans ce contexte que des chercheurs aient démontré que l’adhésion à ce courant pousse tous les groupes ethniques vers le conservatisme politique. Que Donald Trump se présente en homme d’affaires prospère peut en outre être perçu comme un signe qu’il est béni de Dieu, et sa réussite résonner auprès d’immigrés venus en quête d’une vie meilleure.
Au-delà du fait que les Latinos évangéliques sont également plus conservateurs sur les questions de morale sexuelle que leurs homologues catholiques, et ont donc sans doute été séduits par le discours de Trump sur le genre, ils appartiennent souvent à des Églises dites « dominionistes », pour lesquelles Jésus ordonne « de faire de toutes les nations des disciples » : il ne faut donc pas seulement convertir des citoyens, mais les nations elles-mêmes. Il incombe ainsi aux chrétiens de prendre le contrôle des « sept montagnes » que sont la politique, la famille, l’économie, la culture, l’éducation, les médias, et la religion.
C’est le cas de l’église El Rey Jesús, de l’« apôtre » Guillermo Maldonado, né au Honduras, et de sa femme, née en Colombie, à la tête d’un réseau apostolique de plus de 500 églises dans 70 pays. Maldonado, ainsi que Mario Bramnick, Ramiro Pena, Pasqual Urrabazo, eux aussi pasteurs issus de cette mouvance, ont conseillé Trump lors de ses trois campagnes présidentielles. Ils sont fréquemment invités à la Maison Blanche, et c’est dans l’église de Maldonado, à Miami, que Trump a lancé sa campagne en direction des Hispaniques en 2020 – Maldonado ayant dû au préalable rassuré ses fidèles sans papier qu’aucune arrestation n’aurait lieu lors du meeting.
Ceci explique en partie le fait que les Hispaniques évangéliques (57 %) sont juste derrière les évangéliques blancs (66 %) dans leur adhésion au nationalisme chrétien. Ce nationalisme regroupe un ensemble de croyances, dont le fait de considérer les États-Unis comme une nation chrétienne qui doit retrouver ses racines, et dont les chrétiens devraient contrôler les institutions.
Or, les sociologues Samuel Perry et Andrew Whitehead ont montré que l’adhésion au nationalisme chrétien fut un indicateur à part entière d’un vote Trump en 2016. Trump avait, dès cette campagne, promis aux chrétiens qu’ils « retrouveraient le pouvoir » perdu, non seulement politique, mais aussi dans l’éducation et les médias.
Ces messages conservateurs, largement relayés par les pasteurs, ne sont pas sans effet sur les fidèles, dans la mesure où les Hispaniques évangéliques sont très pratiquants – bien plus que les catholiques – et ne remettent pas en cause la parole de leur pasteur.
Quant à la position de Trump sur les immigrés clandestins, beaucoup d’Hispaniques ne se sentent pas visés, et les Latinos évangéliques ont plus que leurs homologues catholiques tendance à s’identifier aux États-Unis davantage qu’à leur pays d’origine. Ils estiment qu’il faut venir légalement, et ils privilégient leurs convictions sur les questions de morale sexuelle aux préoccupations sur le sort des clandestins.
En 2002, des stratèges démocrates annonçaient l’avènement proche d’une majorité démocrate durable, forte de la montée inexorable des minorités ethniques, forcément acquises au parti de l’âne. Au contraire, aujourd’hui, le conservatisme croissant des Hispaniques évangéliques est suivi de près par le GOP. Il peut compter sur des organisations comme la Faith and Freedom Coalition, fondée par Ralph Reed – l’un des artisans de la mobilisation des évangéliques blancs derrière le GOP dans les années 1990 – qui distribue désormais des guides de vote en espagnol et organise des campagnes d’inscription sur les listes électorales dans les églises de ces pasteurs latinos évangéliques, notamment dans des États clés comme la Pennsylvanie ou l’Arizona.
L’engouement de certains pasteurs pour Trump et son conservatisme est tel que depuis 2020, nombre d’entre eux – immigrés de première ou deuxième génération – se mobilisent d’eux-mêmes pour encourager leurs fidèles à s’inscrire sur les registres électoraux. Ils publient leurs propres guides électoraux selon lesquels il faut voter « selon la Bible », et prier à des meetings de campagne de Trump – et cela, sans même que le parti républicain ne les y incite…
Marie Gayte est chercheuse associée à l'IRSEM et a été titulaire d'une bourse Fulbright recherche en 2023.
07.08.2025 à 16:05
Sophie Watt, Lecturer, School of Languages and Cultures, University of Sheffield
Sur la côte du Nord-Pas-de-Calais, un nouveau type de campements apparaît depuis à peu près un an : ces « microcamps » sont une réponse à la multiplication des traversées vers le Royaume-Uni, aux conditions de vie difficiles dans les plus grands camps informels, mais aussi aux mesures policières de plus en plus agressives visant les migrants, dans les campements comme au cours de leurs tentatives de passage de la Manche.
Dans le cadre d’un projet de recherche sur les frontières, j’ai passé les deux dernières années à constater les conditions de vie dans les camps de réfugiés informels dispersés le long de la Côte d’Opale (Nord-Pas-de-Calais). Ces sites sont des lieux de rassemblement pour celles et ceux qui s’apprêtent à tenter la traversée de la Manche vers le Royaume-Uni.
Le gouvernement britannique a récemment validé un projet d’accord de renvoi de personnes migrantes vers la France, visant à décourager les tentatives de traversée. Des sanctions financières contre les passeurs ont également été décidées : elles suivent de près une augmentation des crédits consacrés à la surveillance des frontières britanniques. Les forces de l’ordre qui en sont chargées appliqueront dans le cadre de leur mission des tactiques issues de la lutte contre le terrorisme, dans le but affiché par les autorités d’« écraser les gangs ».
Mais, d’après mes observations, ces politiques ne semblent guère dissuader les départs. À l’inverse, plus la répression policière s’intensifie, plus les réseaux de passeurs prennent de risques pour contourner les obstacles qui entravent leurs activités.
Mon travail de terrain s’est principalement appuyé sur du bénévolat au sein de l’association Salam, une organisation qui distribue des repas chauds et des vêtements dans les principaux camps informels de Calais et de Dunkerque. J’ai également collaboré avec d’autres organisations, comme Alors on aide, qui s’occupe des « microcamps » au sud de Calais, et Opal’Exil, chargée des maraudes littorales.
Ces dernières années, les réseaux de passeurs ont modifié leurs méthodes pour échapper à la surveillance policière. Alors qu’ils gonflaient auparavant les embarcations directement sur les plages entre Calais et Dunkerque, ils utilisent désormais surtout des « bateaux-taxis ». Ces embarcations partent de plus au nord ou de plus au sud, parfois d’aussi loin que de la ville côtière du Touquet, à près de 70 kilomètres de Calais. Elles viennent ensuite récupérer des groupes de personnes exilées déjà à l’eau, réparties le long du littoral, pour éviter toute intervention des forces de l’ordre.
Pour tirer parti de ce nouveau système, et multiplier les traversées, des « microcamps » ont vu le jour. Il s’agit de petits campements temporaires plus proches de la mer, situés le long de la côte entre Hardelot et Calais. Ces « microcamps » servent de points d’étape entre les grands camps informels, où vivent les exilés, et les lieux de départ sur le littoral, où les bateaux-taxis viennent les récupérer. Ils permettent également de tenter la traversée à plusieurs reprises sans avoir à retourner dans les grands camps, où les conditions de vie sont plus difficiles.
Les grands camps informels, comme ceux de Loon-Plage (Nord) ou de Calais, sont le véritable centre névralgique des activités des passeurs. Ils font l’objet d’expulsions au moins une fois par semaine – toutes les 24 heures à Calais – en vertu de la politique des autorités françaises dite du « zéro point de fixation ». Cette doctrine, qui empêche les exilés de s’installer durablement, a été mise en place après le démantèlement du camp dit de la « jungle de Calais » , en octobre 2016.
Les opérations des forces de l’ordre visant à faire respecter cette politique du « zéro point de fixation » entraînent des expulsions fréquentes, des restrictions d’accès à l’aide humanitaire, ainsi que la destruction régulière des lieux de vie. À Loon-Plage, j’ai ainsi pu constater que l’unique point d’accès à l’eau des habitants était un abreuvoir pour le bétail.
Selon les directives officielles du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), les personnes vivant dans ces campements, quel que soit leur degré d’informalité, doivent pourtant avoir accès à l’eau, à des infrastructures d’hygiène et à un abri.
L’ONG Human Rights Observers a par ailleurs documenté des cas fréquents de violences policières, ainsi que la saisie systématique d’effets personnels et de tentes dans les camps.
Au-delà des opérations régulières d’expulsions visant les grands camps informels, les « microcamps » font désormais l’objet d’interventions policières de plus en plus brutales. Des témoignages racontent l’usage de gaz lacrymogène, la lacération de gilets de sauvetage et de tentes, contribuant à rendre les conditions de vie intenables. Des violences et des fusillades entre réseaux de passeurs ont également été signalées dans le camp de Loon-Plage.
Des faits observés sur le terrain témoignent de cette situation. Lors d’une mission avec l’association Alors on aide et le photographe Laurent Prum, nous avons rencontré dans un « microcamp » à la lisière de la forêt d’Écault (Pas-de-Calais) environ 50 personnes, dont sept enfants (âgés de douze mois à 17 ans). Nous avons immédiatement constaté une tension entre le groupe et les gendarmes qui surveillaient les lieux.
La plupart de ces personnes avaient passé plusieurs années en Allemagne, avant de voir leur demande d’asile refusée. Elles m’ont expliqué avoir été contraintes de revenir en France par crainte des mesures d’expulsion actuellement mises en œuvre par le gouvernement allemand.
Quelques-unes m’ont confié qu’il s’agissait de leur cinquième et ultime essai de traversée de la Manche. Pour rentabiliser plus rapidement leurs opérations, les réseaux de passeurs imposent désormais une limite au nombre de traversées qu’une personne peut tenter avant de devoir repayer. Avec les plus gros réseaux de passeurs, les exilés pouvaient auparavant tenter leur chance autant de fois qu’il était nécessaire.
La veille, ce groupe nous a raconté avoir été chassé d’un autre campement qu’ils avaient établi dans la forêt. Sur le lieu décrit, nous avons retrouvé plusieurs cartouches de gaz lacrymogène vides – ce qui corrobore plusieurs récits selon lesquels la police française en ferait usage lors d’interventions contre des camps informels.
Ce groupe souhaitait rester dans ce campement qu’il occupait, car un abri délabré leur permettait à eux et à leurs enfants de se protéger de la pluie. Les gendarmes les ont finalement expulsés, les forçant ainsi à passer la nuit dehors, sous la pluie. Du fumier a ensuite été épandu par le propriétaire du champ occupé afin d’empêcher le groupe de revenir.
Un jeune Soudanais nous a montré des vidéos de l’altercation entre les exilés et les gendarmes, au cours de laquelle cinq personnes ont été arrêtées. Les images témoignent d’un moment violent : les enfants y apparaissent terrorisés et du gaz lacrymogène, utilisé contre le groupe par les gendarmes, y est visible. Une mère palestinienne a été arrêtée et placée en garde à vue lors de cette intervention, la contraignant à laisser ses deux jeunes filles derrière elle. Lors de nos échanges, son mari m’a demandé :
« Pourquoi l’ont-ils arrêtée alors qu’ils voyaient bien qu’elle avait deux enfants avec elle ? »
L’association Alors on aide a mobilisé plusieurs de ses membres pour apporter des vêtements, des couvertures et de la nourriture au groupe, et a récupéré la jeune femme palestinienne après sa garde à vue, aucune charge n’ayant été retenue contre elle.
Alors que les conditions de vie dans les camps et la faible capacité d’accueil de demandeurs d’asile compliquent le séjour en France des personnes migrantes, la police renforce ses actions contre les bateaux tentant la traversée, les empêchant ainsi de quitter le territoire.
Le 4 juillet, lors d’une maraude littorale destinée à aider des personnes migrantes après l’échec d’une tentative de traversée, nous sommes ainsi arrivés sur la plage d’Équihen (Pas-de-Calais) vers 7 heures du matin pour constater que la gendarmerie française venait de crever un bateau dans l’eau.
Le gouvernement britannique a félicité les forces de l’ordre françaises pour cette intervention, réalisée devant les caméras des médias internationaux. Le Royaume-Uni et la France ont également évoqué la possibilité de permettre aux garde-côtes français d’intercepter les bateaux-taxis jusqu’à 300 mètres des côtes.
Cela représenterait un changement significatif par rapport à la réglementation actuelle, qui interdit aux forces de l’ordre françaises d’intervenir en mer, sauf en cas de détresse des passagers. Même la police aux frontières française émet des doutes sur la base légale de cette potentielle nouvelle mesure et sur ses implications pratiques en mer, compte tenu du risque accru d’accidents qu’elle engendrerait.
Piégés entre les opérations policières sur les plages et les évacuations incessantes des campements informels, les exilés n’ont en réalité d’autre choix que de tenter de traverser la Manche à tout prix. Quatre-vingt-neuf réfugiés sont ainsi morts à la frontière franco-britannique en 2024 – un sinistre record. Quatorze décès en mer ont déjà été recensés en 2025.
Les mesures franco-britanniques récemment annoncées pour intensifier le contrôle aux frontières ne dissuaderont pas, selon moi, les réfugiés présents sur le littoral français de tenter la dangereuse traversée de la Manche. Elles inciteront, en revanche, les réseaux de passeurs à adopter des tactiques encore plus risquées, mettant davantage de vies en péril et violant au passage les droits des personnes migrantes.
Tout accord visant à les renvoyer du territoire britannique, à restreindre leur accès à l’asile ou à forcer leur retour de l’autre côté de la Manche ne fera qu’aggraver les violences déjà subies par celles et ceux qui cherchent à trouver refuge au Royaume-Uni.
Sophie Watt a reçu des financements de l'université de Sheffield et de la British Academy / Leverhulme Small Research Grants.
07.08.2025 à 16:03
Paul Cruz, Centre Émile Durkheim, Université de Bordeaux
Moins de deux semaines après avoir restreint l’autonomie des agences anticorruption, le Parlement ukrainien a fait volte-face. Sous la pression de la rue et de Bruxelles, le parquet spécialisé anticorruption et le bureau national anticorruption, deux piliers institutionnels, retrouvent leur indépendance – un signal fort en écho aux aspirations de la révolution de Maïdan en 2014.
Les députés de la Rada urkainienne ont redonné ce 31 juillet leur autonomie au Bureau national anticorruption (NABU) et au parquet spécialisé anticorruption (SAP), deux institutions clés en Ukraine, issues de la révolution de Maïdan en 2014. Ce vote est un revirement : il intervient 8 jours après que ces mêmes députés ont voté une loi allant dans l’exact sens contraire, et dont la controverse avait provoqué les premières manifestations publiques antigouvernementales en Ukraine depuis 2022.
De fait, la première version de la loi diminuait drastiquement l’indépendance politique du NABU et du SAP. Avec l’acte législatif initial, lancer des enquêtes sur des membres de l’équipe gouvernementale et de la présidence ne pouvait se faire sans l’accord du procureur général, traditionnellement allié politique du président. Nommé en juin 2025, à seulement 35 ans, Ruslan Kravchenko ne fait pas exception à cette règle.
L’Ukraine est coutumière de ce type de crise politique. Le point de tension est avant tout un nouvel épisode d’une guerre entre services, qui empoisonne régulièrement la vie politico-judiciaire ukrainienne. Cela fait des années que la question de la compétence sur le traitement des affaires de corruption fait l’objet de discordes entre les services de sécurité (SBU) et le NABU. La diminution d’influence avortée du NABU est donc aussi à comprendre comme une victoire manquée du SBU, qui venait de lancer une série de perquisitions dans les locaux du NABU.
Les protestataires suspectaient aussi les députés et d’autres acteurs politiques de trouver un avantage tout à fait personnel en calmant les ardeurs de ces institutions. Depuis sa création, le NABU n’a en effet jamais craint de viser des personnages haut placés, et les dernières semaines ont même vu se multiplier des enquêtes sur des membres du gouvernement ou des proches de Volodymyr Zelensky. Il y a fort à parier qu’avec la première réforme, celui-ci cherchait à s’acheter une tranquillité politique afin de concentrer l’action de ses équipes sur l’action contre le Kremlin.
Le président a paru surpris par l’ampleur des protestations, mais a mis quelques heures à prendre celles-ci au sérieux. Avant de proposer de revenir sur la réforme, sa première réaction avait été de la défendre, en la présentant comme une garantie contre les manœuvres de pénétration de la Russie au sein de l’administration ukrainienne.
Non, mauvais calcul, lui ont répondu les protestataires. C’est justement en diminuant l’indépendance de ces institutions que le risque de perméabilité à l’influence russe augmente : en revenant sur les acquis de Maïdan, l’Ukraine courrait le risque de voir progresser les mécaniques corruptives du Kremlin en son sein.
En exprimant vigoureusement ces contestations en dépit de la guerre, les protestataires ont aussi exprimé ce qui fait aujourd’hui l’identité du pays. Les Ukrainiens n’ont pas oublié que l’invasion qu’ils combattent est avant tout une guerre de modèle politique : celle d’une dictature autoritaire où l’État de droit est une chimère, contre une démocratie pluraliste, avide de voir consolidées la transparence de sa justice et de sa politique.
C’est cette conscience aiguë du modèle de société en jeu qui explique le choc qu’a provoqué la réforme dans la société ukrainienne, créant des remous jusque dans le rang des militaires mobilisés.
Tout dans cette crise a rappelé ce qui fait la profondeur de la liberté en Ukraine : une presse libre qui a joué un rôle crucial en alertant la population de ce qui se jouait au Parlement, une société civile sans la moindre crainte de déclencher une crise au nom de l’État de droit, et la transmission entre générations des valeurs démocratiques acquises à Maïdan. Nombreux parmi ceux qu’on a vu dresser des pancartes dans les manifestations étaient en effet trop jeunes pour avoir marché lors de la « Révolution de la dignité » en 2014. En revenant sur la loi, l’Ukraine montre également sa capacité à se remettre en question, et à maintenir un cap démocrate.
La mobilisation de la société civile a été cruciale, mais toute aussi déterminante a été la désapprobation de l’Union européenne dans le dénouement de la crise. Dès le 22 juillet, la commissaire européenne à l’élargissement Marta Kos s’était déclarée « profondément préoccupée » par la première mouture de la loi, qu’elle qualifiait de « sérieux recul ». Outre les prises de parole diplomatiques, l’UE a aussi montré son agacement en annonçant, le 25 juillet, retenir le versement de 1,7 milliard d’euros de financement à l’Ukraine, conditionnant le transfert de la somme à des progrès en termes de gouvernance politique.
Avec cet épisode, la crédibilité politique de Volodymyr Zelensky vient de recevoir son plus important coup depuis 2022. D’abord, parce que le monde a redécouvert combien les Ukrainiens étaient capables de critiquer leurs dirigeants, même en temps de guerre, et que l’effet drapeau avait ses limites. Ensuite, parce que même les troupes du parti présidentiel au Parlement ont montré certains signes d’agacement à être utilisées pour soutenir une position puis son inverse, dans une précipitation peu glorieuse. En période de guerre, il est parfois difficile de réunir suffisamment de députés pour faire passer les lois de la majorité, et Volodymyr Zelensky a besoin de pouvoir compter sur la loyauté des parlementaires pour soutenir ses projets législatifs.
Autre source potentielle de fragilité future : le directeur de cabinet du président Andriy Yermak, un proche historique de Volodymyr Zelensky en poste depuis 2020, a cristallisé nombre de critiques dans la séquence. Sa volonté supposée de resserrer le cercle du pouvoir sur l’entourage présidentiel de même que son implication présumée dans les manœuvres visant à mettre sous tutelle les organes anticorruption ont fait l’objet d’interrogations dans la presse.
La nouvelle loi redonnant leur autonomie au SAP et au NABU ayant été votée à l’unanimité par tous les députés présents, quel que soit leur parti, il reste à espérer que la classe politique du pays aura compris que la lutte contre la corruption demeure un totem pour la population ukrainienne. Car ce qui est en jeu n’est pas uniquement une question de justice. C’est aussi la voie vers un modèle de société opposé à celui du Kremlin, et vers une intégration européenne plus poussée.
Paul Cruz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.08.2025 à 15:57
Mylène Gaulard, Maître de conférences, Université Grenoble Alpes (UGA)
En 1915, alors qu’elle est en prison pour s’être opposée à la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg formule une analyse critique des dépenses militaires, qui résonne avec la situation actuelle en Europe. Selon la militante révolutionnaire et théoricienne marxiste, le réarmement sert de débouché à la surproduction et permet au capital de se maintenir face à la stagnation économique.
Rosa Luxemburg est née le 5 mars 1871, à Zamość en Pologne ; elle est morte assassinée, le 15 janvier 1919 à Berlin en Allemagne, par des membres d’un groupe paramilitaire nationaliste d’extrême droite. Cofondatrice en 1893, à 22 ans, du Parti social-démocrate du royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPIL), qui jouera un rôle important dans les grèves et la révolution russe de 1905, Rosa Luxemburg adhère six ans plus tard au Parti social-démocrate allemand (SPD).
Après avoir soutenu à Zurich (Suisse) une thèse de doctorat portant sur le développement industriel de la Pologne, elle enseigne l’économie politique à l’école du SPD. Située à l’aile gauche du parti, elle se montre rapidement critique de la bureaucratie qui s’y constitue, ainsi que de ses tendances réformistes.
Selon elle, le capitalisme ne peut être réformé de l’intérieur. Seule une révolution, s’appuyant sur la spontanéité des masses, est susceptible de mener à un réel dépassement de ce mode de production. Dans Grève de masse, parti et syndicats, elle affirme :
« Si l’élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n’est pas parce que le prolétariat russe est “inéduqué”, mais parce que les révolutions ne s’apprennent pas à l’école. »
Autre point de divergence avec la majorité des membres du SPD, le parti social-démocrate d’Allemagne, elle affiche une opposition marquée aux tendances militaristes de son époque. Cela lui vaut d’être emprisonnée dès 1915, quelques mois après les débuts de la Première Guerre mondiale. Elle n’est libérée que trois ans et demi plus tard. C’est d’ailleurs en prison qu’elle rédige, en 1915, la Brochure de Junius, dans laquelle elle adresse de vives critiques à son parti et à la presse sociale-démocrate.
Cette presse justifie le vote des dépenses militaires en agitant le chiffon rouge d’une Russie tsariste assoiffée de sang et prête à envahir l’Allemagne. En 1914, Karl Liebknecht, avec qui elle cofonde Parti communiste d’Allemagne, est le seul membre du Reichstag à refuser de voter les crédits de guerre.
Cette décision l’amène à créer, avec Rosa Luxemburg, la Ligue spartakiste, groupe politique révolutionnaire qui appelle à la solidarité entre les travailleurs européens. Grande figure de l’insurrection berlinoise de janvier 1919, il est assassiné, aux côtés de sa camarade polonaise, par un groupe paramilitaire, les Freikorps, à l’instigation du gouvernement social-démocrate.
Le réarmement européen a un air de déjà-vu. Les propos militaristes fleurissent comme à l’époque. Pour Nicolas Lerner, le directeur de la DGSE, la Russie est une « menace existentielle ». Les menaces d’invasion conduisent l’Allemagne à renforcer son équipement en bunkers.
Car la Russie de son côté, est passée de 16,97 milliards de dollars états-uniens de dépenses militaires en 2003 à 109,45 milliards en 2023. L’« Opération militaire spéciale » russe en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, marque le retour de la guerre de haute intensité.
Dans un tout autre contexte international, en pleine Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg souligne les conséquences de l’impérialisme allemand sur ses relations avec le tsarisme russe, faisant de ces anciens alliés des ennemis sur le front. « Ce n’est pas dans le domaine de la politique intérieure qu’ils s’affrontèrent […] où, au contraire […] une amitié ancienne et traditionnelle s’était établie depuis un siècle […], mais dans le domaine de la politique extérieure, sur les terrains de chasse de la politique mondiale. »
La militante internationaliste ironise sur ceux qui, dans la presse social-démocrate allemande, trompent la population sur les buts de guerre de la Russie :
« Le tsarisme […] peut se fixer comme but aussi bien l’annexion de la Lune que celle de l’Allemagne. »
Et de souligner : « Ce sont de franches crapules qui dirigent la politique russe, mais pas des fous, et la politique de l’absolutisme a de toute façon ceci en commun avec toute autre politique qu’elle se meut non dans les nuages, mais dans le monde des possibilités réelles, dans un espace où les choses entrent rudement en contact. »
Selon elle, les peurs entretenues par le pouvoir n’ont qu’une fonction : justifier la spirale militariste. Ce mécanisme de psychose collective sert de levier à l’expansion des budgets militaires, véritable bouée de sauvetage pour un capitalisme en crise. Dès 1913, dans l’Accumulation du capital, elle y démontre l’inévitabilité des crises de surproduction. Présentée comme un débouché extérieur indispensable pour la poursuite du processus d’accumulation, la périphérie du mode de production capitaliste – Asie, Afrique, Amérique latine – joue un rôle majeur tout au long du XIXe siècle.
Cette stratégie de report sur les marchés périphériques, et les politiques impérialistes qui l’accompagnent, ne constitue qu’une solution temporaire. Rosa Luxemburg en est consciente. L’intégration progressive de nouvelles régions à la sphère de production capitaliste renforce naturellement la surproduction et la suraccumulation. En un siècle, l’Asie passe de la périphérie au centre de l’industrie mondiale. Sa part dans la production manufacturière bondissant de 5 % à 50 % entre 1900 et aujourd’hui – 30 % uniquement pour la Chine.
Quelques chiffres révèlent l’ampleur des phénomènes de surproduction actuels. En 2024, pour le seul secteur sidérurgique, 602 millions de tonnes d’acier excédentaire, soit cinq fois la production de l’Union européenne, pèsent sur la rentabilité du secteur. On estime que la surproduction mondiale d’automobiles correspond à 6 % du volume produit, avec près de 5 millions de véhicules excédentaires, l’équivalent de la production allemande.
Consciente de l’incapacité de la périphérie à absorber durablement les excédents de production, Rosa Luxemburg se penche dans le dernier chapitre de l’Accumulation du capital sur les dépenses militaires, solution qu’elle remettra en question sur le plan économique.
« Si ce champ spécifique de l’accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d’une capacité d’expansion illimitée […], on peut redouter qu’à un certain degré de développement, les conditions de l’accumulation se transforment en conditions de l’effondrement du capital. »
Il est pourtant fréquent pour une branche de la pensée marxiste de considérer que ces dépenses participent à lutter contre la surproduction, en entrant simplement dans un cycle rapide de production/destruction. Opposé à l’analyse de Luxemburg, cela rejoindrait en fait la thèse du « keynésianisme militaire ». Keynes déclarait, en 1940, qu’une politique de relance réellement efficace ne pouvait être observée que dans le cadre d’un conflit armé.
« Il semble politiquement impossible pour une démocratie capitaliste d’organiser des dépenses à l’échelle nécessaire pour réaliser les grandes expériences qui prouveraient ma thèse, sauf en temps de guerre. »
Face à un ralentissement économique se renforçant depuis cinquante ans, les dépenses militaires mondiales ont pour cette raison plus que doublé entre 2000 et 2021. Elles passent de 1 000 milliards à 2 100 milliards de dollars, avant de croître encore de 28 % ces trois dernières années, pour atteindre 2 720 milliards en 2024 (presque l’équivalent du PIB de la France)… Avec une domination écrasante des États-Unis – 40 % du total, contre 11 % pour la Chine et 5,5 % pour la Russie.
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Le programme ReArm Europe, lancé en mars 2025 par l’Union européenne, marque un tournant décisif. Il permet aux États membres d’acquérir des équipements militaires à des conditions privilégiées. Grâce à la possibilité de dépasser le plafond de déficit public fixé jusque-là à 3 % du PIB, les pays membres de l’UE devraient augmenter de 650 milliards d’euros d’ici 2029 leurs dépenses militaires, complétant ainsi l’emprunt européen de 150 milliards effectué dans ce sens.
Si le retrait progressif des États-Unis du conflit ukrainien pourrait sous-tendre la montée en puissance militaire actuelle, ce sont pourtant bien les motivations et objectifs économiques qui priment.
ReArm Europe impose aux États membres de s’approvisionner auprès d’industriels européens, un impératif stratégique encore loin d’être atteint. Entre 2022 et 2023, 78 % des dépenses militaires européennes se sont orientées vers des fournisseurs extérieurs, 63 % vers des firmes états-uniennes. Mais aujourd’hui, ce sont finalement les géants historiques de l’armement allemand, comme Rheinmetall, Thyssenkrupp, Hensoldt et Diehl, qui tirent leur épingle du jeu, au point d’offrir à l’Allemagne une bouffée d’oxygène face à la récession. Rosa Luxemburg estimait d’ailleurs :
« Le militarisme assure, d’une part, l’entretien des organes de la domination capitaliste, l’armée permanente, et, d’autre part, il fournit au capital un champ d’accumulation privilégié. »
Les carnets de commandes de firmes françaises comme Dassault ou Thales se remplissent aussi ces derniers mois. Grâce aux dernières commandes de l’État, Renault s’apprête à produire des drones de combat à quelques kilomètres seulement du front ukrainien. Volkswagen, qui envisageait pourtant 30 000 licenciements d’ici 2030, amorce sa mue vers le secteur militaire.
Une reconversion qui dope l’emploi industriel et enchante les marchés : l’indice STOXX Aerospace and Defense a bondi de 175 % depuis 2022.
Rosa Luxemburg met pourtant en garde contre cette fausse solution des dépenses militaires qui ne permettent que temporairement d’éviter les « oscillations subjectives de la consommation individuelle ». Elle rappelle :
« Par le système des impôts indirects et des tarifs protectionnistes, les frais du militarisme sont principalement supportés par la classe ouvrière et la paysannerie […]. Le transfert d’une partie du pouvoir d’achat de la classe ouvrière à l’État signifie une réduction correspondante de la participation de la classe ouvrière à la consommation des moyens de subsistance. »
Au-delà d’une hausse d’impôts, il est actuellement admis par la plupart des dirigeants politiques européens qu’une réduction des dépenses non militaires, notamment sociales, deviendra aussi rapidement nécessaire.
Alors que 17 milliards d’euros de dépenses militaires supplémentaires sont prévus en France d’ici 2030, 40 milliards d’économies sont réclamées dans les autres secteurs. La dette publique atteignant 113 % du PIB en 2024, proche de son niveau record de 1945.
En réalité, non seulement les dépenses militaires ne représentent pas une réponse pérenne sur le plan économique aux difficultés évoquées plus haut, mais elles risquent même d’avoir l’effet inverse. Sur le plan humain, le désastre ukrainien qu’elles contribuent à alimenter, par l’envoi massif d’armes et une production d’armes accélérée, n’est aussi que le prélude des catastrophes qui nous attendent. La logique même de ces dépenses exigeant l’écoulement d’une production toujours plus importante sur le terrain.
Il est donc à craindre que l’absence d’un véritable débat politique sur la pertinence de ces dépenses ne précipite l’avènement de cette barbarie évoquée par Rosa Luxemburg en 1915.
« Un anéantissement de la civilisation, sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. »
Mylène Gaulard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.08.2025 à 17:06
Alessia Lefébure, Sociologue, membre de l'UMR Arènes (CNRS, EHESP), École des hautes études en santé publique (EHESP)
Ouvrir des campus à l’étranger peut-il devenir une stratégie pour les universités américaines désireuses d’échapper aux pressions politiques du locataire de la Maison Blanche ? Pas si sûr… Coûts cachés, standards académiques difficiles à maintenir, instabilité des pays hôtes : ces implantations sont bien plus fragiles qu’elles n’en ont l’air – et parfois tout simplement intenables.
Sous la pression croissante de l’administration Trump, certaines grandes universités américaines repensent leur stratégie internationale. Quand Columbia University (New York) accepte en juillet 2025 de modifier sa gouvernance interne, son code disciplinaire et sa définition de l’antisémitisme dans le cadre d’un accord extrajudiciaire, sans décision de justice ni loi votée, c’est bien plus qu’un règlement de litige. C’est un précédent politique. L’université new-yorkaise entérine ainsi un mode d’intervention directe de l’exécutif fédéral, hors du cadre parlementaire, qui entame l’autonomie universitaire sous couvert de rétablir l’ordre public sur le campus, en acceptant par exemple l’ingérence des forces de l’ordre fédérales pour le contrôle des étudiants internationaux.
Le même type de menace vise Harvard depuis quelque temps : restriction des visas étudiants internationaux, blocage potentiel de financements fédéraux, suspicion d’inaction face aux mobilisations étudiantes. Dans les deux cas, les plus éclatants et les plus médiatisés, l’administration fédérale a agi sans légiférer. Cette méthode « ouvre la voie à une pression accrue du gouvernement fédéral sur les universités », créant un précédent que d’autres établissements pourraient se sentir obligés de suivre.
Un tel brouillage des repères juridiques transforme en profondeur un système universitaire que l’on croyait solide et protégé : celui des grandes institutions de recherche américaines. Désormais confrontées à une instabilité structurelle, ces universités envisagent une option qui aurait semblé incongrue il y a encore peu : se redéployer partiellement hors des États-Unis, moins par ambition conquérante que par volonté de sauvegarde.
Dans cette perspective, le transfert partiel à l’étranger, tactique pour certains, prémices d’une nouvelle stratégie pour d’autres, tranche par rapport aux dynamiques d’internationalisation des décennies passées. Georgetown vient de prolonger pour dix ans supplémentaires son implantation à Doha ; l’Illinois Institute of Technology prépare l’ouverture d’une antenne à Mumbai. Jadis portés par une ambition d’expansion, ces projets prennent aujourd’hui une tournure plus défensive. Il ne s’agit plus de croître, mais d’assurer la continuité d’un espace académique et scientifique stable, affranchi de l’arbitraire politique intérieur.
Pour autant, l’histoire récente invite à relativiser cette stratégie. Le Royaume-Uni post-Brexit n’a pas vu ses universités créer massivement des campus continentaux. Dans un contexte certes différent, la London School of Economics, pourtant pionnière en matière d’internationalisation, a renforcé ses partenariats institutionnels et doubles diplômes en France, mais a écarté le projet d’une implantation offshore. Les universités britanniques ont préféré affermir des réseaux existants plutôt que de déployer des structures entières à l’étranger, sans doute conscientes que l’université ne se déplace pas comme une entreprise.
Les campus internationaux sont souvent coûteux, dépendants, fragiles. Le rapport Global Geographies of Offshore Campuses recense en 2020 bien 487 implantations d’établissements d’enseignement supérieur hors de leur pays d’origine. La France est en tête avec 122 campus à l’étranger, suivie par les États-Unis (105) et le Royaume-Uni (73).
Les principales zones d’accueil sont concentrées au Moyen-Orient et en Asie : les Émirats arabes unis (33 campus dont 29 à Dubaï), Singapour (19), la Malaisie (17), Doha (12) et surtout la Chine (67) figurent parmi les hubs les plus actifs. Pour le pays hôte, ces implantations s’inscrivent dans des stratégies nationales d’attractivité académique et de montée en gamme dans l’enseignement supérieur. Leur succès s’explique moins par des garanties de liberté académique que par des incitations économiques, fiscales et logistiques ciblées, ainsi que par la volonté des gouvernements locaux de positionner leur territoire comme pôle éducatif régional.
Le Golfe offre un contraste saisissant. Depuis plus de vingt ans, les Émirats arabes unis et le Qatar attirent des institutions prestigieuses : New York University (NYU), HEC, Cornell, Georgetown. Ces campus sont les produits d’une politique d’attractivité académique volontariste, soutenue par des États riches cherchant à importer du capital scientifique et symbolique. L’Arabie saoudite emboîte désormais le pas, avec l’annonce de l’ouverture du premier campus étranger d’une université américaine (University of New Haven) à Riyad d’ici 2026, visant 13 000 étudiants à l’horizon 2033.
En Asie du Nord-Est, aucun pays – Chine, Hongkong, Japon, Corée du Sud, Singapour – n’a envisagé d’accueillir un campus américain en réponse aux tensions récentes. En revanche, plusieurs cherchent à attirer les étudiants et doctorants affectés, notamment ceux de Harvard.
À Hongkong, des universités comme HKUST ou City University ont mis en place des procédures d’admission accélérées et assouplies. Tokyo, Kyoto ou Osaka proposent des bourses et exonérations de frais. Ces initiatives, qui relèvent d’une stratégie de substitution, s’appuient sur deux facteurs structurels : un investissement public soutenu dans l’enseignement supérieur et la présence d’un vivier scientifique asiatique considérable dans les universités américaines, facilitant les transferts. À ce titre, l’Asie-Pacifique apparaît aujourd’hui comme l’un des principaux bénéficiaires potentiels du climat d’incertitude politique aux États-Unis.
La carte des campus offshore révèle un paradoxe historique. Jusqu’à récemment, les universités du Nord global ouvraient des campus dans des pays où la liberté académique n’était pas nécessairement mieux garantie (Singapour, Émirats arabes unis, Malaisie, Chine, Qatar…), mais où elles trouvaient stabilité administrative, incitations financières et accès à des étudiants de la région. Il s’agissait d’une stratégie d’expansion, pas d’un repli, comme aujourd’hui, face à une incertitude politique croissante.
L’idée reste encore marginale, émise à voix basse dans quelques cercles dirigeants. Mais elle suffit à signaler un basculement discret : celui d’une institution qui commence à regarder au-delà de ses murs, moins par ambition que par inquiétude. Or, l’international n’est ni un sanctuaire ni un espace neutre : traversé par des souverainetés, des règles et des normes, il peut exposer à d’autres contraintes.
La Sorbonne Abu Dhabi, inaugurée en 2006, relève d’une logique inverse : une université française établie dans l’espace du Golfe, à l’invitation du gouvernement d’Abu Dhabi, dans un cadre contractuel et de coopération bilatéral qui réaffirme, dans la durée, la capacité de projection mondiale d’un modèle académique national. Cette initiative ne visait pas la protection d’un espace académique menacé : elle cristallisait au contraire une stratégie d’influence assumée, dans un environnement institutionnel contrôlé.
Rien de tel dans les réflexions américaines actuelles où la logique d’évitement domine. Pourtant, les impasses du redéploiement sont déjà bien connues.
Les campus délocalisés à l’étranger souffrent d’une faible productivité scientifique, d’une intégration académique partielle et de formes de désaffiliation identitaire chez les enseignants expatriés.
Philip G. Altbach, figure incontournable parmi les experts de l’enseignement supérieur transnational, pointe depuis longtemps la fragilité des modèles délocalisés ; l’expert britannique Nigel Healey a identifié des problèmes de gouvernance, d’adaptation institutionnelle et d’intégration des enseignants. L’exemple plus récent de l’Inde montre que nombre de campus étrangers peinent à dépasser le statut de vitrines, sans réelle contribution durable à la vie académique locale ni stratégie pédagogique solide.
À ces limites structurelles s’ajoute une question peu abordée ouvertement, mais décisive : qui paierait pour ces nouveaux campus délocalisés hors des États-Unis ? Un nouveau campus international représente un investissement considérable, qu’il s’agisse de bâtiments, de systèmes d’information, de ressources humaines ou d’accréditations. L’installation d’un site pérenne exige plusieurs centaines de millions de dollars, sans compter les coûts d’exploitation. Or, dans un contexte de tension budgétaire croissante, de baisse des investissements publics dans l’enseignement supérieur et de reterritorialisation des financements, il n’est pas aisé d’identifier les acteurs – qu’ils soient publics, philanthropiques ou privés – qui seraient prêts à soutenir des universités américaines hors de leur écosystème.
Lorsque NYU s’installe à Abu Dhabi ou Cornell à Doha, c’est avec le soutien massif d’un État hôte. Cette dépendance financière n’est pas sans conséquence. Elle expose à de nouvelles contraintes, souvent plus implicites, mais tout aussi efficaces : contrôle des contenus enseignés, orientation scientifique, sélection conjointe des enseignants, autocensure sur certains sujets sensibles. En d’autres termes, vouloir échapper à une pression politique par l’exil peut parfois exposer à une autre. La liberté académique déplacée n’est qu’un mirage, si elle repose sur un modèle de financement aussi précaire que politiquement conditionné.
Dans un rapport récent du Centre for Global Higher Education, le sociologue Simon Marginson met en garde contre une lecture trop instrumentale de la mobilité académique. Ce ne sont pas les emplacements, mais les contextes politiques, sociaux et culturels qui garantissent ou fragilisent la liberté universitaire. Le risque majeur est la dissolution du cadre démocratique qui permet encore à l’université de penser, de chercher et d’enseigner librement.
Face à ce déplacement des lignes, l’ouverture d’un campus à l’étranger ne peut être qu’un geste provisoire, une tentative incertaine dans un monde déjà traversé par d’autres formes d’instabilité.
Ce que l’enseignement supérieur affronte aujourd’hui, ce n’est pas seulement la menace d’un pouvoir politique national, mais la fragilisation de l’espace où peut encore s’exercer une pensée critique et partagée. Certains observateurs, comme l’historien Rashid Khalidi, y voient le signe d’un basculement plus profond : celui d’universités qui, cédant à la pression politique, deviennent des « lieux de peur », où la parole est désormais conditionnée par le pouvoir disciplinaire.
Le défi n’est pas seulement de préserver une liberté. C’est de maintenir une capacité d’agir intellectuellement, collectivement, au sein d’un monde qui en restreint les conditions.
L’auteure a travaillé entre 2011 et 2017 à Columbia University.
05.08.2025 à 16:54
Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College
Depuis plusieurs années, des spécialistes des relations internationales se fondent sur l’œuvre de l’auteur grec ancien Thucydide pour affirmer que les conflits entre nouvelles et anciennes puissances sont inévitables. Appliquée à notre temps, cette idée conduit à penser que les États-Unis et la Chine marchent vers la guerre. Mais est-ce bien là ce qu’affirme Thucydide ?
Le supposé piège de Thucydide est devenu un classique du vocabulaire de la politique étrangère depuis une dizaine d’années, régulièrement invoqué pour expliquer la rivalité grandissante entre les États-Unis et la Chine.
Formulée par le politologue Graham Allison – d’abord dans un article de 2012 du Financial Times, puis développée dans son livre de 2017 Destined For War (Destinés à la guerre, en français) – l’expression renvoie à une phrase de l’historien grec Thucydide (Ve-IVeavant notre ère), qui écrivit dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse :
« Ce fut la montée en puissance d’Athènes et la peur qu’elle inspira à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. »
À première vue, l’analogie est séduisante : l’émergence de nouvelles puissances inquiète les puissances établies, menant inévitablement au conflit. Dans le contexte actuel, l’implication semble claire : la montée en puissance de la Chine provoquera un jour où l’autre un affrontement militaire avec les États-Unis, tout comme celle d’Athènes en déclencha un avec Sparte.
Cette lecture risque cependant de ne pas rendre honneur à la complexité de l’œuvre de Thucydide et d’en déformer le message philosophique profond. L’objectif de Thucydide n’était pas, en effet, de formuler une loi déterministe de la géopolitique, mais d’écrire une tragédie.
Thucydide a combattu durant la guerre du Péloponnèse (431-404 av. n. è.) du côté athénien. Son univers mental était imprégné des codes de la tragédie grecque et son récit historique porte la trace de ces codes du début à la fin.
Son œuvre n’est pas un traité sur l’inévitabilité structurelle de la guerre, mais une exploration de la manière dont la faiblesse humaine, l’erreur politique et la décadence morale sont susceptibles de se combiner pour provoquer une catastrophe.
Ce goût du tragique chez Thucydide est essentiel. Là où les analystes contemporains cherchent des schémas prédictifs et des explications systémiques, lui attire l’attention du lecteur sur le rôle des choix, des perceptions et des émotions des acteurs individuels. Son récit est rempli des réactions délétères que suscite la peur, des attraits de l’ambition, des échecs des dirigeants et, finalement, du naufrage tragique de la raison. C’est une étude sur l’hubris et la némésis – la folie de la démesure et la vengeance obsessionnelle – et non pas sur le déterminisme structurel des relations entre États.
Une grande partie de cette complexité est perdue lorsque le « piège de Thucydide » est élevé au rang de quasi-loi des relations internationales. Elle devient une justification pour plaider l’inévitabilité : une puissance monte, les autres ont peur, la guerre suivra.
Mais Thucydide s’intéressait davantage aux raisons pour lesquelles la peur s’empare des esprits, à la façon dont l’ambition corrompt le jugement et à la manière dont les dirigeants – piégés face à des options toutes plus mauvaises les unes que les autres – se convainquent que la guerre est la seule voie possible. Son récit montre que les conflits surgissent souvent non par nécessité, mais par erreur d’analyse de la situation, mêlée à des passions détachées de la raison.
Il convient de rendre justice à Graham Allison, l’auteur de Destined For War : lui-même n’a jamais prétendu que le « piège » était inévitable. Le cœur de sa pensée est que la guerre est probable, mais non certaine, lorsqu’une puissance montante défie une puissance dominante. En réalité, une grande partie de ses écrits est supposée servir d’avertissement pour sortir de ce schéma destructeur, non pour s’y résigner.
Malgré tout, le « piège de Thucydide » a été bien mal utilisé, aussi bien par les commentateurs que par les décideurs politiques. Certains y voient une confirmation que la guerre est structurellement liée aux transitions de pouvoir – une excuse, par exemple, pour augmenter les budgets de la défense ou pour tenir un discours musclé face à Pékin – quand ce concept devrait plutôt nous pousser à la réflexion et à la retenue.
Lire attentivement Thucydide, c’est en effet comprendre que la guerre du Péloponnèse ne portait pas uniquement sur un rééquilibrage des puissances régionales. Il y était surtout question de fierté, d’appréciations fautives et de gouvernements insuffisamment sages.
Examinons cette remarque célèbre, tirée de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse :
« L’ignorance est audacieuse, et la connaissance prudente. »
Ce n’est pas une analyse structurelle, mais une vérité humaine. Elle s’adresse directement à ceux qui prennent leurs pulsions pour une stratégie, et la fanfaronnade pour de la force.
Ou encore cette formule glaçante :
« Le fort fait ce qu’il veut, et le faible supporte ce qu’il doit. »
Il ne s’agit pas d’une adhésion au réalisme politique, mais d’une lamentation tragique sur ce qui se produit lorsque le pouvoir du fort devient incontrôlé et que la justice est abandonnée.
Dans cette optique, la véritable leçon de Thucydide n’est pas que la guerre est déterminée à l’avance, mais qu’elle devient plus probable quand les nations laissent la peur obscurcir leur raison, quand les dirigeants délaissent la prudence au profit de postures et quand les décisions stratégiques sont guidées par la peur plutôt que par la lucidité.
Thucydide nous rappelle à quel point la perception peut facilement devenir trompeuse – et combien il est dangereux que des dirigeants, convaincus de leur vertu ou de leur caractère indispensable, cessent d’écouter les voix dissidentes.
Dans le contexte actuel, invoquer le « piège de Thucydide » pour justifier une confrontation des États-Unis avec la Chine pourrait faire plus de mal que de bien. En effet, ce raisonnement renforce l’idée selon laquelle le conflit est déjà en marche, et qu’il n’est plus question de l’arrêter.
S’il y a une leçon à tirer de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ce n’est pourtant pas que la guerre est inévitable, mais qu’elle devient probable quand la place réservée à la prudence et à la réflexion s’effondre face à la peur et à l’orgueil. Thucydide ne nous offre pas une théorie des relations internationales, mais un avertissement, un rappel aux dirigeants qui, obsédés par leur propre place dans l’histoire, précipitent leur nation vers l’abîme.
Éviter ce destin demande un jugement avisé. Cela demande surtout l’humilité de reconnaître que l’avenir ne dépend pas uniquement de déterminismes structurels, mais aussi des choix que les femmes et les hommes font.
Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.08.2025 à 16:15
Salem Chaker, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université (AMU)
La Kabylie reste le théâtre d’un face-à-face politique et idéologique avec Alger. Ce texte rassemble une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la principale région berbérophone d’Algérie : la Kabylie.
À bien des égards, la Kabylie peut être vue comme un condensé de l’histoire politique de l’Algérie depuis son indépendance. Condensé caractérisé par la continuité des pratiques de répression et de neutralisation d’une région qui s’est trouvée maintes fois en opposition frontale avec le pouvoir central.
En 1982, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le chanteur kabyle Ferhat Mehenni du groupe Imaziɣen Imula composait et interprétait une chanson dont le refrain disait à peu près ceci :
« Vingt ans de dictature déjà,
Sans compter ce qui nous attend »
Le futur fondateur du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK, 2001) n’imaginait certainement pas que sa chanson, quarante ans plus tard, serait encore d’une tragique actualité. Quarante ans plus tard, le caractère autoritaire et répressif du régime algérien n’a fait que se renforcer et se généraliser et la Kabylie en a fait, et en fait, la cruelle et permanente expérience. Certes, cette situation concerne bien sûr l’ensemble de l’Algérie, mais elle se présente pour cette région sous une forme à la fois récurrente, quasiment systémique, et particulièrement diversifiée.
À ce sujet, on me permettra de mentionner ici un souvenir personnel. La première fois que j’ai rencontré, fin 1981 ou début 1982 à Paris, le grand historien algérien Mohamed Harbi, celui-ci, au cours de la conversation, constatant chez ses interlocuteurs une certaine naïveté et improvisation, nous déclara :
« Vous êtes des boy-scouts ! Ne savez-vous pas que les plans de mise en état d’alerte de l’armée algérienne sont fondés sur deux scénarios uniquement : une guerre sur la frontière algéro-marocaine et une insurrection armée en Kabylie ? »
Cette spécificité kabyle est déterminée par un ensemble de facteurs historiques, sociologiques, culturels bien connus : un particularisme linguistique et culturel marqué, une densité démographique élevée, le maintien d’une tradition communautaire villageoise forte, une scolarisation significative ancienne, une émigration précoce et massive vers la France et une politisation sensible des élites et de l’émigration ouvrière… On trouvera une présentation précise de ces paramètres dans mon dernier ouvrage Berbères aujourd’hui. Kabyles et Berbères : luttes incertaines (éditions L’Harmattan, 2022).
Depuis 1962, la Kabylie a connu à peu près toutes les formes de répression envisageables :
L’intervention militaire directe dès 1963 pour mater la rébellion armée du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed (septembre 1963-juin 1965), qui tentait de s’opposer à la mise en place du système de parti unique et au régime autoritaire du tandem Ben Bella- Boumediene. Intervention qui se soldera par des centaines de morts et des centaines d’arrestations, de détentions arbitraires et de tortures sauvages.
La répression violente de manifestations pacifiques. On n’évoquera ici que les événements de grande ampleur, pour un historique détaillé, on se reportera à l’article de Chaker et Doumane (2006). Parmi ces événements, le printemps berbère de 1980 (entre mars et juin) ; les manifestations du printemps 1981 ; celles de juin 1998 à la suite de l’assassinat, dans des conditions suspectes, du chanteur Matoub Lounès ; et surtout celles du « printemps noir » de 2001-2002 qui seront sévèrement réprimées et se solderont par au moins 130 morts et des milliers de blessés.
La répression judiciaire récurrente aboutissant à des centaines d’arrestations et condamnations de manifestants et à de nombreuses condamnations des meneurs par la Cour de sûreté de l’État.
L’interdiction et la répression de toute tentative d’organisation légale notamment celle de la Ligue algérienne des droits de l’homme, créée autour de feu maître Abdennour Ali Yahia, dissoute en tant que « ligue berbériste » en 1985 (plus d’une dizaine de ses membres ont été arrêtés et sévèrement condamnés et maltraités).
Les assassinats ciblés d’opposants politiques, y compris à l’étranger : parmi les plus importants, on citera celui de Krim Belkacem (Francfort, 1970) et celui d’Ali Mecili (Paris, 1987).
Des manipulations par les services secrets contre de prétendus groupes terroristes ou armés : affaire des poseurs de bombes (1974), affaire de Cap Sigli (1978).
Le dernier épisode en date (printemps/été 2021) a consisté à classer comme « organisations terroristes » le MAK et le mouvement Rachad et à arrêter des centaines de leurs militants et d’opposants indépendants accusés d’appartenir à ces organisations. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de « terroriste ».
Cette affaire s’est soldée en novembre 2022 par une parodie de justice à l’issue de laquelle ont été prononcés, en moins de trois jours, 102 lourdes condamnations. On vient donc d’atteindre un degré tout à fait inédit dans la répression, sans doute symptomatique d’une crise profonde au sein du régime et/ou d’une volonté de liquider en Algérie toutes les oppositions politiques significatives en les criminalisant.
Dans tous ces cas, la presse officielle s’est déchaînée contre « les ennemis de l’unité nationale, les agents de l’impérialisme et du néo-colonialisme, du Maroc, du sionisme, voire les agents des services secrets occidentaux ». Le but étant de démanteler des groupes ennemis de l’État et de la nation, et de ressouder le peuple autour de ses dirigeants.
Et bien sûr, une répression culturelle structurelle, pendant une trentaine d’années, inscrite officiellement dans les orientations idéologiques, les Constitutions et les lois de l’État algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman (Ce n’est qu’en 2016 que le tamazight a accédé au statut de langue nationale et officielle). Le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la nation. C’était la position tout à fait officielle du FLN et notamment de sa commission culture, totalement investie par le courant arabiste.
Une autre permanence de la politique de l’État central par rapport à la région est la neutralisation de ses élites politiques et culturelles par intégration dans l’appareil d’État et ses structures satellites. Je ne parle évidemment pas du rôle considérable qu’ont joué les Kabyles au sein de l’appareil d’État, en particulier dans ses sphères technocratiques et sécuritaires, pendant les deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance. Cette surreprésentation des Kabyles dans ces secteurs était une conséquence directe à la fois de leur implication forte dans la guerre de libération et de données socio-culturelles plus anciennes, notamment la formation d’élites locales assez nombreuses.
Je pense en fait surtout à ce que j’ai appelé ailleurs « la nouvelle politique berbère » qui se met progressivement en place à partir de la fin des années 1980/début 1990. En réalité, les premiers signes de cette évolution sont décelables dès 1985, après l’apparition des premières actions terroristes islamistes : certains milieux du pouvoir, son aile « moderniste », ont tenté dès cette époque une approche des milieux berbéristes.
Jusque-là, une grande partie des élites politiques, intellectuelles et culturelles kabyles était globalement dans une relation d’opposition au pouvoir central, du fait même de l’ostracisme prononcé contre le paramètre berbère. Exclue de l’espace institutionnel, la mouvance berbère s’est développée pendant deux à trois décennies en dehors et largement contre le système étatique algérien, particulièrement en émigration. Que ce soit dans le champ de la culture et de la langue ou dans le champ politique, ces deux courants se recoupant largement, en particulier autour du FFS de Hocine Aït Ahmed.
À partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 se dessine progressivement une nouvelle ligne politique officielle, plus tolérante à la berbérité et à ses élites représentatives politiques et culturelles.
Le contexte politique global de cette évolution est bien connu : il est clairement déterminé par la montée en puissance des islamistes qui deviennent pour le pouvoir le danger principal.
Cette nouvelle politique berbère va explicitement se mettre en place pendant la décennie 1990, avec Mohamed Boudiaf et, surtout, avec la prise de pouvoir par les généraux : des composantes significatives du courant berbère soutiendront le pouvoir militaire au nom de la lutte contre les islamistes. Cette politique va s’accentuer et s’accélérer pendant la période Bouteflika. Un des axes majeurs de cette nouvelle orientation, incarnée par la ministre de la culture Khalida Toumi Messaoudi à la longévité exceptionnelle (2002-2014), sera l’intégration systématique des élites culturelles kabyles et la prise en charge de la langue et de la culture berbères dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale et nationale. Le 10 avril 2002, une révision de la Constitution algérienne ajoute l’article 3bis, qui reconnaît le berbère comme langue nationale. Au fond, il s’agit d’une opération méthodique d’intégration d’un paramètre et d’une élite jusque-là hors système d’État.
On notera d’ailleurs qu’une politique similaire peut être observée au Maroc dans le cadre de ce que j’ai appelé « la makhzénisation » de la culture et des élites berbères marocaines. Dans ce pays, cette opération d’intégration a été cependant beaucoup plus aisée, car les élites politiques et intellectuelles berbères marocaines, à l’exception notable de celles du Rif, ont toujours été parties prenantes du système politique.
Dans les deux cas, il s’agit clairement d’une entreprise de neutralisation et de dépossession : la langue et la culture berbères ne sont pas l’apanage des régions berbérophones ou des berbérophones, mais celui de l’État, incarnation de la nation unie et indivisible. Le discours officiel et les réformes constitutionnelles de 2002 et de 2016 en Algérie (et celles de 2011 au Maroc) sont parfaitement explicites et adoptent des formulations strictement parallèles : la langue et la culture berbères font partie du patrimoine indivis de la nation.
Sur ce point précis, la filiation avec la tradition politique et juridique jacobine française est flagrante ; j’ai montré ailleurs (Chaker 2022, chapitre 7) que la République française avait développé exactement le même type d’approche à propos des langues régionales de France : les experts du gouvernement français ont ainsi affirmé, en 1999, que « le breton (le basque, etc.) n’appartient pas aux Bretons ou à la Bretagne, mais au patrimoine indivis de la nation française ».
Le but évident de cette affirmation, en contradiction manifeste avec la réalité historique et sociolinguistique, étant d’éviter de reconnaître des droits spécifiques à des minorités linguistiques, situation qui pourrait aisément dériver vers des revendications autonomistes ou fédéralistes.
Salem Chaker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.08.2025 à 13:03
Sarah James, Assistant Professor of Political Science, Gonzaga University
En freinant la production de données officielles, l’administration Trump met en péril la transparence et l’avenir des politiques sociales aux États-Unis.
Le 1er août 2025, le président Donald Trump a limogé la commissaire du Bureau de la statistique du travail (Bureau of Labor Statistics ou BLS) Erika McEntarfer, après la publication d’un rapport défavorable sur le chômage. Cette décision a suscité de vives critiques en raison du risque qu’elle sape la crédibilité de l’agence. Mais ce n’est pas la première fois que l’administration Trump prend des mesures susceptibles d’affaiblir l’intégrité de certaines données gouvernementales.
Prenons l’exemple du suivi de la mortalité maternelle aux États-Unis, qui est la plus élevée parmi les pays développés. Depuis 1987, les centres pour le contrôle et la prévention des maladies (Centers for Disease Control and Prevention) administrent le système de surveillance de l’évaluation des risques liés à la grossesse afin de mieux comprendre quand, où et pourquoi ces décès surviennent. En avril 2025, l’administration Trump a placé ce département, chargé de la collecte et du suivi de ces données, en congés forcés.
Pour l’instant, rien n’indique que des données du BLS ont été supprimées ou altérées. Mais des rapports font état de situations similaires dans d’autres agences.
La Maison-Blanche collecte également moins d’informations, qu’il s’agisse de savoir combien d’Américains disposent d’une assurance maladie ou du nombre d’élèves inscrits dans les écoles publiques, et elle rend inaccessibles au public de nombreuses données gouvernementales. Donald Trump tente également de supprimer des agences entières, comme le département de l’éducation, qui sont responsables de la collecte de données cruciales liées à la pauvreté et aux inégalités. Son administration a aussi commencé à supprimer des sites web et des répertoires qui partagent les données gouvernementales avec le public.
J’étudie le rôle que jouent les données dans la prise de décision politique, y compris quand et comment les responsables gouvernementaux décident de les collecter. Au fil de plusieurs années de recherche, j’ai constaté que de bonnes données sont essentielles non seulement pour les responsables politiques, mais aussi pour les journalistes, les militants ou les électeurs. Sans elles, il est beaucoup plus difficile de déterminer quand une politique échoue et encore plus compliqué d’aider les personnes qui ne sont pas dans les radars et qui n’ont pas de connexions politiques.
Depuis que Trump a prêté serment pour son second mandat, je surveille de près les conséquences de la perturbation, de la suppression et du sous-financement des données sur les programmes de filet de sécurité sociale, comme l’aide alimentaire ou les services destinés aux personnes en situation de handicap.
J’estime que perturber la collecte de données rendra plus difficile l’identification des personnes éligibles à ces programmes ou la compréhension de ce qui se passe lorsque des bénéficiaires perdent leur aide. Je crois aussi que l’absence de ces données compliquera considérablement le travail des défenseurs de ces programmes sociaux pour les reconstruire à l’avenir.
Il est impossible de savoir si des politiques et programmes fonctionnent, sans données fiables collectées sur une longue période. Par exemple, sans un système permettant de mesurer avec précision combien de personnes ont besoin d’aide pour se nourrir, il est difficile de déterminer combien le pays doit consacrer au Supplemental Nutrition Assistance Program (le programme alimentaire fédéral), au programme fédéral d’aide nutritionnelle (connu sous le nom de WIC) destiné aux femmes, nourrissons et enfants, ainsi qu’aux programmes associés.
Les données sur l’éligibilité et l’inscription à Medicaid avant et après l’adoption de l’Affordable Care Act (ACA) en 2010 en sont un autre exemple. Les données nationales ont montré que des millions d’Américains ont obtenu une couverture santé après la mise en œuvre de l’ACA.
De nombreuses institutions et organisations, comme les universités, les médias, les think tanks et les associations à but non lucratif qui se concentrent sur des enjeux tels que la pauvreté et les inégalités ou le logement, collectent elles aussi des données sur l’impact des politiques sociales sur les Américains à faible revenu.
Il ne fait aucun doute que ces efforts non gouvernementaux vont se poursuivre, voire s’intensifier. Cependant, il est très improbable que ces initiatives indépendantes puissent remplacer les programmes de collecte de données du gouvernement – encore moins l’ensemble d’entre eux. Parce qu’il met en œuvre les politiques officielles, le gouvernement est dans une position unique pour collecter et pour conserver des données sensibles sur de longues périodes. C’est pourquoi la disparition de milliers de sites web officiels peut avoir des conséquences à très long terme.
La mise en pause, la réduction de financement et la suppression des données gouvernementales par l’administration Trump marquent une rupture majeure avec ses prédécesseurs.
Dès les années 1930, les chercheurs en sciences sociales et les responsables politiques locaux américains avaient compris le potentiel des données pour identifier quelles politiques étaient efficaces et lesquelles représentaient un gaspillage d’argent. Depuis lors, les responsables politiques de tout l’éventail idéologique se sont de plus en plus intéressés à l’utilisation des données pour améliorer le fonctionnement de l’État.
Cet intérêt pour les données s’est accentué à partir de 2001, lorsque le président George W. Bush a fait de la responsabilisation du gouvernement sur la base de résultats mesurables une priorité. Il considérait les données comme un outil puissant pour réduire le gaspillage et évaluer les résultats des politiques publiques. Sa réforme phare en matière d’éducation, le No Child Left Behind Act, a profondément élargi la collecte et la publication de données sur les performances des élèves dans les écoles publiques de la maternelle à la terminale.
Les présidents Barack Obama et Joe Biden ont mis l’accent sur l’importance des données pour évaluer l’impact de leurs politiques sur les populations à faible revenu, historiquement peu influentes sur le plan politique. Obama a mis en place un groupe de travail chargé d’identifier des moyens de collecter, analyser et intégrer davantage de données utiles dans les politiques sociales.
Biden a mis en œuvre plusieurs des recommandations de ce groupe. Par exemple, il a exigé la collecte et l’analyse de données démographiques pour évaluer les impacts des nouvelles politiques sociales. Cette approche a influencé la manière dont son administration a géré les changements dans les pratiques de prêts immobiliers, l’expansion de l’accès au haut débit et la mise en place de programmes de sensibilisation pour inscrire les citoyens à Medicaid et Medicare.
Il est plus difficile de défendre l’existence de programmes sociaux lorsqu’il n’existe pas de données pertinentes. Par exemple, des programmes qui aident les personnes à faible revenu à consulter un médecin, à avoir accès à des produits frais ou à trouver un logement peuvent être plus rentables que de simplement laisser les gens vivre dans la pauvreté.
Bloquer la collecte de données peut aussi compliquer le rétablissement du financement public après la suppression ou l’arrêt d’un programme. En effet, il sera alors plus difficile pour les anciens bénéficiaires de ces programmes de convaincre leurs concitoyens qu’il est nécessaire d’investir dans l’extension d’un programme existant ou dans la création d’un nouveau.
Faute de données suffisantes, même des politiques bien intentionnées risquent à l’avenir d’aggraver les problèmes qu’elles sont censées résoudre, et ce, bien après la fin de l’administration Trump.
Sarah James ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.08.2025 à 17:58
Dafydd Townley, Teaching Fellow in US politics and international security, University of Portsmouth
Aux États-Unis, la police de l’immigration de Donald Trump multiplie les raids ciblant les personnes non blanches, principalement sans papiers ou titulaires d’un titre de séjour. Bras armé de la politique migratoire de Donald Trump, cette agence fédérale (Immigration and Customs Enforcement, ou ICE), renforcée par un budget historique, applique une répression de grande ampleur.
Des hommes masqués, et parfois des femmes, patrouillent dans les rues des villes des États-Unis, parfois à bord de voitures banalisées, souvent armés et vêtus de tenues militaires. Ils ont le pouvoir d’identifier, d’arrêter et de détenir des personnes qui n’ont pas la citoyenneté américaine et d’expulser les immigrés sans papiers. Ils ont également le droit d’interroger toute personne qu’ils soupçonnent de ne pas être citoyenne américaine afin de vérifier son droit de séjourner aux États-Unis.
Ce sont des fonctionnaires de l’Immigration and Customs Enforcement Agency, connue sous le nom d’ICE. Il s’agit d’une agence fédérale chargée de l’application de la loi, qui relève du département de la sécurité intérieure (DHS) et qui joue un rôle important et controversé dans la mise en œuvre de la politique migratoire stricte de Donald Trump.
Lors de la campagne électorale, Trump a promis « la plus grande opération d’expulsion intérieure de l’histoire américaine ». Et il donne à l’ICE plus de pouvoir pour réaliser ses projets.
Depuis l’entrée en fonction de Trump en janvier 2025, le financement d’ICE a été considérablement augmenté. Le « big beautiful bill » (« grand et beau projet de loi ») de Trump, adopté par le Congrès six mois plus tard en juillet, a accordé à l’ICE 75 milliards de dollars US (65 milliards d’euros) pour les quatre années à venir, contre environ 8 milliards de dollars US (6,9 milliards d’euros) par an auparavant.
Cette augmentation de financement permettra à l’agence de recruter davantage de salariés, d’ajouter des milliers de lits supplémentaires et des extensions aux bâtiments afin d’augmenter la capacité des centres de détention. De nouveaux fonds sont également prévus pour des outils de surveillance avancés, incluant la reconnaissance faciale assistée par IA et la collecte de données mobiles.
Une enveloppe supplémentaire de 30 milliards de dollars (26 milliards d’euros) est destinée aux opérations de première ligne, notamment l’expulsion des immigrés et leur transfert vers les centres de détention.
Le président s’est engagé à expulser toutes les personnes en situation irrégulière aux États-Unis, soit, selon le Wall Street Journal, environ 4 % de la population actuelle. Au cours des cinq derniers mois, le nombre de personnes interpellées par les agents d’ICE a augmenté rapidement : en juin 2025, le nombre moyen d’arrestations quotidiennes a augmenté de 268 % (comparé à juin 2024, atteignant environ 1 000 par jour.
À lire aussi : Rafles, expulsions… la gestion de l’immigration, illustration du tournant autoritaire de Donald Trump ?
Et, cela représente également une hausse de 42 % par rapport à mai 2025, selon une analyse des données réalisée par le Guardian et le Deportation Data Project. Cependant, ce chiffre reste bien en deçà des 3 000 arrestations par jour ordonnées par la secrétaire à la sécurité intérieure Kristi Noem et le chef adjoint de cabinet de la Maison-Blanche Stephen Miller.
Les tactiques d’ICE ont déjà suscité de vives critiques. La chaîne de télévision conservatrice Fox News a rapporté que des agents masqués ne présentaient pas leur carte d’identité ni le nom de leur agence lorsqu’ils interpellaient des personnes lors de raids. D’autres reportages ont mis en lumière des allégations selon lesquelles des citoyens états-uniens seraient également parfois pris dans ces raids.
L’agence, actuellement dirigée par le directeur par intérim Todd M. Lyons, comporte trois divisions principales :
La division Enforcement and Removal Operations, qui identifie et expulse les immigrés sans papiers et gère les centres de détention ;
La division Homeland Security Investigations, qui enquête sur les activités criminelles ayant un lien international ou frontalier, telles que la traite des êtres humains, le trafic de drogues et la contrebande d’armes ;
L’Office of the Principal Legal Advisor, qui conseille juridiquement l’ICE et poursuit les affaires d’immigration devant les tribunaux.
Lyons a affirmé que le port du masque était nécessaire, car les agents de l’ICE étaient victimes de « doxxing », c’est-à-dire que leurs informations personnelles, telles que leurs noms et adresses, étaient divulguées en ligne sans leur consentement. Il a également déclaré que les agressions contre les agents d’ICE avaient augmenté. Les données du DHS indiquent qu’il y avait eu 79 agressions contre des agents d’ICE entre janvier et juin 2025, contre dix sur la même période en 2024.
Le chef de la minorité démocrate à la Chambre des représentants Hakeem Jeffries a comparé le port du masque par les agents d’ICE à des forces de police secrète dans des régimes autoritaires :
« Nous ne sommes pas derrière le rideau de fer. Nous ne sommes pas dans les années 1930. »
L’agence ICE a été créée en 2003 par l’administration de George W. Bush, en partie à la suite des attentats terroristes du 11-Septembre, et faisait partie d’une réorganisation plus large des agences fédérales sous la direction du DHS alors tout juste créé. Elle a intégré des parties de l’ancienne Immigration and Naturalization Service (INS) ainsi que certains éléments du service des douanes des États-Unis.
Selon le site Web de l’agence, la mission principale d’ICE est
« de protéger l’Amérique par le biais d’enquêtes criminelles et de l’application des lois sur l’immigration afin de préserver la sécurité nationale et la sécurité publique ».
Au début du mandat présidentiel en janvier dernier, la Maison-Blanche a donné à l’ICE le droit d’accélérer l’expulsion des immigrés entrés légalement dans le pays sous l’administration précédente. Ce « droit d’expulsion accélérée » permettait à l’ICE d’expulser des personnes sans qu’elles aient à comparaître devant un juge de l’immigration.
Alors que les arrestations se sont multipliées ces derniers mois, Lyons a déclaré à CBS News que l’ICE traquait tout immigrant sans papiers, même s’il n’avait pas de casier judiciaire.
L’administration Trump a également autorisé les agents de l’ICE à procéder à des arrestations dans les tribunaux d’immigration, ce qui était auparavant interdit. Cette restriction avait été introduite par l’administration Biden en 2021 afin de garantir que les témoins, les victimes de crimes et les accusés puissent toujours comparaître devant la justice sans craindre d’être arrêtés pour des infractions à la législation sur l’immigration (à l’exception des personnes représentant une menace pour la sécurité nationale).
La plupart du temps, l’ICE a ciblé les immigrés illégaux. Mais l’agence a aussi arrêté et détenu certaines personnes qui étaient résidentes (détentrices de la carte verte) ou touristes – et, dans certains cas même des citoyens états-uniens.
Ces dernières semaines, selon le Washington Post, l’ICE a reçu l’ordre d’augmenter le nombre d’immigrés ou migrants équipés de bracelets électroniques GPS. Cela augmenterait considérablement le nombre d’immigrés sous surveillance. Ces dispositifs limitent également la liberté de mouvement des personnes concernées.
De nombreuses manifestations publiques ont eu lieu contre les raids d’ICE, notamment en Californie. Le point culminant a été atteint le 6 juin après que l’ICE a mené plusieurs raids à Los Angeles, qui ont donné lieu à des affrontements entre agents et manifestants. Cela a conduit la Maison-Blanche à envoyer environ 2 000 soldats de la garde nationale et 700 marines à Los Angeles, malgré l’opposition du gouverneur de Californie, Gavin Newsom.
À lire aussi : Trump face à la Californie : affrontement à haute tension
Une partie des tensions entre l’administration Trump et l’État vient du fait que Los Angeles et San Francisco ont adopté des politiques locales limitant la coopération avec les autorités fédérales en matière d’immigration, notamment avec l’ICE. La Californie dispose de lois sur les sanctuaires, telles que la SB 54, qui interdisent aux forces de police et aux shérifs locaux d’aider l’ICE dans l’application des lois civiles sur l’immigration.
Cependant, Trump semble déterminé à durcir et à accélérer la répression contre les migrants illégaux et les agents d’ICE sont clairement en première ligne de cette stratégie.
Dafydd Townley ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.08.2025 à 17:59
Luce Manomba Obame, Doctorante en anthropologie religieuse, École pratique des hautes études (EPHE)
Corps mutilés, parfois vidés de leurs organes ou de leur sang : au Gabon, ces meurtres, communément appelés « crimes rituels », n’ont pas disparu. Si la racine de ces pratiques plonge dans la période précoloniale, leurs modalités et surtout leurs objectifs ont évolué avec le temps.
Un homme sans vie, près d’une rivière : le 13 février 2023, des pêcheurs sur le Ntem, fleuve du nord du Gabon, retrouvent André Ngoua, disparu trois jours plus tôt. Les yeux, la langue et le sexe manquent, relate une proche de la famille. Cinq personnes seront arrêtées, soupçonnées de « crimes rituels »… Seule l’une d’elles est en détention aujourd’hui, nous explique la famille de la victime.
Au Gabon, pays d’Afrique centrale de 2,53 millions d’habitants, nombreux sont les corps retrouvés ainsi, mutilés, sans compter les disparitions. Bien qu’on ne dispose pas de statistiques fiables, les « crimes rituels » sont aujourd’hui ancrés dans le paysage sociétal gabonais, créant de vraies psychoses.
De prime abord, on pourrait penser que ces pratiques appartiennent à un passé lointain. Il n’en est rien.
Le mot « crime », du latin crimen, renvoie au langage judiciaire ; « rituel », du latin ritus, à tout culte, coutume ou habitus.
L’expression « crime rituel » est controversée au Gabon du fait de l’utilisation du terme « rituel » : les adeptes du rite initiatique du bwiti y voient une stigmatisation infondée de cette spiritualité. Le bwiti, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, n’accepte aucun meurtre et s’appuie principalement sur l’utilisation des plantes. Mais en Afrique, quand on parle de rite, on pense d’abord aux rites traditionnels ; c’est pourquoi la notion de « crime rituel » peut être inconsciemment associée au bwiti, qui est le rite principal du Gabon – d’où la controverse.
Dans le Code pénal du pays, on parle, plus factuellement, de « prélèvement d’organes ». Car ce type de crime implique avant tout une mort avec extraction de morceaux du corps de la victime, parfois vivante au moment de l’acte.
Les parties ôtées ou « pièces détachées », selon une formule employée au Gabon – « le sang, le crâne, les yeux, les oreilles, les dents, les cheveux, les seins, la langue, le pénis, le vagin, le clitoris », rapporte Jean-Elvis Ebang Ondo, président de l’Association de lutte contre les crimes rituels, dans son Manifeste contre les crimes rituels au Gabon paru en 2010, sont utilisées pour la conquête ou la pérennisation d’un pouvoir, ou encore pour la réussite dans les affaires. D’où une augmentation de ces meurtres au moment des élections ou de changements de gouvernement, constate Ebang Ondo.
Plus largement, le « crime rituel » s’inscrit dans le même paradigme que le trafic d’ossements humains (« or blanc » au Gabon), ou même la sodomie non consentie, qui permettrait de « prendre la chance » de la personne sodomisée.
Pour les « crimes rituels », un macabre triangle se dessine entre les « exécutants », les « commanditaires » et les « sorciers ». Le/la commanditaire paye un ou plusieurs exécutant(s), parfois à travers un/des intermédiaire(s) pour tuer et dépecer la/les victime(s), sur instruction du « sorcier ».
Les commanditaires sont forcément aisés financièrement. Ainsi, 98 % d’entre eux seraient issus du monde politique, selon Eddy Minang. Cet ancien procureur d’Oyem (ville du nord du Gabon), actuel procureur de la République près la Cour d’appel de Libreville, est le premier à avoir écrit un livre examinant les « crimes rituels » commis dans le pays d’un point de vue juridique.
Au Gabon, personne n’a jamais été condamné en tant que « commanditaire ». L’affaire du sénateur Gabriel Eyeghe Ekomie est celle qui a le plus défrayé la chronique. En 2012, ce membre du parti au pouvoir, le Parti démocratique gabonais (PDG), qui a dominé la vie politique du pays de 1968 à 2023, est placé sous mandat de dépôt à la suite du meurtre, en 2009, d’une fillette de 12 ans, avec prélèvement des organes génitaux, pour 20 millions de francs CFA (environ 30 500 euros). Libéré à la suite d’un non-lieu, il est mort en 2014.
Avec moins de retentissement, Rigobert Ikambouayat Ndeka, un temps ministre de la communication et de l’économie numérique après 2019, a été mis en examen en 2013 pour « instigation d’assassinat avec prélèvement d’organes », rapporte le journal L’Union. À l’époque, il était directeur général de l’Office des ports et des rades du Gabon (Oprag) et membre du Bureau politique du PDG. Il s’est défendu en dénonçant une machination politique et n’a jamais été condamné.
D’autres noms circulent, comme celui d’Alfred Edmond Nziengui Madoungou, alias « V ». En 2014, cinq proches de cet ancien conseiller du président Ali Bongo, à la tête du pays de 2009 à son renversement en 2023, ont été inculpés pour « assassinat avec prélèvement d’organes humains ».
Plus documenté est le personnage nodal du « sorcier ». Tel un médecin, il prescrit les organes ou le sang à prélever et indique sur quel type de victime cela doit être fait.
L’Occident colonial a longtemps associé toute spiritualité africaine à de la « sorcellerie ». Les Africains restent très marqués par ce stigmate, alors que l’immense majorité des tradipraticiens ne prônent pas les crimes rituels dans leurs pratiques, seuls certains faisant le choix du « côté obscur ». Il arrive même que des monothéistes s’adonnent aux sacrifices, comme en janvier 2015 avec le meurtre d’une jeune fille par un pasteur à Oyem, pour la prospérité d’une église.
Quant aux exécutants, ce sont les petites mains des assassinats. En 2019, nous avons pu en rencontrer, sous condition d’anonymat, qui disaient s’être repentis.
Point commun : ce sont tous des jeunes, sans problème psychiatrique visible, issus de milieux (très) modestes. Bref : des personnes lambda, parfois en couple et ayant des enfants.
Nous racontant sa « première fois », l’un d’eux, se disant « repenti », se souvient :
« Nous sommes montés dans une voiture, toute noire, vitres fumées. On était quatre ce soir. On a pris un enfant de 7-8 ans, on l’a arraché à sa maman. Je me suis dit : “C’est quel genre de travail ?” Mon frère est arrivé, il m’a donné 500 000 francs CFA (environ 720 euros). J’étais content, mais naïf, parce que j’ai vu l’argent. Au fur et à mesure, on avait des méthodes, on changeait de véhicule. »
Un autre :
« Mon parcours a commencé dans le braquage avec mes condisciples à Tchibanga. Comme on avait une renommée dans le quartier, un député est venu et a cherché à nous rencontrer. Il nous a fait rentrer dans une ligne de crimes rituels. Il commençait à nous demander des êtres humains. On volait les enfants. Après, il nous a fait monter sur Libreville. Il nous demandait d’amener les organes humains. On se rencontrait au Cap [une zone forestière proche de la capitale], en forêt. C’est là-bas qu’on traitait nos affaires. Il nous payait au travail fait : parfois 800 000 francs CFA [environ 1 200 euros]. Parfois, ça augmentait. Si c’est une grande personne, ça augmentait, vers les 1,5 million [environ 2 290 euros], 2 millions [environ 3 000 euros]. Donc, chaque crime avait son prix. […] On ne savait pas ce qu’il [le député] faisait avec ça. On savait seulement que c’était pour les rituels, pour être riche quoi. »
Ces ex-criminels décrivent les mêmes techniques : voiture aux vitres fumées, parfois taxi complice. En l’absence de véhicule, il faut attirer la victime en dehors des regards, la « droguer ou l’inviter à s’éloigner du circuit, ni vu ni connu ».
Les sacrifices humains sont loin d’être spécifiques au Gabon ou à l’Afrique. Ils étaient par exemple répandus dans des civilisations de Mésoamérique, de Chine ou encore chez les Celtes.
Au Gabon, ces mises à mort existeraient depuis longtemps, mais n’ont été documentées que par les récits de missionnaires ou d’administrateurs coloniaux. Malheureusement, ils restent parcellaires.
Citant le frère Antoine Roussel (1853), André Raponda-Walker et Roger Sillans notent que « les Eshira auraient immolé, au temps de la traite, un homme et une femme aux deux génies des chutes de Samba et de Nagosi ». Dans le rite du bieri, la victime consentait à se sacrifier pour que ses reliques soient prises après sa mort afin qu’elles deviennent un ancêtre protecteur du clan.
Autre cas de sacrifices humains rapportés par Raponda-Walker et Sillans : lors de la mort d’un chef ou d’un notable, des esclaves ou de jeunes femmes pouvaient être tués pour les servir dans l’Au-delà.
Mais des archives coloniales et missionnaires du milieu du XXe siècle parlent aussi de meurtres dans des « sectes ». Ainsi, un adepte de la « secte de l’homme-tigre » avait tué une personne et consommé sa chair (jugement du 28 janvier 1931 dans l’Ogooué-Ivindo, au nord-est) et un membre de la « secte de la panthère » avait mangé, avec d’autres adeptes, la cervelle d’une passante, suite à un guet-apens en forêt (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4). D’après les récits coloniaux, ces « sectes » offraient des privilèges aux adeptes : par exemple, être facilement innocentés dans des procès au village, être avantagés dans des partages communautaires, etc. (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4).
De fait, on remarque que la mort avait tantôt un but communautaire (assurer la prospérité d’un clan), tantôt servait les privilèges d’une élite, dans le cadre d’une « secte ».
Toutes ces mises à mort ont été réprimées durant la colonisation française. Mais la répression a aussi engendré une transformation de ces pratiques, qui sont progressivement devenues plus secrètes.
Selon l’historienne Florence Bernault (dans l’article « Économie de la mort et reproduction sociale au Gabon », 2005),
« la fabrication rituelle des reliques familiales, par exemple, pouvait s’avérer paradoxalement plus risquée, sous surveillance coloniale, que l’utilisation d’organes et d’ossements prélevés sur des cadavres “discrets”, mais extérieurs au lignage. »
Au cours du XXe siècle, la société change sous l’influence de la modernité. Le capitalisme néolibéral, la mondialisation, la montée de l’individualisme, l’urbanisation et l’argent-roi, mais aussi le syncrétisme religieux modifient les mœurs.
Les nouvelles élites, occidentalisées, usent alors de la « violence de l’imaginaire » par le « fétichisme des choses possédées » (belles voitures, belles maisons, etc.) – fétichisme au sens où l’objet aura une valeur au-delà de l’utilitaire –, analyse l’anthropologue Joseph Tonda dans le Souverain moderne.
Le Gabon est particulièrement marqué par des écarts de richesse très élevés, avec une élite ultrariche, capable de financer la Françafrique, et un peuple pauvre.
Mais dans ce pays d’Afrique centrale, contrairement à l’Occident, le visible et l’invisible ne font qu’un, avec une « matérialité des entités imaginaires » énonce Tonda. Les objets comme les corps peuvent être investis de vertus symboliques, mais aussi spirituelles.
Au Gabon, le « sacrifice », parfois à but collectif ou pour servir un petit groupe comme les « hommes-tigres », se transforme progressivement en « crime rituel », plus secret, réalisé plutôt à des fins personnelles ou élitistes.
Même s’il a pu être employé avant, nous avons trouvé pour la première fois, pour le Gabon, le terme de « crime rituel » en 1939 (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4).
Dans beaucoup d’autres archives, nous avons plutôt lu des termes comme « anthropophagie ». Les utilisations des organes sont assez floues, car seuls les « commanditaires » et les « sorciers » peuvent vraiment en parler, mais ils n’ont presque jamais été entendus par la justice, et nous n’avons pas réussi à les approcher lors de nos recherches de terrain.
Dès les années 1970-1980, des récits plus ou moins avérés sur des enlèvements d’enfants par une « voiture noire » se multiplient. Mais la dictature, dans sa forme la plus stricte, règne alors.
En 1990, après le discours de La Baule de François Mitterrand, les pays d’Afrique francophone réintroduisent le multipartisme. La presse se diversifie, tout comme la politique.
Coïncidence ou pas : les Gabonais ont l’impression d’une augmentation des sacrifices humains depuis ces années 1990, souligne Eddy Minang. Faut-il y voir un lien avec la compétition politique accrue, ou avec une presse qui ose désormais parler du sujet ?
Au Gabon – et plus largement en Afrique centrale –, la population associe souvent ces crimes aux « loges » ou aux « sectes » (selon les termes employés) comme les francs-maçons, les Rose-Croix ou encore, pour le Gabon, à l’ordre de la Panthère noire.
Ces « loges » sont devenues un passage presque obligé pour l’accès à certains postes au sein des nombreuses élites d’Afrique francophone. Pour autant, nous n’avons pas pu démontrer que ces rites, tels que pratiqués aujourd’hui au Gabon, seraient demandeurs de « crimes rituels ».
Peu à peu, la société civile se met à dénoncer et à dénombrer les assassinats. En 2005, Jean-Elvis Ebang Ondo, déjà cité, retrouve son fils de 12 ans, mort, organes manquants. Face à cette tragédie, il crée l’Association de lutte contre les crimes rituels (ALCR), ce qui lui vaut de recevoir des menaces. En un seul mois, en 2008, l’ALCR a recensé 13 « crimes rituels » dans tout le pays et 24 entre janvier et mai 2013.
La presse aussi devient de plus en plus prolixe. À L’Union, Jonas Moulenda se spécialise dans ce genre de faits divers. À tel point qu’en 2015, le journaliste fuit son pays, suite, selon lui, à une traque du présumé commanditaire, « V ».
En mai 2013, le ras-le-bol des citoyens prend de l’ampleur : des manifestations éclatent contre les « crimes rituels ». Mais les mouvements sociaux ne parviennent pas à mettre fin à ces pratiques. Assassinats et disparitions continuent. « L’impunité et l’inaction des pouvoirs publics » restent la norme, déplore Eddy Minang.
En janvier 2020, des dispari†ions d’enfants embrasent tout Libreville. De présumés kidnappeurs, parfois innocents, meurent lynchés, la population estimant qu’elle seule peut se faire justice. Les autorités ont démenti tout enlèvement.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Brice Oligui, fin août 2023, la presse relate moins les informations liées aux « crimes rituels ». Pourtant, des commanditaires soupçonnés demeurent dans les structures de pouvoir, et certaines affaires restent non élucidées. C’est le cas de l’assassinat d’une famille de Franceville (nord-est) en juillet 2024. Officiellement, pas d’accusation de meurtre avec extractions d’organes ; mais pour Jonas Moulenda et une proche de la famille, il s’agirait bien d’un « crime rituel ». Le journaliste nous dit aussi avoir eu écho de cinq autres meurtres du même type depuis 2025…
Cet article a été coécrit avec la journaliste Caroline Chauvet Abalo.
Luce Manomba Obame ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.08.2025 à 18:49
Pierre Micheletti, Responsable du diplôme «Santé -- Solidarité -- Précarité» à la Faculté de médecine de Grenoble, Université Grenoble Alpes (UGA)
Alors que la situation humanitaire à Gaza atteint un niveau de gravité sans précédent, les annonces de reprise ou de largage d’aide humanitaire internationale masquent la réalité d’un dispositif insuffisant et strictement encadré par les autorités israéliennes, pourtant responsables du blocus. Plutôt que de mobiliser les leviers politiques et diplomatiques nécessaires pour lever ce blocus, les interventions se limitent à des actions symboliques, laissant perdurer une crise humanitaire profonde et structurelle.
Sous l’effet des pressions internationales, une timide reprise des approvisionnements humanitaires s’amorce à Gaza.Toutefois, les responsables israéliens, comme c’est le cas depuis 2005, prolongent une fois encore la « stratégie de la perfusion contrôlée ». Les mécanismes qui aboutissent à la crise actuelle sont ainsi connus et dénoncés depuis plus d’un an . Les flux alimentaires vitaux ont été maintenus, à la limite constante de la suffocation ; juste suffisants pour éviter une mortalité massive qui viendrait parachever le drame qui se joue depuis octobre 2023.
Avec une telle mortalité, le risque serait trop grand pour qu’enfin se dégage un consensus qui pourrait balayer l’incroyable inertie qui prévaut dans la gouvernance des relations internationales. Les autorités israéliennes le savent.
Les livraisons cosmétiques annoncées ne sont pourtant en rien résolutives du drame que connaît la population civile de ce territoire depuis plus de dix-huit mois maintenant.
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Elles empruntent des modalités qui, dans le sillage du calamiteux dispositif de la Fondation humanitaire pour Gaza, continuent de déroger à toute préoccupation d’efficacité et de respect des principes humanitaires à l’égard d’une population civile qui vit dans un territoire occupé par une puissance extérieure. Car les mesures annoncées contreviennent à la mise en œuvre effective d’une sécurité alimentaire qui repose sur quatre piliers.
Premier pilier, la disponibilité des denrées. C’est sur ce seul axe que porte l’accroissement annoncé des volumes d’aide délivrée. Avec une volumétrie qui soulève cependant des doutes : 100 camions annoncés là où, avant le conflit massif, plus de 500 étaient mobilisés chaque jour. L’ONU estime à 62 000 tonnes par mois la nécessaire disponibilité de denrées alimentaires.
Le deuxième pilier concerne l’accessibilité effective de la population civile aux denrées ayant franchi la frontière. Une accessibilité qui porte sur la capacité à se déplacer pour parvenir jusqu’à la nourriture : accessibilité géographique particulièrement cruciale pour les malades, pour les blessés et les personnes âgées, pour des dizaines de milliers de personnes en l’occurrence ; l’exposition à la violence militaire met en jeu l’accessibilité sécuritaire ; et, selon les circuits de répartition ensuite empruntés par les aliments, des coûts qui peuvent être prohibitifs si livrés à la dérégulation d’un marché noir favorisé par l’absence d’encadrement sur le terrain (accessibilité financière).
Le troisième pilier repose sur la capacité des populations à utiliser effectivement les produits entrés sur le territoire. C’est-à-dire de pouvoir disposer des ustensiles de cuisine, du combustible et des autres ingrédients dont l’eau, qui permettent la préparation des aliments qui nécessitent une cuisson. Les blessés graves ou inconscients nécessitent par ailleurs une nutrition parentérale spécialisée (administration par voie intramusculaire ou intraveineuse, ndlr) et contrôlée par des professionnels de santé dont la mortalité a également été massive depuis octobre 2023.
Enfin, quatrième composante de la sécurité alimentaire : la stabilité dans le temps des trois piliers précédents et non, comme cela est le cas depuis dix-huit mois, des livraisons erratiques dans le temps et dans l’espace.
La sous-nutrition aiguë, qui peut conduire à la mort, résulte ainsi d’un déséquilibre entre les apports qui construisent la sécurité alimentaire et les excès de pertes, le plus souvent liées à des diarrhées aiguës très fréquentes là où la qualité de l’eau de boisson ne peut être garantie. Tel est le cas pour la population de Gaza, dont la densité était avant le conflit l’une des plus élevées au monde (6 090 habitants au km2 en 2023, ndlr).
La population, dont plus de 80% est poussée à une errance perpétuelle, est aujourd’hui concentrée sur de faibles surfaces territoriales, vivant au milieu des déjections humaines et animales, sans non plus les moyens d’une hygiène corporelle minimale, et alors même que la sous-alimentation chronique expose, en particulier les enfants, à une plus grande mortalité par déficit immunitaire.
Ce sont toutes ces composantes vitales que ne peut résoudre la seule augmentation modeste en volume qui est annoncée par les autorités israéliennes. Cette décision relève du marketing humanitaire si elle reste isolée.
Cette punition collective n’a que trop duré pour les 2 millions de personnes qui errent sur un territoire de 40 km de long sur 10 km de large. Malgré les récentes annonces, la vigilance reste de mise pour que les approvisionnements dérisoires – largement médiatisés – ne soient pas érigés en solution généreuse et durable… Une mobilisation inédite de grandes ONG internationales ne cesse d’interpeller sur la situation catastrophique que vivent la population comme les équipes d’acteurs humanitaires.
Un véritable cessez-le-feu doit être instauré, et des décisions politiques prises pour qu’enfin se dégagent les perspectives d’une paix durable.
La prochaine Assemblée générale des Nations unies en septembre 2025 à New York constitue une opportunité de prendre des décisions pour « le jour d’après » la période de conflit. Des initiatives politiques se multiplient, en particulier autour de la reconnaissance de l’État de Palestine par un nombre croissant de pays.
Pierre Micheletti est membre : Président d'honneur d'Action Contre la Faim Ancien président de Médecins du Monde Administrateur de SOS Méditerranée Membre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme