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22.06.2025 à 10:22

Contrôler les données des ports, un enjeu de guerre économique avec la Chine ?

Véronique Guilloux, Maîtresse de conférences en Sciences de gestion et management, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Une guerre économique fait rage pour capter toutes les données maritimes des bateaux et des ports. Logink, un acteur chinois, menaçant l’Union européenne et les États-Unis, fait figure de favori.
Texte intégral (2553 mots)
Logink, aussi connue sous le nom de National Transport and Logistics Public Information Transport, est une plateforme numérique de logistique et de commerce administrée par le ministère des Transports de la République populaire de Chine. metamorworks/Shutterstock

Dans les ports du monde entier, les Port Community Systems (PCS) gèrent les flux informationnels des 12 292 millions de tonnes de marchandises. À l’origine, ils symbolisent la transformation numérique des ports. Aujourd’hui, leur interfaçage dans un contexte de tensions géopolitiques soulève des risques en matière de gestion des données maritimes et portuaires. Pour preuve, l’Europe s’inquiète de la cyber-influence de Logink, un PCS chinois.


Le transport maritime achemine plus de 80 % des marchandises en 2025. La mondialisation a entraîné une forte hausse du commerce maritime à partir des années 1990. Le volume de fret annuel est passé de 4 000 millions en 1990, à 12 292 millions de tonnes de marchandises en 2023.

Cette massification du transport maritime de marchandises est visible notamment avec l’Automatic Identification System (AIS). L’AIS, mis au point par l’Organisation maritime internationale (OMI), permet de localiser les navires à travers le monde en temps quasi réel.

Dans les ports, des milliers de containers sont chargés ou déchargés. Dans cet article, nous nous intéressons aux plateformes informatiques dans les ports – Port Community Systems (PCS) – gérant justement les flux informationnels liés aux marchandises. Ces PCS favorisent la compétitivité des ports, mais leurs interopérabilités – capacité de ces systèmes à communiquer ensemble – deviennent également des leviers géopolitiques, comme c’est le cas avec la guerre des superpuissances Chine et États-Unis. Dans ce cadre, nous prenons l’exemple de la plateforme chinoise Logink.

Compétitivité des ports

Les PCS connectent les acteurs publics et privés, automatisent les échanges de données entre les différentes parties prenantes : transitaire, agent maritime, transporteur, douane, autorité portuaire, terminal…

« Chacun transmet ses informations sur l’avancée de la marchandise pour que l’intervenant suivant récupère l’information et poursuive le circuit », souligne une communication du port du Havre.

En France, on compte 30 000 utilisateurs par jour.

Le PCS « à la française » a fait longtemps débat. Deux entreprises se partagent historiquement ce marché : SOGET dans le nord de la France et MGI au sud. En 2005, le rapport gouvernemental « La réalisation du projet AP+ sur les places portuaires du Havre et de Marseille » recommandait la convergence informatique des deux systèmes et son ouverture sur l’arrière-pays permettant un accès aux importateurs/exportateurs.

En 2020, SOGET et MGI se regroupent et créent le GIE France PCS pour des chaînes logistiques nationales encore plus numérisées.

Puis, en 2021, la mission nommée « Amélioration des échanges numériques des acteurs des filières logistiques associés aux ports » définit « des outils nécessaires à une véritable interopérabilité des données sur l’ensemble de la chaîne logistique, ainsi qu’une synchronisation des flux numériques et physiques ».

Le marché du transport, de la logistique et du numérique en France. France PCS

Malgré ces avancées, l’International Logistics Performance Index classe la France à la 15e position. Ses concurrents portuaires belges et néerlandais sont classés troisièmes et sixièmes et l’Allemagne première. Levier de gain de compétitivité, la transformation numérique du secteur portuaire français apparaît comme un enjeu prioritaire pour le développement économique national.

C’est alors la naissance de la plateforme ClearFrance portée par le groupement d’intérêt économique (GIE) France PCS. Ce projet est financé par l’État dans le cadre de France 2030 opéré par l’Ademe et financé par l’Union européenne. La mission du GIE France PCS est d’assurer le déploiement d’une interface unique et harmonisée répondant au Règlement européen 2019/1239 établissant un système de guichet unique maritime européen et abrogeant la directive 2010/65/UE.

Guerre économique (des données)

L’intégration des systèmes d’information dans les ports peut être abordée sous un angle de compétitivité nationale, européenne, voire globale. Pour ce dernier point, on peut citer le concept de network-of-trusted-networks permettant l’échange de données de port à port et transfrontière de l’International Port Community Systems Association (IPCSA). Connecter et partager les données permettent d’optimiser la supply chain, avec « une solution fiable et neutre » selon l’IPCSA. Mais échanger des données de port à port dans un cadre transfrontalier peut également soulever des problèmes en période de fortes tensions géopolitiques.

Prenons l’exemple de l’intégration du PCS chinois Logink dans les ports occidentaux. La Chine tisse un réseau portuaire mondial, que cela soit avec l’armateur COSCO ou les opérateurs de terminaux comme China Merchants Port Holding.

Logink est peu connue du grand public. Pourtant, une simple recherche sur Internet fait apparaître des articles professionnels alarmants comme « The Chinese digital octopus spreading its tentacles through smart port ambitions » « US alarm about Logink shows China’s transformational edge » ou « China’s Logink platform as an economic weapon ? ».

Menace de Logink

Logink National Transport and Logistics Public Information Transport est une plateforme numérique de logistique et de commerce administrée par le ministère des Transports de la République populaire de Chine.

Implantation de Logink dans les ports mondiaux. USCC

À l’origine, en 2007, Logink est juste un système de contrôle et de suivi logistique au niveau provincial. La plateforme s’est étendue en 2009 à toutes les provinces chinoises. En 2010, Logink intègre progressivement des données du Northeast Asia Logistics Information Service Network (NEAL-Net) couvrant initialement les opérations des porte-conteneurs dans les ports de Ningbo-Ahoushan (PRC), Tokyo-Yokohama (Japon) et Busan (Corée du Sud). Des partenariats entre Logink et des entreprises chinoises sont également effectués comme avec Cainiao Smart Logistics Network Limited, détenu par le groupe de e-commerce Alibaba.

Vigilance des États-Unis et de l’Union européenne

Logink s’inscrit dans le projet de la Route de la soie numérique, composant stratégique de la Belt and Road Initiative (BRI), lancée en 2013. Si en 2022, Logink participe au réseau de confiance Network of Trusted Networks (NoTN), il semble aujourd’hui que l’Union européenne et les États-Unis ne voient plus Logink comme une plateforme logistique totalement neutre.

L’Europe est consciente des intérêts stratégiques des Chinois vis-à-vis des ports européens. L’attitude de l’Europe vis-à-vis de Logink semble plus mesurée que les États-Unis. Même si aux États-Unis, aucun port n’a signé d’accord avec Logink, plusieurs instances américaines avertissent que ce système pourrait être une menace pour la sécurité nationale.

Route de la soie maritime et terrestre… chinoise.

La Commission d’examen de l’économie et de la sécurité des échanges bilatéraux entre les États-Unis et de la Chine a indiqué que le Parti communiste chinois (PCC) prévoyait d’utiliser Logink pour renforcer son influence sur le commerce maritime international. Quant à l’administration maritime de l’US Departement of Transportation, elle s’est élevée contre la cyber-influence de Logink.

Plusieurs projets de loi ont été également évoqués. En 2023, le sénateur Cotton et la députée Steel présentent la loi sur « l’obtention de données maritimes de la Chine communiste », visant à interdire l’utilisation de la plateforme de logistique numérique chinoise Logink dans les ports états-uniens. Plus tard, un autre acte sur le transport maritime contre Logink est proposé par le républicain Dusty Johnson. Ces différents projets de loi n’ont pas abouti, mais montrent l’inquiétude géopolitique vis-à-vis du système dans le cadre de la guerre commerciale entre géants.

The Conversation

Véronique Guilloux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.06.2025 à 20:47

La société iranienne prise en étau entre les frappes israéliennes et la répression du régime

Azadeh Kian, Professeure de sociologie, directrice du Centre d’Enseignement, de Documentation et de Recherches pour les Etudes Féministes (CEDREF), Université Paris Cité

Coup de projecteur sur la société iranienne, première victime de la guerre en cours.
Texte intégral (3254 mots)

La guerre actuelle frappe de plein fouet une société iranienne exsangue, qui subit depuis des décennies l’effet de la combinaison des sanctions occidentales et de la répression d’un régime dictatorial. Entretien avec la sociologue Azadeh Kian, autrice, entre autres nombreuses publications, de Rethinking Gender, Ethnicity and Religion in Iran (Bloomsbury, 2023).


The Conversation : L’attaque israélienne du 13 juin 2025 vient frapper un pays encore marqué par le grand mouvement de contestation, né en 2022 après le meurtre de Mahsa Amini, qui a été réprimé par le régime dans la plus grande violence. La mort dans les bombardements de plusieurs des responsables les plus haut placés de ses services de sécurité peut-elle inciter la population à se retourner encore plus contre lui, voire à se soulever pour provoquer sa chute ? Ou bien assiste-t-on au contraire à un ralliement autour du drapeau ?

Azadeh Kian : Première chose, non, on n’assiste pas à un ralliement autour du drapeau. Le régime est toujours très décrié. Il n’a jamais cessé de réprimer les contestataires, même si le mouvement « Femme, vie, liberté » que vous évoquez avait obtenu quelques acquis.

Pour autant, il ne faut pas non plus croire que la situation soit propice à un soulèvement. La population, en particulier dans les grandes villes, à commencer par Téhéran, se trouve sous les bombes israéliennes. Donald Trump a déclaré que les gens devaient évacuer Téhéran, une mégapole de quelque 19 millions d’habitants, laissant entendre qu’il faut s’attendre à des bombardements encore plus intenses. La ville a déjà été durement touchée. Et il n’y a absolument aucun abri à Téhéran, aucune protection.

Ceux qui le peuvent se préparent à partir. Il y a une pénurie d’essence, des embouteillages, et peu de gens ont une résidence secondaire où aller se réfugier.

La société, déjà en grande difficulté, est encore plus fragilisée et appauvrie. C’est l’angoisse, la peur. Sans oublier tous ceux qui pleurent leurs morts : il y a déjà eu plus de 550 tués, des centaines de blessés, et ce bilan humain est malheureusement amené à s’alourdir encore, car les frappes israéliennes continuent et vont continuer. Ce n’est pas dans ces circonstances que les gens vont se soulever pour renverser le régime !

D’autant plus que même si les Iraniens sont, dans leur grande majorité, opposés au régime, ils aiment leur pays. Ils ne peuvent pas applaudir Nétanyahou, un criminel de guerre qui frappe leurs villes, y compris les quartiers résidentiels et les hôpitaux. Il ne faut pas croire que seuls les sites nucléaires sont attaqués… La société iranienne est prise en étau entre un régime corrompu, répressif, dictatorial, et les frappes de Nétanyahou.

Nétanyahou n’a-t-il pas rendu service au régime iranien en appelant les Iraniens à se soulever ? Ce type d’appel ne permet-il pas au pouvoir d’accuser n’importe quel opposant d’être un agent d’Israël ?

A. K. : C’est déjà le cas. Ces derniers jours, une vingtaine de personnes ont été arrêtées dans différentes villes. Une personne a déjà été exécutée pour espionnage au profit d’Israël. La répression contre les opposants, désormais sous le prétexte de « soutien à Israël », va s’intensifier.

Vous avez dit que le mouvement « Femme, vie, liberté » avait obtenu des concessions de la part du régime depuis 2022. Pourriez-vous nous en dire plus ?

A. K. : Je pensais notamment aux femmes qui ont refusé de porter le voile obligatoire. Elles ont, en quelque sorte, contraint le régime à ne plus les réprimer comme auparavant. Le nouveau président, Massoud Pezechkian, issu du camp des conservateurs modérés, ainsi que le président du Parlement ont décidé de suspendre un projet de loi visant les femmes qui portaient mal le voile ou qui ne le portaient pas.

Cette décision a été prise par crainte d’un nouveau soulèvement de la population ou de l’aggravation du mécontentement. Il s’agit d’une concession significative : le voile islamique fait en effet partie de l’ADN idéologique du régime. C’était donc un véritable symbole, et le fait qu’à la suite du mouvement « Femme, vie, liberté », le régime ait été obligé de tenir compte du refus massif de nombreuses femmes de porter le voile constitue un acquis important.

Par ailleurs, la société civile iranienne était en train de se réorganiser, après avoir été mise sous forte pression, notamment sous la présidence de l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi, de mai 2021 à sa mort accidentelle en mai 2024. De nombreuses ONG, dans des domaines variés, avaient été fermées. Malgré cela, des militants et militantes, spécialement parmi les étudiants, commençaient à se mobiliser à nouveau, à se regrouper, à se réunir en petits cercles pour discuter, pour évoquer des actions communes. Mais aujourd’hui, tout cela est à l’arrêt.

Après la mort de Raïssi puis l’élection de Pezechkian, y a-il eu une inflexion du régime ?

A. K. : Absolument, car le régime y a été contraint. Le simple fait qu’un président modéré ait été élu – si on peut dire car ces scrutins sont étroitement contrôlés – montre bien que le pouvoir a dû faire des concessions à la société. Pezechkian a voulu projeter une image moins radicale que Raïssi et les ultras. Tout cela répondait à la pression exercée par une société active et déterminée.

Jusqu’à la veille des frappes israéliennes, on voyait encore des manifestations dans plusieurs villes du pays. Il s’agissait de revendications portées par des retraités, des employés, entre autres. Certes, ces mobilisations relevaient surtout de questions corporatistes, mais elles montraient qu’une société civile vivante existait, qu’elle faisait entendre sa voix. Aujourd’hui, il n’en reste rien.

Le slogan « Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran », entendu dans les manifestations iraniennes depuis des années, reflétait-il un rejet par la population de la politique étrangère du régime, lequel n’a cessé de dépenser d’importantes ressources pour soutenir ses alliés dans la région ?

A. K. : Tout à fait. Ce slogan traduisait en réalité le désaccord d’une large partie de la population iranienne quant à l’usage des ressources nationales – notamment les revenus du pétrole – pour financer les groupes alliés du régime à l’étranger, comme le Hezbollah, le Hamas ou encore Bachar Al-Assad en Syrie. Beaucoup d’Iraniens estiment que cet argent devrait avant tout être utilisé pour améliorer les conditions de vie dans leur propre pays, où la pauvreté progresse et où l’économie est en grande difficulté.


À lire aussi : L’immense colère de la société iranienne


Il y a aussi cette autre dimension très importante : les investissements massifs dans le programme nucléaire. Depuis des années, des centaines de milliards de dollars y ont été consacrés. Et une question revient souvent dans la société : pourquoi enrichir de l’uranium à 70 %, alors qu’il suffit d’un enrichissement à 3,5 % pour produire de l’électricité ? Là encore, on perçoit un profond décalage entre les priorités du régime et les besoins quotidiens de la population.


À lire aussi : Qu’est-ce que l’enrichissement de l’uranium et comment sert-il à fabriquer des bombes nucléaires ?


Il faut rappeler que, avant même les frappes israéliennes, près de 60 % des Iraniens vivaient déjà sous le seuil de pauvreté ou juste au-dessus. Cela fait longtemps que les classes populaires ont cessé de soutenir le régime. Quant aux classes moyennes éduquées, elles s’en sont détournées encore plus tôt. C’est donc un régime qui, dans les faits, est très impopulaire, largement perçu comme illégitime. Mais en même temps – et c’est là toute l’ambiguïté –, lorsque des bombes tombent sur Téhéran, vers qui la population peut-elle se tourner pour sa protection ? Vers ce régime décrié et illégitime ?

Est-ce qu’un mouvement de contestation pourrait tout de même émerger face à l’incapacité du régime à protéger la population ?

A. K. : C’est une question légitime, mais la réalité est plus complexe. Il y a un contraste évident entre Israël, qui dispose d’infrastructures de protection comme le Dôme de fer et les bunkers, et l’Iran, où la population civile est exposée sans réelle solution. À Téhéran, on a conseillé aux habitants de se réfugier dans le métro, mais toutes les stations ne sont pas accessibles, et certaines étaient même fermées. Ce manque de préparation révèle une fois de plus l’incapacité du régime à protéger ses citoyens.

Mais cela ne signifie pas pour autant qu’un soulèvement soit imminent. L’élimination de plusieurs hauts gradés des Gardiens de la révolution – que Nétanyahou espérait décisive – n’a pas suffi à faire chuter le régime, même s’il en a été affaibli. Les responsables tués ont été rapidement remplacés, et la capacité de riposte militaire demeure intacte. Des missiles continuent d’être lancés, et tous ne sont pas interceptés. Le régime conserve donc une force de dissuasion, et surtout, un appareil répressif actif.

En l’absence d’alternative politique claire, la perspective d’un renversement rapide paraît peu crédible. Si le régime tombait demain, la question centrale serait : qui pour gouverner ? À ce stade, la réponse semble être : personne. Et le risque, dans ce cas, serait que le pays sombre dans le chaos – un chaos dont les répercussions régionales seraient majeures.

Cette absence d’alternative est-elle due à la répression des militants depuis deux ans ?

A. K. : Absolument. La répression a été très forte, pour empêcher toute formation d’opposition structurée, capable de prendre le pouvoir. Les gens manifestent, se font tuer, les têtes des mouvements sont arrêtées. Par exemple, pendant la grève des camionneurs, en mai dernier, les responsables ont été jetés en prison.

Il n’y a pas de syndicats, pas de partis politiques indépendants. Le mouvement existe, mais il n’est pas structuré, pas organisé. Le régime procède à des arrestations ciblées, puis tente parfois de négocier avec ceux qu’il laisse en liberté. Cela suffit à désorganiser les dynamiques de contestation. Même en temps de guerre, l’appareil de répression fonctionne.

Certaines figures, comme Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix 2023, ont-elles une influence ? Est-ce que leurs messages circulent encore dans le pays ?

A. K. : Oui. Tout le monde a des paraboles et capte les programmes en persan diffusés depuis l’étranger. Narges Mohammadi, emprisonnée pendant des années, n’est plus en prison, elle est désormais en résidence surveillée. Mais de nombreux prisonniers politiques restent derrière les barreaux et ils sont actuellement en danger, car les bombardements peuvent frapper les prisons.

Une déclaration signée par des personnalités comme Mohammadi, mais aussi la prix Nobel de la paix 2003 Shirin Ebadi et des cinéastes de premier plan a été publiée, il y a deux jours, pour demander la fin des hostilités. Mais ce genre de texte n’a guère d’impact.

Certains Iraniens ont applaudi les premières frappes israéliennes vendredi car elles ont visé des caciques du régime, mais ils ont vite déchanté en voyant les quartiers résidentiels détruits, les plus de 500 morts civils. Nétanyahou détruit l’Iran, pas seulement les sites nucléaires. Et concernant ces sites, il ne faut pas oublier que, quand ils sont touchés, cela provoque des risques radioactifs élevés

La diaspora iranienne est-elle divisée ? A-t-elle une influence dans le pays ?

A. K. : Elle est très divisée, et la guerre n’a fait qu’accentuer cette division. Certains monarchistes sont ouvertement pro-Nétanyahou. Reza Pahlavi, le fils du dernier shah, qui est allé en Israël en avril 2023, a dit, ces derniers jours, à propos des frappes israéliennes, que tout ce qui affaiblit le régime doit être salué et a déclaré, plus généralement, que la situation actuelle constituait une « chance de changer le régime ». Il est très isolé. La tentative de coalition qu’il avait mise sur pied après le début du mouvement « Femme, vie, liberté » a échoué, et lui-même s’en est retiré, montrant son incapacité à rassembler autour de lui. Il est devenu très impopulaire en Iran, et ses prises de position en faveur des bombardements n’ont rien fait pour améliorer son image.

Les Moudjahidins du peuple (OMPI), quant à eux, ont perdu tout soutien en Iran depuis leur alliance avec Saddam Hussein pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988, ndrl). Ils sont très bien organisés et riches, avec environ 5 000 membres actifs, mais ils n’ont aucune influence au sein de la population iranienne.

Contrairement à 1979, il n’existe aujourd’hui aucune structure de transition prête à prendre le relais. En 1979, tout avait été soigneusement préparé, avec l’aide des Américains, de sorte que l’État et ses structures avaient survécu au changement de régime. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et si le régime tombe, le risque est plutôt celui d’un chaos total.

Concernant les contestations en interne, est-ce que l’affichage d’une vie luxueuse par les enfants des élites du régime reste une source de haine dans la population ?

A. K. : Oui. Le 13 juin, le secrétaire à la sécurité nationale Ali Shamkhani a été tué dans une frappe israélienne qui a largement détruit sa maison. Des images ont été publiées et les gens ont vu à quel point Shamkhani avait vécu dans le luxe. Ce n’est pas une exception. Les dignitaires vivent tous dans les beaux quartiers du nord de Téhéran. Leurs enfants résident très souvent en Europe, au Canada, aux États-Unis. Ils ont sorti leur argent du pays.

La différence entre riches et pauvres n’a jamais été aussi importante. Il y a, d’un côté, les 1 % très riches, liés au régime, et, de l’autre, une majorité qui vit sous le seuil de pauvreté. La classe moyenne disparaît. Le niveau de vie s’effondre. Pourtant, les Iraniens restent très bien formés, y compris dans le domaine nucléaire. Alors oui, Israël a tué une vingtaine de scientifiques, mais le pays en compte des centaines rien que dans ce domaine…

Y a-t-il malgré tout un motif d’espoir ?

A. K. : Tout ce qu’on peut espérer, c’est une fin rapide des hostilités, puis le retour de l’Iran et des États-Unis à la table des négociations. Si l’Iran accepte de suspendre l’enrichissement de l’uranium, ce serait un espoir. Ensuite, ce sera à la société civile iranienne de faire évoluer le régime, pas à Nétanyahou.

D’ailleurs, les Turcs et les Saoudiens s’inquiètent aussi de cette attaque israélienne : si les Israéliens réussissent en Iran, qui sera le suivant sur leur liste ? Pour autant, personne dans la région ne veut d’un Iran nucléarisé. Bref, toute solution diplomatique de long terme est préférable à la guerre mais, pour l’instant, l’urgence absolue est l’arrêt des bombardements.


Propos recueillis par Grégory Rayko.

The Conversation

Azadeh Kian ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.06.2025 à 18:06

Financement du réarmement : comment l’Europe commence à s’organiser

Marc Guyot, Professeur d'économie, ESSEC

Radu Vranceanu, Professeur d'économie, ESSEC

L’UE et ses États membres ont pris conscience de la nécessité d’augmenter leurs dépenses militaires. Divers instruments ont été créés à cette fin.
Texte intégral (2742 mots)

Après des décennies de désarmement progressif justifié par l’illusion d’une paix universelle durable, l’Europe amorce un revirement stratégique majeur. Aux yeux de la plupart des gouvernements en place – et même si les opinions publiques ne sont pas toujours sur la même longueur d’ondes –, la guerre en Ukraine, la montée des menaces hybrides et le désengagement de Washington ne laissent aux États européens d’autre choix que de s’engager résolument dans un effort de réarmement s’ils veulent peser sur les affaires du monde. Pour y parvenir, les États membres de l’Union européenne doivent pouvoir financer ces nouvelles dépenses militaires sans compromettre la stabilité macroéconomique, tandis que les entreprises du secteur de la défense doivent avoir accès à un financement non discriminatoire pour soutenir leur développement.


La chute de l’empire soviétique dans les années 1990, combinée aux nouveaux atours d’une Chine communiste drapée en commerçant pacifiste, a nourri le discours des « dividendes de la paix », qui a eu une forte résonance en Europe et dans d’autres pays démocratiques.

En effet, ces trente dernières années, les dirigeants des États membres de l’Union européenne (UE) ont bel et bien mis la main sur les fonds libérés par la réduction des dépenses militaires pour financer des dépenses sociales de toute sorte. De surcroît, une lecture dogmatique des critères de l’investissement ESG a mis la base industrielle de défense au même rang que les producteurs d’énergie fossile, contribuant ainsi à son dépérissement. La Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR), au moyen de l’article 9 qui définit les objectifs d’investissement durable (2021) et la taxonomie verte (2020) qui définit les activités compatibles avec les objectifs environnementaux de l’UE, a déterminé de manière assez restrictive le domaine d’exclusion des investissements (armes interdites par convention internationale). Petit à petit, les banques et les fonds d’investissement ont exclu de plus en plus d’entreprises du secteur de la défense pour éviter toute critique a posteriori.

Si l’invasion de la Crimée en 2014 n’avait pas suffi, l’attaque à grande échelle contre l’Ukraine déclenchée en février 2022 et l’attitude ouvertement hostile adoptée par la Russie à l’égard des pays d’Europe – cyberattaques, désinformation, espionnage industriel, corruption… – ont eu l’effet d’un électrochoc. Et la volonté de désengagement des affaires européennes proclamée par Donald Trump lors de son premier mandat, et réaffirmée de date récente, a rendu la menace russe encore plus inquiétante.

Depuis 2022, les attitudes, les diagnostics et les faits confirment une certaine prise de conscience des Européens quant à leur dénuement militaire et à l’urgence d’un rétablissement. Dans ce domaine, le politique joue certes un rôle fondamental, mais il s’agite dans le vide sans une base économique crédible.

Des dépenses militaires européennes en forte hausse

Le réarmement envisagé est extrêmement coûteux. Entre 2021 et 2024, les dépenses totales des États membres de l’UE en matière de défense ont augmenté de plus de 30 %. En 2024, elles ont atteint un montant estimé à 326 milliards d’euros, soit environ 1,9 % du PIB de l’UE (chiffres de la Commission européenne). En 2024, 17 pays de l’UE ainsi que le Royaume-Uni avaient atteint la barre des 2 % de dépenses militaires, la Pologne surpassant tous les autres avec 4,1 % (données de l’Otan).


À lire aussi : Le réarmement massif de la Pologne : causes, conséquences et controverses


Le revirement stratégique de l’Allemagne va dans le sens de cette évolution européenne. Initié par Olaf Scholtz, il a été renforcé par le nouveau chancelier Friedrich Merz, qui a maintenu au gouvernement l’ancien ministre de la défense, Boris Pistorius, avec l’objectif clair de faire de l’Allemagne la principale puissance militaire conventionnelle européenne. Le gouvernement allemand envisage d’augmenter rapidement les dépenses militaires à 3,5 % du PIB, pour un total d’environ 600 milliards euros sur dix ans, et de porter les effectifs de 181 000 à 231 000 militaires en 2031. En France, Emmanuel Macron propose d’augmenter graduellement la dépense militaire à 3 % du PIB à l’horizon 2030, pour atteindre 100 milliards euros par an.

Au prochain Sommet de l’Otan des 25 et 26 juin (La Haye, Pays-Bas), plusieurs pays de l’UE s’apprêtent à s’engager sur une dépense militaire à 3,5 % du PIB complétée par 1,5 % d’investissement en infrastructures. Dans ce contexte dynamique, se pose la question du financement de cette nouvelle ambition.

La Commission européenne au soutien

La guerre en Ukraine a eu pour effet de réduire les divergences entre des gouvernements des pays de l’UE obsédés par leurs intérêts nationaux respectifs et une Commission européenne indifférente à ces derniers.

En mars 2024, la Stratégie pour l’industrie européenne de la défense définit avec précision les défis auxquels les pays de l’UE sont confrontés et propose un cadre modernisé pour soutenir la base industrielle de défense, renforcer la coopération et créer de nouvelles possibilités de financement.

Un an plus tard, la Commission publie le Livre blanc de la défense européenne, un ample programme d’action visant à accélérer la préparation à la guerre des forces armées et du secteur industriel de la défense des pays de l’Union. Associée à ce document programmatique, l’initiative ReArm Europe (mars 2025) a créé les conditions pour mobiliser 800 milliards d’euros publics supplémentaires pour le secteur de la défense.


À lire aussi : Livre blanc pour une défense européenne : les États face à leur(s) responsabilité(s)


Concrètement, la Commission européenne a autorisé les États membres à dépasser jusqu’à 1,5 point de pourcentage le seuil des 3 % de déficit (par rapport au PIB), si la hausse était expliquée par des dépenses de défense, soit une enveloppe maximale de 650 milliards d’euros. Si cette mesure est intéressante pour les pays à faible endettement et dont les finances publiques sont plus ou moins à l’équilibre, elle sera peu applicable dans ceux – comme la France ou l’Italie – qui peinent à réduire le déficit public et inquiètent les investisseurs.

Une nouvelle facilité d’emprunt – Security for action for Europe (SAFE) – a été créée au même moment, avec une enveloppe de 150 milliards d’euros, pour lever des fonds sur les marchés et les investir sous forme de prêts bonifiés pour le secteur de la défense. L’essentiel des fonds sera consacré aux achats communs (réalisés par au moins deux pays), à l’instar de l’achat de vaccins durant la période du Covid. La provenance des armements constituera une contrainte importante puisqu’ils devront être produits prioritairement en Europe.

En outre, la Commission a constaté qu’une grande partie (50 %) des fonds européens destinés à la lutte contre la crise du Covid par l’initiative NextGenerationEU n’a pas été utilisée et que le nombre de projets soumis à financement se tarit. Les fonds encore disponibles pour environ dix-huit mois représentent 154 milliards d’euros de dotations et 180 milliards d’euros de prêts bonifiés. Dernière impulsion : le 4 juin, la Commission européenne a proposé d’autoriser l’utilisation de ces fonds en complément des investissements nationaux dans des projets de défense et de développement du réseau satellitaire.

Acteur important du financement public-privé en Europe, la Banque européenne d’investissement a abandonné, en mars 2024, ses règles curieuses lui interdisant d’investir dans le secteur de la défense. Depuis le début de l’année, elle s’engage fermement dans ce type de projets, avec plusieurs milliards d’euros de crédits.

Enfin, la Banque centrale européenne (BCE) se distingue d’autres banques centrales par un engagement fort en faveur du financement vert. À ce jour, la BCE ne semble pas souhaiter apporter une impulsion comparable au financement du secteur de la défense. Récemment ; elle a apporté un soutien du bout des lèvres à la mutualisation des dépenses à travers des initiatives européennes, par la voix de son vice-président Luis de Guindos.

Au vu des annonces et des postures, les pouvoirs publics semblent globalement avoir enfin pris la mesure des dépenses à engager.

Des investisseurs privés moins réticents ?

Qu’en est-il des entreprises européennes de défense, censées répondre aux nouveaux besoins des armées en équipements et en munitions ? Ont-elles réellement accès à un financement de marché à la fois aisé et non discriminatoire ?

Dans un monde où les promesses politiques sont tenues, les budgets alloués à l’équipement de la défense se traduisent par des commandes fermes. Une fois les carnets de commandes remplis et les contrats de long terme signés, les entreprises ne devraient, en théorie, rencontrer aucune difficulté à se financer sur les marchés. Elles doivent en effet lever des capitaux pour accroître leur capacité de production, développer des technologies de pointe et investir dans la recherche et développement. En France, le besoin en fonds propres supplémentaires est estimé à 5 milliards d’euros.

Il y a encore beaucoup à faire pour que l’épargne européenne permette aux entreprises de défense de se développer. En effet, plusieurs verrous doivent être supprimés. Il a fallu presque trois ans de guerre aux frontières de l’Europe pour que la perception « incompatible avec les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) » soit graduellement levée en ce qui concerne le secteur.

Longtemps réticentes à investir dans le secteur de la défense pour des raisons de risque d’image, d’incertitudes réglementaires et d’autres risques cachés, les banques européennes commencent à s’y intéresser. La Deutsche Bank vient de mettre en place une équipe consacrée au secteur européen de l’armement. Commerzbank et la banque italienne UniCredit ont augmenté leur participation au secteur de la défense et s’engagent dans les émissions de dette des firmes de la défense. Selon la Fédération bancaire française, mi-2025, les six plus grandes banques françaises soutiennent les entreprises de défense à hauteur de 37 milliards d’euros, une hausse importante depuis 2021. Cela dit, il n’est pas exclu que, en comparaison de leurs homologues états-uniennes, les grandes banques européennes souffrent d’un déficit de compétences en matière d’évaluation des dossiers relatifs à l’industrie de la défense.

Bon nombre d’entreprises européennes de l’armement sont cotées. La dynamique de leur capitalisation boursière témoigne du changement d’ère. En cinq ans, l’indice Stoxx – Europe Total Market Aerospace & Defense a vu sa valeur multipliée par 4 (au 13 juin 2025). La hausse la plus spectaculaire est celle du géant de l’industrie allemande Rheinmetall, dont la capitalisation a été multipliée par 20 depuis le début de la guerre en Ukraine. Safran, Leonardo, Thales et d’autres sociétés cotées ont également connu une forte croissance, quoique moins spectaculaire.

Signe du bon fonctionnement du marché des actions, plusieurs fonds indiciels, les Exchange-Traded Fund (ETF) Defense Europe, ont commencé à voir le jour (chez WidsomTree, VanEck et Amundi). WidsomTree a généré autour du lancement une collecte d’un milliard d’euros.

Si les grands groupes semblent bien tirer leur épingle du jeu, les PME et TPE rencontrent, quant à elles, davantage de difficultés. Le Livre blanc de la défense européenne (mars 2025) souligne que l’accès au financement demeure une préoccupation majeure pour 44 % des PME du secteur, un taux bien plus élevé que pour les PME civiles. Des politiques publiques visant à soutenir ce segment devraient ainsi renforcer l’attractivité du secteur pour les financements privés, encore trop limités.

Initiative intéressante, en France, la Banque publique d’investissement (Bpifrance) compte mettre en place un fonds d’investissement dans des sociétés non cotées de la défense, y compris les TPE, ouvert aux particuliers, pour une enveloppe de 450 millions d’euros. Cette action, relativement modeste, complète une ample panoplie d’investissement défense mis en place par cette organisation.

Le retour de la défense comme priorité stratégique pour l’Europe impose une réponse financière à la hauteur de la reconstruction de sa base industrielle. Il ne s’agit plus seulement de dépenser mais d’orienter l’épargne, d’adapter les règles budgétaires et de bâtir des instruments communs efficaces. Sans un financement structuré, prévisible et compétitif, le sursaut militaire européen restera un vœu pieux. L’enjeu est clair : transformer la puissance économique et financière du continent en puissance de défense crédible, à même de dissuader les agresseurs potentiels.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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18.06.2025 à 16:11

L’eugénisme réinventé : la reconfiguration racialiste du trumpisme en 2025

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po

Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School

L’eugénisme, jadis assumé par des penseurs et dirigeants des États-Unis, n’est plus un projet explicite, mais une conséquence assumée d’un monde où l’inégalité ne serait plus une injustice mais une norme souhaitable.
Texte intégral (2334 mots)

De nombreux propos de Donald Trump et de divers membres de son entourage rappellent en bien des points les théories eugénistes qui furent longtemps tolérées et même appliquées aux États-Unis. Et certaines mesures prises par l’administration en place depuis février dernier s’inscrivent dans cette vision, fondée, en son cœur, sur l’idée de la suprématie de certaines « races » par rapport à d’autres.


Dès son investiture, l’une des toutes premières décisions de Donald Trump a été de suspendre l’admission de l’ensemble des réfugiés aux États-Unis, qualifiant leur entrée sur le territoire du pays de « préjudiciable » pour les intérêts nationaux. Ce gel s’appliquait même aux Afghans ayant aidé l’armée américaine. Une exception notable : des Afrikaners, Blancs d’Afrique du Sud. Le mois dernier, une soixantaine d’entre eux ont été accueillis à Washington avec tous les honneurs, au motif qu’ils seraient, dans leur pays, « victimes de persécution raciale ».

Quelques jours plus tard, Trump recevait le président sud-africain dans une nouvelle mise en scène d’humiliation, l’accusant d’encourager les meurtres de masse de fermiers blancs. Il est même allé jusqu’à évoquer un « génocide » en cours contre ces derniers, génocide qui serait passé sous silence par les médias en raison de la couleur de la peau des victimes. Déjà, lors de son premier mandat, il dénonçait – sans preuve – « les assassinats à grande échelle » de fermiers sud-africains, attribuant ces assassinats à la volonté du gouvernement sud-africain de redistribuer leurs terres.

« Les Afrikaners aux États-Unis, les suites d’une fake news relayée par Elon Musk », Le Huff Post, 2025.

Ce récit, largement diffusé dans les milieux suprémacistes blancs, est relayé par des figures influentes proches de Donald Trump, telles que Tucker Carlson, Elon Musk et certains milliardaires sud-africains, ainsi que le groupe de pression nationaliste pro-Afrikaner AfriForum. Pourtant, cette thèse a été largement réfutée, notamment par plusieurs sites de vérification des faits (voir ici, ici, ou ici), et par un rapport du Congrès de 2020.

Trump et la lutte contre les politiques DEI et le « grand remplacement »

Cette démarche s’inscrit dans une politique de hiérarchisation raciale. Le parcours de Donald Trump est d’ailleurs émaillé de propos et d’actions considérés par de nombreux spécialistes et une partie du public comme racistes ou favorables à la suprématie blanche.

Son second mandat se caractérise par des attaques systématiques contre les politiques de diversité (Diversity, Equity and Inclusion, ou DEI) dans les institutions publiques, privées et même étrangères, attaques soutenues par l’affirmation que les véritables victimes de discrimination seraient désormais les hommes blancs hétérosexuels. Ce discours, qui exploite la peur d’un renversement des hiérarchies sociales lié à l’évolution démographique d’un pays où les personnes s’identifiant comme « blanches » ne seront sans doute bientôt plus majoritaires, permet de détourner les lois antiracistes.

C’est dans ce contexte que se répand la théorie complotiste du « grand remplacement » selon laquelle des élites mondialistes voudraient modifier la composition démographique des pays occidentaux, y compris des États-Unis, au profit des « non-Blancs ». Trump l’a reprise à son compte, accusant les démocrates de vouloir faire voter les immigrés pour renforcer leur base électorale : une accusation qui lui a servi à justifier la remise en cause des résultats des élections quand ceux-ci sont défavorables à son camp.


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Une obsession pour « les bons gènes »

Cette vision qui tend à redéfinir la citoyenneté selon des critères ethniques n’est pas nouvelle. Dès 1882, le Chinese Exclusion Act interdit l’immigration en provenance de Chine (sauf exceptions), une mesure abrogée seulement en 1943.

En 1924, l’Immigration Act instaure des quotas limitant drastiquement l’immigration asiatique et celle d’Europe de l’Est (notamment juive), au profit des Blancs d’Europe du Nord et de l’Ouest, jugés « désirables ».

Alfred Johnson, co-auteur de cette loi, était lié au Ku Klux Klan et défenseur de l’eugénisme, doctrine visant à « améliorer » la population par la sélection génétique. Le président Calvin Coolidge, également eugéniste, qui a signé cette loi, affirmait en 1923 lorsqu’il était vice-président :

« Les lois biologiques prouvent […] que les Nordiques se détériorent lorsqu’ils sont mélangés avec d’autres races. »

Le régime des quotas raciaux ne sera abrogé qu’en 1965, avec l’Immigration and Nationality Act qui favorise une immigration qualifiée.

Trump reprend aujourd’hui ces thèses de façon à peine voilée. Les migrants sans papiers, dit-il, « empoisonnent le sang » du pays – une métaphore biologique qu’il martèle, évoquant des individus porteurs de « gènes corrompus », prétendument libérés de prisons ou d’hôpitaux psychiatriques par des régimes hostiles.

L’enjeu n’est plus seulement de protéger les frontières, mais de préserver une « pureté raciale ». Ce langage s’inscrit dans une vision pseudo-biologique de la nation, héritée des thèses eugénistes du début du XXe siècle.


À lire aussi : How Trump's racist talk of immigrant 'bad genes' echoes some of the last century's darkest ideas about eugenics


L’obsession de Trump pour la génétique remonte loin. En 1988, sur le plateau d’Oprah Winfrey, il déclare :

« Il faut avoir la chance de naître avec les bons gènes. »

Trump apparaît littéralement obsédé par la supériorité génétique, se référant régulièrement à l’hérédité de sa propre famille, notamment à son oncle, professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Pendant ses campagnes, il oppose les immigrés supposément porteurs de « mauvais gènes » aux pionniers blancs du Minnesota dotés de « bons gènes, c’est dans le sang ».

Il invoque également la « théorie du cheval de course », une analogie issue de l’élevage, appliquée ici aux humains. Cette théorie fait écho aux travaux d’Harry H. Laughlin dans les années 1930. Laughlin, directeur du Bureau des archives eugéniques (Eugenics Record Office), fondé en 1910 par Charles Davenport, était l’une des figures majeures du mouvement eugéniste. Laughlin et Davenport ont participé à façonner la législation américaine sur la stérilisation obligatoire, visant à améliorer la société en éliminant les « indésirables », notamment les pauvres, les handicapés, les criminels, les faibles d’esprit et les « non-Blancs ».

En 1927, la Cour suprême entérine cette pratique dans l’arrêt Buck v. Bell en confirmant la constitutionnalité de la loi de stérilisation forcée de l’État de Virginie et en autorisant la stérilisation d’une jeune femme, enceinte à la suite d’un viol et internée à tort pour « faiblesse d’esprit » et « promiscuité » dans un asile. Sa fille et sa mère – cette dernière étant elle aussi internée – étaient également considérées comme « faibles d’esprit ». Le juge Oliver Wendell Holmes, partisan de l’eugénisme, déclara dans la conclusion de son avis à l’issue du jugement rendu par huit voix contre une :

« Trois générations d’imbéciles, c’est assez ! »

Cet arrêt favorisa les liens entre l’eugénisme et le racisme, comme le montre l’histoire des politiques de stérilisations eugéniques ciblant spécifiquement les Afro-Américains. Une étude publiée dans la American Review of Political Economy parle de potentiel « génocide » en Caroline du Nord, selon la définition de l’ONU qui inclut « les mesures visant à entraver les naissances » au sein d’un groupe.

L’eugénisme racial a aussi justifié les lois anti-métissage comme le Racial Integrity Act (1924), en Virginie, interdisant les mariages interraciaux. Pour l’eugéniste Lothrop Stoddard, membre du Ku Klux Klan, le métissage menaçait la civilisation. Ces lois ne seront abolies qu’à partir de 1967 par l’arrêt Loving v. Virginia de la Cour suprême. L’Alabama est le dernier État à avoir légalisé les mariages interraciaux, en 2000.

« Mariage mixte, une histoire américaine. »

Les habits neufs de l’eugénisme

En 2025, le « soft eugenics » contemporain n’impose plus de stérilisations forcées, et n’interdit pas les unions mixtes. Il agit par des politiques indirectes. Par exemple, la purge des « improductifs » dans la fonction publique, prioritairement des minorités et des personnes handicapées, vise à restaurer une administration supposément plus « performante ». Le démantèlement de l’État-providence participe du même projet : coupes dans Medicaid, réduction de l’aide alimentaire, fiscalité favorable aux plus riches.

Elon Musk ou Robert F. Kennedy Jr. incarnent ce darwinisme social : remise en cause des filets sociaux, rejet de toute forme d’empathie élevé en principe philosophique (au nom de l’anti-wokisme), mise en avant de la responsabilisation individuelle au détriment des déterminants sociaux sur la santé, et appel à la reproduction des plus « intelligents » pour « sauver la civilisation ».

Donald Trump semble vouloir restaurer une société « Gilded Age » (Âge doré), de la fin du XIXᵉ siècle : profondément inégalitaire, sans intervention de l’État, fondée sur la compétition impitoyable des plus « aptes ». L’eugénisme, jadis proclamé, n’est plus un projet explicite mais une conséquence assumée d’un monde où l’inégalité ne serait plus une injustice, mais une norme souhaitable.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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18.06.2025 à 16:11

Inde : la fragile mémoire de la catastrophe de Bhopal (1984)

Alfonso Pinto, Géographe, laboratoire RURALITES (Rural URbain Acteurs LIens Territoires Environnement Sociétés) - UR-13 823, Université de Poitiers

Fabien Provost, Chargé de recherche au CNRS, Centre d’études sud-asiatiques et himalayennes, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Quarante ans après la catastrophe industrielle de 1984, Bhopal veut tourner la page mais les habitants souffrent encore de problèmes de santé complexes et nombreux.
Texte intégral (3411 mots)
Anciens bassins d’évaporation de l’usine d’Union Carbide. Quartier de Karond. Bhopal. Alfonso Pinto , Fourni par l'auteur

Plus de quarante ans se sont écoulés depuis la fuite d’un gaz hautement toxique à l’usine de pesticides de l’entreprise américaine Union Carbide, à Bhopal, en Inde centrale, dans la nuit du 2 décembre 1984. Entre 8 000 et 25 000 personnes ont péri au cours des jours qui ont suivi, et presque 500 000 ont été intoxiquées. En Inde comme ailleurs, la Bhopal gas tragedy est considérée comme la plus grave catastrophe industrielle du XXe siècle. Aujourd’hui encore, des problèmes de santé imputables à la fuite des gaz affectent bon nombre d’habitants des quartiers autour de l’usine. Mais dans une ville qui change et veut oublier cette page douloureuse de son passé, la mémoire de la catastrophe de 1984 se fragilise.


Loin de former un espace politique homogène et consensuel, la mémoire collective de la catastrophe de 1984 apparaît profondément fragmentée. Bien que la fuite de gaz de Bhopal soit emblématique des accidents industriels à l’échelle internationale, au même titre que ceux de Tchernobyl et de Seveso, le rapport des Bhopalais à cet événement reste profondément ambigu, partagé entre colère et désir de passer outre : « La catastrophe, plus personne n’en parle, c’était il y a très longtemps ; mais tous ceux qui étaient là s’en souviennent », résume bien un chauffeur de taxi.

« Inde : 40 ans après la tragédie de Bhopal, la population souffre encore », France 24 (décembre 2024).

Quand les émotions politiques s’opposent

Chaque année, au début du mois de décembre, l’hôpital Bhopal Memorial, achevé en 2000 et construit spécifiquement pour soigner les patients souffrant d’une maladie imputable à la fuite de gaz, organise une cérémonie annuelle en grande pompe. Celle des 3 et 4 décembre 2024 a été doublement importante, car elle marquait à la fois les 40 ans de la catastrophe et les 25 ans de l’hôpital. Une enveloppe commémorative a été éditée par les services postaux et vendue à cette occasion.

Enveloppe commémorative commandée par l’hôpital Bhopal Memorial. F. Provost, Fourni par l'auteur

Au cours de la rencontre, des représentants religieux prennent successivement la parole avant de céder la place à une remise de prix et de « health kits » à des patients de l’hôpital ayant survécu à la fuite de gaz. Il s’agit d’un hommage : les noms et âges des patients sont énoncés à mesure que des membres de l’hôpital et des personnalités politiques locales leur remettent la distinction. Le ton de la cérémonie est à l’apaisement, à la réconciliation entre autorités et victimes, et à la célébration du travail accompli pour ces dernières. La mise en scène laisse entendre que, après tant d’années de souffrance et tant de dévouement du personnel soignant, les efforts ont porté leurs fruits.

Peinture commémorative le long du mur d’enceinte de l’usine de Union Carbide. Bhopal (décembre 2024). Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Au contraire, c’est la colère qui anime les événements organisés par les associations et ONG de défense des victimes. Lors des conférences de presse, marches aux flambeaux et tables rondes qu’ils organisent, les militants, loin de toute attitude célébratoire, présentent la catastrophe comme une blessure encore ouverte. Cette perspective apparaît clairement lors de la pratique de l’effigy burning.

Depuis la fin des années 1980, pendant les commémorations, les manifestants brûlent des fantoches représentant les dirigeants d’Union Carbide, en particulier son président Warren Anderson. Après la mort de ce dernier en 2014, les fantoches ont pris la forme d’un monstre à tête noire représentant la multinationale Dow Chemical, laquelle a acquis Union Carbide en 2001.

Vers la fin du rassemblement organisé par des nombreuses associations de victimes au parc Neelam, le 2 décembre 2024, nous avons vu comment la violence de la mise à feu s’accompagne d’un engagement physique intense : tour à tour, les femmes du groupe saisissent un bâton et frappent le mannequin en flammes avec détermination. Les coups ne cessent que lorsque, face à l’effigie réduite en cendres incandescentes, un homme allège l’atmosphère en s’exclamant sur un ton espiègle : « Il doit être mort, maintenant ! »

Après avoir brûlé, l’effigie est frappée à plusieurs reprises avec un bâton. Décembre 2024. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Cette colère est ancrée en premier lieu dans l’injustice ressentie à l’égard des procédures judiciaires. Bon nombre de Bhopalais partagent l’impression d’une impunité des dirigeants de la multinationale, ce qu’ils vivent comme une situation inacceptable. Les accords sur les dédommagements pour les victimes ont constitué une autre source de mécontentement. Union Carbide a versé une somme de 476 millions de dollars, plus 17 millions ultérieurement pour la construction d’un hôpital spécialisé, mais les activistes considèrent que cette somme était en réalité largement insuffisante.

La colère des manifestants concerne également les problèmes de santé qui affectent aujourd’hui les quartiers entourant l’usine. Ces maladies sont imputables pour partie à la fuite de gaz de 1984, mais d’après plusieurs ONG, elles sont majoritairement dues à l’activité à long terme d’Union Carbide. Certains militants parlent de « seconde catastrophe » (en anglais second disaster) pour désigner ce phénomène. Il est avéré que, bien avant l’accident de 1984, Union Carbide déversait d’importantes quantités de résidus toxiques dans les terrains voisins de l’usine, entraînant une contamination des sols et des nappes phréatiques : la seconde catastrophe correspond aux cancers, maladies neurologiques, malformations congénitales et problèmes cardiaques récurrents chez celles et ceux qui ont bu l’eau des puits, ainsi que chez leurs enfants.

Le passé gênant d’une ville qui change

Dans le contexte des accidents industriels, on pourrait imaginer que le relâchement à l’air libre de produits toxiques affecte l’ensemble de la population sans distinction de classe, genre ou religion. En pratique, cependant, ce sont les habitants des quartiers pauvres construits autour de l’usine qui ont subi les conséquences les plus meurtrières.

Le désir d’oublier 1984 appartient davantage aux habitants issus de milieux sociaux privilégiés, peu exposés au gaz et à ses effets. Les populations des beaux quartiers se montrent agacées par l’association du nom de leur ville à un accident industriel et critiquent le maintien en activité des gas rahat hospitals – les hôpitaux publics construits afin de traiter les patients souffrant de troubles liés à l’inhalation des gaz toxiques. « Si quelqu’un tousse aujourd’hui, est-ce que cela est dû à des gaz inhalés en 1984, ou bien est-ce parce qu’il fume depuis plus de 40 ans ? », avons-nous entendu dire par un homme d’affaires proche des milieux politiques et industriels de la ville.

Les berges du Bhojtal, le plus grand des nombreux lacs de la ville. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Il n’est donc pas étonnant de constater que la volonté de présenter Bhopal sous un nouveau jour est devenue une véritable priorité publique. Connue pour ses lacs artificiels dont le plus ancien, le Bhojtal, date du XIe siècle, Bhopal semble désormais en voie de devenir un site touristique majeur et un pôle économique d’importance nationale. Une inscription lumineuse géante « Welcome to the city of lakes », inspirée du fameux panneau « Hollywood » de Los Angeles, est visible depuis les luxueux hôtels construits sur la rive opposée.

Toute une série d’équipements a été mise en place dans le cadre de Smart City Bhopal, vaste programme de développement urbain lancé en 2015 par le premier ministre Narendra Modi, et qui vise à moderniser les infrastructures de 100 villes dans le pays, dont Bhopal. Certes, une partie des ambitieuses transformations programmées dans ce cadre n’a toujours pas vu le jour, ce qui suscite quelques railleries de la part des habitants. Cependant, malgré ou à cause de son état de chantier permanent, la ville incarne l’idée d’un espace en transition, tourné vers l’avenir.

On ne peut que s’interroger sur la place de la catastrophe de 1984 dans ces transformations. Un indice important se trouve dans deux changements récents au sein de l’offre muséale de la ville : en 2013, le musée d’art tribal de Bhopal, conçu selon le principe d’une architecture épurée et d’une scénographie contemporaine, ouvrait ses portes au beau milieu de la ville nouvelle – celle qui héberge les classes les plus aisées ; moins de dix ans plus tard, le musée Remember Bhopal, espace d’exposition entièrement consacré à la catastrophe et situé dans les quartiers pauvres d’Old Bhopal, fermait faute de ressources. Tout se passe comme si l’enjeu de ces efforts d’embellissement et de réaménagement de la ville était de détourner l’attention des traces matérielles de la catastrophe.

Bhopal est une ville à forte identité musulmane. Son centre-ville se caractérise par la présence de nombreuses mosquées. L’une des plus grandes est celle du Taj-ul Masajid, située près de la vieille ville. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Entre oubli et réinvention : la mémoire de la catastrophe en mouvement

Lors de notre visite en décembre 2024, nous avons aperçu les deux anciens gigantesques réservoirs de déchets toxiques de l’usine, situés au cœur d’une zone densément peuplée où aucune mesure de dépollution n’a été prise. Aujourd’hui, tandis que la position officielle consiste à pointer et traiter les effets à long terme du gaz libéré en 1984, les ONG soulignent la persistance de substances toxiques cancérigènes et mutagènes dans l’environnement direct de l’usine. Ainsi, quand un habitant souffre d’un cancer, les médecins des gas rahat hospitals se demandent en quoi la maladie est liée aux événements de 1984, tandis que les activistes l’associent à l’ingestion d’eau contaminée. Lorsqu’un nouveau-né souffre d’une malformation, certaines ONG le considèrent comme une victime, pas les hôpitaux gouvernementaux.

« 40 ans après la catastrophe de Bhopal, l’Inde s’occupe des tonnes de déchets toxiques », Le HuffPost (janvier 2025)

Début 2025, le gouvernement du Madhya Pradesh a décidé d’incinérer 337 tonnes de déchets toxiques solides qui se trouvaient dans les ruines de l’usine. Un convoi hypersécurisé a ainsi emmené les déchets dans un site d’incinération situé à Pithampur, à environ 250 kilomètres à l’ouest de Bhopal. Comme l’affirme la presse locale, cette décision a suscité de nombreuses réactions d’inquiétude et de mécontentement chez les habitants de cette petite ville. Malgré les efforts des autorités pour rassurer la population, deux hommes se sont immolés en signe de protestation. Quarante ans après la fuite de gaz, les divergences dans la perception de l’histoire et de l’avenir de Bhopal n’en finissent pas de se manifester.


Cet article a été publié en partenariat avec le blog Carnets de Terrain, associé à la revue Terrain.

The Conversation

Alfonso Pinto est membre de l'Association Cité Anthropocène et du collectif Dissidenze Visual Lab. Il n'a pas reçu de financements.

Fabien Provost a reçu un financement du CNRS.

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18.06.2025 à 13:43

« Regime change » en Iran : la stratégie à la George W. Bush de Benyamin Nétanyahou

Myriam Benraad, Responsable du Département International Relations and Diplomacy, Schiller International University - Enseignante en relations internationales, Sciences Po

Avant l’instauration de la République islamique en 1979, l’Iran avait de bonnes relations avec Israël. Tel-Aviv espère voir revenir à Téhéran un régime qui lui est favorable. Un vœu pieux, sans doute.
Texte intégral (3164 mots)

Spécialiste du Moyen-Orient, la politiste Myriam Benraad souligne les parallèles qui existent entre le discours volontariste du premier ministre israélien à propos de l’Iran et la vision claironnée en leur temps par les néo-conservateurs de l’entourage de George W. Bush, qui affirmaient qu’en renversant le régime tyrannique de Saddam Hussein en Irak, ils ouvriraient dans l’ensemble de la région une nouvelle page, démocratique et constructive. Entretien.


Ce lundi, un journaliste d’ABC a demandé à Benyamin Nétanyahou si l’élimination physique du Guide suprême de l’Iran, Ali Khamenei, que le premier ministre a ouvertement envisagée, ne risquerait pas de provoquer une escalade du conflit. Nétanyahou a répondu que, au contraire, cela y mettrait fin. D’où lui vient une telle conviction ?

Sa vision de la situation est quasi médicale : il considère que le régime iranien constitue une sorte de maladie dont le Moyen-Orient souffre depuis 1979, et que pour se débarrasser de ce mal et de toutes ses métastases, il convient d’éliminer ce qui se trouve à sa racine, à savoir la figure la plus influente de la République islamique, qui demeure le Guide suprême. On peut aussi parler de vision « effet domino » : en neutralisant les premiers cercles, on s’attend à ce que les niveaux situés immédiatement au-dessous de ceux-ci se délitent suivant une réaction en chaîne – a fortiori si la population, sentant le pouvoir affaibli, se soulève contre lui.

Cette approche mise en avant par Nétanyahou est bien sûr très simpliste. En réalité, rien ne dit que supprimer le Guide suprême provoquera ce type d’« effet par ricochet ». Et rien ne dit non plus que la population se soulèvera en masse : même ceux hostiles au régime, et ils sont nombreux, sont susceptibles de craindre le vide et le chaos que créerait son effondrement soudain. Sans oublier, à l’évidence, que lorsqu’on évoque l’Iran d’aujourd’hui, on évoque en l’espèce un régime autoritaire qui a tout fait pour empêcher l’opposition interne de se structurer et l’a réprimée avec férocité.

Nétanyahou affirme pourtant que la population iranienne pourrait se rebeller contre ce régime dictatorial

Quand j’entends ces propos, je me remémore le printemps 2003, lorsqu’à la veille de leur intervention militaire en Irak, les États-Unis étaient convaincus que la population irakienne les accueillerait en grands libérateurs ; on sait ce qu’il en a été, quand bien même Saddam Hussein était à la tête d’un régime violent et détesté par une grande partie de ses citoyens.

Avant la Révolution islamique de 1979, Israël et l’Iran du Chah entretenaient plutôt de bonnes relations ; Nétanyahou pense-t-il qu’il est possible de retrouver un jour à Téhéran un pouvoir qui serait pro-occidental et favorable à un rapprochement avec Israël ?

Il est vrai que l’Iran a longtemps compté, aux côtés de la Turquie, parmi les rares pays du Moyen-Orient à entretenir d’assez bons rapports avec Israël. Ce pays qui est aujourd’hui l’ennemi viscéral de Tel-Aviv est ainsi, paradoxalement, considéré par certains dirigeants israéliens comme le seul qui pourrait véritablement normaliser ses relations avec Israël et revenir à une entente stratégique – ou à une forme durable de coexistence pacifique. Ce dont les Israéliens ne croient pas la plupart des États sunnites capables.

En effet, le Hamas, ainsi que le Djihad islamique, les deux principaux mouvements armés palestiniens, sont sunnites ; et quoique l’Iran se soit, ces dernières années, indiscutablement rapproché d’eux, ce sont avant tout les États sunnites de la région qui les ont soutenus sur un plan historique. Il existe en Israël la conviction qu’une fois la République des mollahs défaite, un régime pro-occidental et donc pro-israélien pourrait s’y installer, un régime qui aurait avec l’État hébreu des affinités beaucoup plus fortes que n’importe quel régime sunnite au Moyen-Orient, y compris l’Égypte et la Jordanie, qui sont officiellement en paix avec Israël.

Or il y a une large part d’anachronisme dans cette représentation. La société iranienne a profondément changé depuis 1979. Il serait impossible de justifier un retour de la monarchie des Pahlavi aujourd’hui. Et, par ailleurs, la vie politique du pays étant ce qu’elle est, il n’existe aucun parti qui pourrait prendre la suite du régime actuel si celui-ci venait à chuter. En cas d’effondrement de la République islamique, on pourrait voir se matérialiser un scénario à l’irakienne, qui se retournerait finalement contre les promoteurs du « regime change », c’est-à-dire une situation de chaos avec des effets inattendus et, en tout cas, qui ne seront pas ceux souhaités par Nétanyahou et ses alliés.

Même si le régime iranien survit à l’attaque actuelle, on peut s’attendre à ce qu’il en ressorte affaibli. Des décennies durant, Téhéran a porté un discours révolutionnaire dans tout le monde musulman et a noué des liens très étroits avec des régimes ou mouvements chiites de la région, mais aussi, vous l’avez évoqué, avec certains groupes sunnites tels que le Hamas. Aujourd’hui, l’ère de ces ambitions régionales est-elle révolue ?

Oui. On est, en Iran, dans un moment post-révolutionnaire. Le régime n’a plus la capacité d’exporter sa révolution à l’extérieur de ses frontières, comme il l’a longtemps désiré. D’ailleurs, c’est un aspect sur lequel les Occidentaux ont insisté pendant des années dans le cadre des négociations sur le dossier nucléaire : en contrepartie de la levée des sanctions, il était attendu non seulement que Téhéran s’astreigne à un programme exclusivement civil, mais aussi que le régime islamiste chiite cesse son soutien au Hezbollah et à un certain nombre de groupes ailleurs dans la région. L’Iran n’en a rien fait. Il a maintenu ses canaux d’influence, et il les a même renforcés, que ce soit en Irak ou en Syrie pendant la guerre civile. Et le régime s’est aussi nettement rapproché du Hamas, tout en menaçant constamment Israël d’une destruction totale.

Tout cela a fini de convaincre une partie de l’establishment politico-sécuritaire israélien que l’Iran constituait une menace existentielle. L’idée s’est imposée que la République islamique était résolue à acquérir l’arme nucléaire, et que les négociations auxquelles elle participait et l’accord de Vienne de 2015 n’étaient qu’une façon de gagner du temps. Dès lors, toute négociation qui aboutirait à ce que l’Iran conserve un programme nucléaire, même exclusivement civil, n’était pas acceptable depuis Tel-Aviv. Car un jour ou l’autre, ce programme finirait par être militarisé, et Téhéran attaquerait potentiellement Israël pour l’annihiler. Cette certitude s’est définitivement imposée et généralisée avec le pogrom du 7 Octobre.

Mais ce massacre a été commis par le Hamas, pas par l’Iran…

Israël considère que le 7 Octobre est, fondamentalement, une opération qui a été guidée par l’Iran. Le Hamas s’est empressé de déclarer qu’il avait conduit l’opération seul, sans que Téhéran soit impliqué. Mais les Israéliens ne le croient pas. Quelle que soit la réalité du rôle qu’y a joué l’Iran, les Israéliens lui attribuent la responsabilité des faits. La République islamique est à leurs yeux la première coupable du plus grand massacre de Juifs commis depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette conviction est venue accréditer l’idée que les mollahs souhaitent coûte que coûte la destruction intégrale d’Israël et du peuple juif.

Cette volonté de détruire Israël a-t-elle été affirmée dès l’avènement de la République islamique en 1979 ?

En effet, depuis 1979, le discours iranien est extrêmement virulent. C’est un discours qui fait de l’Amérique et d’Israël un double adversaire existentiel à abattre par tous les moyens, à travers toutes sortes d’attaques, qu’elles se déroulent dans des pays au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde. Ce n’est pas un hasard si dès le 13 juin 2025, les États-Unis ont ordonné l’évacuation de la plupart de leurs personnels encore présents en Irak, de crainte que les Iraniens, ou les milices irakiennes locales s’en prennent à eux. Bref, pour en revenir à Israël, et sans justifier l’attaque actuellement en cours, il faut bien reconnaître que la République islamique n’a cessé de le menacer d’une destruction imminente, et qu’une telle destruction deviendrait possible si l’Iran disposait de l’arme nucléaire.

Iran-Israël-USA : La longue guerre (½), | Arte, 13 juin 2025.

Pour autant, sauf erreur, la République islamique n’a jamais officiellement déclaré qu’elle voulait obtenir l’arme nucléaire. Elle a toujours affirmé que son programme nucléaire était à destination civile uniquement…

En effet, mais beaucoup d’éléments laissent à penser qu’il s’agissait d’un objectif dans la durée, même non assumé. Cette hypothèse semble confirmée par le développement d’infrastructures nucléaires relativement clandestines, par exemple celle de Fordo, dans une région montagneuse peu accessible et enterrée en profondeur, de sorte qu’il est très compliqué de l’atteindre. On sait que l’Iran a dissimulé un certain nombre d’éléments concernant ses intentions réelles en matière nucléaire, ce qui a alimenté la paranoïa d’Israël et de ses partenaires occidentaux. Et puis, l’Iran a objectivement de bonnes raisons de souhaiter disposer de l’arme nucléaire : ce serait un moyen de pression et de dissuasion terriblement efficace contre l’État hébreu et tout autre adversaire.

De pression, de dissuasion… et, selon Israël, de destruction : les Israéliens affirment que si l’Iran obtient la bombe, ce sera pour l’utiliser au plus vite contre les villes israéliennes. Selon vous, dans un scénario où l’Iran finirait par avoir la bombe, l’emploierait-il immédiatement, afin de réaliser cet objectif claironné depuis plus de 45 ans qu’est la destruction d’Israël ?

Les Iraniens ne sont pas suicidaires. Même s’ils obtiennent la bombe, ils ne vont pas aller vers une guerre de destruction mutuelle. Ils savent parfaitement que projeter des missiles nucléaires contre Israël impliquerait nécessairement une riposte et le risque d’une destruction réciproque serait extrêmement élevé. En revanche, si l’Iran avait la bombe, on entrerait au Moyen-Orient dans une sorte de guerre froide qui contraindrait les Israéliens sur un certain nombre d’aspects, notamment la problématique palestinienne. Et les Israéliens ne veulent absolument pas d’une telle configuration qui constitue leur hantise. Pour eux, il n’est pas question qu’un acteur au Moyen-Orient outre eux-mêmes dispose de cette arme, l’arme par excellence.

Israël n’est pas le seul parmi les pays de la région à ne pas vouloir que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. On imagine que l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Turquie et, fondamentalement, tous les autres pays, même les puissances plus lointaines, préfèrent que l’Iran n’ait pas la bombe. Même si ces pays ont condamné l’attaque israélienne, n’y a-t-il pas un soulagement chez tous ces acteurs, qui ont dû être nombreux à penser l’Iran était sur le point d’obtenir l’arme nucléaire et que grâce à l’intervention israélienne, son programme était, si ce n’est détruit, au moins significativement freiné ?

Oui, c’est manifeste. D’autant qu’un certain nombre de pays arabes sont en lutte contre les Frères musulmans, c’est-à-dire contre un islam politique dont on sait que la République islamique, quand bien même les Frères sont de confession sunnite, a été un appui à la fois symbolique, logistique, financier et militaire. Le Hamas, qui est issu de la matrice des Frères musulmans, n’est pas seulement l’ennemi d’Israël, mais aussi celui des régimes arabes sunnites, à commencer par l’Égypte, qui voient d’un très bon œil cet affaiblissement de l’Iran, car mécaniquement, ce dernier signifie leur propre renforcement. L’Arabie saoudite est soulagée parce que l’Iran se trouve à sa porte et lui dispute depuis longtemps le leadership dans la région. La Turquie, de la même manière, ne voudrait pas à sa frontière d’un Iran nucléarisé…

Toutefois, ce n’est là qu’un des éléments de ce qui est en train de se dérouler. Car la volonté hégémonique d’Israël pose quand même problème à certains États arabes qui craignent que ces agissements n’aboutissent, quoi qu’en dise Nétanyahou, à une déstabilisation plus grande encore du Moyen-Orient. Un certain nombre de pays se livrent à un jeu d’équilibriste pour essayer d’éviter l’embrasement total qui, à leurs yeux, provoquerait une déstabilisation systémique.

Peut-on imaginer que le régime iranien, au lieu de chuter totalement, évolue vers une sorte de dictature militaire dirigée par les Gardiens de la révolution ?

Oui car, comme je l’ai précisé, il n’existe pas d’opposition démocratique solide et structurée en Iran, notamment en raison de la violence de la répression qui frappe depuis des décennies tous ceux qui osent contester le régime islamiste en place. Alors, que reste-t-il comme force sur le terrain ? Les Gardiens, l’armée… On pourrait voir émerger une junte, une sorte d’oligarchie militaire et sécuritaire qui prendrait la suite et pourrait être encore plus dure parce qu’elle considérerait qu’à la suite du changement de régime, il faudrait reprendre le pays en main et qu’un rétablissement de l’ordre ne pourrait passer que par la répression.

Je pense par conséquent au changement de régime en Irak qui n’a pas du tout accouché d’une démocratie, mais de ce type d’oligarchie autoritaire. Je songe aussi à la Syrie qui est en train de se transformer en dictature autoritaire à visage islamiste, et non plus laïque. On en revient aux limites de cette fameuse doctrine de démocratisation du Moyen-Orient que souhaitaient les Américains au début des années 2000, au lendemain du 11 Septembre. Ce même 11 Septembre auquel les tueries du 7 octobre 2023 ont fréquemment été comparées. Quand il mentionne un changement de régime en Iran, Nétanyahou entend répliquer cette approche très bushienne de grande transformation démocratique et libérale de la région, une séquence ouverte dès le 11 Septembre. Mais il se met sans doute le doigt dans l’œil s’il croit que les choses vont se passer aussi simplement.

Une dernière question. Vous rentrez tout juste d’Irak. Comment la guerre entre Israël et l’Iran y est-elle perçue ?

L’Irak vit des heures très difficiles. Ce pays où s’est produit un changement de régime comparable à celui qui est envisagé aujourd’hui en Iran est en phase de reconstruction. Il tente de se rétablir. Il a fait les frais de ces projections idéologiques d’un « nouveau Moyen-Orient » fantasmé par les néo-conservateurs de Washington, et se retrouve dans une situation plus que délicate. La reconstruction est lente, la situation économique précaire, et on observe un retour à l’autoritarisme, le tout dans un pays encore infiniment fragmenté. Du côté de l’Irak, on observe le conflit entre Tel-Aviv et Téhéran avec beaucoup d’appréhension, avec la crainte qu’un changement de régime en Iran ne conduise à un nouveau cycle d’instabilité. On ne sait que trop bien, en Irak, ce que suscite un « regime change » maladroitement imposé depuis l’extérieur…


Propos recueillis par Grégory Rayko

The Conversation

Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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18.06.2025 à 12:19

L’impact de l’œuvre de Frantz Fanon sur le mouvement Black Power aux États-Unis

Nour El Houda Laib, PhD graduate, Centre de Recherches Anglophones (CREA), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

L’œuvre de Frantz Fanon a été lue, commentée et intégrée par les théoriciens du mouvement Black Power aux États-Unis, où elle exerce toujours une influence notable aujourd’hui.
Texte intégral (2038 mots)
« Nous nous révoltons simplement parce que, pour de multiples raisons, nous ne pouvons plus respirer. (F. Fanon) » Banderole des militants de Black Lives Matter, devant un commissariat de police de Minneapolis, le soir où Jamar Clark, un Afro-Américain de 24 ans, a été abattu par la police alors qu’il n’était pas armé (15 novembre 2015). Wikimédia, CC BY-NC-SA

On connaît, de ce côté-ci de l’Atlantique, l’influence de Fanon sur la pensée décoloniale au sens large. On sait moins qu’il a aussi été beaucoup lu et cité par les mouvements d’émancipation noirs américains des années 1960.


De nombreux historiens ont souligné l’impact de Frantz Fanon (1925-1961) sur la gauche française, y compris sur des intellectuels tels que Jean-Paul Sartre. Le philosophe français a rédigé en 1961 la préface du fameux livre les Damnés de la terre du psychologue martiniquais, dans laquelle il loue la radicalité des idées qui y sont défendues sur la décolonisation.

En revanche, l’influence de Fanon sur les révolutionnaires afro-américains du mouvement Black Power a été peu étudiée, en particulier dans la littérature française.

Une vie brève, une influence considérable

Né en 1925 en Martinique, à l’époque colonie française, Frantz Fanon était un psychiatre noir dont la pensée a été profondément marquée par l’expérience vécue du racisme et du colonialisme européen. Installé, à partir de 1953, en Algérie pour exercer la psychiatrie, il y a reconnu des formes d’oppression familières, ce qui l’a amené, en 1955, à s’engager aux côtés du Front de libération nationale (FLN) et à soutenir activement la lutte pour l’indépendance algérienne face à la domination française.

Expulsé d’Algérie en 1957, Frantz Fanon voit son œuvre majeure, les Damnés de la terre, publiée à Paris en 1961, alors qu’il est atteint d’une leucémie en phase terminale et hospitalisé à Washington.

Fanon, de Jean-Claude Barny, sorti en avril 2025 dans l’Hexagone.

Cet ouvrage est une synthèse des enseignements qu’il a tirés de la guerre d’indépendance algérienne, destinée à éclairer et à inspirer les luttes anticoloniales à l’échelle mondiale. La traduction anglaise, parue en 1965, exerça une influence considérable sur les mouvements révolutionnaires noirs aux États-Unis.

Fanon, Malcolm X et la violence décoloniale

De nombreuses théories formulées par Fanon sur la violence révolutionnaire, envisagée comme un moyen de sensibilisation politique et d’autodétermination pour les peuples africains, ont trouvé un écho dans les discours de Malcolm X (1925-1965) au début des années 1960.

Figure centrale du militantisme radical afro-américain à cette époque, Malcolm X s’est distingué par son appel à la résistance active face à l’oppression raciale. Bien qu’aucune relation directe ne soit attestée entre Fanon et Malcolm X, leurs idées respectives présentent des convergences notables et ont été largement diffusées et reprises au sein des mouvements militants afro-américains.

Nés la même année, en 1925, Fanon et Malcolm X provenaient de contextes socio-économiques contrastés : Fanon était issu de la classe moyenne et a fait des études de médecine, tandis que le parcours de Malcolm Little, qui prendra le nom de Malcolm X au début des années 1950, a été marqué par une jeunesse difficile, un passage de sept années en prison et une éducation autodidacte.

Malgré ces trajectoires divergentes, une affinité intellectuelle et idéologique profonde les unissait. Tous deux défendaient une décolonisation radicale ainsi qu’une émancipation tant psychologique que physique des populations noires, et influencèrent durablement les mouvements de libération noire aux États-Unis et au-delà.

Fanon affirmait que la décolonisation impliquait nécessairement le recours à la violence pour démanteler les structures du colonialisme :

« Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants », écrit-il dans les Damnés de la terre.

Malcolm X reprenait cette vision lorsqu’il déclarait : « La révolution est sanglante, hostile, sans compromis ; elle renverse tout sur son passage. » À ses yeux, la condition des Noirs aux États-Unis était une forme de colonialisme interne, une perspective étroitement liée au concept de « colonialisme domestique » développé par Fanon.

Les Afro-Américains vus comme un peuple colonisé

Huey P. Newton et Bobby Seale, figures révolutionnaires afro-américaines, ont approfondi ces idées en donnant naissance, dans la seconde moitié des années 1960, au Black Panther Party (BPP) aux États-Unis. Ce mouvement révolutionnaire prônait l’autodéfense des Noirs et la justice sociale face au racisme et à la violence policière. Il s’inscrivait dans le mouvement Black Power en valorisant la fierté noire, l’autonomie communautaire et la résistance à l’oppression systémique. Bien qu’ils se réclamaient de l’héritage spirituel du nationalisme noir de Malcolm X, leur pensée fut fortement influencée par l’analyse de Frantz Fanon sur la lutte de libération algérienne.

Outre les Damnés de la terre, que chaque membre du parti devait lire, les cadres du BPP se sont également approprié des ouvrages tels que Peau noire, masques blancs, l’An V de la révolution algérienne et Pour la révolution africaine, dès leur traduction en anglais.

En intégrant les théories fanoniennes, Newton et Seale ont interprété la condition des Afro-Américains comme celle d’un peuple colonisé, justifiant ainsi le recours à l’autodéfense armée contre la violence policière dans les quartiers noirs, car ils y voyaient une forme légitime de résistance à une occupation.

Frantz Fanon affirmait que la violence coloniale déshumanisait les opprimés, et que la violence révolutionnaire permettait de restaurer leur dignité.

« La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force », explique-t-il dans « les Damnés de la terre ».

Cette violence originelle se renverse chez lui en une violence libératrice porteuse d’un nouvel ordre politique. Pour Fanon, elle constitue un outil d’émancipation psychologique, permettant aux opprimés de surmonter l’aliénation et le sentiment d’infériorité.

De manière analogue, les nationalistes noirs américains ont établi un lien entre la condition des colonisés et celle des Afro-Américains dans les ghettos urbains, défendant des moyens révolutionnaires pour affranchir ces communautés. Influencés par Fanon, les militants du Black Power considéraient les quartiers noirs comme des colonies internes soumises à un pouvoir blanc extérieur, qu’ils qualifiaient d’« impérialisme communautaire ».


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Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon propose un cadre idéologique pour les luttes anticoloniales, appelant à mobiliser en première ligne le lumpenprolétariat, ces couches marginalisées, souvent criminalisées ou exclues du système productif. À partir de l’expérience algérienne, Fanon montre que ces individus, non intégrés aux structures coloniales, sont particulièrement susceptibles de s’engager dans la lutte armée. Contrairement à Marx, qui considérait le lumpenprolétariat (ou, « sous-prolétariat ») comme dépourvu de conscience révolutionnaire, Fanon y voit une force potentiellement subversive, à condition qu’elle connaisse un éveil politique.

Cette revalorisation des marges a profondément influencé les mouvements noirs radicaux tels que les Black Panthers. Des figures comme Huey P. Newton et Eldridge Cleaver ont affirmé que le lumpenprolétariat noir – chômeurs, travailleurs informels ou anciens détenus – représentait une avant-garde plus révolutionnaire que la classe ouvrière blanche, souvent perçue comme complice de l’ordre établi.

Actualité et pertinence de la pensée de Fanon

Le mouvement Black Power a permis de faire des idées de Frantz Fanon une référence mondiale dans la lutte contre le racisme, l’impérialisme et le néocolonialisme, au-delà de leur contexte algérien. Il a contribué à faire de Fanon l’un des plus grands penseurs révolutionnaires.

La pertinence actuelle de la pensée de Frantz Fanon se manifeste dans des mouvements contemporains tels que Black Lives Matter (BLM) et dans les luttes anticoloniales en cours. Leurs critiques du racisme systémique, du colonialisme et leur appel à l’action radicale s’inscrivent dans la continuité de la pensée fanonienne, qui continue d’inspirer des militants à l’échelle mondiale.

L’engagement international du mouvement BLM en faveur de la justice sociale reflète la vision de Fanon, en particulier dans l’exigence du démantèlement des structures oppressives telles que le racisme systémique, les inégalités économiques et les violences policières institutionnalisées.

Par ailleurs, l’influence de Fanon se manifeste bien sûr au-delà des mouvements noirs américains ; on le constate notamment dans la reprise régulière de certains de ses arguments par les animateurs de nombreux mouvements pro-palestiniens.

The Conversation

Nour El Houda Laib ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.06.2025 à 17:31

Malnutrition à Gaza : son impact sur les 1 000 premiers jours de vie des bébés

Nina Sivertsen, Associate Professor, College of Nursing and Health Sciences, Flinders University

Annette Briley, Professor of Women's Health and Midwifery Research, Flinders University

Tahlia Johnson, Lecturer and researcher, College of Nursing and Health Sciences, Flinders University

La famine et la malnutrition qui sévissent à Gaza affectent la santé de tous les Gazaouis. Mais leur impact sur le cerveau en développement des nourrissons est particulièrement préoccupant.
Texte intégral (2221 mots)

À Gaza, des enfants souffrent en nombre de malnutrition aiguë. Celle-ci peut avoir un impact majeur sur leur santé, en particulier sur leur cerveau en développement, surtout durant les 1 000 premiers jours de vie (de la conception jusqu’à l’âge de deux ans). Certaines lésions cérébrales peuvent être réversibles si des soins adaptés sont mis en œuvre précocement. Mais à Gaza, les conditions ne semblent pas réunies pour assurer cette prise en charge.


En mai dernier, les Nations unies avaient alerté sur le fait que plus de 14 000 bébés mourraient de malnutrition en 48 heures si Israël continuait d’empêcher l’aide d’entrer à Gaza.

(Le 19 mai 2025, après onze semaines de blocus total, Israël a autorisé l’entrée d’une aide limitée à Gaza. L’aide entre au compte-goutte, car une fois dans l’enclave, son acheminement se heurte à des obstacles logistiques majeurs, indiquaient les services de l’Organisation des Nations unies, le 13 juin 2025, ndlr).

Après que ce chiffre a été largement diffusé, ce calendrier a été reconsidéré. En effet, un porte-parole de l’ONU a apporté une clarification et indiqué que cette projection concernait les onze mois à venir. Ainsi, d’avril 2025 à mars 2026, on s’attend à 71 000 cas de malnutrition aiguë chez les enfants de moins de cinq ans, dont 14 100 cas graves.

La malnutrition aiguë sévère signifie qu’un enfant est extrêmement maigre et risque de mourir.

On estime que 17 000 femmes enceintes et allaitantes auront également besoin d’un traitement pour malnutrition aiguë pendant cette période.

La famine et la malnutrition sont nocives pour tout le monde. Mais pour les nourrissons, l’impact peut être profond et durable.

Qu’est-ce que la malnutrition ?

Chez les nourrissons et les jeunes enfants, la malnutrition signifie que leur taille, leur poids et leur périmètre crânien ne correspondent pas aux tableaux standard, en raison d’un manque de nutrition appropriée.

Les carences nutritionnelles sont particulièrement fréquentes chez les jeunes enfants et les femmes enceintes.

Le corps humain a besoin de 17 minéraux essentiels. Les carences en zinc, en fer et en iode sont les plus dangereuses. Elles sont liées à un risque plus élevé de décès ou de lésions cérébrales chez les nourrissons.


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Lorsque la malnutrition est aiguë à grave, les nourrissons et les jeunes enfants perdent du poids parce qu’ils ne mangent pas assez et parce qu’ils sont plus sensibles aux maladies et à la diarrhée.

Cela conduit à ce que l’on appelle l’émaciation.

Un enfant émacié a perdu beaucoup de poids ou ne parvient pas à en prendre, ce qui se traduit par un rapport poids/taille dangereusement faible.

Un manque persistant de nourriture adéquate entraîne une malnutrition chronique ou un retard de croissance, qui nuisent à la croissance et au développement de l’enfant.

Risque d’infections et de mortalité

Les nourrissons malnutris ont un système immunitaire affaibli. Cela les rend plus vulnérables aux infections, en raison de la taille plus petite de leurs organes et de déficits en masse maigre. La masse maigre corespond au poids du corps à l’exclusion de la graisse. Elle est cruciale pour une croissance en bonne santé, pour acquérir de la force et pour le développement global.

Quand les enfants sont affamés, ils sont davantage susceptibles de mourir de maladies courantes telles que la diarrhée et la pneumonie.

Les infections peuvent rendre plus difficile l’absorption des nutriments, ce qui crée un cycle dangereux et aggrave la malnutrition.

La malnutrition chronique affecte le cerveau

Le cerveau humain se développe extraordinairement rapidement au cours des 1 000 premiers jours de la vie (de la conception à l’âge de deux ans). Pendant cette période, une alimentation adéquate est essentielle.

Le cerveau en développement des enfants est plus susceptible d’être affecté par des carences nutritionnelles que celui des adultes.

Quand elle se prolonge, la malnutrition peut entraîner des changements structurels cérébraux, et notamment conduire à un cerveau plus petit et qui comporte moins de myéline – la membrane protectrice qui entoure les cellules nerveuses et aide le cerveau à envoyer des messages.

La malnutrition chronique peut affecter les fonctions et les processus cérébraux tels que la pensée, le langage, l’attention, la mémoire et la prise de décision.

Ces impacts neurologiques peuvent causer des problèmes à vie.

Les lésions cérébrales peuvent-elles être permanentes ?

Oui, surtout lorsque la malnutrition survient pendant les périodes cruciales du développement du cerveau, comme les 1 000 premiers jours.

Cependant, certains effets sont réversibles. Des interventions précoces et intensives, comme l’accès à des aliments riches en nutriments et à des médicaments pour traiter l’hypoglycémie (faible taux de sucre dans le sang) ainsi que le fait de combattre les infections, peuvent aider les enfants à rattraper leur retard en matière de croissance et de développement cérébral.

Une revue d’études portant sur des enfants d’âge préscolaire sous-alimentés a par exemple révélé que leurs capacités cognitives – telles que la concentration, le raisonnement et la régulation émotionnelle – s’amélioraient quelque peu lorsqu’ils recevaient des suppléments de fer et des multivitamines.

Toutefois, la malnutrition pendant la fenêtre cruciale avant l’âge de deux ans augmente le risque de handicaps à vie.

Il est également important de noter que le rétablissement est plus probable dans un environnement où des aliments nutritifs sont disponibles et où les besoins émotionnels des enfants sont pris en charge.

À Gaza, les opérations militaires d’Israël ont détruit 94 % des infrastructures hospitalières et l’aide humanitaire reste sévèrement limitée. Les conditions nécessaires à la guérison des enfants sont donc hors de portée.

Mères enceintes et allaitantes

La malnutrition maternelle sévère peut augmenter le risque de décès ou de complications pendant la grossesse pour la mère et l’enfant.

Lorsqu’une mère qui allaite est mal nourrie, elle produira moins de lait et celui-ci sera de qualité inférieure. Les carences en fer, en iode et en vitamines A, D et en zinc compromettront la santé de la mère et réduiront la valeur nutritionnelle du lait maternel. Cela peut contribuer à une mauvaise croissance et affecter le développement du nourrisson.

Les mères affamées peuvent souffrir de fatigue, d’une mauvaise santé et d’une détresse psychologique, ce qui rend difficile le maintien de l’allaitement.

Des impacts aussi sur les autres organes

Les données recueillies auprès des personnes nées pendant la famine de 1944-45 aux Pays-Bas nous ont aidés à comprendre les impacts sur la santé des enfants conçus et nés pendant que leurs mères mouraient de faim.

Dans cette cohorte, la malnutrition a affecté le développement et le fonctionnement de nombreux organes chez les enfants, y compris le cœur, les poumons et les reins.

Ce groupe présentait également des taux plus élevés de schizophrénie, de dépression et d’anxiété, ainsi que des performances inférieures aux tests cognitifs.

Il présentait également un risque plus élevé de développer des maladies chroniques évolutives (telles que les maladies cardiovasculaires et l’insuffisance rénale) et de mourir prématurément.

Ces effets sont-ils réversibles ?

Les enfants peuvent récupérer. Mais cela dépend de la gravité de la malnutrition dont souffre l’enfant, du moment où cela se produit et du type de prise en charge qu’il reçoit.

Il a été prouvé que les enfants restent vulnérables et courent un risque plus élevé de mourir, même après avoir été traités pour des complications de malnutrition aiguë sévère.

Les interventions efficaces comprennent :

  • une réadaptation nutritionnelle (qui consiste à donner à l’enfant des aliments riches en nutriments, une alimentation spécialisée et à remédier aux carences sousjacentes)

  • un soutien à l’allaitement maternel pour les mères

  • le fait de fournir des soins de réadaptation et de santé dans la communauté (afin que les familles et les enfants puissent reprendre leurs activités quotidiennes).

Cela semble difficile, voire impossible, à Gaza, où le blocus de l’aide par Israël et les opérations militaires en cours signifient que la sécurité et les infrastructures sont gravement compromises.

Or, les épisodes répétés ou prolongés de malnutrition augmentent le risque de dommages durables concernant le développement de l’enfant.

The Conversation

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17.06.2025 à 17:29

Rafles, expulsions… la gestion de l’immigration, illustration du tournant autoritaire de Donald Trump ?

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Légalement douteux, le déploiement de l’armée en Californie vient s’ajouter à de nombreuses mesures qui, chaque jour davantage, confirment un glissement de Donald Trump vers l’autoritarisme.
Texte intégral (2814 mots)

L’administration Trump a lancé une opération à grande échelle contre les migrants en situation irrégulière, en Californie et ailleurs, de préférence dans les États et comtés démocrates. Face au tollé, notamment, des employeurs de ces sans-papiers qui travaillent et paient des impôts, le pouvoir a légèrement reculé, mais sans changer son fusil d’épaule. Ses rodomontades, couplées à des décisions symboliques maladroites, comme la parade militaire organisée à grands frais, le 14 juin dernier, provoquent des contestations de plus en plus véhémentes.


Tout au long de l’année 2024, Donald Trump a fait campagne sur l’expulsion des « criminels, terroristes et violeurs » qui se sont installés aux États-Unis durant le mandat de Joe Biden. Dès son entrée en fonctions le 20 janvier dernier, il a promulgué plusieurs décrets sur la fin du droit du sol, les déportations/expulsions vers le Salvador ou le Soudan du Sud et l’incitation à faire du chiffre (pour la police fédérale de l’immigration – Immigration and Customs Enforcement, ICE).

Plus récemment, un décret rédigé en termes larges (et non limité à la Californie) l’autorise à fédéraliser (c’est-à-dire à placer sous son contrôle) la Garde nationale d’un État (laquelle relève du gouverneur, commandant en chef dans « son » État) en cas de rébellion contre l’autorité si l’État en question n’est pas en mesure de maintenir l’ordre public.

Cette décision doit en principe être prise par le président en concertation avec le gouverneur. En Californie, il n’en a rien été : la Garde y a été déployée contre l’avis du gouverneur de l’État Gavin Newsom, suscitant un bras de fer entre le centre fédéral et Sacramento, capitale du « Golden State ».

Les textes en jeu

Avant d’examiner les textes autorisant, dans des conditions bien précises, la fédéralisation de la Garde nationale, il convient en premier lieu de rappeler ce qui dit la Constitution en matière de partage des pouvoirs entre l’État fédéral et les États fédérés, législateurs de droit commun. Le pouvoir fédéral ne dispose que des compétences énumérées à l’article Ier section 8 de la Constitution. Cette division s’applique au Congrès et au président, en charge de l’exécution des lois. Le 10e amendement précise :

« Tous les pouvoirs qui ne sont pas accordés au pouvoir fédéral ou interdits aux États sont réservés aux États et au peuple. »

En d’autres termes, l’immigration relève du pouvoir fédéral (par le biais de la clause des pouvoirs « nécessaires » indiqués dans l’article Ier section 8), mais les actes du président ne peuvent empiéter de façon disproportionnée sur les pouvoirs et compétences du gouverneur.

Par ailleurs, la Cour suprême, dans sa jurisprudence Printz v. United States (1997), a précisé que le pouvoir fédéral ne peut donner des ordres (commandeering) aux autorités des États et les contraindre à mettre en œuvre ses politiques. Dans cette affaire, la Cour a jugé inconstitutionnelle la disposition de la loi Brady qui imposait aux shérifs de participer activement au contrôle des armes à feu prévu par la loi.

Concernant les textes spécifiquement consacrés à la Garde nationale, il a la Constitution (Article II ; section 2 ; alinéa 1) et des lois. Le texte essentiel est l’Insurrection Act (1807), qui autorise le président à mobiliser l’armée sur le territoire national si une partie de celui-ci est devenue le théâtre d’une rébellion hors de contrôle.

À ce stade, le président a envoyé en Californie la Garde nationale et les Marines mais il n’a pas (encore ?) invoqué la loi sur l’insurrection. Il a utilisé une disposition du Code des États-Unis (U.S.C. Title 10, § 12406) qui prévoit que le président peut fédéraliser la Garde nationale d’un État, ici de Californie, mais doit informer le gouverneur, les ordres devant transiter par ce dernier. Ce que n’a pas fait Donald Trump.

Gavin Newsom et son ministre de la justice ont saisi la justice fédérale dans le district Nord de Californie, invoquant l’illégalité du décret et demandant au juge de l’annuler pour abus de pouvoir, empiètement sur les pouvoirs du gouverneur et atteinte au droit de l’État en violation du 10e amendement. Les actes du président privent l’État de Californie de la possibilité de recourir à la garde nationale pour ses missions habituelles de protection des citoyens et de lutte contre les incendies par exemple.

Le juge Charles Breyer (frère de l’ancien juge à la Cour suprême Stephen Breyer) a déclaré que le décret était illégal, mais l’administration Trump a immédiatement saisi la cour d’appel du neuvième circuit (compétente en Californie) qui a suspendu l’interdiction rendue en première instance jusqu’au mardi 17 juin, date à laquelle une audience est programmée.


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Quelle signification politique ?

Le conseiller et l’âme damnée du président, Stephen Miller, veut « faire du chiffre » afin de satisfaire la base MAGA. Il voudrait faire arrêter et expulser 3 000 migrants par jour – ce qui est impossible, d’autant que la frontière avec le Mexique est quasiment fermée depuis janvier 2025. Mais peu importe : pour Miller, il s’agit de « trouver » des migrants en grand nombre à arrêter.

C’est pourquoi ses services raflent de façon indiscriminée, y compris des personnes installées aux États-Unis depuis plusieurs années, qui travaillent et qui paient des impôts. La police fédérale procède à ses rafles dans les magasins de bricolage, les lieux de recrutement à la journée, les exploitations agricoles, les restaurants sans oublier l’extérieur des tribunaux (où se rendent les migrants ayant finalement obtenu un rendez-vous en vue de la régularisation de leur statut) et la sortie des écoles. Ces opérations donnent lieu à d’innombrables scènes déchirantes de familles en pleurs. Durant le premier mandat, c’est au moment où l’administration a séparé les familles et où l’on a vu des enfants en bas âge laissés à l’abandon que l’opinion publique s’était retournée. Les sondages montrent la différence entre les chiffres d’approbation encore globalement positifs sur les objectifs de la politique d’immigration et les chiffres négatifs quant à la manière (forte) dont elle est mise en œuvre.

Les migrants et leurs défenseurs ont appris du mouvement Black Lives Matter et compris la force des images et des vidéos. Ils font circuler ces histoires de familles terrifiées lors de l’arrestation et les vidéos d’actes de violence commis par l’ICE. Mais il faut nuancer : les images de l’insurrection du 6 janvier 2021 n’empêchent pas les partisans du président de répéter qu’il s’agissait d’un jour de joie…

La blogosphère de droite fait, quant à elle, circuler les (rares mais réelles) images de violence, de voitures brûlées et de drapeaux mexicains brandis par certains manifestants, le tout en boucle sur Fox News et consorts. Il s’agit de mobiliser la base et d’accréditer l’idée que le gouverneur n’a pas la situation en main et qu’il existe une rébellion non matée contre le pouvoir fédéral.

Il serait, dès lors, légitime et nécessaire d’envoyer non seulement la Garde nationale fédéralisée mais aussi les Marines, c’est-à-dire des militaires d’active. Pour le moment, ceux-ci protègent les bâtiments fédéraux de Los Angeles. Si les militaires devaient se livrer à des opérations de maintien de l’ordre et à des arrestations, ce serait en violation de la loi Posse Comitatus (1878), et de la culture, fortement ancrée, de non-intervention de l’armée dans les affaires intérieures.

Parade militaire et manifestations anti-Trump : ce 14 juin peut-il marquer un tournant ?

Alors que la situation n’est pas réglée en Californie, que des gouverneurs républicains déploient préventivement la garde nationale et que Donald Trump a effectué une énième volte-face (sur les rafles dans la restauration et les fermes) après qu’exploitants agricoles et entreprises du secteur de la restauration lui ont expliqué qu’ils ne pouvaient fonctionner sans ces migrants, le pays a été le théâtre de plus de 2000 manifestations pendant que se déroulait dans la capitale fédérale le défilé dont le président a rêvé si longtemps.

Le samedi 14 juin, le président Trump a enfin pu faire ce qu’il souhaitait tant depuis son invitation par Emmanuel Macron à assister au défilé du 14 juillet, en 2017. Son ministre des armées de l’époque et ses conseillers l’avaient dissuadé d’organiser une « parade », si contraire à l’esprit de la Constitution et au rôle des États-Unis dans le monde. Faire montre de sa force en arborant tanks, avions et parachutistes dans la capitale, c’est la culture de la Russie et de la Corée du Nord, pas des États-Unis.

Mais Trump a tenu à célébrer le 250e anniversaire de la création de la première armée continentale des États-Unis, fondée le 14 juin 1775, après que le premier Congrès continental a refusé de le faire en 1774, craignant qu’un mauvais gouvernement puisse l’utiliser contre le peuple. Un an plus tard, le second Congrès Continental a créé l’armée nécessaire pour lutter contre les Anglais. Or, le 14 juin était aussi l’anniversaire de Trump, qui a fêté ce jour-là ses 79 ans.

Les critiques se sont élevées contre la gabegie – 45 millions de dollars alors que le budget prévoit de nombreuses coupes –, et le côté « culte de la personnalité » de l’opération. De nombreuses manifestations (2000) se sont déroulées ce même jour, réunissant plusieurs millions de personnes venues protester contre le pouvoir monarchique de Trump (mot d’ordre : « No Kings », « Pas de rois »), contre le déploiement de la Garde nationale fédéralisée à Los Angeles et contre ce grand défilé, notamment contesté de nombreux militaires qui préféreraient que les 45 millions de dollars soient utilisés pour réparer leurs baraquements et par des associations d’anciens combattants qui préféreraient que l’argent aille aux services médicaux destinés aux « vétérans » et empêcher les coupes sombres dans leur couverture médicale.

Dans le pays, il y a eu, ce 14 juin, essentiellement des manifestations contre la dérive autoritaire et les politiques migratoires de Trump et peu de mobilisations contre la situation à Gaza ou d’appels à l’abolition de la police fédérale des frontières (« Abolish ICE ») qui auraient pu nuire au message global, d’autant qu’une majorité d’Américains comprend la nécessité de l’existence de l’ICE, dans un contexte où l’on estime à quelque 11 millions de personnes le nombre de migrants en situation irrégulière vivant aux États-Unis – même s’ils peuvent réprouver la façon dont elle fonctionne.

Le risque était grand pour les démocrates de se trouver débordés par des éléments violents, la gauche du parti et les groupes pro-Palestine, ce qui aurait été instrumentalisé par le président et ses affidés. Mais tout s’est déroulé dans le calme.

Cependant, la nuit même, une élue démocrate du Minnesota était assassinée avec son mari par un individu qui avait sur lui une liste de 70 personnes – toutes démocrates ou notoirement favorables au droit à l’avortement – à éliminer et qui a également grièvement blessé un autre élu de cet État et son épouse. La violence verbale de Trump et de ses troupes se traduit de plus en plus par des attaques ou des menaces (contre les juges par exemple).

La montée de la violence politique s’ajoute aux autres dangers pour la démocratie : attaques en règle contre les contre-pouvoirs et contre la liberté d’expression (pour les ennemis de Trump), règne de l’arbitraire et corruption généralisée.

L’envoi des Marines à Los Angeles et le défilé militaire à la gloire du « leader maximo » marqueront sans doute un tournant du deuxième mandat Trump. Le sursaut ne peut venir que de la société civile… et il semble en train de se produire.

The Conversation

Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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