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07.08.2025 à 16:03

Sous pression, l’Ukraine rétablit l’indépendance de ses agences anticorruption

Paul Cruz, Centre Émile Durkheim, Université de Bordeaux

La pression populaire et européenne force le Parlement ukrainien à revenir sur la limitation des pouvoirs des agences anticorruption.
Texte intégral (1553 mots)

Moins de deux semaines après avoir restreint l’autonomie des agences anticorruption, le Parlement ukrainien a fait volte-face. Sous la pression de la rue et de Bruxelles, le parquet spécialisé anticorruption et le bureau national anticorruption, deux piliers institutionnels, retrouvent leur indépendance – un signal fort en écho aux aspirations de la révolution de Maïdan en 2014.


Les députés de la Rada urkainienne ont redonné ce 31 juillet leur autonomie au Bureau national anticorruption (NABU) et au parquet spécialisé anticorruption (SAP), deux institutions clés en Ukraine, issues de la révolution de Maïdan en 2014. Ce vote est un revirement : il intervient 8 jours après que ces mêmes députés ont voté une loi allant dans l’exact sens contraire, et dont la controverse avait provoqué les premières manifestations publiques antigouvernementales en Ukraine depuis 2022.

De fait, la première version de la loi diminuait drastiquement l’indépendance politique du NABU et du SAP. Avec l’acte législatif initial, lancer des enquêtes sur des membres de l’équipe gouvernementale et de la présidence ne pouvait se faire sans l’accord du procureur général, traditionnellement allié politique du président. Nommé en juin 2025, à seulement 35 ans, Ruslan Kravchenko ne fait pas exception à cette règle.

Une nouvelle loi pour répondre aux inquiétudes de la société civile sur la lutte anticorruption

L’Ukraine est coutumière de ce type de crise politique. Le point de tension est avant tout un nouvel épisode d’une guerre entre services, qui empoisonne régulièrement la vie politico-judiciaire ukrainienne. Cela fait des années que la question de la compétence sur le traitement des affaires de corruption fait l’objet de discordes entre les services de sécurité (SBU) et le NABU. La diminution d’influence avortée du NABU est donc aussi à comprendre comme une victoire manquée du SBU, qui venait de lancer une série de perquisitions dans les locaux du NABU.

Les protestataires suspectaient aussi les députés et d’autres acteurs politiques de trouver un avantage tout à fait personnel en calmant les ardeurs de ces institutions. Depuis sa création, le NABU n’a en effet jamais craint de viser des personnages haut placés, et les dernières semaines ont même vu se multiplier des enquêtes sur des membres du gouvernement ou des proches de Volodymyr Zelensky. Il y a fort à parier qu’avec la première réforme, celui-ci cherchait à s’acheter une tranquillité politique afin de concentrer l’action de ses équipes sur l’action contre le Kremlin.

Le président a paru surpris par l’ampleur des protestations, mais a mis quelques heures à prendre celles-ci au sérieux. Avant de proposer de revenir sur la réforme, sa première réaction avait été de la défendre, en la présentant comme une garantie contre les manœuvres de pénétration de la Russie au sein de l’administration ukrainienne.

Non, mauvais calcul, lui ont répondu les protestataires. C’est justement en diminuant l’indépendance de ces institutions que le risque de perméabilité à l’influence russe augmente : en revenant sur les acquis de Maïdan, l’Ukraine courrait le risque de voir progresser les mécaniques corruptives du Kremlin en son sein.

Une mobilisation qui réaffirme l’attachement des Ukrainiens à l’État de droit, même en temps de guerre

En exprimant vigoureusement ces contestations en dépit de la guerre, les protestataires ont aussi exprimé ce qui fait aujourd’hui l’identité du pays. Les Ukrainiens n’ont pas oublié que l’invasion qu’ils combattent est avant tout une guerre de modèle politique : celle d’une dictature autoritaire où l’État de droit est une chimère, contre une démocratie pluraliste, avide de voir consolidées la transparence de sa justice et de sa politique.

C’est cette conscience aiguë du modèle de société en jeu qui explique le choc qu’a provoqué la réforme dans la société ukrainienne, créant des remous jusque dans le rang des militaires mobilisés.

Tout dans cette crise a rappelé ce qui fait la profondeur de la liberté en Ukraine : une presse libre qui a joué un rôle crucial en alertant la population de ce qui se jouait au Parlement, une société civile sans la moindre crainte de déclencher une crise au nom de l’État de droit, et la transmission entre générations des valeurs démocratiques acquises à Maïdan. Nombreux parmi ceux qu’on a vu dresser des pancartes dans les manifestations étaient en effet trop jeunes pour avoir marché lors de la « Révolution de la dignité » en 2014. En revenant sur la loi, l’Ukraine montre également sa capacité à se remettre en question, et à maintenir un cap démocrate.

La mobilisation de la société civile a été cruciale, mais toute aussi déterminante a été la désapprobation de l’Union européenne dans le dénouement de la crise. Dès le 22 juillet, la commissaire européenne à l’élargissement Marta Kos s’était déclarée « profondément préoccupée » par la première mouture de la loi, qu’elle qualifiait de « sérieux recul ». Outre les prises de parole diplomatiques, l’UE a aussi montré son agacement en annonçant, le 25 juillet, retenir le versement de 1,7 milliard d’euros de financement à l’Ukraine, conditionnant le transfert de la somme à des progrès en termes de gouvernance politique.

Un recul maîtrisé par Zelensky, mais qui pourrait fragiliser sa majorité dans le futur

Avec cet épisode, la crédibilité politique de Volodymyr Zelensky vient de recevoir son plus important coup depuis 2022. D’abord, parce que le monde a redécouvert combien les Ukrainiens étaient capables de critiquer leurs dirigeants, même en temps de guerre, et que l’effet drapeau avait ses limites. Ensuite, parce que même les troupes du parti présidentiel au Parlement ont montré certains signes d’agacement à être utilisées pour soutenir une position puis son inverse, dans une précipitation peu glorieuse. En période de guerre, il est parfois difficile de réunir suffisamment de députés pour faire passer les lois de la majorité, et Volodymyr Zelensky a besoin de pouvoir compter sur la loyauté des parlementaires pour soutenir ses projets législatifs.

Autre source potentielle de fragilité future : le directeur de cabinet du président Andriy Yermak, un proche historique de Volodymyr Zelensky en poste depuis 2020, a cristallisé nombre de critiques dans la séquence. Sa volonté supposée de resserrer le cercle du pouvoir sur l’entourage présidentiel de même que son implication présumée dans les manœuvres visant à mettre sous tutelle les organes anticorruption ont fait l’objet d’interrogations dans la presse.

La nouvelle loi redonnant leur autonomie au SAP et au NABU ayant été votée à l’unanimité par tous les députés présents, quel que soit leur parti, il reste à espérer que la classe politique du pays aura compris que la lutte contre la corruption demeure un totem pour la population ukrainienne. Car ce qui est en jeu n’est pas uniquement une question de justice. C’est aussi la voie vers un modèle de société opposé à celui du Kremlin, et vers une intégration européenne plus poussée.

The Conversation

Paul Cruz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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07.08.2025 à 15:57

Rosa Luxemburg, une critique marxiste de la course à l’armement

Mylène Gaulard, Maître de conférences, Université Grenoble Alpes (UGA)

En 1915, alors qu’elle est en prison pour s’être opposée à la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg formule une analyse critique des dépenses militaires, qui résonne avec la situation actuelle en Europe.
Texte intégral (3277 mots)
Rosa Luxemburg s’opposa à la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaut d’être exclue du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD). Elle cofonda ensuite la Ligue spartakiste, puis le Parti communiste d’Allemagne. Wikimediacommons

En 1915, alors qu’elle est en prison pour s’être opposée à la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg formule une analyse critique des dépenses militaires, qui résonne avec la situation actuelle en Europe. Selon la militante révolutionnaire et théoricienne marxiste, le réarmement sert de débouché à la surproduction et permet au capital de se maintenir face à la stagnation économique.


Rosa Luxemburg est née le 5 mars 1871, à Zamość en Pologne ; elle est morte assassinée, le 15 janvier 1919 à Berlin en Allemagne, par des membres d’un groupe paramilitaire nationaliste d’extrême droite. Cofondatrice en 1893, à 22 ans, du Parti social-démocrate du royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPIL), qui jouera un rôle important dans les grèves et la révolution russe de 1905, Rosa Luxemburg adhère six ans plus tard au Parti social-démocrate allemand (SPD).

Après avoir soutenu à Zurich (Suisse) une thèse de doctorat portant sur le développement industriel de la Pologne, elle enseigne l’économie politique à l’école du SPD. Située à l’aile gauche du parti, elle se montre rapidement critique de la bureaucratie qui s’y constitue, ainsi que de ses tendances réformistes.

Selon elle, le capitalisme ne peut être réformé de l’intérieur. Seule une révolution, s’appuyant sur la spontanéité des masses, est susceptible de mener à un réel dépassement de ce mode de production. Dans Grève de masse, parti et syndicats, elle affirme :

« Si l’élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n’est pas parce que le prolétariat russe est “inéduqué”, mais parce que les révolutions ne s’apprennent pas à l’école. »

Opposition au militarisme

Karl Liebknecht cofonde avec Rosa Luxemburg, en 1914, la Ligue spartakiste puis, en 1918, le Parti communiste d’Allemagne (KPD). EverettCollection/Shutterstock

Autre point de divergence avec la majorité des membres du SPD, le parti social-démocrate d’Allemagne, elle affiche une opposition marquée aux tendances militaristes de son époque. Cela lui vaut d’être emprisonnée dès 1915, quelques mois après les débuts de la Première Guerre mondiale. Elle n’est libérée que trois ans et demi plus tard. C’est d’ailleurs en prison qu’elle rédige, en 1915, la Brochure de Junius, dans laquelle elle adresse de vives critiques à son parti et à la presse sociale-démocrate.

Cette presse justifie le vote des dépenses militaires en agitant le chiffon rouge d’une Russie tsariste assoiffée de sang et prête à envahir l’Allemagne. En 1914, Karl Liebknecht, avec qui elle cofonde Parti communiste d’Allemagne, est le seul membre du Reichstag à refuser de voter les crédits de guerre.

Cette décision l’amène à créer, avec Rosa Luxemburg, la Ligue spartakiste, groupe politique révolutionnaire qui appelle à la solidarité entre les travailleurs européens. Grande figure de l’insurrection berlinoise de janvier 1919, il est assassiné, aux côtés de sa camarade polonaise, par un groupe paramilitaire, les Freikorps, à l’instigation du gouvernement social-démocrate.

Spirale militariste

Le réarmement européen a un air de déjà-vu. Les propos militaristes fleurissent comme à l’époque. Pour Nicolas Lerner, le directeur de la DGSE, la Russie est une « menace existentielle ». Les menaces d’invasion conduisent l’Allemagne à renforcer son équipement en bunkers.

Car la Russie de son côté, est passée de 16,97 milliards de dollars états-uniens de dépenses militaires en 2003 à 109,45 milliards en 2023. L’« Opération militaire spéciale » russe en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, marque le retour de la guerre de haute intensité.

Dans un tout autre contexte international, en pleine Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg souligne les conséquences de l’impérialisme allemand sur ses relations avec le tsarisme russe, faisant de ces anciens alliés des ennemis sur le front. « Ce n’est pas dans le domaine de la politique intérieure qu’ils s’affrontèrent […] où, au contraire […] une amitié ancienne et traditionnelle s’était établie depuis un siècle […], mais dans le domaine de la politique extérieure, sur les terrains de chasse de la politique mondiale. »

La militante internationaliste ironise sur ceux qui, dans la presse social-démocrate allemande, trompent la population sur les buts de guerre de la Russie :

« Le tsarisme […] peut se fixer comme but aussi bien l’annexion de la Lune que celle de l’Allemagne. »

Et de souligner : « Ce sont de franches crapules qui dirigent la politique russe, mais pas des fous, et la politique de l’absolutisme a de toute façon ceci en commun avec toute autre politique qu’elle se meut non dans les nuages, mais dans le monde des possibilités réelles, dans un espace où les choses entrent rudement en contact. »

Selon elle, les peurs entretenues par le pouvoir n’ont qu’une fonction : justifier la spirale militariste. Ce mécanisme de psychose collective sert de levier à l’expansion des budgets militaires, véritable bouée de sauvetage pour un capitalisme en crise. Dès 1913, dans l’Accumulation du capital, elle y démontre l’inévitabilité des crises de surproduction. Présentée comme un débouché extérieur indispensable pour la poursuite du processus d’accumulation, la périphérie du mode de production capitaliste – Asie, Afrique, Amérique latine – joue un rôle majeur tout au long du XIXe siècle.

Surproduction mondiale

Rédigée en 1915 en prison, la Crise de la social-démocratie est plus connue sous l’appellation de Brochure de Junius. Agone, FAL

Cette stratégie de report sur les marchés périphériques, et les politiques impérialistes qui l’accompagnent, ne constitue qu’une solution temporaire. Rosa Luxemburg en est consciente. L’intégration progressive de nouvelles régions à la sphère de production capitaliste renforce naturellement la surproduction et la suraccumulation. En un siècle, l’Asie passe de la périphérie au centre de l’industrie mondiale. Sa part dans la production manufacturière bondissant de 5 % à 50 % entre 1900 et aujourd’hui – 30 % uniquement pour la Chine.

Quelques chiffres révèlent l’ampleur des phénomènes de surproduction actuels. En 2024, pour le seul secteur sidérurgique, 602 millions de tonnes d’acier excédentaire, soit cinq fois la production de l’Union européenne, pèsent sur la rentabilité du secteur. On estime que la surproduction mondiale d’automobiles correspond à 6 % du volume produit, avec près de 5 millions de véhicules excédentaires, l’équivalent de la production allemande.

Production/destruction

Consciente de l’incapacité de la périphérie à absorber durablement les excédents de production, Rosa Luxemburg se penche dans le dernier chapitre de l’Accumulation du capital sur les dépenses militaires, solution qu’elle remettra en question sur le plan économique.

« Si ce champ spécifique de l’accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d’une capacité d’expansion illimitée […], on peut redouter qu’à un certain degré de développement, les conditions de l’accumulation se transforment en conditions de l’effondrement du capital. »

Il est pourtant fréquent pour une branche de la pensée marxiste de considérer que ces dépenses participent à lutter contre la surproduction, en entrant simplement dans un cycle rapide de production/destruction. Opposé à l’analyse de Luxemburg, cela rejoindrait en fait la thèse du « keynésianisme militaire ». Keynes déclarait, en 1940, qu’une politique de relance réellement efficace ne pouvait être observée que dans le cadre d’un conflit armé.

« Il semble politiquement impossible pour une démocratie capitaliste d’organiser des dépenses à l’échelle nécessaire pour réaliser les grandes expériences qui prouveraient ma thèse, sauf en temps de guerre. »

Deux mille sept cent vingt milliards de dollars

Face à un ralentissement économique se renforçant depuis cinquante ans, les dépenses militaires mondiales ont pour cette raison plus que doublé entre 2000 et 2021. Elles passent de 1 000 milliards à 2 100 milliards de dollars, avant de croître encore de 28 % ces trois dernières années, pour atteindre 2 720 milliards en 2024 (presque l’équivalent du PIB de la France)… Avec une domination écrasante des États-Unis – 40 % du total, contre 11 % pour la Chine et 5,5 % pour la Russie.


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Le programme ReArm Europe, lancé en mars 2025 par l’Union européenne, marque un tournant décisif. Il permet aux États membres d’acquérir des équipements militaires à des conditions privilégiées. Grâce à la possibilité de dépasser le plafond de déficit public fixé jusque-là à 3 % du PIB, les pays membres de l’UE devraient augmenter de 650 milliards d’euros d’ici 2029 leurs dépenses militaires, complétant ainsi l’emprunt européen de 150 milliards effectué dans ce sens.

Dividendes de la guerre

Si le retrait progressif des États-Unis du conflit ukrainien pourrait sous-tendre la montée en puissance militaire actuelle, ce sont pourtant bien les motivations et objectifs économiques qui priment.

ReArm Europe impose aux États membres de s’approvisionner auprès d’industriels européens, un impératif stratégique encore loin d’être atteint. Entre 2022 et 2023, 78 % des dépenses militaires européennes se sont orientées vers des fournisseurs extérieurs, 63 % vers des firmes états-uniennes. Mais aujourd’hui, ce sont finalement les géants historiques de l’armement allemand, comme Rheinmetall, Thyssenkrupp, Hensoldt et Diehl, qui tirent leur épingle du jeu, au point d’offrir à l’Allemagne une bouffée d’oxygène face à la récession. Rosa Luxemburg estimait d’ailleurs :

« Le militarisme assure, d’une part, l’entretien des organes de la domination capitaliste, l’armée permanente, et, d’autre part, il fournit au capital un champ d’accumulation privilégié. »

Les carnets de commandes de firmes françaises comme Dassault ou Thales se remplissent aussi ces derniers mois. Grâce aux dernières commandes de l’État, Renault s’apprête à produire des drones de combat à quelques kilomètres seulement du front ukrainien. Volkswagen, qui envisageait pourtant 30 000 licenciements d’ici 2030, amorce sa mue vers le secteur militaire.

Une reconversion qui dope l’emploi industriel et enchante les marchés : l’indice STOXX Aerospace and Defense a bondi de 175 % depuis 2022.

Remise en cause de l’État-providence

Rosa Luxemburg met pourtant en garde contre cette fausse solution des dépenses militaires qui ne permettent que temporairement d’éviter les « oscillations subjectives de la consommation individuelle ». Elle rappelle :

« Par le système des impôts indirects et des tarifs protectionnistes, les frais du militarisme sont principalement supportés par la classe ouvrière et la paysannerie […]. Le transfert d’une partie du pouvoir d’achat de la classe ouvrière à l’État signifie une réduction correspondante de la participation de la classe ouvrière à la consommation des moyens de subsistance. »

Au-delà d’une hausse d’impôts, il est actuellement admis par la plupart des dirigeants politiques européens qu’une réduction des dépenses non militaires, notamment sociales, deviendra aussi rapidement nécessaire.

Alors que 17 milliards d’euros de dépenses militaires supplémentaires sont prévus en France d’ici 2030, 40 milliards d’économies sont réclamées dans les autres secteurs. La dette publique atteignant 113 % du PIB en 2024, proche de son niveau record de 1945.

En réalité, non seulement les dépenses militaires ne représentent pas une réponse pérenne sur le plan économique aux difficultés évoquées plus haut, mais elles risquent même d’avoir l’effet inverse. Sur le plan humain, le désastre ukrainien qu’elles contribuent à alimenter, par l’envoi massif d’armes et une production d’armes accélérée, n’est aussi que le prélude des catastrophes qui nous attendent. La logique même de ces dépenses exigeant l’écoulement d’une production toujours plus importante sur le terrain.

Il est donc à craindre que l’absence d’un véritable débat politique sur la pertinence de ces dépenses ne précipite l’avènement de cette barbarie évoquée par Rosa Luxemburg en 1915.

« Un anéantissement de la civilisation, sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. »

The Conversation

Mylène Gaulard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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06.08.2025 à 17:06

Universités américaines : l’internationalisation devient-elle une ligne de défense ?

Alessia Lefébure, Sociologue, membre de l'UMR Arènes (CNRS, EHESP), École des hautes études en santé publique (EHESP)

Ouvrir des campus à l’étranger peut-il devenir une stratégie pour les universités américaines désireuses d’échapper aux pressions politiques du locataire de la Maison Blanche ?
Texte intégral (2105 mots)

Ouvrir des campus à l’étranger peut-il devenir une stratégie pour les universités américaines désireuses d’échapper aux pressions politiques du locataire de la Maison Blanche ? Pas si sûr… Coûts cachés, standards académiques difficiles à maintenir, instabilité des pays hôtes : ces implantations sont bien plus fragiles qu’elles n’en ont l’air – et parfois tout simplement intenables.


Sous la pression croissante de l’administration Trump, certaines grandes universités américaines repensent leur stratégie internationale. Quand Columbia University (New York) accepte en juillet 2025 de modifier sa gouvernance interne, son code disciplinaire et sa définition de l’antisémitisme dans le cadre d’un accord extrajudiciaire, sans décision de justice ni loi votée, c’est bien plus qu’un règlement de litige. C’est un précédent politique. L’université new-yorkaise entérine ainsi un mode d’intervention directe de l’exécutif fédéral, hors du cadre parlementaire, qui entame l’autonomie universitaire sous couvert de rétablir l’ordre public sur le campus, en acceptant par exemple l’ingérence des forces de l’ordre fédérales pour le contrôle des étudiants internationaux.

Le même type de menace vise Harvard depuis quelque temps : restriction des visas étudiants internationaux, blocage potentiel de financements fédéraux, suspicion d’inaction face aux mobilisations étudiantes. Dans les deux cas, les plus éclatants et les plus médiatisés, l’administration fédérale a agi sans légiférer. Cette méthode « ouvre la voie à une pression accrue du gouvernement fédéral sur les universités », créant un précédent que d’autres établissements pourraient se sentir obligés de suivre.

Un redéploiement partiel à l’étranger

Un tel brouillage des repères juridiques transforme en profondeur un système universitaire que l’on croyait solide et protégé : celui des grandes institutions de recherche américaines. Désormais confrontées à une instabilité structurelle, ces universités envisagent une option qui aurait semblé incongrue il y a encore peu : se redéployer partiellement hors des États-Unis, moins par ambition conquérante que par volonté de sauvegarde.

Dans cette perspective, le transfert partiel à l’étranger, tactique pour certains, prémices d’une nouvelle stratégie pour d’autres, tranche par rapport aux dynamiques d’internationalisation des décennies passées. Georgetown vient de prolonger pour dix ans supplémentaires son implantation à Doha ; l’Illinois Institute of Technology prépare l’ouverture d’une antenne à Mumbai. Jadis portés par une ambition d’expansion, ces projets prennent aujourd’hui une tournure plus défensive. Il ne s’agit plus de croître, mais d’assurer la continuité d’un espace académique et scientifique stable, affranchi de l’arbitraire politique intérieur.

Pour autant, l’histoire récente invite à relativiser cette stratégie. Le Royaume-Uni post-Brexit n’a pas vu ses universités créer massivement des campus continentaux. Dans un contexte certes différent, la London School of Economics, pourtant pionnière en matière d’internationalisation, a renforcé ses partenariats institutionnels et doubles diplômes en France, mais a écarté le projet d’une implantation offshore. Les universités britanniques ont préféré affermir des réseaux existants plutôt que de déployer des structures entières à l’étranger, sans doute conscientes que l’université ne se déplace pas comme une entreprise.

La France en tête avec 122 campus à l’étranger

Les campus internationaux sont souvent coûteux, dépendants, fragiles. Le rapport Global Geographies of Offshore Campuses recense en 2020 bien 487 implantations d’établissements d’enseignement supérieur hors de leur pays d’origine. La France est en tête avec 122 campus à l’étranger, suivie par les États-Unis (105) et le Royaume-Uni (73).

Les principales zones d’accueil sont concentrées au Moyen-Orient et en Asie : les Émirats arabes unis (33 campus dont 29 à Dubaï), Singapour (19), la Malaisie (17), Doha (12) et surtout la Chine (67) figurent parmi les hubs les plus actifs. Pour le pays hôte, ces implantations s’inscrivent dans des stratégies nationales d’attractivité académique et de montée en gamme dans l’enseignement supérieur. Leur succès s’explique moins par des garanties de liberté académique que par des incitations économiques, fiscales et logistiques ciblées, ainsi que par la volonté des gouvernements locaux de positionner leur territoire comme pôle éducatif régional.

Le Golfe offre un contraste saisissant. Depuis plus de vingt ans, les Émirats arabes unis et le Qatar attirent des institutions prestigieuses : New York University (NYU), HEC, Cornell, Georgetown. Ces campus sont les produits d’une politique d’attractivité académique volontariste, soutenue par des États riches cherchant à importer du capital scientifique et symbolique. L’Arabie saoudite emboîte désormais le pas, avec l’annonce de l’ouverture du premier campus étranger d’une université américaine (University of New Haven) à Riyad d’ici 2026, visant 13 000 étudiants à l’horizon 2033.

En Asie du Nord-Est, aucun pays – Chine, Hongkong, Japon, Corée du Sud, Singapour – n’a envisagé d’accueillir un campus américain en réponse aux tensions récentes. En revanche, plusieurs cherchent à attirer les étudiants et doctorants affectés, notamment ceux de Harvard.

À Hongkong, des universités comme HKUST ou City University ont mis en place des procédures d’admission accélérées et assouplies. Tokyo, Kyoto ou Osaka proposent des bourses et exonérations de frais. Ces initiatives, qui relèvent d’une stratégie de substitution, s’appuient sur deux facteurs structurels : un investissement public soutenu dans l’enseignement supérieur et la présence d’un vivier scientifique asiatique considérable dans les universités américaines, facilitant les transferts. À ce titre, l’Asie-Pacifique apparaît aujourd’hui comme l’un des principaux bénéficiaires potentiels du climat d’incertitude politique aux États-Unis.

Aux États-Unis, le signe d’un basculement discret

La carte des campus offshore révèle un paradoxe historique. Jusqu’à récemment, les universités du Nord global ouvraient des campus dans des pays où la liberté académique n’était pas nécessairement mieux garantie (Singapour, Émirats arabes unis, Malaisie, Chine, Qatar…), mais où elles trouvaient stabilité administrative, incitations financières et accès à des étudiants de la région. Il s’agissait d’une stratégie d’expansion, pas d’un repli, comme aujourd’hui, face à une incertitude politique croissante.

L’idée reste encore marginale, émise à voix basse dans quelques cercles dirigeants. Mais elle suffit à signaler un basculement discret : celui d’une institution qui commence à regarder au-delà de ses murs, moins par ambition que par inquiétude. Or, l’international n’est ni un sanctuaire ni un espace neutre : traversé par des souverainetés, des règles et des normes, il peut exposer à d’autres contraintes.

La Sorbonne Abu Dhabi, inaugurée en 2006, relève d’une logique inverse : une université française établie dans l’espace du Golfe, à l’invitation du gouvernement d’Abu Dhabi, dans un cadre contractuel et de coopération bilatéral qui réaffirme, dans la durée, la capacité de projection mondiale d’un modèle académique national. Cette initiative ne visait pas la protection d’un espace académique menacé : elle cristallisait au contraire une stratégie d’influence assumée, dans un environnement institutionnel contrôlé.

Rien de tel dans les réflexions américaines actuelles où la logique d’évitement domine. Pourtant, les impasses du redéploiement sont déjà bien connues.

Des implantations fragiles

Les campus délocalisés à l’étranger souffrent d’une faible productivité scientifique, d’une intégration académique partielle et de formes de désaffiliation identitaire chez les enseignants expatriés.

Philip G. Altbach, figure incontournable parmi les experts de l’enseignement supérieur transnational, pointe depuis longtemps la fragilité des modèles délocalisés ; l’expert britannique Nigel Healey a identifié des problèmes de gouvernance, d’adaptation institutionnelle et d’intégration des enseignants. L’exemple plus récent de l’Inde montre que nombre de campus étrangers peinent à dépasser le statut de vitrines, sans réelle contribution durable à la vie académique locale ni stratégie pédagogique solide.

À ces limites structurelles s’ajoute une question peu abordée ouvertement, mais décisive : qui paierait pour ces nouveaux campus délocalisés hors des États-Unis ? Un nouveau campus international représente un investissement considérable, qu’il s’agisse de bâtiments, de systèmes d’information, de ressources humaines ou d’accréditations. L’installation d’un site pérenne exige plusieurs centaines de millions de dollars, sans compter les coûts d’exploitation. Or, dans un contexte de tension budgétaire croissante, de baisse des investissements publics dans l’enseignement supérieur et de reterritorialisation des financements, il n’est pas aisé d’identifier les acteurs – qu’ils soient publics, philanthropiques ou privés – qui seraient prêts à soutenir des universités américaines hors de leur écosystème.

Lorsque NYU s’installe à Abu Dhabi ou Cornell à Doha, c’est avec le soutien massif d’un État hôte. Cette dépendance financière n’est pas sans conséquence. Elle expose à de nouvelles contraintes, souvent plus implicites, mais tout aussi efficaces : contrôle des contenus enseignés, orientation scientifique, sélection conjointe des enseignants, autocensure sur certains sujets sensibles. En d’autres termes, vouloir échapper à une pression politique par l’exil peut parfois exposer à une autre. La liberté académique déplacée n’est qu’un mirage, si elle repose sur un modèle de financement aussi précaire que politiquement conditionné.

Mobilité académique et liberté de recherche

Dans un rapport récent du Centre for Global Higher Education, le sociologue Simon Marginson met en garde contre une lecture trop instrumentale de la mobilité académique. Ce ne sont pas les emplacements, mais les contextes politiques, sociaux et culturels qui garantissent ou fragilisent la liberté universitaire. Le risque majeur est la dissolution du cadre démocratique qui permet encore à l’université de penser, de chercher et d’enseigner librement.

Face à ce déplacement des lignes, l’ouverture d’un campus à l’étranger ne peut être qu’un geste provisoire, une tentative incertaine dans un monde déjà traversé par d’autres formes d’instabilité.

Ce que l’enseignement supérieur affronte aujourd’hui, ce n’est pas seulement la menace d’un pouvoir politique national, mais la fragilisation de l’espace où peut encore s’exercer une pensée critique et partagée. Certains observateurs, comme l’historien Rashid Khalidi, y voient le signe d’un basculement plus profond : celui d’universités qui, cédant à la pression politique, deviennent des « lieux de peur », où la parole est désormais conditionnée par le pouvoir disciplinaire.

Le défi n’est pas seulement de préserver une liberté. C’est de maintenir une capacité d’agir intellectuellement, collectivement, au sein d’un monde qui en restreint les conditions.

The Conversation

L’auteure a travaillé entre 2011 et 2017 à Columbia University.

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05.08.2025 à 16:54

Ce qui conduit à la guerre : les leçons de l’historien Thucydide

Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College

Une guerre entre les États-Unis et la Chine est-elle inévitable ? Les leçons à tirer de l’œuvre de Thucydide ne sont peut-être pas celles que l’on croit.
Texte intégral (1661 mots)
Retraite des Athéniens de Syracuse lors d’une des batailles de la guerre du Péloponnèse, tirée de l’_Histoire universelle_, publiée en 1888 par la maison d’édition londonienne Cassel and Company. Ken Welsh/Design Pics/Universal Images Group/Getty Images

Depuis plusieurs années, des spécialistes des relations internationales se fondent sur l’œuvre de l’auteur grec ancien Thucydide pour affirmer que les conflits entre nouvelles et anciennes puissances sont inévitables. Appliquée à notre temps, cette idée conduit à penser que les États-Unis et la Chine marchent vers la guerre. Mais est-ce bien là ce qu’affirme Thucydide ?


Le supposé piège de Thucydide est devenu un classique du vocabulaire de la politique étrangère depuis une dizaine d’années, régulièrement invoqué pour expliquer la rivalité grandissante entre les États-Unis et la Chine.

Formulée par le politologue Graham Allison – d’abord dans un article de 2012 du Financial Times, puis développée dans son livre de 2017 Destined For War (Destinés à la guerre, en français) – l’expression renvoie à une phrase de l’historien grec Thucydide (Ve-IVeavant notre ère), qui écrivit dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse :

« Ce fut la montée en puissance d’Athènes et la peur qu’elle inspira à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. »

À première vue, l’analogie est séduisante : l’émergence de nouvelles puissances inquiète les puissances établies, menant inévitablement au conflit. Dans le contexte actuel, l’implication semble claire : la montée en puissance de la Chine provoquera un jour où l’autre un affrontement militaire avec les États-Unis, tout comme celle d’Athènes en déclencha un avec Sparte.

Cette lecture risque cependant de ne pas rendre honneur à la complexité de l’œuvre de Thucydide et d’en déformer le message philosophique profond. L’objectif de Thucydide n’était pas, en effet, de formuler une loi déterministe de la géopolitique, mais d’écrire une tragédie.

Un auteur imprégné de l’imaginaire de la tragédie grecque

Thucydide a combattu durant la guerre du Péloponnèse (431-404 av. n. è.) du côté athénien. Son univers mental était imprégné des codes de la tragédie grecque et son récit historique porte la trace de ces codes du début à la fin.

Son œuvre n’est pas un traité sur l’inévitabilité structurelle de la guerre, mais une exploration de la manière dont la faiblesse humaine, l’erreur politique et la décadence morale sont susceptibles de se combiner pour provoquer une catastrophe.

Ce goût du tragique chez Thucydide est essentiel. Là où les analystes contemporains cherchent des schémas prédictifs et des explications systémiques, lui attire l’attention du lecteur sur le rôle des choix, des perceptions et des émotions des acteurs individuels. Son récit est rempli des réactions délétères que suscite la peur, des attraits de l’ambition, des échecs des dirigeants et, finalement, du naufrage tragique de la raison. C’est une étude sur l’hubris et la némésis – la folie de la démesure et la vengeance obsessionnelle – et non pas sur le déterminisme structurel des relations entre États.

Une grande partie de cette complexité est perdue lorsque le « piège de Thucydide » est élevé au rang de quasi-loi des relations internationales. Elle devient une justification pour plaider l’inévitabilité : une puissance monte, les autres ont peur, la guerre suivra.

Mais Thucydide s’intéressait davantage aux raisons pour lesquelles la peur s’empare des esprits, à la façon dont l’ambition corrompt le jugement et à la manière dont les dirigeants – piégés face à des options toutes plus mauvaises les unes que les autres – se convainquent que la guerre est la seule voie possible. Son récit montre que les conflits surgissent souvent non par nécessité, mais par erreur d’analyse de la situation, mêlée à des passions détachées de la raison.

Les utilisations fautives de l’« Histoire de la guerre du Péloponnèse »

Il convient de rendre justice à Graham Allison, l’auteur de Destined For War : lui-même n’a jamais prétendu que le « piège » était inévitable. Le cœur de sa pensée est que la guerre est probable, mais non certaine, lorsqu’une puissance montante défie une puissance dominante. En réalité, une grande partie de ses écrits est supposée servir d’avertissement pour sortir de ce schéma destructeur, non pour s’y résigner.

Malgré tout, le « piège de Thucydide » a été bien mal utilisé, aussi bien par les commentateurs que par les décideurs politiques. Certains y voient une confirmation que la guerre est structurellement liée aux transitions de pouvoir – une excuse, par exemple, pour augmenter les budgets de la défense ou pour tenir un discours musclé face à Pékin – quand ce concept devrait plutôt nous pousser à la réflexion et à la retenue.

Lire attentivement Thucydide, c’est en effet comprendre que la guerre du Péloponnèse ne portait pas uniquement sur un rééquilibrage des puissances régionales. Il y était surtout question de fierté, d’appréciations fautives et de gouvernements insuffisamment sages.

Examinons cette remarque célèbre, tirée de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse :

« L’ignorance est audacieuse, et la connaissance prudente. »

Ce n’est pas une analyse structurelle, mais une vérité humaine. Elle s’adresse directement à ceux qui prennent leurs pulsions pour une stratégie, et la fanfaronnade pour de la force.

Ou encore cette formule glaçante :

« Le fort fait ce qu’il veut, et le faible supporte ce qu’il doit. »

Il ne s’agit pas d’une adhésion au réalisme politique, mais d’une lamentation tragique sur ce qui se produit lorsque le pouvoir du fort devient incontrôlé et que la justice est abandonnée.

Dans cette optique, la véritable leçon de Thucydide n’est pas que la guerre est déterminée à l’avance, mais qu’elle devient plus probable quand les nations laissent la peur obscurcir leur raison, quand les dirigeants délaissent la prudence au profit de postures et quand les décisions stratégiques sont guidées par la peur plutôt que par la lucidité.

Thucydide nous rappelle à quel point la perception peut facilement devenir trompeuse – et combien il est dangereux que des dirigeants, convaincus de leur vertu ou de leur caractère indispensable, cessent d’écouter les voix dissidentes.

Les vraies leçons de Thucydide

Dans le contexte actuel, invoquer le « piège de Thucydide » pour justifier une confrontation des États-Unis avec la Chine pourrait faire plus de mal que de bien. En effet, ce raisonnement renforce l’idée selon laquelle le conflit est déjà en marche, et qu’il n’est plus question de l’arrêter.

S’il y a une leçon à tirer de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ce n’est pourtant pas que la guerre est inévitable, mais qu’elle devient probable quand la place réservée à la prudence et à la réflexion s’effondre face à la peur et à l’orgueil. Thucydide ne nous offre pas une théorie des relations internationales, mais un avertissement, un rappel aux dirigeants qui, obsédés par leur propre place dans l’histoire, précipitent leur nation vers l’abîme.

Éviter ce destin demande un jugement avisé. Cela demande surtout l’humilité de reconnaître que l’avenir ne dépend pas uniquement de déterminismes structurels, mais aussi des choix que les femmes et les hommes font.

The Conversation

Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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05.08.2025 à 16:15

Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante

Salem Chaker, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université (AMU)

La Kabylie reste le théâtre d’une contestation politique et idéologique du pouvoir central algérien.
Texte intégral (2475 mots)
De gauche à droite, les dirigeants du Front de libération nationale algérien, Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Lacheraf et Mohamed Khider, arrêtés par l’armée française après le détournement de leur avion reliant Rabat à Tunis, le 22 octobre 1956. Picryl, CC BY

La Kabylie, principale région berbérophone d’Algérie, est depuis des décennies le théâtre d’une contestation politique et idéologique visant le pouvoir central. Ce texte rassemble une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la Kabylie.


À bien des égards, la Kabylie peut être vue comme un condensé de l’histoire politique de l’Algérie depuis son indépendance. Condensé caractérisé par la continuité des pratiques de répression et de neutralisation d’une région qui s’est trouvée maintes fois en opposition frontale avec le pouvoir central.

En 1982, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le chanteur kabyle Ferhat Mehenni, du groupe Imaziɣen Imula, composait et interprétait une chanson dont le refrain disait à peu près ceci :

« Vingt ans de dictature déjà,
Sans compter ce qui nous attend »

Le futur fondateur du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK, 2001) n’imaginait certainement pas que sa chanson, quarante ans plus tard, serait encore d’une tragique actualité. Quarante ans plus tard, le caractère autoritaire et répressif du régime algérien n’a fait que se renforcer et se généraliser et la Kabylie en a fait, et en fait, la cruelle et permanente expérience. Certes, cette situation concerne bien sûr l’ensemble de l’Algérie, mais elle se présente pour cette région sous une forme à la fois récurrente, quasiment systémique, et particulièrement diversifiée.

À ce sujet, on me permettra de mentionner ici un souvenir personnel. La première fois que j’ai rencontré, fin 1981 ou début 1982 à Paris, le grand historien algérien Mohamed Harbi, celui-ci, au cours de la conversation, constatant chez ses interlocuteurs une certaine naïveté et improvisation, nous déclara :

« Vous êtes des boy-scouts ! Ne savez-vous pas que les plans de mise en état d’alerte de l’armée algérienne sont fondés sur deux scénarios uniquement : une guerre sur la frontière algéro-marocaine et une insurrection armée en Kabylie ? »

Cette spécificité kabyle est déterminée par un ensemble de facteurs historiques, sociologiques, culturels bien connus : un particularisme linguistique et culturel marqué, une densité démographique élevée, le maintien d’une tradition communautaire villageoise forte, une scolarisation significative ancienne, une émigration précoce et massive vers la France et une politisation sensible des élites et de l’émigration ouvrière. On trouvera une présentation précise de ces paramètres dans mon dernier ouvrage Berbères aujourd’hui. Kabyles et Berbères : luttes incertaines (L’Harmattan, 2022).

Continuité d’une répression multiforme

Depuis 1962, la Kabylie a connu à peu près toutes les formes de répression envisageables :

  • L’intervention militaire directe dès 1963 pour mater la rébellion armée du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed (septembre 1963-juin 1965), qui tentait de s’opposer à la mise en place du système de parti unique et au régime autoritaire du tandem Ben Bella-Boumediene. Intervention qui se soldera par des centaines de morts et des centaines d’arrestations, de détentions arbitraires et de tortures sauvages.

  • La répression violente de manifestations pacifiques. On n’évoquera ici que les événements de grande ampleur, pour un historique détaillé, on se reportera à l’article de Chaker et Doumane (2006). Parmi ces événements, le printemps berbère de 1980 (entre mars et juin) ; les manifestations du printemps 1981 ; celles de juin 1998 à la suite de l’assassinat, dans des conditions suspectes, du chanteur Matoub Lounès ; et surtout celles du « printemps noir » de 2001-2002 qui seront sévèrement réprimées et se solderont par au moins 130 morts et des milliers de blessés.

  • La répression judiciaire récurrente aboutissant à des centaines d’arrestations et condamnations de manifestants et à de nombreuses condamnations des meneurs par la Cour de sûreté de l’État.

  • L’interdiction et la répression de toute tentative d’organisation légale, notamment celle de la Ligue algérienne des droits de l’homme, créée autour de feu maître Abdennour Ali Yahia, dissoute en tant que « ligue berbériste » en 1985 (plus d’une dizaine de ses membres ont été arrêtés et sévèrement condamnés et maltraités).

  • Les assassinats ciblés d’opposants politiques, y compris à l’étranger : parmi les plus importants, on citera celui de Krim Belkacem (Francfort, 1970) et celui d’Ali Mecili (Paris, 1987).

  • Des manipulations par les services secrets contre de prétendus groupes terroristes ou armés : affaire des poseurs de bombes (1974), affaire de Cap Sigli (1978).

Le dernier épisode en date (printemps/été 2021) a consisté à classer comme « organisations terroristes » le MAK et le mouvement Rachad et à arrêter des centaines de leurs militants et d’opposants indépendants accusés d’appartenir à ces organisations. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de « terroriste ».

Cette affaire s’est soldée en novembre 2022 par une parodie de justice à l’issue de laquelle ont été prononcés, en moins de trois jours, 102 lourdes condamnations. On vient donc d’atteindre un degré tout à fait inédit dans la répression, sans doute symptomatique d’une crise profonde au sein du régime et/ou d’une volonté de liquider en Algérie toutes les oppositions politiques significatives en les criminalisant.

Dans tous ces cas, la presse officielle s’est déchaînée contre « les ennemis de l’unité nationale, les agents de l’impérialisme et du néo-colonialisme, du Maroc, du sionisme, voire les agents des services secrets occidentaux ». Le but étant de démanteler des groupes ennemis de l’État et de la nation, et de ressouder le peuple autour de ses dirigeants.

Et bien sûr, une répression culturelle structurelle, pendant une trentaine d’années, inscrite officiellement dans les orientations idéologiques, les Constitutions et les lois de l’État algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman (ce n’est qu’en 2016 que le tamazight a accédé au statut de langue nationale et officielle), le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la nation. C’était la position tout à fait officielle du FLN et notamment de sa commission culture, totalement investie par le courant arabiste.

Continuité d’une politique de neutralisation

Une autre permanence de la politique de l’État central par rapport à la région est la neutralisation de ses élites politiques et culturelles par intégration dans l’appareil d’État et ses structures satellites. Je ne parle évidemment pas du rôle considérable qu’ont joué les Kabyles au sein de l’appareil d’État, en particulier dans ses sphères technocratiques et sécuritaires, pendant les deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance. Cette surreprésentation des Kabyles dans ces secteurs était une conséquence directe à la fois de leur implication forte dans la guerre de libération et de données socio-culturelles plus anciennes, notamment la formation d’élites locales assez nombreuses.

Je pense en fait surtout à ce que j’ai appelé ailleurs « la nouvelle politique berbère » qui se met progressivement en place à partir de la fin des années 1980/début 1990. En réalité, les premiers signes de cette évolution sont décelables dès 1985, après l’apparition des premières actions terroristes islamistes : certains milieux du pouvoir, spécialement son aile « moderniste », ont tenté dès cette époque une approche des milieux berbéristes.

Jusque-là, une grande partie des élites politiques, intellectuelles et culturelles kabyles était globalement dans une relation d’opposition au pouvoir central, du fait même de l’ostracisme prononcé contre le paramètre berbère. Exclue de l’espace institutionnel, la mouvance berbère s’est développée pendant deux à trois décennies en dehors et largement contre le système étatique algérien, particulièrement en émigration. Que ce soit dans le champ de la culture et de la langue ou dans le champ politique, ces deux courants se recoupant largement, en particulier autour du FFS de Hocine Aït Ahmed.

À partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990 se dessine progressivement une nouvelle ligne politique officielle, plus tolérante à la berbérité et à ses élites représentatives politiques et culturelles.

Le contexte politique global de cette évolution est bien connu : il est clairement déterminé par la montée en puissance des islamistes qui deviennent pour le pouvoir le danger principal.

Cette nouvelle politique berbère va explicitement se mettre en place pendant la décennie 1990, avec Mohamed Boudiaf et, surtout, avec la prise de pouvoir par les généraux : des composantes significatives du courant berbère soutiendront le pouvoir militaire au nom de la lutte contre les islamistes.

Cette politique va s’accentuer et s’accélérer pendant la période Bouteflika. Un des axes majeurs de cette nouvelle orientation, incarnée par la ministre de la culture Khalida Toumi Messaoudi, à la longévité exceptionnelle (2002-2014), sera l’intégration systématique des élites culturelles kabyles et la prise en charge de la langue et de la culture berbères dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale et nationale. Le 10 avril 2002, une révision de la Constitution algérienne ajoute l’article 3 bis, qui reconnaît le berbère comme langue nationale. Au fond, il s’agit d’une opération méthodique d’intégration d’un paramètre et d’une élite jusque-là hors système d’État.

On notera d’ailleurs qu’une politique similaire peut être observée au Maroc dans le cadre de ce que j’ai appelé « la makhzénisation » de la culture et des élites berbères marocaines. Dans ce pays, cette opération d’intégration a été cependant beaucoup plus aisée, car les élites politiques et intellectuelles berbères marocaines, à l’exception notable de celles du Rif, ont toujours été parties prenantes du système politique.

Dans les deux cas, il s’agit clairement d’une entreprise de neutralisation et de dépossession : la langue et la culture berbères ne sont pas l’apanage des régions berbérophones ou des berbérophones, mais celui de l’État, incarnation de la nation unie et indivisible. Le discours officiel et les réformes constitutionnelles de 2002 et de 2016 en Algérie (et celles de 2011 au Maroc) sont parfaitement explicites et adoptent des formulations strictement parallèles : la langue et la culture berbères font partie du patrimoine indivis de la nation.

Sur ce point précis, la filiation avec la tradition politique et juridique jacobine française est flagrante ; j’ai montré ailleurs (Chaker 2022, chapitre 7) que la République française avait développé exactement le même type d’approche à propos des langues régionales de France : les experts du gouvernement français ont ainsi affirmé, en 1999, que « le breton (le basque, etc.) n’appartient pas aux Bretons ou à la Bretagne, mais au patrimoine indivis de la nation française ».

Le but évident de cette affirmation, en contradiction manifeste avec la réalité historique et sociolinguistique, étant d’éviter de reconnaître des droits spécifiques à des minorités linguistiques, situation qui pourrait aisément dériver vers des revendications autonomistes ou fédéralistes.

The Conversation

Salem Chaker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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05.08.2025 à 13:03

Donald Trump limoge la cheffe des statistiques sur le travail et affaiblit les bases des politiques sociales

Sarah James, Assistant Professor of Political Science, Gonzaga University

La mise en pause de la collecte de données par l’administration Trump menace la capacité des États-Unis à mesurer l’efficacité de leurs programmes sociaux et à les rétablir demain.
Texte intégral (2251 mots)
Les programmes gouvernementaux sont-ils efficaces ? Impossible de le savoir sans données. Andranik Hakobyan/iStock/GettyImagesPlus

En freinant la production de données officielles, l’administration Trump met en péril la transparence et l’avenir des politiques sociales aux États-Unis.

Le 1er août 2025, le président Donald Trump a limogé la commissaire du Bureau de la statistique du travail (Bureau of Labor Statistics ou BLS) Erika McEntarfer, après la publication d’un rapport défavorable sur le chômage. Cette décision a suscité de vives critiques en raison du risque qu’elle sape la crédibilité de l’agence. Mais ce n’est pas la première fois que l’administration Trump prend des mesures susceptibles d’affaiblir l’intégrité de certaines données gouvernementales.

Prenons l’exemple du suivi de la mortalité maternelle aux États-Unis, qui est la plus élevée parmi les pays développés. Depuis 1987, les centres pour le contrôle et la prévention des maladies (Centers for Disease Control and Prevention) administrent le système de surveillance de l’évaluation des risques liés à la grossesse afin de mieux comprendre quand, où et pourquoi ces décès surviennent. En avril 2025, l’administration Trump a placé ce département, chargé de la collecte et du suivi de ces données, en congés forcés.

Pour l’instant, rien n’indique que des données du BLS ont été supprimées ou altérées. Mais des rapports font état de situations similaires dans d’autres agences.

La Maison-Blanche collecte également moins d’informations, qu’il s’agisse de savoir combien d’Américains disposent d’une assurance maladie ou du nombre d’élèves inscrits dans les écoles publiques, et elle rend inaccessibles au public de nombreuses données gouvernementales. Donald Trump tente également de supprimer des agences entières, comme le département de l’éducation, qui sont responsables de la collecte de données cruciales liées à la pauvreté et aux inégalités. Son administration a aussi commencé à supprimer des sites web et des répertoires qui partagent les données gouvernementales avec le public.

Pourquoi les données sont essentielles pour le filet de sécurité

J’étudie le rôle que jouent les données dans la prise de décision politique, y compris quand et comment les responsables gouvernementaux décident de les collecter. Au fil de plusieurs années de recherche, j’ai constaté que de bonnes données sont essentielles non seulement pour les responsables politiques, mais aussi pour les journalistes, les militants ou les électeurs. Sans elles, il est beaucoup plus difficile de déterminer quand une politique échoue et encore plus compliqué d’aider les personnes qui ne sont pas dans les radars et qui n’ont pas de connexions politiques.

Depuis que Trump a prêté serment pour son second mandat, je surveille de près les conséquences de la perturbation, de la suppression et du sous-financement des données sur les programmes de filet de sécurité sociale, comme l’aide alimentaire ou les services destinés aux personnes en situation de handicap.

J’estime que perturber la collecte de données rendra plus difficile l’identification des personnes éligibles à ces programmes ou la compréhension de ce qui se passe lorsque des bénéficiaires perdent leur aide. Je crois aussi que l’absence de ces données compliquera considérablement le travail des défenseurs de ces programmes sociaux pour les reconstruire à l’avenir.

Pourquoi le gouvernement collecte ces données

Il est impossible de savoir si des politiques et programmes fonctionnent, sans données fiables collectées sur une longue période. Par exemple, sans un système permettant de mesurer avec précision combien de personnes ont besoin d’aide pour se nourrir, il est difficile de déterminer combien le pays doit consacrer au Supplemental Nutrition Assistance Program (le programme alimentaire fédéral), au programme fédéral d’aide nutritionnelle (connu sous le nom de WIC) destiné aux femmes, nourrissons et enfants, ainsi qu’aux programmes associés.

Les données sur l’éligibilité et l’inscription à Medicaid avant et après l’adoption de l’Affordable Care Act (ACA) en 2010 en sont un autre exemple. Les données nationales ont montré que des millions d’Américains ont obtenu une couverture santé après la mise en œuvre de l’ACA.

De nombreuses institutions et organisations, comme les universités, les médias, les think tanks et les associations à but non lucratif qui se concentrent sur des enjeux tels que la pauvreté et les inégalités ou le logement, collectent elles aussi des données sur l’impact des politiques sociales sur les Américains à faible revenu.

Il ne fait aucun doute que ces efforts non gouvernementaux vont se poursuivre, voire s’intensifier. Cependant, il est très improbable que ces initiatives indépendantes puissent remplacer les programmes de collecte de données du gouvernement – encore moins l’ensemble d’entre eux. Parce qu’il met en œuvre les politiques officielles, le gouvernement est dans une position unique pour collecter et pour conserver des données sensibles sur de longues périodes. C’est pourquoi la disparition de milliers de sites web officiels peut avoir des conséquences à très long terme.

Ce qui distingue l’approche de Trump

La mise en pause, la réduction de financement et la suppression des données gouvernementales par l’administration Trump marquent une rupture majeure avec ses prédécesseurs.

Dès les années 1930, les chercheurs en sciences sociales et les responsables politiques locaux américains avaient compris le potentiel des données pour identifier quelles politiques étaient efficaces et lesquelles représentaient un gaspillage d’argent. Depuis lors, les responsables politiques de tout l’éventail idéologique se sont de plus en plus intéressés à l’utilisation des données pour améliorer le fonctionnement de l’État.

Cet intérêt pour les données s’est accentué à partir de 2001, lorsque le président George W. Bush a fait de la responsabilisation du gouvernement sur la base de résultats mesurables une priorité. Il considérait les données comme un outil puissant pour réduire le gaspillage et évaluer les résultats des politiques publiques. Sa réforme phare en matière d’éducation, le No Child Left Behind Act, a profondément élargi la collecte et la publication de données sur les performances des élèves dans les écoles publiques de la maternelle à la terminale.

George W. Bush
Le président George W. Bush parle d’éducation en 2005 dans un lycée de Falls Church, en Virginie, exposant ses plans pour le No Child Left Behind Act. Alex Wong/Getty Images

En quoi cela contraste avec les administrations Obama et Biden

Les présidents Barack Obama et Joe Biden ont mis l’accent sur l’importance des données pour évaluer l’impact de leurs politiques sur les populations à faible revenu, historiquement peu influentes sur le plan politique. Obama a mis en place un groupe de travail chargé d’identifier des moyens de collecter, analyser et intégrer davantage de données utiles dans les politiques sociales.

Biden a mis en œuvre plusieurs des recommandations de ce groupe. Par exemple, il a exigé la collecte et l’analyse de données démographiques pour évaluer les impacts des nouvelles politiques sociales. Cette approche a influencé la manière dont son administration a géré les changements dans les pratiques de prêts immobiliers, l’expansion de l’accès au haut débit et la mise en place de programmes de sensibilisation pour inscrire les citoyens à Medicaid et Medicare.

Pourquoi il sera difficile de reconstruire

Il est plus difficile de défendre l’existence de programmes sociaux lorsqu’il n’existe pas de données pertinentes. Par exemple, des programmes qui aident les personnes à faible revenu à consulter un médecin, à avoir accès à des produits frais ou à trouver un logement peuvent être plus rentables que de simplement laisser les gens vivre dans la pauvreté.

Bloquer la collecte de données peut aussi compliquer le rétablissement du financement public après la suppression ou l’arrêt d’un programme. En effet, il sera alors plus difficile pour les anciens bénéficiaires de ces programmes de convaincre leurs concitoyens qu’il est nécessaire d’investir dans l’extension d’un programme existant ou dans la création d’un nouveau.

Faute de données suffisantes, même des politiques bien intentionnées risquent à l’avenir d’aggraver les problèmes qu’elles sont censées résoudre, et ce, bien après la fin de l’administration Trump.

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Sarah James ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.08.2025 à 17:58

Agents masqués et armés : la police migratoire de Trump sème la peur dans les rues américaines

Dafydd Townley, Teaching Fellow in US politics and international security, University of Portsmouth

Des agents masqués et armés de la police de l'immigration de Donald Trump (ICE) multiplient les arrestations agressives, suscitant inquiétudes et controverses.
Texte intégral (2066 mots)

Aux États-Unis, la police de l’immigration de Donald Trump multiplie les raids ciblant les personnes non blanches, principalement sans papiers ou titulaires d’un titre de séjour. Bras armé de la politique migratoire de Donald Trump, cette agence fédérale (Immigration and Customs Enforcement, ou ICE), renforcée par un budget historique, applique une répression de grande ampleur.


Des hommes masqués, et parfois des femmes, patrouillent dans les rues des villes des États-Unis, parfois à bord de voitures banalisées, souvent armés et vêtus de tenues militaires. Ils ont le pouvoir d’identifier, d’arrêter et de détenir des personnes qui n’ont pas la citoyenneté américaine et d’expulser les immigrés sans papiers. Ils ont également le droit d’interroger toute personne qu’ils soupçonnent de ne pas être citoyenne américaine afin de vérifier son droit de séjourner aux États-Unis.

Ce sont des fonctionnaires de l’Immigration and Customs Enforcement Agency, connue sous le nom d’ICE. Il s’agit d’une agence fédérale chargée de l’application de la loi, qui relève du département de la sécurité intérieure (DHS) et qui joue un rôle important et controversé dans la mise en œuvre de la politique migratoire stricte de Donald Trump.

Lors de la campagne électorale, Trump a promis « la plus grande opération d’expulsion intérieure de l’histoire américaine ». Et il donne à l’ICE plus de pouvoir pour réaliser ses projets.

Depuis l’entrée en fonction de Trump en janvier 2025, le financement d’ICE a été considérablement augmenté. Le « big beautiful bill » (« grand et beau projet de loi ») de Trump, adopté par le Congrès six mois plus tard en juillet, a accordé à l’ICE 75 milliards de dollars US (65 milliards d’euros) pour les quatre années à venir, contre environ 8 milliards de dollars US (6,9 milliards d’euros) par an auparavant.

Cette augmentation de financement permettra à l’agence de recruter davantage de salariés, d’ajouter des milliers de lits supplémentaires et des extensions aux bâtiments afin d’augmenter la capacité des centres de détention. De nouveaux fonds sont également prévus pour des outils de surveillance avancés, incluant la reconnaissance faciale assistée par IA et la collecte de données mobiles.

Une enveloppe supplémentaire de 30 milliards de dollars (26 milliards d’euros) est destinée aux opérations de première ligne, notamment l’expulsion des immigrés et leur transfert vers les centres de détention.

Le président s’est engagé à expulser toutes les personnes en situation irrégulière aux États-Unis, soit, selon le Wall Street Journal, environ 4 % de la population actuelle. Au cours des cinq derniers mois, le nombre de personnes interpellées par les agents d’ICE a augmenté rapidement : en juin 2025, le nombre moyen d’arrestations quotidiennes a augmenté de 268 % (comparé à juin 2024, atteignant environ 1 000 par jour.


À lire aussi : Rafles, expulsions… la gestion de l’immigration, illustration du tournant autoritaire de Donald Trump ?


Et, cela représente également une hausse de 42 % par rapport à mai 2025, selon une analyse des données réalisée par le Guardian et le Deportation Data Project. Cependant, ce chiffre reste bien en deçà des 3 000 arrestations par jour ordonnées par la secrétaire à la sécurité intérieure Kristi Noem et le chef adjoint de cabinet de la Maison-Blanche Stephen Miller.

Les tactiques d’ICE ont déjà suscité de vives critiques. La chaîne de télévision conservatrice Fox News a rapporté que des agents masqués ne présentaient pas leur carte d’identité ni le nom de leur agence lorsqu’ils interpellaient des personnes lors de raids. D’autres reportages ont mis en lumière des allégations selon lesquelles des citoyens états-uniens seraient également parfois pris dans ces raids.

Fonctionnement et organisation d’ICE

L’agence, actuellement dirigée par le directeur par intérim Todd M. Lyons, comporte trois divisions principales :

Lyons a affirmé que le port du masque était nécessaire, car les agents de l’ICE étaient victimes de « doxxing », c’est-à-dire que leurs informations personnelles, telles que leurs noms et adresses, étaient divulguées en ligne sans leur consentement. Il a également déclaré que les agressions contre les agents d’ICE avaient augmenté. Les données du DHS indiquent qu’il y avait eu 79 agressions contre des agents d’ICE entre janvier et juin 2025, contre dix sur la même période en 2024.

Le chef de la minorité démocrate à la Chambre des représentants Hakeem Jeffries a comparé le port du masque par les agents d’ICE à des forces de police secrète dans des régimes autoritaires :

« Nous ne sommes pas derrière le rideau de fer. Nous ne sommes pas dans les années 1930. »

L’agence ICE a été créée en 2003 par l’administration de George W. Bush, en partie à la suite des attentats terroristes du 11-Septembre, et faisait partie d’une réorganisation plus large des agences fédérales sous la direction du DHS alors tout juste créé. Elle a intégré des parties de l’ancienne Immigration and Naturalization Service (INS) ainsi que certains éléments du service des douanes des États-Unis.

Selon le site Web de l’agence, la mission principale d’ICE est

« de protéger l’Amérique par le biais d’enquêtes criminelles et de l’application des lois sur l’immigration afin de préserver la sécurité nationale et la sécurité publique ».

Comment l’ICE a accru ses moyens et son champ d’action

Au début du mandat présidentiel en janvier dernier, la Maison-Blanche a donné à l’ICE le droit d’accélérer l’expulsion des immigrés entrés légalement dans le pays sous l’administration précédente. Ce « droit d’expulsion accélérée » permettait à l’ICE d’expulser des personnes sans qu’elles aient à comparaître devant un juge de l’immigration.

Alors que les arrestations se sont multipliées ces derniers mois, Lyons a déclaré à CBS News que l’ICE traquait tout immigrant sans papiers, même s’il n’avait pas de casier judiciaire.

L’administration Trump a également autorisé les agents de l’ICE à procéder à des arrestations dans les tribunaux d’immigration, ce qui était auparavant interdit. Cette restriction avait été introduite par l’administration Biden en 2021 afin de garantir que les témoins, les victimes de crimes et les accusés puissent toujours comparaître devant la justice sans craindre d’être arrêtés pour des infractions à la législation sur l’immigration (à l’exception des personnes représentant une menace pour la sécurité nationale).

La plupart du temps, l’ICE a ciblé les immigrés illégaux. Mais l’agence a aussi arrêté et détenu certaines personnes qui étaient résidentes (détentrices de la carte verte) ou touristes – et, dans certains cas même des citoyens états-uniens.

Ces dernières semaines, selon le Washington Post, l’ICE a reçu l’ordre d’augmenter le nombre d’immigrés ou migrants équipés de bracelets électroniques GPS. Cela augmenterait considérablement le nombre d’immigrés sous surveillance. Ces dispositifs limitent également la liberté de mouvement des personnes concernées.

Des manifestations face aux raids de l’ICE

De nombreuses manifestations publiques ont eu lieu contre les raids d’ICE, notamment en Californie. Le point culminant a été atteint le 6 juin après que l’ICE a mené plusieurs raids à Los Angeles, qui ont donné lieu à des affrontements entre agents et manifestants. Cela a conduit la Maison-Blanche à envoyer environ 2 000 soldats de la garde nationale et 700 marines à Los Angeles, malgré l’opposition du gouverneur de Californie, Gavin Newsom.


À lire aussi : Trump face à la Californie : affrontement à haute tension


Une partie des tensions entre l’administration Trump et l’État vient du fait que Los Angeles et San Francisco ont adopté des politiques locales limitant la coopération avec les autorités fédérales en matière d’immigration, notamment avec l’ICE. La Californie dispose de lois sur les sanctuaires, telles que la SB 54, qui interdisent aux forces de police et aux shérifs locaux d’aider l’ICE dans l’application des lois civiles sur l’immigration.

Cependant, Trump semble déterminé à durcir et à accélérer la répression contre les migrants illégaux et les agents d’ICE sont clairement en première ligne de cette stratégie.

The Conversation

Dafydd Townley ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.08.2025 à 17:59

Les « crimes rituels » au Gabon : un phénomène moderne

Luce Manomba Obame, Doctorante en anthropologie religieuse, École pratique des hautes études (EPHE)

Les crimes rituels, qui répondent à des objectifs variés, mettent en présence un « triangle criminel », composé du commanditaire, du sorcier et des exécutants.
Texte intégral (3189 mots)

Corps mutilés, parfois vidés de leurs organes ou de leur sang : au Gabon, ces meurtres, communément appelés « crimes rituels », n’ont pas disparu. Si la racine de ces pratiques plonge dans la période précoloniale, leurs modalités et surtout leurs objectifs ont évolué avec le temps.


Un homme sans vie, près d’une rivière : le 13 février 2023, des pêcheurs sur le Ntem, fleuve du nord du Gabon, retrouvent André Ngoua, disparu trois jours plus tôt. Les yeux, la langue et le sexe manquent, relate une proche de la famille. Cinq personnes seront arrêtées, soupçonnées de « crimes rituels »… Seule l’une d’elles est en détention aujourd’hui, nous explique la famille de la victime.

Au Gabon, pays d’Afrique centrale de 2,53 millions d’habitants, nombreux sont les corps retrouvés ainsi, mutilés, sans compter les disparitions. Bien qu’on ne dispose pas de statistiques fiables, les « crimes rituels » sont aujourd’hui ancrés dans le paysage sociétal gabonais, créant de vraies psychoses.

De prime abord, on pourrait penser que ces pratiques appartiennent à un passé lointain. Il n’en est rien.

Capter la force de la victime

Le mot « crime », du latin crimen, renvoie au langage judiciaire ; « rituel », du latin ritus, à tout culte, coutume ou habitus.

L’expression « crime rituel » est controversée au Gabon du fait de l’utilisation du terme « rituel » : les adeptes du rite initiatique du bwiti y voient une stigmatisation infondée de cette spiritualité. Le bwiti, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, n’accepte aucun meurtre et s’appuie principalement sur l’utilisation des plantes. Mais en Afrique, quand on parle de rite, on pense d’abord aux rites traditionnels ; c’est pourquoi la notion de « crime rituel » peut être inconsciemment associée au bwiti, qui est le rite principal du Gabon – d’où la controverse.

Dans le Code pénal du pays, on parle, plus factuellement, de « prélèvement d’organes ». Car ce type de crime implique avant tout une mort avec extraction de morceaux du corps de la victime, parfois vivante au moment de l’acte.

Les parties ôtées ou « pièces détachées », selon une formule employée au Gabon – « le sang, le crâne, les yeux, les oreilles, les dents, les cheveux, les seins, la langue, le pénis, le vagin, le clitoris », rapporte Jean-Elvis Ebang Ondo, président de l’Association de lutte contre les crimes rituels, dans son Manifeste contre les crimes rituels au Gabon paru en 2010, sont utilisées pour la conquête ou la pérennisation d’un pouvoir, ou encore pour la réussite dans les affaires. D’où une augmentation de ces meurtres au moment des élections ou de changements de gouvernement, constate Ebang Ondo.

Plus largement, le « crime rituel » s’inscrit dans le même paradigme que le trafic d’ossements humains (« or blanc » au Gabon), ou même la sodomie non consentie, qui permettrait de « prendre la chance » de la personne sodomisée.

Commanditaires, exécutants et « sorciers »

Pour les « crimes rituels », un macabre triangle se dessine entre les « exécutants », les « commanditaires » et les « sorciers ». Le/la commanditaire paye un ou plusieurs exécutant(s), parfois à travers un/des intermédiaire(s) pour tuer et dépecer la/les victime(s), sur instruction du « sorcier ».

Les commanditaires sont forcément aisés financièrement. Ainsi, 98 % d’entre eux seraient issus du monde politique, selon Eddy Minang. Cet ancien procureur d’Oyem (ville du nord du Gabon), actuel procureur de la République près la Cour d’appel de Libreville, est le premier à avoir écrit un livre examinant les « crimes rituels » commis dans le pays d’un point de vue juridique.

Au Gabon, personne n’a jamais été condamné en tant que « commanditaire ». L’affaire du sénateur Gabriel Eyeghe Ekomie est celle qui a le plus défrayé la chronique. En 2012, ce membre du parti au pouvoir, le Parti démocratique gabonais (PDG), qui a dominé la vie politique du pays de 1968 à 2023, est placé sous mandat de dépôt à la suite du meurtre, en 2009, d’une fillette de 12 ans, avec prélèvement des organes génitaux, pour 20 millions de francs CFA (environ 30 500 euros). Libéré à la suite d’un non-lieu, il est mort en 2014.

Avec moins de retentissement, Rigobert Ikambouayat Ndeka, un temps ministre de la communication et de l’économie numérique après 2019, a été mis en examen en 2013 pour « instigation d’assassinat avec prélèvement d’organes », rapporte le journal L’Union. À l’époque, il était directeur général de l’Office des ports et des rades du Gabon (Oprag) et membre du Bureau politique du PDG. Il s’est défendu en dénonçant une machination politique et n’a jamais été condamné.

D’autres noms circulent, comme celui d’Alfred Edmond Nziengui Madoungou, alias « V ». En 2014, cinq proches de cet ancien conseiller du président Ali Bongo, à la tête du pays de 2009 à son renversement en 2023, ont été inculpés pour « assassinat avec prélèvement d’organes humains ».

Plus documenté est le personnage nodal du « sorcier ». Tel un médecin, il prescrit les organes ou le sang à prélever et indique sur quel type de victime cela doit être fait.

L’Occident colonial a longtemps associé toute spiritualité africaine à de la « sorcellerie ». Les Africains restent très marqués par ce stigmate, alors que l’immense majorité des tradipraticiens ne prônent pas les crimes rituels dans leurs pratiques, seuls certains faisant le choix du « côté obscur ». Il arrive même que des monothéistes s’adonnent aux sacrifices, comme en janvier 2015 avec le meurtre d’une jeune fille par un pasteur à Oyem, pour la prospérité d’une église.

Quant aux exécutants, ce sont les petites mains des assassinats. En 2019, nous avons pu en rencontrer, sous condition d’anonymat, qui disaient s’être repentis.

Point commun : ce sont tous des jeunes, sans problème psychiatrique visible, issus de milieux (très) modestes. Bref : des personnes lambda, parfois en couple et ayant des enfants.

Nous racontant sa « première fois », l’un d’eux, se disant « repenti », se souvient :

« Nous sommes montés dans une voiture, toute noire, vitres fumées. On était quatre ce soir. On a pris un enfant de 7-8 ans, on l’a arraché à sa maman. Je me suis dit : “C’est quel genre de travail ?” Mon frère est arrivé, il m’a donné 500 000 francs CFA (environ 720 euros). J’étais content, mais naïf, parce que j’ai vu l’argent. Au fur et à mesure, on avait des méthodes, on changeait de véhicule. »

Un autre :

« Mon parcours a commencé dans le braquage avec mes condisciples à Tchibanga. Comme on avait une renommée dans le quartier, un député est venu et a cherché à nous rencontrer. Il nous a fait rentrer dans une ligne de crimes rituels. Il commençait à nous demander des êtres humains. On volait les enfants. Après, il nous a fait monter sur Libreville. Il nous demandait d’amener les organes humains. On se rencontrait au Cap [une zone forestière proche de la capitale], en forêt. C’est là-bas qu’on traitait nos affaires. Il nous payait au travail fait : parfois 800 000 francs CFA [environ 1 200 euros]. Parfois, ça augmentait. Si c’est une grande personne, ça augmentait, vers les 1,5 million [environ 2 290 euros], 2 millions [environ 3 000 euros]. Donc, chaque crime avait son prix. […] On ne savait pas ce qu’il [le député] faisait avec ça. On savait seulement que c’était pour les rituels, pour être riche quoi. »

Ces ex-criminels décrivent les mêmes techniques : voiture aux vitres fumées, parfois taxi complice. En l’absence de véhicule, il faut attirer la victime en dehors des regards, la « droguer ou l’inviter à s’éloigner du circuit, ni vu ni connu ».

À l’origine, des sacrifices à buts collectifs ou « sectaires »

Les sacrifices humains sont loin d’être spécifiques au Gabon ou à l’Afrique. Ils étaient par exemple répandus dans des civilisations de Mésoamérique, de Chine ou encore chez les Celtes.

Au Gabon, ces mises à mort existeraient depuis longtemps, mais n’ont été documentées que par les récits de missionnaires ou d’administrateurs coloniaux. Malheureusement, ils restent parcellaires.

Citant le frère Antoine Roussel (1853), André Raponda-Walker et Roger Sillans notent que « les Eshira auraient immolé, au temps de la traite, un homme et une femme aux deux génies des chutes de Samba et de Nagosi ». Dans le rite du bieri, la victime consentait à se sacrifier pour que ses reliques soient prises après sa mort afin qu’elles deviennent un ancêtre protecteur du clan.

Autre cas de sacrifices humains rapportés par Raponda-Walker et Sillans : lors de la mort d’un chef ou d’un notable, des esclaves ou de jeunes femmes pouvaient être tués pour les servir dans l’Au-delà.

Mais des archives coloniales et missionnaires du milieu du XXe siècle parlent aussi de meurtres dans des « sectes ». Ainsi, un adepte de la « secte de l’homme-tigre » avait tué une personne et consommé sa chair (jugement du 28 janvier 1931 dans l’Ogooué-Ivindo, au nord-est) et un membre de la « secte de la panthère » avait mangé, avec d’autres adeptes, la cervelle d’une passante, suite à un guet-apens en forêt (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4). D’après les récits coloniaux, ces « sectes » offraient des privilèges aux adeptes : par exemple, être facilement innocentés dans des procès au village, être avantagés dans des partages communautaires, etc. (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4).

De fait, on remarque que la mort avait tantôt un but communautaire (assurer la prospérité d’un clan), tantôt servait les privilèges d’une élite, dans le cadre d’une « secte ».

Toutes ces mises à mort ont été réprimées durant la colonisation française. Mais la répression a aussi engendré une transformation de ces pratiques, qui sont progressivement devenues plus secrètes.

Selon l’historienne Florence Bernault (dans l’article « Économie de la mort et reproduction sociale au Gabon », 2005),

« la fabrication rituelle des reliques familiales, par exemple, pouvait s’avérer paradoxalement plus risquée, sous surveillance coloniale, que l’utilisation d’organes et d’ossements prélevés sur des cadavres “discrets”, mais extérieurs au lignage. »

La violence de l’imaginaire

Au cours du XXe siècle, la société change sous l’influence de la modernité. Le capitalisme néolibéral, la mondialisation, la montée de l’individualisme, l’urbanisation et l’argent-roi, mais aussi le syncrétisme religieux modifient les mœurs.

Les nouvelles élites, occidentalisées, usent alors de la « violence de l’imaginaire » par le « fétichisme des choses possédées » (belles voitures, belles maisons, etc.) – fétichisme au sens où l’objet aura une valeur au-delà de l’utilitaire –, analyse l’anthropologue Joseph Tonda dans le Souverain moderne.

Le Gabon est particulièrement marqué par des écarts de richesse très élevés, avec une élite ultrariche, capable de financer la Françafrique, et un peuple pauvre.

Mais dans ce pays d’Afrique centrale, contrairement à l’Occident, le visible et l’invisible ne font qu’un, avec une « matérialité des entités imaginaires » énonce Tonda. Les objets comme les corps peuvent être investis de vertus symboliques, mais aussi spirituelles.

Les crimes rituels dans la modernité : la recherche d’un pouvoir individuel

Au Gabon, le « sacrifice », parfois à but collectif ou pour servir un petit groupe comme les « hommes-tigres », se transforme progressivement en « crime rituel », plus secret, réalisé plutôt à des fins personnelles ou élitistes.

Même s’il a pu être employé avant, nous avons trouvé pour la première fois, pour le Gabon, le terme de « crime rituel » en 1939 (archives de la Congrégation du Saint-Esprit, cote 2D60.9a4).

Dans beaucoup d’autres archives, nous avons plutôt lu des termes comme « anthropophagie ». Les utilisations des organes sont assez floues, car seuls les « commanditaires » et les « sorciers » peuvent vraiment en parler, mais ils n’ont presque jamais été entendus par la justice, et nous n’avons pas réussi à les approcher lors de nos recherches de terrain.

Dès les années 1970-1980, des récits plus ou moins avérés sur des enlèvements d’enfants par une « voiture noire » se multiplient. Mais la dictature, dans sa forme la plus stricte, règne alors.

En 1990, après le discours de La Baule de François Mitterrand, les pays d’Afrique francophone réintroduisent le multipartisme. La presse se diversifie, tout comme la politique.

Coïncidence ou pas : les Gabonais ont l’impression d’une augmentation des sacrifices humains depuis ces années 1990, souligne Eddy Minang. Faut-il y voir un lien avec la compétition politique accrue, ou avec une presse qui ose désormais parler du sujet ?

Au Gabon – et plus largement en Afrique centrale –, la population associe souvent ces crimes aux « loges » ou aux « sectes » (selon les termes employés) comme les francs-maçons, les Rose-Croix ou encore, pour le Gabon, à l’ordre de la Panthère noire.

Ces « loges » sont devenues un passage presque obligé pour l’accès à certains postes au sein des nombreuses élites d’Afrique francophone. Pour autant, nous n’avons pas pu démontrer que ces rites, tels que pratiqués aujourd’hui au Gabon, seraient demandeurs de « crimes rituels ».

Peu à peu, la société civile se met à dénoncer et à dénombrer les assassinats. En 2005, Jean-Elvis Ebang Ondo, déjà cité, retrouve son fils de 12 ans, mort, organes manquants. Face à cette tragédie, il crée l’Association de lutte contre les crimes rituels (ALCR), ce qui lui vaut de recevoir des menaces. En un seul mois, en 2008, l’ALCR a recensé 13 « crimes rituels » dans tout le pays et 24 entre janvier et mai 2013.

La presse aussi devient de plus en plus prolixe. À L’Union, Jonas Moulenda se spécialise dans ce genre de faits divers. À tel point qu’en 2015, le journaliste fuit son pays, suite, selon lui, à une traque du présumé commanditaire, « V ».

En mai 2013, le ras-le-bol des citoyens prend de l’ampleur : des manifestations éclatent contre les « crimes rituels ». Mais les mouvements sociaux ne parviennent pas à mettre fin à ces pratiques. Assassinats et disparitions continuent. « L’impunité et l’inaction des pouvoirs publics » restent la norme, déplore Eddy Minang.

En janvier 2020, des dispari†ions d’enfants embrasent tout Libreville. De présumés kidnappeurs, parfois innocents, meurent lynchés, la population estimant qu’elle seule peut se faire justice. Les autorités ont démenti tout enlèvement.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Brice Oligui, fin août 2023, la presse relate moins les informations liées aux « crimes rituels ». Pourtant, des commanditaires soupçonnés demeurent dans les structures de pouvoir, et certaines affaires restent non élucidées. C’est le cas de l’assassinat d’une famille de Franceville (nord-est) en juillet 2024. Officiellement, pas d’accusation de meurtre avec extractions d’organes ; mais pour Jonas Moulenda et une proche de la famille, il s’agirait bien d’un « crime rituel ». Le journaliste nous dit aussi avoir eu écho de cinq autres meurtres du même type depuis 2025…


Cet article a été coécrit avec la journaliste Caroline Chauvet Abalo.

The Conversation

Luce Manomba Obame ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.08.2025 à 18:49

À Gaza, l’illusion humanitaire ne nourrit pas une population affamée

Pierre Micheletti, Responsable du diplôme «Santé -- Solidarité -- Précarité» à la Faculté de médecine de Grenoble, Université Grenoble Alpes (UGA)

À Gaza, la gravité de la situation humanitaire est extrême. La reprise timide des approvisionnements humanitaires ne permet pas la mise en œuvre effective d’une sécurité alimentaire.
Texte intégral (1326 mots)

Alors que la situation humanitaire à Gaza atteint un niveau de gravité sans précédent, les annonces de reprise ou de largage d’aide humanitaire internationale masquent la réalité d’un dispositif insuffisant et strictement encadré par les autorités israéliennes, pourtant responsables du blocus. Plutôt que de mobiliser les leviers politiques et diplomatiques nécessaires pour lever ce blocus, les interventions se limitent à des actions symboliques, laissant perdurer une crise humanitaire profonde et structurelle.


Sous l’effet des pressions internationales, une timide reprise des approvisionnements humanitaires s’amorce à Gaza.Toutefois, les responsables israéliens, comme c’est le cas depuis 2005, prolongent une fois encore la « stratégie de la perfusion contrôlée ». Les mécanismes qui aboutissent à la crise actuelle sont ainsi connus et dénoncés depuis plus d’un an . Les flux alimentaires vitaux ont été maintenus, à la limite constante de la suffocation ; juste suffisants pour éviter une mortalité massive qui viendrait parachever le drame qui se joue depuis octobre 2023.

Avec une telle mortalité, le risque serait trop grand pour qu’enfin se dégage un consensus qui pourrait balayer l’incroyable inertie qui prévaut dans la gouvernance des relations internationales. Les autorités israéliennes le savent.

Les livraisons cosmétiques annoncées ne sont pourtant en rien résolutives du drame que connaît la population civile de ce territoire depuis plus de dix-huit mois maintenant.


À lire aussi : Malnutrition à Gaza : son impact sur les 1 000 premiers jours de vie des bébés


Les largages alimentaires : une aide dérisoire face à une population dévorée par la famine

Elles empruntent des modalités qui, dans le sillage du calamiteux dispositif de la Fondation humanitaire pour Gaza, continuent de déroger à toute préoccupation d’efficacité et de respect des principes humanitaires à l’égard d’une population civile qui vit dans un territoire occupé par une puissance extérieure. Car les mesures annoncées contreviennent à la mise en œuvre effective d’une sécurité alimentaire qui repose sur quatre piliers.

Premier pilier, la disponibilité des denrées. C’est sur ce seul axe que porte l’accroissement annoncé des volumes d’aide délivrée. Avec une volumétrie qui soulève cependant des doutes : 100 camions annoncés là où, avant le conflit massif, plus de 500 étaient mobilisés chaque jour. L’ONU estime à 62 000 tonnes par mois la nécessaire disponibilité de denrées alimentaires.

Le deuxième pilier concerne l’accessibilité effective de la population civile aux denrées ayant franchi la frontière. Une accessibilité qui porte sur la capacité à se déplacer pour parvenir jusqu’à la nourriture : accessibilité géographique particulièrement cruciale pour les malades, pour les blessés et les personnes âgées, pour des dizaines de milliers de personnes en l’occurrence ; l’exposition à la violence militaire met en jeu l’accessibilité sécuritaire ; et, selon les circuits de répartition ensuite empruntés par les aliments, des coûts qui peuvent être prohibitifs si livrés à la dérégulation d’un marché noir favorisé par l’absence d’encadrement sur le terrain (accessibilité financière).

Le troisième pilier repose sur la capacité des populations à utiliser effectivement les produits entrés sur le territoire. C’est-à-dire de pouvoir disposer des ustensiles de cuisine, du combustible et des autres ingrédients dont l’eau, qui permettent la préparation des aliments qui nécessitent une cuisson. Les blessés graves ou inconscients nécessitent par ailleurs une nutrition parentérale spécialisée (administration par voie intramusculaire ou intraveineuse, ndlr) et contrôlée par des professionnels de santé dont la mortalité a également été massive depuis octobre 2023.

Enfin, quatrième composante de la sécurité alimentaire : la stabilité dans le temps des trois piliers précédents et non, comme cela est le cas depuis dix-huit mois, des livraisons erratiques dans le temps et dans l’espace.

La sous-nutrition aiguë, qui peut conduire à la mort, résulte ainsi d’un déséquilibre entre les apports qui construisent la sécurité alimentaire et les excès de pertes, le plus souvent liées à des diarrhées aiguës très fréquentes là où la qualité de l’eau de boisson ne peut être garantie. Tel est le cas pour la population de Gaza, dont la densité était avant le conflit l’une des plus élevées au monde (6 090 habitants au km2 en 2023, ndlr).

Sous le siège israélien, les Gazaouis abandonnés à une famine dévastatrice

La population, dont plus de 80% est poussée à une errance perpétuelle, est aujourd’hui concentrée sur de faibles surfaces territoriales, vivant au milieu des déjections humaines et animales, sans non plus les moyens d’une hygiène corporelle minimale, et alors même que la sous-alimentation chronique expose, en particulier les enfants, à une plus grande mortalité par déficit immunitaire.

Ce sont toutes ces composantes vitales que ne peut résoudre la seule augmentation modeste en volume qui est annoncée par les autorités israéliennes. Cette décision relève du marketing humanitaire si elle reste isolée.

Cette punition collective n’a que trop duré pour les 2 millions de personnes qui errent sur un territoire de 40 km de long sur 10 km de large. Malgré les récentes annonces, la vigilance reste de mise pour que les approvisionnements dérisoires – largement médiatisés – ne soient pas érigés en solution généreuse et durable… Une mobilisation inédite de grandes ONG internationales ne cesse d’interpeller sur la situation catastrophique que vivent la population comme les équipes d’acteurs humanitaires.

Un véritable cessez-le-feu doit être instauré, et des décisions politiques prises pour qu’enfin se dégagent les perspectives d’une paix durable.

La prochaine Assemblée générale des Nations unies en septembre 2025 à New York constitue une opportunité de prendre des décisions pour « le jour d’après » la période de conflit. Des initiatives politiques se multiplient, en particulier autour de la reconnaissance de l’État de Palestine par un nombre croissant de pays.

The Conversation

Pierre Micheletti est membre : Président d'honneur d'Action Contre la Faim Ancien président de Médecins du Monde Administrateur de SOS Méditerranée Membre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme

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