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18.06.2025 à 13:43

« Regime change » en Iran : la stratégie à la George W. Bush de Benyamin Nétanyahou

Myriam Benraad, Responsable du Département International Relations and Diplomacy, Schiller International University - Enseignante en relations internationales, Sciences Po

Avant l’instauration de la République islamique en 1979, l’Iran avait de bonnes relations avec Israël. Tel-Aviv espère voir revenir à Téhéran un régime qui lui est favorable. Un vœu pieux, sans doute.
Texte intégral (3164 mots)

Spécialiste du Moyen-Orient, la politiste Myriam Benraad souligne les parallèles qui existent entre le discours volontariste du premier ministre israélien à propos de l’Iran et la vision claironnée en leur temps par les néo-conservateurs de l’entourage de George W. Bush, qui affirmaient qu’en renversant le régime tyrannique de Saddam Hussein en Irak, ils ouvriraient dans l’ensemble de la région une nouvelle page, démocratique et constructive. Entretien.


Ce lundi, un journaliste d’ABC a demandé à Benyamin Nétanyahou si l’élimination physique du Guide suprême de l’Iran, Ali Khamenei, que le premier ministre a ouvertement envisagée, ne risquerait pas de provoquer une escalade du conflit. Nétanyahou a répondu que, au contraire, cela y mettrait fin. D’où lui vient une telle conviction ?

Sa vision de la situation est quasi médicale : il considère que le régime iranien constitue une sorte de maladie dont le Moyen-Orient souffre depuis 1979, et que pour se débarrasser de ce mal et de toutes ses métastases, il convient d’éliminer ce qui se trouve à sa racine, à savoir la figure la plus influente de la République islamique, qui demeure le Guide suprême. On peut aussi parler de vision « effet domino » : en neutralisant les premiers cercles, on s’attend à ce que les niveaux situés immédiatement au-dessous de ceux-ci se délitent suivant une réaction en chaîne – a fortiori si la population, sentant le pouvoir affaibli, se soulève contre lui.

Cette approche mise en avant par Nétanyahou est bien sûr très simpliste. En réalité, rien ne dit que supprimer le Guide suprême provoquera ce type d’« effet par ricochet ». Et rien ne dit non plus que la population se soulèvera en masse : même ceux hostiles au régime, et ils sont nombreux, sont susceptibles de craindre le vide et le chaos que créerait son effondrement soudain. Sans oublier, à l’évidence, que lorsqu’on évoque l’Iran d’aujourd’hui, on évoque en l’espèce un régime autoritaire qui a tout fait pour empêcher l’opposition interne de se structurer et l’a réprimée avec férocité.

Nétanyahou affirme pourtant que la population iranienne pourrait se rebeller contre ce régime dictatorial

Quand j’entends ces propos, je me remémore le printemps 2003, lorsqu’à la veille de leur intervention militaire en Irak, les États-Unis étaient convaincus que la population irakienne les accueillerait en grands libérateurs ; on sait ce qu’il en a été, quand bien même Saddam Hussein était à la tête d’un régime violent et détesté par une grande partie de ses citoyens.

Avant la Révolution islamique de 1979, Israël et l’Iran du Chah entretenaient plutôt de bonnes relations ; Nétanyahou pense-t-il qu’il est possible de retrouver un jour à Téhéran un pouvoir qui serait pro-occidental et favorable à un rapprochement avec Israël ?

Il est vrai que l’Iran a longtemps compté, aux côtés de la Turquie, parmi les rares pays du Moyen-Orient à entretenir d’assez bons rapports avec Israël. Ce pays qui est aujourd’hui l’ennemi viscéral de Tel-Aviv est ainsi, paradoxalement, considéré par certains dirigeants israéliens comme le seul qui pourrait véritablement normaliser ses relations avec Israël et revenir à une entente stratégique – ou à une forme durable de coexistence pacifique. Ce dont les Israéliens ne croient pas la plupart des États sunnites capables.

En effet, le Hamas, ainsi que le Djihad islamique, les deux principaux mouvements armés palestiniens, sont sunnites ; et quoique l’Iran se soit, ces dernières années, indiscutablement rapproché d’eux, ce sont avant tout les États sunnites de la région qui les ont soutenus sur un plan historique. Il existe en Israël la conviction qu’une fois la République des mollahs défaite, un régime pro-occidental et donc pro-israélien pourrait s’y installer, un régime qui aurait avec l’État hébreu des affinités beaucoup plus fortes que n’importe quel régime sunnite au Moyen-Orient, y compris l’Égypte et la Jordanie, qui sont officiellement en paix avec Israël.

Or il y a une large part d’anachronisme dans cette représentation. La société iranienne a profondément changé depuis 1979. Il serait impossible de justifier un retour de la monarchie des Pahlavi aujourd’hui. Et, par ailleurs, la vie politique du pays étant ce qu’elle est, il n’existe aucun parti qui pourrait prendre la suite du régime actuel si celui-ci venait à chuter. En cas d’effondrement de la République islamique, on pourrait voir se matérialiser un scénario à l’irakienne, qui se retournerait finalement contre les promoteurs du « regime change », c’est-à-dire une situation de chaos avec des effets inattendus et, en tout cas, qui ne seront pas ceux souhaités par Nétanyahou et ses alliés.

Même si le régime iranien survit à l’attaque actuelle, on peut s’attendre à ce qu’il en ressorte affaibli. Des décennies durant, Téhéran a porté un discours révolutionnaire dans tout le monde musulman et a noué des liens très étroits avec des régimes ou mouvements chiites de la région, mais aussi, vous l’avez évoqué, avec certains groupes sunnites tels que le Hamas. Aujourd’hui, l’ère de ces ambitions régionales est-elle révolue ?

Oui. On est, en Iran, dans un moment post-révolutionnaire. Le régime n’a plus la capacité d’exporter sa révolution à l’extérieur de ses frontières, comme il l’a longtemps désiré. D’ailleurs, c’est un aspect sur lequel les Occidentaux ont insisté pendant des années dans le cadre des négociations sur le dossier nucléaire : en contrepartie de la levée des sanctions, il était attendu non seulement que Téhéran s’astreigne à un programme exclusivement civil, mais aussi que le régime islamiste chiite cesse son soutien au Hezbollah et à un certain nombre de groupes ailleurs dans la région. L’Iran n’en a rien fait. Il a maintenu ses canaux d’influence, et il les a même renforcés, que ce soit en Irak ou en Syrie pendant la guerre civile. Et le régime s’est aussi nettement rapproché du Hamas, tout en menaçant constamment Israël d’une destruction totale.

Tout cela a fini de convaincre une partie de l’establishment politico-sécuritaire israélien que l’Iran constituait une menace existentielle. L’idée s’est imposée que la République islamique était résolue à acquérir l’arme nucléaire, et que les négociations auxquelles elle participait et l’accord de Vienne de 2015 n’étaient qu’une façon de gagner du temps. Dès lors, toute négociation qui aboutirait à ce que l’Iran conserve un programme nucléaire, même exclusivement civil, n’était pas acceptable depuis Tel-Aviv. Car un jour ou l’autre, ce programme finirait par être militarisé, et Téhéran attaquerait potentiellement Israël pour l’annihiler. Cette certitude s’est définitivement imposée et généralisée avec le pogrom du 7 Octobre.

Mais ce massacre a été commis par le Hamas, pas par l’Iran…

Israël considère que le 7 Octobre est, fondamentalement, une opération qui a été guidée par l’Iran. Le Hamas s’est empressé de déclarer qu’il avait conduit l’opération seul, sans que Téhéran soit impliqué. Mais les Israéliens ne le croient pas. Quelle que soit la réalité du rôle qu’y a joué l’Iran, les Israéliens lui attribuent la responsabilité des faits. La République islamique est à leurs yeux la première coupable du plus grand massacre de Juifs commis depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette conviction est venue accréditer l’idée que les mollahs souhaitent coûte que coûte la destruction intégrale d’Israël et du peuple juif.

Cette volonté de détruire Israël a-t-elle été affirmée dès l’avènement de la République islamique en 1979 ?

En effet, depuis 1979, le discours iranien est extrêmement virulent. C’est un discours qui fait de l’Amérique et d’Israël un double adversaire existentiel à abattre par tous les moyens, à travers toutes sortes d’attaques, qu’elles se déroulent dans des pays au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde. Ce n’est pas un hasard si dès le 13 juin 2025, les États-Unis ont ordonné l’évacuation de la plupart de leurs personnels encore présents en Irak, de crainte que les Iraniens, ou les milices irakiennes locales s’en prennent à eux. Bref, pour en revenir à Israël, et sans justifier l’attaque actuellement en cours, il faut bien reconnaître que la République islamique n’a cessé de le menacer d’une destruction imminente, et qu’une telle destruction deviendrait possible si l’Iran disposait de l’arme nucléaire.

Iran-Israël-USA : La longue guerre (½), | Arte, 13 juin 2025.

Pour autant, sauf erreur, la République islamique n’a jamais officiellement déclaré qu’elle voulait obtenir l’arme nucléaire. Elle a toujours affirmé que son programme nucléaire était à destination civile uniquement…

En effet, mais beaucoup d’éléments laissent à penser qu’il s’agissait d’un objectif dans la durée, même non assumé. Cette hypothèse semble confirmée par le développement d’infrastructures nucléaires relativement clandestines, par exemple celle de Fordo, dans une région montagneuse peu accessible et enterrée en profondeur, de sorte qu’il est très compliqué de l’atteindre. On sait que l’Iran a dissimulé un certain nombre d’éléments concernant ses intentions réelles en matière nucléaire, ce qui a alimenté la paranoïa d’Israël et de ses partenaires occidentaux. Et puis, l’Iran a objectivement de bonnes raisons de souhaiter disposer de l’arme nucléaire : ce serait un moyen de pression et de dissuasion terriblement efficace contre l’État hébreu et tout autre adversaire.

De pression, de dissuasion… et, selon Israël, de destruction : les Israéliens affirment que si l’Iran obtient la bombe, ce sera pour l’utiliser au plus vite contre les villes israéliennes. Selon vous, dans un scénario où l’Iran finirait par avoir la bombe, l’emploierait-il immédiatement, afin de réaliser cet objectif claironné depuis plus de 45 ans qu’est la destruction d’Israël ?

Les Iraniens ne sont pas suicidaires. Même s’ils obtiennent la bombe, ils ne vont pas aller vers une guerre de destruction mutuelle. Ils savent parfaitement que projeter des missiles nucléaires contre Israël impliquerait nécessairement une riposte et le risque d’une destruction réciproque serait extrêmement élevé. En revanche, si l’Iran avait la bombe, on entrerait au Moyen-Orient dans une sorte de guerre froide qui contraindrait les Israéliens sur un certain nombre d’aspects, notamment la problématique palestinienne. Et les Israéliens ne veulent absolument pas d’une telle configuration qui constitue leur hantise. Pour eux, il n’est pas question qu’un acteur au Moyen-Orient outre eux-mêmes dispose de cette arme, l’arme par excellence.

Israël n’est pas le seul parmi les pays de la région à ne pas vouloir que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. On imagine que l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Turquie et, fondamentalement, tous les autres pays, même les puissances plus lointaines, préfèrent que l’Iran n’ait pas la bombe. Même si ces pays ont condamné l’attaque israélienne, n’y a-t-il pas un soulagement chez tous ces acteurs, qui ont dû être nombreux à penser l’Iran était sur le point d’obtenir l’arme nucléaire et que grâce à l’intervention israélienne, son programme était, si ce n’est détruit, au moins significativement freiné ?

Oui, c’est manifeste. D’autant qu’un certain nombre de pays arabes sont en lutte contre les Frères musulmans, c’est-à-dire contre un islam politique dont on sait que la République islamique, quand bien même les Frères sont de confession sunnite, a été un appui à la fois symbolique, logistique, financier et militaire. Le Hamas, qui est issu de la matrice des Frères musulmans, n’est pas seulement l’ennemi d’Israël, mais aussi celui des régimes arabes sunnites, à commencer par l’Égypte, qui voient d’un très bon œil cet affaiblissement de l’Iran, car mécaniquement, ce dernier signifie leur propre renforcement. L’Arabie saoudite est soulagée parce que l’Iran se trouve à sa porte et lui dispute depuis longtemps le leadership dans la région. La Turquie, de la même manière, ne voudrait pas à sa frontière d’un Iran nucléarisé…

Toutefois, ce n’est là qu’un des éléments de ce qui est en train de se dérouler. Car la volonté hégémonique d’Israël pose quand même problème à certains États arabes qui craignent que ces agissements n’aboutissent, quoi qu’en dise Nétanyahou, à une déstabilisation plus grande encore du Moyen-Orient. Un certain nombre de pays se livrent à un jeu d’équilibriste pour essayer d’éviter l’embrasement total qui, à leurs yeux, provoquerait une déstabilisation systémique.

Peut-on imaginer que le régime iranien, au lieu de chuter totalement, évolue vers une sorte de dictature militaire dirigée par les Gardiens de la révolution ?

Oui car, comme je l’ai précisé, il n’existe pas d’opposition démocratique solide et structurée en Iran, notamment en raison de la violence de la répression qui frappe depuis des décennies tous ceux qui osent contester le régime islamiste en place. Alors, que reste-t-il comme force sur le terrain ? Les Gardiens, l’armée… On pourrait voir émerger une junte, une sorte d’oligarchie militaire et sécuritaire qui prendrait la suite et pourrait être encore plus dure parce qu’elle considérerait qu’à la suite du changement de régime, il faudrait reprendre le pays en main et qu’un rétablissement de l’ordre ne pourrait passer que par la répression.

Je pense par conséquent au changement de régime en Irak qui n’a pas du tout accouché d’une démocratie, mais de ce type d’oligarchie autoritaire. Je songe aussi à la Syrie qui est en train de se transformer en dictature autoritaire à visage islamiste, et non plus laïque. On en revient aux limites de cette fameuse doctrine de démocratisation du Moyen-Orient que souhaitaient les Américains au début des années 2000, au lendemain du 11 Septembre. Ce même 11 Septembre auquel les tueries du 7 octobre 2023 ont fréquemment été comparées. Quand il mentionne un changement de régime en Iran, Nétanyahou entend répliquer cette approche très bushienne de grande transformation démocratique et libérale de la région, une séquence ouverte dès le 11 Septembre. Mais il se met sans doute le doigt dans l’œil s’il croit que les choses vont se passer aussi simplement.

Une dernière question. Vous rentrez tout juste d’Irak. Comment la guerre entre Israël et l’Iran y est-elle perçue ?

L’Irak vit des heures très difficiles. Ce pays où s’est produit un changement de régime comparable à celui qui est envisagé aujourd’hui en Iran est en phase de reconstruction. Il tente de se rétablir. Il a fait les frais de ces projections idéologiques d’un « nouveau Moyen-Orient » fantasmé par les néo-conservateurs de Washington, et se retrouve dans une situation plus que délicate. La reconstruction est lente, la situation économique précaire, et on observe un retour à l’autoritarisme, le tout dans un pays encore infiniment fragmenté. Du côté de l’Irak, on observe le conflit entre Tel-Aviv et Téhéran avec beaucoup d’appréhension, avec la crainte qu’un changement de régime en Iran ne conduise à un nouveau cycle d’instabilité. On ne sait que trop bien, en Irak, ce que suscite un « regime change » maladroitement imposé depuis l’extérieur…


Propos recueillis par Grégory Rayko

The Conversation

Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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18.06.2025 à 12:19

L’impact de l’œuvre de Frantz Fanon sur le mouvement Black Power aux États-Unis

Nour El Houda Laib, PhD graduate, Centre de Recherches Anglophones (CREA), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

L’œuvre de Frantz Fanon a été lue, commentée et intégrée par les théoriciens du mouvement Black Power aux États-Unis, où elle exerce toujours une influence notable aujourd’hui.
Texte intégral (2038 mots)
« Nous nous révoltons simplement parce que, pour de multiples raisons, nous ne pouvons plus respirer. (F. Fanon) » Banderole des militants de Black Lives Matter, devant un commissariat de police de Minneapolis, le soir où Jamar Clark, un Afro-Américain de 24 ans, a été abattu par la police alors qu’il n’était pas armé (15 novembre 2015). Wikimédia, CC BY-NC-SA

On connaît, de ce côté-ci de l’Atlantique, l’influence de Fanon sur la pensée décoloniale au sens large. On sait moins qu’il a aussi été beaucoup lu et cité par les mouvements d’émancipation noirs américains des années 1960.


De nombreux historiens ont souligné l’impact de Frantz Fanon (1925-1961) sur la gauche française, y compris sur des intellectuels tels que Jean-Paul Sartre. Le philosophe français a rédigé en 1961 la préface du fameux livre les Damnés de la terre du psychologue martiniquais, dans laquelle il loue la radicalité des idées qui y sont défendues sur la décolonisation.

En revanche, l’influence de Fanon sur les révolutionnaires afro-américains du mouvement Black Power a été peu étudiée, en particulier dans la littérature française.

Une vie brève, une influence considérable

Né en 1925 en Martinique, à l’époque colonie française, Frantz Fanon était un psychiatre noir dont la pensée a été profondément marquée par l’expérience vécue du racisme et du colonialisme européen. Installé, à partir de 1953, en Algérie pour exercer la psychiatrie, il y a reconnu des formes d’oppression familières, ce qui l’a amené, en 1955, à s’engager aux côtés du Front de libération nationale (FLN) et à soutenir activement la lutte pour l’indépendance algérienne face à la domination française.

Expulsé d’Algérie en 1957, Frantz Fanon voit son œuvre majeure, les Damnés de la terre, publiée à Paris en 1961, alors qu’il est atteint d’une leucémie en phase terminale et hospitalisé à Washington.

Fanon, de Jean-Claude Barny, sorti en avril 2025 dans l’Hexagone.

Cet ouvrage est une synthèse des enseignements qu’il a tirés de la guerre d’indépendance algérienne, destinée à éclairer et à inspirer les luttes anticoloniales à l’échelle mondiale. La traduction anglaise, parue en 1965, exerça une influence considérable sur les mouvements révolutionnaires noirs aux États-Unis.

Fanon, Malcolm X et la violence décoloniale

De nombreuses théories formulées par Fanon sur la violence révolutionnaire, envisagée comme un moyen de sensibilisation politique et d’autodétermination pour les peuples africains, ont trouvé un écho dans les discours de Malcolm X (1925-1965) au début des années 1960.

Figure centrale du militantisme radical afro-américain à cette époque, Malcolm X s’est distingué par son appel à la résistance active face à l’oppression raciale. Bien qu’aucune relation directe ne soit attestée entre Fanon et Malcolm X, leurs idées respectives présentent des convergences notables et ont été largement diffusées et reprises au sein des mouvements militants afro-américains.

Nés la même année, en 1925, Fanon et Malcolm X provenaient de contextes socio-économiques contrastés : Fanon était issu de la classe moyenne et a fait des études de médecine, tandis que le parcours de Malcolm Little, qui prendra le nom de Malcolm X au début des années 1950, a été marqué par une jeunesse difficile, un passage de sept années en prison et une éducation autodidacte.

Malgré ces trajectoires divergentes, une affinité intellectuelle et idéologique profonde les unissait. Tous deux défendaient une décolonisation radicale ainsi qu’une émancipation tant psychologique que physique des populations noires, et influencèrent durablement les mouvements de libération noire aux États-Unis et au-delà.

Fanon affirmait que la décolonisation impliquait nécessairement le recours à la violence pour démanteler les structures du colonialisme :

« Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants », écrit-il dans les Damnés de la terre.

Malcolm X reprenait cette vision lorsqu’il déclarait : « La révolution est sanglante, hostile, sans compromis ; elle renverse tout sur son passage. » À ses yeux, la condition des Noirs aux États-Unis était une forme de colonialisme interne, une perspective étroitement liée au concept de « colonialisme domestique » développé par Fanon.

Les Afro-Américains vus comme un peuple colonisé

Huey P. Newton et Bobby Seale, figures révolutionnaires afro-américaines, ont approfondi ces idées en donnant naissance, dans la seconde moitié des années 1960, au Black Panther Party (BPP) aux États-Unis. Ce mouvement révolutionnaire prônait l’autodéfense des Noirs et la justice sociale face au racisme et à la violence policière. Il s’inscrivait dans le mouvement Black Power en valorisant la fierté noire, l’autonomie communautaire et la résistance à l’oppression systémique. Bien qu’ils se réclamaient de l’héritage spirituel du nationalisme noir de Malcolm X, leur pensée fut fortement influencée par l’analyse de Frantz Fanon sur la lutte de libération algérienne.

Outre les Damnés de la terre, que chaque membre du parti devait lire, les cadres du BPP se sont également approprié des ouvrages tels que Peau noire, masques blancs, l’An V de la révolution algérienne et Pour la révolution africaine, dès leur traduction en anglais.

En intégrant les théories fanoniennes, Newton et Seale ont interprété la condition des Afro-Américains comme celle d’un peuple colonisé, justifiant ainsi le recours à l’autodéfense armée contre la violence policière dans les quartiers noirs, car ils y voyaient une forme légitime de résistance à une occupation.

Frantz Fanon affirmait que la violence coloniale déshumanisait les opprimés, et que la violence révolutionnaire permettait de restaurer leur dignité.

« La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force », explique-t-il dans « les Damnés de la terre ».

Cette violence originelle se renverse chez lui en une violence libératrice porteuse d’un nouvel ordre politique. Pour Fanon, elle constitue un outil d’émancipation psychologique, permettant aux opprimés de surmonter l’aliénation et le sentiment d’infériorité.

De manière analogue, les nationalistes noirs américains ont établi un lien entre la condition des colonisés et celle des Afro-Américains dans les ghettos urbains, défendant des moyens révolutionnaires pour affranchir ces communautés. Influencés par Fanon, les militants du Black Power considéraient les quartiers noirs comme des colonies internes soumises à un pouvoir blanc extérieur, qu’ils qualifiaient d’« impérialisme communautaire ».


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Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon propose un cadre idéologique pour les luttes anticoloniales, appelant à mobiliser en première ligne le lumpenprolétariat, ces couches marginalisées, souvent criminalisées ou exclues du système productif. À partir de l’expérience algérienne, Fanon montre que ces individus, non intégrés aux structures coloniales, sont particulièrement susceptibles de s’engager dans la lutte armée. Contrairement à Marx, qui considérait le lumpenprolétariat (ou, « sous-prolétariat ») comme dépourvu de conscience révolutionnaire, Fanon y voit une force potentiellement subversive, à condition qu’elle connaisse un éveil politique.

Cette revalorisation des marges a profondément influencé les mouvements noirs radicaux tels que les Black Panthers. Des figures comme Huey P. Newton et Eldridge Cleaver ont affirmé que le lumpenprolétariat noir – chômeurs, travailleurs informels ou anciens détenus – représentait une avant-garde plus révolutionnaire que la classe ouvrière blanche, souvent perçue comme complice de l’ordre établi.

Actualité et pertinence de la pensée de Fanon

Le mouvement Black Power a permis de faire des idées de Frantz Fanon une référence mondiale dans la lutte contre le racisme, l’impérialisme et le néocolonialisme, au-delà de leur contexte algérien. Il a contribué à faire de Fanon l’un des plus grands penseurs révolutionnaires.

La pertinence actuelle de la pensée de Frantz Fanon se manifeste dans des mouvements contemporains tels que Black Lives Matter (BLM) et dans les luttes anticoloniales en cours. Leurs critiques du racisme systémique, du colonialisme et leur appel à l’action radicale s’inscrivent dans la continuité de la pensée fanonienne, qui continue d’inspirer des militants à l’échelle mondiale.

L’engagement international du mouvement BLM en faveur de la justice sociale reflète la vision de Fanon, en particulier dans l’exigence du démantèlement des structures oppressives telles que le racisme systémique, les inégalités économiques et les violences policières institutionnalisées.

Par ailleurs, l’influence de Fanon se manifeste bien sûr au-delà des mouvements noirs américains ; on le constate notamment dans la reprise régulière de certains de ses arguments par les animateurs de nombreux mouvements pro-palestiniens.

The Conversation

Nour El Houda Laib ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.06.2025 à 17:31

Malnutrition à Gaza : son impact sur les 1 000 premiers jours de vie des bébés

Nina Sivertsen, Associate Professor, College of Nursing and Health Sciences, Flinders University

Annette Briley, Professor of Women's Health and Midwifery Research, Flinders University

Tahlia Johnson, Lecturer and researcher, College of Nursing and Health Sciences, Flinders University

La famine et la malnutrition qui sévissent à Gaza affectent la santé de tous les Gazaouis. Mais leur impact sur le cerveau en développement des nourrissons est particulièrement préoccupant.
Texte intégral (2221 mots)

À Gaza, des enfants souffrent en nombre de malnutrition aiguë. Celle-ci peut avoir un impact majeur sur leur santé, en particulier sur leur cerveau en développement, surtout durant les 1 000 premiers jours de vie (de la conception jusqu’à l’âge de deux ans). Certaines lésions cérébrales peuvent être réversibles si des soins adaptés sont mis en œuvre précocement. Mais à Gaza, les conditions ne semblent pas réunies pour assurer cette prise en charge.


En mai dernier, les Nations unies avaient alerté sur le fait que plus de 14 000 bébés mourraient de malnutrition en 48 heures si Israël continuait d’empêcher l’aide d’entrer à Gaza.

(Le 19 mai 2025, après onze semaines de blocus total, Israël a autorisé l’entrée d’une aide limitée à Gaza. L’aide entre au compte-goutte, car une fois dans l’enclave, son acheminement se heurte à des obstacles logistiques majeurs, indiquaient les services de l’Organisation des Nations unies, le 13 juin 2025, ndlr).

Après que ce chiffre a été largement diffusé, ce calendrier a été reconsidéré. En effet, un porte-parole de l’ONU a apporté une clarification et indiqué que cette projection concernait les onze mois à venir. Ainsi, d’avril 2025 à mars 2026, on s’attend à 71 000 cas de malnutrition aiguë chez les enfants de moins de cinq ans, dont 14 100 cas graves.

La malnutrition aiguë sévère signifie qu’un enfant est extrêmement maigre et risque de mourir.

On estime que 17 000 femmes enceintes et allaitantes auront également besoin d’un traitement pour malnutrition aiguë pendant cette période.

La famine et la malnutrition sont nocives pour tout le monde. Mais pour les nourrissons, l’impact peut être profond et durable.

Qu’est-ce que la malnutrition ?

Chez les nourrissons et les jeunes enfants, la malnutrition signifie que leur taille, leur poids et leur périmètre crânien ne correspondent pas aux tableaux standard, en raison d’un manque de nutrition appropriée.

Les carences nutritionnelles sont particulièrement fréquentes chez les jeunes enfants et les femmes enceintes.

Le corps humain a besoin de 17 minéraux essentiels. Les carences en zinc, en fer et en iode sont les plus dangereuses. Elles sont liées à un risque plus élevé de décès ou de lésions cérébrales chez les nourrissons.


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Lorsque la malnutrition est aiguë à grave, les nourrissons et les jeunes enfants perdent du poids parce qu’ils ne mangent pas assez et parce qu’ils sont plus sensibles aux maladies et à la diarrhée.

Cela conduit à ce que l’on appelle l’émaciation.

Un enfant émacié a perdu beaucoup de poids ou ne parvient pas à en prendre, ce qui se traduit par un rapport poids/taille dangereusement faible.

Un manque persistant de nourriture adéquate entraîne une malnutrition chronique ou un retard de croissance, qui nuisent à la croissance et au développement de l’enfant.

Risque d’infections et de mortalité

Les nourrissons malnutris ont un système immunitaire affaibli. Cela les rend plus vulnérables aux infections, en raison de la taille plus petite de leurs organes et de déficits en masse maigre. La masse maigre corespond au poids du corps à l’exclusion de la graisse. Elle est cruciale pour une croissance en bonne santé, pour acquérir de la force et pour le développement global.

Quand les enfants sont affamés, ils sont davantage susceptibles de mourir de maladies courantes telles que la diarrhée et la pneumonie.

Les infections peuvent rendre plus difficile l’absorption des nutriments, ce qui crée un cycle dangereux et aggrave la malnutrition.

La malnutrition chronique affecte le cerveau

Le cerveau humain se développe extraordinairement rapidement au cours des 1 000 premiers jours de la vie (de la conception à l’âge de deux ans). Pendant cette période, une alimentation adéquate est essentielle.

Le cerveau en développement des enfants est plus susceptible d’être affecté par des carences nutritionnelles que celui des adultes.

Quand elle se prolonge, la malnutrition peut entraîner des changements structurels cérébraux, et notamment conduire à un cerveau plus petit et qui comporte moins de myéline – la membrane protectrice qui entoure les cellules nerveuses et aide le cerveau à envoyer des messages.

La malnutrition chronique peut affecter les fonctions et les processus cérébraux tels que la pensée, le langage, l’attention, la mémoire et la prise de décision.

Ces impacts neurologiques peuvent causer des problèmes à vie.

Les lésions cérébrales peuvent-elles être permanentes ?

Oui, surtout lorsque la malnutrition survient pendant les périodes cruciales du développement du cerveau, comme les 1 000 premiers jours.

Cependant, certains effets sont réversibles. Des interventions précoces et intensives, comme l’accès à des aliments riches en nutriments et à des médicaments pour traiter l’hypoglycémie (faible taux de sucre dans le sang) ainsi que le fait de combattre les infections, peuvent aider les enfants à rattraper leur retard en matière de croissance et de développement cérébral.

Une revue d’études portant sur des enfants d’âge préscolaire sous-alimentés a par exemple révélé que leurs capacités cognitives – telles que la concentration, le raisonnement et la régulation émotionnelle – s’amélioraient quelque peu lorsqu’ils recevaient des suppléments de fer et des multivitamines.

Toutefois, la malnutrition pendant la fenêtre cruciale avant l’âge de deux ans augmente le risque de handicaps à vie.

Il est également important de noter que le rétablissement est plus probable dans un environnement où des aliments nutritifs sont disponibles et où les besoins émotionnels des enfants sont pris en charge.

À Gaza, les opérations militaires d’Israël ont détruit 94 % des infrastructures hospitalières et l’aide humanitaire reste sévèrement limitée. Les conditions nécessaires à la guérison des enfants sont donc hors de portée.

Mères enceintes et allaitantes

La malnutrition maternelle sévère peut augmenter le risque de décès ou de complications pendant la grossesse pour la mère et l’enfant.

Lorsqu’une mère qui allaite est mal nourrie, elle produira moins de lait et celui-ci sera de qualité inférieure. Les carences en fer, en iode et en vitamines A, D et en zinc compromettront la santé de la mère et réduiront la valeur nutritionnelle du lait maternel. Cela peut contribuer à une mauvaise croissance et affecter le développement du nourrisson.

Les mères affamées peuvent souffrir de fatigue, d’une mauvaise santé et d’une détresse psychologique, ce qui rend difficile le maintien de l’allaitement.

Des impacts aussi sur les autres organes

Les données recueillies auprès des personnes nées pendant la famine de 1944-45 aux Pays-Bas nous ont aidés à comprendre les impacts sur la santé des enfants conçus et nés pendant que leurs mères mouraient de faim.

Dans cette cohorte, la malnutrition a affecté le développement et le fonctionnement de nombreux organes chez les enfants, y compris le cœur, les poumons et les reins.

Ce groupe présentait également des taux plus élevés de schizophrénie, de dépression et d’anxiété, ainsi que des performances inférieures aux tests cognitifs.

Il présentait également un risque plus élevé de développer des maladies chroniques évolutives (telles que les maladies cardiovasculaires et l’insuffisance rénale) et de mourir prématurément.

Ces effets sont-ils réversibles ?

Les enfants peuvent récupérer. Mais cela dépend de la gravité de la malnutrition dont souffre l’enfant, du moment où cela se produit et du type de prise en charge qu’il reçoit.

Il a été prouvé que les enfants restent vulnérables et courent un risque plus élevé de mourir, même après avoir été traités pour des complications de malnutrition aiguë sévère.

Les interventions efficaces comprennent :

  • une réadaptation nutritionnelle (qui consiste à donner à l’enfant des aliments riches en nutriments, une alimentation spécialisée et à remédier aux carences sousjacentes)

  • un soutien à l’allaitement maternel pour les mères

  • le fait de fournir des soins de réadaptation et de santé dans la communauté (afin que les familles et les enfants puissent reprendre leurs activités quotidiennes).

Cela semble difficile, voire impossible, à Gaza, où le blocus de l’aide par Israël et les opérations militaires en cours signifient que la sécurité et les infrastructures sont gravement compromises.

Or, les épisodes répétés ou prolongés de malnutrition augmentent le risque de dommages durables concernant le développement de l’enfant.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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17.06.2025 à 17:29

Rafles, expulsions… la gestion de l’immigration, illustration du tournant autoritaire de Donald Trump ?

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Légalement douteux, le déploiement de l’armée en Californie vient s’ajouter à de nombreuses mesures qui, chaque jour davantage, confirment un glissement de Donald Trump vers l’autoritarisme.
Texte intégral (2814 mots)

L’administration Trump a lancé une opération à grande échelle contre les migrants en situation irrégulière, en Californie et ailleurs, de préférence dans les États et comtés démocrates. Face au tollé, notamment, des employeurs de ces sans-papiers qui travaillent et paient des impôts, le pouvoir a légèrement reculé, mais sans changer son fusil d’épaule. Ses rodomontades, couplées à des décisions symboliques maladroites, comme la parade militaire organisée à grands frais, le 14 juin dernier, provoquent des contestations de plus en plus véhémentes.


Tout au long de l’année 2024, Donald Trump a fait campagne sur l’expulsion des « criminels, terroristes et violeurs » qui se sont installés aux États-Unis durant le mandat de Joe Biden. Dès son entrée en fonctions le 20 janvier dernier, il a promulgué plusieurs décrets sur la fin du droit du sol, les déportations/expulsions vers le Salvador ou le Soudan du Sud et l’incitation à faire du chiffre (pour la police fédérale de l’immigration – Immigration and Customs Enforcement, ICE).

Plus récemment, un décret rédigé en termes larges (et non limité à la Californie) l’autorise à fédéraliser (c’est-à-dire à placer sous son contrôle) la Garde nationale d’un État (laquelle relève du gouverneur, commandant en chef dans « son » État) en cas de rébellion contre l’autorité si l’État en question n’est pas en mesure de maintenir l’ordre public.

Cette décision doit en principe être prise par le président en concertation avec le gouverneur. En Californie, il n’en a rien été : la Garde y a été déployée contre l’avis du gouverneur de l’État Gavin Newsom, suscitant un bras de fer entre le centre fédéral et Sacramento, capitale du « Golden State ».

Les textes en jeu

Avant d’examiner les textes autorisant, dans des conditions bien précises, la fédéralisation de la Garde nationale, il convient en premier lieu de rappeler ce qui dit la Constitution en matière de partage des pouvoirs entre l’État fédéral et les États fédérés, législateurs de droit commun. Le pouvoir fédéral ne dispose que des compétences énumérées à l’article Ier section 8 de la Constitution. Cette division s’applique au Congrès et au président, en charge de l’exécution des lois. Le 10e amendement précise :

« Tous les pouvoirs qui ne sont pas accordés au pouvoir fédéral ou interdits aux États sont réservés aux États et au peuple. »

En d’autres termes, l’immigration relève du pouvoir fédéral (par le biais de la clause des pouvoirs « nécessaires » indiqués dans l’article Ier section 8), mais les actes du président ne peuvent empiéter de façon disproportionnée sur les pouvoirs et compétences du gouverneur.

Par ailleurs, la Cour suprême, dans sa jurisprudence Printz v. United States (1997), a précisé que le pouvoir fédéral ne peut donner des ordres (commandeering) aux autorités des États et les contraindre à mettre en œuvre ses politiques. Dans cette affaire, la Cour a jugé inconstitutionnelle la disposition de la loi Brady qui imposait aux shérifs de participer activement au contrôle des armes à feu prévu par la loi.

Concernant les textes spécifiquement consacrés à la Garde nationale, il a la Constitution (Article II ; section 2 ; alinéa 1) et des lois. Le texte essentiel est l’Insurrection Act (1807), qui autorise le président à mobiliser l’armée sur le territoire national si une partie de celui-ci est devenue le théâtre d’une rébellion hors de contrôle.

À ce stade, le président a envoyé en Californie la Garde nationale et les Marines mais il n’a pas (encore ?) invoqué la loi sur l’insurrection. Il a utilisé une disposition du Code des États-Unis (U.S.C. Title 10, § 12406) qui prévoit que le président peut fédéraliser la Garde nationale d’un État, ici de Californie, mais doit informer le gouverneur, les ordres devant transiter par ce dernier. Ce que n’a pas fait Donald Trump.

Gavin Newsom et son ministre de la justice ont saisi la justice fédérale dans le district Nord de Californie, invoquant l’illégalité du décret et demandant au juge de l’annuler pour abus de pouvoir, empiètement sur les pouvoirs du gouverneur et atteinte au droit de l’État en violation du 10e amendement. Les actes du président privent l’État de Californie de la possibilité de recourir à la garde nationale pour ses missions habituelles de protection des citoyens et de lutte contre les incendies par exemple.

Le juge Charles Breyer (frère de l’ancien juge à la Cour suprême Stephen Breyer) a déclaré que le décret était illégal, mais l’administration Trump a immédiatement saisi la cour d’appel du neuvième circuit (compétente en Californie) qui a suspendu l’interdiction rendue en première instance jusqu’au mardi 17 juin, date à laquelle une audience est programmée.


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Quelle signification politique ?

Le conseiller et l’âme damnée du président, Stephen Miller, veut « faire du chiffre » afin de satisfaire la base MAGA. Il voudrait faire arrêter et expulser 3 000 migrants par jour – ce qui est impossible, d’autant que la frontière avec le Mexique est quasiment fermée depuis janvier 2025. Mais peu importe : pour Miller, il s’agit de « trouver » des migrants en grand nombre à arrêter.

C’est pourquoi ses services raflent de façon indiscriminée, y compris des personnes installées aux États-Unis depuis plusieurs années, qui travaillent et qui paient des impôts. La police fédérale procède à ses rafles dans les magasins de bricolage, les lieux de recrutement à la journée, les exploitations agricoles, les restaurants sans oublier l’extérieur des tribunaux (où se rendent les migrants ayant finalement obtenu un rendez-vous en vue de la régularisation de leur statut) et la sortie des écoles. Ces opérations donnent lieu à d’innombrables scènes déchirantes de familles en pleurs. Durant le premier mandat, c’est au moment où l’administration a séparé les familles et où l’on a vu des enfants en bas âge laissés à l’abandon que l’opinion publique s’était retournée. Les sondages montrent la différence entre les chiffres d’approbation encore globalement positifs sur les objectifs de la politique d’immigration et les chiffres négatifs quant à la manière (forte) dont elle est mise en œuvre.

Les migrants et leurs défenseurs ont appris du mouvement Black Lives Matter et compris la force des images et des vidéos. Ils font circuler ces histoires de familles terrifiées lors de l’arrestation et les vidéos d’actes de violence commis par l’ICE. Mais il faut nuancer : les images de l’insurrection du 6 janvier 2021 n’empêchent pas les partisans du président de répéter qu’il s’agissait d’un jour de joie…

La blogosphère de droite fait, quant à elle, circuler les (rares mais réelles) images de violence, de voitures brûlées et de drapeaux mexicains brandis par certains manifestants, le tout en boucle sur Fox News et consorts. Il s’agit de mobiliser la base et d’accréditer l’idée que le gouverneur n’a pas la situation en main et qu’il existe une rébellion non matée contre le pouvoir fédéral.

Il serait, dès lors, légitime et nécessaire d’envoyer non seulement la Garde nationale fédéralisée mais aussi les Marines, c’est-à-dire des militaires d’active. Pour le moment, ceux-ci protègent les bâtiments fédéraux de Los Angeles. Si les militaires devaient se livrer à des opérations de maintien de l’ordre et à des arrestations, ce serait en violation de la loi Posse Comitatus (1878), et de la culture, fortement ancrée, de non-intervention de l’armée dans les affaires intérieures.

Parade militaire et manifestations anti-Trump : ce 14 juin peut-il marquer un tournant ?

Alors que la situation n’est pas réglée en Californie, que des gouverneurs républicains déploient préventivement la garde nationale et que Donald Trump a effectué une énième volte-face (sur les rafles dans la restauration et les fermes) après qu’exploitants agricoles et entreprises du secteur de la restauration lui ont expliqué qu’ils ne pouvaient fonctionner sans ces migrants, le pays a été le théâtre de plus de 2000 manifestations pendant que se déroulait dans la capitale fédérale le défilé dont le président a rêvé si longtemps.

Le samedi 14 juin, le président Trump a enfin pu faire ce qu’il souhaitait tant depuis son invitation par Emmanuel Macron à assister au défilé du 14 juillet, en 2017. Son ministre des armées de l’époque et ses conseillers l’avaient dissuadé d’organiser une « parade », si contraire à l’esprit de la Constitution et au rôle des États-Unis dans le monde. Faire montre de sa force en arborant tanks, avions et parachutistes dans la capitale, c’est la culture de la Russie et de la Corée du Nord, pas des États-Unis.

Mais Trump a tenu à célébrer le 250e anniversaire de la création de la première armée continentale des États-Unis, fondée le 14 juin 1775, après que le premier Congrès continental a refusé de le faire en 1774, craignant qu’un mauvais gouvernement puisse l’utiliser contre le peuple. Un an plus tard, le second Congrès Continental a créé l’armée nécessaire pour lutter contre les Anglais. Or, le 14 juin était aussi l’anniversaire de Trump, qui a fêté ce jour-là ses 79 ans.

Les critiques se sont élevées contre la gabegie – 45 millions de dollars alors que le budget prévoit de nombreuses coupes –, et le côté « culte de la personnalité » de l’opération. De nombreuses manifestations (2000) se sont déroulées ce même jour, réunissant plusieurs millions de personnes venues protester contre le pouvoir monarchique de Trump (mot d’ordre : « No Kings », « Pas de rois »), contre le déploiement de la Garde nationale fédéralisée à Los Angeles et contre ce grand défilé, notamment contesté de nombreux militaires qui préféreraient que les 45 millions de dollars soient utilisés pour réparer leurs baraquements et par des associations d’anciens combattants qui préféreraient que l’argent aille aux services médicaux destinés aux « vétérans » et empêcher les coupes sombres dans leur couverture médicale.

Dans le pays, il y a eu, ce 14 juin, essentiellement des manifestations contre la dérive autoritaire et les politiques migratoires de Trump et peu de mobilisations contre la situation à Gaza ou d’appels à l’abolition de la police fédérale des frontières (« Abolish ICE ») qui auraient pu nuire au message global, d’autant qu’une majorité d’Américains comprend la nécessité de l’existence de l’ICE, dans un contexte où l’on estime à quelque 11 millions de personnes le nombre de migrants en situation irrégulière vivant aux États-Unis – même s’ils peuvent réprouver la façon dont elle fonctionne.

Le risque était grand pour les démocrates de se trouver débordés par des éléments violents, la gauche du parti et les groupes pro-Palestine, ce qui aurait été instrumentalisé par le président et ses affidés. Mais tout s’est déroulé dans le calme.

Cependant, la nuit même, une élue démocrate du Minnesota était assassinée avec son mari par un individu qui avait sur lui une liste de 70 personnes – toutes démocrates ou notoirement favorables au droit à l’avortement – à éliminer et qui a également grièvement blessé un autre élu de cet État et son épouse. La violence verbale de Trump et de ses troupes se traduit de plus en plus par des attaques ou des menaces (contre les juges par exemple).

La montée de la violence politique s’ajoute aux autres dangers pour la démocratie : attaques en règle contre les contre-pouvoirs et contre la liberté d’expression (pour les ennemis de Trump), règne de l’arbitraire et corruption généralisée.

L’envoi des Marines à Los Angeles et le défilé militaire à la gloire du « leader maximo » marqueront sans doute un tournant du deuxième mandat Trump. Le sursaut ne peut venir que de la société civile… et il semble en train de se produire.

The Conversation

Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.06.2025 à 17:29

Comment les sociétés militaires privées se sont répandues à travers le monde

Valère Llobet, Doctorant en Science Politique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Les mercenaires modernes, qui existent dans les interstices des législations nationales et du droit international, se multiplient dans le monde, car elles rendent d’importants services à leurs multiples clients.
Texte intégral (1985 mots)

Depuis le début des années 2000 et surtout à la suite des guerres d’Afghanistan en 2001 et d’Irak en 2003, les sociétés militaires privées (SMP) ont fait irruption sur la scène internationale. Certaines, de sinistre réputation, comme Blackwater ou Wagner, sont bien connues ; mais elles ne sont que la partie émergée d’un gigantesque iceberg aux ramifications pléthoriques.


Quand on se penche sur la question des sociétés militaires privées (SMP), on se retrouve rapidement plongé dans de nombreux termes et abréviations, telles que EMSP (entreprises militaires et de sécurité privée), ESP (entreprises de sécurité privée) et E3PN (entreprises privées de protection physique des navires), liste loin d’être exhaustive. En France, le terme d’ESSD (entreprises de services de sécurité et de défense) semble s’être définitivement imposé, principalement pour qualifier les structures françaises.

Pour certains spécialistes, chacun des sigles cités ci-dessus relève d’une réalité différente, avec des spécificités en matière de marchés visés ou encore de prestations fournies. Notons que bon nombre de ces définitions n’existent que dans la langue française. Les Anglo-Saxons, pour leur part, se limitent à deux expressions : PMC (Private Military Company) ou PMSCs (Private Military and Security Companies).

En tout état de cause, cette multitude de termes – certains désuets, d’autres toujours employés – reflète une réalité commune : celle de la privatisation des activités régaliennes que sont la sécurité, la défense et le renseignement. L’objectif de ces entreprises est avant tout commercial. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 donne des SMP la définition suivante :

« Organismes civils, privés, impliqués dans le cadre d’opérations militaires, dans la fourniture d’aide, de conseils et d’appuis militaires et offrant des prestations traditionnellement assurées par les forces armées nationales. »

Il existe néanmoins une différence entre les sociétés militaires privées et les entreprises de sécurité traditionnelles : il s’agit de la nature de leur mission. La confusion entre ces deux domaines s’explique par le fait que bon nombre de ces entreprises s’occupent à la fois de sécurité et d’opérations en lien avec le domaine militaire.

Ainsi, la différence s’incarne avant tout dans la nature des marchés visés par les sociétés ; or, il est facile pour une société cantonnée au domaine civil de passer dans le domaine militaire. La frontière est très fine. Par exemple, des entreprises de sécurité privées œuvrent à la protection d’installations militaires sur le territoire français, alors que ce type de missions ont longtemps été l’apanage des armées.

« Les mots de la paix : mercenaires », TV5Monde (janvier 2025).

La création des SMP, un long processus historique

Les SMP ne sont pas nées au XXIe siècle, mais juste avant la Seconde Guerre mondiale, avec les Flying Tigers ou Tigres volants, une escadrille de pilotes américains qui participe à la deuxième guerre sino-japonaise, en soutenant Pékin sous couvert d’une entreprise privée, la Central Aircraft Manufacturing Company (CAMC). Après la Seconde Guerre mondiale, la CIA reprend ce modèle pour créer l’héritière de la CAMC, la compagnie aérienne Civil Air Transport (CAT), plus connue sous le nom d’Air America.

Avec la guerre froide, les SMP commencent à se multiplier, d’abord avec les Britanniques, sous la férule du célèbre David Stirling qui crée plusieurs sociétés comme Watchguard International Limited ou encore Kilo Alpha Services, qui vont cohabiter durant des années avec des groupes de mercenaires plus conventionnels comme les « Affreux » du Français Bob Denard.

C’est à la chute du mur de Berlin qu’émerge la SMP sud-africaine Executive Outcomes. Dès lors, ce modèle de sociétés connaît une croissance fulgurante, principalement avec des sociétés anglo-saxonnes, et cela, jusqu’à la première décennie des années 2000. Cette période coïncide avec la mise en lumière des exactions commises par des entreprises comme Blackwater.

Malgré tout, la médiatisation des SMP ne fait pas disparaître ces dernières, bien au contraire ; leur modèle va en réalité se répandre partout dans le monde.

Marchés, clients et gains politiques

Les sociétés militaires privées sont aujourd’hui présentes sur tous les théâtres d’opération et sur tous les continents : des sociétés ont émergé en Chine, aux Émirats arabes unis, en Amérique latine, au Pakistan ou encore en Turquie. Il est d’ailleurs difficile de donner des chiffres précis quant à la taille du marché global des sociétés militaires privées et de la sécurité privée. En cause, l’opacité de ce secteur économique, de la diversité d’activités qu’il regroupe et de la pratique, chez certaines sociétés, d’activités illégales.

Certaines sources estiment qu’en 2019, le marché aurait été de 400 milliards de dollars par an ; d’autres avancent que la taille totale du marché de la sécurité privée dans le monde était, en 2022, de 224,49 milliards de dollars, passant en 2023 à 235,37 milliards pour atteindre, en 2024, 247,75 milliards de dollars. Ce qui semble certain, c’est que ce marché connaît une croissance constante depuis de nombreuses années et les projections actuelles postulent qu’à l’horizon 2032, il pourrait atteindre 385,32 milliards de dollars.


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Et pour cause : les clients des SMP sont nombreux. On retrouve parmi eux les ONG, les institutions internationales, les entreprises privées et les États. Pour les deux premières, les SMP sont chargées d’assurer la protection des personnels, des convois ou encore des bâtiments dans des zones à risques. Pour les entreprises privées, l’objectif est de protéger leurs investissements, leurs infrastructures, leurs personnels, les navires de commerce, etc. Et pour les États, les SMP sont avant tout des outils politiques.

En effet, c’est avant tout le gain politique qui motive les États à avoir recours aux SMP. D’abord, parce que l’emploi de contractors (terme utilisé pour désigner les employés des SMP) permet de contourner les limites capacitaires de leurs armées ou encore les restrictions imposées par leurs institutions pour le déploiement de troupes à l’étranger. En outre, aujourd’hui, dans bon nombre de pays, la mort au combat de soldats est devenue un enjeu politique majeur. Les SMP offrent une solution très simple. La mort d’un contractor n’intéresse pas ou peu ; pas de cérémonie officielle, pas de drapeau, etc. Sans oublier que, en utilisant des SMP, les États peuvent avoir recours au déni plausible – le fait « de nier avoir eu connaissance de faits potentiellement délictueux ou criminels si l’accusation ne peut apporter la preuve formelle de son implication » – et, ainsi, se protéger, au moins en partie, des risques politiques induits par une intervention en dehors du cadre légal, ce qui leur offre une capacité supplémentaire en matière d’action clandestine.

« Wagner : La Russie paramilitaire », Arte (juillet 2023).

Les débordements comme moteur des tentatives d’encadrement juridique

Face à la multiplication des SMP dans le monde, les acteurs juridiques tentent d’encadrer leurs activités. En 2008 a été ratifié le document de Montreux – signé à ce jour par 59 pays –, qui contient 73 recommandations pour encadrer les activités des SMP. Ce texte a été suivi par d’autres, comme le Code de conduite international pour les prestataires de service de sécurité privés (ICoC).

Le grand problème de ces législations tient à ce qu’elles ne sont absolument pas contraignantes et qu’elles laissent toute latitude aux États pour imposer leur propre juridiction en la matière.

Ainsi, chaque pays encadre et contrôle ses SMP à l’aide de sa propre législation. Les dissemblances entre États sont importantes. Par exemple, l’Afrique du Sud a adopté une législation sévère, dès 1998, complétée par un texte en 2006.

En Chine, ces sociétés sont devenues légales en février 2011, avec la mise en place d’un système de licences décernées par les autorités. En Russie, le mercenariat et les SMP sont considérés comme illégaux en vertu des articles 208 et 359 du Code pénal russe ou encore de l’article 13 paragraphe 5 de la Constitution du pays – et cela alors que le pays possède de nombreuses SMP. D’autres États, comme le Pakistan ou le Chili, ont officiellement adopté des textes qui contraignent fortement l’action des SMP sur leur territoire ou encore le recrutement de leurs anciens militaires ; pourtant, des sociétés contournent quand même ce cadre juridique. On l’aura compris : dans le domaine des SMP, c’est avant tout la raison d’État qui prédomine.

En somme, le développement et la place actuelle des SMP dans les conflits et les relations internationales s’expliquent aisément : elles sont devenues des outils de premier plan au service des États et des intérêts privés.

The Conversation

Valère Llobet est chargé de recherche au sein du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

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17.06.2025 à 17:29

Harvard face à l’administration Trump : une lecture éthique d’un combat pour la liberté académique

Bertrand Venard, Professeur / Professor, Audencia

Le bras de fer qui oppose la direction d’Harvard à l’administration Trump peut être analysé à l’aide de diverses réflexions philosophiques anciennes et plus récentes.
Texte intégral (1870 mots)

Washington a décidé de couper les fonds à Harvard, l’université ayant refusé de mettre en œuvre une série de mesures souhaitées par l’administration Trump en matière de contenu des programmes ou de sélection des étudiants et enseignants. Un affrontement qui fait écho à plusieurs préoccupations d’ordre éthique analysées par de nombreux philosophes, d’Aristote à nos jours.


Récemment, la direction de l’université de Harvard a refusé de se conformer aux injonctions de l’administration Trump qui exigeait qu’elle mette fin à ses programmes dits de « Diversité, Égalité et Inclusion » (DEI), accusés d’« alimenter le harcèlement antisémite » ; qu’elle effectue un « audit » des opinions exprimées par ses étudiants et enseignants ; et qu’elle laisse au pouvoir politique un droit de regard sur les procédures d’admission des étudiants et sur les embauches d’enseignants.

Suite à ce refus, le ministère de l’éducation a annoncé le gel de 2,2 milliards de dollars de subventions sur plusieurs années, ainsi que la suspension de « contrats pluriannuels d’une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars ». Une décision contre laquelle l’université a déposé un recours en justice.

Cette confrontation ne relève pas d’un simple désaccord administratif ou financier. Elle reflète, en réalité, un affrontement entre deux visions du monde : l’une fondée sur la liberté académique, la diversité des idées et l’autonomie des institutions ; l’autre sur le contrôle idéologique, la polarisation politique et la soumission des savoirs à des intérêts partisans.

Pour comprendre les enjeux de ce conflit, il est utile de mobiliser les outils de l’éthique normative. Quatre grandes théories éthiques permettent d’éclairer les choix de Harvard et les menaces qui pèsent sur l’université et, plus largement, sur nos sociétés.

L’éthique déontologique de Kant

En premier lieu, l’éthique déontologique de Kant affirme qu’une action est moralement juste si elle repose sur un principe universalisable, indépendamment de ses conséquences.

Le refus de Harvard de trier ses étudiants selon leur origine ou leurs opinions, ou de céder à des pressions politiques en échange de financements, s’inscrit dans cette logique.

Il s’agit d’un acte de fidélité à des principes fondamentaux : la liberté de pensée, l’égalité de traitement, l’autonomie institutionnelle. En ce sens, la posture de Harvard est un devoir moral, non négociable, face à une injonction contraire à la dignité humaine.

L’utilitarisme de Mill

L’utilitarisme selon John Stuart Mill estime que la moralité d’une action se mesure à l’aune de ses conséquences sur le bien-être collectif.

En défendant la liberté académique, Harvard ne protège pas seulement ses membres, mais l’ensemble de la société. Une université libre est un pilier absolu de la démocratie : elle a pour vocation de former des citoyens éclairés, de produire un savoir critique, et de garantir la pluralité des idées.


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À long terme, céder à la pression politique de Donald Trump aurait des effets délétères sur la qualité de la transmission des savoirs, la recherche et la confiance dans les institutions d’enseignement supérieur.

L’éthique des vertus d’Aristote

En troisième lieu, l’éthique des vertus fondée par Aristote, et repensée plus près de nous par Alasdair MacIntyre (décédé le 21 mai 2025), met l’accent sur les qualités morales des agents plutôt que sur les règles ou les conséquences.

Un étudiant d’Harvard pose aux côté de la statue du fondateur de l’université John Harvard (1607-1638). B. Venard, Fourni par l'auteur

La décision d’Harvard peut être interprétée comme un acte de courage, de justice et d’intégrité. L’université incarne une vertu civique : celle de résister à la facilité du compromis et de défendre la vérité dans un contexte particulièrement acerbe, mêlant vociférations vulgaires, insinuations sordides et menaces permanentes. Par sa résistance, Harvard est devenue un modèle pour d’autres institutions, en rappelant que la vertu n’est pas un luxe académique, mais une nécessité démocratique.

L’éthique de la sollicitude de Tronto

En dernier lieu, l’éthique de la sollicitude (le « care ») telle que formulée notamment par Joan Tronto requiert de protéger les plus vulnérables.

Cette théorie valorise la responsabilité, l’attention à l’autre et la reconnaissance des vulnérabilités. En refusant de discriminer ses étudiants ou de sacrifier ses principes pour des intérêts politiques, Harvard protège les voix les plus fragiles, parfois étouffées, et même stigmatisées. Elle refuse une logique d’exclusion qui, sous couvert de lutte louable contre l’antisémitisme, instrumentalise la morale pour imposer une pensée unique.

Résister à la corruption du savoir

Ces quatre théories s’autorenforcent dans une convergence légitimant la posture de Harvard. Mais au-delà de l’éthique normative, cette situation révèle un phénomène plus large de corruption institutionnelle. Dans mes travaux (Venard et coll., 2023 ; Torsello & Venard, 2016), j’ai montré que la corruption ne se limite pas à des actes illégaux : elle peut aussi prendre la forme d’une appropriation des institutions par des intérêts politiques ou économiques, qui les détournent de leur mission première.

Par analogie, on peut affirmer que la soumission des universités à des logiques partisanes (comme l’autoritarisme de Trump, mais aussi des dogmatismes religieux ou des idéologues woke) peut détruire des lieux de savoir, atrophier leur légitimité et annihiler leur rôle dans la société. En effet, les tentatives d’emprise sur le supérieur ne se limitent pas aux manigances de Donald Trump.

Par exemple, des religieux peuvent tenter, par prosélytisme, de pénétrer et d’influencer des établissements universitaires dans des pays séculiers comme on a pu le voir en France, sans même parler des théocraties où l’enseignement, à tous les niveaux, est soumis à la doxa religieuse, comme c’est le cas, notamment, en Iran.

Par ailleurs, un pouvoir autoritaire peut se débarrasser de tous les universitaires jugés hostiles, comme Recep Tayyip Erdogan l’a fait ces dernières années en Turquie, et imposer des thèmes de propagande comme l’éducation patriotique désormais obligatoire dans les établissements russes par Vladimir Poutine.

De même — et bien que les déclarations sur ce sujet de Donald Trump et de ses ministres soient clairement outrancières —, il est vrai que ce qu’on appelle le wokisme s’est largement diffusé sur de nombreux campus américains, imposant sur certains points un mode de pensée monolithique, impliquant par exemple, une faible présence des idées conservatrices ou la mansuétude de ses partisans à l’égard de certaines dérives.

Au-delà de la guerre ouverte entre Harvard et Trump, la liberté académique n’est pas un privilège de quelques « professeurs Tournesol », arrogants et isolés : c’est une condition de la performance intellectuelle, de la justice sociale et de la démocratie.

The Conversation

Bertrand Venard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.06.2025 à 17:36

Dans les hôpitaux d’Ukraine, le rôle clé des femmes bénévoles

Ioulia Shukan, Directrice d’études, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Extraits d’une enquête de neuf ans au plus près des soignantes bénévoles d’un hôpital de Kharkiv en temps de guerre.
Texte intégral (2267 mots)

Dans Citoyennes soignantes. Guerres, femmes et fabrique du commun en Ukraine, qui vient de paraître aux éditions de la Maison des sciences de l’homme, Ioulia Shukan, directrice d’études à l’EHESS, rattachée au Centre d’études russes, caucasiennes, est-européennes et centrasiatiques (Cercerc), relate son enquête ethnographique au long cours (2014-2022) sur l’engagement de sept femmes ukrainiennes ayant décidé, depuis le début de la guerre déclenchée par la Russie en 2014 et limitée alors à l’est de l’Ukraine, de travailler bénévolement au centre hospitalier médico-militaire de Kharkiv. La deuxième plus grande ville du pays est située à quelques dizaines de kilomètres à peine de la frontière russe. Les blessés affluent dès 2014, et plus encore depuis l’invasion à grande échelle lancée en février 2022. Un ouvrage essentiel pour comprendre la société ukrainienne et la solidité des liens sociaux qui la soutiennent jusqu’à aujourd’hui face à l’adversité. Extraits.


C’est à Kharkiv, au nord-est de l’Ukraine, à quelque quarante kilomètres de la frontière avec la Russie, qu’Oksana, 56 ans, femme au foyer [qui s’occupait depuis 2014 des blessés militaires soignés à l’hôpital des armées de Kharkiv], affronte l’épreuve de l’invasion militaire à grande échelle du 24 février 2022. « J’ai été préparée à cette guerre, m’explique-t-elle. Depuis 2014, je la vivais au quotidien et je savais ce que la guerre voulait dire. Je savais que la Russie allait un jour agresser directement l’Ukraine. Je m’y attendais même. Lorsque le 24 février au matin j’ai entendu le son des explosions, je n’ai pas éprouvé de choc ou de peur. Je n’ai pas eu le temps de ressentir ces émotions. Mon téléphone s’est mis à sonner. […] Assez rapidement, je me suis coordonnée avec d’autres pour trouver des équipements légers pour nos combattants engagés dans la défense de Kharkiv. J’ai continué à faire ce que je savais faire et ce que j’ai fait ces neuf dernières années. »

Nadia, 44 ans, mère au foyer, subit les débuts de l’invasion militaire russe à Otchakiv, ville-garnison de la Marine nationale dans la région de Mykolaïv, au sud de l’Ukraine. Elle y vit depuis deux ans avec son mari Volodymyr, militaire dans les Forces armées ukrainiennes (FAU), qu’elle a rencontré en 2016 à l’hôpital des armées de Kharkiv. Pour parer à la menace de reprise de la guerre, Volodymyr et Nadia élaborent un plan. Lui doit naturellement rester sur place avec son unité d’infanterie de marine. Elle est censée prendre les enfants – Macha, 16 ans, et Hanna, 3 ans – et se réfugier en Slovaquie, dans la maison de campagne d’un ami du couple.

Le 24 février 2022, à 7 h 45 du matin, l’état-major de la Marine et le port militaire d’Otchakiv sont les cibles de bombardements aériens. L’attaque détruit les infrastructures militaires portuaires, faisant quelques morts et une dizaine de blessés parmi les militaires. Nadia attrape sa valise d’alerte préparée en amont, contenant le nécessaire pour un départ en urgence (papiers d’identité, eau, provisions, quelques vêtements), et fuit la ville avec ses filles. Une fois en Slovaquie, elle s’engage dans l’aide d’autres réfugiés ukrainiens et réunit, en parallèle, des fonds pour l’achat d’équipements légers pour l’unité militaire de Volodymyr.

Anna, 45 ans, employée de l’association humanitaire Proliska, vit l’agression militaire russe contre l’Ukraine dans le Donbass, à l’est du pays, foyer, depuis le printemps 2014, d’un conflit armé opposant Kyiv à Moscou et ses projets séparatistes pro russes des républiques autoproclamées de Donetsk (DNR) et de Louhansk (LNR) :

« La situation près du front s’est fortement dégradée une dizaine de jours avant l’invasion. Des bombardements réguliers à l’artillerie lourde ont repris. Il y avait quelque chose d’explosif dans l’air. Le 24 février au matin, lorsque je me suis réveillée au son de la canonnade à Bakhmout, j’ai immédiatement compris que ce que nous craignions était arrivé. Nous avons lancé l’évacuation de nos personnels à Ouzhhorod, en Transcarpatie. Tout ce temps, mon téléphone n’a pas arrêté de sonner. Des amis combattants rencontrés à l’hôpital de Kharkiv ou dans le Donbass appelaient pour prendre de mes nouvelles. Parmi les vétérans, beaucoup m’annonçaient qu’ils reprenaient les armes. »

C’est à Kyiv qu’Olena, 49 ans, femme au foyer, vit les premiers jours de l’invasion russe. Elle y a déménagé au printemps 2021 avec sa fille Taisia, 17 ans, et son mari Yuriy, militaire sous contrat des FAU :

« Le 24 au matin, nous avons été réveillés au son des explosions. Nous avons immédiatement compris ce qui était arrivé. Nous étions sûrs que tôt ou tard la Russie allait relancer la guerre, sans savoir précisément où et quand. Yuriy a immédiatement appelé ses frères d’armes, combattants comme lui de la guerre dans le Donbass, pour rejoindre le lendemain son ancienne unité impliquée dans la défense de Kharkiv. Moi et Taisia avons traîné à évacuer. À un moment, c’est devenu mission impossible. Impossible de trouver une voiture pour aller à la gare. Impossible de monter dans un train d’évacuation. Il a fallu attendre des heures sous les hurlements des sirènes de défense antiaérienne, puis jouer des coudes. Après deux tentatives infructueuses, nous avons réussi à partir d’abord pour Lviv, puis vers la Pologne et de là, direction Tallinn où des amis nous ont accueillies. »

Yana, 43 ans, chanteuse, vit à Kharkiv. Comme beaucoup d’autres personnes au contact du monde militaire, elle reçoit des avertissements concernant le risque imminent d’une agression russe :

« Des anciens du service de renseignement de l’armée m’ont prévenu que les Russes allaient essayer de prendre Kharkiv et que je devais quitter la ville avant le 15 février. Même si j’avais peu de doute quant au sérieux de ces informations, j’ai décidé de rester. Dans mes cercles de connaissances, tout le monde s’accordait sur le fait que, si les hostilités reprenaient à une plus grande échelle, elles resteraient limitées aux régions de Donetsk et de Louhansk. Et ce conflit-là, nous le connaissions bien, déjà. Pas de panique. Dans la nuit du 23 au 24 février, je me suis couchée vers 3 h 30 du matin et n’ai même pas entendu les bombardements. C’est ma fille Polina qui m’a réveillée une heure plus tard avec ces paroles : “Comment ça ? Tu dors, alors que la guerre a commencé !”. »

En vingt minutes, Yana prépare la valise d’alerte pour toute la famille, mais repousse à plusieurs reprises le départ, puis décide de rester. Elle s’implique dans la mobilisation civile contre l’ennemi, en achetant via des réseaux de connaissances des médicaments à Vinnytsa, épargnée par les combats, et en organisant leur transport par trains jusqu’à Kharkiv et son hôpital des armées. Elle prépare aussi des colis individuels à distribuer aux civils des quartiers nord-est de la ville, bombardés par l’armée russe, dans un dépôt logistique d’aide humanitaire improvisé par des amis.

Yaryna, 43 ans, fondatrice de l’association Sœur de la miséricorde ATO/Kharkiv, spécialisée dans le soin aux blessés militaires de la guerre du Donbass, est avertie du danger, tout comme Yana, bien en amont de l’agression russe. Il est aussi hors de question pour elle de quitter Kharkiv. Engagée depuis 2014 dans l’assistance aux blessés auprès de l’hôpital des armées de la ville, elle sait pertinemment où est sa place en cette nouvelle phase de la guerre. Le 24 février, lorsqu’elle est réveillée par le bruit des explosions, elle se prépare vite et file à l’hôpital, comme presque tous les matins depuis huit ans et demi, pour faire le point sur les besoins à pourvoir et pour élaborer une ligne d’action avec les personnels médicaux et militaires retranchés à l’intérieur.


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Ces expériences […] lors des débuts de l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie sont semblables à celles d’autres Ukrainiennes et Ukrainiens. […] Ces femmes ont vécu ou vivent toujours à Kharkiv, grande métropole russophone du nord-est de l’Ukraine, qui se trouve, dès le 24 février 2022, sous le feu nourri de l’artillerie russe. Elles ont toutes un lien particulier avec l’hôpital des armées de Kharkiv, vaste centre hospitalier médico-militaire […] qui est devenu, dès les débuts de la guerre dans le Donbass ukrainien à la mi-avril 2014, l’un des principaux établissements de prise en charge médicale des blessés militaires.

[…] Tout au long de ce conflit armé, ces femmes contribuent ainsi pleinement à la fabrique du commun autour des soins médicaux aux soldats, c’est-à-dire aux efforts collectifs visant à réparer l’état de dénuement de la médecine militaire pour atteindre le bien commun de soins attentionnés, complets, gratuits et à la hauteur du sacrifice combattant.

Ces extraits sont issus de « Citoyennes soignantes Guerre, femmes et fabrique du commun en Ukraine », qui vient de paraître aux éditions de la Maison des sciences de l’homme. MSH

[…] Près de neuf ans après ses débuts et avant l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, la guerre du Donbass, circonscrite aux territoires de l’est du pays et menée par des professionnels, est une réalité lointaine pour une grande partie de la société. Elle reste cependant bien réelle pour des acteurs, individuels et collectifs, impliqués dans la prise en charge de ses conséquences (bénévoles, (ex-) combattants, militants de la société civile), même si elle renvoie pour eux à un ensemble de routines quotidiennes. Cette inscription de la guerre dans la quotidienneté et la normalité est particulièrement marquée pour les femmes de Sœur de la miséricorde ATO/Kharkiv qui vivent en permanence entre guerre et paix.

[…] En tant qu’expérience socialisée et socialisatrice, l’engagement dans le soin aux blessés militaires, qui met ces femmes, au quotidien et pendant de longues années, à l’épreuve des corps blessés, mutilés, amputés et donc de la douleur, des souffrances, voire de la mort, induit à son tour des changements sur les différentes facettes de leurs vies (cercles de proches et d’amis, sphère sentimentale et familiale, monde du travail) et transforme aussi leurs subjectivités politiques.

The Conversation

Ioulia Shukan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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